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BERNARD DORT

LA
REPRÉSENTATION
ÉMANCIPÉE

ESSAI

LE TEMPS DU THEATRE

ACTES
HUBERT

SUD
X YSSEX
EDITEUR
i
»
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in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/larepresentationOOOOdort
• .
V'
LE TEMPS DU THÉÂTRE
Série dirigée par Georges Banu
LA REPRÉSENTATION ÉMANCIPÉE
DU MEME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DU SEUIL


Lecture de Brecht, essai, I960 ; coll. “Points”, 1972.
Théâtre public, 1953-1966, essai, 1967.
Théâtre réel, 1967-1970, essai, 1971.
Théâtre en jeu, 1970-1978, essai, 1979.
Théâtre, coll. “Points”, 1986.

AUX ÉDITIONS DE L’ARCHE


Corneille dramaturge, essai, 1957 ; coll. “Travaux”, 1972.

AUX ÉDITIONS DU C.N.R.S.


“Lecture de «Galilée». Etude comparée de trois états d’un
texte dramatique de Bertolt Brecht”, dans Les Voies de la
création théâtrale, vol. 3, 1972.

Illustration de couverture :
Photo de Ruth Walz
{Sur la grand-route de Tchékhov,
mise en scène de Klaus Michael Grüber
à la Schaubühne de Berlin.)

© ACTES SUD 1988


ISBN 2-86869-263-X
BERNARD DORT

LA
REPRÉSENTATION
ÉMANCIPÉE
ESSAI

LE TEMPS DU THÉÂTRE

ACTES
HUBERT (MT TT\
NYSSEN \f // 1
O
EDITEUR LM JLy
pour Jacquie
AVANT-PROPOS

Je voulais écrire une préface à cette Représentation


émancipée. Je n’y suis pas parvenu. Ce n’est pas faute
d’avoir imaginé, esquissé bien des préfaces possibles.
Pune commençait par : “Mon goût pour le théâtre a
toujours été partagé entre deux sentiments : le désir
d’une communion et la jouissance d’une différence.’’ Je
remontai à mes premières expériences théâtrales marquées
par la guerre, l’internat et le manque, sinon l’absence,
de spectacles. Alors je rêvais de théâtre et ne pouvais en
jouir : pour moi, il était l’ailleurs. Ensuite il est devenu,
jusqu ’à l’excès, réalité et présence et il y a perdu un peu
de son attrait. J’aurais aimé montrer comment ce
présent du théâtre est néanmoins resté gros d'un
ailleurs, enrichi ou menacé par lui, et comment je n’ai
jamais pu penser la scène et le monde l’un sans
l’autre... Bref, ce n’est rien de moins que ma biographie
de spectateur qu’il m’aurait fallu écrire : c’était trop
pour une préface.
Je changeai donc mon fusil d’épaide. Je tentai de
partir non du spectateur que je n ’ai cessé d’être, au long
d’une quarantaine d'avinées, mais du théâtre - de ce
théâtre qui a envahi ma vie. Un titre, pédant, m’effleura
l’esprit : les oxymores de la scène. Peut-être aurais-je pu
relever, systématiser et confronter quelques-unes des
oppositions qui fondent son statut et que j’évoque à tous
les détours de ce livre : la contradiction entre la perma¬
nence du texte et le caractère éphémère de la repré¬
sentation, le mélange des temps qui est le fait de toute

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activité dramatique, le va-et-vient entre l’interprétation
et le jeu, voire la création, qui est le pain quotidien des
comédiens (voilà que le mot de comédien appelle celui
d’acteur, suscitant une nouvelle dérive), le glissement de
la notion de public à celle de spectateur, puisque, dans
les années cinquante, on parlait de public là où l’on
ne dit plus maintenant que spectateur (de préférence
sans s)... De nouveau, c’était une ambition démesurée :
une Poétique du théâtre, à tout le moins !
N’eût-il pas mieux valu abandonner tout souci de
regroupement ou d'exhaustivité et me contenter de
quelques remarques cavalières ? Je songeai à une pré¬
face par fragments. Barthes m’y incitait : “Autant de
fragments, autant de débuts, autant de plaisirsh” Mais
c’eût été tout bonnement me répéter. Récrire le livre en
préface. Car La Représentation émancipée n’est faite que
de fragments. Elle tourne autour de ce que j’hésite à
nommer une certaine idée du théâtre ou, de façon
encore plus floue, une certaine exigence à son égard. Si
elle essaie, à divers niveaux, d’en marquer les traces, elle
évite d’en Jàire la somme et d’en dessiner une figure
achevée. Elle l’éprouve au long de quelque huit ans, sans
prétendre constituer un survol du théâtre des années
quatre-vingt : on ne trouvera pas ici l’équivalent des
‘Annuelles’’ de mon précédent Théâtre en jeu. Ces frag¬
ments” ne s’organisent pas, non plus, autour de
quelques spectacles exemplaires. C’est que, pour moi, le
temps des soirées charismatiques est loin. Il remonte à
l’époque des débuts du T.N.P. de Jean Vilar, de la présen¬
tation de Mutter Courage par le Berliner Ensemble à
Paris et de la découverte, au Piccolo Teatro de Milan,
des réalisations de Strehler (de Coriolan à Barouf à
Chioggia, en passant par El Nost Milan et le Galileo
Galilei de Brecht), de la création des Nègres de Genet
par les Griots sous la conduite de Roger Blin...
Aujourd hui, je ne vois plus guère de spectacle qui ait,
comme ceux-ci, valeur d’illumination (une “illumination
incendiaire ’ précisait Barthes se souvenant de Mutter
1. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, coll. “Ecrivains
de toujours”, 1975, p. 98.

12
Courage,). Je ne sais trop s’il faut en incriminer le
théâtre ou moi-même. Les deux, sans doute. Il y a une
trentaine d’années, la scène occidentale a connu un
âge d'or (je ne parle pas finances) où héritage et moder¬
nité se rencontrèrent dans une volonté de transparence
et d’universalité : alors Brecht pouvait caresser l’idée de
mettre en scène Beckett (En attendant Godot)... Certes,
entre l'Algérie, Budapest et Suez, le monde était sombre,
mais la scène se sentait de taille à lui tenir tête. Jeunes
encore, nous étions quelques-uns, à Théâtre populaire
(qui, à partir de 1958, dans son numéro 29, ne crai¬
gnait pas d'afficher en exergue : “L’artpeut et doit inter¬
venir dans l’histoire”), à nous interroger moins sur ce
qu’était le théâtre que sur ce qu’il pourrait être et sur la
manière dont il pourrait nous aider à vivre et à changer
le monde. On nous a beaucoup reproché parfois notre
sectarisme. Sectaire, notre vocabulaire le fut, sans doute,
et quelques-uns de nos diktats... mais comment ne pas
discerner derrière eux la confiance, presque naïve, que
nous faisions au théâtre ! Il était le lieu de toutes nos
espérances. Aujourd’hui, les plus accomplis, les plus
exigeants de nos spectacles (Sur la grand-route de Tche-
khov-Grüber, par exemple, le seul qui m'arrête ici) en
disent au contraire le deuil. Ce qui n’exclut pas, par
ailleurs, une effervescence, une prolifération, voire une
surenchère théâtrale - d’un théâtre qui se prend souvent
pour son propre objet.
Revenons à cette impossible préface. La Représenta¬
tion émancipée n’établit donc ni un panorama, ni une
doctrine (je me méfie du mot “théorie”) de l’activité
dramatique actuelle. Elle y cherche, fragmentairement,
des repères. Elle place côte à côte une image disons méta¬
physique de son art — celle qu en donne Kleist dans son
admirable Sur le théâtre de marionnettes - et des ré¬
flexions provoquées par tel ou tel détail concret d’un
spectacle. Ainsi, plus encore que mes précédents recueils
dont il diffère aussi par le volume, ce livre est un assem¬
blage d’essais. Ma préoccupation demeure de cerner ce que
j’appelais, en avant-propos à Théâtre public, le “jeu théâ¬
tral” (alors je parlais de “grand jeu théâtral”, maintenant

13
cet adjectif me paraît hors de saison), soit “une série
d’échanges entre un texte et un spectacle, entre des
comédiens et un metteur en scène, entre une scène et
une salle, entre un théâtre et une société2 Néanmoins,
ma démarche a changé : après avoir tenu le texte puis la
représentation prise comme un tout pour l’objet central
de mes analyses, je m’attache davantage aux compo¬
santes mêmes de cette représentation, à ses données
dramaturgiques (au premier rang desquelles le temps,
Vespace et les comédiens), et je tente d’en retracer, à
partir d’un ou d’une série de spectacles, les métamor¬
phoses. Car ce qui m’est devenu plus sensible, ces der¬
niers temps, c’est le caractère multiple du théâtre : sa
qualité de discours pluriel où la place du destinataire
importe au moins autant que celle des destinateurs, des
émetteurs. “Représentation émancipée” ne désigne rien
d’autre : une pratique artistique qui re-présente au lieu
d’interpréter et qui le fait par le dialogue (ou l’affronte¬
ment), à parts égales, de ses différentes composantes. Les
contradictions (ou, pour reprendre mon titre avorté, les
oxymores) sur lesquelles repose le faire théâtral y devien¬
nent fécondes : elles ne se résolvent pas par la soumission
des facteurs de représentation à l’un d’entre eux ; elles
entraînent leur activation mutuelle - jusqu’à celle du
spectateur. Les “fragments" de La Représentation éman¬
cipée dessinent ainsi une utopie heureuse : celle du
théâtre comme lieu d’une coexistence idéale de diverses
démarches artistiques, voire de diverses conceptions
du monde.
Toutefois, à l’écrire, ceci me paraît suspect : la syn¬
thèse fausse l’enjeu. Cette notion de représentation éman¬
cipée n ’est ni une catégorie de la critique, ni un concept
de l esthétique. Elle n est pas séparable de l’expérience
d un spectateur singulier. Elle est encore moins program¬
mable — fût-ce pour le besoin d’une préface.
Il me restait donc une troisième voie : aborder ce livre
par ce qu'il est, à savoir un recueil de textes sur le
théâtre. A cet égard, je n’ai jamais pu me défaire d’un

2. Cf. Théâtres, Paris, Le Seuil, coll. “Points”, n° 185, 1986, p. 13,

14
sentiment d’étrangeté : pourquoi, quand on n’y est pas
contraint par l’exercice de la profession de critique
dramatique, écrire sur des spectacles ou autour d’eux ?
N’est-ce pas le fruit d’une curieuse perversion ? Il y a plus
de vingt ans je notais déjà : “Ecrire sur le théâtre est une
entreprise peut-être désespéréé> Je le redirais aujourd’hui.
Avec une force accrue, puisque je n 'ai cessé, à l’occasion
du moindre “papier”, de buter là-dessus, au point,
parfois, de renoncer à rédiger celui-ci. Avec un peu plus
de tranquillité aussi, car, en fin de compte, malgré bien
des velléités d’abandon, je ne me suis jamais décidé à
rompre avec cet exercice contre nature. L’âge et l’habi¬
tude aidant, je lui trouve même, de temps à autre, une
nécessité et j’y prends aussi quelque plaisir. Ecrire sur
le théâtre fait maintenant partie de mon activité de
spectateur. Peut-être celle-ci s’est-elle, parallèlement,
transformée.
J’ai traversé trois paroles sur le théâtre : une parole
critique, une parole scientifique et ce que j’ai nommé la
parole d’un spectateur intéressé( Elles coexistent, jusqu ’à
se nuire, dans mes textes. Quelquefois même, écrivant, je
ne sais plus très bien qui parle : le spectateur normatif
ce juge qu 'est tout critique, ou le théâtrologue qui se
donne pour tâche d’inscrire le spectacle dans une pers¬
pective historique, sociologique ou esthétique, ou ce spec¬
tateur intéressé qui est à la fois en dedans et en dehors
de la fabrique de théâtre. Ici, c’est ce dernier qui a
l’avantage. Sa tierce parole “est sans doute fragile (...)
Elle ne prétend ni choisir ni tout embrasser. Elle est
plutôt l’expression d’une aventure : celle d’un spectateur
dans et par le théâtre”. Qu’elle ait, cette fois, le pas sur
les deux autres paroles que je continue à pratiquer par
ailleurs, tient à de nombreux facteurs. Au premier chef
à l’état présent du théâtre. Celui-ci est plus divers, plus
hétérogène et plus foisonnant que jamais. Son public a pu
diminuer : selon une enquête récente, il ne correspond
plus qu’à 7 % de la population française (contre 13 %

3. Ibid., p. 7.
4. Cf. “Trois façons d’en parler”, Le Monde dimanche du 26 septembre
1982.

15
en 1970), la production théâtrale s’est monstrueusement
acccrue : c’est par six que s’est multiplié le nombre des
créations (passant de deux cents à mille trois cents),
comme celui des compagnies et le montant des subven¬
tions. Il est impossible à qui que ce soit d’assister à toutes
ces manifestations ou d’en prendre une vue d’ensemble
- d’autant plus que leur champ géographique s’est, lui
aussi, élargi : de Paris et de quelques grandes villes, elles
ont essaimé aux quatre coins de France. Le partage des
genres théâtraux s’est estompé : entre le Boulevard, le
théâtre d’art et l’avant-garde, il n’existe plus de coupure
nette. A l’exception de quelques produits typiques, presque
anachroniques, les spectacles sont maintenant mêlés —
je ne parle pas d’autres croisements plus larges : ceux du
théâtre avec la musique ou la danse, par exemple. Assis¬
ter à telle ou telle représentation ne va donc pas de soi :
cela suppose un choix préalable. Si je vois celle-ci, je ne
verrai pas celle-là. Ainsi me voilà contraint d’anticiper
sur l’événement. Ou de me reposer sur le consensus qui
s’établit autour de quelques réalisations (n’est-on pas en
train de “césariser” le théâtre ?). Comment, alors, faire
leur part à la surprise et à la découverte 7 De plus en
plus, c est ce que j ai déjà vu qui me dicte, par attirance
ou par répulsion, ce que je décide de voir, compte non
tenu, il est vrai, de facteurs purement circonstanciels
comme la fatigue de la journée ou une disponibilité
inopinée... Il a fallu me résoudre à n'être qu’un specta¬
teur singulier, intermittent. Non ce témoin universel que
je me suis, un temps, flatté d’être.
D’autres données, plus biographiques, sont encore
venues renforcer cette inévitable subjectivité. Depuis la
disparition de Travail théâtral (1979), ma consomma¬
tion du théâtre s’est faite plus étroitement individuelle :
elle ne s’insère plus dans une réflexion collective et
continue. Je n 'ai plus à rendre compte de mes choix
qu a moi-même. Et ceux-ci ne se trouvent plus soutenus
ou contestés par d’autres. Mon discours est devenu,
presque, solitaire. Bon gré mal gré, mon rapport au
théâtre s est personnalisé. Il a fallu que je l’assume ainsi,
avec un mélange de satisfaction et d’écœurement.

16
Certes, de 1981 à 1985, j ’ai collaboré régulièrement,
selon une périodicité assez lâche (un papier par mois,
environ), au Monde dimanche. Toutefois, il ne s’agis¬
sait pas là de critique au sens habituel du mot.
J’essayais plutôt d’y déchiffrer, à l’occasion d’un spec¬
tacle mais sans m en tenir à lui, certaines démarches
ou tentations du théâtre, aujourd’hui. Et j’étais amené
à mettre l accent davantage sur le faire que sur le
produit. En tant, je le répète, que spectateur in¬
téressé. On retrouvera ici quelques-unes de ces
“chroniques”.
Surtout, ma propre position par rapport à la
pratique théâtrale a changé. Je suis maintenant profes¬
seur au Conservatoire national supérieur d’Art drama¬
tique et j’ai collaboré, quatre ans, à titre de “conseiller
littéraire", avec Jacques Lassalle au Théâtre national de
Strasbourg. Sans doute n’ai-je pas vécu ce changement
comme une conversion et suis-je loin de me prendre
pour un praticien. C’est en qualité de spectateur - un
spectateur qui interroge le spectacle et qui s’interroge
sur son rapport à celui-ci — que j’enseigne la dramatur¬
gie aux jeunes comédiens du Conservatoire et que j’ai
travaillé au T.N.S. Mais, à la différence de ce que
j’avais connu auparava?it, je n’en ai pas moins, ici et
là, été confronté à la pratique : l’appropriation de
textes par des acteurs, au Conservatoire, le choix d’un
répertoire et même l’écriture pour la scène (car j’ai
traduit quelques pièces) au T.N.S... Cela ne pouvait pas
ne pas modifier ma façon d’écrire, à défaut de la
transformer radicalement. Plus que jamais, je me
reconnais partie prena nte da ns le processus du théâtre.
Dans ce que j’appelle, non sans abuser de ce mot, son
jeu : un jeu qui, au-delà des performances des comé-
die?is, fait bouger les mots, les corps, l’espace et le
temps. Un jeu du sens qui me procure, parfois, une
profonde jouissance, lorsqu’il met en mouvement mon
savoir, mes connaissances ou mes préjugés de specta¬
teur. Comme il peut me décevoir projoyidément, jusqu ’à
me plonger dans un insoutenable ennui, lorsqu’il ne
fait que monnayer ce que je croyais savoir.

17
Peut-être en verra-t-on des traces dans La Représen¬
tation émancipée. Plus qu’en dehors ou en dedans du
théâtre, ces textes sont écrits pour et contre lui.
Ils cherchent à en cerner, à partir d’exemples précis et
datés, la spécificité : une spécificité vécue comme un
ensemble de tensions et non conçue comme l’expression
d'une essence esthétique. Ils en repèrent le lieu, en
inventorient quelques modes et en empruntent les
parcours. Ils tentent même de s’introduire dans son jeu.
Mais ils refusent de se laisser absorber par lui. Ils récu¬
sent l’illusion d’une théâtralité qui se suffirait à elle-
même. Car l’affirmation du théâtre comme théâtre ne
me paraît digne d’intérêt que si elle reconnaît en même
temps l’existence d’un monde, d’une société où le théâtre
trouve sa fonction. Elle appelle, en corollaire, la pré¬
sence d’un spectateur (ou d’un public) concret auquel le
théâtre ne peut pas ne pas s’adresser. Alors, la parole de
ce spectateur, ma propre parole, peut espérer n ’être pas
tout à fait vaine : elle prolonge les interrogations de la
scène, elle en décèle et en creuse les contradictions, elle
s’insère, en fin de compte, dans la chaîne de construc¬
tion (ou de déconstruction) du sens qui est le propre de
la représentation théâtrale et que la réalité du spectacle
ne saurait, à elle seule, clore. Par là, mes incursions du
côté de la pratique ne constituent pas une trahison de
l’écriture : elles la continuent, par d’autres moyens. Et
elles devraient, en retour, la nourrir. Peut-être écrire sur
le théâtre est-il une entreprise moins désespérée que je ne
le disais : la scène, aujourd’hui, appelle la parole.
En préface à mon Théâtre public, je relevais “la
convergence entre le travail du critique qui consiste à
tious dire l’œuvre dans un autre langage et celui du
metteur en scène et de ses collaborateurs qui est précisé¬
ment d’en trouver l’équivalent sinon dans un autre
langage (peut-on parler du langage de la scène ?) du
moins dans les formes de la représentation théâtrale :
l’espace de la scène, le corps et la parole des comé¬
diens. .. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de redonner à
l’œuvre du sens à travers une forme nouvelle ou ce
qu’on appelle un méta-langage et d’en permettre ainsi

18
une compréhension toujours renouvelable5 C’était trop
peu dire et limiter l’activité du critique comme celle de
la scène à la transcription ou, pire, à la traduction
d’une œuvre éternelle et hors d’atteinte. Aujourd’hui, je
concéderais plus d’autonomie et à l’une et à l’autre, par
rapport à l œuvre. Mais cette convergence n’en demeure
pas moins. A titre d’exigence et de preuve. C’est d’elle
que se réclament les textes de La Représentation éman¬
cipée - fragmentaires et utopiques à l’instar de notre
scène théâtrale elle-même.
...Me voilà sur le point d’être pris à mon propre jeu :
cette impossible préface menace de tourner à la déclara¬
tion d’intentions. Restons-en là et mettons qu’il ne
s’agisse que d’un avant-propos.

5. Cf. Théâtres, op. cit., p. 20.


Les textes réunis dans ce volume ont paru dans différentes
publications : Le Monde dimanche, théâtre/public, Le Journal de
Chaillot, L'Art du théâtre et Dramaturgies, langages drama¬
tiques (Mélanges pour Jacques Scherer; éd. Nizet). Ils ont été
revus et, parfois, modifiés pour constituer La Représentation
émancipée.
UN “VOYAGE AUTOUR DU MONDE”
Rares sont les textes qui nous disent quelque chose du
théâtre. Plus rares encore ceux qui nous mettent, tout
d’un coup, en présence de ce que le théâtre a, propre¬
ment, de scandaleux et d’inouï. Sur le théâtre de marion¬
nettes de Kleist est, sans conteste, du (petit) nombre de
ceux-ci - à côté du “discours aux comédiens” de Hamlet,
de certaines “divagations” de Mallarmé, du Théâtre et
son double d’Artaud et de l’Etrange Mot d’... de Genet.
Cet essai a été composé pour les Berliner Ahendblàtter,
la gazette quotidienne que Kleist avait fondée, avec
Adam Müller, à Berlin, en 1810, et qui ne parut guère
plus de six mois (d’octobre à mars 1811). Il y fut publié,
en quatre livraisons, du 12 au 15 décembre 1810, au
même titre que des anecdotes et des faits divers rédigés
par un Kleist journaliste qui pratiquait, dans ses “chiens
écrasés”, un singulier mélange de hargne, d’ironie et de
ruse. Si l’on excepte quelques articles des Ahendblàtter
qui tiennent plus du courrier que de la critique drama¬
tique et sont, pour l’essentiel, destinés à tirer vengeance
d’Iffland, le directeur du Théâtre national de Berlin qui
avait refusé la Petite Catherine de Heilbronn, c’est le seul
texte que Kleist ait consacré au théâtre.
Longtemps, Sur le théâtre de marionnettes ne fut
l’objet d’aucune attention particulière. C’est seulement au
début du XXe siècle qu’on le distingua et qu’on y trouva
une des clefs de l’œuvre dramatique de Kleist ou, à tout
le moins, un “morceau de philosophie étincelant de
raison et de grâce” (Hofmannsthal).

23
Il est vrai que Sur le théâtre de
LA PREMIERE
marionnettes est un texte trompeur.
ÉNIGME
Il débute comme une nouvelle de
Kleist1 : “A M., ville importante de la Haute-Italie, la
Marquise d’O..., une dame veuve d’excellente réputa¬
tion, mère de plusieurs enfants parfaitement élevés, fit
connaître par la voie de la gazette que2...” Ici, nous
lisons : “Au cours de l’hiver 1801 que je passai à M. [sans
doute Mayence], je rencontrai un soir, dans le jardin
public, M. C..., qui venait d’être engagé comme premier
danseur à l’Opéra de cette ville où il obtenait un succès
extraordinaire3”. Le récit s’enclenche sur un étonnement.
Dans la Marquise d’O..., celui-ci est provoqué par “le
geste si étrange” de la Marquise demandant “par la voie
de la gazette” que se présente le père de “l’enfant qu’elle
mettrait au monde”, car, “pour des considérations de
famille, elle était résolue à l’épouser”. Dans Sur le théâtre
de marionnettes, la situation est moins surprenante : le
premier danseur de l’Opéra ne s’expose pas à la risée
publique. Mais son comportement n’en étonne pas
moins : le narrateur ne l’a-t-il pas “aperçu plusieurs fois
dans un petit théâtre de marionnettes dressé sur la place
du marché, où la populace venait se réjouir à la repré¬
sentation de petites pièces dramatiques et burlesques,
accompagnées de danses et de chants” ? Pour un
danseur, c’est là un lieu et une compagnie inattendus.
Kleist propose une énigme. On sait que, dans les
nouvelles et dans les pièces, cela mène fort loin : à
l'énigme initiale, s’en superposent d’autres. Faire la

1. Rappelons que Kleist vient de publier, en septembre 1810, un recueil


de “nouvelles” comprenant Michel Kohlhaas, La Marquise d’O. et Le
Tremblement de terre du Chili.
2. Cl. La Marquise d’O..., traduit de l’allemand par G. La Flize et M.L.
Laureau, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 9.
3- La traduction française de Sur le théâtre de marionnettes est à
quelques minimes corrections près, celle de Jean Ruffet, dans le recueil
de Heinrich von Kleist : Anecdotes et petits écrits, traduit de l’allemand
et présenté par Jean Ruffet, Paris, coll. “Critique de la politique”, petite
bibliothèque Payot, n°390, 1981. Toutes les citations non référencées
qui figurent dans notre texte sont empruntées à cette version de Sur le
théâtre de marionnettes.

24
clarté, c’est peut-être susciter de nouvelles énigmes, plus
profondes - jusqu’à ce que celles-ci se retournent en
évidences. Sur le théâtre de marionnettes n’échappe pas
à cette règle.
Passé les premières phrases (qui n’en sont pas effa¬
cées pour autant : l’étonnement ne fera que croître), ce
texte devient essai, exactement dialogue, entretien philo¬
sophique sur le théâtre (Kleist se souvient, peut-être, de
Diderot). Il tourne, en apparence, autour d’une seule
question : comment un danseur, aussi maître en son art
que M. C..., peut-il apprendre quelque chose de “la
pantomime des poupées”, d’“un jeu inventé par la popu¬
lace”, et, non content de tenir ce jeu “pour capable d’un
développement supérieur”, s’occuper “personnellement
de le promouvoir” ? C’est là le paradoxe de Kleist.
Sur le théâtre de marionnettes appelle deux lectures.
On le tient ou pour un manifeste destiné à réhabiliter ce
genre mineur et à lui rendre sa dignité de modèle théâ¬
tral ; ou pour une méditation sur la faute et le salut de
nature à éclairer toute l’œuvre de Kleist. Ces deux
lectures sont justifiées ; elles ont été faites ; elles sont
fécondes. Peut-être trahissent-elles, l’une et l’autre, la
singularité et la force, presque vertigineuse, de Sur le
théâtre de marionnettes. Peut-être manquent-elles,
précisément, la présence du théâtre dans ce dialogue.
Mais elles peuvent du moins nous aider à approcher
celle-ci.

Ce que Kleist pressent et annonce, de


LE théâtre DE façon presque prophétique, dans
“L'OPÉRATEUR" son c’est la grande mutation
que connaîtra le théâtre à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe siècle. Lorsqu’il donne pour exemplaire le
travail de “l’opérateur” qui commande aux marionnettes
leurs mouvements, il préfigure le metteur en scène tel
que celui-ci s’imposera, progressivement, une centaine
d’années plus tard. Kleist va même plus loin : en ne souf¬
flant mot des textes que devaient comporter les “petites
pièces dramatiques et burlesques accompagnées de

25
danses et de chants”, il privilégie le mouvement sur la
parole. Un tel théâtre ne relève plus de la littérature : il
est, d’emblée, gestuel. Et que le public de celui-ci soit
“la populace” de la place du marché ne doit pas non
plus être passé sous silence : ce théâtre a, originelle¬
ment, une vocation populaire. Le geste est moins
élitaire que la parole. Mais, pour l’essentiel, Kleist met
en cause l’acteur. Son “paradoxe” est là : que des
marionnettes ainsi maniées puissent l’emporter sur des
danseurs de chair et d os, qu elles soient, sans contes¬
te, supérieures à ces derniers, par “l’harmonie, l’agilité,
la souplesse et, surtout, par “une distribution naturelle
des centres de gravité”. M. C... insiste : il peut “y avoir
plus de grâce dans un pantin articulé que dans la char¬
pente du corps humain” et il est “tout bonnement
impossible à l’homme d’égaler en cela le pantin”. C’est
que, derrière ces pantins, il y a “l’opérateur”. Il les
manipule. Mais il n’agit pas “à tous les moments de la
danse sur chacun de leurs membres” : il commande
seulement au “centre de gravité” de la figurine. Pour
cela, il n a pas besoin d’être lui-même danseur, ni
même, peut-être (M. C... ne répond pas précisément à
la question que lui pose là-dessus le narrateur), “avoir
quelque notion du Beau en chorégraphie” : il lui suffit
d’avoir quelque “sentiment”. En revanche, quel ne
serait pas son pouvoir s’il était aussi capable de fabri¬
quer des marionnettes perfectionnées, à la façon dont
les artistes anglais” mettent au point des “jambes mé¬
caniques pour de “malheureux amputés” ! Pas de
doute, 1 “artiste” que Kleist préfigure, dans “l’opéra¬
teur”, c’est le metteur en scène moderne.
Un texte célèbre du premier théoricien, du plus
radical aussi, de la mise en scène, Gordon Craig,
recoupe étrangement le “paradoxe” de Kleist : il s’agit
de “l’Acteur et la sur-marionnette”, paru dans The
Alask en avril 1908 et repris dans L’Art du théâtre
(1911). On n’a pas oublié sa prophétie : “L’acteur
disparaîtra ; a sa place, nous verrons un personnage
inanimé - qui portera, si vous voulez, le nom de Sur-
Marionnette-jusqu’à ce qu’il ait conquis un nom plus

26
glorieux4.” Craig ne cite pas Kleist. Peut-être ne con¬
naissait-il pas Sur le théâtre de marionnettes auquel, je l’ai
dit, on n’avait guère accordé d’attention avant le début du
XXe siècle (en 1911 encore, dans son livre sur Kleist, Otto
Brahm, le fondateur de la Freie Bühne, qui fut l’un des
premiers metteurs en scène allemands, le mentionne sans
s’y attarder). Mais “l’Acteur et la sur-marionnette” retrouve
l’argumentation de Kleist. Pour Craig aussi, la marionnette
a sur l’acteur la supériorité de ne pas avoir un corps “à la
merci de ses émotions5” - ce corps qui, nous dit Craig, est
“par sa nature même impropre à servir d’instrument à un
Art6”. Néanmoins, Craig ne propose pas de remplacer
l’acteur par la marionnette : ce qu’il faut, c’est que l’acteur
devienne une “sur-marionnette”, soit un “comédien avec le
feu en plus et l’égoïsme en moins ; avec le feu sacré, le feu
des dieux et celui des diables, mais sans la fumée et sans la
vapeur qu’y ajoutent les mortels7 8 9”. La marionnette servira
de modèle à l’acteur : elle doit l’instruire, non se substi¬
tuer à lui. Et ce modèle a partie liée, originellement,
avec un état antérieur de l’homme - chez Kleist, avec
l’innocence et le paradis perdu, chez Craig, avec “la
Glorification de la Création, l’antique action de grâce,
l’hymne exubérant de la vie et celui, plus grave, d une
existence à venir, par-delà le voile de la Mort*”. Ici et là,
c’est une “chute” qui a provoqué la déchéance de la
marionnette, qui a troublé “la sereine atmosphère
entourant cet être étrangement parfait?” et entraîné le
remplacement de cette “figurine”, la “divine marion¬
nette”, par l’acteur - en l’occurrence, dans le récit
mythique inventé par Craig pour illustrer cette “chute ,
par “deux femmes s’exhibant à sa place10”.

4. Craig Edward Gordon : De l'Art du théâtre, Paris, éditions Lieutier,


Librairie théâtrale, s.d., p. 72.
5. Ibid., p. 56.
6. Ibid., p. 59.
7. Cité par Denis Bablet dans son ouvrage : Edward Gordon Craig,
Paris, L’Arche, 1962. cf. p. 137.
8. Craig Edward Gordon : De l’Art du théâtre, op. cit., p. 78.

9. Ibid., p. 80.
10. Ibid., p. 81.

27
La convergence entre Craig et Kleist est donc frap¬
pante. Ce qui la fonde, c’est bien une nouvelle concep¬
tion de la représentation théâtrale : le pressentiment
chez Kleist, l’annonce chez Craig, d’un art du théâtre qui
serait fondé moins sur le texte que sur le concret de la
scène et dans lequel le créateur serait non l’auteur ou le
comédien mais le metteur en scène. Car, derrière les
poupées de M. C..., il y a , nous l’avons déjà souligné,
“l'opérateur”, et le spectacle auquel se complaît la
populace de la place du marché comme l’artiste qu’est,
à n’en pas douter, M. C..., se compose, plus que d’un
texte et de personnages, de “mouvements” accomplis
avec un calme, une aisance et une grâce qui plongent
dans l’étonnement tous les esprits capables de réflexion”.

L autre lecture de Sur le théâtre de


itinéraires
marionnettes nous ramène à l’œuvre
kleistiens
de Kleist. Elle voit dans ce texte une
parabole où s’inscrit le destin de tous ses personnages.
Ceux-ci ne sont-ils pas condamnés à parcourir le chemin
qui sépare le pantin d’un acteur transfiguré en “dieu” ?
Ne leur revient-il pas de passer d’un premier état d’inno¬
cence où le centre de gravité et l’âme coïncident parfai¬
tement a un état de sur-connaissance où ils retrouveront,
enfin, une nouvelle innocence P Car “le paradis est bel et
bien verrouillé et le chérubin est derrière nous ; il nous
faut faire le voyage autour du monde, afin de voir si
ernère il ny aurait pas quelque part une nouvelle
ouverture”. Toutefois, un tel voyage passe par la chute
que n’a pas manqué de provoquer leur premier contact
avec la connaissance.
On l’a souvent remarqué : la petite Catherine et le
Prince de Hombourg ou Michel Kohlhaas se tiennent
aux deux extrémités de ce long et dangereux “voyage”
Catherine n’a, pour ainsi dire, pas goûté à l’arbre de la
connaissance : elle est, tout entière, grâce. Ses faux-pas
ses chutes ne peuvent la blesser. Elle ne fait jamais que
es gestes qu il faut faire et ne prononce que des paroles
raies et justes (mais sibyllines). Au milieu des flammes,

28
un ange la soutient, la guide et la sauve. Elle est, nous dit
Théobald, son père présumé, “saine de corps et d’esprit,
autant que les premiers hommes qui ont pu voir le
jour11”. Exactement à l’image des marionnettes selon
M. C...
En revanche, Penthésilée, son “pôle opposé”, aussi
“extrême dans l’action” que la petite Catherine l’est “dans
le don de soi12”, a beau avoir été “si charmante quand
elle dansait - quand elle chantait ! Si pleine de sens, de
grâce et de raison1?”, une fois qu’elle aura vu Achille, elle
sera déchue de cet état de grâce. Alors, elle deviendra
une bête parmi les bêtes, une chienne qui “à côté des
chiens fait sa part de l’ouvrage14”. C’est qu elle a rompu
avec la loi des Amazones et s’est donné “un but per¬
sonnel1?”. Elle a “goûté à l’arbre de la connaissance”. Elle
n’échappe plus à la pesanteur. Elle se vautre dans la
poussière et le sang. Elle ne peut aller au bout de ce
“voyage autour du monde” qui lui permettrait de recou¬
vrer un corps doté d’une infinie conscience. En elle sont
inextricablement mêlés ce que Kleist appelait “toute la
souillure et tout l’éclat de mon âme16”. Elle est comme
les danseurs disgraciés dont parle M. C... “et c’est épou¬
vantable à voir”.
Or, “de telles erreurs sont inévitables”. Il faut seule¬
ment ne pas s’y arrêter - ni y succomber - et poursuivre,
accomplir “le voyage” au bout duquel “le dieu et “le
pantin articulé” se rejoignent. Le Prince de Hombourg y
parvient. En proie à une crise de somnambulisme, à la

11. Cf. Catherine de Heilhronn ou l'Ordalie, traduction de Paul


Morand, in Kleist (Henri de) : Théâtre, Paris, éditions Denoël, 1956.
Acte I, scène 1, p. 13-
12. Kleist Heinrich von : Correspondance complète, 1793-1811, traduit
de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1976. Cf. la
lettre à Marie von Kleist, de Dresde, fin de l’automne 1807, p. 342.
13. Cf. Penthésilée, traduction de Julien Gracq, Paris, José Corti, 1954,
scène 23, p. 108. Dans le texte allemand, le mot “grâce” vient en
dernier.
14. Ibid., p. 108.
15. Ayrault Roger : Heinrich von Kleist, Paris, Aubier-Montaigne, 1966.
cf. p. 190.
16. Cf. dans la Correspondance complète de Kleist, op. cit., la lettre à
Marie von Kleist, citée en note 12.

29
première scène, il est alors comme un pantin, habile et
glorieux (ne se tresse-t-il pas sa propre couronne !),
manipulé par un opérateur presque diabolique (en
l’occurrence l’Electeur qui organise un semblant de
couronnement du Prince par Natalie). Il doit consommer
sa chute, désobéir, rompre avec la loi et sa propre
dignité, accepter sa faute, “la faute grave qui pèse sur ma
poitrine17”, et, en quelque sorte, passer par la mort (la
mort qui le “lave à présent de toute souillure18”), pour
accéder de nouveau à un “état de grâce” qui est aussi un
état d’apesanteur. Ainsi, il retrouvera la “nouvelle ouver¬
ture” du paradis : éveillé et en pleine conscience (quoi¬
qu’il tombe encore une fois en défaillance), il est couron¬
né comme un héros et presque un dieu. De même, le
maquignon Michel Kohlhaas doit, lui aussi, parcourir —
cette fois, littéralement - un long et épuisant chemin
avant de voir “son vœu le plus cher réalisé sur la terre19”.
Alors, il goûtera, de nouveau, à l’arbre de la connais¬
sance - parcourant des yeux le billet que lui a remis une
étrange sorcière et où s’inscrit le destin de l’Electeur de
Saxe, puis 1 avalant (ici, théâtralement, la métaphore se
fait réalité) - et pourra mourir, décapité mais triomphant,
face à 1 Electeur lui-même, cet “homme au panache de
plumes bleues et blanches” qui s’effondre “sans connais¬
sance avec des mouvements convulsifs20”.
Entre le pantin et le dieu, s’inscrit le destin de tous les
personnages de Kleist - et leur itinéraire est ponctué de
chutes. L’enjeu est bien de découvrir “quelque part une
nouvelle ouverture” qui donne accès au paradis...
Mais faut-il ne voir dans Sur le théâtre de marion¬
nettes qu’une grille de lecture pour l’œuvre ou ne tenir
1 œuvre que pour une illustration de cette thèse kleis-
tienne ? Les deux lectures de Sur le théâtre de marion¬
nettes, la théologique comme la théâtrologique, sont

17, C^ i6 mncl de H0mbourg (IV-4), traduit et présenté par André


Robert, Paris, coll. bilingue, Aubier-Montaigne, p. 68.
18. Ibid., acte V, scène 7, p. 84.
19. Cf. Michel Kohlhaas, traduit et présenté
par G. La Flize, Paris,
Aubier-Montaigne, 1942, p. 137.
20. Ibid., p. 139.

30
réductrices. Elles ramènent le texte de Kleist soit à une
prophétie sur l’avenir du théâtre, soit à une parabole sur
le péché originel et le salut. Elles négligent ce qui le rend
singulier : son écriture et sa construction, et masquent
ainsi l’enjeu même de ce texte.
L’essai de Kleist ne traite explicitement des marion¬
nettes que dans sa première partie, dans la description
de “la pantomime des poupées” que M. C... fait au
narrateur et dans l’explication de la grâce des “mouve¬
ments de danse des poupées, particulièrement chez les
plus petites” (impossible, encore, de ne pas penser à la
petite Catherine) qu’il en donne. Mais Kleist n’en reste pas
là. Comme pour soutenir son propos, il ajoute au paradoxe
sur la danse des marionnettes deux histoires, contées l’une
par le narrateur et l’autre par M. C... Or, ces deux récits ne
traitent pas du jeu des marionnettes et ont même, apparem¬
ment, peu à voir avec le théâtre. Pourtant, ils concernent
profondément celui-ci. Sans l’illustrer, ils relancent ce para¬
doxe et lui apportent d’étranges prolongements.

C’est le narrateur qui raconte la pre-


la répétition mière histoire. Son intention avouée est
au MIROIR <je montrer “quels désordres fait surgir
la conscience dans la grâce naturelle de l’homme”. Il décrit
comment “un jeune homme de ma connaissance avait en
quelque sorte, sous mes yeux, à la suite d’une simple
remarque, perdu et son innocence et le paradis et que,
malgré tous les efforts imaginables, il n’avait jamais pu les
retrouver”. Ce jeune homme a seize ans à peine et sa
“silhouette s’auréolait en ce temps-là d’une grâce mer¬
veilleuse” : il est beau comme une statue grecque, et le
narrateur d’évoquer l’Apollon de l’Epine21. Mais un regard
jeté à l’improviste dans un miroir lui fait surprendre, et
connaître, “la grâce qui l’habitait”. Mis au défi par le narrateur
de répéter le geste qui l’apparenta, un instant, à l’Apollon de
21. Sans doute Kleist pense-t-il, ici, à son ami, Ernst von Pfuel auquel il
écrivait, en 1805 : “J’ai souvent regardé ton beau corps avec les véri¬
tables sentiments d’une “jeune fille”. Il pourrait réellement servir de
modèle à un artiste. A travers lui peut-être, si j’en avais été un, j'aurais
imaginé l’idée d’un dieu.” Dans la même lettre, auparavant, il déplorait,

31
1 Epine, il n’y réussit pas et sa “grâce naturelle” s’en trouve
détaiite : “Les mouvements qu’il exécutait avaient
quelque chose de si comique que j’avais peine à me
retenir de rire.” Dès lors, le charme est rompu. Et “un
changement incompréhensible se produisit chez ce
jeune homme”. Après une année passée à essayer de
reproduire, “devant le miroir”, son image idéale, il est
définitivement déchu. Le voilà tombé “dans la poussière” :
impossible de découvrir encore, en lui, “la moindre trace
de cette grâce qui naguère réjouissait les yeux de son
entourage”.
Que cette histoire soit une reprise, rapide, du mythe
chrétien de l’arbre de la connaissance et du péché origi¬
nel, c est évident. Mais le théâtre y a aussi sa place : le
miroir et les efforts, indéfiniment répétés, du jeune
homme pour redevenir consciemment son “modèle”
idéal... en relèvent. Si la raison de sa dégradation, ce fut
la découverte , la prise de conscience qu’il est pareil à
l'image d’Apollon, le moyen en est, bel et bien, la repré¬
sentation. C est à force d’essayer de refaire devant le
miroir le geste qui, en lui, a “fait surgir (la) conscience”
- un geste impossible à réinventer - qu’il perd “et son
innocence et le paradis”. Répétant devant le miroir, il est
devenu un acteur : le théâtre est sa “chute”.
Dans la “première feuille” du Spectateur français,
Marivaux raconte une histoire qui n’est pas sans parenté
avec celle de Kleist. A l’âge de dix-sept ans, il s’est
attache “à une jeune demoiselle” dont “la sagesse” l’avait
“rendu sensible à sa beauté” : elle lui paraît avoir “tant
d indifférence pour ses charmes qu’[il aurait juré] quelle
les ignorait”. Or, poursuit-il, “un jour qu’à la campagne,
je venais de la quitter, un gant que j’avais oublié fit que je
retournai sur mes pas pour l’aller chercher : j’aperçus
la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je

en terrai dignes de Penthésilée, qu’ils se trouvassent, tous deux


maintenant a terre, tournant les yeux vers le but non atteint et qui ne
nous a jamais paru aussi étincelant qu’aujourd’hui dans la poussière
soulevee par notre chute”, et s’en accusait : “C’est faute a
«mienne», c est moi qui t’ai entraîné à terre”. (Cf. dans la Corresbon

Berlin^ p°295T ^ ^ à ^ V°n Pfue1’ du 7 janvier 1805,

32
remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y repré¬
sentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre
entretien, j avais vu son visage ; et il se trouvait que ses
airs de physionomie, que j’avais crus si naïfs, n’étaient, à
les bien nommer, que des tours de gibecière : je jugeais
de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu’elle
en réformait d’autres : c’était de petites façons, qu’on
aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre
comme un air de musique. Je tremblai du péril que
j’aurais couru si j'avais eu le malheur d’essuyer encore de
bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son
habileté les portait ; mais je l’avais crue naturelle et ne
l’avais aimée que sur ce pied-là ; de sorte que mon
amour cessa tout d’un coup, comme si mon cœur ne
s’était attendri que sous condition’’. Et le narrateur Mari¬
vaux de dire, brutalement, à la jeune fille ainsi surprise :
“Ah ! Mademoiselle, je vous demande pardon d’avoir mis
jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout
l’honneur n’est dû qu’à votre industrie (...). Je viens de
voir les machines de l’Opéra. Il me divertira toujours,
mais il me touchera moins”, ajoutant pour lui-même et
son lecteur : “Et c’est de cette aventure que naquit en
moi cette misanthropie qui ne m’a point quitté, et qui
m a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à
m’amuser de mes réflexions22”.

Les deux aventures racontées par


le THÉÂTRE Marivaux et par Kleist sont, en
hors nature quelque sorte, inverses : dans l’une,
la connaissance entraîne la dégradation, dans l’autre, elle
fait accéder à la sagesse. Mais le miroir y tient la même
place centrale : chez Marivaux, il se révèle être l’instru¬
ment d’une imitation réussie ; chez Kleist, il provoque la
rupture de l’état de grâce naturel et la chute de celui qui
s’en sert pour rétablir sa propre image (que l’on se
souvienne aussi de Cunégonde, démoniaque autant que

22. Marivaux : Le Spectateur français, dans Journaux et œuvres


diverses, texte établi par Frédéric Deloffre et Michel Gilot, Paris,
Garnier, 1969, p. 118.

33
la petite Catherine est innocente, recomposant sa beauté
trompeuse devant son miroir : “La science que, dit-elle
à sa femme de chambre, Rosalie, tu exerces à ma table
de toilette est plus qu’un simple ajustement de formes
et de couleurs, propre à agir sur les sens. L’invisible
élément qui s’appelle l’âme doit transparaître en toutes
choses2^”).
Or, le miroir, ici et là, renvoie, à n’en pas douter, au
théâtre, à l’acte même du comédien. Que Kleist renverse
la fonction qu’il avait chez Marivaux (là, il servait à
construire, ici à détruire) ne change rien à l’essentiel :
dans les deux cas, le théâtre vise à reproduire la grâce
naturelle. La jeune fille de Marivaux a beau donner l’illu¬
sion d’y avoir réussi et le jeune homme de Kleist en
connaître, dans son corps même, la défaite, cette tentative
est vouée à l’échec : l’amoureux marivaudien la perce à
jour et son amour “cesse tout d’un coup” ; l’Apollon
kleistien voit, après être resté “des jours durant devant le
miroir”, ses charmes peu à peu décliner et, en une année
à peine, perd “la moindre trace de cette grâce qui
naguère réjouissait les yeux de son entourage”. Tout
n’est plus que “machines de l’Opéra”.
C’est que le théâtre, suggèrent nos deux auteurs, est
une entreprise dangereuse et, peut-être, criminelle : il
reproduit ce qui est donné par la nature et, donc, per¬
vertit celle-ci. Il y introduit la connaissance et, ainsi,
provoque la rupture de l’unité première. Par là, il répète
- Kleist se réfère explicitement au “chapitre trois du
premier livre de Moïse” - le péché originel. Il “fait surgir
la conscience dans la grâce naturelle de l’homme”. Mais
ce surgissement a un lieu et des effets différents, ici et là.
Chez Marivaux, c’est le témoin et narrateur qui en est
affecté : il était “attaché” à cette jeune demoiselle, l’en
voilà détaché, et il doit à cette aventure “le genre de vie”
qu’il a mené depuis. Il est “né le plus humain des
hommes” ; d’avoir vu “les machines de l’Opéra" sous ce
qu’il avait cru être la nature même (“il me semblait
toujours qu’elle (...) ne songeait à rien moins qu’à être

23. Cf. Catherine de Heilbronn, acte II, scène 10, op. cit., p. 62-63.

34
ce qu’elle était24”), il est devenu “spectateur” (le recueil
de Marivaux s’intitule, rappelons-le, Le Spectateur fran¬
çais) et en a acquis une “misanthropie” souriante. Le
théâtre n’est pas incompatible avec la vie en société :
encore faut-il en connaître les règles du jeu, en avoir
percé à jour les “machines” et ne pas tenir pour naturel
ce qui n’est que factice. Chez Kleist, c’est l’acteur lui-
même (celui qui agii face au miroir) qui fait, sur sa
propre chair, les frais de “cette singulière et malheureuse
aventure” : le jeune homme s’en trouve physiquement
déchu, aux yeux mêmes de son entourage ; il ne s’en
remettra jamais. Le théâtre, ici, est destructeur.
Ce danger du théâtre ressort davantage encore de ce
que l’histoire du jeune homme au miroir suit, dans le
texte de Kleist, la description de la pantomime des
poupées. Ces figurines exécutent, très simplement, du
moins “du point de vue mécanique”, des “mouvements
très gracieux”. Or, il est impossible à un homme, pour¬
tant doté naturellement de grâce, d’en faire autant. Qu’il
s’y essaie, et il risque la déchéance. C’est suggérer que le
théâtre est proprement un acte hors nature.

La seconde anecdote que Kleist


LE triomphe inclut dans son dialogue “sur le
DE la BETE théâtre de marionnettes” semble, à
première vue, encore plus étrangère au théâtre que la
première. Seul le fait que ce soit M. C..., le danseur au
paradoxe sur les marionnettes, qui la raconte, peut, à
première vue, l’en rapprocher. Il s’agit de l’histoire d’un
étrange duel. Nous savons la place que, dans l’œuvre de
Kleist, occupent les duels : par exemple, celui dont
dépendent la vie et l’honneur de l’admirable dame Wittib
Littegarde von Auerstein, face aux accusations de Jacob
Barberousse (son issue, quoique conforme au jugement
de Dieu, aura tout d’une énigme), dans la nouvelle qui
s’intitule, précisément, Le Duel, ou celui qui réunit et
sépare, définitivement, Achille et Penthésilée... C’est que

24. Cf. Le Spectateur français de Marivaux, op. cit., p. 118.

35
le duel, chez Kleist, est un affrontement et un signe : le
conflit qui oppose deux personnages s’y accomplit et
s’y résout, mais, en même temps, quelque chose d’autre
- qui a trait à la connaissance et à la vérité — y vient au
jour, non de façon claire et univoque, mais sous la forme,
en effet, d’une énigme. Par là, il est connaissance : il est
le théâtre même, à son plus haut degré de condensation.
Lisons donc attentivement ce dernier récit. M. C...
nous dit d’abord comment il lui arriva de l’emporter, en
escrime, sur l’aîné des fils d’un gentilhomme livonien,
alors qu’il était l’hôte du père, M.v.G..., lors d’un voyage
en Russie. Rien de moins inattendu : M.C... est danseur,
et le jeune M.v.G..., quoiqu’il se soit exercé “intensément
à l’escrime”, ne fait que sortir de l’université. L’art
l’emporte sur la science (n’oublions pas que, lors de sa
“crise kantienne” - 180Î -, Kleist qui, auparavant, avait
résolu de se consacrer à la science, a découvert que “le
savoir ne peut être le bien suprême25” et s’est tourné vers
l’art). “Mi-rieur, mi-chagrin”, son adversaire reconnaît
qu’il a “trouvé son maître”. Mais il veut s’en venger et
obliger cet artiste à reconnaître, aussi, son maître, car
“chacun dans ce monde finit par trouver le sien”.
Le maître en question ne peut qu’étonner : au lieu
d’un homme, un animal, précisément, un ours. Le duel
se déroule alors de façon plus que déconcertante. Non
seulement l’ours, debout “sur ses pattes de derrière, arc-
bouté contre un pieu auquel il était attaché, la patte
droite levée, me fixant du regard”, pare tous les coups de
l’habile escrimeur qu’est notre danseur - jusque-là, tout
est encore dans les règles : l’ours se comporte “à l’instar
du meilleur escrimeur” -, mais encore “il ne répond à
aucune de ses feintes”. Il ne joue pas le jeu, et voilà
l’artiste en échec. Celui-ci se heurte à un mur. Il a en
face de lui une force d’un autre ordre. Et il se sent, plus
encore que battu, mis en position d’infériorité, percé à
jour : l’ours le regarde “droit dans les yeux, comme s’il
eût voulu lire dans son âme” et ne bouge pas, car les
coups que M. C... lui destine “ne lui semblent pas

25. Cf. dans la Correspondance complète de Kleist, op. cit., la lettre à


Ulrike von Kleist, du 5 février 1801 (Berlin), p. 173.

36
sérieux”. Tout le talent, tout l’art du danseur ne lui
servent plus de rien. Il “perd contenance” et “ruisselle de
sueur”. Il est, au sens littéral du mot, défait.
L’animal triomphe de l’homme. Pas n'importe quel
animal : un ours, une bête sauvage, qui vient des profon¬
deurs du temps et de la forêt primitive. La bête même
que, dans La Bataille d’Arminius, Thusnelda, l’épouse
d’Arminius le Germain, utilise pour se venger de
Ventidius le Romain (qu’elle a aimé et que, peut-être,
elle aime encore) : “l’ourse noire et velue de Chérusquie”
aux “pattes menaçantes26” qui va déchirer Ventidius - ce
Ventidius que la servante de Thusnelda, Gertrude, tient
pour “le meilleur des hommes” mais auquel Thusnelda
reproche d’avoir “fait de moi une ourse27”. Nous ne
sommes pas loin de la meute de chiens, ces “molosses,
l’écume aux lèvres - elle les appelle mes sœurs, ces
fauves rugissants”, que Penthésilée, “la Chienne”,
comme la nomme alors la Grande Prêtresse, conduit sur
Achille, et qui vont, avec elle, “couchée, vautrée au
milieu de ses chiens”, déchirer “le corps d’Achille, le
dépecer. Avec les dents28”...
Du sein même du théâtre, surgit quelque chose qui
excède celui-ci, qui le renverse et lui fait “perdre conte¬
nance”. Qui en est la négation et l’accomplissement.
Parti de ces inoffensives et grossières poupées qui, au
gré d’une manipulation élémentaire, exécutent “une
quadrette de paysans dansant la ronde sur un rythme
alerte”, Kleist en arrive à cette image, qui effraye plus
encore qu’elle n’étonne, de l’ours affrontant, les yeux
dans ceux de son adversaire et “la patte levée, prête à
frapper”, donc, à déchirer, à dépecer, le brillant, heureux
et curieux premier danseur de l’Opéra de M. Et M. C...
d’avouer que, en face d’un tel adversaire, il ne savait pas
s’il ne “rêvait” pas - à l’instar de bien des personnages de
Kleist, incapables de démêler, à des moments essentiels
de leur existence, entre la veille et le sommeil.

26. Cf. la Bataille d'Arminius, traduit et préfacé par André Robert,


Paris, coll. bilingue, Aubier-Montaigne, 1931, acte V, scène 18, p. 103.
27. Ibid., acte V, scène 15, p. 100.
28. Cf. Penthésilée, op. cit., scène 22, p. 105-106.

37
De la “quadrette de paysans” des
AU CŒUR
pantins au duel avec l’ours, cela fait
DU THÉÂTRE
un long chemin (en dépit de la briè¬
veté du texte, de sa rapidité même). Kleist y aurait-il
perdu le fil de son propos philosophique sur le rapport
inverse qui unit la connaissance et la grâce : “plus celle-
là est obscure et faible, plus celle-ci rayonne et domine” ?
Non : il conclut. Et magistralement. Le mathématicien
qu’il avait voulu être et le poète qu’il est s’unissent pour
donner au danseur son antépénultième réplique : “De
même que deux courbes se coupent à l’infini après
passage de part et d’autre d’un point, ou que l’image
donnée par un miroir concave revient devant nous, dans
sa densité, après qu’elle se soit éloignée à l’infini ; de
même on retrouve la grâce après que la connaissance
soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que
celle-ci se manifeste simultanément, de la façon la plus
pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou
qui en possède une infinie, je veux dire le pantin articulé
ou le dieu.” La parabole sur la connaissance et la grâce
trouve son expression définitive et, proprement, méta¬
physique. Se souvenant de La Genèse, le narrateur
renchérit même : “Il faudrait donc que nous goûtions à
nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en
l’état d’innocence.” Mais, ce disant, il est “un peu distrait”.
Voilà encore de quoi relancer notre étonnement. On
s’attendrait à tout, à “avec passion, avec crainte, avec
enthousiasme...”, sauf à cette distraction-là. Et à une telle
résurgence de la fiction, voire du théâtre (cet “un peu
distrait” n’est-il pas une didascalie qui, en quelques mots,
contredit le texte parlé et modifie la situation ?), jetant, au
terme de ce dialogue, comme un doute sur l’accord et
l’unisson des deux interlocuteurs.
Ceux-ci ne disent plus mot du théâtre alors qu’il n’a
jamais cessé d'être, nous l'avons vu, au cœur de leur
conversation. Et il demeure, encore, plus présent que
jamais. Le narrateur ne peut pas ne pas en être distrait.
Sans doute, l’argument philosophique de Kleist est-il
définitivement établi : il a reçu sa formulation ne varietur,
avec tout l’éclat possible. Mais le théâtre est encore là,

38
qui résiste. Nous sommes passés par lui. Mais nous n’en
sommes pas quittes. Le narrateur lui-même en a été
ébranlé et il en reste “un peu distrait”.

Sur le théâtre de marionnettes ne traite pas seulement


de la supériorité des poupées sur les “danseurs vivants” ;
il ne se contente pas non plus de formuler une thèse
paradoxale sur les rapports de la connaissance et de la
grâce. Le théâtre sert de moyen à la démonstration du
propos philosophique, mais il est encore bien plus que
cela : il est l’objet même de l’essai de Kleist.
La première image du théâtre que nous livre Kleist,
celle de la pantomime des poupées, est à la fois élémen¬
taire et utopique. Toute “affectation”, toute tension, tout
effort même sont absents d’une telle scène. Le centre de
gravité gouverne directement le corps : rien n’interrompt
ou ne trouble la transmission des mouvements. Alors,
centre de gravité et âme coïncident. Ces poupées
“échappent aussi à la pesanteur” : elles “n’ont besoin du
sol que pour le frôler et redonner à leurs membres l’élan
qui leur a été momentanément ravi”.
Mais ce théâtre est du domaine du rêve ou de l’impos¬
sible : il est innocent, les hommes ne le sont pas. Qu’un
de ceux-ci - fût-il encore adolescent et beau comme un
dieu - s’essaie, par l’entremise d’un miroir, à ressusciter
et à prolonger une image de grâce (ou à faire, consciem¬
ment, théâtre de la grâce), le voilà qui se met à grimacer
et, bientôt, perd jusqu’à sa légèreté et à sa beauté.
Comme si, du fait des hommes, un tel théâtre ne pouvait
avoir lieu qu’une fois... On reconnaîtra là une des obses¬
sions de la scène moderne : son espoir proprement
insensé d’un acte qui ne pourrait jamais être répété ou
qui, répété, serait toujours autre, toujours neuf.
Kleist oscille entre l’utopie d’un théâtre qui, tout artifi¬
ciel qu’il soit, ne ferait qu’un avec la nature, et le refus
d’un théâtre dégradé sitôt qu’il devient le fait des
hommes et qu’il entre dans le mouvement de la répéti¬
tion et de la durée. De là à renier la scène, il n’y a qu’un
pas : Kleist ne le franchit pas. Par le biais d’une nouvelle
fiction, plus libre que la précédente à l’égard de sa thèse

39
philosophique, il s’engage dans une direction opposée.
Il tourne le dos au miroir et retrouve le corps : celui de
cet ours qui, regardant l’acteur “droit dans les yeux,
comme s’il eût voulu lire dans mon âme”, semble prêt à
l’anéantir... Cet étrange détour rétablit la scène dans sa
gravité. Plus question, maintenant, d’affectation ni de
dégradation. L’ours est ce à quoi le théâtre doit se
mesurer, ce qu’il doit considérer et faire entrer dans son
jeu - au risque d’en être déchiré, dépecé, dévoré, et
d’être pareil à “l’image divine” d’Achille mort, “souillée”
au point “que la vie et la pestilence ne se la disputent
même plus”, “salie jusque-là que la pitié se glace, et que
l’amour, l’amour sans bornes, comme une courtisane
l’abandonne au seuil de la mort et se détourne29”. Et
c’est d’avoir affronté cet ours que le théâtre peut nous
ouvrir l'accès à cet état paradisiaque où la connaissance
et la grâce ne font, de nouveau, plus qu’un. Comme si ce
corps animal (le nôtre, à n’en pas douter) était le double
et Yalter ego du chérubin qui, “derrière nous”, garde
l’arbre de la connaissance. Mais ce chérubin-là - celui de
“la nouvelle ouverture” -, il est possible de le regarder
en face, de le mettre en jeu et, donc, de le vaincre.
Sur le théâtre de marionnettes ne nous apprend rien
du théâtre tel qu’il se fait ou pourrait se faire : ce n’est ni
une confession du dramaturge Kleist, ni un essai d’esthé¬
tique. Mais un tel texte nous dit le rêve et la tâche cardi¬
nale de tout théâtre : être ce “voyage autour du monde”
qui, passant nécessairement par la dégradation de la
répétition et par un affrontement à l’animalité du corps,
nous fasse découvrir “une nouvelle ouverture” sur le
paradis - donc, écrire “l’ultime chapitre de l’histoire du
monde”. Jamais, peut-être, personne n’a plus douté, ni
plus attendu du théâtre que Kleist et, par là, ne lui a
mieux rendu justice.

29. Ibid., scène 24, p. 119.


LE JEU DU TEMPS
LE TEMPS ENJEU

Qui parle de théâtre entend d’abord espace. Est théâtre ce


qui a lieu dans un certain espace, séparé d’un autre d’où
l’on regarde le premier. Mais ce découpage spatial n’est
pas séparable d’un autre découpage, temporel celui-là. Est
théâtre ce qui a un début et une fin, ce qui occupe une
certaine durée, différente de la durée commune, journa¬
lière. Ce qui s’y noue et s’y dénoue. Ce qui se produit
dans un temps donné et, alors, paraît irréversible.
On le sait bien : le temps théâtral n’est pas simple.
C’est un temps gigogne. Henri Gouhier définissait
l’œuvre théâtrale comme une “œuvre à trois temps : le
temps de la représentation, le temps de l’intrigue, le
temps de l’action1”. Sans doute pourrait-on remplacer les
mots d’action et d’intrigue ou les doubler par d’autres :
ceux de fiction et d’histoire ou d’événement, par exemple...
Mais l’essentiel est bien là : dans cette imbrication de
plusieurs temporalités. Dans le jeu que le théâtre ins¬
titue entre celles-ci : un jeu auquel il doit, peut-être,
d’être théâtre.

Retournons à Aristote. Quand celui-ci distingue la


poésie dramatique de la poésie épique, c’est sur le temps

1. Gouhier Henri : L’Œuvre théâtrale, Paris, Flammarion, “Bibliothèque


d’esthétique”, 1958. On relira aussi les pages qu’Anne Ubersfeld
consacre au “temps au théâtre”, dans son beau livre : L’Ecole du specta¬
teur - lire le théâtre 2, Paris, Editions Sociales, 1981.

43
qu’il fait reposer cette distinction : alors que le poète
épique “imite en racontant (ou on raconte par la bouche
d’un autre, comme fait Homère, ou on garde sa person¬
nalité sans la changer)”, le poète dramatique le fait, lui,
“en présentant tous les personnages comme agissant,
comme en acte2 3”. Le temps de l’épopée est le passé ;
celui du théâtre, le présent. Pourtant, les objets de l’imita¬
tion sont les mêmes, pour Sophocle ou pour Homère : ce
sont des “personnages d’un caractère élevé3”. Et ceux-ci
ont vécu ou sont censés avoir vécu autrefois. C’est le
paradoxe fondateur du théâtre : il re-présente ce qui a eu
lieu. Il met au présent ce qui est passé. Et ce présent-là est
bref, limité : dans un court laps de temps se produisent
des actions qui ont été longues à se dérouler, auxquelles il
a fallu une durée considérable. Aristote y voit même une
supériorité de la tragédie sur l’épopée : “Elle a encore
l’avantage de réaliser parfaitement l’imitation avec une
moindre étendue ; car on aime mieux ce qui est plus
ressemé que ce qui est dispersé sur un long temps4”.
Faire du théâtre, c’est donc mettre au présent ce qui est
passé et inscrire dans une durée forcément assez brève et,
en tout cas, délimitée, close, qui a un début et une fin, ce
qui s’est déroulé, ou est censé s’être déroulé, sur un espace
de temps bien plus large et moins strictement organisé.

D’où une nécessité dramaturgique que l’on ne saurait


esquiver : celle de régler les rapports entre la durée de la
représentation et le temps de référence.
Le théâtre classique y répondit en instituant un moyen
terme : la journée ou les vingt-quatre heures de nos
tragédies. Ce temps purement fictif était comme une
médiation entre la durée réelle de la représentation et le
temps effectif de la fable qui se trouvait culminer et se

2. Aristote : Poétique, 1448 a, texte établi et traduit par J. Hardy, Paris


Les Belles Lettres, 1952.
3. Ibid.
4. Ibid., 1462 b.

44
résoudre en lui. Il restait toujours à l’auteur la possibilité
de bourrer de rencontres fatales et inattendues, de va-et-
vient épuisants, les trous ou les entractes qui résultaient
de la non-coïncidence entre cette durée et ce temps fictif.
En outre, ce dernier, pour limité qu’il soit, était organisé
de telle sorte qu’il renvoyait, symboliquement, à un
temps beaucoup plus large : celui des grandes instances
de l’existence humaine. L’alternance du jour et de la nuit,
du matin, du midi et du soir... réintroduisait dans cet
espace temporel neutre une respiration à la mesure de la
vie, voire de l’histoire.
Cette unité de temps n’eut jamais, pleinement, force
de loi dans le théâtre occidental. Elle ne cessa de le
hanter ; elle le hante encore (songeons aux deux “jour¬
nées” d'En attendant Godoi). Mais la convention de la
journée ne s’imposa jamais sans partage, à la différence
de l’espace de la scène à l’italienne.

Une preuve par l’absurde : le rêve naturaliste de la


tranche de vie. Soit, faire coïncider exactement la durée
de la représentation et le temps de la fiction. C est là une
chose scéniquement absurde : sur un plateau, tout va
plus vite ou plus lentement que dans la vie. Les valeurs
temporelles ne peuvent y être les mêmes. S’approche-
t-on de cette coïncidence idéale, comme dans Huis clos
de Sartre, alors on tourne le dos à la tranche de vie : c est
une durée neuve, sui genevis, sans référence au temps
effectif de la fiction, que nous propose la scène. Et cette
durée n’est qu’une partie d’une répétition infinie. A la
limite, dans la soi-disant tranche de vie, il n’y a plus de
temps. La tranche de vie n’est telle que sous le cou¬
peret de la mort. Le présent risque d’y devenir éternel.
Les dramaturges des années cinquante 1 ont bien
compris. Ils ont poussé le naturalisme dans ses dernieis
retranchements. Ils l’ont condamné au ressassement
métaphysique.

45
A l’opposé, le théâtre épique de type brechtien. Il s’agit
de dire à la fois le présent et le passé - ce qui devrait
conduire le spectateur à projeter - c’est-à-dire à désirer et
à décider - le futur. Ici, le présent n’est intensifié et opaci¬
fié que pour être inclus dans une narration du passé.
Continuellement, deux temporalités y coexistent : celle du
“il était une fois” ou du “c’était autrefois”, et celle du “c’est
ainsi, à l’instant même”. Du choc entre ces deux tempora¬
lités, l’œuvre épique tire son efficace. C’est ce choc même
qui provoque le spectateur et devrait l’inciter à prendre
une décision. Mère Courage s’obstine à vivre pleinement
le moment présent : là, elle est souveraine, d’une intelli¬
gence et d’une lucidité exemplaires. C’est une héroïne en
acte. Mais son action plonge aussi dans une autre tempo¬
ralité, historique, dont la conscience lui est interdite.
Alors, ce qui était lucidité et intelligence devient aveugle¬
ment et présomption. Son destin - c’est en cela qu’il est
dramatique au double sens, savant et vulgaire, du mot -
est d’être écartelée entre ces deux temporalités. Sans
remède, dans l’univers de l’œuvre. La comptabilité
temporelle du théâtre épique est à double entrée. Gains
et succès dans une colonne deviennent autant de pertes
et de deuils dans 1 autre. Au spectateur de soustraire ou
de diviser, mais il n arrêtera jamais une somme.

L imbrication du passé et du présent peut encore


fonder plus explicitement l’action dramatique. Une des
figures dramaturgiques majeures du théâtre occidental
n est-elle pas celle du procès ou du jugement ? Il s’agit
de tirer au clair, dans le présent, ce qui s’est passé, ce qui
est le passé. Le jeu théâtral reprend en charge ce qui a eu
lieu. Il le répète mais, ainsi, le modifie, le transforme.
L action dramatique est tributaire du passé. Toutefois ce
passé, elle le soumet aux exigences du présent. Par là
même elle le change. Elle est une conséquence, un
produit. Mais re-produisant ce qui l’a produite, elle le
iétait. Pour inscrite qu’elle soit dans une chaîne d’événe¬
ments déjà accomplis, la scène n’en est pas moins un

46
lieu et un moment de liberté et de décision : son présent
a prise sur le passé. Elle est juge du temps.

Toutes les grandes oeuvres dramatiques contiennent,


en leur cœur même, une interrogation sur le temps. Cette
interrogation ne fait qu’un avec la question même du
théâtre. Souvent, elle prend, précisément, la forme du
théâtre sur le théâtre. Au centre de Hamlet, il y a, rejouée
par les comédiens, la scène du meurtre du roi. Le passé
est là, présent comme une fiction à la seconde puissance,
dans le présent fictif de la cour de Claudius. Son interven¬
tion, qui redouble l’intrusion du spectre, donc de la mort
dans la vie, précipite le drame, le galvanise, et rend la
décision inévitable. Il faut ou adhérer à ce passé, le recon¬
naître et lui redonner force de loi dans le présent même,
ou l’effacer à jamais et fonder un nouveau temps. Ou se
soumettre à lui ou faire qu’il soit définitivement révolu.
Ainsi, l'action dramatique n’est ni le strict résultat d’une
série d’actes passés ni le produit de conflits présents : elle
se situe à l’intersection des uns et des autres. Elle en est
proprement le nœud. Un nœud qu’il faut trancher.
Cette structure temporelle, la représentation l’aggrave,
la porte à son comble. Par l’entremise de l’acteur. Le
théâtre n’est pas seulement au présent : il se joue, comme
le disait heureusement Daniel Mesguich, au “plus-que-
présent de l’indicatif”. Tout y est minuté, compté. Fût-elle
interminable, une soirée théâtrale a un début et une fin.
Elle est balisée par une série d’actes physiques corporels
qu’il revient à l’acteur d’accomplir. Elle ne saurait
excéder la résistance des comédiens. Ni celle des specta¬
teurs — il est vrai que ces derniers ont la ressource de se
réfugier dans le sommeil ! Mais les acteurs, eux, doivent
payer comptant.

La représentation est hyper-présente. Elle redouble le


présent de la fiction scénique par celui du jeu. Mais, du

47
même coup, elle menace l’un et l’autre. Elle les ouvre au
doute, au malaise. C’est bien, pour reprendre encore une
expression de Mesguich, “maintenant là, tout de suite”
que 1 acteur agit. Mais il ne le fait pas de son propre chef,
de sa propre invention. Il exécute ce qui est écrit. Il
interprète dans le temps ce qui se soustrait au temps. Et ce
qui, aussi, nous parle du temps, de l’interaction du présent
et du passé. Le présent de l’acteur (par voie de consé¬
quence, le nôtre aussi, celui du spectateur) est double¬
ment intense et doublement fragile. Il tient du rite (s’inscri¬
vant toujours dans le même espace privilégié et solennel
qu’ouvrent et ferment le lever et le baisser du rideau, les
trois coups ou le noir...) et de la performance (c’est à
chaque lois un nouveau tour de force que facteur accom¬
plit, à ses risques et périls). Mais ce présent singulier et
miraculeux ne saurait se suffire à lui-même : il ne fonde
rien, il renvoie à autre chose. Précisément à ce jeu sur le
temps qui est au cœur de toute action dramatique. Il
ouvre sur un semblant d’éternité, sur un méta-temps que,
selon notre idéologie, nous dirons historique ou métaphy¬
sique. Toutefois, le plus-que-présent” de la représenta¬
tion et le système temporel de l’œuvre ne se recouvrent
jamais exactement. Leur ajustement fait toujours question.

Est-il besoin de rappeler que le théâtre fonctionne à


ic pétition ? Cela dans la double acception du mot.
Un spectacle est quelque chose qui n’a pas lieu
qu une fois, sauf cas de malheur. Certes, Artaud et, diffé¬
remment, Genet ont rêvé d’une représentation qui ne se
répéterait pas, qui serait unique et, par là, “imposerait
une déflagration poétique” telle qu’“elle illumine, par ses
prolongements, le monde des morts [Genet rectifie en
note : "Ou plus justement de la mort”] - des milliards de
milliards - et celui des vivants qui viendront (mais c’est
moins important)^”. Ils ont bien senti que c’était là un
point de lupture. Car notre théâtre suppose la répétition.

5. Genet Jean : Lettres à Roger Blin, Paris, Gallimard, 1966, p. 11.

48
Tout spectacle doit se mesurer avec la durée : il doit faire
la preuve de son aptitude à tenir, à se répéter, à être
repris... Né de la coupure et de la fragmentation du
temps, il est aussi un pari sur le temps : c’est là qu’il
puise sa chance, c’est là aussi qu’il risque son identité. Et
chaque spectateur de s’interroger : “Ce soir, cela
marchera-t-il encore ?” Et les acteurs de vous dire ensuite :
“C’est la guigne, vous étiez là un mauvais soir. Tout était
raté..et de vous suggérer de revenir...
Paradoxalement, répéter c’est aussi, du moins en fran¬
çais, préparer un spectacle. Non seulement on essaie
celui-ci (en italien, fare la prova), mais encore on le
répète avant de le jouer. J’entends bien que ce mot
désigne la transmutation théâtrale par excellence : à
force de répéter un texte, on obtient un spectacle... Mais
il n’en suggère pas moins, aussi, une sorte de renverse¬
ment du temps. Au théâtre, la répétition précède l’acte.
Et l’acte n’est jamais lui-même que répétition.

Le présent théâtral est exemplairement suspendu


entre le passé et l’avenir. Il se nourrit de l’un et de
l’autre, tout en s’obstinant dans sa fragile et irréductible
immanence. Cela, je l’ai encore ressenti au Faust de
Klaus Michael Grüber. Tout y était, de façon déclarée, au
présent. C’était bien un vieil acteur, glorieux et sarcas¬
tique, Bernhard Minetti, qui jouait, par lambeaux, une
vieille pièce, le Faust de Goethe. Cela se passait sur la
scène d’un théâtre, devant nous. Presque sans l’intermé¬
diaire d’une fiction. Pourtant, par un renversement éton¬
nant, au moment même où ce vieillard retrouvait comme
une ombre de jeunesse (peut-être ne faisait-il qu’enlever
son manteau) au contact fugitif de Marguerite, ce présent
s’ouvrait à l’histoire et à la légende : un instant, la réalité
de Minetti et la figure mythique de Faust échappant à la
vieillesse (donc au temps) coïncidaient, vertigineuse¬
ment. Rien qu’un bref instant, car, alors, la représen¬
tation prenait fin. Faust-Minetti s’enfonçait dans les
profondeurs du plateau et Méphisto, en serviteur zélé,

49
n’avait plus qu’à renouer les cordelières du rideau de
scène. La représentation avait eu lieu. La rencontre entre
le corps et le texte, entre le présent et le passé, entre la
durée, presque matérielle, de l’acte théâtral et l’imaginaire,
verbal, du poète, s’était produite.

Sans doute est-ce par là que le théâtre peut, parfois,


nous dispenser un plaisir proprement incomparable. Jeu
sur le temps, il nous donne le temps en jouissance. Et je
crois bien qu’il est le seul art à le faire6. Ainsi, il ne cesse
d’osciller entre la mémoire et la création. Tout comme il
est partagé entre l’écriture et la reproduction. C’est cette
fragilité-là qui fait sa force. Et sa singularité.
C’est par là aussi que tout grand théâtre qui ne saurait
être qu'historique nous interroge également sur l’origine
et sur l’au-delà de l’histoire. Kleist en rêve dans son essai
Sur le théâtre de marionnettes : le théâtre rejoue, inlassa¬
blement, le premier chapitre de l’histoire du monde - la
chute qui est chute dans le temps, dans la répétition,
dans la dégradation et, pour reprendre un mot qui re¬
vient souvent chez Kleist, dans “la poussière” - mais il en
joue aussi, utopiquement, l’ultime : la libération du
temps, et nous propose alors “une nouvelle ouverture
sur le paradis”.
Peut-être le temps n’est-il pas seulement une dimen¬
sion ou un matériau du théâtre. Peut-être le théâtre ne
nous parle-t-il jamais que du temps.

6. La musique aussi, sans doute. Mais elle le fait avec une assurance et
une ostentation interdites au théâtre.
LE PRÉSENT DES CLASSIQUES

Jouer les classiques ne va pas de soi. Le temps du théâtre


est le présent : l’action dramatique a lieu devant nous,
spectateurs. Les paroles et les gestes des acteurs-person¬
nages s’échangent, s’opposent ou s’allient, dans l’instant.
L’imparfait, ce temps des grands récits, y est inconce¬
vable. Mettre dans la bouche de comédiens des textes
écrits, leur faire exécuter des mouvements prescrits il y a,
parfois plusieurs siècles a quelque chose de paradoxal.
Presque de contre nature.
Pourtant, le théâtre vit de textes classiques. Il l’a
toujours fait. Pendant longtemps, il est vrai, il a mis ces
textes au présent. Quand, au XVIIIe siècle, la Comédie-
Française jouait Molière ou Racine, elle les interprétait
comme des auteurs non du passé mais de l'époque
même. Leurs héros paradaient ou trébuchaient en
costumes Louis XV : le panier remplaçait la robe droite et
la culotte collante, l’extravagante rhingrave... Ce n’est
qu’avec le XIXe siècle que ces œuvres furent traitées
comme des classiques, en soulignant ce qui les séparait
de nous. Depuis, le débat est ouvert. Faut-il actualiser les
classiques, faire comme s’ils avaient été écrits la veille,
ou, au contraire, les historiciser, faire ressortir leur date ?
A moins qu’on ne décide de les tenir pour éternels et de
les jouer comme s’ils étaient de tous les temps et de tous
les pays...
Cette question de l’usage des classiques, trois spec¬
tacles de la fin 1981 nous autorisent à la poser de
nouveau : La Tragédie de Carmen que présente Peter

51
Brook aux Bouffes du Nord, le Faust de Goethe par
lequel Antoine Vitez a inauguré sa direction de Chaillot,
et le Richard II qui a ouvert le cycle des Shakespeare du
Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes. C’est
que, pour différents qu’ils soient, ces spectacles ont, au
moins, en commun de ne pas faire silence sur leur
distance à l’égard de l’œuvre. Quelle choisisse, en fin de
compte, de la rendre évidente ou de la nier, leur
approche du texte se fonde sur cette distance. Et elle ne
se préoccupe pas d’abord du sens : elle s’attaque à la
forme.

La démarche de Peter Brook, Marius


immédiat Constant et Jean-Claude Carrière est
simple. Constatant que “Carmen, opéra en quatre actes
tiré de la nouvelle de Prosper Mérimée, poème de
Henri Meilhac et Ludovic Halévy, musique de Georges
Bizet”, n’a “pas échappé aux boléros et aux casta¬
gnettes” et a été “neutralisé par les modes successives
du théâtre lyrique”, le musicien, le nouveau librettiste
et le metteur en scène ont pratiqué “un décapage
amoureux du Monument-Carmen” (Marius Constant).
Carmen dure près de trois heures, comporte des chœurs,
une nombreuse figuration, un grand orchestre... ; La
Tragédie de Carmen, elle, se déroule en moins d’une
heure et demie et ne nécessite que quatre chanteurs,
deux comédiens et une formation musicale de chambre
(quatorze instrumentistes et un pianiste). Tout a été
resserré, dans le temps et dans l’espace. Plus de “site
pittoresque et sauvage” parmi les rochers d’Andalousie,
ni de contrebandiers traînant leurs ballots, plus de
cortèges d’enfants, ni de déploiements de cigarières. Ni
d’Espagne romantique. Tout se joue entre les murs
artistement lépreux des Bouffes du Nord, dans le cercle
de terre battue, ocre cette fois, que Brook affectionne et
qui tient de 1 “orchestra” des Dionysies, de la scène en
éperon du théâtre élisabéthain et du cercle du conteur
africain. La fosse de l’opéra a même été supprimée : les
instrumentistes se tiennent à 1 arrière, au fond de 1 espace

52
scénique. Le public, celui, du moins, qui occupe le
parterre, est de plain-pied avec les chanteurs, tout
proche d’eux. La Tragédie de Carmen nous atteint de
plein fouet. Sans la moindre distance. L’œuvre de Bizet a
été non seulement réduite, mais, en quelque sorte,
renversée. Elle est devenue, comme Brook aime à définir
son travail, du “théâtre immédiat”, “direct”. Ce qui est à
l’opposé de l’opéra, théâtre de la médiation s’il en est,
qui joue sur la multiplication et la diversification du
temps, de l’espace, de la voix et du corps humain. La
Tragédie de Carmen est au présent. L’opéra, lui, a
toujours affaire au passé.

Le Faust monté par Antoine Vitez


TOUS TEMPS ruse entre les époques. On sait que
MÊLÉS Vitez se refuse à pratiquer ce que
Marius Constant appelle le “décapage” et qu’il nomme,
lui, “le dépoussiérage (je veux dire : des classiques)” :
“le dépoussiérage, c’est la restauration. Notre travail à
nous est tout au contraire de montrer les fractures du
temps.” Et d’évoquer “les œuvres du passé” comme
autant d’“architectures brisées, de galions engloutis”
qu’il s’agit de ramener “à la lumière par morceaux, sans
jamais les reconstituer, car de toute façon l’usage en est
perdu1”. Le choix de Faust s’y prêtait à merveille. C’est
que Faust est déjà, en soi, un édifice composite, à la
façon des “églises romanes faites avec des morceaux de
bâtiments antiques”. Toute sa vie, Goethe n’a cessé
de le reprendre, de le déconstruire, pour le rebâtir.
L’Urfaust, dont la composition remonte à 1774, a été
publié en 1790 ; le premier Faust, en 1808 et le second,
en 1833. Et les replâtrages sont, à dessein, apparents.
Vitez n’a pas, pour l’instant, monté le second Faust.
Regrettons-le : il y eût trouvé un matériau privilégié.
Mais son premier Faust repose, déjà, sur le composite.
A preuve le dispositif du spectacle : sur la scène, un

1. Cf. “Théorie/pratique théâtrale” par Danielle Kaisergruber et Antoine


Vitez, dans Dialectiques, n°l4, 1976, p. 9-

53
fragment de nature, une “vraie” forêt et, en avancée
dans la salle, un plateau nu, une estrade de théâtre, qui
s ouvrira comme une boîte à jouets... le tout surmonté,
à vue, par le plafond technique moderne de Chaillot.
Les personnages eux-mêmes se dédoublent : le vieux
Faust suit du regard le Faust jeune, le plaint et l’assiste
parfois. Le temps est devenu le thème central. Non
seulement l’alternance entre celui de la vieillesse et
celui de la jeunesse, celui du savoir et celui de l’amour,
qui fonde, en effet, le Faust goethéen, mais encore
1 interpénétration des temps de notre longue histoire
occidentale : le Moyen Age d’où sort Faust, l’aube du
monde bourgeois où il s’inscrit, et notre époque, celle
d’Antoine Vitez. Ainsi, ce Faust tourne au kaléidoscope.
L aventure du Docteur s’y démultiplie et nous atteint par
des voies inattendues. La “tragédie de Marguerite” s’y
abîme : elle disparaît dans ce grand branle-bas d’espaces
et de siècles. Ici, toutes les formes se chevauchent : reste
une rhapsodie 2 faustienne.

Au contraire, pour Richard II, Ariane


UNE GRANDE Mnouchkine parie sur la distance.
orme On a beaucoup dit qu elle transfor¬
mait les féodaux anglais en samouraïs et la chronique
shakespeaiienne en un rituel théâtral japonais. Le
programme avoue la “référence à cette grande forme
traditionnelle : celle du nô, du kabuki, du bunraku”. On
a même taxé le spectacle de formalisme. C’est mal com¬
prendre son choix. Le Richard II du Théâtre du Soleil
n est pas un spectacle kabuki comme l’était, par exemple,
Le Château de l’Araignée (ou Le Trône de sang), la
version cinématographique de Macbeth par Kurosawa.
Ses emprunts au théâtre traditionnel japonais, très
composite lui aussi (du nô au kabuki, en passant par le

2. Au sens que Jean-Pierre Sarrazac, dans un pertinent ouvrage sur les


écritures dramatiques contemporaines”, L’Avenir du drame (aux
éditions de l’Aire, Lausanne, 1981) donne à ce mot, en parlant de
1 ecrivain-rhapsode qui assemble ce qu’il a préalablement déchiré et
qui depiece aussitôt ce qu’il vient de lier” (p 27)

54
bunraku, il y a un monde... et des siècles), relèvent
d’un collage extrême-oriental, non de l’imitation d’un
style. Le spectacle du Soleil a sa propre cohérence,
spectaculaire et monumentale. C’est celle d’un monde
féodal où tout, jusqu’à la trahison, est réglé et où le roi
trône comme le soleil au milieu des planètes. Celle
d’“une sorte d’opéra politique et dogmatique”, ainsi que
fut qualifié Richard IP. L’espace de jeu se déploie
devant nous, piste et scène à la fois. Les acteurs y
entrent en courant, comme des chevaux à la parade, et
en ressortent de même. Ils déclament, caparaçonnés de
costumes extravagants et superbes qui allient éloigne¬
ment dans le temps (les fraises élisabéthaines) et dis¬
tance dans l’espace (les jupons guerriers du kabuki). Au
centre de ce rituel inventé, le texte shakespearien res¬
plendit. La scène ne traduit pas, n’imite pas ce texte.
Elle nous l’offre. Elle nous le rend perceptible, dans son
étrangeté même, comme s’il venait de très loin, du fond
du monde du Soleil Levant. Ici, la géographie recoupe
et renforce l’histoire. A nous de déchiffrer les règles de
ce jeu immémorial et resplendissant. Cependant, une
fois le roi captif, dépossédé, puis déchu, tout change.
Richard est presque nu : non plus un mixte de hanne¬
ton et de cheval d’apparat comme les féodaux, mais un
homme comme chacun de nous. La distance, alors,
s’efface. La dernière image de ce Richard II fait une
singulière “pietà”. Bolingbroke, le nouveau roi, le futur
Henri rv, s’étend sur la table centrale, à la fois autel et
trône, son costume lui prête l’apparence d’une femme,
d’une mère presque ; il joint les mains. En dessous de lui,
un peu en retrait, sur le sol, il y a le corps sans défense et
inanimé de Richard II, sa victime, tel celui d’un Christ
qu’il aurait assassiné et sur lequel il prierait. Là, le mythe
rejoint l’histoire. Le spectacle à la japonaise, la suren¬
chère de chevauchées, de harangues, de défis, de duels
et de chutes, fait place nette. Restent une image, deux
corps et une voix. Et le présent paradoxal du théâtre.

3. Bacquet Paul : Les Pièces historiques de Shakespeare- 2. La deuxième


tétralogie et Henri VIII, Paris, PUF, 1979- Cf. p. 17.
DES “ŒUVRES COMPLÈTES

Les spectacles-fleuves se multiplient. Entendons : des


spectacles qui se composent de plusieurs pièces et
peuvent occuper deux ou trois soirées. Le T.N.P. de Lyon-
Villeurbanne a donné à l’Odéon, pendant près de deux
mois (1980), un diptyque intitulé curieusement :
“Athalie” de Racine - “Dom Juan” de Molière (le trait
d’union est dans le titre), mise en scène de Roger Plan-
chon - ces deux textes étant joués dans le même décor
(d’Ezio Frigerio) et, à peu près, par les mêmes acteurs. A
la Comédie-Française, pour clore l’année du tricentenaire
de la maison (1680-1980), Maurice Béjart a réuni, dans
Les Plaisirs de l'île enchantée, trois pièces de Molière : Le
Mariage forcé, La Princesse d’Elide et Tartuffe (les trois
premiers actes seulement) : cela ne fait, certes, qu’une
soirée, mais celle-ci dure près de quatre heures. La
Schaubühne de Berlin-Ouest a présenté, dans le cadre
du Festival d’Automne, à Bobigny, L’Orestie (Agamem-
non, Les Choéphores et Les Euménides) d’Eschyle, trois
spectacles que l’on a pu voir, séparément, trois soirs de
suite, ou rassemblés dans une “journée” de théâtre qui
durait quelque neuf heures. Citons pour mémoire la
“tétralogie” moliéresque de Vitez (LEcole des femmes,
Tartuffe, Dom Juan et Le Misanthrope) interprétée par
un groupe d'une douzaine d’acteurs, dans un décor et
avec quelques accessoires immuables, en 1978-1979-
A Londres, la monumentale fresque des Grecs, réalisée
par John Barton, à l’Aldwych, avec la Royal Shakespeare
Company, regroupait des textes prélevés sur dix tragédies

57
et occupait, elle aussi, une dizaine' d'Heures. Le théâtre
serait-il gagné par l’ambition des “œuvres complètes” ?
Une telle pratique n’est pas nouvelle. Sa première
forme fut celle du cycle. Pendant une saison, on montait
plusieurs pièces d’un même auteur, à l’occasion d’un
anniversaire ou d’une quelconque célébration. Rien de
plus normal dans les théâtres de répertoire. Rien qui
s inscrive mieux dans le régime de l’alternance qui reste
la règle partout où le théâtre est fortement institutionnalisé,
comme à la Comédie-Française. De tels cycles ont bien
des avantages : ils permettent de confronter les pièces
entre elles ; ils ébauchent de nouveaux itinéraires, d'un
personnage (ou d’un acteur) à l’autre, entre les textes...
Ils peuvent aussi tourner à la compétition entre metteurs
en scène, voire à une sorte de match qu’arbitrent la
critique et le public. Enfin, ils font des œuvres connues,
célèbres, des “locomotives” pour d’autres, justement ou
injustement négligées. Ainsi, dans le cycle Corneille du
Théâtre de l’Odéon, en 1975, Cinna entraînait dans son
sillage, outre Rodogune et Suréna, un Othon qui n’avait
plus été joué (à 1 exception d’une seule représentation
du festival de Barentin) depuis 1708.

Nos spectacles-fleuves sont tout


MÉTA-SPECTACLES
autre chose. Il ne s’agit pas de
rassembler, dans un but culturel ou publicitaire, des
pièces d’un ou de plusieurs auteurs, traitées chacune
pour soi. Il s’agit de conjuguer des textes différents.
I lanchon fait jouer dans “un unique décor, sous la
coupole de la Contre-Réforme” deux pièces écrites, l’une
par Molière, l’autre par Racine, à près de trente ans de
distance (Dom Juan est de 1665, Athalie de 1691),
comme les deux épisodes d’un unique spectacle en deux
soirées” : c’est que ces deux pièces lui sont apparues,
nous explique-t-il, comme les deux faces, opposées
d’une même œuvre. Dès lors, Racine et Molière ne sont
plus que les auteurs du texte - j’ai envie d’écrire, des
“livrets” : Planchon, lui, assume la paternité de l’œuvre.
Tout en respectant la littéralité de ce texte (il n’y a pas

58
ajouté un mot), il ne se prive pas de le réorganiser,
déplaçant ici et là (surtout pour Athalié) certains
épisodes ou quelques répliques, en répétant d’autres,
comme autant de slogans idéologiques. Sa mise en scène
devient, ouvertement, un méta-texte ; son spectacle, une
sorte de grand opéra parlé de la Contre-Réforme.
Maurice Béjart est, en apparence, plus respectueux. Il
ne s’occupe que de Molière et ne fait que mettre bout à
bout “les comédies et autres fêtes galantes faites par le
roi à Versailles le 7 mai 1664 et continuées plusieurs
autres jours”. Mais, parmi les personnages de Molière, il
en introduit un autre qui ne figure certes pas dans le
texte (même s’il tint sa partie dans la fête, costumé en
“Egyptien”, pour le second acte du Mariage force) : Louis
XIV lui-même. Interprété par un danseur (Thierry
Redler), d’abord presque nu, en collant diaphane, puis
de plus en plus empanaché et cuirassé, pour finir, mas¬
qué, en vieillard égrotant dans un fauteuil d’infirme, ce
Roi-Soleil est, évidemment, le centre de la représenta¬
tion. Ainsi, Les Plaisirs de l’île enchantée ne se con¬
tentent pas de reproduire, très librement et sous une
forme condensée, les fêtes versaillaises de mai 16641, ils
offrent une parabole de tout le règne, du libertinage
glorieux des débuts à l’austérité hypocrite de la fin
(Catherine Samie qui joue Mme Pernelle figure aussi
Mme de Maintenon). Par le truchement de trois pièces de
Molière, Béjart réalise son Siècle de Louis XIV. Il conserve
le texte, mais il lui donne un sérieux coup de pouce. Par
exemple, après que le roi de La Princesse d'Elide a
déclaré à la princesse : “Je n’ai jamais aimé que vous et
jamais je n’aimerai que vous”, il fait reprendre à son
Louis XIV omniprésent : “Je n’ai jamais aimé que moi et
jamais je n’aimerai que moi.” Ce Roi-Soleil-là est de
Béjart et Molière gravite autour de lui.

1. Déjà, en 1914, à l’Odéon, Antoine avait essayé de reconstituer, “avec


des décors tirés de Versailles même, avec des costumes tirés de la suite
des Ballets du Roy, avec ses chants, ses chœurs et ses ballets, avec cet
air royal qui s’en dégage” (cf. André Antoine par Matei Roussou, Paris,
l'Arche, 1954), la Psyché de Molière, Corneille, Quinault et Lulli. Il s’y
était ruiné.

59
En revanche, dans L'Orestie de la
“LE GRAND
Schaubühne, Peter Stein cherche
ET LE PETIT”
moins à unifier l’œuvre autour d’un
motif central qui lui serait extérieur (chez Planchon,
l’idéologie de la Contre-Réforme ; chez Béjart, la figure
du roi) qu’à ressaisir ces trois pièces dans leur diversité et
avec tout ce qui les sépare l’une de l’autre. Il institue bien
un espace scénique unique qui reprend l’organisation
matérielle de l’amphithéâtre grec. Il ne recrée pas la
cérémonie tragique telle qu’on peut, à vingt-cinq siècles
de distance, l’imaginer : rien d’épidaurien, ici. Il n’enferme
pas non plus cette trilogie dans une vision, classique ou
archaïque, de la Grèce. Certes, il lui reconnaît une cohé¬
rence : “L’Orestie raconte l’invention de la politique”,
mais cette cohérence ne va pas sans faille. Elle ne dit pas
un accomplissement. En homme d’aujourd’hui, Stein sait
que 1 invention de la politique” est grosse de bien des
crimes. Entre le sacrifice et la vengeance individuelle
(dans Agamemnon et Les Choéphores) et l’instauration
du dioit et de 1 ordre de la cité (dans Les Euménides), il y
a, sans doute, progrès, rien n’est résolu pour autant. Les
Choéphores devenues Euménides restent sur place, à la
fin, enveloppées de bandelettes rouges du sang versé,
comme de douloureuses cariatides portant sur leurs
épaules le sol de la cité.
Le spectacle de la Schaubühne maintient les contradic¬
tions ouvertes. Il les accentue même, en jouant sur les
décalages chronologiques et sur la superposition de
formes théâtrales d’époques différentes : & Agamemnon
aux Euménides, nous passons du mur frontal de la
skéné , qui ne s’ouvre que pour laisser apparaître les
cadavres sanglants des morts illustres, à un podium sur
lequel siège l’aréopage des citoyens d’Athènes, en complet
veston, pareils aux membres d’un moderne conseil
d’administration (on a même évoqué La Belle Hélène !).
Du même coup, le jeu des comédiens se différencie et
gagne en richesse. Les acteurs de L'Orestie ne sont pas
les desservants d’une cérémonie ou les figurants d’une
page d histoire, pas plus que leurs personnages ne sont
dessinés en elfigie une fois pour toutes. Au cours de

60
l’action, ceux-ci varient et leurs interprètes procèdent à
des rectifications, interjetant appel auprès du public. La
Clytemnestre d’Edith Clever n’est plus seulement un
monstre : c’est une femme intelligente et blessée qui doit
aussi se défendre et qui, souvent, hésite... Le chœur des
vieillards d’Argos s’en trouve également renouvelé :
proches des spectateurs, vêtus comme des paysans
d’aujourd’hui à la veillée, ces hommes, las, rassemblés
autour d’une grande table, disent à la fois la longue
attente des Grecs et notre propre fatigue devant l’histoi¬
re. Entre chaque personnage et nous se tissent des liens
multiples. La monumentalité, le monolithisme de
l’œuvre s’effritent : cette Orestie mêle - pour reprendre
le titre de la pièce de Botho Strauss que Stein a aussi
présentée à Paris - “le grand et le petit”.
Cette pratique des “œuvres complètes” va donc dans
deux sens opposés. Ou, le metteur en scène devenu un
auteur à la seconde puissance, elle réduit les pièces
convoquées à servir d’argument à un spectacle plétho¬
rique ; elle dissout le texte dans le contexte. Ou, accen¬
tuant les contradictions que porte en lui tout grand
poème dramatique et jouant sur la distance qui nous
sépare de lui, elle ouvre son texte à un mouvement
incessant du sens, le décomposant et le recomposant,
inlassablement, comme autant de fragments. Alors, elle
nous interroge aussi sur nous-mêmes. C’est que le
théâtre est toujours partagé entre l’affirmation et la ques¬
tion, entre la somme et la différence.
AUX DEUX BOUTS DE SHAKESPEARE

On se presse à la Cartoucherie pour voir les Shakespeare


du Théâtre du Soleil : c’est Richard II qui a ouvert le
cycle. La Nuit des rois a suivi. Les premiers jours de
1984, Henry IV (première partie) est venu s’ajouter. Soit,
plus de douze heures de spectacle. En revanche, l’autre
soir, au Théâtre de l’Alliance française, il y avait fort peu
de monde pour assister à un bref Macbeth (à peine deux
heures) qui fait aussi partie d’un triptyque : le Projet
Shakespeare 1979-1982 du Collectif de Parme (les deux
autre volets : Hamlet et Henry> IV ont également été
présentés à Paris). Certes, ce Shakespeare-là était en
italien. Il ne pouvait donc attirer les foules. Et le fait de
jouxter, à la Maison des Cultures du Monde, des spec¬
tacles de danse buto ou des opéras vietnamiens, le
rendait encore plus improbable. Pourtant, le Projet
Shakespeare du Collectif de Parme ne mérite pas moins
l’intérêt que Les Shakespeare du Théâtre du Soleil. Il est
aussi cohérent. D’une vitalité théâtrale comparable. Et il
se situe à ses antipodes. Ces deux massifs Shakespeare
pourraient bien constituer les deux pôles du continent
shakespearien aujourd’hui.
Les Shakespeare du Soleil reposent sur une volonté de
totalité. L’univers shakespearien y est saisi non comme
un ensemble d’aventures individuelles ou comme le
reflet d’une certaine réalité historique mais comme la
métaphore de notre monde, considéré dans sa globa¬
lité. Ce n’est pas un moment historique (l’Angleterre
élisabéthaine), ce ne sont pas des personnages (des

63
"héros” : rois, féodaux ou hommes du. peuple) que ces
Shakespeare nous restituent : c’est, d’abord, une cosmo¬
gonie, un système planétaire modèle, transcendant l’espace
et le temps. Dans le dépliant-programme de Henry TV®,
on parle de “système d’astres, de météores volubiles et
brillants”, et cette image solaire dans la poitrine”...

Le Soleil joue de l’éloignement et de


UNE UTOPIE Ja proxjmjtéj qe l’étrangeté et de la

familiarité. Ses emprunts aux théâtres d’Extrême-Orient


(le kabuki japonais, pour Richard II, le kathakali indien
pour La Nuit des rois, et un mélange des deux pour
Henry IV (première partie) n’ont pas pour objet d’exo-
ticiser Shakespeare. Ils l’inscrivent dans un univers fictif,
coupé de toute référence à une réalité identifiable. Le
Japon du Soleil n’est pas plus japonais que n’est chinoise
la Chine de La Bonne Ame du Se-Tchouan de Brecht.
C’est un lieu de paraboles. Nu, pauvre en accessoires, ce
lieu reste toujours le tréteau des comédiens forains. Un
i evêtement de tapis brosse et ses grandes dimensions lui
donnent aussi 1 allure d une piste de cirque. Le jeu y est à
découvert. Toutefois, derrière cette estrade, de grandes
toiles de soie peinte, maniées avec dextérité, disent, à
tour de rôle, le jour ou la nuit, l’été ou l’hiver, le
triomphe ou la chute... L’espace des Shakespeare est un
espace d’utopie : une page blanche sur laquelle le
moindre geste se détache et où s’inscrivent en lettres de
soie les mouvements de l’histoire.
Les comédiens que leurs costumes et leurs masques
transforment en créatures de songe, mi-hommes mi-
femmes, ni vieux ni jeunes, entre l’idole, l’insecte et le
clown, n’interprètent pas leurs personnages. Ils les réci¬
tent, ils les chantent, ils les dansent. Ils les célèbrent. Car
c est bien d’une célébration qu’il s’agit : celle d’un grand
Ordre shakespearien dans lequel s’unissent l’individuel
et le collectif, le profane et le sacré, la dérision et le
respect. Nous voilà devant “le grand théâtre du monde”
Entre le vieux roi (Henry IV), le fils dévoyé (le prince
Hal) et le faux père indigne (Falstaff), s’organisent des

64
figures de ballet : chacun mime l’autre. Bientôt, après le
tumulte de la bataille, l’épuisement et le sang (des
: bouches des comédiens pendent des fils rouges), les
choses retrouveront leur juste place. L’histoire est trans¬
parente et lisible. Elle est réglée comme une cérémonie.
Le texte shakespearien resplendit (le Soleil nous le
; restitue dans sa quasi-intégralité - d’où la durée de ces
spectacles). N’est-il pas l’âme de cette liturgie ? Comme
l’était dans les Passions ou les mystères du Moyen Age
celui des Evangiles. Les Shakespeare du Soleil relèvent
’ d un théâtre théologique. Shakespeare y occupe la place
d de Dieu. Un dieu, comme il se doit, omniprésent et hors
if d’atteinte.

A l’inverse, pour les Italiens du


UNE DÉBÂCLE
Collectif de Parme, ce dieu-là, aussi,
bj est mort. Ils ne s’en consolent pas. Leur Projet Shakes¬
!? peare nous parle donc de l’agonie du dieu Shakespeare.
Cette fois, tout est fragments, décombres. Les époques
Di sont brouillées : aujourd’hui et hier se mélangent inextri¬
cablement. L’univers est devenu une décharge publique.
Le plateau de Macbeth tient du studio de répétitions, de
la salle de sports et du magasin aux accessoires. Une
poubelle y côtoie des postes de télévision. On manipule
\ devant nous les projecteurs de scène. On essaie des
(
C gestes, des attitudes. On s’y reprend à plusieurs fois.
i Mais les vêtements craquent ou le geste noble tourne à
f
l’obscène. Tout verse dans la débâcle. Il pleut. L’eau ruis¬
« selle. On patauge. Le bruit des gouttes parasite les
phrases. Les objets partent en morceaux : les miroirs se
brisent et les verres en plastique sont foulés aux pieds.
Six acteurs seulement sont de la partie. Ils essaient de
: nous raconter, de nous jouer, l’histoire de Macbeth. Mais
1 ils bredouillent. Ils ne parviennent pas à se prendre pour
des héros shakespeariens. Parfois, ils n’atteignent même
i pas au texte. Ils ont beau faire, se saisir de tout ce qui
leur tombe sous la main, prendre la pose... leur jeu
tourne court. Ou il se démultiplie. Macbeth répète devant
des caméras de télévision sa version de l’assassinat de

65
Duncan. Le roi mort s’est installé commodément sur une
chaise... et voilà que des flocons de neige artificielle
pleuvent sur lui, des cintres ! Le théâtre ne triomphe que
dans la dérision.
Plus d’ordre, ici. Plus de cosmogonie. Plus de texte,
ou presque. Les comédiens font mine d’improviser, ils
commentent, plaisantent ou bafouillent. Les mots de
Shakespeare ne nous arrivent plus que par bribes, à
moins d’être retransmis, nasillards et métalliques, par
l’intermédiaire de la télé, de la radio ou de talkie-walkies.
Seul un Fou, mi-homme mi-oiseau, semble à son aise : il
est partout présent, dans la salle comme sur la scène, il
bavarde, il mène l’affaire et s’en réjouit, de façon
obscène. Bref, on ne construit pas. On détruit. Le grand
Ordre shakespearien tourne au cauchemar. Son sérieux
verse dans le grotesque. Tout n’est plus qu’un noir carnaval.
Une image prend valeur de symbole. Au moment de
sa mort, Macbeth brise la chaise qui lui tient lieu de trône ;
Malcolm la recolle, péniblement, avec du papier-scotch ;
il la pose devant nous, bancale, difforme, et voilà qu’elle
se démantibule de nouveau... Ce Macbetb-là ne se
contente pas d’être “une histoire contée par un idiot,
pleine de fureur et de bruit, et qui ne veut rien dire” : il
nous dit de plus l’impossibilité, pour le théâtre d’au¬
jourd’hui, de raconter une telle histoire. Et il avoue sa
nostalgie d’un théâtre qui serait en mesure de le faire.
Ainsi, le Projet Shakespeare du Collectif de Parme appa¬
raît comme l’autre face des Shakespeare du Soleil : un
carnaval au lieu d’une Passion.
C’est que le Soleil et le Collectif de Parme ont, malgré
tout, quelque chose en commun : ces deux groupes sont
de ceux, rares aujourd’hui, qui ont trouvé ou affirmé leur
identité dans la foulée des événements de 1968 et qui
ont voulu, chacun à sa manière, rester fidèles à une telle
origine. La Compagnie du Collectif de Parme a pris la
suite, en 1971, d’une troupe d’étudiants et son premier
spectacle (Le Roi est nu) constitua, de son propre aveu,
“la conclusion d’un cycle de théâtre directement poli¬
tique, d’agit-prop et de spectacle-document, commencé
en 1968”. Et l’on sait combien 1968 compta pour le Soleil

66
qui, d’origine universitaire aussi, y trouva la force de
faire du théâtre autrement (la création collective, avec
Les Clowns en 1969) et une incitation à revisiter l’histoire
de la Révolution française (1789 et 1793). Certes,
revenir à Shakespeare, c’est rompre avec cela. Mais, dans
leur manière d’affronter l’univers shakespearien, ces
deux groupes perpétuent encore leur ambition promé-
théenne d alors. C est toujours notre conception de
l’histoire qu’ils interrogent. Le Soleil la célèbre comme
un ordre utopique ; le Collectif de Parme y découvre
les débris grotesques d’un carnaval. Pour opposées
qu’elles soient, ces deux démarches ne s’excluent pas.
Passer de 1 une à l’autre, c’est faire un vertigineux
voyage : on y prend toute la mesure, immense, de nos
rêves shakespeariens.
; ,
LE TEMPS DU VOYAGE
LE PARCOURS DU SPECTATEUR

Il n’y a pas si longtemps, aller au théâtre c’était s’asseoir


dans un fauteuil, d un confort douteux, face à une scène
où des comédiens, souvent debout, récitaient un texte.
Seul le music-hall, avec son promenoir, dérogeait à cette
règle. Maintenant, on demande davantage au spectateur :
il doit, parfois, suivre tout un itinéraire, connaître de
longues stations à la verticale, effectuer un parcours, la
position assise ne lui étant permise qu’ensuite, ou jamais.

C’est Y Orlando furioso monté par


LE GRAND JEU Luca gonconj et présenté, à Paris,
dans un pavillon de feu les Halles Baltard (1970), qui a
mis le spectateur en mouvement. Deux scènes (le
Méphisto du Théâtre du Soleil s’en est souvenu) se
faisaient face : entre elles, un large espace libre. Dans cet
espace, spectateurs et comédiens se côtoyaient : les uns,
vêtus de costumes chamarrés, recouverts de heaumes et
d’armures, juchés sur des chariots, les autres, pris entre
ces machines et ces personnages féeriques, courant pour
leur laisser place ou pour les contempler... Tout cela
faisait un tumulte, un va-et-vient inouï. Une superbe
foire où l’inattendu se mêlait au banal, l’exotique au
quotidien. Le spectacle, spectaculaire jusqu’à l’emphase,
avec ses passions et ses folies (ne s’agissait-il pas, entre
autres, de la folie amoureuse du chevalier Roland pour la
belle Angélique ?) fonçait littéralement sur nous, nous
dispersait, nous terrassait ! C’était la fête : le théâtre était

71
descendu sinon dans la rue du moins sur le carreau des
Halles. Il nous forçait à entrer dans* son jeu. On en
ressortait, les jambes rompues (la soirée était longue), la
tête abasourdie (des vers de l’Arioste au fracas des
chariots, c’était un beau tintamarre), le regard saturé de
monstres et de merveilles.
Peu de temps après, il y eut 1789 du Théâtre du Soleil
(1970). Là, deux possibilités s’offraient à nous : ou nous
asseoir sur les bancs des gradins qui bordaient de deux
côtés faire de jeu, ou descendre dans celle-ci, y demeu¬
rer debout et, ainsi, entrer dans le spectacle. On deve¬
nait, alors, la foule de la Révolution, le peuple qui
applaudit à la prise de la Bastille ou qui ramène le roi de
Varennes... Déjà un semblant d’itinéraire s’esquissait :
des tribunes à l’arène, entre les estrades foraines. On était
dehors ou dedans ; on pouvait passer de l’un à l’autre.
Toutefois, assis ou debout, nous n’avions jamais affaire
qu’à un espace unique : le lieu du carrousel de l'Orlando
ou le terrain de foire de 1789, et pouvions en prendre
une vue d’ensemble. Maintenant, il n’en est plus ainsi.

C’était à New York, en 1972, je crois.


déambulations Nous étions quelques-uns, assez
peu, chez Ellen Stewart, à la Marna, pour une Médée
mise en scène par Andrei Serban. Nous entrâmes d’abord
dans une salle de théâtre et commencions à nous y
asseoir quand il fallut nous relever et, isolés, un par un,
descendre un escalier tendu de noir, éclairé seulement
par quelques torches, dans les niches ou sous les poutres
duquel se trouvaient d’étranges objets de mort, parures,
mannequins, momies ou cadavres, je ne sais plus. C’est
tout en bas, dans une espèce de crypte, que se jouait
cette Médée, psalmodiée en grec antique. Cette descente
aux enfers faisait, d’évidence, partie du spectacle. Elle
était une épreuve que devait subir le spectateur : par elle,
il pénétrait au cœur de la tragédie antique. Le parcours
était accession au théâtre.
Depuis, de tels parcours se sont multipliés. Ainsi, j’ai
suivi les couloirs d’une école d’une petite ville toscane

72
dont chaque salle de classe était devenue le lieu de
rituels singuliers (l’une d’elles avait même, au grand
scandale des autorités de l’endroit, été entièrement tapis¬
sée de “pizza” — Tradimentiazione par Memè Perlini) ;
j ai erré, à la suite de Marisa Fabbri, dans un hospice de
Prato où, sui nos pas, les cloisons subrepticement dépla¬
cées, la topographie du lieu se transformait (Les
Bacchantes par Luca Ronconi) ; je suis passé du hall de
réception d un hôtel pour touristes dans une chambre qui
sentait la cellule, pour terminer dans des sous-sols
suspects et, heureusement, retrouver l’air libre (Kafka-
Théâtre complet d’Engel et Pautrat au Théâtre national de
Strasbourg) ; j ai séjourné dans un débarras, au premier
étage du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, où des
hôtes fantomatiques bredouillant du polonais s’employaient
à balayer un tas de détritus (La Poule d’eau de Witkiewicz
par Philippe Adrien) ; j’ai visité quelques stands de l’Expo¬
sition Universelle de 1900 sous la grande salle de la
Maison de la Culture de Nanterre (En r’venant de l’Expo
de Jean-Claude Grumberg, par le Théâtre du Campagnol) ;
j’ai vécu un après-midi dans l’appartement de feu M. le
professeur Sossynoides, dans une aile du T.N.S, où les
objets de sa collection n’étaient autres que des scènes
d’Ibsen ou de Strindberg, jouées par les élèves de l’Ecole
d’art dramatique, chacune dans une pièce étroite ou au
fond d’un couloir, séparée de nous par le “quatrième mur”
d’un guichet, d’un miroir sans tain ou d’une baie masquée
par un store vénitien (travail du Groupe XIX, dirigé par
Claude Petitpierre)... et j’en passe !

Ces parcours peuvent être rangés


UNE INITIATION ? „ , ,. , °
sous deux rubriques : les uns relè¬
vent de l’initiation, les autres du musée. Dans les premiers,
il s’agit d’arracher le spectateur à son temps, à son
espace habituels et de le faire entrer dans le monde de la
fable théâtrale. Comme il vous plaira monté par Peter
Stein avec la Schaubühne (1977) nous fournit peut-être
le meilleur exemple d’un tel parcours. Donnée dans un
grand studio désaffecté, à l’extrême limite de Berlin-Ouest,

73
cette comédie de Shakespeare se jouait dans trois lieux.
On stationnait d’abord, debout, serrés les uns contre les
autres, sur une petite place publique, bordée de façades
à la Palladio, toutes blanches, sous une lumière aveu¬
glante : c’était la cour du Duc usurpateur, un endroit
cruel dans son ordre et sa clarté. Ensuite, on se retrouvait
en pleine “forêt d’Ardenne” shakespearienne, au bord
d’un petit étang, entre des arbres, non loin d’une cabane
surélevée : le lieu d’une nature presque sauvage où, sous
leurs travestissements, Rosalinde et Orlando vont s’aimer
et se reconnaître. Entre les deux, un labyrinthe : le
parcours de la ville à la forêt, de l’ordre du pouvoir au
désordre de l’amour, de la civilisation urbaine à l’utopie
de la nature. Ce parcours ne faisait qu’un avec notre
expérience de l’œuvre. L’initiation était devenue l’objet
même de la représentation. Trop souvent, elle n’en reste
que le prélude : un rituel d’intimidation, un déguisement
auquel le spectateur se trouve contraint. Une mise en
condition, avec tout ce que cette notion comporte
d’abusif. Et aussi, parfois, un miroir aux alouettes : le
spectacle qui suit ne méritait ni le dépaysement ni la
fatigue d’un tel parcours.

Le spectateur peut encore être


au musee amené à cheminer dans (et non plus
vers) le spectacle : c’est la visite du musée. La scène se
disperse en estrades ou en vitrines. On passe devant
elles, on s’arrête, puis on repart... Ici, le théâtre reven¬
dique un statut de chose morte. Il ne nous livre plus que
les traces, les vestiges d’un monde révolu : ceux-ci sont
exposés à notre regard, offerts à notre démarche. C’est à
nous qu’il revient de les prendre en charge, de leur
donner de nouveau du sens. Là encore, un spectacle de
la Schaubühne peut tenir lieu d’exemple : le Shake¬
speare’s Memory (1976) réalisé par Peter Stein en prépa¬
ration à son travail sur Comme il vous plaira. Dans
l’immense studio de Spandau, étaient disposés un
“théâtre rond” reconstruit sur les plans de Léonard de
Vinci, le cabinet de travail de Vinci, une galerie des

74
utopies, un jardin labyrinthique dit “des sympathies”,
une carcasse de bateau intitulé La Nef des fous... et des
chariots sur lesquels des comédiens venaient jouer des
scènes de farce. C’était, proprement, un musée archéolo¬
gique de lere élisabéthaine que nous visitions. Et, à la fin
de ces deux soirées, un peu longues, lourdes, les comé¬
diens constaiisaient, avec des morceaux de ces diffé¬
rentes mansions, un promontoire baptisé Shakespeare’s
Eiland (l’île de Shakespeare). Depuis, bien d’autres spec¬
tacles (Le Désamour par la Comédie de Caen, un Flau¬
bert du Théâtre de l’Aquarium, etc.) ont adopté ce modèle.
Avec succès.
Reste, toutefois, un doute : à choisir ainsi la forme
du musée, le théâtre ne se condamne-t-il pas lui-même ?
Il se pose en témoignage d’une culture et d’une civili¬
sation ensevelies. Il déterre son propre cadavre. Tout
mis en mouvement qu’il soit, le public sera peut-être
tenté de s’en détourner et de refuser cette archéologie-
fiction.
C’est qu’il ne s’agit pas seulement de “faire marcher”
le spectateur. Ni de le prendre au piège d’un environne¬
ment exotique ou fastueux. Initiation et musée peuvent
se fondre et se dépasser l’un l’autre dans un troisième
terme : moins le parcours que le voyage, que l’épopée,
avec ce que cela suppose de risques, de tensions et de
découvertes.
C’est ce que réalisait le plus beau des spectacles-
parcours que je connaisse : le Faust Salpêtrière de
Goethe, Grüber, Engel, Aillaud et Arroyo, en 1975. Là,
dans cet itinéraire réglé par l’architecture rigoureuse
de l’église de la Salpêtrière, avec sa chapelle centrale
et ses chapelles en rosace, c’était toute l’épopée de
Faust, héros exemplaire de l’âge bourgeois, que nous
étions amenés à refaire et à juger, chaque station nous
plaçant face au théâtre d’une époque et d’une tenta¬
tion de l’homme occidental, tel que le XIXe siècle a pu
le rêver.
Car le parcours ne saurait, à lui seul, tenir lieu de
représentation, ni doter celle-ci d’une authenticité
supplémentaire. Au contraire. Il remet en cause les

75
relations de la scène et de la salle. Cela, reconnais-
sons-le, n’est pas rien. Encore faut-il que ce jeu en
vaille la chandelle. Epreuve pour le spectateur, le
parcours l’est aussi, l’est d’abord, pour le spectacle.
LE LIEU ET LE MILIEU

La scène du théâtre oscille toujours


LE LIEU
entre deux extrêmes. Ou elle se
ET LE MILIEU
montre nue et prétend n’être que ce
qu elle est : des planches sur lesquelles les acteurs disent
et jouent un texte. Ou elle convoque meubles et maté¬
riaux et entend faire concurrence à la réalité dans ce que
celle-ci a de plus concret et de plus opaque : alors, spec¬
tacle après spectacle, elle se métamorphose en autant de
lieux différents. Antoine parlait même de milieu : tout
devait partir de là, de ce morceau de réalité transporté ou
recréé sur la scène ; le texte, l’action, le jeu ne venaient
qu’ensuite. En revanche, Jacques Copeau ne voulait,
pour le théâtre, qu’un “tréteau nu”.
Contre la bimbeloterie et le décorativisme du théâtre de
boulevard, Vilar choisit l’espace âpre et démesuré de la
Cour du palais des Papes à Avignon et réinventa celui-ci
dans le ventre de Chaillot. Quelques rideaux noirs et des
faisceaux de lumière suffisaient à le circonscrire et à l’orga¬
niser. Le reste était l’affaire des acteurs. Par la suite, on
renonça même aux effets de clair-obscur des projecteurs.
Sous une lumière blanche, égale, presque sans ombre, les
planches nous offraient le jeu d’un texte (je pense, par
exemple, à une Exception et la règle de Brecht, mise en
scène par Strehler, en 1962). Transparence et lisibilité
étaient alors les mots d’ordre.
La scène se mit à se repeupler. Il y eut d’abord les
objets brechtiens : non de simples accessoires, mais de
vrais sièges, bien usagés, des armes ou des ustensiles

77
cabossés... Puis, le plateau se recouvrit de sable, de terre ;
on y installa des flaques d’eau, des piscines ou des forêts.
On y creusa des fosses. On y construisit des murs lépreux.
Planchon remplit de paille la grange de son Dandin (1958)
et de feuilles mortes le parc automnal de La Seconde
Surprise de l'amour (1959). Chéreau renchérit : du sable
entassé dans l’arène de la scène de son Richard //( 1970),
surgissaient des caisses d’armes ou des coffres pleins
d'argent... Strehler lui-même qui avait été un champion
de la clarté allait bientôt recouvrir le plateau de son Roi
Lear (1972) d’une “substance tragique, fangeuse, primor¬
diale, où l’on se déplace presque avec peine, où l’on
s’enfonce, où l'on se salit lorsqu’on tombe1” (en fait, un
sable noir, meuble, brillant à la lumière, en polyester).
On ne se contenta pas de remplir la scène. On déplaça
celle-ci. On l’installa dans des lieux “vrais”, loin des salles.
Cette fois, la fiction était directement confrontée à la réalité. Il
devenait même difficile de distinguer entre l’une et l’autre. Le
théâtre s’oubliait-il dans le monde ou était-ce le monde qui
virait au théâtre ? C’est une usine désaffectée de Saint-Denis
que André Engel et Bernard Pautrat ont choisie pour leur
descente aux enfers (selon Virgile, Ovide et Dante : Dell’In¬
for no). Dans un hangar envahi, à dessein, par l’eau, les spec¬
tateurs, regroupés sur des barques, suivaient Virgile et Dante
dans leur navigation vers les morts. Là, le “milieu” était presque
tout. Le texte ne lui servait plus guère que de caution ou
d accompagnement. Le voyage avait dévoré la représentation.

Peut-etre, pour 1 ouverture de son


AILLEURS T, -, ,
1 heatre des Amandiers/Nanterre,
Chéieau a-t-il voulu réconcilier ces deux espèces : un
théâtre de texte et de jeu qui postule une scène plus ou
moins vide, et un théâtre où c’est la réalité même, dans
sa matérialité brute, qui s impose d’abord. Quand on entre
dans l’immense studio qui occupe l’étage inférieur du bâti¬
ment, on se croirait ailleurs. En tout cas, pas dans une salle
de spectacle. Tout est plongé dans une brume épaisse. Le

1. Cf. Un théâtre pour la vie par Giorgio Strehler, Fayard, 1980. p. 280.

78
sol est recouvert de terre et de cailloux. Et une autoroute,
presque grandeur nature, construite sur d’énormes piliers,
occupe une bonne part de ce studio. Elle est comme un
rappel de notre monde occidental. Adossé à l’un de ses
piliers, se tient un buisson de bougainvilliers : nous
sommes en Afrique. Et l’autoroute est interrompue : elle
s’arrête sur le vide. Reste le terrain vague, dessous et au-
delà, qui se prolonge très loin, dans l’ombre des passe¬
relles et des escaliers. Des voitures en surgiront. Presque
des jouets, comparées aux arches de l’autoroute...
C’est là qu’a lieu Combat de nègre et de chiens de
Bernard-Marie Koltès, dans ce terrain vague où l’on ne
distingue guère entre “la cité entourée de palissades et
de miradors” qui est le domaine des Blancs et “le chan¬
tier” où les Noirs ont accès et qui ouvre sur la nature (“une
rivière le traverse : un pont inachevé ; au loin, un lac”,
suggère Koltès2). C’est là que les personnages s’affron¬
tent et parlent, plus encore qu’ils n’agissent, puisque ce
Combat de trois Blancs et d’un Noir tient d’abord, comme
le remarque bien Chéreau, dans l’exposition d’“une parole
répétitive, obsessionnelle qui va les mettre à nu, plus
crûment qu’aucune intrigue n’aurait pu le faire”.

Entre cette autoroute immobile, qui


un hiatus pèse de tout son poids, les allées et
venues des voitures et ces paroles ressassées de leurs ob¬
sessions, il y a disproportion. Le talent des comédiens n’est
pas en cause (Michel Piccoli est plus virtuose que jamais),
ni l’acuité avec laquelle sont dessinés leurs personnages
(le regard de Chéreau, sans doute, mais les costumes de
Jacques Schmidt, aussi, y sont pour beaucoup). Ce n’est
pas non plus seulement affaire de distance matérielle
entre acteurs et spectateurs. Le désaccord, le hiatus est
plus profond : il tient précisément à une différence de

2. Le texte de Combat de nègre et de chiens a d’abord été publié,


avec celui d’une autre pièce de Bernard-Marie Koltès : La Nuit juste
avant les forêts, dans la collection “Théâtre ouvert”, Paris, Stock,
1980. Il a été repris, isolément, par les éditions Nanterre/Amandiers.
Cf. “Lieux”, p. 7.

79
nature entre le milieu, construit par Chéreau-Peduzzi, et
l’espace dramatique de ce Combat. Comme si le spec¬
tacle rêvé - cette vision d’un bolit du monde, d’un
crépuscule de l’Occident - et le spectacle joué ne parve¬
naient pas à coïncider tout à fait. Alors, le milieu est
amené à ne plus fonctionner que pour lui-même : il pleut
sur l’autoroute, de minces filets d’eau dégoulinent de ses
arches, un feu d’artifice final l’embrase...
Chéreau qui, pour la première fois, abandonne la scène
à 1 italienne, n aurait-il pas tenté là (impossible : conjuguer
deux modes de faire du théâtre inconciliables ? Tout frag¬
mentaire qu’il soit, le texte de Koltès suppose une confron¬
tation, un affrontement entre des personnages typiques :
un jeu. La réalité construite dans le studio de Nanterre
fait paraître ce jeu dérisoire. Elle le frappe de nullité.

Entre la scène trop vide et le lieu trop


plein, je ne vois guère qu’une possi¬
bilité de médiation : 1 aveu que l’un et l’autre relèvent de
l’artifice et participent, également, d’un travail de fiction.
Cet aveu fait le prix des réalisations de Klaus Michael
Grüber - de son Voyage d'hiver (1977) dans l’immense
Stade Olympique de Berlin à son Faust 0982) qui joue,
au contraire, sur la convention de la scène à l’italienne
(rideau y compris). Il fonde, aussi, deux brefs spectacles
donnés à la Comédie de Caen (1983) : Les Actes relatifs à
la vie, à la mort et à l'œuvre de monsieur Raymond
Roussel, homme de lettres par Michel Dubois et La
Silhouette et l’effigie par Jean-Pierre Sarrazac d’après Théo¬
phile de Viau et Georges Perec. Le bâtiment théâtral et sa
scène y sont, en tant que tels, utilisés comme milieu. Et
exposés dans leur fonctionnement. Ce sont là, au sens
plein du mot, des essais. Textes littéraires en regard, ils
jouent sur et avec le théâtre. Nous ne nous trouvons plus
enfermés dans le dilemme : ou le plateau comme tréteau
ou la scène comme réalité. La représentation fait question.
Chéreau aurait-il oublié que la scène est, comme le disaient
autrefois Allio et Planchon et comme il l’a, lui-même, beau¬
coup pratiqué, “une machine à jouer” ?
BLANC... JUSQU’AU VERTIGE

Prise dans son acception la plus concrète, l’expression


“blanchir quelque chose” recouvre deux opérations
opposées. Blanchir du linge - la publicité télévisée ne se
lasse pas de nous le redire - non seulement c’est rendre
celui-ci plus blanc, mais encore c’est le débarrasser de
tout ce qui lui est étranger, lui restituer une pureté
première et, en quelque sorte, le révéler dans sa nature
même. Blanchir un visage, au contraire, c’est le “couvrir
d’une poudre blanche, d’un enduit blanc” (Littré), lui
superposer un produit étranger, lui prêter une fausse
apparence, en faire un leurre. Bref, démasquer ou
masquer. Il y a une duplicité du blanc.

Le blanc vient toujours après. Il opère par suppression,


par décapement, par négation. La scène du Vieux Colom¬
bier est blanche par rapport à celle du Théâtre Libre. Elle
est moins encombrée, elle fait place à l’espace... Copeau a
blanchi le plateau d’Antoine. Il l’a vidé des objets, des maté¬
riaux qui y proliféraient. C’est qu’il entendait réduire à rien,
ou à presque rien, ce qui “a trait aux décors et aux acces¬
soires” auxquels il ne voulait pas, déclarait-il, “accorder
d’importance”. Mais cela aussi n’est-il pas un leurre ? Un
masque ? Ne s’agissait-il pas de faire comme si les textes
étaient tout neufs et pouvaient parler par eux-mêmes ?

81
Les premiers spectacles que je vis à Paris - Antoine et
Cléopâtre monté par Jean-Louis Barrault à la Comédie-
Française, par exemple - étaient etnpâtés de couleurs,
alourdis de costumes (la robe jaune à traîne que portait,
pour son entrée, Marie Bell-Cléopâtre !) et d’acces¬
soires... Un luxe de fin de guerre. J’en eus le cœur
soulevé. Un beau soir, tout changea : ce fut L’Ecole des
femmes de Louis Jouvet. Une mini-place aux arcades
blanches, schématiques, une maison étroite, comique¬
ment étirée vers le haut, blanche elle aussi, et deux
murs, blancs également, qui s’ouvraient en éventail pour
laisser avancer sur nous de petites pelouses, irréellement
vertes... J’ai eu, alors, l’impression de découvrir Molière,
un Molière tout neuf, insolent de jeunesse et, pourtant,
hanté par la vieillesse. Un Molière suspendu entre l’appétit
de la vie et l’angoisse de la mort. Hors du temps, quand
il ne nous parlait, en fait, que du temps. Et, sur les murs
de chaux, se détachait le visage plâtré, dont le blanc
blafard était encore souligné par les taches rouges des
pommettes, d’Arnolphe-Jouvet... Ma déception n’en fut
que plus grande de retrouver, à l’Athénée, pour Ondine,
une scène engorgée de couleurs, de briques apparentes,
de reliefs alpestres et de voiles aquatiques.

C’est le rêve du rien. Bérard en parlait ainsi : “Les plus


belles mises en scène ont été faites par Meyerhold en
Russie. Elles étaient belles parce que, justement, il n’y
avait presque rien.” Sans doute n’est-ce plus que cela
que nous voyons quand nous regardons les photos des
spectacles de Meyerhold : ce rien-là nous paraît, mainte¬
nant, fort plein, tout grouillant de mécaniques... Mais
peu importe. Et Bérard de poursuivre : “C’était un art
d'allusion. Dans La Forêt - une pièce d’Ostrovski - tout
était suggéré par une planche et trois marches : c’était
merveilleux. Le décor dAnna Karénine, pièce montée
par Stanislavski, atteignait à la perfection, et il n’y avait
rien. Mais ce rien était tout... tout ce qui avait été enlevé.
Car pour arriver à ce rien, on ne doit pas partir de rien. Il

82
faut commencer par tout mettre... et enlever petit à
petit1 . Alors, il peut ne plus rester, comme pour le décor
du premier acte de La Folle de Chaillot, que “les fenêtres
suspendues dans le vide”. Des lignes sur du blanc - ou,
en l’occurrence, du bleu. Un soupçon de décor.

Un autre choc, bien sûr : le blanc du Berliner


Ensemble. Ou le grège, ou le gris. Le cyclorama, grège,
de Mutter Courage, ou gris, pour Die Mutter (La Mère).
Avec - ce qui n’est pas rien - la lumière pleins feux sur le
plateau. La révélation d’un nouvel espace scénique :
l’espace épique. Et, venant la corroborer, la fondant
théoriquement, cette remarque de Walter Benjamin :
“L’acteur doit pouvoir espacer ses gestes comme un
typographe espace ses mots2”. La scène est devenue
page blanche. Le théâtre s’y écrit.

Si nous fûmes quelques-uns à recevoir ce choc de


plein fouet, dans un enthousiasme qui se mua en ferveur,
c’était aussi que nous rêvions alors d’une littérature de
“surface”. Contre la “jouissance de l’abîme” - qu’il identi¬
fiait avec le roman du XIXe siècle, “un roman séculaire-
ment fondé comme expérience d’une profondeur” -
Barthes définissait et célébrait “la tentative de Robbe-
Grillet (et de quelques-uns de ses contemporains : Cayrol
et Pinget, par exemple, mais sur un tout autre mode)”
comme une manière de “fonder le roman en surface :
l’intériorité est mise entre parenthèses, les objets, les
espaces et la circulation de l’homme des uns aux autres
sont promus au rang de sujets3”. Dans sa proximité, je
1. Cité par Denis Bablet : Les Révolutions scéniques du XXe siècle.
Société internationale d’art du XXe siècle, Paris, 1975, p. 225-227.
2. Dans “Qu’est-ce que le théâtre épique ?” par Walter Benjamin : Essais
sur Bertolt Brecht, traduit de l’allemand par Laveau, “Petite Collection
Maspero” 39, François Maspero, Paris, 1969, p. 30.
3. Cf. “Littérature objective”, dans Essais critiques par Roland Barthes,
coll. “Tel Quel”, Paris, 1964, p. 39.

83
parlais, moi-même, de “romans blancs”. Entendons, de
narrations où rien n’est donné à l’avance, où “le sens est
encore en suspens, où l’Histoire attend4”. Alors, décrire et
écrire coïncident. Le temps des grandes idéologies était à
son crépuscule. Il nous fallait des aurores plus discrètes.

La lumière se mit de la partie. Il y avait eu les pleins


feux du Berliner Ensemble. Il y eut les lampes à quartz et
l’incandescence du Piccolo Teatro. Le plateau s’embrasa.
On en chassa les reliefs, les ombres, les profondeurs
suspectes. Tout était là, devant nous, sans épaisseur ni
durée. Dans un présent où convergent passé et futur.
Non, certes, l’éternité, mais un présent de constat. Le jour
et la clarté du jugement.

La Vie de Galilée comme pierre de touche.


Au Berliner Ensemble, en 1957 (rappelons que Brecht
mourut pendant les répétitions), la scène était redevenue
une boîte. Plus de cyclorama, mais un quadrilatère de hauts
murs de cuivre, ouvert seulement sur le spectateur. Une
trappe, un puits. L’or bain du cuivre succédait au blanc gris
ou grège des spectacles précédents de l’Ensemble. Tout y
était joué à 1 avance : Galilée en était d emblée le prisonnier.
La page blanche ne serait-elle pas déjà écrite ?
Au Piccolo Teatro 0963), au contraire, la scène est
claire, d’un gris tirant sur le blanc. Et, apparemment, sans
volume, sans profondeur, sous la lumière verticale des
lampes à quartz placées dans les cintres. Les tableaux se
succèdent, rythmés par le va-et-vient de plans de coupe
architecturaux, comme les pages d’un livre. L’aventure
de Galilée se fige, un instant, autour d’une table, d’un
banc et de quelques outils de travail scientifique, puis
elle repart. Tout peut encore advenir. L’aurore de la
science comme le crépuscule du savant.

4. Cf. le “fronton” des Cahiers du Sud, n°334, avril 1955 : “A la


recherche du roman” : “Des romans blancs” par Bernard Dort, p. 348.

84
Au Berliner Ensemble, on jouait la “tragédie de
Galilée”. Le Piccolo Teatro nous racontait, lui, l’épopée
de la science.

Le Piccolo l’emporta. Les scènes s’illuminèrent. Les


architectes remplacèrent les peintres. Les dessinateurs, les
coloristes. C’était le grand mécanisme de l’Histoire lui-
même que l’on voulait montrer au spectateur : un espace
implacable, construit, machiné, actif.
Le blanc fut le garant de cette mise au jour. Il aigui¬
sait les arêtes des cubes, il soulignait le tranchant des
marches. La lumière aidant, il révélait les points, les
lignes, les surfaces. On revint à Appia, à Craig. Partout,
des pans coupés, des escaliers. Des volumes en mou¬
vement, démultipliés parfois par des miroirs, sur un
fond blanc.
Svoboda fut le scénographe de cette géométrie-là.

Mais la scène est un lieu d’acclimatation. Elle fait spec¬


tacle de tout. Elle change les innovations en mode. Elle
convertit le sens en image. La scénographie y redevient
décor. Voilà donc le blanc transformé en couleur. Et la
blancheur en parure.
Il n’y a pas si longtemps, on passait meubles et acces¬
soires au décapant ou à l’acide, pour les ternir ou les
vieillir. Maintenant, on les recouvre de blanc. Et la neige
- les petits flocons de papier qui pleuvent des cintres -
est devenue un ingrédient obligé. Le plateau est blanchi
comme un visage. La clarté n’est plus qu’un enduit.

Il faut relire Melville : “la blancheur du cachalot” dans


Moby Dick :
“Le blanc, comme s’il les revêtait d’une vertu toute
spéciale qui lui est propre, rehausse infiniment de sa

85
délicatesse la beauté de bien des choses dans la nature,
telles que les perles, le marbre, les laques5.”
Ce blanc-là est celui des décorateurs, des imagiers. Il
voile. Il orne. Il est signe de raffinement, de délicatesse.
Peut-être aussi d’oisiveté. Immanquablement, les person¬
nages tchékhoviens s’en parent. Blanc sur blanc : une
femme en robe de bal (ou de mariée) parmi les cerisiers
en fleurs ou dans un champ de neige... Il dit aussi la
nostalgie. L’enfance à jamais perdue. Les petits matins
d’une histoire crépusculaire. Chez Robert Wilson, des
couples vêtus de blanc remontent le cours du temps...

Le blanc est aussi festif. Melville encore : “Symbole de


joie et d’allégresse, puisque les Romains marquaient
d’une pierre blanche les années fastes.” Ou : “L’immortel
emblème des choses les plus nobles et les plus touchantes :
l’innocence de la fiancée et la bénignité du vieillard.”
Le rêve, peut-être, d’un théâtre blanc. Un théâtre où
jeunesse et vieillesse cohabiteraient, dans un semblant
de fête. Je pense au Remagen de Jacques Lassalle et Yannis
Kokkos : cette “excursion des jeunes filles qui ne sont
plus”, sur la nouvelle d’Anna Seghers. Le mur blanc, en
diagonale, le sable clair... et le jeu des souvenirs. Temps
et espace confondus. L’éblouissement de la mémoire.

La page blanche fait retour. Mais ce n’est plus celle du


cahier d écolier. Elle dit aussi notre étonnement devant
l’œuvre. Et le désir d’un regard neuf. Elle est plus
mentale que matérielle.
Les acteurs, alors, l’occupent, la salissent, la marquent.
Ainsi, par exemple, dans le Hamlet de Vitez à Chaillot.
Une telle blancheur - accordée au dessin d’une architec¬
ture, d’une perspective qui n’affirme rien d’autre que la

5. Les citations de Melville sont extraites de Moby Dick, traduit de


1 américain par Armel Guerne, Club français du livre, Paris, 1955 ■ “42
La blancheur du cachalot”, p. 303-315.

86
forme de notre théâtre classique - ne résiste pas à
l’action. Celle-ci va la troubler, la maculer. Hamlet, ou la
fin de notre innocence.

Pourtant, on le sait, la “blancheur du cachalot” melvil-


lienne est encore tout autre chose : “Malgré l’accumula¬
tion des circonstances et des événements, des conditions
et des éléments où le blanc se trouve indéfectiblement
associé à l’idée de douceur, de gloire et de sublimité, il
reste cependant dans l’idée de blancheur un élément
secret de terreur, caché au plus intime de la chose, qui
précipite l’âme à de plus grandes épouvantes que la
pourpre effrayante du sang.”
Etant “dans son essence moins une couleur que
l’absence de couleur, et en même temps, (leur) profond
mélange”, le blanc institue une sorte de point aveugle du
théâtre. Un lieu mental, presque insaisissable, vers lequel
tend la représentation et où elle s’achève.

Evidemment, ce blanc-là est l’exception : on ne chasse


pas tous les soirs Moby Dick sur nos scènes.
Ces derniers temps, je l’ai entrevu deux fois. Il flottait
entre les murs blanchis à la chaux de la salle de répéti¬
tions du Jeune Théâtre national où Jean-Marie Patte
donnait Crépuscule - à ce moment incertain et, cepen¬
dant, exact, où la nuit effaçait le jour et où, entre un
vieillard et un jeune homme, se produisait ce qui est, au
sens plein du mot, un échange. Il était là aussi, transpa¬
rent, presque immatériel, tendu à craquer, sur les “para¬
vents blancs des Morts” de Genet, au milieu du tohu-
bohu, un peu trop bariolé, du spectacle de Chéreau aux
Amandiers de Nanterre.
Alors, il n’y a plus de masque, ni même de visage : le
blanc est un vertige.
DEUX FUMÉES

Sans doute y a-t-il un rapport profond, fondateur, entre


le théâtre et la fumée. La scène est un lieu masqué.
Doublement. Par le rideau d’abord. Mais aussi, souvent,
par la brume, le brouillard ou la fumée. Elle a partie liée
avec eux. Elle ne s’en libère jamais tout à fait.
Je me souviens, avec toute l’incertitude d’une distance
de plus de quarante années, d’une Tosca que je vis,
enfant, à l’Opéra-Comique. Ce devait être le début du
troisième acte. La scène était noyée de brume. Et la toile
peinte figurant le château Saint-Ange n’apparaissait que
lentement, à mesure que le brouillard matinal se dissi¬
pait. Le chant du ténor émergeait de la brume. Il convo¬
quait le soleil et la lumière. Le théâtre, un théâtre qui
allait se dénouer brutalement par quelques coups de feu,
des cris et la chute du corps de Floria Tosca dans un
Tibre supposé, tout au fond du plateau, était précisé¬
ment ce qui s’arrachait du brouillard. De grands gestes,
des embrassements, des sanglots... puis le vide et de
nouveau, j’imagine, la brume. La scène qui se revoile.

Une coupure se produisit. D’un côté, il y avait un


vieux théâtre qui s’enveloppait dans le brouillard et les
nuées : souvent, l’opéra. De l’autre, ce théâtre en pleine
lumière que nous appelions de nos vœux. Wagner ou
Brecht. Un Tristan und Isolde qui se dégageait de la
brume au premier acte pour, au dernier, y sombrer sans

89
remède : Isolde s’enfonçant dans le brouillard qui avait
déjà recouvert le corps de Tristan, abandonnée à son
lamento funèbre, réduite à un visage, à une voix, puis
effacée par la fumée et le silence. Ou Mutter Courage,
seule sur la tournette du Berliner Ensemble, écrasée sous
le poids de son chariot, le regard désespérément tendu
vers une armée qui ne faisait plus qu’un avec un horizon
vide, dans une lumière claire et dense, offerte au specta¬
teur comme, sous les lampes d’une table de dissection,
un animal au scalpel du chercheur.

Entre ces deux théâtres, les jeux d’ombre et de


lumière de Vilar dans la caverne de Chaillot. Mais là, ni
brume, ni fumée. Même pas, si je ne me trompe, pour Le
Prince de Hombourg : il y avait la lumière du rêve, un
peu bleutée, celle de la guerre et, peut-être aussi, celle
de la prison, séparées par des bandes de ténèbres. Entre
elles, nul échange , nulle contamination. Nul brouillard
qui les nappe. Le débat était tranché.

Ce fut l’époque d’un théâtre clair Strehler tenta même


de chasser les ombres de la scène. Sous la lumière égale
des lampes à quartz installées dans les cintres, les
personnages étaient dessinés d’un trait net, sans ombre
portée. Le théâtre nous dispensait ce que l’on croyait
être la grande clarté de l’histoire. Galilée était là devant
nous, entre la table de Mme Sarti et l’écran blanc où il
avait essayé de fixer l’image du soleil. Sans échappatoire.
La décision à prendre s’inscrivait sur la scène avec la
netteté d’une équation sur un tableau d’écolier. Quand,
le choix fait, la nuit tout d’un coup tombait, sur l’écran
persistait encore, net et irréfutable, le cercle lumineux du
soleil.

90
Un spectacle de Strehler, cependant, jouait avec le
brouillard et la fumée - sans rien sacrifier de sa clarté.
C’était El Nost Milan. Là, deux espèces de brumes se
succédaient. Au début, il y avait le brouillard qui noyait
le Luna-Park des pauvres. Un théâtre de quat’sous qui
s’abandonnait, peu à peu, à la nuit. Un lieu flou, comme
tremblé, de tristes plaisirs, de déguisements minables où
brillait, parfois, la lame d’un couteau.
Puis, au second acte, une autre brume : la vapeur qui
montait de la marmite de la soupe populaire. Elle était
mêlée à la lumière qui, par les guichets de la cuisine,
venait réchauffer un peu la grande salle, aux bancs et
aux tables rigidement alignés, des cucine economicbe.
Elle rapprochait les pauvres, les incitait à parler, à
s’écouter, à se raconter. Elle jetait comme un pont, fra¬
gile, léger, entre la nuit et le jour, entre le rêve trompeur
et l’implacable réalité.

Mais, au troisième acte, le plein jour l’emportait.


Quelques brumes matinales se dissipaient vite et les
rayons du soleil inondaient le vestibule du dormitorio,
au sol lavé à grande eau. Nina allait rompre avec tout
cela, avec le théâtre des pauvres. Elle dirait non à son
père. Et partirait, s’arrachant aux brumes et aux
brouillards des pauvres, pour connaître les lumières des
riches.

Chéreau vient de Strehler. Dans ses premiers spec¬


tacles, il avait aussi banni de la scène toute vapeur, tout
flou et toute fumée. Mais son théâtre n’en resta pas long¬
temps au midi parabolique de l’histoire, selon Galileo
Galilei. Il choisit l’aube (dans Murietta) ou la nuit (dans
Tôlier et Massacre à Paris). La brume ou les brouillards.
De la terre d’un nouveau monde dérisoire (Murietta) ou
des canaux qui charriaient les cadavres de la Saint-
Barthélemy montèrent des vapeurs. La fumée allait

91
reconquérir le plateau. Peut-être n’est-ce point un hasard
si, alors, Chéreau se tourna vers l’opéra.
Le temps des grandes clartés était passé.

Qu on se souvienne de la rue Gay-Lussac, le matin du


11 mai 1968. A l’aube, la aie défoncée, des éboulis de
pavés, des débris de barricades, les carcasses noircies
des voitures incendiées... et sur tout cela, un brouillard
âcre, gris et jaune, qui vous faisait venir les larmes aux
yeux : les restes des gaz lacrymogènes dont la police
avait, toute la nuit, arrosé les manifestants. Un tableau de
notre (nouvelle) histoire.
Quelques années plus tard, le finale de La Cagnotte
de Labiche montée par Peter Stein à la Schaubühne de
Berlin-Ouest. Lin carreau des Halles transformé en scène
de barricades, les cageots effondrés et éventrés, les fruits
et les légumes jonchant le sol, quelques amoncellements
de pavés... et là-dessus, la brume d’un petit matin de
Paris. La comédie après le drame. Et une jubilation de
théâtre.

Parlons, peut-être, de deux fumées de théâtre. L’une


vient de la terre, des choses. La grande utopie historique
a du plomb dans l’aile. Restent des utopies modestes
quotidiennes, hésitantes. Elles s’enveloppent de brumes!
Elles se nourrissent d’instants et de fragments. Elles se
cherchent dans la vapeur d’un plat chaud, tendu à point
nommé, ou dans la fumée d’un feu autour duquel,
passagèrement, se regroupent et se réconfortent des
voyageurs à bout de forces. Cette fumée-là est matière et
objet de récit.
L’autre s’empare de la scène. Elle la “dénaturalise”.
Elle en noie les contours et les objets. Elle l’ouvre à l’illi¬
mite. Elle la rend aussi incertaine, illusoire. Elle redouble
le theatre au point, parfois, de l’exténuer. C’est de nou¬
veau, mais plus subtile et plus envahissante à la fois, la

92
vieille fumée de l’opéra. Peut-être ne nous dit-elle plus
aujourd’hui que le feu qui a consumé cet art-là.

Une invention, inoubliable, de Chéreau : la fumée du


“saut du fossé”, dans La Dispute. D’un côté, avançant
dans la salle, le petit podium aménagé comme un
cabinet de physique du XVIIIe siècle, où de nobles
personnages dissertent sur “l’éducation d’un prince” ; de
l’autre, sur le plateau, le domaine du Prince, ce lieu
d’une éducation sans précédent. Entre les deux, il y a le
fossé. Un fossé peuplé, ce n’est pas non plus un hasard,
d’instruments de musique (ou, du moins, de pupitres),
ceux d’un orchestre d’opéra sans instrumentistes. Voilà
que, au moment où le Prince et sa suite s’apprêtent à
passer d’un lieu à l’autre, du discours à la représentation,
cette fosse s’emplit de fumée. Elle devient ravin. Il faut la
franchir sur une simple planche, à grand risque, parmi
les nuées qui s’en échappent. Comme si pour devenir
théâtre, le dialogue philosophique devait traverser un
rideau de fumée. Perdre son assurance, ses certitudes.
Faire l’épreuve de l’égarement et de la fragilité.
Ici, la fumée est proprement une mise à distance. Elle
institue le théâtre. Mais celui-ci doit aussi la percer, la
vaincre et, pour finir, la dissiper.

Une gageure : imaginons un Wagner sous la lumière


de midi et un Brecht perdu dans la brume.

La fumée comme tentation : elle bouche les trous de


la représentation. Elle unifie ce qui devrait rester séparé.
Elle jette de la poudre aux yeux.
La fumée comme ponctuation : elle prélude à la re¬
présentation, elle la suspend, elle la troue. Elle nous in¬
cite à voir.
. ' k
LE PIÈGE DES IMAGES

C’est avec Le Regard du sourd de Robert Wilson, au


festival de Nancy, puis à Paris, en 1971, que cela a
commencé : l’image — ce que Wilson appelait “de la
peinture à trois dimensions” - a conquis la scène. Et
l’on s’est mis à parler d’un théâtre d’images par oppo¬
sition à un théâtre de texte. Certes, cette “révolution”
était dans l’air. Plus de dix ans auparavant, extrapolant
la leçon du Berliner Ensemble, Roger Planchon se
plaisait à distinguer entre l’écriture scénique et l’écritu¬
re dramatique, celle-ci étant le fait de l’auteur, celle-là
du metteur en scène. Mais ce qu’il construisait sur la
scène, avec l’aide de René Allio, c’était une “machine à
jouer”. Moins une image qu’une architecture. Et les
acteurs y gardaient leur autonomie. Dans Le Regard
du sourd, le jeu n’était plus là que pour nourrir les
images. C’est ce que Stefan Brecht, le glossateur de
Wilson, définissait comme “la subversion du drame et
de la fable en imagerie1”.
Depuis, ce théâtre d’images a proliféré. Les scènes
donnent dans le trompe-l’œil. Elles lorgnent du côté des
peintres à la mode : on ne monte plus un romantique
allemand sans faire référence à Caspar David Friedrich
et toute pièce actuelle doit payer son tribut a
D'hyperréalisme”, entre autres à Hopper... Elles flirtent
avec les photographes dans le vent. Mieux : dans les
l cf. “L’Art de Robert Wilson” par Stefan Brecht, traduit de 1 anglais par
Françoise Gaillard, dans Le Théâtre 1972. 1. “Bob Wilson”, Christian
Bourgois éditeur, p. 95.

95
spectacles-parcours, spectateurs et acteurs partagent la
même condition : ils explorent le lieu, ils se perdent
dans l’image.

nFS]MArK Certes> ce«e quête du visuel, voire


fntkf ft t ps d une matenalite sensible, nous a
valu de beaux moments de théâtre.
Robert Wilson a réussi à transformer la scène de nos
vieux théâtres à l’italienne en caverne d’Ali-Baba de
notre âge scientifique. André Engel, Bernard Pautrat et
Nick Rietti ont, d'Un week-end à Yaïck à Delllnferno,
confronté (sans les confondre) un lieu et une fiction, au
point de nous faire, parfois, douter de notre propre iden¬
tité de spectateur... Au festival de Nancy, en 1977, dans
Pig, child, fire du Squat Theatre (un groupe d’origine
hongroise qui, après avoir séjourné aux Pays-Bas, s’est
fixé à New York), qui se déroulait dans la vitrine d’un
magasin, avec la rue comme toile de fond, “la matière
même du spectacle2” était, comme le rappelle Georges
Banu, la confrontation de plusieurs espaces (salle/rue),
de plusieurs regards (spectateurs, passants, télévision)”.
En juillet 1983, au festival de Santarcangelo, près de
Rimini, dans le tohu-bohu bavard des post-avant-gardes,
ce qui nous toucha au cœur (car le “cœur” était le thème
du festival), ce fut le bref Spazio délia quiete (l’Espace de
la tranquillité) du Teatro délia Valdoca. Là, il n’y avait
que deux corps en mouvement, unis, à la hauteur des
yeux, par un fil coloré. Entre eux, sur une alternance de
silences et de musique de Bach, se tissait toute une
geometrie de regards : des ébauches d’images, inspirées
des dessins scientifiques de Léonard de Vinci... Le
theatre-danse”, celui de Pina Bausch, par exemple,
repose aussi sur des images qu’il varie, détruit et recons¬
truit obsessionnellement.
Toutefois, la cohabitation de l’image et du texte n’est
pas toujours paisible ni féconde. Parfois ils demeurent

1984
U84. ncfLl^éntre,f S°niv
Cf. La ville et ses S ^ et
lieux” SeC0UVS Par
la note 17,GeorSes
p. 210. Paris, Aubier

96
:i trop étrangers l’un à l’autre pour fonder une action
I théâtrale ; parfois ils ne font que se répéter ou s’annuler.
» La représentation y perd toute cohérence ou rabâche.
Deux spectacles (1984) en témoignent. Le Dîner de
‘i Lina nous fait assister à une soirée chez des cadres de
l’industrie qui “font” dans le veau aux hormones. C’est
un tableau de mœurs grotesque qui vire au jeu de
! massacre. Une “parlerie” où les mots l’emportent sur les
personnages. Cela rappelle aussi bien La Noce chez les
\ petits-bourgeois de Brecht que “Vitrac, Tchékhov ou
Labiche” à quoi se réfère l’auteur, Philippe Minyana, qui
ajoute : “C’est du heurt des mots, des phrases de chacun
des personnages qui se rencontrent sur cet espace, que
| naît l’explosion, la situation de crise.” Or, dans le spec-
; tacle du Théâtre du Labrador, cette explosion ne se

I : produit pas. Voulant fuir tout naturalisme, Stéphanie


Loïk, qui l’a mis en scène, a dilaté ce Dîner aux dimen¬
sions d’une cérémonie multi-médiale. Le salon bourgeois
j y tient de la piste de danse et du hall d’un aéroport. A
l’arrière-plan, sur un écran, défilent des vues de mer. Des
faisceaux de lumière hachent le plateau. Des bouffées de
rock achèvent de démantibuler cette soirée de cadres.
Ainsi, rien ne vient plus des mots. Ceux-ci sont comme
perdus dans ce lieu abstrait et agité. Les personnages
eux-mêmes sont astreints à une exténuante chorégra¬
phie. Ce qui, dans le texte de Minyana, est surprenant et
cocasse se trouve désamorcé. On y parle beaucoup,
jusqu’à la nausée, d’odeurs. Or, le spectacle de Stéphanie
Loïk est, étrangement, aseptisé. Jeux de lumières et effets
sonores y agissent comme des détersifs. “Toute cette vie
de famille, leurs habitudes, les odeurs” dont parle Philip¬
pe Minyana en sont absentes. Reste un ballet mécanique.
Un défilé d’images format cinémascope et une bande
sonore.

Pour Great Britain, le traducteur, Fran-


un cloaque çGis Régnault, et l’adaptateur-metteur
en scène, Jean-Hugues Anglade (“l’homme blessé” du
film de Chéreau), ont, de leur propre aveu, reconstmit

97
Y Edouard II de Marlowe selon la perspective du décor
d’Olivier Peduzzi : “celle dont les canaux de ce décor se
rejoignant à l’infini au-delà d’un petit pavillon rouge et
jaune nous donnent une image visible”. Occupant près
de la moitié de la salle, cet ensemble de canaux, presque
labyrinthique, sur lequel veille une haute maison jaune
aux volets rouges, est d’évidence un mauvais lieu. Il dit
d’emblée la séparation, l’échec, la mort. Peu à peu, il va
être envahi par l’eau. Il devient cloaque. Le cul-de-basse-
fosse où sera assassiné le roi Edouard. Dans un tel lieu,
les enjeux des personnages de Marlowe paraissent déri¬
soires. On ne lutte plus pour la couronne. Au mieux, on
se l’arrache. L’amour même y a un goût de vase et de
mort. Tout est joué d’avance. De plus, cet espace conver¬
tit les acteurs en pantins, en pions manipulés par une
main invisible. Leurs voix se perdent et nous parviennent
à grand-peine, leurs corps sont condamnés à l’impuissan¬
ce : ils n’ont pas de prise sur ce paysage de théâtre. Le
drame se réduit à quelques courses éperdues dans le
labyrinthe, à quelques affrontements parmi le clapotis de
l’eau qui ne saurait tarder à tout envahir, et à une émou¬
vante étreinte d’Edouard et de Gaveston (l’un et l’autre
fatigués, vieillis, hirsutes : une belle idée de ne pas en
avoir fait des adolescents conquérants). Avec, en fond
sonore, des vrombissements de musique hollywoodien¬
ne, comme autant de points d’orgue dans la dérision.
En l’occurrence, peu m’importe que Jean-Hugues
Anglade ait ou non respecté la lettre de Marlowe. Je ne
proteste même pas contre le fait d’avoir transformé cette
histoire de rois en un règlement de comptes entre
voyous. L’ennui, c’est que, une fois le lieu exploré, une
fois l’image posée, celle d’un monde en perdition, clos
sur son inévitable déchéance, l’action de Great Britain
ne peut que ressasser cette malédiction. Ici, l’image
bloque le théâtre. L’histoire (au double sens du mot : la
fable et la vie) ne passe plus. Il n’y a plus rien à jouer.
Tout n’est que répétition.
C’est que l’image et le texte ne font pas naturellement
bon ménage. Sans doute ne faut-il pas choisir entre l'un
et l’autre. On peut jouer sur leurs différences, au lieu de

98
les confondre ou de les opposer. Sinon, c’est l’acteur qui
risque d’en faire les frais. Et avec lui, un certain plaisir du
spectateur : celui de voir se dérouler une action théâtrale
qui ne soit pas univoque et qui, donc, appelle son inter¬
vention (intellectuelle ou affective, s’entend). Au début
du XIXe siècle, alors que fleurissaient les panoramas et
autres dioramas, Théophile Gautier avait prophétisé que
“le temps des spectacles purement oculaires était venid”.
Ne tombons pas dans le même piège.

3. Cité par Marie-Antoinette Allévy : La Mise en scène en France dans


la première moitié du dix-neuvième siècle, Paris, Librairie Droz, 1938.
Repris dans Slatkine Reprints, Genève, 1976, p. 61.
>
. • .
*
SANS ENTRACTE ?

Le théâtre parisien vient de battre un record : celui du


plus long spectacle sans entracte. La Trilogie du
revoir de Botho Strauss montée par Claude Régy, au
Théâtre des Amandiers de Nanterre (1981), dure
quelque trois heures et quart d’affilée. La représenta¬
tion est annoncée pour 20 heures 15 ; elle commen¬
ce effectivement à la demie et se termine, sans la
moindre interruption, à minuit moins dix. Certes,
cette Trilogie est loin d’être ennuyeuse, mais une
aussi longue station assise n’en est pas moins une
épreuve qui frôle la torture1.
Sans doute faut-il que la représentation ne se termine
pas trop tard, à Nanterre, pour que les spectateurs pari¬
siens (plus nombreux que les nanterrois) ne ratent pas le
dernier R.E.R. On sait aussi que, après minuit, les techni¬
ciens ont droit à des heures complémentaires qui
accroissent lourdement les dépenses. Mais il n’y a pas
que des raisons matérielles ou financières à la suppres¬
sion de l’entracte. Celle-ci est en passe de devenir la
règle.
La réduction du nombre et de la durée des entractes
date, il me semble, d’une trentaine d’années. Elle est
allée de pair avec le développement du “théâtre po¬
pulaire”. Il fallait raccourcir les soirées théâtrales et

1. Singulièrement pour les fumeurs (dont je suis) en état de manque,


passé deux heures de privation.

101
i

permettre aux travailleurs, qui logent en banlieue2 plus


souvent que dans Paris, de ne pas rentrer trop tard chez
eux. C’est pour cela que, en 1955, Vilar fit commencer les
spectacles du T.N.P. à vingt heures au lieu de vingt et
une heures. Mais l’entracte avait aussi mauvaise réputa¬
tion : il sentait la frivolité et la mondanité bourgeoises. Je
me souviens d’une époque, pas si lointaine, où, à la
Comédie-Française, il n’y en avait pas moins de deux par
soirée : l’un entre le troisième et le quatrième acte de la
pièce de résistance, et l’autre entre celle-ci et la petite
pièce qui la précédait ou la suivait. A l’opéra, la durée
des entractes excédait souvent celle du spectacle : lors
d’une représentation d'Hernani par l’Opéra de Rome,
j’eus droit, moyennant un intervalle, comme disent les
Italiens, de trente à quarante minutes entre chaque acte,
à deux heures d'interruption contre une heure et demie
de Verdi. Ne fallait-il pas avoir le temps de se rendre
visite de loge à loge, de se montrer, de voir et d’être vu ?
Au XIXe siècle, le théâtre tenait de la maison de rendez-
vous. Alors, le spectacle de la salle l’emportait souvent
sur celui de la scène. Relisons Balzac (Splendeur et
misère des courtisanes) ou Zola {Nand).

Il n’en est, bien sûr, plus ainsi. On


une question rogna donc sur la part de l’entracte.
de structure MaiS faut-il supprimer celui-ci ? Passe
encore pour certaines œuvres : une tragédie grecque,
par exemple, souffre mal d’être interrompue. Kleist eut
probablement raison de suspecter Goethe d’avoir voulu
provoquer l'échec de sa Cruche cassée lorsque, repré¬
sentant celle-ci à Weimar, il la coupa d’un entracte.
D’autres œuvres, au contraire, appellent une ou plusieurs
interruptions : elles ont été construites, précisément, sur

2. En 1957, dans une “réponse à Jean-Louis Barrault”, Vilar notait : “Le


public de la banlieue parisienne (le P.B.P.), le public de ce Paris qui est
plus grand que Paris est un des meilleurs publics qui soient au monde.
Paris compris, évidemment." (cf. Le Théâtre, service public, présenta¬
tion et notes d'Armand Delcampe, coll. “Pratique du théâtre”, Paris,
Gallimard, 1975, p. 199.)

102
de telles ruptures. Elles supposent un suspens de
l’action, une pause (les Allemands nomment l’entracte
die Pause). Que des motifs d’ordre matériel (changement
de décor, etc.) aient rendu cette pause nécessaire à une
époque où l’on ne connaissait pas la scène cinétique et
où l’on ne pouvait guère procéder à des transformations
à vue... cela explique, sans doute, la construction de
bien des œuvres dramatiques (surtout les mornes “pièces
bien faites” du XIXe siècle). Une telle construction n’en
demeure pas moins, avec ses exigences - dont (intervalle
ou la pause. Ne pas marquer d’arrêt entre le premier et le
second acte d En attendant Godot serait aussi contraire à
l’économie, à la respiration et au sens de la pièce de
Beckett que de pratiquer une coupure arbitraire dans
Huis clos de Sartre ou dans Fin de partie. Pour ce qui est
de La Trilogie du revoir, Botho Strauss a prévu expressé¬
ment trois types de transition différents : deux qui main¬
tiennent l’enchaînement par un “noir” ou un “change¬
ment de plan”, l’autre qui institue une coupure (entre
chacune des trois parties de la pièce, il est prescrit :
“rideau”). Or, s’il respecte les liaisons, Claude Régy
gomme les interruptions. Il rétablit une continuité là
où, précisément, il y a discontinuité.

Pourquoi donc, aujourd’hui, ce déni


LIBRES de l’entracte ? Deux hypothèses vien¬
OU PÉTRIFIÉS ? nent à l’esprit. L’une tient à ce que
j’appellerai une “épicisation” du spectacle théâtral. La
représentation rêve de la continuité de l’épopée, du ro¬
man ou du film. Elle refuse la fragmentation rigide en
scènes ou en actes. Elle veut être comme un fleuve clans
lequel le spectateur puisse, à son gré, se plonger.
Certains grands spectacles brechtiens étaient construits à
cette image - par exemple Le Cercle de craie caucasien
dont Brecht remarquait qu’il vaudrait mieux ne le voir
que par fragments et, chaque fois, d’un point de vue
différent. Mais alors il faudrait que, matériellement, le
spectateur ne soit pas bloqué sur une position fixée à
l’avance et immuable : il devrait avoir la possibilité, le

103
loisir, d’aller et de venir, de bouger, de modifier sa
distance et son attention par rapport à un spectacle
continu. Tout comme le lecteur a celle de poser et de
reprendre le livre, ou le téléspectateur celle de vaquer à
ses occupations personnelles devant l’infatigable écran
de sa télévision.
L’autre hypothèse est, hélas, plus plausible. Elle re¬
pose sur la conviction que la représentation théâtrale
serait une chose trop sérieuse, sinon sacrée, pour souffrir
d’être interrompue. Une messe ne supporte pas d’en¬
tracte (encore qu’elle comporte bien des “numéros”
différents). Un spectacle qui prétend au rituel, à la céré¬
monie, non plus. Il lui faut intimider, voire pétrifier ses
spectateurs. Les obliger à rester assis, immobiles et silen¬
cieux, pendant quelques heures, c’est un début de pétri¬
fication. On met, le plus longuement possible, les spec¬
tateurs en posture d’admiration, d’écoute respectueuse :
l’admiration devrait s’ensuivre. Nous voilà en pleine
méthode Coué !
Or, le théâtre n’a rien à gagner à de tels procédés. Ce
n’est pas en ligotant son public sur des fauteuils ou sur
des bancs (souvent impropres à la station assise) qu’il
s’attachera ce public. Au contraire. Il n’a pas à être un
lieu de contrainte, moins encore d’incommodité ou de
souffrance. Ses praticiens, gagnés souvent par une
espèce de sado-masochisme (qui se donne aussi libre
cours dans la conduite des acteurs), l’oublient trop : le
théâtre doit être, d’abord, un espace de convivialité. Vilar
ou Ariane Mnouchkine qui ont pourtant rompu avec
bien des usages “bourgeois”, dont les fauteuils de pe¬
luche et la prolifération des entractes, le savaient :
1 accueil du public, une certaine liberté de mouvements
de celui-ci... ont fait partie de leurs premiers soucis.
Effectivement, le public s’est toujours senti à l'aise dans
les hangars de la Cartoucherie (où il peut se restaurer à
peu de Irais et se détendre) ou, autrefois, dans les
couloirs de Chaillot dont la nudité marmoréenne était
réchauffée par l’atmosphère festive du T.N.P. Maintenant,
dans bien des théâtres, il n'y a plus, monolithique et
fermé sur soi, que le spectacle. Quand on y entre, il faut

104
tout oublier du reste - et même de soi, de son propre
corps. Peut-être est-ce trop exiger du spectateur : il n’a
pas forcément une vocation d’ascète. Assurément, ce
n est pas attendre assez de lui. Un spectacle ne vit que
d’échanges entre la scène et la salle ; il appelle le
dialogue. A l’entracte, le spectateur prend la parole. Le
théâtre n’a que faire d’hôtes paralysés et muets.
LE RÊVE DE LA FÊTE

Chaque été, le théâtre court après la fête. Les festivals


pullulent. Ils ne sont pas faits seulement pour présenter
des spectacles. Parfois, ceux-ci y sont franchement mé¬
diocres. On ne les tolérerait pas, durant l’année, dans
une salle close, au terme d’une journée de travail. Mais,
le plein air et les vacances aidant, les festivaliers ont de
l’estomac : ils gobent tout, ou presque. Car ce qui
compte, c’est d’abord d’être ensemble et d’être ailleurs.
Et qu’on ait le sentiment que toute une ville se met à
l’unisson. Comme le constate un habitué du festival
d’Avignon : “Avignon prend la couleur du festival pendant
un mois, et il devient Festival... C’est quand même assez
caractéristique d’Avignon ça... Tout se transforme pour le
Festival : les mes deviennent une continuation de notre
action, les quelques espaces, cloîtres, églises, cours,
deviennent tout d’un coup des espaces scéniques1.”

La fête est un vieux rêve du théâtre.


un divorce N’invoquons pas ses origines reli¬
gieuses mythiques. Contentons-nous de nous souvenir
des Dionysies grecques : là, en effet, fête et théâtre ne
faisaient encore qu’un, “le culte dionysiaque, remarque
Roland Barthes, étant présent dans les coordonnées du

1. Cf. Les Publics du festival d’Avignon, étude réalisée pour le compte


du ministère de la Culture et du festival d’Avignon, par Nicole Lang,
avec la participation de Brigitte et Christian Miquel, Paris, La Documen¬
tation française, p. 58.

107
spectacle (temps et espace), non dans sa substance2”.
Depuis, ils se sont bel et bien séparés. C’est que la fête
suppose une participation active de tous, alors que le
théâtre repose, au contraire, sur une division entre
acteurs et spectateurs. Nul mieux que Jean-Jacques
Rousseau n’a fait le partage entre l’un et l’autre. Dénon¬
çant dans sa Lettre à d’Alembert, le comédien dont “l’art
(est) de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que
le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se
passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce
qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait
réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de
prendre celle d’autrui” et dont, en conséquence, “l’esprit
qu’il reçoit de son état” ne saurait être qu’un “mélange
de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d’indigne
avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de per¬
sonnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme
qu il abandonne ’, Rousseau appelait à proscrire le
théâtre de la République de Genève. En revanche, il
réclamait des fêtes : “C’est en plein air, c’est sous le ciel
qu il faut vous rassembler et vous livrer au doux senti¬
ment de votre bonheur (...) Que le soleil éclaire vos
innocents spectacles ; vous en formerez un vous-mêmes,
le plus digne qu’il puisse éclairer. Mais quels seront les
objets de ces spectacles ? Qu’y montrera-t-on ? Rien, si
l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le
bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un
piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et
vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les
spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ;
faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin
que tous en soient mieux unis.”
Au XIXe siècle, le divorce entre fêtes et spectacles
parut consommé. D un côté, les commémorations natio¬
nales et les expositions universelles. De 1 autre, un théâtre
qui se professionnalisa et s’enferma dans de somp¬
tueux bâtiments. Mais la rupture était moins tranchée
qu elle ne le semblait. Nos 14 Juillet ont toujours eu deux
2. Cf. Le Théâtre grec" dans L'Obvie et l’obtus. Essais critiques III
Paris, Le Seuil, coll. “Tel Quel”, 1982, p. 69.

108
visages : dans les bals nocturnes, le peuple est tout
autant acteur que spectateur, tandis que, le lendemain
matin, il se contente de regarder le défilé militaire et, le
cas échéant, d’applaudir. Et le théâtre voulut être une
fête, à lui tout seul. Ecoutons Charles Garnier, l’architecte
de l’Opéra de Paris, évoquer l’édifice dont il rêvait : “A
chaque étage, les spectateurs accoudés aux balcons
garnissent les murs et les rendent pour ainsi dire vivants,
pendant que d’autres montent ou descendent, et ajoutent
encore à la vie (...) La lumière qui étincellera, les toilettes
qui resplendiront, les figures qui seront animées et
souriantes, les rencontres qui se produiront, les saluts qui
s’échangeront, tout aura un air de fête et de plaisir3.”
Nous n’en sommes plus là maintenant. Dans sa
pratique courante, le théâtre n’a plus grand-chose de
festif. Il vise plutôt au laboratoire. Le “Théâtre-labora¬
toire” de Grotowski n’a-t-il pas, quelque temps, fait
figure de modèle ? Les bâtiments fastueux selon Garnier
sont tenus en suspicion. Parmi les théâtres construits
récemment, le plus perfectionné, le nouveau siège de la
Schaubühne am Lehniner Platz, à Berlin-Ouest (son
enveloppe architecturale est un immeuble commercial,
le fameux Mendelsohnbau, réalisé dans les années
vingt), ressemble plus à une clinique chirurgicale qu’à un
opéra du siècle passé. Il ne dispose ni d’un restaurant, ni
d’un véritable foyer. A l’entracte, les spectateurs doivent
se contenter d’un simple promenoir vitré où il est, pour
ainsi dire, impossible de s’asseoir. Là, tout est fait pour le
spectacle, rien pour ce qui l’entoure. Nous ne connais¬
sons que trop de salles, granges ou vieux garages, où
être spectateur touche au supplice : sur leurs bancs
étroits, on se croit plus au piquet qu’à la fête. Ce n’est
pas toujours une question d’argent : dans la seconde
salle du Théâtre des Amandiers de Nanterre, le specta¬
teur de Combat de nègre et de chiens ou de Créât
Britain était en pénitence : face à une arche d’autoroute
ou à un labyrinthe de canaux et d’écluses, il n’avait
droit qu’à une planche ! Comme s’il devait payer de sa
3. Cf. Garnier Charles : Le Théâtre, Paris, Librairie Hachette, 1871, p.
85-86.

109
personne, en l’occurrence de ses reins ou de son posté
rieur, le privilège d’être au théâtre4...

Le rêve de la fête est, pourtant, loin


LE FESTIVAL
d’être exorcisé. En témoigne la mul¬
COMME PARADOXE
tiplication des festivals d’été, liée,
aussi, à l’extension des congés payés, du “temps libre” et
du tourisme - sans compter le goût croissant pour les
loisirs dits culturels. Là, on touche au paradoxe.
Comment une activité théâtrale de plus en plus divisée,
voire atomisée, et repliée sur elle-même, va-t-elle faire
face à cette exigence de grand rassemblement et d’ou¬
verture que suppose toute fête qui n’est pas seulement
privée ? Comment le laboratoire peut-il affronter le
plein air ?
Le festival d’Avignon illustre un tel paradoxe. Il n’a
cessé de se développer. Il attire maintenant plus de cent
trente mille festivaliers, chaque année. Mais son caractère
a changé. Autrefois, le cœur du festival, c’était la cour du
palais des Papes qui, jusqu’en 1967 (soit pendant vingt
ans), fut le seul lieu des représentations. Maintenant le
festival officiel - le “In” comme on l’appelle - se disperse
dans une quinzaine d’endroits, parmi lesquels le bâti¬
ment traditionnel par excellence : le Théâtre Municipal.
Et le “Off”, qui ne présente pas moins de deux cents
spectacles, s est répandu dans une cinquantaine de salles
ou de préaux de fortune. La cour du palais, elle, a été
iéaménagée : elle y a perdu près de la moitié de ses
places (reconnaissons-le : certaines étaient fort mauvaises)
et ressemble presque, maintenant, à un théâtre. Elle n’est
plus tout à fait l’âme du festival. Il lui faut des monstres,
de grands spectacles. Hors du Soleil et de certaines
compagnies de danse, rares sont les troupes qui peuvent
s y sentir à 1 aise. La fête s’est donc morcelée. Par l’écla¬
tement, la prolifération, elle cherche à compenser
ce quelle a perdu : à savoir le sentiment d’une large

4. Cette tendance se renverse-t-elle ? Les plus récents de nos théâtres se


préoccupent de nouveau du confort du spectateur. Le Théâtre de la
Colline (1987), par exemple.

110
communion, l’évidence d’une représentation où, comme
l’écrivait Alfred Simon des spectacles avignonnais de
Vilar, se réalise “l’unité contradictoire de l’utopie et de la
tragédie” qui est, selon lui, le signe même de la fête5.
En 1984, le festival s’est même donné un autre cœur.
Non la cour, mais l’hospice Saint-Louis où se tenait la
grande exposition organisée sur le thème d’ensemble de
la manifestation : Le Vivant et lArtificiel. Là, dans un
incroyable pandémonium, presque surréaliste, voisi¬
naient des animaux vivants et des bêtes empaillées, des
essences naturelles et des végétaux artificiels, des
parfums synthétiques et des miasmes organiques, des
mannequins et des hologrammes, des comédiens et des
marionnettes, voire des robots..., sans omettre “la
cuisine remise en état de marche et végétalisée” ni “le
musée Spitzner avec ses curiosités, ses particularités
monstrueuses (cire, plâtre, carton, peau, etc.)”. Et l'on se
souvenait que cet ancien couvent, très beau dans son
architecture du XVIIe siècle, avait été un hospice de
vieillards. Tout y rappelait le “mouroir”.
Du coup, la fête prenait une allure à la fois scienti¬
fique et funèbre. Elle rassemblait des travaux de labora¬
toire dans un lieu qui était un vestibule de la mort. Tout
le festival s’en ressentait. Peut-être la fête théâtrale,
aujourd’hui, a-t-elle un goût de deuil.

5. Cf. l’intéressant essai d’Alfred Simon : Les Signes et les songes. Essai
sur le théâtre et la fête, Paris, Le Seuil, coll. “Esprit”, 1976, p. 13-
'
L’ILLUSION DE L’OPÉRA

Il n’y a pas si longtemps - une vingtaine d’années au


plus - le théâtre et l’opéra s’ignoraient superbement.
Leur public n’était pas le même, leurs pratiques diffé¬
rentes voire opposées. Ici régnait le chant et là le texte ;
ici la convention, là un semblant de naturel. Les chan¬
teurs ne se préoccupaient que de leurs notes et les
comédiens que de leurs personnages. Certes il y avait
quelques exceptions : Maria Callas jouait La Traviata
mieux qu’Edwige Feuillère La Dame aux camélias et un
comédien comme Alain Cuny chantait Tête d’or autant
qu’il l’interprétait... Mais cela frôlait l’hérésie et le public
ne suivait pas toujours. A Milan vers 1955, les habitués
de la Scala préféraient encore la Tebaldi à la Callas...

Depuis, les choses ont, heureuse-


une fascina il on ment;j changé. L’opéra est devenu à
mutuelle }a mocje. Les jeunes s’y pressent. Les
intellectuels en glosent. Il fait appel, massivement, aux
metteurs en scène de théâtre. Visconti et Strehler en
Italie, Felsenstein et Rennert en Allemagne (où la coupure
était moins profonde qu’ailleurs : opéra et théâtre y ont
toujours cohabité dans les grandes bâtisses municipales)
avaient été des pionniers. Aujourd’hui, de Vitez à Gildas
Bourdet, de Ronconi à Grüber, de Savary à Bayen, tous
nos réalisateurs de théâtre cèdent au chant des sirènes de
l’opéra. Seuls Mnouchkine et Planchon s’y refusent
encore. Et il faut être Patrice Chéreau - c’est-à-dire le

113
metteur en scène qui a conjugué avec le plus de rigueur
leurs exigences parfois divergentes - pour émettre quelques
doutes sur le ravalement du théâtre lyrique par le théâtre
tout court : “En fait, j’ai vu peu de spectacles [d’opéra] qui
m’ont apporté quelque chose, à part ceux de Strehler. Il y a
trop de gens qui font de l’habillage, et pas de la mise en
scène, et qui ne travaillent pas avec les chanteurs1.”
Dans son coin, le théâtre rêve de l’opéra. Plus souvent
que de raison, il lui emprunte son pathos. Les enregistre¬
ments de la Callas ont été mis à toutes les sauces. C’est
peut-être Chéreau qui a commencé : sur l’arène de sable
de son Richard 7/(1970) où le roi-enfant et l’usurpateur
se mesuraient en un combat inégal, retentissait la voix
rauque, voilée, éperdue de la Callas. L’effet était saisis¬
sant. On l’a répété à satiété. Par Callas interposée, bien
des spectacles indigents ont sollicité notre émotion : le
chant tourne au chantage.
La fascination de l’opéra ne s’épuise pas dans de telles
citations. Elle est plus profonde. Elle hante bien des
mises en scène théâtrales. Georges Lavaudant disait de
son Richard III (1984) qu’il l’avait conçu autour d’un
acteur et pour lui : Ariel Garcia-Valdès. Comme un
hommage à ce comédien avec lequel il a toujours
travaillé. C’est un fait : Ariel Garcia-Valdès domine de
tout son charme, ici contrefait, et de tout son talent
histrionique, le spectacle. Mais ce Richard III prétend
aussi à l’opéra. Tout y vaut pour le groupement, pour le
mouvement global, pour l’image. Les affrontements
entre individus paraissent dérisoires. Ce qui compte,
c’est le tableau d'ensemble, la manière d’occuper
l’espace, la façon de défiler. Autour de Garcia-Valdès, les
comédiens se font marionnettes. Un moment, la lumière
stromboscopique décompose leurs gestes... Comme si
on ressassait un cérémonial réglé une fois pour toutes. Et
une bande-son envahissante brasse ensemble Django
Reinhardt et Carlos Gardel (le tango va supplanter la
Callas !), Stevie Wonder et Sole mio...

1. Cf. les propos de Patrice Chéreau recueillis par Sergio Segalini dans
Opéra international n° 75, novembre 1984, p. 26.

114
Au-delà de la dualité parole-musique, l’opéra se
sépare du théâtre par le statut qu’il réserve au spectacle.
La musique y anticipe celui-ci dans ses moindres détails.
Chéreau le remarquait bien : “Le chant est déjà là. Ce qui
signifie que le rythme est déjà là, les intervalles entre les
répliques sont déjà là.” Il n’y a plus qu’à les “habiter”.
Alors qu’au théâtre, il faut, continue Chéreau, les “inven¬
ter”, chercher “avec les acteurs un chemin, une musique
qui n’est pas tracée d’avance2”.

Or, bien des metteurs en scène,


un spectacle aujourd’hui, agissent en composi-
nocturne teurs. Ils traitent le texte comme un
livret et ils composent leur spectacle comme une parti¬
tion. Au lieu d’acteurs se mesurant à et sur un texte, dans
un espace imaginaire, sous la conduite d’un maître du
jeu, le metteur en scène, ce qu’ils nous offrent, c’est,
dans le meilleur des cas, une vision : l’œuvre de cet
auteur à la seconde puissance qu’ils aspirent à devenir,
où les comédiens se trouvent “pris”, comme les person¬
nages de Tristan dans le flux musical continu de Wagner.
A preuve, L’Illusion au Théâtre de l’Europe (1984). De
cette comédie foisonnante du jeune Corneille, Giorgio
Strehler a retenu, plus qu’“un drame sur le théâtre ou du
théâtre”, l’interrogation sur les lisières incertaines entre le
théâtre et la vie, sur “les rapports entre la réalité (ou la
vérité) et la fiction (ou le mensonge)”. D’où le choix du
titre : non L ’Illusion comique, comme Corneille avait inti¬
tulé sa pièce lors de la création, mais L’Illusion, ainsi qu’il
l’a appelée, tardivement, dans l’édition de son Théâtre de
1660. D’où, surtout, le parti pris de situer cette Illusion
dans “le brun violet d’un contre-jour, d’un contre-monde,
d’un ultime coucher de soleil ou de quelques nuits illu¬
minées par une lune invisible”, comme “un spectacle
nocturne d’ombres”. Du coup, le magicien cornélien,
Alcandre, dont les sortilèges nous font voir l’histoire du

2. Cf. Histoire d'un “Ring”. Bayreuth 1976-1980, par Sylvie de Nussac


et François Régnault, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 71.

115
comédien Clindor et de ses compagnons, gagne en
dimension. C’est sa rêverie qui se déploie devant nos
yeux. Celle d’un mage tout-puissant et, aussi, d’un
vieillard qui n’est pas loin de briser sa baguette de faiseur
d’ombres, comme le Prospero de La Tempête selon
Strehler. De plus, c’est le même acteur, Gérard Desarthe,
qui joue Alcandre et le bouffon Matamore, faisant alter¬
ner l’un et l’autre : la sagesse désabusée et l’histrionisme
le plus débridé se confondent, voire s’annulent. Reste le
songe de Strehler. Et un spectacle conçu précisément
comme une partition musicale où l’ombre et la lumière,
les paroles et les silences, les corps et leurs reflets, les
rochers de la grotte d’Alcandre et les palais ou les forêts
en trompe-l’œil composent un paysage de fantaisie
crépusculaire, dans un brouillard d’apparences et de
faux-semblants. On peut concevoir une autre Illusion,
plus délibérément comique (entendons théâtrale), cons¬
truite sur la jeunesse des comédiens et le “change” des
masques et des passions, une “illusion” du théâtre
comme artisanat. Strehler, lui, entend le théâtre comme
magie et son Illusion nous conduit, d’une main
infaillible, jusqu’à ce point où le théâtre se dissout dans
le chant, où le jeu s’exténue et se perd dans l’image, où
l’action n’est plus qu’un “reflet de reflets”. Doit-on parler,
ici, d’illusion lyrique ?

3. C’est ainsi que Genet définissait le théâtre “dans le monde occiden¬


tal”, ajoutant “qu'un jeu cérémonieux pourrait [le] rendre exquis et
proche de 1 invisibilité” (Lettre à Pauvert, précédant une édition des
Bonnes, Sceaux, chez Jean-Jacques Pauvert, 1954, p. 16).
AU PIED DU MUR
OU LE VOYAGE IMMOBILE1

Il y a longtemps que Klaus Michael Grüber pense à Sur


la grand-route, cette première “étude dramatique en un
acte” d’Anton Tchékhov, écrite en 1885, qui n’a guère été
représentée2 et qui ne figure même pas dans certaines
éditions, dites complètes, de son Théâtre. En 1977, à la
veille du Winterreise (sur le texte de Hyperion de
Hôlderlin), dans le Stade Olympique de Berlin, il men¬
tionnait Sur la grand-route comme l’une des sources
de ce spectacle - avec une lettre de Hôlderlin relatant
son voyage à Bordeaux et une référence à la situation,
alors, d’Ulrike Meinhof et des prisonniers de Stamm-
heim4.

1 Sur la grand-route d’Anton Tchékhov, texte allemand de Peter


Urban, mise en scène : Klaus Michael Grüber, scénographie : Gilles
Aillaud, costumes : Dagmar Niefind, assistance à la mise en scène :
Ellen Hammer, A la Schaubühne (février 1984).
2. Le texte de Sur la grand-route ne fut publié qu’après la mort de
Tchékhov. La censure s’était opposée à la représentation de cette
pièce, jugée “sombre et sordide”. En France, Sur la grand-route fit
l’objet d’un exercice d’élèves, sous la direction d’André Engel, à l’école
du Théâtre national de Strasbourg.
3. Le Théâtre complet de la “Bibliothèque de la Pléiade", tome 1 des
Œuvres d’Anton Tchékhov, l’ignore. Toutefois un texte français (par
Génia Cannac) de Sur la grand-route avait été publié dans Théâtre
populaire, n° 19 du 1er juillet 1956. Il a été repris dans le tome 3 du
Théâtre complet de Tchékhov, à l’Arche, Paris, 1961, et figure mainte¬
nant dans le volume 521 de la collection “Folio”, Gallimard.
4. Cf. un entretien avec Grüber dans II Teatro degli anni settanta :
tradizione e ricerca (Stein, Chéreau, Ronconi, Mnouchkine, Grüber,
Bene) par Franco Quadri, Torino, Giulio Einaudi editore, coll. “La
ricerca critica : cinéma, musica, teatro” n° 13, 1982, p. 272.

117
Il est, en effet, facile de reconnaître dans Sur la grand-
route bien des thèmes ou, plutôt, des figures qui n’ont
cessé de hanter le théâtre de Grüber. Soit, pêle-mêle, le
voyage et l’immobilité, la durée et la fugacité, la clarté et
la nuit, l’attente et le vide, le Paradis et l’Enfer, le faire et
le jouer... Mais ces figures y sont discrètes : elles n’exis¬
tent qu’à l’état de suspension dans le texte tchékhovien
qui garde un statut ambigu, à mi-chemin de la narration
et du théâtre (on sait que Tchékhov a repris là des
éléments de sa nouvelle : En automne). Car Sur la
grand-route n’est encore qu’une esquisse. C’est d’ailleurs
ce mot que retient, en sous-titre, la version allemande :
“Une esquisse dramatique” et non, comme en français,
une “étude”.
En montant Sur la grand-route, c’est sur son propre
théâtre que revient Grüber : il l’interroge, à l’état naissant.

Sur la grand-route : une station le long d’un itinéraire


dont on ne connaît ni le point de départ ni le terme.
Nous sommes dans le cabaret de Tikhone. Mais où et
quand ? Tchékhov ne nous en dit rien. Il y a là des pèle¬
rins qui font halte pour la nuit. A la fin du spectacle, ils
repartiront “sur la grand-route”. L’un d’eux, Sawa,
déclare venir “de loin (...) De la ville de Vologda (...)
C’est après Moscou. Dans un gouvernement... ” et an¬
nonce qu’il va “aux Montagnes Saintes”, puis qu’il ira “à
Odessa" et ensuite “à Jérusalem”. Mais un tel projet est
fallacieux : dès la première réplique, nous apprenons
que Sawa est en train de passer”. Mais il ne mourra pas
là, devant nous. Il repartira avec les autres. Tous ne sont-
ils pas comme lui : leur voyage a-t-il un autre terme que
la mort ?
Face à ces voyageurs, les habitués du cabaret :
Tikhone, le patron, celui qui distribue l’alcool et qui
compte l’argent, Bortzov, un propriétaire terrien ruiné,
qui n a d’autre souci que de se procurer un “prochain
verre”, et Fédia, “un ouvrier d’usine”, qui joue de l’accor¬
déon, échoué là on ne saura jamais comment. Eux, ils

118
semblent condamnés à l’immobilité et à la répétition.
Comme s’ils étaient dans ce cabaret de tonte éternité.
Enfin, une troisième catégorie : les “passants”. Ceux
qui surgissent tout à coup, parlent, boivent, troublent un
moment le sommeil des pèlerins ou la veille des gens du
cabaret, puis repartent : Méric, un vagabond ; Kouzma,
un ancien moujik qui a appartenu au propriétaire
Bortzov ; un postier qui avale un verre sans mot dire... et
Maria Egorovna, la femme qu’a aimée Bortzov et qui l’a
abandonné le jour de leurs noces.
Dehors, c’est la nuit et l’orage. “Au lever du rideau,
écrit Tchékhov, on entend des coups de tonnerre et, par
la porte ouverte, on aperçoit des éclairs.” Dans le spec¬
tacle de Grüber, il n’y a pas de rideau, mais quand la
porte s’ouvre pour laisser entrer ou repartir un passant,
la scène se zèbre d’éclairs et résonne de violents coups
de tonnerre. Pour peu, elle s’en trouverait ébranlée. Ce
cabaret est un ultime et fragile refuge.
Ici, chacun poursuit sa chimère : les pèlerins prient ou
dorment, reprenant des forces pour le voyage ; Fédia
fanfaronne et joue de l’accordéon ; Bortzov se défait de
tout, de son manteau puis du médaillon de la femme
qu’il a aimée, dans l’espoir d’en tirer un verre ; Méric
raconte ses exploits, réels ou imaginaires, et Kouzma
l’histoire de Bortzov et de Maria... tandis que Tikhone
veille sur son argent. In extremis, toutefois, un drame
s’ébauche, avec l’entrée de Maria, devenue une dame de
la ville. Elle refuse de reconnaître Bortzov au milieu de ce
“tas d’ivrognes”, et de le “consoler d’une parole douce”.
Méric lève sur elle sa hache. Mais il “laisse retomber sa
main qui tient la hache”. Et Maria quitte le cabaret,
indemne. Sur la grand-route de Tchékhov se termine là.
Grüber lui ajoute, à la fin de la nuit et de l’orage, le lent
départ des pèlerins.

Rien de plus familier que ce cabaret de Tikhone. Un


peu de paille en recouvre le sol. Au premier plan, revêtus
de longues houppelandes matelassées, blanchâtres, y

119
gisent les corps des pèlerins. On remarquera par la suite
que ces corps sont aussi bien ceux de mannequins que
de comédiens, confondus dans un sommeil qui a l’appa¬
rence de la mort. Au second plan, tout contre le mur, car
le plateau est peu profond, un banc et le comptoir de
Tikhone qui ressemble à un pupitre de maître d’école.
Côté cour, un autre banc. Pas le moindre pittoresque. Ce
cabaret tient de la grange ou d’une pauvre salle de classe
de village. Mais les habitués y sont à leur aise. Ils vont et
viennent parmi les corps étendus. Ils sont chez eux. Et
chacun accepte l’autorité de Tikhone. Il règne sur cette
communauté sans feu ni lieu.
Rien de plus étrange, aussi, que ce petit monde en
marge de toute société, de l'histoire et du temps. Ici, la
nuit n’est pas la nuit : la lumière y est claire et égale. Et la
vie y côtoie la mort. Mannequins et comédiens partagent
le même sort : ce sont, proprement, des gisants. Peut-
être ce cabaret n’appartient-il pas à notre terre. Peut-être
n’est-il qu’une halte sur le chemin des morts.

Une couleur dominante : le blanc. Les houppelandes


des pèlerins les font, je 1 ai dit, ressembler à des gisants
de plâtre (on pense aussi, bien sûr, aux sculptures de Se-
gal). Mais les vêtements de Tikhone et de ses clients s’en
distinguent à peine. Seule une blouse de couleur tranche
sur ces étoffes lourdes, crayeuses, qui sentent le suaire.
Les murs de la scène et ceux de la salle sont, aussi,
blancs. Gilles Aillaud a fait "blanchir à la chaux parois et
plafonds”, tout en conservant “la trace des clous5” et les
éraflures. Comme s’il ne s’agissait là que d’un local
délabré que Ion s est contenté de badigeonner aux
moindres trais, pour y donner quelques représentations
théâtrales occasionnelles, éphémères.
Ce lieu de passage est marqué au sceau du provisoire.
Il est reblanchi à neuf, mais il n’en avoue pas moins sa

5. Cf. “Gilles Aillaud : autoportrait par intermédiaire” de Jean-Pierre


Léonardini, dans Théâtre en Europe, n° 2, avril 1984, p. 111

120
décrépitude. Une fois sèche, la chaux s’effritera vite.
Nulle fiction ne saurait s’y installer trop longtemps.

Toutefois ce blanc est strié, troué de “quelques détails


peints”. Gilles Aillaud commente : “Il y avait une hache
vert émeraude. Une femme portait des gants noirs.
Certains acteurs étaient très maquillés. Le reste était
couleur de muraille. Le public prenait place sur cinquante
chaises rouges, cinquante vertes et autant de bleues6.”
Ajoutons-y le boulier sur lequel Tikhone fait ses comptes :
bleu, blanc, vert et rouge, lui aussi.
Des couleurs pures, naïves. Elles sont posées là, sur ce
blanc crayeux. Elles tranchent. Peintes, aussi, comme celles
d’un jardin d’enfants, les chaises des spectateurs disent le
jeu. Elles annoncent une fête fragile, furtive. Un peu
lointaine.
Les visages de quelques acteurs sont couverts de
taches et de traits de couleur à la façon de ceux des
comédiens d’Extrême-Orient (mais qu’on n’y cherche
pas le fini et la somptuosité des masques peints du
kathakali). Ce sont les “passants” : ils racontent des
histoires. La part de fiction leur incombe. Kouzma, celui qui
fait le récit des amours de Bortzov et de Maria, a le visage
le plus bariolé. Par lui, le drame pourrait se nouer. Kouzma
est le héraut du théâtre. D’un théâtre qui, ici, fera long feu.

Les objets sont d’habitude la pierre de touche de l’illu¬


sion naturaliste. Leur véracité établit celle-ci. Antoine
jouait (par nécessité) dans des toiles peintes, mais le
quartier de bœuf ou la paille de l’étable étaient là, vrais.
Et tout devenait réel.
Grüber renverse cette équation. Ici, les murs sont bel
et bien concrets. Maints objets aussi. Comme la paille qui
recouvre le plancher brut de la scène. Toutefois, certains

6. Ibid., p. 109

121
objets privilégiés sont ostensiblement faux. La hache de
Méric est vert émeraude. Certes, il s’agit bien d’une
hache. Elle pourrait tuer. Mais elle ne s’abattra pas sur le
visage de Maria. Une hache vert émeraude ne tue pas. Le
drame, dans Sur la grand-route, est aussi un jeu.

A plusieurs reprises, Tikhone enflamme une latte de


bois et la fixe sur le mur. Ce brandon qui se consume
effectivement est censé éclairer l’auberge. Or, dans la
lumière blanche que partagent la scène et la salle, une
telle lueur est superflue.
Ce brandon n’est pas là pour un effet d’atmosphère.
Ce qui compte, ce n’est pas sa lueur, c’est qu’il se consume
et qu’il faille, à intervalles réguliers, le remplacer par un
autre. Ainsi, loin de contribuer à l’illusion, il est la marque
de la durée, celle-ci réelle et, proprement, matérielle.
La clarté du lieu et l’immobilité des gisants inscrivent
le cabaret de Tikhone dans une sorte d’éternité. Le geste
par lequel Tikhone met le feu au brandon et la consuma-
tion de celui-ci y réintroduisent un temps concret. Le
mouvement d’un faire.
Maria ayant fait iraiption dans le cabaret, c’est à l’aide
du brandon que Méric éclaire le visage de celle-ci, avant
de la menacer de sa hache. Un instant, tout cristallise. La
flamme, réelle, du brandon illumine la fiction. Le drame
est sur le point de prendre : quelque chose, la mort sans
doute, pourrait avoir lieu. Mais la fiction tourne court.
Maria s en va, comme elle est venue : en coup de vent.
Peut-être cette “action” n’a-t-elle été qu’un rêve. Le brandon
retrouve sa place sur le mur et brûle sans éclairer.

Grüber parle du travail de Gilles Aillaud : “Il va, il


vient. Je le regarde de toutes mes forces. C’est boulever¬
sant et ce n’est rien. Il s’approche d’un mur, gratte avec
1 ongle (...) Ce geste latéral, accompli sur le mur gratté
avec l’ongle, est le plus concret du monde. Je m’en

122
nourris. Rien de brumeux. Une évidence criante. La solu¬
tion adoptée sera la seule possible, irréfutable comme
un théorème. J’aime le moment où j’observe Gilles
Aillaud devant la matière. Cela a une existence concrète,
comme une tache de couleur. C’est intense et, partant,
épuisant. Le bonheur de se taire est à ce prix7”.
Evidemment, Grüber dresse là, aussi, un portrait idéal
de son propre théâtre.

D’une part, la convention scénique affichée comme


telle : les visages peints, les objets coloriés..., et de
l’autre : la matérialité du lieu dans ce quelle a de plus
rugueux, de plus hasardeux aussi : les trous des murs,
les fils électriques visibles, les traces d’un long usage
étranger au théâtre... La représentation est l’occasion de
leur rencontre. D’un échange, peut-être, entre la fiction
et le concret. Je dis bien d’un échange et non d’une
fusion. Car il ne s’agit pas de rendre vraie la convention
ou de théâtraliser le réel. Il s’agit seulement de les
rapprocher l’un de l’autre. Et de susciter par là l’interro¬
gation du spectateur. Sa rêverie également : le songe
d’un univers immédiatement et concrètement intelligible.
Le théâtre de Grüber ne se complaît pas, comme on
l’en a accusé (“le narcissisme, la monomanie de cette
mise en scène8”), dans un splendide isolement. Il ne se
contente pas du cercle enchanté de la scène. Il est un
appel, à mi-voix mais insistant, au regard et à l’écoute du
spectateur. Certes, il ne tient pas pour certaine la
communauté des comédiens et du public. Il fait de son
existence possible la question même de la représentation.

Sur la grand-route est “l’esquisse” d’une telle commu¬


nauté. Une nuit durant, pèlerins, ivrognes et aventuriers,
7. Cf. “Le Bonheur de se taire” de Klaus Michael Grüber (propos
recueillis par Jean-Pierre Léonardini), dans Théâtre en Europe, livrai¬
son déjà citée, p. 99.
8. Cf. le compte rendu critique du Faust-Salpêtrière (1975) par Benja¬
min Henrichs, dans Beruf : Kritiker, “Reihe Hanser”, n° 263, München-
Wien, Cari Hanser Verlag, 1978, p. 92.

123
gens de passage et piliers de cabaret cohabitent, s’écou¬
tent et s’admettent. Ensuite, chacun retrouvera son rôle
et retournera à sa condition. Il ne se sera rien passé.
Sinon cette entente à demi-mot entre des gens faits pour
s’ignorer et condamnés à la solitude. Sinon cette ombre
de communauté sous les pleins feux passagers de la scène.
Comment ne pas y reconnaître la figure même du
théâtre selon Grüber ?

Sur la grand-route ne se donne pas dans l’orgueilleux


bâtiment de la Schaubühne am Lehniner Platz, sur le
Kurfürstendamm, au cœur de Berlin-Ouest. Mais au 7
Cuvrystrasse, non loin du premier siège de la Schaubühne,
dans un ancien cinéma qui sert de salle de répétitions à
la troupe. Nous sommes à Kreuzberg, dans ce quartier de
Berlin qui a été colonisé par les immigrants turcs, à deux
pas du “Mur” (on aperçoit celui-ci, baignant dans une
lumière froide et dangereuse, quand on se rend du métro
à cette salle). Sur la grand-route se joue bel et bien sur
la frontière : celle de Berlin-Ouest, certes, mais aussi
celle d’un mode de vie, celle de nos certitudes. Ici, on
parle une langue étrangère ; ici, on se sent déplacé. C’est
le lieu d’un voyage arrêté. Immobile.

Le théâtre y est, aussi, à l’état d’esquisse. La scène peu


profonde, sans rideau, béante, n’est séparée de la salle
que par une dénivellation d’un mètre à peine. Toutes
deux sont éclairées par la même lumière qui vient du fond
de la salle. Les rangées de chaises ne remplissent pas
celle-ci. Elles sont posées là comme par hasard. Tout
respire le provisoire et l’occasionnel. On pense à quelque
représentation de fortune, improvisée dans la hâte et dans
1 ignorance des impératifs de 1 exploitation théâtrale.
Certes, c’est un leurre. Les spectacles de la Schaubühne
- dont, au même moment, Les Trois Sœurs montées par
Peter Stein et, auparavant, Hamletpzr Grüber, am Lehniner

124
Platz - n’ont rien de hâtif ni d’improvisé : ils font, plutôt,
ostentation de professionnalisme. Mais ce leurre est
constitutif de Sur la grand-route. Sa représentation est
un “geste latéral” par rapport au théâtre.

Grüber remarquait, à propos de Hôlderlin, que le verbe


allemand dichten, qui veut dire “faire de la poésie”, signifie
aussi faction de “rendre les choses denses, d’être dense9”.
Densité n’est pas synonyme d’épaisseur ou d’opacité.
Il ne convient pas d’ajouter, mais de retrancher. Non de
fondre ensemble les mots, les corps et les choses pour
faire un spectacle “total” qui en imposerait par sa masse.
Mais de les détacher les uns des autres pour qu’ils puis¬
sent être saisis isolément, dans ce qui les rapproche ou
les éloigne.
Les objets sont distribués parcimonieusement sur ce
fond de mur blanc. La lampe à huile projette une ombre
très nette ; les verres et les bouteilles alignés sur deux
rayons d’étagère sont comme dessinés au burin, et côté
cour, un mystérieux objet empaqueté (à la manière dont
les pèlerins eux-mêmes sont enveloppés de leurs houp¬
pelandes) fait énigme... Bref, chaque chose est là,
singulière et tranquille. Les comédiens aussi semblent
précautionneux. Ils racontent plutôt qu’ils ne parlent. Ils
disent leurs personnages. Ils les détaillent, avec une
lenteur qui n’exclut pas, parfois, de brusques accès de
violence. Et leurs gestes suspendent leurs mots. Lorsque
Bortzov retire doucement son manteau pour le donner à
Tikhone en paiement du “prochain verre”, son torse nu,
hâve, apparaît... comme une plaie béante.
Densité, clarté et fragilité vont de pair.

La représentation, disait Grüber, toujours à propos du


Voyage d’hiver-Hyperion, “ne doit pas être ressentie

9. Cf. l’entretien avec Grüber par Franco Quadri, cité ci-dessus, p.279.

125
comme une gifle, mais comme une chose calme10”. Tel est,
en effet, le sentiment que donne Sur la grand-route. Rien
de plus calme que cette nuit en pleine lumière que parta¬
gent pèlerins, clochards et tôlier. Rien, également, de plus
léger, de plus fugace. Ce n’est qu’une halte, sur la grand-
route, entre la vie et la mort. Le voyage est suspendu. On
se raconte des histoires. A mi-voix. La prière ou l’alcool (à
la limite, c’est tout un) dissolvent les contours de la réalité.
Rien ne peut se produire. Maria est une apparition, plus
qu’un être de chair et d’os. La hache vert émeraude ne
s’abattra pas sur elle. Le théâtre, ici, tient du mirage.

Nazarovna, une des femmes pieuses, s’écrie à la fin de


Sur la grand-route : "Quelle nuit maudite !” Au terme du
spectacle de Grüber, on serait tenté de dire au contraire :
“Quelle nuit bénie !”
Peut-être le cabaret de Tikhone était-il, pour Tchékhov,
quelque chose comme l’Enfer. Grüber en fait une sorte de
Paradis. Le monde et le théâtre s’y apaisent mutuellement.
Tikhone, le tôlier rapace, y semble presque un père. Tout
y brille d une tranquille évidence. La représentation prend
ses distances avec l’hystérie et le simulacre. Elle devient,
fugitivement, vraie. Jouer, être et faire se confondent, le
temps que se consume un brandon.
Nous touchons ici à la limite du théâtre. Grüber disait
des personnages de Hamlet parvenus au bout de leur
course : Il y a chez tous l’envie de mourir, d’en terminer
avec la théâtralité et l’intelligence. Le spectacle doit finir
(...) La mort n'est plus une chose féroce. Il faut bien
quitter le plateau11”. Sur la grand-route est une halte
dans le mouvement infini par lequel Grüber ne cesse de
“quitter le plateau”.
Nous sommes au pied du Mur. Cuvrystrasse, Sur la
grand-route nous parle d’un dernier bonheur possible.

10. Ibid. p. 292.

11 Cf les propos de Klaus Michael Grüber rapportés par Colette


Godard, dans Le Monde du jeudi 13 janvier 1983.
LE TEMPS DU JEU
LE RETOUR DES COMÉDIENS

1980 : DE NOUVEAUX ACTEURS

Depuis la fin du siècle dernier, tous les essais de trans¬


formation du théâtre français ont été le fait de metteurs
en scène. Ils n’en comportaient pas moins, chacun, le
projet d’un nouvel acteur. Parfois, ils reposaient même
essentiellement sur celui-ci. Le Vieux Colombier fut
autant, sinon plus, l’Ecole que le Théâtre qui portait son
nom. Et c’est l’Ecole que Jacques Copeau a prolongée
dans les Copiaus - ces Copiaus d’où sortiront, avec Léon
Chancerel, les Comédiens-Routiers qui ont fourni à la
décentralisation une bonne partie de ses cadres et de
son idéologie. Certes, auparavant, Antoine s’était refusé
à fonder une école. C’était moins désintérêt à l’égard du
comédien que volonté de renouveler radicalement celui-
ci : l’acteur, selon Antoine, ne pouvait avoir d’autre école
que la vie. Tout apprentissage professionnel, toute
formation en vase clos, risquait de le gâter, d’en faire une
de ces “statues” qui “n’ont, à leur service, pour traduire
l’individu” à représenter, que “deux instruments, la voix
et le visage” - ce qu'Antoine refusait violemment. Son
défi de l’école n’était pas une façon de s’accommoder
des comédiens existants : c’était un appel à un tout autre
type d’acteurs : “Des comédiens sortis du rang qui
se sont faits eux-mêmes, au contact du public et dans
le sérieux labeur de répétitions minutieuses. Ils bre¬
douillent peut-être, comme Dupuis, Réjane ou Huguenet,

129
ils ne disent pas, mais ils vivent leurs rôles, et ils sont les
interprètes merveilleux de la littérature dramatique
contemporaine1. ”
Metteurs en scène, Dullin et Jouvet furent aussi, voire
davantage, des acteurs et des pédagogues. “Le mal est à
la source, disait Dullin. La source c’est le Conservatoire
national de musique et de déclamation. A chaque
examen de fin d’année, on entend déplorer les résultats
des examens sans apporter jamais aucun remède ! C’est
l’institution elle-même qui a besoin d’une réorganisation
à fond2 3.” Aussi l'Atelier fut-il d’abord une école : “Si nous
avons commencé par fonder une école, c’est qu’il nous a
semblé logique de commencer la maison par les fonda¬
tions. Dans cette école, on s’efforce d’enseigner l’art du
comédien selon des procédés raisonnables, ce qui fait
qu ils sont souvent contraires à ceux employés ordinaire-
ment3.” On sait que toute la réflexion de Jouvet tourna
autour de ce qu'on peut appeler le paradoxe du comé¬
dien : sa dualité, la dualité en lui du métier et de l’inspi¬
ration, de l’artifice et dê la sincérité..., et autour de ce
que Jouvet nomm, “la glorieuse équivoque de l’acteur” :
“La faculté du comédien qui est de ressentir, lui ôte tout
moyen de s’exprimer. Sa plus haute qualité est de
pouvoir garder quelque contrôle dans un moment où il a
perdu ce contrôle4. Son trop bref enseignement au
Conservatoire national d’Art dramatique ne fut pas, pour
lui, une activité secondaire. Les deux volumes composés
à partir des sténogrammes de ses cours (Molière et la
comédie classique, Tragédie classique et théâtre du XJXe
siècle) témoignent de l’ambition centrale de Jouvet :
construire par la technique un acteur vrai, de “sensibilité
naturelle”.

1. Cf. “Causerie sur la mise en scène” par André Antoine, Revue de


Paris, 1er avril 1903.

2. Dullin Charles : Ce sont les dieux qu 'il nous faut, édition établie et
annotée par Charles Charras, Paris, Gallimard, coll. “Pratique du
théâtre”, 1969, p. 148.
3. Ibid., p. 31.

4. Jouvet Louis : Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion coll


“Bibliothèque d’esthétique”, 1952, p. 39.

130
Enfin, lorsque Artaud rêvait de bouleverser de fond en
comble le théâtre, s’il faisait du metteur en scène “une
sorte de Créateur unique, à qui incombera la responsabi¬
lité double du spectacle et de l'action"’”, il réclamait aussi
l'avènement d’un nouveau type d’acteur, de cet “athlète
du cœur qui “est à la fois un élément de première
importance, puisque c’est de l’efficacité de son jeu que
dépend la réussite du spectacle, et une sorte d’élément
passif et neutre, puisque toute initiative personnelle
lui est rigoureusement refusée5 6”, et entendait jeter les
bases d’une science de “l’athlétisme affectif”, puisque
“au théâtre, poésie et science doivent maintenant
s’identifier7”.

Or, dans le théâtre français du début


le comédien des ann£es soixante, la question de
COURT-CIRCUITÉ i, „ , ,
1 acteur ne semble pas posee. Ce
n’est pas que les grands comédiens y aient manqué.
Certes, celui qui avait personnifié à la fois le jeune
homme des années cinquante et le militant du théâtre
populaire, Gérard Philipe, est mort, en novembre 1959, à
trente-sept ans. Mais il est d’autres comédiens prestigieux
qui font le succès de bien des spectacles ou sur qui
s’appuie une troupe : de Madeleine Renaud à Maria
Casarès, de Jeanne Moreau à Annie Girardot, de Serge
Reggiani (Les Séquestrés d’Altona, 1959) à Jean Vilar,
d’Alain Cuny ou de Michel Bouquet à Robert Hirsch.
Pourtant, l’acteur est passé au second plan des préoccu¬
pations. On accepte, on admire les vedettes. Quant aux
autres, ils sont tenus, peu ou prou, pour quantité négli¬
geable. Eux-mêmes ne sont pas loin de se considérer
comme tels. Ils estiment être les serviteurs soit du metteur
en scène, soit de l’auteur. Ou ils constituent de petits
groupes de “spécialistes” : longtemps, les interprètes du

5. Artaud Antonin : Le Théâtre et son Double, in Œuvres complètes,


Paris, Gallimard, 1964, T. IV, p. 111.
6. Ibid., p. 117
7. Ibid. (“Un athlétisme affectif’), p. 162.

131
“nouveau théâtre”,' parmi lesquels un comédien aussi
exceptionnel que Roger Blin, resteront prisonniers du
ghetto de ce que l’on a appelé les “pissotières” de la Rive
Gauche ; ou ils ont presque honte de leur état de comé¬
dien et s’emploient, dans des rencontres avec le public,
dans les débats, à expier cette tare et à devenir des
animateurs, des éducateurs populaires. La critique
dramatique, pourtant friande de “tempéraments”, ne
reconnaît guère la nouveauté de certains d’entre eux. De
Jean-Marie Serreau ou de Jean Vilar, elle retient le
metteur en scène plutôt que le comédien. Or, l’inverse
était vrai. Serreau fut, quand il en avait le loisir, un comé¬
dien d’une extrême acuité, d’une économie et d’un
humour rares à une époque où, aux gros effets du
Boulevard, ne s’opposait que le lyrisme un peu déchar¬
né du T.N.P. ou la stylisation sautillante qui, issue des
Copiaus, avait eu force de loi dans la première décentra¬
lisation (celle de l’immédiat après-guerre). En Vilar, le
comédien l’emportait, sans conteste, sur le metteur en
scène, sinon sur le directeur du T.N.P. : c’est son Arturo
Ui, petit-bourgeois, minable et tranchant tout ensemble,
corrosif, qui fit la virulence du spectacle, en I960. Or,
l’acteur Vilar fut toujours, malgré ses succès, sous-
évalué. Peu nombreux furent ceux qui virent en lui le
véritable héritier de Jouvet et un comédien, sans imita¬
tion servile, brechtien. Son pathétique n’était pas senti¬
mental, mais intellectuel. Sa désinvolture même, parfois,
avait une fonction de réflexion : elle mettait à nu le sens.
A ce propos, dans ses textes, il y a une contradiction
latente. Vilar conteste la suprématie du metteur en scène :
il ne s’intitule lui-même que “régisseur” et baptise ses
mises en scène “régies”. Il souhaite qu’on laisse “à
l’acteur, expérimenté ou nouveau venu, la liberté que le
chef de compagnonnage laissait à chaque artisan qui
sculptait au Moyen Age les cent une statues qui paraient
les coins les plus cachés d’une église8”. Il rêve “d’un
T.N.P. à responsabilité collective, d’un T.N.P.-organisme

8.Vilar Jean : Le Théâtre, service public, présentation et notes d'Ar¬


mand Delcampe, Paris, Gallimard, coll. “Pratique du théâtre”, 1975. p.

132
collectif9”. Et il regrette que les écoles de comédiens “si
elles approfondissent leur technique (...) ne quittent
guère d’autre part le terrain de la pathologie et de la
sentimentalité primaire de l’acteur, domaine où s’ébrouent
un vocabulaire surprenant, des remèdes croustillants, tels
que : Ça ne sort pas assez du ventre - tu boules - tu
joues intérieur — jouer la comédie c ’est faire l’amour.
Passons10 . Pourtant, il ne s’attarde guère sur ce qu’il
attend du comédien dans le travail, sur le rôle de celui-ci
dans la représentation. De la nécessité d’“acteurs con¬
naissant à fond leur métier (je dis bien : métier. Et dans
son sens le plus artisanal, ouvrier du mot11)”, il passe à
1 utopie d une mission sociale et, plus encore, morale du
comédien (“Nous sommes donc condamnés, et vous et
moi, à élaborer non pas un contrat de travail, mais une
morale”) qui “permettra, j’en suis certain, la réalisation
d une œuvre collective qui, dans l’ordre artistique et
social, soit bien de notre temps12”. Ainsi se trouve court-
circuité 1 apport spécifique du comédien au spectacle :
il suffit que l’acteur soit un artisan-interprète et un
animateur qui sente un peu l’apôtre. Lorsque Vilar
définit brièvement ce qu’il entend par “théâtre popu¬
laire", c’est sur la doctrine qu’il insiste : “Un théâtre
populaire doit avoir une doctrine, à laquelle obéissent
tous les membres et artistes de ce théâtre.” S’il en déduit
bien : “D’où formation nouvelle du comédien, forma¬
tion nouvelle de l’administrateur et des techniciens de
théâtre, reconsidération de la hiérarchie théâtrale (du
moins, s’il est nécessaire qu’il y en ait une)”, il maintient
que “chacun d’eux” doit, d’abord, “être un militant de
cette doctrine1^”.
Plus généralement, les comédiens qui ne correspon¬
daient pas au portrait-robot de l’acteur d’alors (Gérard
Philipe en fut l’incarnation sublimée) furent décriés ou

9. Ibid., p. 321.
10. Ibid., p. 326.
11. Ibid., p, 295-296.
12. Ibid., p. 314-315.
13. Ibid., p. 279-280.

133
ignorés. Ce que l’on admettait du metteur en scène : la
possibilité de prendre position sur une œuvre, d’en faire
une lecture critique, on le refusait à l’acteur. Un exemple :
attaquées ou célébrées, les réalisations de Shakespeare,
Molière ou Marivaux par Planchon acquirent vite droit de
cité. En revanche, leurs interprètes se heurtèrent à une
fin de non-recevoir : selon ceux qui admiraient le met¬
teur en scène, ses comédiens le trahissaient, et ceux qui
le vilipendaient trouvaient dans leur jeu soi-disant gros¬
sier et brutal la preuve même de son absence de finesse
et de goût français (on n’hésitait pas, à l’époque, à
déceler chez Planchon je ne sais quoi de germanique - à
cause de Brecht, sans doute). Certes, les jeunes comé¬
diens du Théâtre de la Cité n’étaient pas tous de premier
ordre, mais quand il s’agissait de Jean Bouise ou de
Roger Planchon lui-même, ils n’étaient guère passibles
d’un procès en médiocrité. Et il ne manque pas d’acteurs
issus de cette troupe, sur la fin des années cinquante, qui
font aujourd’hui les beaux jours du cinéma ou de la télé¬
vision - de Pierre Santini à Michel Robin... Du reste, le
problème n’était pas là : ce qu’on ne tolérait pas, c’était
qu’ils ne fussent pas conformes à l’image que l’on se
faisait alors de l’acteur - image déjà, pourtant, anachro¬
nique -, c’était qu’ils fussent, consciemment ou non,
différents. Bien rares, d’ailleurs, sont les textes ou les
études critiques qui en traitent (je n’en excepte pas les
miens). Entre le grand combat pour le “théâtre popu¬
laire”, la recherche d’une écriture proprement scénique
et la volonté d’hégémonie du metteur en scène, l’acteur
avait, tout bonnement, été oublié. Et la plupart des
comédiens souscrivaient à cet oubli, y trouvant une
espèce de confort.
Un dernier indice : le tour que prit la réception de
Brecht en France. Certes, de la théorie brechtienne, c’est
la notion de V Effekt qui se trouva privilégiée. Mal
comprise, entendue, sous la dénomination de “distancia¬
tion , dans son sens le plus réducteur (soit prendre de la
distance, nier toute identification...), elle rencontra une
résistance acharnée, presque hystérique, chez les comé¬
diens eux-mêmes. Puis la roue tourna, et elle fut adoptée

134
sous sa forme la plus mécaniste, à titre de procédé.
L oeuvre de Brecht aurait pu donner lieu à une réflexion
sur le rôle et la fonction du comédien dans la représenta¬
tion. Cette occasion-là, aussi, fut manquée : on ne retint
que le slogan - pour le brocarder d’abord, quitte à le
révérer ensuite, une fois qu’il ne tirerait plus à consé¬
quence. Comme si, entre la pure technique et la procla¬
mation idéologique, il n’y avait de place pour rien... Un
tel escamotage témoigne du refus de poser une question :
celle de la part du comédien dans la représentation.

Le point faible du système était là.


L'INSURRECTION r>act v ,
C est donc la que se produisit la
des corps rupture. La redécouverte d’Artaud, la
présence du Living Theatre et l’enseignement de
Grotowski la provoquèrent. L’acteur se sentit concerné
- interrogé, provoqué. Artaud qui, au lieu de métier ou
d’artisanat, voire d’art, parlait de “science”, le fit rêver
d’un théâtre qui soit un “acte définitif”, presque “irrépé¬
table”, qu’il serait seul à pouvoir accomplir en s’y consu¬
mant lui-même. Du Living, il retint le primat du corps et
la volonté de faire de soi-même ou du groupe, de la
communauté des comédiens, l’objet de la représentation,
jusqu’à confondre totalement la vie et le théâtre. Enfin
Grotowski, qui définissait le théâtre “comme ce qui se
passe entre spectateur et acteur”, lui donna l’espoir
d’accéder, par une rigoureuse discipline, à la dignité
d’“acteur saint” - soit de connaître une expérience
mystique à travers une physique du corps. A se voir
traité comme un savant, un possédé et un saint à la fois,
alors qu’on l’avait persuadé de n’être plus qu’un inter¬
prète.. . l’acteur se réveilla.
Mai 1968 aidant, les comédiens crurent leur révolution
faite. Ils allaient avoir droit à la création. Non seulement
le metteur en scène ne serait plus qu’un roi découronné,
mais encore ils pourraient enfin parler en leur nom
propre. Ils diraient “je”. Mieux : “nous”. On sait ce qu’il
advint de ces songes de quelques nuits de printemps. Le
mythe d’une création collective qui soit, également,

135
l’œuvre de tous et, indifféremment, celle de chacun, a
fait long feu. Comme l’utopie d’un dialogue direct et à
visage découvert entre acteur et spectateur. Sans doute,
le comédien a-t-il abdiqué l’espoir d’être un jour, dans
l’exercice même de son travail ou de son jeu, un créateur
à part entière (du reste, personne ne l’est jamais, au
théâtre). Pourtant, quelque chose a changé - par et pour
le comédien.
Le seul théâtre qui ait renouvelé, au moins au début
des années soixante-dix, le miracle du T.N.P. - à savoir,
l’adhésion d’un public jeune et nombreux, sans pour
autant renoncer à ce que Vilar appelait la “violence
revendicative” - est le Théâtre du Soleil. Or, le Soleil
n’était d’abord ni un metteur en scène (pas même Ariane
Mnouchkine dont le rôle a sans doute été décisif mais
non hégémonique), ni une institution : il était un groupe
de comédiens. Au-delà des mirages de la création collec¬
tive (parlons plutôt de travail collectif), tout le groupe
s’est voulu l’auteur des spectacles. Peu importe, à la
limite, de savoir qui avait le pouvoir de décision (ou
d’écriture : c’était assurément Ariane Mnouchkine), ce
qui compte, c’est que, avec 1789, 1793 ou L’Age d’or, le
Théâtre du Soleil ait affirmé, voire construit, son identité.
En effet, ni 1789 ni 1 793 ne prétendent être une repré¬
sentation d’épisodes de la Révolution française : ils sont
donnés comme un jeu et une réflexion du groupe sur
cette Révolution. L’énonciateur du spectacle et ceux qui
l’interprètent ne font qu’un : c’est le Théâtre du Soleil.
Dans 1789, “les acteurs du Théâtre du Soleil jouent le
rôle de bateleurs qui racontent la Révolution” ; dans
1793, celui “de sectionnaires, de sans-culottes qui se
racontent la Révolution14”. Et ils le font, de leur point de
vue, du point de vue du groupe, à visage découvert - au
figuré mais aussi, parfois, au propre : à la fin de 1789,
c’est un micro à la main et délibérément hors jeu qu’un
de ces bateleurs, redevenu un comédien du Soleil,

14. Cf. “Approches de 1793”, extraits d’entretiens d’Ariane Mnouchkine


avec Lucien Attoun, in Texte-programme, 1793■ La Cité révolutionnaire
est de ce monde, par le Théâtre du Soleil, Paris, Stock, coll “Théâtre
ouvert”, 1972, p. 137-138.

136
( Jean-Claude Penchenat si je ne me trompe, lit un texte
a de Gracchus Babœuf : “...Voyons le but de la société,
f voyons le bonheur commun, et venons après mille ans
.) changer ces lois grossières.” Dans L’Age d’or, cette affir
t mation de l’identité du groupe est même fictionnalisée
[ préalablement au spectacle : une troupe de comédiens
d un an deux mille mythique se retourne vers les années
■i soixante-dix et raconte ainsi, d’un utopique âge d’or, des
“histoires du temps passé”, d’un âge où l’or régnait en
t maître. Ici, le groupe s’est inscrit dans le texte. Il n’en est
[ plus seulement l’interprète ou l’auteur : il est devenu
| partie de l’œuvre elle-même.

Cet aveu, voire cette ostentation, de


L énonciateur médiation par l’acteur est, mainte¬
nant, chose commune dans le théâtre français. Il peut
[ prendre des formes très naïves et confiner à une sorte de
( narcissisme collectif. Parfois, le fait d’afficher cette
: médiation : ce sont des comédiens, nos contemporains,
■' qui racontent et qui jouent, aboutit à rendre le spectacle
indéchiffrable ou, du moins, à faire écran entre la fable et
le spectateur. Et masque même le jeu. Le “nous” des
comédiens n’est pas une valeur en soi. Peut-être même
- LAge d’or nous l’indique - ne saurait-il exister d’em¬
blée en tant que tel : il faut le constaiire.
Alors, de préférence aux œuvres dramatiques déjà
élaborées, l’acteur a de plus en plus recours au roman,
considéré non comme un matériau brut qu’il convient de
dramatiser mais comme texte à restituer tel quel. Et le
résultat dépend de la cohérence de son point de vue ou
de celle du groupe énonciateur. Je le remarquai, à
propos de deux spectacles fort bien accueillis au cours
de la saison 1977-1978, le David Copperfield (mis en
scène par Jean-Claude Penchenat) du Théâtre du Campa¬
gnol (coproduit par le Théâtre du Soleil) et le Martin
Eden du Théâtre de la Salamandre (par Gildas Bourdet) :
“Le groupe double le romancier. Il raconte ce qui a déjà
été raconté, mais il le fait alors en son nom à lui, collectif
de théâtre. Toute la difficulté tient à la consistance de ce

137
second auteur, de ce nous qui raconte et qui joue. (...)
Or, il demeure difficile de savoir qui parle à travers ces
deux spectacles. L’un et l’autre postulent bien que ce n’est
plus ni Dickens ni Jack London qui racontent, mais le
Soleil-Campagnol et la Salamandre. Les comédiens repren¬
nent en charge la fiction de Dickens ou celle de London
(fiction, ici et là, fortement mêlée d’autobiographie) et ils le
font en leur nom propre, introduisant ainsi une distance
entre ce qui est raconté et le nous (le leur) qui raconte.
Mais reste la question de savoir quel est, en dehors du titre
de la compagnie (...), ce nous qui parle ici par les mots de
Dickens ou de London, sans se confondre avec eux. La
réponse est incertaine. Les comédiens du Soleil-Campagnol
ont beau personnifier un Dickens issu de David Copper¬
field et ceux de la Salamandre escamoter London, voire ses
personnages, par une continuelle permutation des rôles, ce
nous ne se déclare pas effectivement et les spectateurs
l’interrogent en vain : la mise à distance de la fiction
dickensienne, par la présence d’un Dickens réel, tourne
court, ne laissant plus transparaître qu’une tendre nostalgie
pour le XIXe siècle bourgeois, et le va-et-vient de la Sala¬
mandre entre les divers niveaux idéologiques de la fiction
londonienne se convertit en un tourbillon dont seule
émerge la virtuosité des comédiens : le nous s’efface, il se
perd dans la nostalgie ou dans 1 histrionisme15.”

Pourtant, la mise en évidence d’une


LE COMÉDIEN
telle médiation par le groupe des
DRAMATURGE
comédiens peut aussi être conçue
comme un moyen d’interroger - et de faire s’interroger -
le spectateur sur la représentation elle-même. C’est dans
ce sens qu’ont travaillé Jean-Pierre Vincent et son équipe
de dramaturges et de comédiens du Théâtre national de
Strasbourg. Vincent disait en 1976 : “L’ensemble du travail
de la saison dernière consistait en une sorte de critique
pure de la représentation, c’est-à-dire une mise à

15. Don Bernard : Théâtre en jeu. Essais de critique 1970-1978 Paris


Le Seuil, coll. “Pierres vives”, 1979. Cf. “Des acteurs à la première
personne ?”, p. 245.

138
l’épreuve de tout ce qui pouvait sembler normal, naturel,
évident à tout le monde, aussi bien au public qu’aux
| artistes, dans le fait de représenter une pièce de théâtre ;
l| il s’agissait de revérifier des questions : Pourquoi suis-je
-i1 ici, maintenant ? Est-ce que j’ai le droit de regarder ces
i inconnus ? Ont-ils le droit de se présenter à moi ? Est-ce
; que je les regarde/écoute vraiment ? (...) Dès lors on
> débouche sur un théâtre qui transforme son impact
| pédagogique : il ne sous-entend plus que, lui, il sait et
) qu’il y a un vide à combler dans la salle ; il ne se livre
| plus seulement à une critique des contenus du théâtre. Il
; admet qu’il n’y a que du vide partout et que ce vide ne
[ peut être comblé que par un effort mutuel (type nouveau
■ de pédagogie : réapprendre à des gens surinformés à
i écouter l’information la plus simple)16”. Ici, la tâche du
• comédien rejoint celle du dramaturge. Les codes tacites
j de la représentation sont mis en doute. Il s’agit de les
revérifier. De les faire jouer en plein jour. Alain Rimoux,
un comédien du T.N.S., parlait ainsi d’un “va-et-vient
pendant les répétitions, entre idées dramaturgiques et
mise en pratique, entre improvisation et découverte de
sens” : “ Pas de primat. L’articulation entre dramaturgie,
metteurs en scène, jeu. Comment ne pas laisser déborder
l’un sur les autres. Les comédiens(nes) sont au centre du
travail, ils médiatisent. Ce sont, eux aussi, des drama¬
turges, et on le sait bien ici. Cela encourage donc
d’autres rapports de travail. Lorsqu’à travers les répéti¬
tions on commence à bouger, on teste, il s’agit là, encore
une fois, de la plus grande recherche (la pluralité des
sens possibles). Travail de caractère expérimental. Le jeu
produit des sens que la dramaturgie ne met pas à jour, et
vice versa, sans dramaturgie il y a des sens qui n’apparaî¬
traient pas avec le jeu. Alors ? Etroite collaboration qui ne
peut se faire que si les individus réunis là ont un projet
commun et une pratique commune17.”
16. Cf. “Le Théâtre national de Strasbourg”, un entretien d’Antoine
Wicker avec Jean-Pierre Vincent et Jacques Blanc, dans Travail
théâtral n° 24-25, juillet-décembre 1976, p. 55.
17. Cf. “Les comédiens dans la production théâtrale (suite)”, par Alain
Rimoux, dans théâtre/public, revue du Théâtre de Gennevilliers, n° 16-
17, p. 65.

139
Ici, la question de l’institution resurgit. Elle ne se pose
plus en termes d’idéologie ou de conquête du terrain. Elle
touche à la possibilité concrète de cette médiation par le
comédien. Car une pareille pratique suppose un groupe ou
une troupe assurés d’une existence d’une certaine durée.
Or, cela, les conditions mêmes de fonctionnement, dans la
plupart des théâtres, l’excluent. A l’exception du Théâtre du
Soleil et de la Comédie-Française, il n’y a plus guère de
troupes. Dès lors, le tête-à-tête, déséquilibré et provisoire
(du moins du côté des acteurs), des comédiens et du
metteur en scène ne peut tourner qu’à l’avantage de celui-
ci. De plus, l’organisation du système des subventions, en
France, ne prend en considération que le metteur en scène :
c’est à lui que vont les sommes versées par l’Etat, c’est lui
qui en est responsable. Le pouvoir appelle le pouvoir.
L’inertie de l’infrastructure risque de bloquer une transfor¬
mation de la pratique théâtrale.

Aux antipodes du comédien-drama¬


THEME
turge, un autre type d’acteur s’affirme
ET VARIATIONS
aussi : appelons-le le comédien lu-
dique. Sur la fin des années soixante, les clowns se sont
multipliés : il en a surgi partout, au Grand Magic Circus,
bien sûr, mais aussi dans la moindre compagnie ou le plus
modeste des cours de théâtre. “Chercher son clown” est
devenu un mot d’ordre des apprentis-comédiens. Du reste,
la première “création collective” du Théâtre du Soleil a été
Les Clowns (1969) - un spectacle qui fut, comme le précisa
Ariane Mnouchkine, la somme de créations individuelles
plutôt qu’une oeuvre, à strictement parler, collective. C’est
que, à travers le déguisement et le lexique du clown, le
comédien pouvait parler de lui-même, “inventer librement
son personnage" et “affirmer sa personnalité par l’improvi¬
sation18”. Paradoxalement le clown fut, pour l’acteur, une
façon de s’avouer comme comédien et de mettre au
premier plan son identité effective de joueur.

18. Propos d’Ariane Mnouchkine dans Bablet Denis et Marie-Louise : Le


Théâtre du Soleil ou la quête du bonheur, “Diapolivre” I Paris CNRS
- S.E.R.D.D.A.V., 1979, p. 40.

140
Cette revendication du jeu comme tel, bien des
acteurs, aujourd’hui, l’ont faite leur. Ils ont pris leur
parti de la facticité de toute représentation théâtrale.
Mais, au lieu d’en faire l’objet d’une interrogation
critique, ils renchérissent sur elle. Texte et personnages
ne sont que des tremplins pour leur jeu. Ils y hasardent
jusqu’à leur propre identité. Ils ne disent ni “il”, ni “je”,
ni “nous” : ils passent sans cesse de l’un à l’autre. Cela
tient du funambule. Seule la vitesse, la faculté de
changer perpétuellement de point de vue les empê¬
chent de tomber. On aura reconnu ici le comédien
selon Antoine Vitez. Non seulement, il peut “faire
théâtre de tout” selon une expression chère à Vitez,
mais encore il le doit : il ne saurait s’arrêter à rien, ni à
telle ou telle conception du personnage, ni même au
respect d’une certaine distance à l’égard de celui-ci. Il
s’abandonne - pour reprendre une expression dont
Roland Barthes a fait la fortune - au “plaisir du signi¬
fiant”. Bien sûr, souvent de tels exercices sentent l’école
- Antoine Vitez a été, de 1968 à 1981, professeur au
Conservatoire national supérieur d’Art dramatique.
Parfois même, par exemple, quand c’est Daniel Mesguich
qui les suscite, ils peuvent tourner au jeu de massacre.
Ou sombrer, aussi, dans un narcissisme agité et stérile.
Mais un tel plaisir du jeu, tout frivole, voire maniéré
qu’il puisse être, n’en renoue pas moins avec une des
vertus cardinales du théâtre : son caractère passager,
provisoire, sa ténuité. Au Théâtre des Quartiers d’Ivry
(dirigé alors par Antoine Vitez), des spectacles légers,
rapides, prenant comme prétexte la retranscription d’un
entretien entre Georges Pompidou et Mao Zedong ou
un conte de Perrault (Grisélidis) alternaient avec des
réalisations plus lourdes, plus élaborées (comme Le
Revizor ou Bérénice) et, souvent, l’emportaient sur
celles-ci. C’est qu’une telle pratique de l’acteur s’inscrit
en faux contre une conception de la mise en scène
comme construction d’une oeuvre scénique monumen¬
tale, destinée à durer (susceptible de connaître un
nombre indéfini de reprises - songeons aux réalisations
strehlériennes) et tenue, au moins momentanément,

141
pour exhaustive - “une cathédrale de l’imaginaire,
pleine de signes comme un œuf19”. On peut parler ici
de variations au sens musical de ce mot. Le texte
constitue le thème. Le comédien ne cherche pas à le resti¬
tuer dans la totalité de ses significations virtuelles. Il le
“varie”, privilégiant tantôt l'une tantôt l’autre de celles-ci.
La fonction même du metteur en scène s’en trouve remise
en question. Sans doute reste-t-il, comme pédagogue ou
comme incitateur (dans le cas de Vitez, on pourrait dire :
provocateur), tout-puissant, mais, pour ce qui est du spec¬
tacle, il devient davantage un monteur, un assembleur,
qu’un “réalisateur”. Son choix maintient ouvert un éventail
de sens. A la limite, il devrait aussi laisser le spectateur
libre d’en imaginer un autre. Le spectacle prend l’allure
d’un dialogue entre acteur et spectateur sur un texte.
Dans ce mouvement vers le spectateur, le comédien
tente encore, parfois, de ressaisir la parole même de son
public virtuel. Dernier avatar de la décentralisation : des
acteurs “descendent” parmi la population pour y re¬
cueillir une parole qui n’a pas été inscrite dans les textes.
Ils écoutent ce qui se raconte ; ils prêtent l’oreille aux
récits des dernières veillées ; ils essaient de se remémo¬
rer les contes ou les chansons de leur enfance ; ils
fouillent les bibliothèques provinciales à la recherche
d'écritures qui n’ont pas accès à la scène officielle ; ils
explorent les dialectes ou les langues qui ne sont plus
que parlés (au premier rang desquels l’occitan qui, il est
vrai, a reconquis un statut de langue à part entière)... De
comédiens-interprètes, ils se font conteurs, baladins...
Ici, Dario Fo (avec tout ce qu’il comporte d’ambiguïté
- cai Fo n est pas que le “jongleur” qu’il prétend être) a
pris valeur d’exemple. Après avoir écouté parler des
femmes, en Alsace, Michèle Foucher, du T.N.S., a réalisé
La Table qu elle a donnée aussi bien dans des vil¬
lages alsaciens, qu’à Paris (Saint-Denis) ou dans d’autres
grandes villes. Ce spectacle n’est pas qu’un simple
assemblage, rejoué, des matériaux quelle a recueillis, il

19. Dans un entretien à plusieurs sur Molière, in théâtre/public, revue


du Théâtre de Gennevilliers, n° 22-23, p. 21.

142
met aussi en scène la recherche même de Michèle
Foucher, sa quête d’une parole dont tout un état social
(son état de comédienne) la sépare et qu’elle tente de
faire sienne, tout en soulignant combien elle lui reste,
aussi, étrangère. Un groupe comme l’Aquarium a mené
un long travail, dans une direction comparable : avec La
Jeune Lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses
bras (ce titre vient d’un poème de Brecht) ou, à un
moindre degré, avec La Sœur de Shakespeare, il a réalisé
des spectacles-enquêtes (pour La Jeune L.une, à partir
d’usines en grève occupées par leurs ouvriers ; pour La
Sœur de Shakespeare, sur la “confession” d’une femme,
choisie entre beaucoup d’autres) où s’inscrivent - au-
delà de toute restitution naturaliste - les points de vue
des comédiens-enquêteurs. De tels essais se multiplient :
parfois, ils ne dépassent guère le pseudo-document
sociologique ; parfois, ils touchent à une nouvelle écri¬
ture. Là encore, le comédien entre, en quelque sorte,
dans le texte.

Le vieux dilemme : le comédien,


une mutation interprète ou créateur ? - dilemme
ravivé par l’intervention du metteur en scène - s’efface
ou, du moins, se déplace. Peu à peu, le comédien
regagne non une indépendance ou une souveraineté
fallacieuse, mais une relative autonomie. Sa médiation
est de plus en plus avouée, et les modalités de sa col¬
laboration à la représentation s’accroissent et se diver¬
sifient.
Sans doute cela tient-il, pour une part, à un change¬
ment dans le recrutement des acteurs : ceux-ci ne sont
plus condamnés à être issus du milieu bourgeois parisien
ou à singer celui-ci. Le théâtre anglais avait connu un tel
phénomène, il y a une trentaine d’années (Albert Finney
a été le symbole de ce nouvel acteur qui ne faisait plus
semblant d’être passé par Oxford ou Cambridge). En
France, la décentralisation y a contribué. Après avoir été
décriés, ses comédiens ont gagné les théâtres parisiens et
les studios de cinéma ou de télévision. Mieux, Georges

143
Lavaudant, par exemple, a pu intégrer au Centre drama¬
tique national des Alpes ses compagnons du Théâtre-
Partisan, sans que ceux-ci, devenus comédiens à part
entière, perdent de leur désinvolture d’étudiants ou
d’amateurs. Pour mesurer un tel phénomène, il nous
manque encore une étude sur l’origine et l’insertion
sociales des comédiens, qui nous renseigne aussi sur
l’image que notre société se fait de l’acteur : je ne doute
pas qu’elle nous montrerait que cette image a beaucoup
changé.
Une telle modification du rôle et de la conception de
1 acteur est lourde de conséquences. En réintroduisant le
savoir et le jeu au théâtre, nos nouveaux comédiens ne
font pas qu’enrichir la représentation. Ils transforment
celle-ci dans sa structure même. Ils l’ouvrent à un
dialogue avec le spectateur (un spectateur que l’on ne
peut plus penser en termes de masse, ni même, peut-
être, de public). Si ce dialogue se fait plus restreint, plus
individuel, s’il risque de tourner au soliloque, il y gagne
aussi une urgence, voire une fébrilité, qui appartient en
propre au théâtre. Et parallèlement, un autre dialogue
reprend vie : celui de l’acteur et de l’auteur. Celui du jeu
et du texte.
Certes, dans le théâtre français actuel, les ruines sont
nombreuses : ruines de ces “cathédrales de la culture”
dont rêvait Malraux quand il fonda les maisons de la
culture, ruines des systèmes théâtraux qui avaient l’ambi¬
tion de constituei des “visions du monde”, ruines, peut-
êtie, de la représentation conçue comme l’équivalent de
la grande œuvre littéraire traditionnelle, ruines, égale¬
ment, du mythe de la fête où se confondraient, définiti¬
vement, le théâtre et la vie, ruines, enfin, de nos propres
illusions. Mais sur ces ruines, comme autrefois sur les
décombres des fortifications de Paris qui n’avaient
empêché ni la défaite de 1870, ni l’écrasement de la
Commune, le jeu a repris : les comédiens sont de retour.
II

1985 : UNE CRÉATION PARTAGÉE

Il y a cinq ans, je parlais de “retour des comédiens”. Or,


le festival d’Avignon de 1985 s’est placé délibérément
sous ce signe : “Nous nous sommes attachés, et nous
nous attacherons, à ce que certains très grands acteurs
reviennent - ou continuent à venir - au festival. L’idée
sans doute principale que nous avons eue, mes collabo¬
rateurs et moi, cette année, était d’arriver à des projets en
partant d’acteurs - certains chevronnés, d’autres moins,
des jeunes. Nous leur avons passé des sortes de
commandes (...) Notre programme résulte, pour une
part importante, de partis pris intuitifs à partir d’acteurs :
c’est vrai1”. Pour sa réinstallation à Avignon, “Théâtre
ouvert” de Lucien et Micheline Attoun a changé de
centre de gravité. Sans doute s’agit-il toujours de présen¬
ter des textes contemporains (Attoun de préciser : “Je ne
peux plus employer systématiquement le mot pièce. Je
préfère le mot texte 2)”, pourtant, cette fois, leur choix ne
revient plus à des metteurs en scène, comme au temps
des “mises en espace”, mais à des comédiens. Ceux-ci

1. Cf. “Sous le signe du plaisir. Festival d'Avignon 1985 : entretien avec


Alain Crombecque et Nicole Taché” par Alain Girault, théâtre/public,
n° 64-65, p. 4.
2. Cf. dans la livraison de théâtre/public citée ci-dessus : “De l’essai à
la création. Entretien avec Lucien et Micheline Attoun” par Alain Gi¬
rault, p. 7.

145
ont “carte blanche” : “Nous nous sommes tous choisis,
directeurs, metteurs en scène, acteurs et techniciens, et
puis nous avons laissé le pouvoir aux acteurs5”. Ceux-ci
ont, en définitive, le dernier mot.
Mieux encore : voilà que le cinéma se ressouvient des
comédiens. “Il aura suffi de quelques films, nous appren¬
nent les Cahiers du cinéma, pour que l’idée d’une
nouvelle vague de jeunes actrices et acteurs s’impose.”
Et de remarquer que ces nouveaux comédiens “ont
entre eux un projet commun : celui d’entretenir un rap¬
port - plus ou moins étroit - avec le théâtre4”.
Pour un peu, je me sentirais prophète. Les comédiens
sont, de nouveau, à l’ordre du jour. On ne les tient plus
seulement pour de simples matériaux, voire pour les
interprètes d'une œuvre dont la conception (l’écriture) et
la réalisation (le spectacle) leur échapperaient. Ils méri¬
tent considération et réflexion. Ils ont droit à la parole5.
On leur reconnaît même, parfois, un pouvoir de déci¬
sion. Et l’on hasarde de nouveau, à leur propos, l’expres¬
sion d’“acteur créateur6”. Auraient-ils gagné le combat
que certains d entre eux avaient engagé, dans la fièvre et
le désordre, vers 1968 ? Seraient-ils, en fin de compte, les
bénéficiaires de la partie de bras de fer qui oppose,
depuis près d’un siècle, auteurs et metteurs en scène ? A
moins que cette reconnaissance ne soit qu’une illusion,

3. Cf. dans Le Journal de Théâtre ouvert, juillet 1985 : “Conférence de


presse” par Lucien Attoun.
4. Cf. “Le Celluloïd et les planches” par Hervé Le Roux, Cahiers du
cinéma, n° 374, juillet-août 1985, p. 21.
5. théâtre/public, la revue du Théâtre de Gennevilliers a souvent publié
des textes ou des entretiens sur et avec des comédiens (cf. notamment
ses livraisons, n°s 64/65, 66, 68, 76/77, etc.). Rappelons également les
deux livraisons de L’Annuel du théâtre (saison 1981-1982 et saison
1982-1983), malheureusement disparu : dans son premier “Journal des
créateurs , Jean-Pierre Sarrazac laissait la parole à des comédiens
autour de 1 acteur et son personnage”. La revue Autrement a aussi
publié, sous la direction d'Arlette Namiand, un numéro “Acteurs — des
héros fragiles (n° 30, mai 1985)... Signalons, enfin, un excellent “Que
sais-je ? : L’Art du comédien par Jean-Jacques Roubine, Paris PUF
n° 600, 1985.

6. Cf. dans la brochure de l’Ecole supérieure d’art dramatique du


Théâtre national de Strasbourg (T.N.S. 1985/1986), le texte d’Alain
Knapp : “Trente ans, un peu plus.”

146
ii le mirage d’un métier qui en fait, précisément, profession.
Un constat de longue date, d’abord : les comédiens
ont changé. Je le notais, il y a cinq ans : leur recrutement
■\ s’est élargi. Ils ne sont plus issus, en majorité, de la bour-
ï geoisie parisienne. Beaucoup viennent de province.
Beaucoup, aussi, sortent de familles de petits employés,
L voire d’ouvriers. La décentralisation, ô combien hypo-
il thétique par ailleurs, a, ici, porté ses fruits. Comme la
j prolifération des groupes ou des communautés d’amateurs
> du début des années soixante-dix. Aujourd’hui, certains
>' de ces amateurs sont devenus des professionnels : je
pense, par exemple, aux compagnons de Georges
[ Lavaudant à Grenoble (dont Ariel Garcia-Valdès et
Philippe Morier-Genoud. Notons que ce sont eux qui ont
inauguré, en 1981, à Avignon, la présentation de
“travaux d’acteurs” qui est devenue, depuis, un lieu
commun du théâtre). Entre amateurs (qui ne se veulent
plus tels, dans l’acception paternaliste du mot) et profes¬
sionnels, tout un réseau capillaire d’échanges s’est établi :
celui des jeunes compagnies. De tels échanges ne fonc¬
tionnent pas seulement dans un sens, des amateurs aux
professionnels. Ces derniers éprouvent, parfois, le be¬
soin ou la nécessité de revenir aux sources (ou au
dénuement) : un élève du Conservatoire ne se satisfait
plus d’être, quelques soirs l’an, figurant ou stagiaire à la
Comédie-Française, comme il était de règle autrefois ; il
cherche également à retrouver des comédiens de son
âge mais d’une autre formation, et à se mesurer à eux, à
leur “naïveté”, à apprendre aussi d’eux.
Parallèlement, la formation des comédiens s’est
élargie, diversifiée. L’Ecole du Théâtre national de Stras¬
bourg - la seule à être “nationale”, avec le Conservatoire -
y a joué son rôle. A la conception traditionnelle d’une
formation individuelle, fondée exclusivement sur l’inter¬
prétation (d’un “emploi” ou de personnages plus ou
moins définis à l’avance), elle a substitué la notion de
groupe et l’expérience de travaux en commun. L’exercice
d’ensemble y a remplacé la scène, le morceau de con¬
cours ; les élèves-comédiens (on préfère, à Strasbourg,
les appeler des étudiants) y ont côtoyé les décorateurs et

147
les régisseurs et travaillé avec eux. Au début, il s’agissait
de former, pour les établissements de la décentralisation,
des acteurs polyvalents : c’est-à-dire, aptes à jouer, rapi¬
dement sinon hâtivement, des rôles fort différents et à
nouer des contacts directs avec un public nouveau que
l’on rêvait d’amener au théâtre. Maintenant, l’Ecole du
T.N.S. alimente aussi bien les théâtres parisiens que ceux
de province, les jeunes compagnies que les institutions.
Certains parmi les comédiens actuels les plus actifs en
sont issus : Philippe Clévenot comme Tcheky Karyo,
Emmanuelle Grangé comme Hélène Lapiower...
Par ailleurs, l’enseignement d’Antoine Vitez au Con¬
servatoire a porté ses fruits : c’est qu’il privilégiait l’inven¬
tion sur les pré-dispositions, le collage sur la construction
imposée du personnage, la variation sur l’interpréta¬
tion... C’est aussi, comme le disait Vitez7, qu’il faisait
appel, plus qu’à une quelconque tradition, à une triple
mémoire de l’acteur : “Mémoire de l’Histoire, mémoire
du jeu et mémoire inconsciente (de soi-même).”

Tout se passe comme si les comé¬


L’HÉRITAGE
diens se trouvaient en mesure de
D’UN SAVOIR
reprendre en charge et de faire
passer dans leur pratique l’apport théorique et pédago¬
gique des grands réformateurs du théâtre depuis un
siècle, de Stanislavski à Brecht, en passant par Meyer-
hold et par Artaud, sans oublier leurs épigones plus ré¬
cents (de Grotowski à Strasberg). Auparavant, une telle
assimilation tenait du coup de force : elle frôlait le terro¬
risme, et elle restait souvent partielle, voire partiale : il
fallait choisir et s’isoler dans son choix. On était, outra¬
geusement et sans partage, stanislavskien ou brechtien.
Non l’un et l’autre. Maintenant, cela est devenu possible.
Tout un savoir de l’acteur, conquis de haute lutte sur les
routines et les paralysies du métier, est devenu un bien
commun. Il n’est que d’y puiser.

7. Cf. “Une entente”, propos recueillis par André Curmi, dans


théâtre/public, n° 64-65, déjà cité, p. 25-26.

148
Une nouvelle relation entre l’acteur et le savoir s’insti¬
tue. Le comédien revendique moins sa singularité ; il ne
lui suffit plus de construire, les yeux fermés et l’esprit
paralysé, son personnage comme d’autres l’avaient fait
avant lui. Plutôt qu’un interprète, il se veut “un artiste à
part entière”. Dès lors, il sait qu’il faut qu’il ait affaire à
tout : non seulement au personnage (“en crise” comme
l’on sait), mais encore à l’ensemble du spectacle et, au-
delà, à sa réception, à son inscription dans notre culture
théâtrale. Un certain anti-intellectualisme est passé de
saison. Sans doute est-il remplacé, parfois, par des
ardeurs et des naïvetés de néophyte (bien des comédiens
prennent pour argent comptant les dernières modes
intellectuelles et jargonnent à qui mieux mieux). Mais un
pas décisif a été fait : la reconnaissance du jeu non plus
seulement comme affaire de sentir mais comme façon de
savoir. En témoignent également les liens qui s’esquis¬
sent entre le théâtre et l’Université : celle-ci a pris en
considération la représentation et les études théâtrales se
sont différenciées des études littéraires ; celui-là est at¬
tentif à ce qui se dit dans les amphithéâtres ou les “sémi¬
naires”, parfois, il s’y associe. La réflexion dramaturgique
est le lieu privilégié de tels échanges : à condition de
dépasser la notion, trop étroite et, disons, texto-
centrique, de “lecture” (la représentation entendue
comme lecture d’un texte ou le déchiffrage - sémiolo¬
gique ou non - de la représentation), elle est susceptible
d’ouvrir l’œuvre dramatique aux virtualités du jeu et de
rappeler celui-ci au souci des contraintes (formelles et
historiques) du texte.

Enfin, quelques barrières qui sépa-


UNE alternance rajent comédiens de théâtre et ac¬
teurs de cinéma sont en train de s’effriter. On passe plus
facilement d’un domaine à l’autre aujourd’hui qu’il y a
une vingtaine d’années. Ce va-et-vient est ressenti par les
comédiens eux-mêmes comme une nécessité. Peut-être
la télévision y est-elle pour quelque chose, et plus
encore l’existence, obstinée d’autant plus qu’elle est

149
précaire, d’un secteur de films d’essai, à côté des grosses
productions à visée internationale. Toujours est-il qu’un
certain cinéma français et le théâtre savent qu’ils ont
partie liée. Et que ce lien repose aussi sur une commu¬
nauté d’acteurs. Des événements trop tapageurs, comme
le retour ou la venue de quelques stars du grand écran
au théâtre (Depardieu dans Tartuffe, Adjani dans Made¬
moiselle Julie, Birkin dans La Fausse Suivante, Serrault
dans L’Avare.. J ont fait ou risquent de faire long feu.
L’essentiel est ailleurs. Bien des jeunes comédiens dési¬
rent pratiquer une véritable alternance. Evoquant les
Anglais pour qui “la question d’être à la fois acteurs de
théâtre et acteurs de cinéma ne se pose pas” et déplorant
que “tous ces gens du T.N.P. qui ont démarré au théâtre”
n’aient “plus envie d’y remettre les pieds”, Lambert
Wilson, par exemple, exprime son souhait d’y revenir
périodiquement8. Entre le jeu théâtral et le jeu cinémato¬
graphique, il y a, de plus en plus souvent, complémenta¬
rité. Certains réalisateurs de films mettent à profit le
regard que le comédien de théâtre ne peut pas ne pas
porter sur sa propre interprétation - un regard qui
embraie sur celui du spectateur. C’est ce que font, entre
autres, Benoît Jacquot et André Téchiné (pour ne pas
parler de Jean-Luc Godard qui “casse” mutuellement ces
deux syntaxes de jeu). Et quelques metteurs en scène de
théâtre recherchent, avec leurs acteurs, le fondu,
1 espèce d’objectivité de la narration filmique. A cet
égard, le travail de Patrice Chéreau est révélateur : sur la
scène, c’est un jeu presque cinématographique qu’il
attend de ses comédiens alors que, dans ses films, il
encourage les excès théâtraux de ses interprètes (para¬
doxalement, Roland Bertin était plus “théâtral” dans
L’Homme blessé que dans Quartett de Heiner Müller).
Quant à Jacques Lassalle, ses partis pris d’interprétation
sont, assurément, plus proches de Bresson que de Plan-
chon ou de Strehler.

8. Dans les Cahiers du cinéma, en annexe à l’article de Hervé Le Roux


déjà cité, p. 28-29.

150
Il y a là de quoi se réjouir. L’acteur
LA CREATION
serait-il en passe de reconquérir sa
DE L’ACTEUR
vraie place : une place active et réflé¬
chie au cœur de la représentation ? Sans doute la plus
grande nouveauté du théâtre français, ces dernières
années, tient-elle dans l’apparition de comédiens ainsi
réconciliés avec leur métier. Ceux-ci refusent de n’être
que ces instruments auxquels les premiers metteurs en
scène voulaient les réduire. Souvenons-nous d’Antoine
et de sa lettre à Le Bargy : “Je voudrais (...) tenter de
vous convaincre que les comédiens ne connaissent
jamais rien aux pièces qu’ils doivent jouer. Leur métier
est de les jouer tout bonnement, d’interpréter le mieux
possible des personnages dont la conception leur
échappe ; ils sont en réalité des mannequins, des
marionnettes plus ôu moins perfectionnées, suivant leur
talent, et que l’auteur habille et agite à sa fantaisie (...)
L’idéal absolu de l’acteur doit être de devenir un clavier,
un instrument merveilleusement accordé, dont l’auteur
jouera à son gré?.” Il est vrai que cette lettre date de 1893 :
il s’agissait alors d’affirmer la légitimité de la mise en
scène, contre les grands acteurs abusifs du siècle passé.
Aucun praticien ne la soussignerait, aujourd’hui. Cette
mise au pas a fait son temps.
Nos comédiens ont, aussi, échappé à une autre tenta¬
tion : celle de se nier en tant qu’acteurs pour s’affirmer
en qualité de pédagogues, de militants ou d’individus
exemplaires. Il n’y a pas si longtemps Julian Beck et
Judith Malina dénonçaient, sur tous les tons, gestes et
cris à l’appui, la “fiction” dont ils se sentaient “prison¬
niers” : “(...) La réalité a été gommée ; nous vivons dans
nos propres mythes : nous devons créer la réalité9 10.”
Cette utopie-là, à l’opposé de celle de l’acteur-instru-
ment, n’a, également, plus cours. L’acteur s’est accepté

9. Cf. la “Lettre d’André Antoine à Le Bargy sur le rôle du comédien” du


24 octobre 1893, citée par Thalasso, Le Théâtre libre, essai critique,
historique et documentaliste, Paris, Mercure de France, 1909.
10. Beck Julian : La Vie du théâtre, traduit de l’anglais par Fanette et
Albert Vander, avant-propos de Daniel Guérin, Paris, Gallimard, coll.
“Pratique du théâtre”, 1978, p. 115.

151
comme tel. Dans son aptitude à fabriquer des fictions. A
cet égard, l’évolution du Théâtre du Soleil est significative :
elle a de plus en plus privilégié ce qu’Ariane Mnouchkine
appelle “la création de l’acteur” - ajoutant, à propos des
Shakespeare du Soleil : “C’est de plus en plus cela, pour
moi, le théâtre : la création de l’acteur11.” Et Alfred Simon
de commenter : “Il me paraît clair que, pour les gens du
Théâtre du Soleil, et sans aucun doute pour Ariane
Mnouchkine, l’essence du théâtre c’est l’acteur à l’état
pur12.” Mais peut-être frôlons-nous, ici, une autre
utopie...
En annonçant sa saison 1984-1985 à Chaillot, Antoine
Vitez est allé jusqu’à la présenter comme un hommage à
trois “reines de théâtre” : Jany Gastaldi (Dona Sol dans
Hernani), Dominique Valadié (Mère Ubu) et Nada Stran-
car (Lucrèce Borgia). Il a toujours voulu, disait-il, “élever
des statues à certains acteurs ou actrices. J’ai monté Les
Cloches de Bâle pour plusieurs raisons. Une d’entre elles,
très importante, était d’élever une sorte de statue à Nada.
Je voulais glorifier Nada^”. Et Bernard Sobel lui-même,
peu suspect de complaisance histrionique, ne perd
jamais 1 occasion d affirmer qu il se sent au service des
acteurs.
Dans ce contexte, l’expérience faite à “Théâtre
ouvert”, pendant les derniers mois de 1981, prend tout
son sens. Réunissant un groupe de cinq comédiens
(Christiane Cohendy, Jean-Claude Durand, André Marcon,
Michèle Marquais et Anne Wiazemski), Lucien Attoun
leur a de mandé non d’être les interprètes (récitants ou
acteurs) de textes choisis en dehors deux, mais de
prendre connaissance des textes reçus par “Théâtre
ouvert et de décider eux-mêmes quels étaient ceux
qu ils souhaitaient lire, présenter au public, voire jouer.
Le meneur en scène, si besoin en était, n’interviendrait
qu ensuite. C était là, toutes proportions gardées, un

11. Ct. l’entretien d’Alfred Simon avec Ariane Mnouchkine dans le


dossier consacré au Théâtre du Soleil, Théâtre en Europe n° S juillet
1984, p. 85. ’

12. Ibid., "Naître et renaître au théâtre” par Alfred Simon, p. 80.


13. Cf. "Une entente”, dans théâtre/public, n ° 64-65, déjà cité, p. 28.

152
renversement copernicien : l’acteur passait au poste de
commande. Le succès établit le bien-fondé de l’expérience.
Celle-ci se prolongea par des spectacles et une comé¬
dienne du groupe (Michèle Marquais) fit même, à cette
occasion, ses débuts dans la mise en scène.

Un nouvel âge des comédiens est-il


une revanche ? sur je pQjnt de succéder à l’ère des
metteurs en scène et une “politique des acteurs” de se
substituer à feu “la politique des auteurs” chère aux
Cahiers du cinéma14 ? Le “retour des comédiens” pren¬
drait, ainsi, l’allure d’une revanche. Voire d’une restaura¬
tion. C’est cela qu’il faut, maintenant, interroger.
Revenons sur “Théâtre ouvert”. A la “cellule de créa¬
tion” de la fin 1981 ont succédé les “cartes blanches” du
festival d’Avignon de 1985. La règle du jeu est restée la
même : il s’agit toujours de donner à quelques acteurs la
possibilité de présenter, en public, des textes qu’ils ont,
eux-mêmes, choisis. Pourtant les circonstances et le
rituel ayant changé, le profil de l’expérience s’en est
trouvé modifié. Au Jardin d’hiver, ces lectures avaient eu
lieu chaque samedi, pendant deux mois, devant un
public restreint mais relativement constant, et elles
portaient, je l’ai dit, sur des textes adressés par leurs
auteurs à “Théâtre ouvert” (donc, destinés par principe à
la scène). A Avignon, les textes choisis pouvaient avoir
un rapport ou non avec la scène et toute liberté était
laissée aux huit comédiens des “cartes blanches” de se
saisir de n’importe quel écrit, fût-ce de l’annuaire du
téléphone. De plus, les lectures se déroulaient, après-
midi par après-midi, dans la cour de l’Archevêché (un
beau lieu qui sentait le tréteau), devant un public de
festivaliers et dans cette atmosphère de compétition qui
est, qu’on le veuille ou non, celle de tout festival. La

14. Toutefois, dans “Le Celluloïd et les planches”, déjà cité, si Hervé Le
Roux souscrit à l’idée qu’“une nouvelle vague de jeunes actrices et
acteurs s’impose”, il met en garde contre “l’imposture que constituent
cette soi-disant Politique des Acteurs et l’opposition aberrante
acteurs/auteurs qu’elle sous-entend”.

153
différence est peut-être mince, mais elle est capitale. A
l’expérience se sont substitués la performance, le tour
de force. Nous n’avions plus affaire à un groupe de
comédiens qui travaillaient ensemble, à partir de ce qui
pouvait être un projet de répertoire : nous avions devant
les yeux un acteur qui, en compagnie de comparses ou
de complices, se souciait d’abord de donner en spectacle
sa propre lecture. De se montrer jonglant avec un texte.
Et d’en mettre plein la vue et les oreilles aux festivaliers
un peu hébétés, rescapés, par exemple, de la longue
nuit du Mahabharata... Ainsi, à la mise en évidence
d’un travail, ces “cartes blanches” ont substitué le mirage
d’une exhibition.
La multiplication des monologues ou des “one man
shows’ répond, sans doute, à l’une des exigences de
l'écriture dramatique contemporaine (qu’on pense à
l’œuvre de Reiner Müller). Les impératifs financiers n’y
sont pas, non plus, étrangers. Mais elle rencontre aussi le
désir des comédiens d’être, chacun pour soi, toute la
représentation. D’offrir en pâture, à un spectateur que
l’on voudrait le plus discret possible (parfois, il est réduit
à la portion congrue et à l’incommodité d’un banc qui
tient du perchoir plus que du siège), le corps à corps
d’un acteur et d’un texte.

Alors, plus que le produit, c est le


L’AUTARCIE ^ ’
processus qui est expose. Les incerti¬
tudes du comédien, son approche,
forcément tâtonnante, du texte sont converties en spec¬
tacle. On peut y voir une façon naïve, pour le comédien,
de revendiquer la condition de travailleur qui lui est trop
souvent refusée (j’ai déjà parlé des “travaux d’acteurs”
du C.D.N.A. en 1981, à Avignon, suivis de beaucoup
d autres). Cela témoigne aussi d'un rêve : le rêve d un
théâtre qui échapperait à toute sanction et qui pourrait se
prolonger indéfiniment, dans l’inachevé, avec la compli¬
cité de quelques spectateurs promus à la dignité d’initiés.
Certes, entre l’exercice et la représentation, la ligne de
démarcation est mince. Et le public, aujourd’hui, est pour

154
une bonne part composé d’amateurs ou de profes¬
sionnels... Mais à préférer le processus au produit, les
comédiens risquent d’accélérer le repliement du théâtre
sur soi. On en reviendrait à un monde clos, à ce “coin à
part” que dénonçait déjà Zola. Il parlait du Boulevard tel
qu’il avait triomphé dans les débuts de la IIIe République :
le public, un certain public bourgeois, grandissant, en
était le complice. Dans une autarcie théâtrale moderne, il
n’y aurait plus guère de place pour le public : nous
n’aurions plus affaire qu’à une république de comédiens,
mâchant et remâchant leur pitance textuelle.
C’est que, par son statut même, le comédien est en
situation d’ambiguïté. Il est partagé entre l’intériorisation
et l’extériorisation, entre le concret et l’illusoire, entre le
faire (l’acteur agit) et le jeu (le comédien joue), entre
l’acte et le récit, entre lui-même et les autres... De ce
partage, il tire sans doute l’essentiel de son pouvoir. Il en
vit aussi l’angoisse, le déchirement... Mais qu’il choisisse
l’un de ces termes contre l’autre, et le voilà infirme ou
monstrueux. Balbutiant ou histrion.
En outre, faire du “retour des comédiens” une
revanche sur le metteur en scène, c’est accentuer la
cassure qui, de plus en plus, affecte l’infrastructure théâ¬
trale : du côté des grandes institutions, les histrions ; de
celui des petits groupes, les balbutiants. Entre les deux,
le désert. Or, tout encourage une telle polarisation : la
politique culturelle (Michel Guy parle de “faire la part
entre l’international, le national, le régional et le muni¬
cipal15”)... comme la logique des grands médias. Un
autre partage, plus nocif, menace encore : d’une part, les
gros produits - sur lesquels peuvent se rencontrer
théâtre et télévision, metteurs en scène dans le vent et
acteurs-vedettes ; de l’autre, la prolifération de processus
incertains, d’expériences d’éprouvette, de satisfactions
narcissiques... et autant de huis clos qu’il y a de groupes,
voire de comédiens isolés.
Ne pourrait-on cesser de penser l’exercice du théâtre
en termes de pouvoir : le pouvoir du metteur en scène,
15. Cf. dans Le Quotidien de Paris du 25 juillet 1985, l’interview de
Michel Guy, recueillie en Avignon par Armelle Heliot.

155
ou celui de l’auteur, ou celui du public (sinon, on l’a
fantasmé, du “non-public”)... ou celui des comédiens ?
Et retrouver l’idée d’un théâtre comme médiation et
comme polyphonie ouverte. On a eu trop tendance à
tenir la représentation pour une œuvre. Et trop le souci
d’en déterminer le responsable, l’auteur. La représenta¬
tion n’existe pas en soi. Elle n’est jamais qu’une
rencontre : entre des individus, sans doute, mais aussi
entre des savoirs, inscrits dans le texte, dans la mise en
scène, dans le jeu ou - ce n’est pas moins important -
dans la réception du public. Et, dans cette rencontre,
tous se trouvent modifiés - à commencer par le specta¬
teur qui, comme le rappelle Jacques Lassalle, demeure
“le protagoniste même de la représentation. C’est lui-
même qui est l’enjeu et le lieu du travail de transforma¬
tion et d’élucidation engagé sur le plateau16”.
L’avènement d'une génération de comédiens décidés
à être des acteurs à part entière et soucieux, plus que
certains de leurs aînés, de savoir, est, sans doute, la
chance du théâtre français actuel. Si ces comédiens ne
conce\ aient leur retour qu en termes de revanche ou
d’autosatisfaction, cette chance n’en serait plus que le
malheur.

!^iVL’^Utre Segard”’ propos recue‘H's par André Curmi dans


theatre/public, n° 64-65, déjà cité, p. 16.
L’ACTEUR, SEUL

Au festival d’Avignon de 1981, le théâtre a paru coupé


en deux. D’un côté, il y avait les “grands” spectacles,
grouillants de comédiens, de défroques et d’accessoires :
pour le meilleur, Woyzeck par le Théâtre de Bochum
(dans une mise en scène de Manfred Karge et Matthias
Langhoff) ; pour le pire, Le Roi Lear de Shakespeare-
Vittoz-Mesguich (et quelques autres, dont Barthes,
Cixous et Sollers) De l’autre, des représentations de
quatre sous, plus ou moins bricolées, dont, souvent, un
seul acteur était l’interprète voire l’auteur. Or, ces spec¬
tacles minimaux l’emportaient, parfois, sur les autres :
au rébus (Mesguich) ou à un populisme quelque peu
raccoleur (Le Cercle de craie caucasien de Brecht, en
géorgien, par le Théâtre Roustaveli), ils opposaient le
plaisir du jeu et un strict contrôle de l’illusion théâtrale.
Cette multiplication de mono-spectacles a, certes, des
causes économiques et commerciales. Le “off”-festival en
est par excellence le lieu. Là, il s’agit de se montrer et de
se vendre : le “off” avignonnais est devenu l’équivalent
de la foire aux films de Cannes. Les cours ou les arrière-
boutiques y sont hors de prix. Il faut donc rogner sur le
personnel - à commencer par les comédiens. De plus,
comment espérer être “acheté”, pour la saison prochaine,
si le spectacle est un tant soit peu exigeant ? Les grosses
entreprises se fournissent elles-mêmes ou coproduisent
entre elles : leur circuit est fermé. Restent les petites
salles, les scènes des Maisons des Jeunes et de la
Culture : ne peuvent y être accueillis que des spectacles

157
légers, techniquement et financièrement. Rien de tel
qu’un “one man show”. Depuis des années, un acteur
de ce qui fut la troupe de Roger Planchon, Gérard
Guillaumat, parcourt la France du Sud-Est, avec ses
“lectures” : il a commencé par Maupassant et, après
Sartre et Prévert, en est à L’Homme qui rit de Victor
Hugo ; il a un rare talent de conteur... Plus d’un, “off”
Avignon, doit rêver d’être Guillaumat !
Pourtant, une telle pratique ne saurait être réduite à
des impératifs économiques. Elle est issue d’une exi¬
gence de 1 acteur. Je l’ai noté plus haut1 : le comédien,
aujourd’hui, rêve de parler en son nom propre. Sa
tentation est de se raconter lui-même. De jouer son
propre personnage, de démonter et de reconstruire
celui-ci sous nos yeux. C’est ce qu’a fait Philippe
Caubère - l'Abdallah de L’Age d’or et le Molière du film
d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil - dans La
Danse du diable. Tout seul, proche des spectateurs,
dans ce lieu clos et rond, comme la coupole d’une
église byzantine, qu’est le local de la Condition des
soies, il revit l’histoire de son “alter ego”, Ferdinand
Faure, un jeune provincial hanté par Gérard Philipe.
1 hilippe Caubère s y dépense sans compter, avec le
mélange d’intrépidité et de tendresse, de romantisme
et de sécheresse que nous lui connaissons déjà. Cela
dure deux heures et ne va pas sans longueur. La
complaisance menace. Paradoxalement, Caubère -
Faure est sauvé par sa mère, qu’il joue aussi, un châle
rapiécé sur les épaules. Autant l’apprentissage reste
pâle et flou, autant cette mère agitée, bavarde,
aimante, inquiète s’impose. C’est en disant ses phrases
à elle, c est en étant elle que Philippe Caubère nous
lait vraiment entendre le son de sa propre voix. Son
aveu a besoin d’un truchement. Sa solitude de comé¬
dien devient féconde par l’invention (ou le souvenir)
d’un(e) autre.

1. Cf. supra, p. “Le Retour des comédiens".

158
Ce détour par la fiction est précisé¬
ESQUISSES
ment ce qui fait le prix de deux
DE FICTION
autres mono-spectacles que j’ai vus
jjà Avignon. Ce sont des “travaux d’acteurs” réalisés par
i les comédiens du Centre national des Alpes (que codiri-
;d gent Gabriel Monnet et Georges Lavaudant), soit de
| “courtes réalisations qui répondent à leur désir de fonc-
c tionner autrement, d’élargir leur registre, d’affronter les
écritures, les personnages, les espaces, les techniques de
>1 leur choix”. Huit de ces “travaux” furent présentés salle
Benoît XII. Des quatre auxquels j’ai assisté, deux ne
| dépassaient guère l’exercice d’école : une lecture pesam-
i ment neutre d'un texte de Peter Handke et la composi-
i tion un peu trop pittoresque, accent et bigoudis compris,
) d’une petite-bourgeoise juive tunisienne, aux derniers
j jours de la colonisation. Mais les deux autres “travaux”
| étaient d'une tout autre trempe. Entre eux, un seul point
} commun : la présence d’une fiction née du jeu du comé¬
dien avec un texte, un espace et quelques accessoires.
1 Dans La Muraille de Chine de Franz Kafka, un acteur, en
1 l’occurrence Charles Schmitt, est censé répéter ce récit :
il est dans une chambre, d’un hôtel peut-être, lors d’une
tournée, et il ne parvient pas à en dire plus d’une ou
deux phrases. Tous les objets se liguent contre lui, ses
chaussures craquent, le lit grince méchamment, le télé¬
phone émet des borborygmes... et son corps, aussi, le
trahit, jusqu’à se libérer, burlesquement, sur la fin, par
des pas de danse, au son du Lac des cygnes. Oubliant La
Muraille de Chine, mais pas tellement étranger à Kafka,
ce spectacle d’une impuissance ressemble à un sketch de
Buster Keaton joué par un clochard beckettien.
A l’opposé, dans La Victoire à l’ombre des ailes, un
récit de Stanislas Rodanski2 qui tient de la série noire et
de la poésie surréaliste, Ariel Garcia-Valdès n’escamote

2. Longtemps interné volontaire, dit-on, dans un asile psychiatrique de


Lyon et décédé en 1987, Stanislas Rodanski n’a publié que La Victoire
à l’ombre des ailes (précédé de Lettre au Soleil noir, Lancelo et la
chimère et suivi de Le Sanglant symbole), avec une longue préface de
Julien Gracq et une illustration de Jacques Monory, au Soleil noir
(Paris, 1975) et Des proies aux chimères, illustrations de Jacques
Hérold, préface de Jean-Michel Goutier, Paris, Plasma, 1983-

159
pas le texte. Il le découpe et l’organise en séquences qui
pourraient être celles d’un film B hollywoodien des
années cinquante, séparées par de brèves séances
d'habillage et de maquillage, comme lors d’un tournage.
Lui-même se métamorphose à vue, avec un plaisir
évident, en autant de personnages qu’il y a de sé¬
quences. Cela donne quelque chose d’assez vertigineux :
la célébration et la mise à nu de certaines de nos mytho-
logies. Le portrait brisé, presque cubiste, d’un aventurier.
L’autopsie d’une légende.
Là où Charles Schmitt détraque le théâtre, par la déri¬
sion, Ariel Garcia-Valdès en joue, comme d’un miroir à
multiples facettes. Nous voilà loin des exhibitions habi¬
tuelles aux “one man shows”. Et dans l’intimité même
d’une confrontation entre le texte, la scène et l’acteur.
D’avoir été réalisés “en des temps généralement brefs
et avec les moyens du bord”, ces mono-spectacles
gardent quelque chose d’urgent et de fragile. Ce sont des
essais, des esquisses, à 1 instar des travaux préparatoires
d’un écrivain ou d’un peintre. La trace de la main de
l’artiste est encore là, présente - et le poids de son corps,
et la chair de sa voix. Ni le personnage, ni le spectacle ne
nous cachent le comédien. Mais celui-ci ne se contente
pas non plus de lui-même. Alors, nous touchons au
cœur, indivisible, du théâtre : un corps à corps entre le
comédien et la fiction.
LE JEU ET LES SIGNES

n; Dans le Woyzeck de Büchner présenté par le G.R.A.T. à la


: à Cartoucherie de Vincennes (1980), il y a un personnage
:it central apparemment incongru : le Bonimenteur qui
fi introduit le spectacle et reste presque constamment
iip présent sur la scène. Sans doute, ce personnage est-il
: s déjà dans le texte de Büchner, mais il n’y fait qu’une
ai brève apparition : à la foire où Woyzeck et Marie vont,
: .s passagèrement, se distraire, un Bonimenteur présente un
cheval savant qui est comme le double de Woyzeck, lui-
même traité en cobaye ou en bête de somme par le
■:» Docteur et le Capitaine. Ici, le Bonimenteur accompagne
h tout le déroulement de l’action. Interprété par un jeune
: c comédien, François Chattot, il devient un grand diable,
long comme un jour sans pain, le visage taillé à coups de
serpe, les cheveux pendants, vêtu d’un habit noir défraî-
t| chi, et évoque à la fois le Monsieur Loyal d’un cirque
| misérable et une créature à la Hoffmann, le Johannes
Kreisler d’une petite ville de Franconie.

Certes, c’est là un choix d’interpréta-


l N meti EUR tion. Un parti pris du metteur en
enjeu scène, Jean-Louis Hourdin (celui-ci
est, aussi, long et maigre : Chattot et lui ont un air de
famille). Ce Woyzeck est sous-titré : “Drame populaire
avec de la musique.” Il se passe sur une sorte de piste de
cirque, entre deux petites estrades où un orphéon moud
et remoud des refrains de quat’sous et qu’entourent des

l6l
panneaux rappelant les baraques d’attractions foraines,
avec des images de l’Afrique coloniale, du siècle passé.
Le Bonimenteur est, à volonté, le patron du cirque où
l’on joue Woyzeck ou le chef de l’orphéon qui l’accom¬
pagne. Cette œuvre que l’on peut tenir pour la première
tragédie du prolétariat et de la civilisation industrielle
(une bonne partie de l’expressionnisme allemand en est
issue) se transforme en un spectacle presque campa¬
gnard : c’est un Woyzeck au village, donné à la sauvette,
par un cirque minable, un soir d’été. Du reste, avant de
prendre ses quartiers à la Cartoucherie, ce Woyzeck du
G.R.A.T. a été créé au festival d’Hérisson, un petit village
de l’Ailier, à la veille du 14 Juillet.
Pareille explication est, pourtant, trop claire, trop
univoque. Ce Bonimenteur ne se contente ni de son rôle
de présentateur, ni de son apparence de Kreisler villa¬
geois. Il n’est pas seulement le signifiant de ces signifiés :
le cirque, la musique, le village. Il intervient aussi dans
l’action : il joue le Juif et vend à Woyzeck le couteau qui
lui servira à tuer Marie ; avec des gestes délicats, il
amène en scène tel ou tel personnage, ou l’en éloigne. Il
accélère ou ralentit l’inéluctable déroulement de ce fait
divers. Pour un peu, il le suspendrait. Surtout, il ne cesse
de porter sur lui un regard attentif. Il compatit. Il est le
premier spectateur de ce drame populaire. Il nous prend
à témoin. Il nous communique quelque chose de sa
tendresse et de son amour pour les acteurs de la “lamen¬
table histoire” du soldat Woyzeck...
Le plaisir que j’ai pris à ce Woyzeck vient, pour une
part, de là. La présence de ce Bonimenteur aux fonctions
indécises a renouvelé pour moi cette pièce que je
connais bien, que j’admire, mais qui, souvent, à la scène,
m’avait paru étrangère, enfermée dans son inachève¬
ment (on sait que Büchner est mort, dans sa vingt-
quatrième année, avant de l'avoir terminée, et qu’il en
reste, inextricablement mêlées, quatre versions), fulgu¬
rante et glacée. Elle ébranle ce que je croyais savoir
d’elle. Elle m’oblige à regarder autrement Woyzeck, sans
toutefois m’en imposer une nouvelle interprétation. Sans
me forcer à choisir entre un Woyzeck prolétaire opprimé

162
î et un Woyzeck en proie à la folie. Rien qu’en introdui-
3 sant dans le spectacle un certain jeu.

C’est devenu un refrain à la mode :


LA DÉRIVE
sur la scène, metteur en scène, scé-
DES SIGNES
nographe et acteur construisent des
signes. La représentation ne nous livre ni le texte ni le
réel. Elle met en signes la compréhension que peuvent
en avoir ceux qui la font. Aussi s’évertue-t-on à déchif¬
frer ces signes. Qu’Arlequin brandisse sa batte, et l’on y
;;l
voit un phallus. Les valises que tramaient avec eux les
< personnages de la “tétralogie” moliéresque montée par
il Vitez ne sont, d’évidence, que des organes féminins : à
. preuve, Arnolphe tire de la sienne la robe qu’il destine
) à Agnès. Tout escalier devient figure de transcendance
C ou métaphore du pouvoir ; toute flaque, un rappel des
c
eaux-mères. Ce qui se passe devant nous n’est que le
r masque d’autre chose. Les spectacles tournent au
ï rébus.
C’est raisonner sans tenir compte d’une donnée
(
essentielle du théâtre : la durée. Tout spectacle, fût-il le
plus bref, existe dans et par le temps. Il est doublement
t un processus. D’une part, il nous restitue une action.
D’Aristote à Hegel et même à Brecht, les théoriciens
i sont d’accord là-dessus : chaque pièce consiste dans
t une succession d’événements. La situation finale n’est

: plus la situation initiale, même si elle paraît identique à


; celle-ci. Quelque chose a eu lieu. Dans En attendant
N
Godot où, semble-t-il, rien ne s’est passé, il s’est, du
r moins, passé ce rien : cette absence d’événement dé¬
cisif. D’autre part, tout spectacle a une durée concrète,
presque matérielle. Les objets, les gestes, les paroles s’y
i succèdent, s’y répètent ou s’y modifient. Placée sur une

scène, une table peut bien ne paraître que ce qu’elle


; est dans notre vie de tous les jours : un meuble où

manger ou écrire. Elle ne s’en métamorphose pas moins


à mesure que se déroule le spectacle. Elle se confirme
n’être qu’un meuble ou, au contraire, devient estrade,
petite scène de théâtre sur la grande (qu’on se souvienne

163
encore des Molière de Vitez où, pour parler à Dieu - ce
Dieu dont Molière exhibait l’absence - les personnages
se juchaient sur la table), trône ou pavois pour un
trône (c’était le cas dans le Richard II monté par
Chéreau)... Dans la représentation, la succession des
significations importe plus que chacune de ces signifi¬
cations considérée en elle-même.
Au théâtre, donc, tout est signe, mais aussi tout est
jeu. Et le jeu dérange les signes. Il en modifie les
constellations. Il en transforme le sens et la fonction.
C’est là que, par excellence, intervient l’acteur. Celui-ci
ne fait pas qu’interpréter un personnage ou construire
des signes. Précisément, il joue. Du même coup, il
introduit un doute sur la réalité et l’identité de son
personnage. Comme sur la stabilité des signes qu’il a
lui-même fabriqués.
Roland Barthes a bien marqué le caractère “poly¬
phonique” du théâtre, par opposition à la “linéarité”
de la langue. Parlant d’une “véritable polyphonie
informationnelle”, il a, justement, défini la théâtralité
comme une “épaisseur de signes1”. Mais peut-être
faut-il, aujourd’hui, insister moins sur l’accumulation
que sur la dérive de ces signes. Le Bonimenteur de cet
émouvant et tendre Woyzeck. nous l’enseigne à sa
manière : la scène n’est pas un lieu de certitudes ni de
vérités. Tout s’y métamorphose. Les sens les mieux
établis (qu’ils soient issus d’une tradition ou imposés
par un metteur en scène) y vacillent. C’est le propre de
la scène : les signes multiples et variés qui s’y succè¬
dent ne constituent jamais un système clos de signifi¬
cations. Ils se mettent en péril l’un l’autre.
Un dernier exemple. Dans le Wielopole-Wielopole
de Tadeusz Kantor, un jeune homme habillé de noir,
comme un groom ou un premier communiant, prend
la pose du Christ crucifié. Il a les bras étendus sur la
croix. Un moment, très bref, l’image de la crucifixion
resplendit. Puis, tout à coup, le jeune homme descend

1. Cf.“Littérature et signification”, dans Essais critiques, op. cit., p. 258.

164
de la croix et s’en va, comme si de rien n’était. Et le
spectacle continue. La croix servira à autre chose. La
crucifixion est gommée. Le jeu emporte signes et images.
UN PLAISIR RARE

Aller au théâtre n’est pas facile. Le cinéma est à portée de


main. Du moins, on peut chosir : entre le Quartier Latin
et les Champs-Elysées, entre les Halles et les Boule¬
vards... Et n’importe quelle heure de l’après-midi ou de
la soirée fait 1 affaire. Vous avez du temps à perdre entre
un cours et un rendez-vous, ou vous ne réussissez pas à
écrire un article... il y a bien là, pas trop loin, un cinéma
prêt à vous accueillir. Avec le théâtre, rien de tel. Pas
d'improvisation de dernière minute. Il faut avoir retenu
sa place à l’avance ou inscrit sur son carnet la date de la
générale, et le jour dit, à l’heure prescrite (ou bien avant,
les transports aidant), être disponible. Tant pis si, à ce
moment-là, on ne se sent pas d’humeur à “sortir” ou si
un regain d’inspiration est venu relancer l’article récalci¬
trant... il faut y aller.

Ce n’est pas seulement une question


LE SPECTRE
de temps ou de lieu. Il y a surtout la
DE L’ENNUI
difficulté d’être spectateur de théâ¬
tre. Je l’avoue : je m’y ennuie très souvent. Et cet ennui
peut aller jusqu’à la souffrance. Or, pareille chose ne
m’arrive pas avec le cinéma. L’ennui y est rare et reste,
somme toute, de bonne compagnie. En revanche, le
théâtre me donne aussi, parfois, un plaisir profond,
incomparable. Presque jubilatoire. Entre ce plaisir et cet
ennui théâtral, me voilà à rude épreuve : la ligne de
démarcation est mince, mais tranchante.

167
Cela tient, sans doute, à la nature même de la repré¬
sentation. Une scène ou un espace quelconque, plus ou
moins aménagé, est là devant nous, séparé de nous. Des
comédiens, de chair et d’os, l’occupent. Ils parlent avec
les mots d’un autre, mais leurs gestes, leurs corps, pour
maquillés qu’il puissent être, restent les leurs. Et tout se
passe au présent. La fiction (l’action représentée) et la
réalité (de la représentation) sont étroitement imbriquées.
C’est à nous, spectateurs, qu’il revient de sceller leur
union ou de marquer leur désaccord. En outre, ce petit
univers scénique fait signe au monde, passé ou actuel : il
le figure. Mais le doute subsiste. Quand les héros du
Prince travesti, monté par Vitez, surgissent comme des
bêtes traquées, dans le jardin blanc, en pente, construit
par Yannis Kokkos (c’est bien un jardin, à preuve l’arbre
qui s’y dresse, mais cet arbre est bleu et il porte des fruits
d’or...), à quel univers nous renvoient-ils ? A la société
française du XVIIIe siècle, à l’imaginaire Etat de Barcelo¬
ne mentionné par Marivaux, à une intemporelle contrée
utopique... ? Au spectateur d’en décider. Pour que la
représentation tienne et ne s’effrite pas, elle a besoin de
son soutien. Encore faut-il qu’elle l’ait mis en état d’y
prendre part. Alors, ce sera le plaisir. Sinon, c’est l’ennui.
Le statut de la représentation théâtrale est, par
essence, contradictoire. Sur la scène, rien ne va de soi :
les acteurs sont bien là, en personne, mais ce qu’ils
disent et font ne vient pas d’eux et est, parfois, franche¬
ment anachronique... Certes, on peut tenir tout cela
pour naturel. Et confondre le théâtre et la vie. Ce fut la
tentation de la dramaturgie bourgeoise qui culmina (et
par là même se dénonça) dans la fiction du “quatrième
mur : tout ce que vous voyez là se passe effectivement
dans la réalité ; pour vous le montrer, nous n’avons eu
qu’à retirer la paroi, le mur qui vous le cachait. Or, un tel
spectacle m'indiffère. Je sais trop que ce vrai-là est faux,
que ce naturel n’est qu’une image de confection. Et je
m’en sens exclu. A l’inverse - c’est plus fréquent au¬
jourd’hui - on avoue la scène pour un pur lieu de théâtre.
Un espace de fantaisie. Là, tout peut arriver : les méta¬
morphoses les plus incongrues, les tours de passe-passe

168
les plus surprenants... Et le théâtre s’y soûle de lui-
même. Cela me laisse de glace. Cette surenchère dans le
théâtral ne me coupe pas moins de la représentation que
>1 le quatrième mur fictif. Le “faux” m’ennuie tout autant
que le “vrai ’. C’est seulement leur confrontation, leurs
échanges mutuels qui me donnent accès au spectacle.

Prenons un exemple : La Classe


UN VERTIGE morte de Tadeusz Kantor1. Sans
doute, cette réalisation pourrait n’être qu’une brillante
“danse macabre”, sur des paroles de Witkiewicz (elle
utilise des fragments de sa pièce : Tumeur cervicale),
peuplée de créatures issues du bestiaire de Kantor (il
I travaille, depuis des années, avec les mêmes acteurs :
J ceux-ci sont devenus des rôles, comme, autrefois, les
■i
“comédiens de l’art” italiens). Et nous pourrions nous
J contenter d’admirer, du dehors, l'étrange tour de force
I théâtral ainsi réalisé. Or, La Classe morte a, bel et bien,
quelque chose de déchirant. Ce n’est pas seulement
n
i qu’elle nous parle de la mort. Ou qu’elle l’illustre de
façon saisissante. C’est que, au lieu de promouvoir un
1
A accord, le spectacle entretient une tension entre les
b éléments qui le constituent. Et que cette tension, il la fait
i sentir, il la transmet au spectateur. Il la lui donne en
JU partage. Je pense, entre autres, à la relation physique,
td matérielle, des comédiens et des mannequins, de la
réalité (jouée) de la vieillesse et de l’image (fictive et
figée) de la jeunesse... Ici, à la différence de ce dont
rêvait Craig, on “ne substitue pas à l’acteur une marion¬
nette ou une surmarionnette, Kantor s’y refuse, il ne fait
pas de l’acteur un mannequin, il s’efforce de donner au
comédien le pouvoir expressif de la vie que le manne¬
quin recèle. Le comédien ne copie pas le mannequin.
Il doit prendre le mannequin pour modèle. Il s’en rap¬
ïj proche, sans s’identifier à lui.” Toute La Classe morte est
à l’avenant. Elle se joue “dans le passage entre illusion et

1. La Classe morte par le Théâtre Cricot 2 avait été créée en 1975 à


Cracovie. Présentée en 1977, au festival de Nancy, puis à Paris, dans le
cadre du Festival d’Automne, elle a fait depuis le tour du monde.

169
réalité” - passage “volontairement flou, instable, difficile
à accrocher2”.
D’où notre vertige. Et notre adhésion. La présence de
Kantor lui-même sur la scène, pendant le spectacle, recti¬
fiant telle pose ou tel geste, accélérant ou ralentissant tel
mouvement... y gagne un sens inattendu : plus que le
metteur en scène, le chef d’orchestre ou le “patron”, il y
figure le spectateur actif, intervenant dans le spectacle,
que nous sommes appelés à devenir. Il est nous-mêmes
aux prises avec le théâtre.
Car, en définitive, c’est bien du jeu que je tire mon
plaisir. Jeu non de théâtre mais du théâtre. J’entends : qui
ne s’enferme pas dans la fiction scénique mais qui vise
aussi le monde. Et qui convoque l’existence dans ce
qu’elle a de plus concret, au sein même de la représenta¬
tion dans ce qu’elle a de plus artificiel et de plus
machiné, pour les confronter l’une à l’autre... Alors,
l’ennui du spectateur (un ennui peut-être inévitable : le
théâtre est toujours un peu trop sommaire) fond comme
neige au soleil et laisse place à un sentiment proche de
l’allégresse. A un plaisir qui est aussi jouissance. Ce
plaisir-là console de beaucoup de mornes soirées.

2. Cf. “Présences de Tadeusz Kantor” par Denis Bablet, dans Voies de la


création théâtrale, Paris, éditions du C.N.R.S., tome XI, 1983.
LA REPRÉSENTATION ÉMANCIPÉE
Le statut du théâtre est, de part en part, contradictoire.
C’est une évidence qu’on perd souvent de vue. Fondé
sur la “mimesis”, le théâtre fait de l’action une illusion
et transforme, parfois, l’illusion en action. Son fonc¬
tionnement repose également sur le texte et sur la
scène. Le texte est, par définition, durable, il s’offre à la
relecture et à la répétition, il raconte ; la scène, elle, est
éphémère, elle reproduit mais ne répète jamais de
façon identique, elle représente. L’union du texte et de
la scène qui est la visée même du théâtre va donc, en
quelque sorte, contre nature. Elle ne se réalise jamais
que par des compromis, des équilibres partiels et
instables. Tantôt, c’est la scène qui est subordonnée au
texte : une certaine tradition, en Occident, le veut ainsi,
mais cette tradition, somme toute récente (elle ne
remonte guère au-delà du XVIIe siècle), est loin de
valoir pour toutes ses manifestations : les pratiques que
l’on peut dire populaires (des farces aux spectacles de
variétés) l’ignorent. Tantôt, le texte est soumis à la
scène (entendons ce mot au sens large) : c’est la règle
dans toutes les traditions extra-européennes.
S’il prétend à l’unité et revendique la dignité d’art, le
théâtre moderne occidental n’échappe pas pour autant
à ces contradictions. Il les rend même plus manifestes.
Il les pose en clair et ne cesse de s’interroger sur elles.
Peut-être y puise-t-il son identité.

173
Le théâtre moderne est né, à la fin
UN THÉÂTRE
du XIXe siècle, de l’avènement du
UNIFIÉ
metteur en scène comme maître de
la scène. Certes, celui-ci a succédé au régisseur, mais il
n’en est pas un simple héritier. Le régisseur constatait et
coordonnait les éléments de la représentation : il n’était
que le garant d’un certain ordre établi en dehors de lui.
Ces éléments, le metteur en scène non seulement conti¬
nue à les ordonner, mais encore il les prévoit et pense, à
l’avance, leur organisation - bientôt, il s’emploiera sinon
à les créer du moins à les former. Il agit avant, là où le
régisseur n’opérait qu'après. Il ne reproduit pas : il
produit. Ainsi, il n’a plus rang d’exécutant : il devient
auteur - auteur du spectacle.
Une autre mutation s’ensuivit. Elaboré par le metteur
en scène, le spectacle tend à se fixer et à prendre son
autonomie. Parfois même, il est écrit avant d’être réalisé :
Otomar Krejca, par exemple, rédige avant les répétitions
un projet très détaillé qui en constitue la partition. Le
texte dramatique proprement dit se trouve doublé, pris
en charge ou supplanté par un nouveau texte : le texte
scénique.
Les grands théoriciens de la fin du XIXe siècle rêvent
d’un théâtre “unifié”. Dès 1850-1851, Richard Wagner
précise sa conception de “l’œuvre d'art de l’avenir” : c’est
le Gesamtkunstwerk ou “l’œuvre d’art commune”. Celle-
ci résultera de 1 “union des arts agissant communément
sur un public commun : la trinité de la poésie, de la
musique et de la mimique à laquelle s’ajoutent architec¬
ture et peinture1” - Wagner concluant : “L’œuvre d’art
commune suprême est le drame : étant donné sa perfec¬
tion possible, elle ne peut exister que si tous les arts sont
contenus en elle dans leur plus grande perfection2.” Une
cinquantaine d’années plus tard (1905), Gordon Craig
corrige et radicalise Wagner. Pour lui, “le théâtre ne
saurait être cet art suprême qui naîtrait de l’action

1. Bablet Denis : Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à


1914, Paris, éditions du C.N.R.S., 1965, p. 58.
2. CI. Richard Wagner (.L'Œuvre d'art de l’avenir; dans Œuvres en
prose, vol III, p. 216) cité par Denis Bablet, ihid.

174
commune de plusieurs arts, car il leur serait alors étroite¬
ment subordonné. L’œuvre d’art ne peut résulter que de
l’activité créatrice d’un artiste unique3”. Et il précise, dans
un texte souvent cité depuis : “Voici de quels éléments
l’artiste du théâtre futur composera ses chefs-d’œuvre :
avec le mouvement, le décor, la voix. N’est-ce pas tout
simple ? J’entends par mouvement, le geste et la danse
qui sont la prose et la poésie du mouvement. J’entends
par décor, tout ce que l'on voit, aussi bien les costumes,
les éclairages, que les décors proprement dits. J’entends
par voix, les paroles dites ou chantées en opposition aux
paroles écrites ; car les paroles écrites pour être lues et
celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entiè¬
rement distincts4.”

Ainsi s’engage un combat pour un


une victoire théâtre où le texte et la scène, fondus
en une sorte de méta-texte, ne feraient plus qu’un. Ce
combat marque toute l’activité théâtrale au XXe siècle.
C’est apparemment le metteur en scène qui en sort vain¬
queur. Comme le constatait déjà, en 1946, Jean Vilar, peu
suspect de complaisance en la matière (rappelons qu’il
ne voulait s’intituler que “régisseur” et signait ses spec¬
tacles “régie de Jean Vilar”), “les vrais créateurs drama¬
tiques de ces trente dernières années ne sont pas les
acteurs, mais les metteurs en scène” - et il ajoutait :
“J’écris cela sans m’en réjouir5”. Mais cette victoire n’est-
elle pas une victoire à la Pyrrhus ?
Elle est peut-être trop complète. Non seulement le
metteur en scène a rangé sous sa loi les autres praticiens
du théâtre, mais encore il les a isolés et, parfois, réduits
en servitude. Les troupes sont de moins en moins
nombreuses (il y a aussi des raisons économiques à
cela). Les comédiens se contentent, souvent, d’être de

3. Bablet Denis : ibid., p. 287.


4. Craig Edward Gordon : De l’Art du théâtre, Paris, éditions Lieutier,
Librairie théâtrale, s.d., p. 141.
5. Vilar Jean, De la tradition théâtrale (“IV : Le metteur en scène et
l’œuvre dramatique”), Paris, l’Arche, 1955, p. 71.

175
dociles exécutants. Craig prévoyait que “l’artiste du
théâtre futur ne parviendra à réaliser une œuvre d’art
véritable que s’il utilise ses matériaux à l’état brut6”. Le
metteur en scène a, en effet, transformé ses collabora¬
teurs en fournisseurs de “matériaux à l’état brut”. Il a rêvé
de comédiens qui ne soient plus que des marionnettes :
rien qu’un corps et une voix dont il pourrait jouer à son
gré. Mieux : il s’est arrogé toutes les autres fonctions. Il
est devenu son propre scénographe et il s’est mis à écrire
ou à récrire le texte. Le cas de Roger Flanchon est, à cet
égard, exemplaire. Parti d’une conception brechtienne
(c’est-à-dire fondée sur une réflexion dramaturgique),
mais fasciné par Robert Wilson et par le “théâtre
d’images”, il en est arrivé à réaliser des spectacles qui
mettent en scène, plus qu’un texte, une totalité : la totali¬
té d’une vie, avec A.A., un collage de fragments d’Arthur
Adamov, la totalité d’une époque, avec Folies bour¬
geoises où il avait assemblé des scènes tirées des pièces
publiées dans Lu Petite Illustrution à la veille de la guerre
de 1914, ou encore la totalité d’une dramaturgie, en
l’occurrence la dramaturgie classique française, avec son
diptyque Dom Juan-Athalie. Planchon peut ne pas
changer un mot du texte (toutefois il y pratique des inter¬
polations, en déplace ou/et fait répéter certains passages
ou certaines phrases), il n’agit pas moins en auteur :
1 inter-texte (c’est-à-dire le projet de la représentation)
compte plus que le texte.
En outre, les metteurs en scène ont accédé à la direc¬
tion de la plupart des entreprises et des institutions théâ-
tiales. C était tout rassembler entre leurs mains. En mai
1968, le Comité permanent des directeurs des théâtres
populaires et des maisons de la culture a fait sien un
slogan qui était, alors, dans l’air : “Le pouvoir aux créa¬
teurs.” L’alliance même des deux mots, création et
pouvoir, est assez remarquable. Non content de revendi¬
quer artistiquement le statut de créateur, tel qu’il a pris
forme au XIXe siècle, le metteur en scène exige encore
que la société (notamment l'Etat) lui en reconnaisse la

6. Bablet Denis, op. cit., p. 288.

176
jouissance et lui donne les moyens de la perpétuer. Il ne
se veut plus seulement un auteur à la seconde puis¬
sance, cet “artiste du théâtre” dont Craig a prophétisé
l'avènement : il aspire à un règne sans partage.
Parallèlement, mais avec quelque retard, s’est déve¬
loppée une nouvelle réflexion théorique sur le théâtre.
La représentation n’a plus été considérée comme une
simple traduction du texte ou comme l’inscription de
celui-ci dans une réalité scénique régie par la tradition
ou par l imitation. A la notion de réalisation s’est substi¬
tuée, je l’ai dit, celle d’écriture scénique. On a fait appel
au concept de signe. Mettre en scène, ce serait mettre en
signes7. Ainsi, la représentation a été tenue pour un
ensemble, voire un système de signes (ou l’assemblage
de plusieurs systèmes de signes) qu’il convenait d’inven¬
torier. De telles analyses ont, certes, permis de serrer de
plus près le fait théâtral. Elles ont levé l’intimidation par
le texte qui était la règle de toutes les études universi¬
taires sur le théâtre ; elles ont réhabilité la scène. Elles
ont, aussi, rétabli un rapport d’échanges, de réflexions
mutuelles entre la théorie et la pratique. Ne prenaient-
elles pas en compte, au niveau de la théorie, la grande
mutation qui avait affecté cette pratique ? Toutefois,
renchérissant sur la volonté d’unification du théâtre telle
qu’elle s’était exprimée, par exemple, chez Craig, elles
ont doté d’une valeur normative ce qui n’était qu’un
phénomène historique.

Il est peut-être temps de revenir là-


une émancipation dessus, non pOUr nier le metteur en
scène et son rôle dans le spectacle, mais pour rendre aux
composantes de celui-ci leur place. Et pour remettre en
question la conception du théâtre comme art unifié, sur
le modèle de la littérature ou des arts plastiques. Une
critique de Wagner et de Craig s’impose. Et une nouvelle
définition de la représentation théâtrale qui, au lieu d’en

7. Pavis Patrice : Problèmes de sémiologie théâtrale, Montréal, Presses


de l’Université du Québec, 1976, p. 137.

177
faire un assemblage statique de signes ou un méta-texte,
y verrait un processus dynamique qui a lieu dans le
temps et est effectivement produit par l’acteur.
C’est que la pratique a, de nouveau, pris de l’avance
sur la théorie. Je ne parle pas seulement de la contesta¬
tion du metteur en scène tyran et castrateur qui, formu¬
lée avec force et naïveté par certains comédiens, aux
alentours de 1968, est devenue un mot d’ordre à la
mode. Une autre transformation, plus large et plus
profonde, est en train d’affecter le théâtre. L’avènement
du metteur en scène et la prise en compte de la repré¬
sentation comme lieu même de la signification (non
comme traduction ou décoration d’un texte) n’en ont,
sans doute, constitué qu’une première phase. Constatons
aujourd’hui une émancipation progressive des éléments
de la représentation et voyons-y un changement de
staicture de celle-ci : le renoncement à une unité orga¬
nique prescrite a priori et la reconnaissance du fait théâ¬
tral en tant que polyphonie signifiante, ouverte sur le
spectateur.

Prenons comme exemple l’évolu-


LES MÉTAMORPHOSES Uon de respace scénique. Rendant

on L i.si ace deux siècles au moins, c’est un


système unifié qui eut force de loi : la scène à l’italienne
offre un espace réglé que l’on aménage selon des planta¬
tions de caractère conventionnel (dans le théâtre clas¬
sique, les lieux sont en nombre réduit et se retrouvent,
avec des fonctions identiques, dans des œuvres fort
différentes8) et que l’on orne, plus ou moins, de décors
appropriés. Puis - cela coïncida avec l’avènement de la
mise en scène - cet espace se diversifia : le lieu devient
milieu, chaque œuvre appelant, pour sa représentation.

8. Cf. par exemple, l’analyse de deux compartiments du système déco¬


ratif dans le théâtre français, au XVIIe siècle, par Jean-Pierre Ryngaert :
'L’antre et le palais dans le décor simultané selon Mahelot. Etude du
fonctionnement de deux espaces antagonistes”, dans Les Voies de la
création théâtrale, tome VIII, études réunies et présentées par Elie
Konigson, Paris, éditions du C.N.R.S., 1980.

178
une organisation scénique propre. Je rappelle qu’Antoine
disait qu'il fallait, avant de passer à la réalisation propre¬
ment dite, établir le milieu, sans tenir compte des person¬
nages ou de l’action, car “c’est le milieu qui détermine les
mouvements des personnages et non les mouvements des
personnages qui déterminent le milieu’’ - Antoine ajoutant
justement : “Cette simple phrase n’a l’air de rien dire de
bien neuf ; c’est pourtant tout le secret de l’impression de
nouveau qu’ont donnée dans le principe les essais du
Théâtre Libre9.” Autant de spectacles, donc, autant de
milieux, autant d’espaces scéniques (inscrits ou non sur la
scène à l'italienne). Mais, de la notion de milieu conçu,
pour chaque œuvre, comme une donnée homogène et
déterminante, on passa vite, les techniques scéniques
aidant, à celle de lieu polyvalent, transformable à volonté et
sous les yeux du spectateur (je pense notamment aux
scénographies de Josef Svoboda). Dès lors, l’espace n’est
plus seulement un cadre ou un contenant : il joue dans le
spectacle, avec les autres éléments de celui-ci. On put
même parler de “partitions spatiales” et tenir l’espace pour
dramaturgiquement actif. Par ailleurs, cet espace se mit à
déborder la scène même : il engloba tout le théâtre, la salle
ou le lieu où se donne la représentation. Il fallut, à chaque
fois, le fixer, voire le construire de nouveau. Grotowski
notait que le premier acte de toute mise en scène est de
départager le lieu de jeu et celui des spectateurs. Pour
chacun de ses spectacles, ce partage se faisait différemment :
de la compénétration de ces deux espaces dans Akropolis à
leur séparation radicale, par la clôture et la dénivellation,
dans Le Prince Constant..., et il en fondait la réalisation.
Aujourd’hui, nous connaissons bien une autre modalité
d’existence de l’espace dans la représentation. Je veux
parler des spectacles-parcours ou, plus largement, du
“théâtre de l’environnement” (Schechner), du “théâtre de la
matérialité”. Ici, le lieu (le plus souvent non un théâtre mais
un édifice, voire un paysage, qui a une identité et une
histoire étrangères au texte et même à toute activité

9. Cf. “Causerie sur la mise en scène" par André Antoine, La Revue de


Paris, 1er avril 1903-

179
ludique) n’est pas choisi pour répondre à une idée
préconçue ou à certaines virtualités du texte ; il n’est pas
non plus construit ou utilisé pour en rendre compte. Il
constitue un élément autonome et durable de la représen¬
tation. Il y tient sa partie au même titre que le texte (ou
son absence), la mimique, les mouvements et la déclama¬
tion des comédiens. Il y apporte son identité, son histoire
et sa charge de significations. Texte et jeu interfèrent avec
lui : ils ne l’asservissent ni ne l’annulent. De surcroît, lieu
plutôt que scène, il englobe souvent jusqu’au spectateur.
Lorsque Klaus Michael Grüber choisit pour Hyperion
de Hôlderlin le Stade Olympique de Berlin (1977), il n’y
voit pas un décor approprié à la fiction de l’œuvre : le
stade et le “roman” de Hôlderlin admettent, certes, un
référent commun, la Grèce, mais la Grèce hôlderlinienne
a tout de même peu à voir avec celle des Olympiades
nazies de 1936. Il ne le traite pas non plus en espace
fonctionnel : le stade compte vingt mille places, mais
c’est une centaine de spectateurs seulement que Grüber
y regroupe, sur une petite estrade, en dehors des
gradins. Dans cette arène démesurée, il installe en outre
la façade d’une gare berlinoise détruite pendant la
guerre, une échoppe à saucisses d’aujourd’hui, quelques
tentes... comme autant de pièces d’un collage hétéroclite,
mélangeant les époques et les dimensions. Le spectacle
est donné pendant de glaciales nuits d’hiver : Hyperion
est rebaptisé Winterreise (Voyage d'hiver) - changement
de titre qui déplace l’accent du texte sur le lieu et le
moment de la représentation, en même temps qu’il
renvoie, bien sûr, au romantisme et aux déambulations
du solitaire schubeitien. Et ce Winterreise apparaît com¬
me un puzzle de l'Allemagne, des visages contrastés de
cette Allemagne. C’est au spectateur, transi par le gel,
qu’il revient de vivre cette confrontation entre un lieu et
un texte - entre la matérialité composite de ce lieu et la
fiction souveraine de Hyperion10.

10. Rappelons aussi que ce Voyage d'hiver se donnait à la fin de 1977,


à un moment où le terrorisme de la “bande à Baader” (la “fraction alle¬
mande de l'armée rouge”) battait son plein. Un moment de crise de
l’identité allemande, selon les intellectuels de gauche.

180
De tels essais ne se comptent plus. Certes, ils tournent,
parfois, au “son et lumière” : rien de plus tentant et de
plus vain que de plaquer un texte sur un monument plus
ou moins historique. Mais, dans leur principe, ils sont
gros d’une transformation décisive : l’espace n’illustre
plus, il n’offre même plus une ou des aires organisées
pour le jeu ; il entre dans la représentation comme un
élément autonome qui a sa fonction et son sens propres,
au même titre que le texte ou les comédiens.

L’affirmation de la mise en scène a


un combat fait prendre conscience du rôle
signifiant des éléments de la représentation. Le metteur
en scène fut d’abord le seul à décider de leur organisa¬
tion sémantique. Maintenant les autres praticiens du
théâtre réclament une responsabilité parallèle et une
relative autonomie. Texte, espace, jeu... s’émancipent.
Ainsi s’esquisse une nouvelle conception de la
représentation. Elle ne postule plus une fusion ou une
union des arts. Elle mise, au contraire, sur leur relative
indépendance. Brecht aimait à parler des “arts-frères”
(en allemand : Schwesterkünste - arts-sœurs) qui font le
théâtre. Fort de son privilège et de ses obligations
d’auteur et de metteur en scène, d’animateur, aussi, du
Berliner Ensemble, il a sans doute sacrifié l’indépen¬
dance de ces arts-frères à une conception dramatur-
gique unitaire des œuvres qu’il montait. Mais sa leçon
va plus loin que sa pratique. Elle dessine l’image d’une
représentation non unifiée dont les divers éléments
entreraient en collaboration, voire en rivalité, plutôt
qu'ils ne contribueraient, en effaçant leurs différences,
à l’édification d'un sens commun. Alors, le spectateur
pourrait choisir, combler les trous ou gommer les trop-
pleins d’une telle polyphonie qui ne connaîtrait plus de
dominante. C’est lui qui serait la clef de voûte de la
représentation. Car Brecht a toujours voulu fonder
celle-ci non sur elle-même mais sur ce qui lui est exté¬
rieur : la place et la réflexion du spectateur. Evoquant
aujourd’hui son travail avec Robert Wilson, Heiner

181
Millier ne dit pas autre chose : “Le plus important est
que Bob Wilson soit contre l’interprétation. Tous les
éléments de son théâtre sont égaux. Le texte, la lumière,
la chorégraphie, tout est de la même importance.
Souvent en Europe, et en Allemagne, l’interprétation
subsume le théâtre, et le texte en est réduit d’autant.
Chez Bob Wilson, l’interprétation est un travail que doit
faire le spectateur. Son théâtre est donc le plus riche, et
les textes peuvent exister librement11,”
Une telle conception, à l’opposé de la vision unitaire
d’un Wagner ou d’un Craig, peut être qualifiée d'agonis¬
tique. Elle suppose un combat (pacifique, bien sûr) pour
le sens - combat dont le spectateur est, en fin de compte,
juge. Elle fait la part du jeu et de la durée, ces données
fondamentales de toute expérience théâtrale. Si mettre
en scène c’est mettre en signes, jouer c’est déplacer les
signes, instituer, dans un espace et un temps définis, le
mouvement, voire la dérive, de ces signes.

Une fois sur scène, un objet n'est


LE“R plus lui-même (Genet excluait que
enjeu l’on pUjsse y auumer une cigarette,
non par crainte d'incendie, mais parce qu’“une flamme
d’allumette dans la salle ou ailleurs est la même que sur
scène. A éviter12”) : il se met à signifier. Sa valeur d’usage
est relayée, parfois effacée, par sa valeur sémantique.
Toutefois l’important est moins dans ce qu’il signifie que
dans sa façon de signifier et dans le processus des signifi¬
cations qu’il alimente tout au long du spectacle. Que la
batte d Arlequin soit aussi un phallus, cela mérite, certes,
attention, mais ce qui fait la richesse et, hasardons le
mot, la théâtralité de cet objet, c’est précisément qu’il
soit, à la fois, l’attribut d’un personnage (la batte désigne
Arlequin), un objet utilitaire (Arlequin s’en sert comme
d’un bâton pour se défendre, battre ses inférieurs ou ses

11. Ci. Rencontre avec le dramaturge Heiner Müller : la méchanceté et


le désordre”, propos recueillis par Olivier Schmitt, dans Le Monde du
mercredi 24 février 1988.
12. Genet Jean : Lettres à Roger Blin. Paris, Gallimard, 1966, p. 47.

182
égaux et se procurer de quoi manger) et, également, un
phallus (elle manifeste son appétit sexuel). Le plaisir du
spectateur naît alors, au maniement de cet objet, de
l'incessante transgression de son sens tel que le jeu le fait
et le défait.
Dans cette perspective, l’acteur apparaît autant
comme un destructeur que comme un constructeur de
signes. Sur la scène, il devient, certes, un personnage ou
une figure. Mais cette incarnation ou cette fabrication
n’est jamais totale. Derrière le personnage, il y a toujours
l’acteur. Dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot
suggérait que c’est parce qu’il n’est rien, personne, que
le grand comédien peut être tout, les personnages les
plus divers. On pourrait renverser la proposition : c’est
parce qu’il demeure lui-même, qu’il se prête à divers
personnages, sans s’y perdre jamais, que le comédien est
grand. Au moment même où il est sur le point de se
dissoudre dans la fiction scénique, son corps et sa voix
sont là pour nous rappeler qu’il est irréductible à toute
métamorphose achevée.
Ainsi, la question du texte et de la scène se trouve
déplacée. Il ne s’agit plus de savoir qui l’emportera, du
texte ou de la scène. Leur rapport, comme les relations
entre les composantes de la scène, peut même ne plus
être pensé en termes d’union ou de subordination. C’est
une compétition qui a lieu, c’est une contradiction qui se
déploie devant nous, spectateurs. La théâtralité, alors,
n’est plus seulement cette “épaisseur de signes” dont
parlait Roland Barthes. Elle est aussi le déplacement de
ces signes, leur impossible conjonction, leur confronta¬
tion sous le regard du spectateur de cette représentation
émancipée.
Dans une telle pratique, le metteur en scène perd la
suzeraineté. Cela ne signifie pas pour autant un retour au
statu quo ante, à un théâtre d’acteurs ou à un théâtre de
texte. La mutation qui s’est produite au début du siècle
n’en est pas annulée : au contraire, elle se prolonge et,
peut-être, s’accomplit. A travers la prise du pouvoir par
le metteur en scène, la représentation avait conquis son
indépendance et son propre statut. Aujourd’hui, par

183
l’émancipation progressive de ses différentes compo¬
santes, elle s’ouvre sur une activation du spectateur et
renoue ainsi avec ce qui est peut-être la vocation même
du théâtre : non de figurer un texte ou d’organiser un
spectacle, mais d’être une critique en acte de la significa¬
tion. Le jeu y retrouve tout son pouvoir. Autant que
construction, la théâtralité est interrogation du sens.
TABLE

Avant-propos. 11

Un “voyage autour du monde”. 21

Le jeu du temps. 41
Le temps en jeu. 43
Le présent des classiques. 51
Des “œuvres complètes”. 57
Aux deux bouts de Shakespeare. 63

Le temps du voyage. 69
Le parcours du spectateur. 71
Le lieu et le milieu.
Blanc... jusqu’au vertige. 81
Deux fumées. 89
Le piège des images. 95
Sans entracte ?. 101
Le rêve de la fête. 107
L’illusion de l’opéra. 113
Au pied du Mur ou le voyage immobile. 117

Le temps du jeu. 127


Le retour des comédiens. 129
I - 1980 : de nouveaux acteurs. 129
IL- 1985 : une création partagée. 145
L’acteur seul. 157
Le jeu et les signes. l6l
Un plaisir rare. 167

La représentation émancipée. 171


V
OUVRAGE REALISE
PAR LES ATELIERS GRAPHIQUES
DE LA COOPÉRATIVE D’ÉDITIONS DU PARADOU
PHOTOCOMPOSITION : SOCIÉTÉ I.L.,
À CHÂTEAURENARD.
REPRODUIT ET ACHEVÉ D’iMPRIMER
EN JUIN 1988
PAR L'IMPRIMERIE FLOCH
À MAYENNE
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS
ACTES SUD
LE MÉJAN
13200 ARLES
DÉPÔT LÉGAL
lre ÉDITION : JUIN 1988
N° impr. : 26848.
(Imprimé en France)
889169
DATE DUE
trent

0 164 0126309 4
LA REPRÉSENTATION ÉMANCIPÉE

Cet essai n’établit ni un panorama, ni une doctrine


de l’activité dramatique actuelle. Il y cherche des
repères. Il tente de cerner le jeu même du théâtre
et en retrace quelques récentes métamorphoses.
Ici, la réflexion n’est pas séparable de l’expérience
d’un spectateur singulier des années quatre-vingt.
Au-delà des doutes et, parfois, de l’irritation
devant une certaine complaisance de la scène à
elle-même, elle dessine une utopie heureuse :
celle du théâtre comme lieu d’une coexistence
idéale de diverses démarches artistiques, voire de
diverses conceptions du monde. Parler de « repré¬
sentation émancipée », c’est faire confiance à la
part du jeu.

B. D.

Le Temps du théâtre explore les lieux de résistance où le


théâtre forge ses raisons d’espérer. Une série d’essais où la
pensée s implique dans les destins de la scène contemporaine.

Dans la même série : Georges üanu. Mémoires du théâtre,


*9*7- M paraître : Danièle Sallenave, Les Epreuves de
l’art.

10eANNIVERSAIRE
ACTESSUD
1978-1988
DIFFUSION PUF
DÉP. LÉG. : JUILLET 1988
ISBN 2-86869-263-X
4+5-f F

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