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LA
REPRÉSENTATION
ÉMANCIPÉE
ESSAI
LE TEMPS DU THEATRE
ACTES
HUBERT
SUD
X YSSEX
EDITEUR
i
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in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation
https://archive.org/details/larepresentationOOOOdort
• .
V'
LE TEMPS DU THÉÂTRE
Série dirigée par Georges Banu
LA REPRÉSENTATION ÉMANCIPÉE
DU MEME AUTEUR
Illustration de couverture :
Photo de Ruth Walz
{Sur la grand-route de Tchékhov,
mise en scène de Klaus Michael Grüber
à la Schaubühne de Berlin.)
LA
REPRÉSENTATION
ÉMANCIPÉE
ESSAI
LE TEMPS DU THÉÂTRE
ACTES
HUBERT (MT TT\
NYSSEN \f // 1
O
EDITEUR LM JLy
pour Jacquie
AVANT-PROPOS
11
activité dramatique, le va-et-vient entre l’interprétation
et le jeu, voire la création, qui est le pain quotidien des
comédiens (voilà que le mot de comédien appelle celui
d’acteur, suscitant une nouvelle dérive), le glissement de
la notion de public à celle de spectateur, puisque, dans
les années cinquante, on parlait de public là où l’on
ne dit plus maintenant que spectateur (de préférence
sans s)... De nouveau, c’était une ambition démesurée :
une Poétique du théâtre, à tout le moins !
N’eût-il pas mieux valu abandonner tout souci de
regroupement ou d'exhaustivité et me contenter de
quelques remarques cavalières ? Je songeai à une pré¬
face par fragments. Barthes m’y incitait : “Autant de
fragments, autant de débuts, autant de plaisirsh” Mais
c’eût été tout bonnement me répéter. Récrire le livre en
préface. Car La Représentation émancipée n’est faite que
de fragments. Elle tourne autour de ce que j’hésite à
nommer une certaine idée du théâtre ou, de façon
encore plus floue, une certaine exigence à son égard. Si
elle essaie, à divers niveaux, d’en marquer les traces, elle
évite d’en Jàire la somme et d’en dessiner une figure
achevée. Elle l’éprouve au long de quelque huit ans, sans
prétendre constituer un survol du théâtre des années
quatre-vingt : on ne trouvera pas ici l’équivalent des
‘Annuelles’’ de mon précédent Théâtre en jeu. Ces frag¬
ments” ne s’organisent pas, non plus, autour de
quelques spectacles exemplaires. C’est que, pour moi, le
temps des soirées charismatiques est loin. Il remonte à
l’époque des débuts du T.N.P. de Jean Vilar, de la présen¬
tation de Mutter Courage par le Berliner Ensemble à
Paris et de la découverte, au Piccolo Teatro de Milan,
des réalisations de Strehler (de Coriolan à Barouf à
Chioggia, en passant par El Nost Milan et le Galileo
Galilei de Brecht), de la création des Nègres de Genet
par les Griots sous la conduite de Roger Blin...
Aujourd hui, je ne vois plus guère de spectacle qui ait,
comme ceux-ci, valeur d’illumination (une “illumination
incendiaire ’ précisait Barthes se souvenant de Mutter
1. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, coll. “Ecrivains
de toujours”, 1975, p. 98.
12
Courage,). Je ne sais trop s’il faut en incriminer le
théâtre ou moi-même. Les deux, sans doute. Il y a une
trentaine d’années, la scène occidentale a connu un
âge d'or (je ne parle pas finances) où héritage et moder¬
nité se rencontrèrent dans une volonté de transparence
et d’universalité : alors Brecht pouvait caresser l’idée de
mettre en scène Beckett (En attendant Godot)... Certes,
entre l'Algérie, Budapest et Suez, le monde était sombre,
mais la scène se sentait de taille à lui tenir tête. Jeunes
encore, nous étions quelques-uns, à Théâtre populaire
(qui, à partir de 1958, dans son numéro 29, ne crai¬
gnait pas d'afficher en exergue : “L’artpeut et doit inter¬
venir dans l’histoire”), à nous interroger moins sur ce
qu’était le théâtre que sur ce qu’il pourrait être et sur la
manière dont il pourrait nous aider à vivre et à changer
le monde. On nous a beaucoup reproché parfois notre
sectarisme. Sectaire, notre vocabulaire le fut, sans doute,
et quelques-uns de nos diktats... mais comment ne pas
discerner derrière eux la confiance, presque naïve, que
nous faisions au théâtre ! Il était le lieu de toutes nos
espérances. Aujourd’hui, les plus accomplis, les plus
exigeants de nos spectacles (Sur la grand-route de Tche-
khov-Grüber, par exemple, le seul qui m'arrête ici) en
disent au contraire le deuil. Ce qui n’exclut pas, par
ailleurs, une effervescence, une prolifération, voire une
surenchère théâtrale - d’un théâtre qui se prend souvent
pour son propre objet.
Revenons à cette impossible préface. La Représenta¬
tion émancipée n’établit donc ni un panorama, ni une
doctrine (je me méfie du mot “théorie”) de l’activité
dramatique actuelle. Elle y cherche, fragmentairement,
des repères. Elle place côte à côte une image disons méta¬
physique de son art — celle qu en donne Kleist dans son
admirable Sur le théâtre de marionnettes - et des ré¬
flexions provoquées par tel ou tel détail concret d’un
spectacle. Ainsi, plus encore que mes précédents recueils
dont il diffère aussi par le volume, ce livre est un assem¬
blage d’essais. Ma préoccupation demeure de cerner ce que
j’appelais, en avant-propos à Théâtre public, le “jeu théâ¬
tral” (alors je parlais de “grand jeu théâtral”, maintenant
13
cet adjectif me paraît hors de saison), soit “une série
d’échanges entre un texte et un spectacle, entre des
comédiens et un metteur en scène, entre une scène et
une salle, entre un théâtre et une société2 Néanmoins,
ma démarche a changé : après avoir tenu le texte puis la
représentation prise comme un tout pour l’objet central
de mes analyses, je m’attache davantage aux compo¬
santes mêmes de cette représentation, à ses données
dramaturgiques (au premier rang desquelles le temps,
Vespace et les comédiens), et je tente d’en retracer, à
partir d’un ou d’une série de spectacles, les métamor¬
phoses. Car ce qui m’est devenu plus sensible, ces der¬
niers temps, c’est le caractère multiple du théâtre : sa
qualité de discours pluriel où la place du destinataire
importe au moins autant que celle des destinateurs, des
émetteurs. “Représentation émancipée” ne désigne rien
d’autre : une pratique artistique qui re-présente au lieu
d’interpréter et qui le fait par le dialogue (ou l’affronte¬
ment), à parts égales, de ses différentes composantes. Les
contradictions (ou, pour reprendre mon titre avorté, les
oxymores) sur lesquelles repose le faire théâtral y devien¬
nent fécondes : elles ne se résolvent pas par la soumission
des facteurs de représentation à l’un d’entre eux ; elles
entraînent leur activation mutuelle - jusqu’à celle du
spectateur. Les “fragments" de La Représentation éman¬
cipée dessinent ainsi une utopie heureuse : celle du
théâtre comme lieu d’une coexistence idéale de diverses
démarches artistiques, voire de diverses conceptions
du monde.
Toutefois, à l’écrire, ceci me paraît suspect : la syn¬
thèse fausse l’enjeu. Cette notion de représentation éman¬
cipée n ’est ni une catégorie de la critique, ni un concept
de l esthétique. Elle n est pas séparable de l’expérience
d un spectateur singulier. Elle est encore moins program¬
mable — fût-ce pour le besoin d’une préface.
Il me restait donc une troisième voie : aborder ce livre
par ce qu'il est, à savoir un recueil de textes sur le
théâtre. A cet égard, je n’ai jamais pu me défaire d’un
14
sentiment d’étrangeté : pourquoi, quand on n’y est pas
contraint par l’exercice de la profession de critique
dramatique, écrire sur des spectacles ou autour d’eux ?
N’est-ce pas le fruit d’une curieuse perversion ? Il y a plus
de vingt ans je notais déjà : “Ecrire sur le théâtre est une
entreprise peut-être désespéréé> Je le redirais aujourd’hui.
Avec une force accrue, puisque je n 'ai cessé, à l’occasion
du moindre “papier”, de buter là-dessus, au point,
parfois, de renoncer à rédiger celui-ci. Avec un peu plus
de tranquillité aussi, car, en fin de compte, malgré bien
des velléités d’abandon, je ne me suis jamais décidé à
rompre avec cet exercice contre nature. L’âge et l’habi¬
tude aidant, je lui trouve même, de temps à autre, une
nécessité et j’y prends aussi quelque plaisir. Ecrire sur
le théâtre fait maintenant partie de mon activité de
spectateur. Peut-être celle-ci s’est-elle, parallèlement,
transformée.
J’ai traversé trois paroles sur le théâtre : une parole
critique, une parole scientifique et ce que j’ai nommé la
parole d’un spectateur intéressé( Elles coexistent, jusqu ’à
se nuire, dans mes textes. Quelquefois même, écrivant, je
ne sais plus très bien qui parle : le spectateur normatif
ce juge qu 'est tout critique, ou le théâtrologue qui se
donne pour tâche d’inscrire le spectacle dans une pers¬
pective historique, sociologique ou esthétique, ou ce spec¬
tateur intéressé qui est à la fois en dedans et en dehors
de la fabrique de théâtre. Ici, c’est ce dernier qui a
l’avantage. Sa tierce parole “est sans doute fragile (...)
Elle ne prétend ni choisir ni tout embrasser. Elle est
plutôt l’expression d’une aventure : celle d’un spectateur
dans et par le théâtre”. Qu’elle ait, cette fois, le pas sur
les deux autres paroles que je continue à pratiquer par
ailleurs, tient à de nombreux facteurs. Au premier chef
à l’état présent du théâtre. Celui-ci est plus divers, plus
hétérogène et plus foisonnant que jamais. Son public a pu
diminuer : selon une enquête récente, il ne correspond
plus qu’à 7 % de la population française (contre 13 %
3. Ibid., p. 7.
4. Cf. “Trois façons d’en parler”, Le Monde dimanche du 26 septembre
1982.
15
en 1970), la production théâtrale s’est monstrueusement
acccrue : c’est par six que s’est multiplié le nombre des
créations (passant de deux cents à mille trois cents),
comme celui des compagnies et le montant des subven¬
tions. Il est impossible à qui que ce soit d’assister à toutes
ces manifestations ou d’en prendre une vue d’ensemble
- d’autant plus que leur champ géographique s’est, lui
aussi, élargi : de Paris et de quelques grandes villes, elles
ont essaimé aux quatre coins de France. Le partage des
genres théâtraux s’est estompé : entre le Boulevard, le
théâtre d’art et l’avant-garde, il n’existe plus de coupure
nette. A l’exception de quelques produits typiques, presque
anachroniques, les spectacles sont maintenant mêlés —
je ne parle pas d’autres croisements plus larges : ceux du
théâtre avec la musique ou la danse, par exemple. Assis¬
ter à telle ou telle représentation ne va donc pas de soi :
cela suppose un choix préalable. Si je vois celle-ci, je ne
verrai pas celle-là. Ainsi me voilà contraint d’anticiper
sur l’événement. Ou de me reposer sur le consensus qui
s’établit autour de quelques réalisations (n’est-on pas en
train de “césariser” le théâtre ?). Comment, alors, faire
leur part à la surprise et à la découverte 7 De plus en
plus, c est ce que j ai déjà vu qui me dicte, par attirance
ou par répulsion, ce que je décide de voir, compte non
tenu, il est vrai, de facteurs purement circonstanciels
comme la fatigue de la journée ou une disponibilité
inopinée... Il a fallu me résoudre à n'être qu’un specta¬
teur singulier, intermittent. Non ce témoin universel que
je me suis, un temps, flatté d’être.
D’autres données, plus biographiques, sont encore
venues renforcer cette inévitable subjectivité. Depuis la
disparition de Travail théâtral (1979), ma consomma¬
tion du théâtre s’est faite plus étroitement individuelle :
elle ne s’insère plus dans une réflexion collective et
continue. Je n 'ai plus à rendre compte de mes choix
qu a moi-même. Et ceux-ci ne se trouvent plus soutenus
ou contestés par d’autres. Mon discours est devenu,
presque, solitaire. Bon gré mal gré, mon rapport au
théâtre s est personnalisé. Il a fallu que je l’assume ainsi,
avec un mélange de satisfaction et d’écœurement.
16
Certes, de 1981 à 1985, j ’ai collaboré régulièrement,
selon une périodicité assez lâche (un papier par mois,
environ), au Monde dimanche. Toutefois, il ne s’agis¬
sait pas là de critique au sens habituel du mot.
J’essayais plutôt d’y déchiffrer, à l’occasion d’un spec¬
tacle mais sans m en tenir à lui, certaines démarches
ou tentations du théâtre, aujourd’hui. Et j’étais amené
à mettre l accent davantage sur le faire que sur le
produit. En tant, je le répète, que spectateur in¬
téressé. On retrouvera ici quelques-unes de ces
“chroniques”.
Surtout, ma propre position par rapport à la
pratique théâtrale a changé. Je suis maintenant profes¬
seur au Conservatoire national supérieur d’Art drama¬
tique et j’ai collaboré, quatre ans, à titre de “conseiller
littéraire", avec Jacques Lassalle au Théâtre national de
Strasbourg. Sans doute n’ai-je pas vécu ce changement
comme une conversion et suis-je loin de me prendre
pour un praticien. C’est en qualité de spectateur - un
spectateur qui interroge le spectacle et qui s’interroge
sur son rapport à celui-ci — que j’enseigne la dramatur¬
gie aux jeunes comédiens du Conservatoire et que j’ai
travaillé au T.N.S. Mais, à la différence de ce que
j’avais connu auparava?it, je n’en ai pas moins, ici et
là, été confronté à la pratique : l’appropriation de
textes par des acteurs, au Conservatoire, le choix d’un
répertoire et même l’écriture pour la scène (car j’ai
traduit quelques pièces) au T.N.S... Cela ne pouvait pas
ne pas modifier ma façon d’écrire, à défaut de la
transformer radicalement. Plus que jamais, je me
reconnais partie prena nte da ns le processus du théâtre.
Dans ce que j’appelle, non sans abuser de ce mot, son
jeu : un jeu qui, au-delà des performances des comé-
die?is, fait bouger les mots, les corps, l’espace et le
temps. Un jeu du sens qui me procure, parfois, une
profonde jouissance, lorsqu’il met en mouvement mon
savoir, mes connaissances ou mes préjugés de specta¬
teur. Comme il peut me décevoir projoyidément, jusqu ’à
me plonger dans un insoutenable ennui, lorsqu’il ne
fait que monnayer ce que je croyais savoir.
17
Peut-être en verra-t-on des traces dans La Représen¬
tation émancipée. Plus qu’en dehors ou en dedans du
théâtre, ces textes sont écrits pour et contre lui.
Ils cherchent à en cerner, à partir d’exemples précis et
datés, la spécificité : une spécificité vécue comme un
ensemble de tensions et non conçue comme l’expression
d'une essence esthétique. Ils en repèrent le lieu, en
inventorient quelques modes et en empruntent les
parcours. Ils tentent même de s’introduire dans son jeu.
Mais ils refusent de se laisser absorber par lui. Ils récu¬
sent l’illusion d’une théâtralité qui se suffirait à elle-
même. Car l’affirmation du théâtre comme théâtre ne
me paraît digne d’intérêt que si elle reconnaît en même
temps l’existence d’un monde, d’une société où le théâtre
trouve sa fonction. Elle appelle, en corollaire, la pré¬
sence d’un spectateur (ou d’un public) concret auquel le
théâtre ne peut pas ne pas s’adresser. Alors, la parole de
ce spectateur, ma propre parole, peut espérer n ’être pas
tout à fait vaine : elle prolonge les interrogations de la
scène, elle en décèle et en creuse les contradictions, elle
s’insère, en fin de compte, dans la chaîne de construc¬
tion (ou de déconstruction) du sens qui est le propre de
la représentation théâtrale et que la réalité du spectacle
ne saurait, à elle seule, clore. Par là, mes incursions du
côté de la pratique ne constituent pas une trahison de
l’écriture : elles la continuent, par d’autres moyens. Et
elles devraient, en retour, la nourrir. Peut-être écrire sur
le théâtre est-il une entreprise moins désespérée que je ne
le disais : la scène, aujourd’hui, appelle la parole.
En préface à mon Théâtre public, je relevais “la
convergence entre le travail du critique qui consiste à
tious dire l’œuvre dans un autre langage et celui du
metteur en scène et de ses collaborateurs qui est précisé¬
ment d’en trouver l’équivalent sinon dans un autre
langage (peut-on parler du langage de la scène ?) du
moins dans les formes de la représentation théâtrale :
l’espace de la scène, le corps et la parole des comé¬
diens. .. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de redonner à
l’œuvre du sens à travers une forme nouvelle ou ce
qu’on appelle un méta-langage et d’en permettre ainsi
18
une compréhension toujours renouvelable5 C’était trop
peu dire et limiter l’activité du critique comme celle de
la scène à la transcription ou, pire, à la traduction
d’une œuvre éternelle et hors d’atteinte. Aujourd’hui, je
concéderais plus d’autonomie et à l’une et à l’autre, par
rapport à l œuvre. Mais cette convergence n’en demeure
pas moins. A titre d’exigence et de preuve. C’est d’elle
que se réclament les textes de La Représentation éman¬
cipée - fragmentaires et utopiques à l’instar de notre
scène théâtrale elle-même.
...Me voilà sur le point d’être pris à mon propre jeu :
cette impossible préface menace de tourner à la déclara¬
tion d’intentions. Restons-en là et mettons qu’il ne
s’agisse que d’un avant-propos.
23
Il est vrai que Sur le théâtre de
LA PREMIERE
marionnettes est un texte trompeur.
ÉNIGME
Il débute comme une nouvelle de
Kleist1 : “A M., ville importante de la Haute-Italie, la
Marquise d’O..., une dame veuve d’excellente réputa¬
tion, mère de plusieurs enfants parfaitement élevés, fit
connaître par la voie de la gazette que2...” Ici, nous
lisons : “Au cours de l’hiver 1801 que je passai à M. [sans
doute Mayence], je rencontrai un soir, dans le jardin
public, M. C..., qui venait d’être engagé comme premier
danseur à l’Opéra de cette ville où il obtenait un succès
extraordinaire3”. Le récit s’enclenche sur un étonnement.
Dans la Marquise d’O..., celui-ci est provoqué par “le
geste si étrange” de la Marquise demandant “par la voie
de la gazette” que se présente le père de “l’enfant qu’elle
mettrait au monde”, car, “pour des considérations de
famille, elle était résolue à l’épouser”. Dans Sur le théâtre
de marionnettes, la situation est moins surprenante : le
premier danseur de l’Opéra ne s’expose pas à la risée
publique. Mais son comportement n’en étonne pas
moins : le narrateur ne l’a-t-il pas “aperçu plusieurs fois
dans un petit théâtre de marionnettes dressé sur la place
du marché, où la populace venait se réjouir à la repré¬
sentation de petites pièces dramatiques et burlesques,
accompagnées de danses et de chants” ? Pour un
danseur, c’est là un lieu et une compagnie inattendus.
Kleist propose une énigme. On sait que, dans les
nouvelles et dans les pièces, cela mène fort loin : à
l'énigme initiale, s’en superposent d’autres. Faire la
24
clarté, c’est peut-être susciter de nouvelles énigmes, plus
profondes - jusqu’à ce que celles-ci se retournent en
évidences. Sur le théâtre de marionnettes n’échappe pas
à cette règle.
Passé les premières phrases (qui n’en sont pas effa¬
cées pour autant : l’étonnement ne fera que croître), ce
texte devient essai, exactement dialogue, entretien philo¬
sophique sur le théâtre (Kleist se souvient, peut-être, de
Diderot). Il tourne, en apparence, autour d’une seule
question : comment un danseur, aussi maître en son art
que M. C..., peut-il apprendre quelque chose de “la
pantomime des poupées”, d’“un jeu inventé par la popu¬
lace”, et, non content de tenir ce jeu “pour capable d’un
développement supérieur”, s’occuper “personnellement
de le promouvoir” ? C’est là le paradoxe de Kleist.
Sur le théâtre de marionnettes appelle deux lectures.
On le tient ou pour un manifeste destiné à réhabiliter ce
genre mineur et à lui rendre sa dignité de modèle théâ¬
tral ; ou pour une méditation sur la faute et le salut de
nature à éclairer toute l’œuvre de Kleist. Ces deux
lectures sont justifiées ; elles ont été faites ; elles sont
fécondes. Peut-être trahissent-elles, l’une et l’autre, la
singularité et la force, presque vertigineuse, de Sur le
théâtre de marionnettes. Peut-être manquent-elles,
précisément, la présence du théâtre dans ce dialogue.
Mais elles peuvent du moins nous aider à approcher
celle-ci.
25
danses et de chants”, il privilégie le mouvement sur la
parole. Un tel théâtre ne relève plus de la littérature : il
est, d’emblée, gestuel. Et que le public de celui-ci soit
“la populace” de la place du marché ne doit pas non
plus être passé sous silence : ce théâtre a, originelle¬
ment, une vocation populaire. Le geste est moins
élitaire que la parole. Mais, pour l’essentiel, Kleist met
en cause l’acteur. Son “paradoxe” est là : que des
marionnettes ainsi maniées puissent l’emporter sur des
danseurs de chair et d os, qu elles soient, sans contes¬
te, supérieures à ces derniers, par “l’harmonie, l’agilité,
la souplesse et, surtout, par “une distribution naturelle
des centres de gravité”. M. C... insiste : il peut “y avoir
plus de grâce dans un pantin articulé que dans la char¬
pente du corps humain” et il est “tout bonnement
impossible à l’homme d’égaler en cela le pantin”. C’est
que, derrière ces pantins, il y a “l’opérateur”. Il les
manipule. Mais il n’agit pas “à tous les moments de la
danse sur chacun de leurs membres” : il commande
seulement au “centre de gravité” de la figurine. Pour
cela, il n a pas besoin d’être lui-même danseur, ni
même, peut-être (M. C... ne répond pas précisément à
la question que lui pose là-dessus le narrateur), “avoir
quelque notion du Beau en chorégraphie” : il lui suffit
d’avoir quelque “sentiment”. En revanche, quel ne
serait pas son pouvoir s’il était aussi capable de fabri¬
quer des marionnettes perfectionnées, à la façon dont
les artistes anglais” mettent au point des “jambes mé¬
caniques pour de “malheureux amputés” ! Pas de
doute, 1 “artiste” que Kleist préfigure, dans “l’opéra¬
teur”, c’est le metteur en scène moderne.
Un texte célèbre du premier théoricien, du plus
radical aussi, de la mise en scène, Gordon Craig,
recoupe étrangement le “paradoxe” de Kleist : il s’agit
de “l’Acteur et la sur-marionnette”, paru dans The
Alask en avril 1908 et repris dans L’Art du théâtre
(1911). On n’a pas oublié sa prophétie : “L’acteur
disparaîtra ; a sa place, nous verrons un personnage
inanimé - qui portera, si vous voulez, le nom de Sur-
Marionnette-jusqu’à ce qu’il ait conquis un nom plus
26
glorieux4.” Craig ne cite pas Kleist. Peut-être ne con¬
naissait-il pas Sur le théâtre de marionnettes auquel, je l’ai
dit, on n’avait guère accordé d’attention avant le début du
XXe siècle (en 1911 encore, dans son livre sur Kleist, Otto
Brahm, le fondateur de la Freie Bühne, qui fut l’un des
premiers metteurs en scène allemands, le mentionne sans
s’y attarder). Mais “l’Acteur et la sur-marionnette” retrouve
l’argumentation de Kleist. Pour Craig aussi, la marionnette
a sur l’acteur la supériorité de ne pas avoir un corps “à la
merci de ses émotions5” - ce corps qui, nous dit Craig, est
“par sa nature même impropre à servir d’instrument à un
Art6”. Néanmoins, Craig ne propose pas de remplacer
l’acteur par la marionnette : ce qu’il faut, c’est que l’acteur
devienne une “sur-marionnette”, soit un “comédien avec le
feu en plus et l’égoïsme en moins ; avec le feu sacré, le feu
des dieux et celui des diables, mais sans la fumée et sans la
vapeur qu’y ajoutent les mortels7 8 9”. La marionnette servira
de modèle à l’acteur : elle doit l’instruire, non se substi¬
tuer à lui. Et ce modèle a partie liée, originellement,
avec un état antérieur de l’homme - chez Kleist, avec
l’innocence et le paradis perdu, chez Craig, avec “la
Glorification de la Création, l’antique action de grâce,
l’hymne exubérant de la vie et celui, plus grave, d une
existence à venir, par-delà le voile de la Mort*”. Ici et là,
c’est une “chute” qui a provoqué la déchéance de la
marionnette, qui a troublé “la sereine atmosphère
entourant cet être étrangement parfait?” et entraîné le
remplacement de cette “figurine”, la “divine marion¬
nette”, par l’acteur - en l’occurrence, dans le récit
mythique inventé par Craig pour illustrer cette “chute ,
par “deux femmes s’exhibant à sa place10”.
9. Ibid., p. 80.
10. Ibid., p. 81.
27
La convergence entre Craig et Kleist est donc frap¬
pante. Ce qui la fonde, c’est bien une nouvelle concep¬
tion de la représentation théâtrale : le pressentiment
chez Kleist, l’annonce chez Craig, d’un art du théâtre qui
serait fondé moins sur le texte que sur le concret de la
scène et dans lequel le créateur serait non l’auteur ou le
comédien mais le metteur en scène. Car, derrière les
poupées de M. C..., il y a , nous l’avons déjà souligné,
“l'opérateur”, et le spectacle auquel se complaît la
populace de la place du marché comme l’artiste qu’est,
à n’en pas douter, M. C..., se compose, plus que d’un
texte et de personnages, de “mouvements” accomplis
avec un calme, une aisance et une grâce qui plongent
dans l’étonnement tous les esprits capables de réflexion”.
28
un ange la soutient, la guide et la sauve. Elle est, nous dit
Théobald, son père présumé, “saine de corps et d’esprit,
autant que les premiers hommes qui ont pu voir le
jour11”. Exactement à l’image des marionnettes selon
M. C...
En revanche, Penthésilée, son “pôle opposé”, aussi
“extrême dans l’action” que la petite Catherine l’est “dans
le don de soi12”, a beau avoir été “si charmante quand
elle dansait - quand elle chantait ! Si pleine de sens, de
grâce et de raison1?”, une fois qu’elle aura vu Achille, elle
sera déchue de cet état de grâce. Alors, elle deviendra
une bête parmi les bêtes, une chienne qui “à côté des
chiens fait sa part de l’ouvrage14”. C’est qu elle a rompu
avec la loi des Amazones et s’est donné “un but per¬
sonnel1?”. Elle a “goûté à l’arbre de la connaissance”. Elle
n’échappe plus à la pesanteur. Elle se vautre dans la
poussière et le sang. Elle ne peut aller au bout de ce
“voyage autour du monde” qui lui permettrait de recou¬
vrer un corps doté d’une infinie conscience. En elle sont
inextricablement mêlés ce que Kleist appelait “toute la
souillure et tout l’éclat de mon âme16”. Elle est comme
les danseurs disgraciés dont parle M. C... “et c’est épou¬
vantable à voir”.
Or, “de telles erreurs sont inévitables”. Il faut seule¬
ment ne pas s’y arrêter - ni y succomber - et poursuivre,
accomplir “le voyage” au bout duquel “le dieu et “le
pantin articulé” se rejoignent. Le Prince de Hombourg y
parvient. En proie à une crise de somnambulisme, à la
29
première scène, il est alors comme un pantin, habile et
glorieux (ne se tresse-t-il pas sa propre couronne !),
manipulé par un opérateur presque diabolique (en
l’occurrence l’Electeur qui organise un semblant de
couronnement du Prince par Natalie). Il doit consommer
sa chute, désobéir, rompre avec la loi et sa propre
dignité, accepter sa faute, “la faute grave qui pèse sur ma
poitrine17”, et, en quelque sorte, passer par la mort (la
mort qui le “lave à présent de toute souillure18”), pour
accéder de nouveau à un “état de grâce” qui est aussi un
état d’apesanteur. Ainsi, il retrouvera la “nouvelle ouver¬
ture” du paradis : éveillé et en pleine conscience (quoi¬
qu’il tombe encore une fois en défaillance), il est couron¬
né comme un héros et presque un dieu. De même, le
maquignon Michel Kohlhaas doit, lui aussi, parcourir —
cette fois, littéralement - un long et épuisant chemin
avant de voir “son vœu le plus cher réalisé sur la terre19”.
Alors, il goûtera, de nouveau, à l’arbre de la connais¬
sance - parcourant des yeux le billet que lui a remis une
étrange sorcière et où s’inscrit le destin de l’Electeur de
Saxe, puis 1 avalant (ici, théâtralement, la métaphore se
fait réalité) - et pourra mourir, décapité mais triomphant,
face à 1 Electeur lui-même, cet “homme au panache de
plumes bleues et blanches” qui s’effondre “sans connais¬
sance avec des mouvements convulsifs20”.
Entre le pantin et le dieu, s’inscrit le destin de tous les
personnages de Kleist - et leur itinéraire est ponctué de
chutes. L’enjeu est bien de découvrir “quelque part une
nouvelle ouverture” qui donne accès au paradis...
Mais faut-il ne voir dans Sur le théâtre de marion¬
nettes qu’une grille de lecture pour l’œuvre ou ne tenir
1 œuvre que pour une illustration de cette thèse kleis-
tienne ? Les deux lectures de Sur le théâtre de marion¬
nettes, la théologique comme la théâtrologique, sont
30
réductrices. Elles ramènent le texte de Kleist soit à une
prophétie sur l’avenir du théâtre, soit à une parabole sur
le péché originel et le salut. Elles négligent ce qui le rend
singulier : son écriture et sa construction, et masquent
ainsi l’enjeu même de ce texte.
L’essai de Kleist ne traite explicitement des marion¬
nettes que dans sa première partie, dans la description
de “la pantomime des poupées” que M. C... fait au
narrateur et dans l’explication de la grâce des “mouve¬
ments de danse des poupées, particulièrement chez les
plus petites” (impossible, encore, de ne pas penser à la
petite Catherine) qu’il en donne. Mais Kleist n’en reste pas
là. Comme pour soutenir son propos, il ajoute au paradoxe
sur la danse des marionnettes deux histoires, contées l’une
par le narrateur et l’autre par M. C... Or, ces deux récits ne
traitent pas du jeu des marionnettes et ont même, apparem¬
ment, peu à voir avec le théâtre. Pourtant, ils concernent
profondément celui-ci. Sans l’illustrer, ils relancent ce para¬
doxe et lui apportent d’étranges prolongements.
31
1 Epine, il n’y réussit pas et sa “grâce naturelle” s’en trouve
détaiite : “Les mouvements qu’il exécutait avaient
quelque chose de si comique que j’avais peine à me
retenir de rire.” Dès lors, le charme est rompu. Et “un
changement incompréhensible se produisit chez ce
jeune homme”. Après une année passée à essayer de
reproduire, “devant le miroir”, son image idéale, il est
définitivement déchu. Le voilà tombé “dans la poussière” :
impossible de découvrir encore, en lui, “la moindre trace
de cette grâce qui naguère réjouissait les yeux de son
entourage”.
Que cette histoire soit une reprise, rapide, du mythe
chrétien de l’arbre de la connaissance et du péché origi¬
nel, c est évident. Mais le théâtre y a aussi sa place : le
miroir et les efforts, indéfiniment répétés, du jeune
homme pour redevenir consciemment son “modèle”
idéal... en relèvent. Si la raison de sa dégradation, ce fut
la découverte , la prise de conscience qu’il est pareil à
l'image d’Apollon, le moyen en est, bel et bien, la repré¬
sentation. C est à force d’essayer de refaire devant le
miroir le geste qui, en lui, a “fait surgir (la) conscience”
- un geste impossible à réinventer - qu’il perd “et son
innocence et le paradis”. Répétant devant le miroir, il est
devenu un acteur : le théâtre est sa “chute”.
Dans la “première feuille” du Spectateur français,
Marivaux raconte une histoire qui n’est pas sans parenté
avec celle de Kleist. A l’âge de dix-sept ans, il s’est
attache “à une jeune demoiselle” dont “la sagesse” l’avait
“rendu sensible à sa beauté” : elle lui paraît avoir “tant
d indifférence pour ses charmes qu’[il aurait juré] quelle
les ignorait”. Or, poursuit-il, “un jour qu’à la campagne,
je venais de la quitter, un gant que j’avais oublié fit que je
retournai sur mes pas pour l’aller chercher : j’aperçus
la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je
32
remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y repré¬
sentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre
entretien, j avais vu son visage ; et il se trouvait que ses
airs de physionomie, que j’avais crus si naïfs, n’étaient, à
les bien nommer, que des tours de gibecière : je jugeais
de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu’elle
en réformait d’autres : c’était de petites façons, qu’on
aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre
comme un air de musique. Je tremblai du péril que
j’aurais couru si j'avais eu le malheur d’essuyer encore de
bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son
habileté les portait ; mais je l’avais crue naturelle et ne
l’avais aimée que sur ce pied-là ; de sorte que mon
amour cessa tout d’un coup, comme si mon cœur ne
s’était attendri que sous condition’’. Et le narrateur Mari¬
vaux de dire, brutalement, à la jeune fille ainsi surprise :
“Ah ! Mademoiselle, je vous demande pardon d’avoir mis
jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout
l’honneur n’est dû qu’à votre industrie (...). Je viens de
voir les machines de l’Opéra. Il me divertira toujours,
mais il me touchera moins”, ajoutant pour lui-même et
son lecteur : “Et c’est de cette aventure que naquit en
moi cette misanthropie qui ne m’a point quitté, et qui
m a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à
m’amuser de mes réflexions22”.
33
la petite Catherine est innocente, recomposant sa beauté
trompeuse devant son miroir : “La science que, dit-elle
à sa femme de chambre, Rosalie, tu exerces à ma table
de toilette est plus qu’un simple ajustement de formes
et de couleurs, propre à agir sur les sens. L’invisible
élément qui s’appelle l’âme doit transparaître en toutes
choses2^”).
Or, le miroir, ici et là, renvoie, à n’en pas douter, au
théâtre, à l’acte même du comédien. Que Kleist renverse
la fonction qu’il avait chez Marivaux (là, il servait à
construire, ici à détruire) ne change rien à l’essentiel :
dans les deux cas, le théâtre vise à reproduire la grâce
naturelle. La jeune fille de Marivaux a beau donner l’illu¬
sion d’y avoir réussi et le jeune homme de Kleist en
connaître, dans son corps même, la défaite, cette tentative
est vouée à l’échec : l’amoureux marivaudien la perce à
jour et son amour “cesse tout d’un coup” ; l’Apollon
kleistien voit, après être resté “des jours durant devant le
miroir”, ses charmes peu à peu décliner et, en une année
à peine, perd “la moindre trace de cette grâce qui
naguère réjouissait les yeux de son entourage”. Tout
n’est plus que “machines de l’Opéra”.
C’est que le théâtre, suggèrent nos deux auteurs, est
une entreprise dangereuse et, peut-être, criminelle : il
reproduit ce qui est donné par la nature et, donc, per¬
vertit celle-ci. Il y introduit la connaissance et, ainsi,
provoque la rupture de l’unité première. Par là, il répète
- Kleist se réfère explicitement au “chapitre trois du
premier livre de Moïse” - le péché originel. Il “fait surgir
la conscience dans la grâce naturelle de l’homme”. Mais
ce surgissement a un lieu et des effets différents, ici et là.
Chez Marivaux, c’est le témoin et narrateur qui en est
affecté : il était “attaché” à cette jeune demoiselle, l’en
voilà détaché, et il doit à cette aventure “le genre de vie”
qu’il a mené depuis. Il est “né le plus humain des
hommes” ; d’avoir vu “les machines de l’Opéra" sous ce
qu’il avait cru être la nature même (“il me semblait
toujours qu’elle (...) ne songeait à rien moins qu’à être
23. Cf. Catherine de Heilbronn, acte II, scène 10, op. cit., p. 62-63.
34
ce qu’elle était24”), il est devenu “spectateur” (le recueil
de Marivaux s’intitule, rappelons-le, Le Spectateur fran¬
çais) et en a acquis une “misanthropie” souriante. Le
théâtre n’est pas incompatible avec la vie en société :
encore faut-il en connaître les règles du jeu, en avoir
percé à jour les “machines” et ne pas tenir pour naturel
ce qui n’est que factice. Chez Kleist, c’est l’acteur lui-
même (celui qui agii face au miroir) qui fait, sur sa
propre chair, les frais de “cette singulière et malheureuse
aventure” : le jeune homme s’en trouve physiquement
déchu, aux yeux mêmes de son entourage ; il ne s’en
remettra jamais. Le théâtre, ici, est destructeur.
Ce danger du théâtre ressort davantage encore de ce
que l’histoire du jeune homme au miroir suit, dans le
texte de Kleist, la description de la pantomime des
poupées. Ces figurines exécutent, très simplement, du
moins “du point de vue mécanique”, des “mouvements
très gracieux”. Or, il est impossible à un homme, pour¬
tant doté naturellement de grâce, d’en faire autant. Qu’il
s’y essaie, et il risque la déchéance. C’est suggérer que le
théâtre est proprement un acte hors nature.
35
le duel, chez Kleist, est un affrontement et un signe : le
conflit qui oppose deux personnages s’y accomplit et
s’y résout, mais, en même temps, quelque chose d’autre
- qui a trait à la connaissance et à la vérité — y vient au
jour, non de façon claire et univoque, mais sous la forme,
en effet, d’une énigme. Par là, il est connaissance : il est
le théâtre même, à son plus haut degré de condensation.
Lisons donc attentivement ce dernier récit. M. C...
nous dit d’abord comment il lui arriva de l’emporter, en
escrime, sur l’aîné des fils d’un gentilhomme livonien,
alors qu’il était l’hôte du père, M.v.G..., lors d’un voyage
en Russie. Rien de moins inattendu : M.C... est danseur,
et le jeune M.v.G..., quoiqu’il se soit exercé “intensément
à l’escrime”, ne fait que sortir de l’université. L’art
l’emporte sur la science (n’oublions pas que, lors de sa
“crise kantienne” - 180Î -, Kleist qui, auparavant, avait
résolu de se consacrer à la science, a découvert que “le
savoir ne peut être le bien suprême25” et s’est tourné vers
l’art). “Mi-rieur, mi-chagrin”, son adversaire reconnaît
qu’il a “trouvé son maître”. Mais il veut s’en venger et
obliger cet artiste à reconnaître, aussi, son maître, car
“chacun dans ce monde finit par trouver le sien”.
Le maître en question ne peut qu’étonner : au lieu
d’un homme, un animal, précisément, un ours. Le duel
se déroule alors de façon plus que déconcertante. Non
seulement l’ours, debout “sur ses pattes de derrière, arc-
bouté contre un pieu auquel il était attaché, la patte
droite levée, me fixant du regard”, pare tous les coups de
l’habile escrimeur qu’est notre danseur - jusque-là, tout
est encore dans les règles : l’ours se comporte “à l’instar
du meilleur escrimeur” -, mais encore “il ne répond à
aucune de ses feintes”. Il ne joue pas le jeu, et voilà
l’artiste en échec. Celui-ci se heurte à un mur. Il a en
face de lui une force d’un autre ordre. Et il se sent, plus
encore que battu, mis en position d’infériorité, percé à
jour : l’ours le regarde “droit dans les yeux, comme s’il
eût voulu lire dans son âme” et ne bouge pas, car les
coups que M. C... lui destine “ne lui semblent pas
36
sérieux”. Tout le talent, tout l’art du danseur ne lui
servent plus de rien. Il “perd contenance” et “ruisselle de
sueur”. Il est, au sens littéral du mot, défait.
L’animal triomphe de l’homme. Pas n'importe quel
animal : un ours, une bête sauvage, qui vient des profon¬
deurs du temps et de la forêt primitive. La bête même
que, dans La Bataille d’Arminius, Thusnelda, l’épouse
d’Arminius le Germain, utilise pour se venger de
Ventidius le Romain (qu’elle a aimé et que, peut-être,
elle aime encore) : “l’ourse noire et velue de Chérusquie”
aux “pattes menaçantes26” qui va déchirer Ventidius - ce
Ventidius que la servante de Thusnelda, Gertrude, tient
pour “le meilleur des hommes” mais auquel Thusnelda
reproche d’avoir “fait de moi une ourse27”. Nous ne
sommes pas loin de la meute de chiens, ces “molosses,
l’écume aux lèvres - elle les appelle mes sœurs, ces
fauves rugissants”, que Penthésilée, “la Chienne”,
comme la nomme alors la Grande Prêtresse, conduit sur
Achille, et qui vont, avec elle, “couchée, vautrée au
milieu de ses chiens”, déchirer “le corps d’Achille, le
dépecer. Avec les dents28”...
Du sein même du théâtre, surgit quelque chose qui
excède celui-ci, qui le renverse et lui fait “perdre conte¬
nance”. Qui en est la négation et l’accomplissement.
Parti de ces inoffensives et grossières poupées qui, au
gré d’une manipulation élémentaire, exécutent “une
quadrette de paysans dansant la ronde sur un rythme
alerte”, Kleist en arrive à cette image, qui effraye plus
encore qu’elle n’étonne, de l’ours affrontant, les yeux
dans ceux de son adversaire et “la patte levée, prête à
frapper”, donc, à déchirer, à dépecer, le brillant, heureux
et curieux premier danseur de l’Opéra de M. Et M. C...
d’avouer que, en face d’un tel adversaire, il ne savait pas
s’il ne “rêvait” pas - à l’instar de bien des personnages de
Kleist, incapables de démêler, à des moments essentiels
de leur existence, entre la veille et le sommeil.
37
De la “quadrette de paysans” des
AU CŒUR
pantins au duel avec l’ours, cela fait
DU THÉÂTRE
un long chemin (en dépit de la briè¬
veté du texte, de sa rapidité même). Kleist y aurait-il
perdu le fil de son propos philosophique sur le rapport
inverse qui unit la connaissance et la grâce : “plus celle-
là est obscure et faible, plus celle-ci rayonne et domine” ?
Non : il conclut. Et magistralement. Le mathématicien
qu’il avait voulu être et le poète qu’il est s’unissent pour
donner au danseur son antépénultième réplique : “De
même que deux courbes se coupent à l’infini après
passage de part et d’autre d’un point, ou que l’image
donnée par un miroir concave revient devant nous, dans
sa densité, après qu’elle se soit éloignée à l’infini ; de
même on retrouve la grâce après que la connaissance
soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que
celle-ci se manifeste simultanément, de la façon la plus
pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou
qui en possède une infinie, je veux dire le pantin articulé
ou le dieu.” La parabole sur la connaissance et la grâce
trouve son expression définitive et, proprement, méta¬
physique. Se souvenant de La Genèse, le narrateur
renchérit même : “Il faudrait donc que nous goûtions à
nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en
l’état d’innocence.” Mais, ce disant, il est “un peu distrait”.
Voilà encore de quoi relancer notre étonnement. On
s’attendrait à tout, à “avec passion, avec crainte, avec
enthousiasme...”, sauf à cette distraction-là. Et à une telle
résurgence de la fiction, voire du théâtre (cet “un peu
distrait” n’est-il pas une didascalie qui, en quelques mots,
contredit le texte parlé et modifie la situation ?), jetant, au
terme de ce dialogue, comme un doute sur l’accord et
l’unisson des deux interlocuteurs.
Ceux-ci ne disent plus mot du théâtre alors qu’il n’a
jamais cessé d'être, nous l'avons vu, au cœur de leur
conversation. Et il demeure, encore, plus présent que
jamais. Le narrateur ne peut pas ne pas en être distrait.
Sans doute, l’argument philosophique de Kleist est-il
définitivement établi : il a reçu sa formulation ne varietur,
avec tout l’éclat possible. Mais le théâtre est encore là,
38
qui résiste. Nous sommes passés par lui. Mais nous n’en
sommes pas quittes. Le narrateur lui-même en a été
ébranlé et il en reste “un peu distrait”.
39
philosophique, il s’engage dans une direction opposée.
Il tourne le dos au miroir et retrouve le corps : celui de
cet ours qui, regardant l’acteur “droit dans les yeux,
comme s’il eût voulu lire dans mon âme”, semble prêt à
l’anéantir... Cet étrange détour rétablit la scène dans sa
gravité. Plus question, maintenant, d’affectation ni de
dégradation. L’ours est ce à quoi le théâtre doit se
mesurer, ce qu’il doit considérer et faire entrer dans son
jeu - au risque d’en être déchiré, dépecé, dévoré, et
d’être pareil à “l’image divine” d’Achille mort, “souillée”
au point “que la vie et la pestilence ne se la disputent
même plus”, “salie jusque-là que la pitié se glace, et que
l’amour, l’amour sans bornes, comme une courtisane
l’abandonne au seuil de la mort et se détourne29”. Et
c’est d’avoir affronté cet ours que le théâtre peut nous
ouvrir l'accès à cet état paradisiaque où la connaissance
et la grâce ne font, de nouveau, plus qu’un. Comme si ce
corps animal (le nôtre, à n’en pas douter) était le double
et Yalter ego du chérubin qui, “derrière nous”, garde
l’arbre de la connaissance. Mais ce chérubin-là - celui de
“la nouvelle ouverture” -, il est possible de le regarder
en face, de le mettre en jeu et, donc, de le vaincre.
Sur le théâtre de marionnettes ne nous apprend rien
du théâtre tel qu’il se fait ou pourrait se faire : ce n’est ni
une confession du dramaturge Kleist, ni un essai d’esthé¬
tique. Mais un tel texte nous dit le rêve et la tâche cardi¬
nale de tout théâtre : être ce “voyage autour du monde”
qui, passant nécessairement par la dégradation de la
répétition et par un affrontement à l’animalité du corps,
nous fasse découvrir “une nouvelle ouverture” sur le
paradis - donc, écrire “l’ultime chapitre de l’histoire du
monde”. Jamais, peut-être, personne n’a plus douté, ni
plus attendu du théâtre que Kleist et, par là, ne lui a
mieux rendu justice.
43
qu’il fait reposer cette distinction : alors que le poète
épique “imite en racontant (ou on raconte par la bouche
d’un autre, comme fait Homère, ou on garde sa person¬
nalité sans la changer)”, le poète dramatique le fait, lui,
“en présentant tous les personnages comme agissant,
comme en acte2 3”. Le temps de l’épopée est le passé ;
celui du théâtre, le présent. Pourtant, les objets de l’imita¬
tion sont les mêmes, pour Sophocle ou pour Homère : ce
sont des “personnages d’un caractère élevé3”. Et ceux-ci
ont vécu ou sont censés avoir vécu autrefois. C’est le
paradoxe fondateur du théâtre : il re-présente ce qui a eu
lieu. Il met au présent ce qui est passé. Et ce présent-là est
bref, limité : dans un court laps de temps se produisent
des actions qui ont été longues à se dérouler, auxquelles il
a fallu une durée considérable. Aristote y voit même une
supériorité de la tragédie sur l’épopée : “Elle a encore
l’avantage de réaliser parfaitement l’imitation avec une
moindre étendue ; car on aime mieux ce qui est plus
ressemé que ce qui est dispersé sur un long temps4”.
Faire du théâtre, c’est donc mettre au présent ce qui est
passé et inscrire dans une durée forcément assez brève et,
en tout cas, délimitée, close, qui a un début et une fin, ce
qui s’est déroulé, ou est censé s’être déroulé, sur un espace
de temps bien plus large et moins strictement organisé.
44
résoudre en lui. Il restait toujours à l’auteur la possibilité
de bourrer de rencontres fatales et inattendues, de va-et-
vient épuisants, les trous ou les entractes qui résultaient
de la non-coïncidence entre cette durée et ce temps fictif.
En outre, ce dernier, pour limité qu’il soit, était organisé
de telle sorte qu’il renvoyait, symboliquement, à un
temps beaucoup plus large : celui des grandes instances
de l’existence humaine. L’alternance du jour et de la nuit,
du matin, du midi et du soir... réintroduisait dans cet
espace temporel neutre une respiration à la mesure de la
vie, voire de l’histoire.
Cette unité de temps n’eut jamais, pleinement, force
de loi dans le théâtre occidental. Elle ne cessa de le
hanter ; elle le hante encore (songeons aux deux “jour¬
nées” d'En attendant Godoi). Mais la convention de la
journée ne s’imposa jamais sans partage, à la différence
de l’espace de la scène à l’italienne.
45
A l’opposé, le théâtre épique de type brechtien. Il s’agit
de dire à la fois le présent et le passé - ce qui devrait
conduire le spectateur à projeter - c’est-à-dire à désirer et
à décider - le futur. Ici, le présent n’est intensifié et opaci¬
fié que pour être inclus dans une narration du passé.
Continuellement, deux temporalités y coexistent : celle du
“il était une fois” ou du “c’était autrefois”, et celle du “c’est
ainsi, à l’instant même”. Du choc entre ces deux tempora¬
lités, l’œuvre épique tire son efficace. C’est ce choc même
qui provoque le spectateur et devrait l’inciter à prendre
une décision. Mère Courage s’obstine à vivre pleinement
le moment présent : là, elle est souveraine, d’une intelli¬
gence et d’une lucidité exemplaires. C’est une héroïne en
acte. Mais son action plonge aussi dans une autre tempo¬
ralité, historique, dont la conscience lui est interdite.
Alors, ce qui était lucidité et intelligence devient aveugle¬
ment et présomption. Son destin - c’est en cela qu’il est
dramatique au double sens, savant et vulgaire, du mot -
est d’être écartelée entre ces deux temporalités. Sans
remède, dans l’univers de l’œuvre. La comptabilité
temporelle du théâtre épique est à double entrée. Gains
et succès dans une colonne deviennent autant de pertes
et de deuils dans 1 autre. Au spectateur de soustraire ou
de diviser, mais il n arrêtera jamais une somme.
46
lieu et un moment de liberté et de décision : son présent
a prise sur le passé. Elle est juge du temps.
47
même coup, elle menace l’un et l’autre. Elle les ouvre au
doute, au malaise. C’est bien, pour reprendre encore une
expression de Mesguich, “maintenant là, tout de suite”
que 1 acteur agit. Mais il ne le fait pas de son propre chef,
de sa propre invention. Il exécute ce qui est écrit. Il
interprète dans le temps ce qui se soustrait au temps. Et ce
qui, aussi, nous parle du temps, de l’interaction du présent
et du passé. Le présent de l’acteur (par voie de consé¬
quence, le nôtre aussi, celui du spectateur) est double¬
ment intense et doublement fragile. Il tient du rite (s’inscri¬
vant toujours dans le même espace privilégié et solennel
qu’ouvrent et ferment le lever et le baisser du rideau, les
trois coups ou le noir...) et de la performance (c’est à
chaque lois un nouveau tour de force que facteur accom¬
plit, à ses risques et périls). Mais ce présent singulier et
miraculeux ne saurait se suffire à lui-même : il ne fonde
rien, il renvoie à autre chose. Précisément à ce jeu sur le
temps qui est au cœur de toute action dramatique. Il
ouvre sur un semblant d’éternité, sur un méta-temps que,
selon notre idéologie, nous dirons historique ou métaphy¬
sique. Toutefois, le plus-que-présent” de la représenta¬
tion et le système temporel de l’œuvre ne se recouvrent
jamais exactement. Leur ajustement fait toujours question.
48
Tout spectacle doit se mesurer avec la durée : il doit faire
la preuve de son aptitude à tenir, à se répéter, à être
repris... Né de la coupure et de la fragmentation du
temps, il est aussi un pari sur le temps : c’est là qu’il
puise sa chance, c’est là aussi qu’il risque son identité. Et
chaque spectateur de s’interroger : “Ce soir, cela
marchera-t-il encore ?” Et les acteurs de vous dire ensuite :
“C’est la guigne, vous étiez là un mauvais soir. Tout était
raté..et de vous suggérer de revenir...
Paradoxalement, répéter c’est aussi, du moins en fran¬
çais, préparer un spectacle. Non seulement on essaie
celui-ci (en italien, fare la prova), mais encore on le
répète avant de le jouer. J’entends bien que ce mot
désigne la transmutation théâtrale par excellence : à
force de répéter un texte, on obtient un spectacle... Mais
il n’en suggère pas moins, aussi, une sorte de renverse¬
ment du temps. Au théâtre, la répétition précède l’acte.
Et l’acte n’est jamais lui-même que répétition.
49
n’avait plus qu’à renouer les cordelières du rideau de
scène. La représentation avait eu lieu. La rencontre entre
le corps et le texte, entre le présent et le passé, entre la
durée, presque matérielle, de l’acte théâtral et l’imaginaire,
verbal, du poète, s’était produite.
6. La musique aussi, sans doute. Mais elle le fait avec une assurance et
une ostentation interdites au théâtre.
LE PRÉSENT DES CLASSIQUES
51
Brook aux Bouffes du Nord, le Faust de Goethe par
lequel Antoine Vitez a inauguré sa direction de Chaillot,
et le Richard II qui a ouvert le cycle des Shakespeare du
Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes. C’est
que, pour différents qu’ils soient, ces spectacles ont, au
moins, en commun de ne pas faire silence sur leur
distance à l’égard de l’œuvre. Quelle choisisse, en fin de
compte, de la rendre évidente ou de la nier, leur
approche du texte se fonde sur cette distance. Et elle ne
se préoccupe pas d’abord du sens : elle s’attaque à la
forme.
52
scénique. Le public, celui, du moins, qui occupe le
parterre, est de plain-pied avec les chanteurs, tout
proche d’eux. La Tragédie de Carmen nous atteint de
plein fouet. Sans la moindre distance. L’œuvre de Bizet a
été non seulement réduite, mais, en quelque sorte,
renversée. Elle est devenue, comme Brook aime à définir
son travail, du “théâtre immédiat”, “direct”. Ce qui est à
l’opposé de l’opéra, théâtre de la médiation s’il en est,
qui joue sur la multiplication et la diversification du
temps, de l’espace, de la voix et du corps humain. La
Tragédie de Carmen est au présent. L’opéra, lui, a
toujours affaire au passé.
53
fragment de nature, une “vraie” forêt et, en avancée
dans la salle, un plateau nu, une estrade de théâtre, qui
s ouvrira comme une boîte à jouets... le tout surmonté,
à vue, par le plafond technique moderne de Chaillot.
Les personnages eux-mêmes se dédoublent : le vieux
Faust suit du regard le Faust jeune, le plaint et l’assiste
parfois. Le temps est devenu le thème central. Non
seulement l’alternance entre celui de la vieillesse et
celui de la jeunesse, celui du savoir et celui de l’amour,
qui fonde, en effet, le Faust goethéen, mais encore
1 interpénétration des temps de notre longue histoire
occidentale : le Moyen Age d’où sort Faust, l’aube du
monde bourgeois où il s’inscrit, et notre époque, celle
d’Antoine Vitez. Ainsi, ce Faust tourne au kaléidoscope.
L aventure du Docteur s’y démultiplie et nous atteint par
des voies inattendues. La “tragédie de Marguerite” s’y
abîme : elle disparaît dans ce grand branle-bas d’espaces
et de siècles. Ici, toutes les formes se chevauchent : reste
une rhapsodie 2 faustienne.
54
bunraku, il y a un monde... et des siècles), relèvent
d’un collage extrême-oriental, non de l’imitation d’un
style. Le spectacle du Soleil a sa propre cohérence,
spectaculaire et monumentale. C’est celle d’un monde
féodal où tout, jusqu’à la trahison, est réglé et où le roi
trône comme le soleil au milieu des planètes. Celle
d’“une sorte d’opéra politique et dogmatique”, ainsi que
fut qualifié Richard IP. L’espace de jeu se déploie
devant nous, piste et scène à la fois. Les acteurs y
entrent en courant, comme des chevaux à la parade, et
en ressortent de même. Ils déclament, caparaçonnés de
costumes extravagants et superbes qui allient éloigne¬
ment dans le temps (les fraises élisabéthaines) et dis¬
tance dans l’espace (les jupons guerriers du kabuki). Au
centre de ce rituel inventé, le texte shakespearien res¬
plendit. La scène ne traduit pas, n’imite pas ce texte.
Elle nous l’offre. Elle nous le rend perceptible, dans son
étrangeté même, comme s’il venait de très loin, du fond
du monde du Soleil Levant. Ici, la géographie recoupe
et renforce l’histoire. A nous de déchiffrer les règles de
ce jeu immémorial et resplendissant. Cependant, une
fois le roi captif, dépossédé, puis déchu, tout change.
Richard est presque nu : non plus un mixte de hanne¬
ton et de cheval d’apparat comme les féodaux, mais un
homme comme chacun de nous. La distance, alors,
s’efface. La dernière image de ce Richard II fait une
singulière “pietà”. Bolingbroke, le nouveau roi, le futur
Henri rv, s’étend sur la table centrale, à la fois autel et
trône, son costume lui prête l’apparence d’une femme,
d’une mère presque ; il joint les mains. En dessous de lui,
un peu en retrait, sur le sol, il y a le corps sans défense et
inanimé de Richard II, sa victime, tel celui d’un Christ
qu’il aurait assassiné et sur lequel il prierait. Là, le mythe
rejoint l’histoire. Le spectacle à la japonaise, la suren¬
chère de chevauchées, de harangues, de défis, de duels
et de chutes, fait place nette. Restent une image, deux
corps et une voix. Et le présent paradoxal du théâtre.
57
et occupait, elle aussi, une dizaine' d'Heures. Le théâtre
serait-il gagné par l’ambition des “œuvres complètes” ?
Une telle pratique n’est pas nouvelle. Sa première
forme fut celle du cycle. Pendant une saison, on montait
plusieurs pièces d’un même auteur, à l’occasion d’un
anniversaire ou d’une quelconque célébration. Rien de
plus normal dans les théâtres de répertoire. Rien qui
s inscrive mieux dans le régime de l’alternance qui reste
la règle partout où le théâtre est fortement institutionnalisé,
comme à la Comédie-Française. De tels cycles ont bien
des avantages : ils permettent de confronter les pièces
entre elles ; ils ébauchent de nouveaux itinéraires, d'un
personnage (ou d’un acteur) à l’autre, entre les textes...
Ils peuvent aussi tourner à la compétition entre metteurs
en scène, voire à une sorte de match qu’arbitrent la
critique et le public. Enfin, ils font des œuvres connues,
célèbres, des “locomotives” pour d’autres, justement ou
injustement négligées. Ainsi, dans le cycle Corneille du
Théâtre de l’Odéon, en 1975, Cinna entraînait dans son
sillage, outre Rodogune et Suréna, un Othon qui n’avait
plus été joué (à 1 exception d’une seule représentation
du festival de Barentin) depuis 1708.
58
ajouté un mot), il ne se prive pas de le réorganiser,
déplaçant ici et là (surtout pour Athalié) certains
épisodes ou quelques répliques, en répétant d’autres,
comme autant de slogans idéologiques. Sa mise en scène
devient, ouvertement, un méta-texte ; son spectacle, une
sorte de grand opéra parlé de la Contre-Réforme.
Maurice Béjart est, en apparence, plus respectueux. Il
ne s’occupe que de Molière et ne fait que mettre bout à
bout “les comédies et autres fêtes galantes faites par le
roi à Versailles le 7 mai 1664 et continuées plusieurs
autres jours”. Mais, parmi les personnages de Molière, il
en introduit un autre qui ne figure certes pas dans le
texte (même s’il tint sa partie dans la fête, costumé en
“Egyptien”, pour le second acte du Mariage force) : Louis
XIV lui-même. Interprété par un danseur (Thierry
Redler), d’abord presque nu, en collant diaphane, puis
de plus en plus empanaché et cuirassé, pour finir, mas¬
qué, en vieillard égrotant dans un fauteuil d’infirme, ce
Roi-Soleil est, évidemment, le centre de la représenta¬
tion. Ainsi, Les Plaisirs de l’île enchantée ne se con¬
tentent pas de reproduire, très librement et sous une
forme condensée, les fêtes versaillaises de mai 16641, ils
offrent une parabole de tout le règne, du libertinage
glorieux des débuts à l’austérité hypocrite de la fin
(Catherine Samie qui joue Mme Pernelle figure aussi
Mme de Maintenon). Par le truchement de trois pièces de
Molière, Béjart réalise son Siècle de Louis XIV. Il conserve
le texte, mais il lui donne un sérieux coup de pouce. Par
exemple, après que le roi de La Princesse d'Elide a
déclaré à la princesse : “Je n’ai jamais aimé que vous et
jamais je n’aimerai que vous”, il fait reprendre à son
Louis XIV omniprésent : “Je n’ai jamais aimé que moi et
jamais je n’aimerai que moi.” Ce Roi-Soleil-là est de
Béjart et Molière gravite autour de lui.
59
En revanche, dans L'Orestie de la
“LE GRAND
Schaubühne, Peter Stein cherche
ET LE PETIT”
moins à unifier l’œuvre autour d’un
motif central qui lui serait extérieur (chez Planchon,
l’idéologie de la Contre-Réforme ; chez Béjart, la figure
du roi) qu’à ressaisir ces trois pièces dans leur diversité et
avec tout ce qui les sépare l’une de l’autre. Il institue bien
un espace scénique unique qui reprend l’organisation
matérielle de l’amphithéâtre grec. Il ne recrée pas la
cérémonie tragique telle qu’on peut, à vingt-cinq siècles
de distance, l’imaginer : rien d’épidaurien, ici. Il n’enferme
pas non plus cette trilogie dans une vision, classique ou
archaïque, de la Grèce. Certes, il lui reconnaît une cohé¬
rence : “L’Orestie raconte l’invention de la politique”,
mais cette cohérence ne va pas sans faille. Elle ne dit pas
un accomplissement. En homme d’aujourd’hui, Stein sait
que 1 invention de la politique” est grosse de bien des
crimes. Entre le sacrifice et la vengeance individuelle
(dans Agamemnon et Les Choéphores) et l’instauration
du dioit et de 1 ordre de la cité (dans Les Euménides), il y
a, sans doute, progrès, rien n’est résolu pour autant. Les
Choéphores devenues Euménides restent sur place, à la
fin, enveloppées de bandelettes rouges du sang versé,
comme de douloureuses cariatides portant sur leurs
épaules le sol de la cité.
Le spectacle de la Schaubühne maintient les contradic¬
tions ouvertes. Il les accentue même, en jouant sur les
décalages chronologiques et sur la superposition de
formes théâtrales d’époques différentes : & Agamemnon
aux Euménides, nous passons du mur frontal de la
skéné , qui ne s’ouvre que pour laisser apparaître les
cadavres sanglants des morts illustres, à un podium sur
lequel siège l’aréopage des citoyens d’Athènes, en complet
veston, pareils aux membres d’un moderne conseil
d’administration (on a même évoqué La Belle Hélène !).
Du même coup, le jeu des comédiens se différencie et
gagne en richesse. Les acteurs de L'Orestie ne sont pas
les desservants d’une cérémonie ou les figurants d’une
page d histoire, pas plus que leurs personnages ne sont
dessinés en elfigie une fois pour toutes. Au cours de
60
l’action, ceux-ci varient et leurs interprètes procèdent à
des rectifications, interjetant appel auprès du public. La
Clytemnestre d’Edith Clever n’est plus seulement un
monstre : c’est une femme intelligente et blessée qui doit
aussi se défendre et qui, souvent, hésite... Le chœur des
vieillards d’Argos s’en trouve également renouvelé :
proches des spectateurs, vêtus comme des paysans
d’aujourd’hui à la veillée, ces hommes, las, rassemblés
autour d’une grande table, disent à la fois la longue
attente des Grecs et notre propre fatigue devant l’histoi¬
re. Entre chaque personnage et nous se tissent des liens
multiples. La monumentalité, le monolithisme de
l’œuvre s’effritent : cette Orestie mêle - pour reprendre
le titre de la pièce de Botho Strauss que Stein a aussi
présentée à Paris - “le grand et le petit”.
Cette pratique des “œuvres complètes” va donc dans
deux sens opposés. Ou, le metteur en scène devenu un
auteur à la seconde puissance, elle réduit les pièces
convoquées à servir d’argument à un spectacle plétho¬
rique ; elle dissout le texte dans le contexte. Ou, accen¬
tuant les contradictions que porte en lui tout grand
poème dramatique et jouant sur la distance qui nous
sépare de lui, elle ouvre son texte à un mouvement
incessant du sens, le décomposant et le recomposant,
inlassablement, comme autant de fragments. Alors, elle
nous interroge aussi sur nous-mêmes. C’est que le
théâtre est toujours partagé entre l’affirmation et la ques¬
tion, entre la somme et la différence.
AUX DEUX BOUTS DE SHAKESPEARE
63
"héros” : rois, féodaux ou hommes du. peuple) que ces
Shakespeare nous restituent : c’est, d’abord, une cosmo¬
gonie, un système planétaire modèle, transcendant l’espace
et le temps. Dans le dépliant-programme de Henry TV®,
on parle de “système d’astres, de météores volubiles et
brillants”, et cette image solaire dans la poitrine”...
64
figures de ballet : chacun mime l’autre. Bientôt, après le
tumulte de la bataille, l’épuisement et le sang (des
: bouches des comédiens pendent des fils rouges), les
choses retrouveront leur juste place. L’histoire est trans¬
parente et lisible. Elle est réglée comme une cérémonie.
Le texte shakespearien resplendit (le Soleil nous le
; restitue dans sa quasi-intégralité - d’où la durée de ces
spectacles). N’est-il pas l’âme de cette liturgie ? Comme
l’était dans les Passions ou les mystères du Moyen Age
celui des Evangiles. Les Shakespeare du Soleil relèvent
’ d un théâtre théologique. Shakespeare y occupe la place
d de Dieu. Un dieu, comme il se doit, omniprésent et hors
if d’atteinte.
65
Duncan. Le roi mort s’est installé commodément sur une
chaise... et voilà que des flocons de neige artificielle
pleuvent sur lui, des cintres ! Le théâtre ne triomphe que
dans la dérision.
Plus d’ordre, ici. Plus de cosmogonie. Plus de texte,
ou presque. Les comédiens font mine d’improviser, ils
commentent, plaisantent ou bafouillent. Les mots de
Shakespeare ne nous arrivent plus que par bribes, à
moins d’être retransmis, nasillards et métalliques, par
l’intermédiaire de la télé, de la radio ou de talkie-walkies.
Seul un Fou, mi-homme mi-oiseau, semble à son aise : il
est partout présent, dans la salle comme sur la scène, il
bavarde, il mène l’affaire et s’en réjouit, de façon
obscène. Bref, on ne construit pas. On détruit. Le grand
Ordre shakespearien tourne au cauchemar. Son sérieux
verse dans le grotesque. Tout n’est plus qu’un noir carnaval.
Une image prend valeur de symbole. Au moment de
sa mort, Macbeth brise la chaise qui lui tient lieu de trône ;
Malcolm la recolle, péniblement, avec du papier-scotch ;
il la pose devant nous, bancale, difforme, et voilà qu’elle
se démantibule de nouveau... Ce Macbetb-là ne se
contente pas d’être “une histoire contée par un idiot,
pleine de fureur et de bruit, et qui ne veut rien dire” : il
nous dit de plus l’impossibilité, pour le théâtre d’au¬
jourd’hui, de raconter une telle histoire. Et il avoue sa
nostalgie d’un théâtre qui serait en mesure de le faire.
Ainsi, le Projet Shakespeare du Collectif de Parme appa¬
raît comme l’autre face des Shakespeare du Soleil : un
carnaval au lieu d’une Passion.
C’est que le Soleil et le Collectif de Parme ont, malgré
tout, quelque chose en commun : ces deux groupes sont
de ceux, rares aujourd’hui, qui ont trouvé ou affirmé leur
identité dans la foulée des événements de 1968 et qui
ont voulu, chacun à sa manière, rester fidèles à une telle
origine. La Compagnie du Collectif de Parme a pris la
suite, en 1971, d’une troupe d’étudiants et son premier
spectacle (Le Roi est nu) constitua, de son propre aveu,
“la conclusion d’un cycle de théâtre directement poli¬
tique, d’agit-prop et de spectacle-document, commencé
en 1968”. Et l’on sait combien 1968 compta pour le Soleil
66
qui, d’origine universitaire aussi, y trouva la force de
faire du théâtre autrement (la création collective, avec
Les Clowns en 1969) et une incitation à revisiter l’histoire
de la Révolution française (1789 et 1793). Certes,
revenir à Shakespeare, c’est rompre avec cela. Mais, dans
leur manière d’affronter l’univers shakespearien, ces
deux groupes perpétuent encore leur ambition promé-
théenne d alors. C est toujours notre conception de
l’histoire qu’ils interrogent. Le Soleil la célèbre comme
un ordre utopique ; le Collectif de Parme y découvre
les débris grotesques d’un carnaval. Pour opposées
qu’elles soient, ces deux démarches ne s’excluent pas.
Passer de 1 une à l’autre, c’est faire un vertigineux
voyage : on y prend toute la mesure, immense, de nos
rêves shakespeariens.
; ,
LE TEMPS DU VOYAGE
LE PARCOURS DU SPECTATEUR
71
descendu sinon dans la rue du moins sur le carreau des
Halles. Il nous forçait à entrer dans* son jeu. On en
ressortait, les jambes rompues (la soirée était longue), la
tête abasourdie (des vers de l’Arioste au fracas des
chariots, c’était un beau tintamarre), le regard saturé de
monstres et de merveilles.
Peu de temps après, il y eut 1789 du Théâtre du Soleil
(1970). Là, deux possibilités s’offraient à nous : ou nous
asseoir sur les bancs des gradins qui bordaient de deux
côtés faire de jeu, ou descendre dans celle-ci, y demeu¬
rer debout et, ainsi, entrer dans le spectacle. On deve¬
nait, alors, la foule de la Révolution, le peuple qui
applaudit à la prise de la Bastille ou qui ramène le roi de
Varennes... Déjà un semblant d’itinéraire s’esquissait :
des tribunes à l’arène, entre les estrades foraines. On était
dehors ou dedans ; on pouvait passer de l’un à l’autre.
Toutefois, assis ou debout, nous n’avions jamais affaire
qu’à un espace unique : le lieu du carrousel de l'Orlando
ou le terrain de foire de 1789, et pouvions en prendre
une vue d’ensemble. Maintenant, il n’en est plus ainsi.
72
dont chaque salle de classe était devenue le lieu de
rituels singuliers (l’une d’elles avait même, au grand
scandale des autorités de l’endroit, été entièrement tapis¬
sée de “pizza” — Tradimentiazione par Memè Perlini) ;
j ai erré, à la suite de Marisa Fabbri, dans un hospice de
Prato où, sui nos pas, les cloisons subrepticement dépla¬
cées, la topographie du lieu se transformait (Les
Bacchantes par Luca Ronconi) ; je suis passé du hall de
réception d un hôtel pour touristes dans une chambre qui
sentait la cellule, pour terminer dans des sous-sols
suspects et, heureusement, retrouver l’air libre (Kafka-
Théâtre complet d’Engel et Pautrat au Théâtre national de
Strasbourg) ; j ai séjourné dans un débarras, au premier
étage du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, où des
hôtes fantomatiques bredouillant du polonais s’employaient
à balayer un tas de détritus (La Poule d’eau de Witkiewicz
par Philippe Adrien) ; j’ai visité quelques stands de l’Expo¬
sition Universelle de 1900 sous la grande salle de la
Maison de la Culture de Nanterre (En r’venant de l’Expo
de Jean-Claude Grumberg, par le Théâtre du Campagnol) ;
j’ai vécu un après-midi dans l’appartement de feu M. le
professeur Sossynoides, dans une aile du T.N.S, où les
objets de sa collection n’étaient autres que des scènes
d’Ibsen ou de Strindberg, jouées par les élèves de l’Ecole
d’art dramatique, chacune dans une pièce étroite ou au
fond d’un couloir, séparée de nous par le “quatrième mur”
d’un guichet, d’un miroir sans tain ou d’une baie masquée
par un store vénitien (travail du Groupe XIX, dirigé par
Claude Petitpierre)... et j’en passe !
73
cette comédie de Shakespeare se jouait dans trois lieux.
On stationnait d’abord, debout, serrés les uns contre les
autres, sur une petite place publique, bordée de façades
à la Palladio, toutes blanches, sous une lumière aveu¬
glante : c’était la cour du Duc usurpateur, un endroit
cruel dans son ordre et sa clarté. Ensuite, on se retrouvait
en pleine “forêt d’Ardenne” shakespearienne, au bord
d’un petit étang, entre des arbres, non loin d’une cabane
surélevée : le lieu d’une nature presque sauvage où, sous
leurs travestissements, Rosalinde et Orlando vont s’aimer
et se reconnaître. Entre les deux, un labyrinthe : le
parcours de la ville à la forêt, de l’ordre du pouvoir au
désordre de l’amour, de la civilisation urbaine à l’utopie
de la nature. Ce parcours ne faisait qu’un avec notre
expérience de l’œuvre. L’initiation était devenue l’objet
même de la représentation. Trop souvent, elle n’en reste
que le prélude : un rituel d’intimidation, un déguisement
auquel le spectateur se trouve contraint. Une mise en
condition, avec tout ce que cette notion comporte
d’abusif. Et aussi, parfois, un miroir aux alouettes : le
spectacle qui suit ne méritait ni le dépaysement ni la
fatigue d’un tel parcours.
74
utopies, un jardin labyrinthique dit “des sympathies”,
une carcasse de bateau intitulé La Nef des fous... et des
chariots sur lesquels des comédiens venaient jouer des
scènes de farce. C’était, proprement, un musée archéolo¬
gique de lere élisabéthaine que nous visitions. Et, à la fin
de ces deux soirées, un peu longues, lourdes, les comé¬
diens constaiisaient, avec des morceaux de ces diffé¬
rentes mansions, un promontoire baptisé Shakespeare’s
Eiland (l’île de Shakespeare). Depuis, bien d’autres spec¬
tacles (Le Désamour par la Comédie de Caen, un Flau¬
bert du Théâtre de l’Aquarium, etc.) ont adopté ce modèle.
Avec succès.
Reste, toutefois, un doute : à choisir ainsi la forme
du musée, le théâtre ne se condamne-t-il pas lui-même ?
Il se pose en témoignage d’une culture et d’une civili¬
sation ensevelies. Il déterre son propre cadavre. Tout
mis en mouvement qu’il soit, le public sera peut-être
tenté de s’en détourner et de refuser cette archéologie-
fiction.
C’est qu’il ne s’agit pas seulement de “faire marcher”
le spectateur. Ni de le prendre au piège d’un environne¬
ment exotique ou fastueux. Initiation et musée peuvent
se fondre et se dépasser l’un l’autre dans un troisième
terme : moins le parcours que le voyage, que l’épopée,
avec ce que cela suppose de risques, de tensions et de
découvertes.
C’est ce que réalisait le plus beau des spectacles-
parcours que je connaisse : le Faust Salpêtrière de
Goethe, Grüber, Engel, Aillaud et Arroyo, en 1975. Là,
dans cet itinéraire réglé par l’architecture rigoureuse
de l’église de la Salpêtrière, avec sa chapelle centrale
et ses chapelles en rosace, c’était toute l’épopée de
Faust, héros exemplaire de l’âge bourgeois, que nous
étions amenés à refaire et à juger, chaque station nous
plaçant face au théâtre d’une époque et d’une tenta¬
tion de l’homme occidental, tel que le XIXe siècle a pu
le rêver.
Car le parcours ne saurait, à lui seul, tenir lieu de
représentation, ni doter celle-ci d’une authenticité
supplémentaire. Au contraire. Il remet en cause les
75
relations de la scène et de la salle. Cela, reconnais-
sons-le, n’est pas rien. Encore faut-il que ce jeu en
vaille la chandelle. Epreuve pour le spectateur, le
parcours l’est aussi, l’est d’abord, pour le spectacle.
LE LIEU ET LE MILIEU
77
cabossés... Puis, le plateau se recouvrit de sable, de terre ;
on y installa des flaques d’eau, des piscines ou des forêts.
On y creusa des fosses. On y construisit des murs lépreux.
Planchon remplit de paille la grange de son Dandin (1958)
et de feuilles mortes le parc automnal de La Seconde
Surprise de l'amour (1959). Chéreau renchérit : du sable
entassé dans l’arène de la scène de son Richard //( 1970),
surgissaient des caisses d’armes ou des coffres pleins
d'argent... Strehler lui-même qui avait été un champion
de la clarté allait bientôt recouvrir le plateau de son Roi
Lear (1972) d’une “substance tragique, fangeuse, primor¬
diale, où l’on se déplace presque avec peine, où l’on
s’enfonce, où l'on se salit lorsqu’on tombe1” (en fait, un
sable noir, meuble, brillant à la lumière, en polyester).
On ne se contenta pas de remplir la scène. On déplaça
celle-ci. On l’installa dans des lieux “vrais”, loin des salles.
Cette fois, la fiction était directement confrontée à la réalité. Il
devenait même difficile de distinguer entre l’une et l’autre. Le
théâtre s’oubliait-il dans le monde ou était-ce le monde qui
virait au théâtre ? C’est une usine désaffectée de Saint-Denis
que André Engel et Bernard Pautrat ont choisie pour leur
descente aux enfers (selon Virgile, Ovide et Dante : Dell’In¬
for no). Dans un hangar envahi, à dessein, par l’eau, les spec¬
tateurs, regroupés sur des barques, suivaient Virgile et Dante
dans leur navigation vers les morts. Là, le “milieu” était presque
tout. Le texte ne lui servait plus guère que de caution ou
d accompagnement. Le voyage avait dévoré la représentation.
1. Cf. Un théâtre pour la vie par Giorgio Strehler, Fayard, 1980. p. 280.
78
sol est recouvert de terre et de cailloux. Et une autoroute,
presque grandeur nature, construite sur d’énormes piliers,
occupe une bonne part de ce studio. Elle est comme un
rappel de notre monde occidental. Adossé à l’un de ses
piliers, se tient un buisson de bougainvilliers : nous
sommes en Afrique. Et l’autoroute est interrompue : elle
s’arrête sur le vide. Reste le terrain vague, dessous et au-
delà, qui se prolonge très loin, dans l’ombre des passe¬
relles et des escaliers. Des voitures en surgiront. Presque
des jouets, comparées aux arches de l’autoroute...
C’est là qu’a lieu Combat de nègre et de chiens de
Bernard-Marie Koltès, dans ce terrain vague où l’on ne
distingue guère entre “la cité entourée de palissades et
de miradors” qui est le domaine des Blancs et “le chan¬
tier” où les Noirs ont accès et qui ouvre sur la nature (“une
rivière le traverse : un pont inachevé ; au loin, un lac”,
suggère Koltès2). C’est là que les personnages s’affron¬
tent et parlent, plus encore qu’ils n’agissent, puisque ce
Combat de trois Blancs et d’un Noir tient d’abord, comme
le remarque bien Chéreau, dans l’exposition d’“une parole
répétitive, obsessionnelle qui va les mettre à nu, plus
crûment qu’aucune intrigue n’aurait pu le faire”.
79
nature entre le milieu, construit par Chéreau-Peduzzi, et
l’espace dramatique de ce Combat. Comme si le spec¬
tacle rêvé - cette vision d’un bolit du monde, d’un
crépuscule de l’Occident - et le spectacle joué ne parve¬
naient pas à coïncider tout à fait. Alors, le milieu est
amené à ne plus fonctionner que pour lui-même : il pleut
sur l’autoroute, de minces filets d’eau dégoulinent de ses
arches, un feu d’artifice final l’embrase...
Chéreau qui, pour la première fois, abandonne la scène
à 1 italienne, n aurait-il pas tenté là (impossible : conjuguer
deux modes de faire du théâtre inconciliables ? Tout frag¬
mentaire qu’il soit, le texte de Koltès suppose une confron¬
tation, un affrontement entre des personnages typiques :
un jeu. La réalité construite dans le studio de Nanterre
fait paraître ce jeu dérisoire. Elle le frappe de nullité.
81
Les premiers spectacles que je vis à Paris - Antoine et
Cléopâtre monté par Jean-Louis Barrault à la Comédie-
Française, par exemple - étaient etnpâtés de couleurs,
alourdis de costumes (la robe jaune à traîne que portait,
pour son entrée, Marie Bell-Cléopâtre !) et d’acces¬
soires... Un luxe de fin de guerre. J’en eus le cœur
soulevé. Un beau soir, tout changea : ce fut L’Ecole des
femmes de Louis Jouvet. Une mini-place aux arcades
blanches, schématiques, une maison étroite, comique¬
ment étirée vers le haut, blanche elle aussi, et deux
murs, blancs également, qui s’ouvraient en éventail pour
laisser avancer sur nous de petites pelouses, irréellement
vertes... J’ai eu, alors, l’impression de découvrir Molière,
un Molière tout neuf, insolent de jeunesse et, pourtant,
hanté par la vieillesse. Un Molière suspendu entre l’appétit
de la vie et l’angoisse de la mort. Hors du temps, quand
il ne nous parlait, en fait, que du temps. Et, sur les murs
de chaux, se détachait le visage plâtré, dont le blanc
blafard était encore souligné par les taches rouges des
pommettes, d’Arnolphe-Jouvet... Ma déception n’en fut
que plus grande de retrouver, à l’Athénée, pour Ondine,
une scène engorgée de couleurs, de briques apparentes,
de reliefs alpestres et de voiles aquatiques.
82
faut commencer par tout mettre... et enlever petit à
petit1 . Alors, il peut ne plus rester, comme pour le décor
du premier acte de La Folle de Chaillot, que “les fenêtres
suspendues dans le vide”. Des lignes sur du blanc - ou,
en l’occurrence, du bleu. Un soupçon de décor.
83
parlais, moi-même, de “romans blancs”. Entendons, de
narrations où rien n’est donné à l’avance, où “le sens est
encore en suspens, où l’Histoire attend4”. Alors, décrire et
écrire coïncident. Le temps des grandes idéologies était à
son crépuscule. Il nous fallait des aurores plus discrètes.
84
Au Berliner Ensemble, on jouait la “tragédie de
Galilée”. Le Piccolo Teatro nous racontait, lui, l’épopée
de la science.
85
délicatesse la beauté de bien des choses dans la nature,
telles que les perles, le marbre, les laques5.”
Ce blanc-là est celui des décorateurs, des imagiers. Il
voile. Il orne. Il est signe de raffinement, de délicatesse.
Peut-être aussi d’oisiveté. Immanquablement, les person¬
nages tchékhoviens s’en parent. Blanc sur blanc : une
femme en robe de bal (ou de mariée) parmi les cerisiers
en fleurs ou dans un champ de neige... Il dit aussi la
nostalgie. L’enfance à jamais perdue. Les petits matins
d’une histoire crépusculaire. Chez Robert Wilson, des
couples vêtus de blanc remontent le cours du temps...
86
forme de notre théâtre classique - ne résiste pas à
l’action. Celle-ci va la troubler, la maculer. Hamlet, ou la
fin de notre innocence.
89
remède : Isolde s’enfonçant dans le brouillard qui avait
déjà recouvert le corps de Tristan, abandonnée à son
lamento funèbre, réduite à un visage, à une voix, puis
effacée par la fumée et le silence. Ou Mutter Courage,
seule sur la tournette du Berliner Ensemble, écrasée sous
le poids de son chariot, le regard désespérément tendu
vers une armée qui ne faisait plus qu’un avec un horizon
vide, dans une lumière claire et dense, offerte au specta¬
teur comme, sous les lampes d’une table de dissection,
un animal au scalpel du chercheur.
90
Un spectacle de Strehler, cependant, jouait avec le
brouillard et la fumée - sans rien sacrifier de sa clarté.
C’était El Nost Milan. Là, deux espèces de brumes se
succédaient. Au début, il y avait le brouillard qui noyait
le Luna-Park des pauvres. Un théâtre de quat’sous qui
s’abandonnait, peu à peu, à la nuit. Un lieu flou, comme
tremblé, de tristes plaisirs, de déguisements minables où
brillait, parfois, la lame d’un couteau.
Puis, au second acte, une autre brume : la vapeur qui
montait de la marmite de la soupe populaire. Elle était
mêlée à la lumière qui, par les guichets de la cuisine,
venait réchauffer un peu la grande salle, aux bancs et
aux tables rigidement alignés, des cucine economicbe.
Elle rapprochait les pauvres, les incitait à parler, à
s’écouter, à se raconter. Elle jetait comme un pont, fra¬
gile, léger, entre la nuit et le jour, entre le rêve trompeur
et l’implacable réalité.
91
reconquérir le plateau. Peut-être n’est-ce point un hasard
si, alors, Chéreau se tourna vers l’opéra.
Le temps des grandes clartés était passé.
92
vieille fumée de l’opéra. Peut-être ne nous dit-elle plus
aujourd’hui que le feu qui a consumé cet art-là.
95
spectacles-parcours, spectateurs et acteurs partagent la
même condition : ils explorent le lieu, ils se perdent
dans l’image.
1984
U84. ncfLl^éntre,f S°niv
Cf. La ville et ses S ^ et
lieux” SeC0UVS Par
la note 17,GeorSes
p. 210. Paris, Aubier
96
:i trop étrangers l’un à l’autre pour fonder une action
I théâtrale ; parfois ils ne font que se répéter ou s’annuler.
» La représentation y perd toute cohérence ou rabâche.
Deux spectacles (1984) en témoignent. Le Dîner de
‘i Lina nous fait assister à une soirée chez des cadres de
l’industrie qui “font” dans le veau aux hormones. C’est
un tableau de mœurs grotesque qui vire au jeu de
! massacre. Une “parlerie” où les mots l’emportent sur les
personnages. Cela rappelle aussi bien La Noce chez les
\ petits-bourgeois de Brecht que “Vitrac, Tchékhov ou
Labiche” à quoi se réfère l’auteur, Philippe Minyana, qui
ajoute : “C’est du heurt des mots, des phrases de chacun
des personnages qui se rencontrent sur cet espace, que
| naît l’explosion, la situation de crise.” Or, dans le spec-
; tacle du Théâtre du Labrador, cette explosion ne se
97
Y Edouard II de Marlowe selon la perspective du décor
d’Olivier Peduzzi : “celle dont les canaux de ce décor se
rejoignant à l’infini au-delà d’un petit pavillon rouge et
jaune nous donnent une image visible”. Occupant près
de la moitié de la salle, cet ensemble de canaux, presque
labyrinthique, sur lequel veille une haute maison jaune
aux volets rouges, est d’évidence un mauvais lieu. Il dit
d’emblée la séparation, l’échec, la mort. Peu à peu, il va
être envahi par l’eau. Il devient cloaque. Le cul-de-basse-
fosse où sera assassiné le roi Edouard. Dans un tel lieu,
les enjeux des personnages de Marlowe paraissent déri¬
soires. On ne lutte plus pour la couronne. Au mieux, on
se l’arrache. L’amour même y a un goût de vase et de
mort. Tout est joué d’avance. De plus, cet espace conver¬
tit les acteurs en pantins, en pions manipulés par une
main invisible. Leurs voix se perdent et nous parviennent
à grand-peine, leurs corps sont condamnés à l’impuissan¬
ce : ils n’ont pas de prise sur ce paysage de théâtre. Le
drame se réduit à quelques courses éperdues dans le
labyrinthe, à quelques affrontements parmi le clapotis de
l’eau qui ne saurait tarder à tout envahir, et à une émou¬
vante étreinte d’Edouard et de Gaveston (l’un et l’autre
fatigués, vieillis, hirsutes : une belle idée de ne pas en
avoir fait des adolescents conquérants). Avec, en fond
sonore, des vrombissements de musique hollywoodien¬
ne, comme autant de points d’orgue dans la dérision.
En l’occurrence, peu m’importe que Jean-Hugues
Anglade ait ou non respecté la lettre de Marlowe. Je ne
proteste même pas contre le fait d’avoir transformé cette
histoire de rois en un règlement de comptes entre
voyous. L’ennui, c’est que, une fois le lieu exploré, une
fois l’image posée, celle d’un monde en perdition, clos
sur son inévitable déchéance, l’action de Great Britain
ne peut que ressasser cette malédiction. Ici, l’image
bloque le théâtre. L’histoire (au double sens du mot : la
fable et la vie) ne passe plus. Il n’y a plus rien à jouer.
Tout n’est que répétition.
C’est que l’image et le texte ne font pas naturellement
bon ménage. Sans doute ne faut-il pas choisir entre l'un
et l’autre. On peut jouer sur leurs différences, au lieu de
98
les confondre ou de les opposer. Sinon, c’est l’acteur qui
risque d’en faire les frais. Et avec lui, un certain plaisir du
spectateur : celui de voir se dérouler une action théâtrale
qui ne soit pas univoque et qui, donc, appelle son inter¬
vention (intellectuelle ou affective, s’entend). Au début
du XIXe siècle, alors que fleurissaient les panoramas et
autres dioramas, Théophile Gautier avait prophétisé que
“le temps des spectacles purement oculaires était venid”.
Ne tombons pas dans le même piège.
101
i
102
de telles ruptures. Elles supposent un suspens de
l’action, une pause (les Allemands nomment l’entracte
die Pause). Que des motifs d’ordre matériel (changement
de décor, etc.) aient rendu cette pause nécessaire à une
époque où l’on ne connaissait pas la scène cinétique et
où l’on ne pouvait guère procéder à des transformations
à vue... cela explique, sans doute, la construction de
bien des œuvres dramatiques (surtout les mornes “pièces
bien faites” du XIXe siècle). Une telle construction n’en
demeure pas moins, avec ses exigences - dont (intervalle
ou la pause. Ne pas marquer d’arrêt entre le premier et le
second acte d En attendant Godot serait aussi contraire à
l’économie, à la respiration et au sens de la pièce de
Beckett que de pratiquer une coupure arbitraire dans
Huis clos de Sartre ou dans Fin de partie. Pour ce qui est
de La Trilogie du revoir, Botho Strauss a prévu expressé¬
ment trois types de transition différents : deux qui main¬
tiennent l’enchaînement par un “noir” ou un “change¬
ment de plan”, l’autre qui institue une coupure (entre
chacune des trois parties de la pièce, il est prescrit :
“rideau”). Or, s’il respecte les liaisons, Claude Régy
gomme les interruptions. Il rétablit une continuité là
où, précisément, il y a discontinuité.
103
loisir, d’aller et de venir, de bouger, de modifier sa
distance et son attention par rapport à un spectacle
continu. Tout comme le lecteur a celle de poser et de
reprendre le livre, ou le téléspectateur celle de vaquer à
ses occupations personnelles devant l’infatigable écran
de sa télévision.
L’autre hypothèse est, hélas, plus plausible. Elle re¬
pose sur la conviction que la représentation théâtrale
serait une chose trop sérieuse, sinon sacrée, pour souffrir
d’être interrompue. Une messe ne supporte pas d’en¬
tracte (encore qu’elle comporte bien des “numéros”
différents). Un spectacle qui prétend au rituel, à la céré¬
monie, non plus. Il lui faut intimider, voire pétrifier ses
spectateurs. Les obliger à rester assis, immobiles et silen¬
cieux, pendant quelques heures, c’est un début de pétri¬
fication. On met, le plus longuement possible, les spec¬
tateurs en posture d’admiration, d’écoute respectueuse :
l’admiration devrait s’ensuivre. Nous voilà en pleine
méthode Coué !
Or, le théâtre n’a rien à gagner à de tels procédés. Ce
n’est pas en ligotant son public sur des fauteuils ou sur
des bancs (souvent impropres à la station assise) qu’il
s’attachera ce public. Au contraire. Il n’a pas à être un
lieu de contrainte, moins encore d’incommodité ou de
souffrance. Ses praticiens, gagnés souvent par une
espèce de sado-masochisme (qui se donne aussi libre
cours dans la conduite des acteurs), l’oublient trop : le
théâtre doit être, d’abord, un espace de convivialité. Vilar
ou Ariane Mnouchkine qui ont pourtant rompu avec
bien des usages “bourgeois”, dont les fauteuils de pe¬
luche et la prolifération des entractes, le savaient :
1 accueil du public, une certaine liberté de mouvements
de celui-ci... ont fait partie de leurs premiers soucis.
Effectivement, le public s’est toujours senti à l'aise dans
les hangars de la Cartoucherie (où il peut se restaurer à
peu de Irais et se détendre) ou, autrefois, dans les
couloirs de Chaillot dont la nudité marmoréenne était
réchauffée par l’atmosphère festive du T.N.P. Maintenant,
dans bien des théâtres, il n'y a plus, monolithique et
fermé sur soi, que le spectacle. Quand on y entre, il faut
104
tout oublier du reste - et même de soi, de son propre
corps. Peut-être est-ce trop exiger du spectateur : il n’a
pas forcément une vocation d’ascète. Assurément, ce
n est pas attendre assez de lui. Un spectacle ne vit que
d’échanges entre la scène et la salle ; il appelle le
dialogue. A l’entracte, le spectateur prend la parole. Le
théâtre n’a que faire d’hôtes paralysés et muets.
LE RÊVE DE LA FÊTE
107
spectacle (temps et espace), non dans sa substance2”.
Depuis, ils se sont bel et bien séparés. C’est que la fête
suppose une participation active de tous, alors que le
théâtre repose, au contraire, sur une division entre
acteurs et spectateurs. Nul mieux que Jean-Jacques
Rousseau n’a fait le partage entre l’un et l’autre. Dénon¬
çant dans sa Lettre à d’Alembert, le comédien dont “l’art
(est) de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que
le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se
passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce
qu’on pense aussi naturellement que si l’on le pensait
réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de
prendre celle d’autrui” et dont, en conséquence, “l’esprit
qu’il reçoit de son état” ne saurait être qu’un “mélange
de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d’indigne
avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de per¬
sonnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme
qu il abandonne ’, Rousseau appelait à proscrire le
théâtre de la République de Genève. En revanche, il
réclamait des fêtes : “C’est en plein air, c’est sous le ciel
qu il faut vous rassembler et vous livrer au doux senti¬
ment de votre bonheur (...) Que le soleil éclaire vos
innocents spectacles ; vous en formerez un vous-mêmes,
le plus digne qu’il puisse éclairer. Mais quels seront les
objets de ces spectacles ? Qu’y montrera-t-on ? Rien, si
l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le
bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un
piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et
vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les
spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ;
faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin
que tous en soient mieux unis.”
Au XIXe siècle, le divorce entre fêtes et spectacles
parut consommé. D un côté, les commémorations natio¬
nales et les expositions universelles. De 1 autre, un théâtre
qui se professionnalisa et s’enferma dans de somp¬
tueux bâtiments. Mais la rupture était moins tranchée
qu elle ne le semblait. Nos 14 Juillet ont toujours eu deux
2. Cf. Le Théâtre grec" dans L'Obvie et l’obtus. Essais critiques III
Paris, Le Seuil, coll. “Tel Quel”, 1982, p. 69.
108
visages : dans les bals nocturnes, le peuple est tout
autant acteur que spectateur, tandis que, le lendemain
matin, il se contente de regarder le défilé militaire et, le
cas échéant, d’applaudir. Et le théâtre voulut être une
fête, à lui tout seul. Ecoutons Charles Garnier, l’architecte
de l’Opéra de Paris, évoquer l’édifice dont il rêvait : “A
chaque étage, les spectateurs accoudés aux balcons
garnissent les murs et les rendent pour ainsi dire vivants,
pendant que d’autres montent ou descendent, et ajoutent
encore à la vie (...) La lumière qui étincellera, les toilettes
qui resplendiront, les figures qui seront animées et
souriantes, les rencontres qui se produiront, les saluts qui
s’échangeront, tout aura un air de fête et de plaisir3.”
Nous n’en sommes plus là maintenant. Dans sa
pratique courante, le théâtre n’a plus grand-chose de
festif. Il vise plutôt au laboratoire. Le “Théâtre-labora¬
toire” de Grotowski n’a-t-il pas, quelque temps, fait
figure de modèle ? Les bâtiments fastueux selon Garnier
sont tenus en suspicion. Parmi les théâtres construits
récemment, le plus perfectionné, le nouveau siège de la
Schaubühne am Lehniner Platz, à Berlin-Ouest (son
enveloppe architecturale est un immeuble commercial,
le fameux Mendelsohnbau, réalisé dans les années
vingt), ressemble plus à une clinique chirurgicale qu’à un
opéra du siècle passé. Il ne dispose ni d’un restaurant, ni
d’un véritable foyer. A l’entracte, les spectateurs doivent
se contenter d’un simple promenoir vitré où il est, pour
ainsi dire, impossible de s’asseoir. Là, tout est fait pour le
spectacle, rien pour ce qui l’entoure. Nous ne connais¬
sons que trop de salles, granges ou vieux garages, où
être spectateur touche au supplice : sur leurs bancs
étroits, on se croit plus au piquet qu’à la fête. Ce n’est
pas toujours une question d’argent : dans la seconde
salle du Théâtre des Amandiers de Nanterre, le specta¬
teur de Combat de nègre et de chiens ou de Créât
Britain était en pénitence : face à une arche d’autoroute
ou à un labyrinthe de canaux et d’écluses, il n’avait
droit qu’à une planche ! Comme s’il devait payer de sa
3. Cf. Garnier Charles : Le Théâtre, Paris, Librairie Hachette, 1871, p.
85-86.
109
personne, en l’occurrence de ses reins ou de son posté
rieur, le privilège d’être au théâtre4...
110
communion, l’évidence d’une représentation où, comme
l’écrivait Alfred Simon des spectacles avignonnais de
Vilar, se réalise “l’unité contradictoire de l’utopie et de la
tragédie” qui est, selon lui, le signe même de la fête5.
En 1984, le festival s’est même donné un autre cœur.
Non la cour, mais l’hospice Saint-Louis où se tenait la
grande exposition organisée sur le thème d’ensemble de
la manifestation : Le Vivant et lArtificiel. Là, dans un
incroyable pandémonium, presque surréaliste, voisi¬
naient des animaux vivants et des bêtes empaillées, des
essences naturelles et des végétaux artificiels, des
parfums synthétiques et des miasmes organiques, des
mannequins et des hologrammes, des comédiens et des
marionnettes, voire des robots..., sans omettre “la
cuisine remise en état de marche et végétalisée” ni “le
musée Spitzner avec ses curiosités, ses particularités
monstrueuses (cire, plâtre, carton, peau, etc.)”. Et l'on se
souvenait que cet ancien couvent, très beau dans son
architecture du XVIIe siècle, avait été un hospice de
vieillards. Tout y rappelait le “mouroir”.
Du coup, la fête prenait une allure à la fois scienti¬
fique et funèbre. Elle rassemblait des travaux de labora¬
toire dans un lieu qui était un vestibule de la mort. Tout
le festival s’en ressentait. Peut-être la fête théâtrale,
aujourd’hui, a-t-elle un goût de deuil.
5. Cf. l’intéressant essai d’Alfred Simon : Les Signes et les songes. Essai
sur le théâtre et la fête, Paris, Le Seuil, coll. “Esprit”, 1976, p. 13-
'
L’ILLUSION DE L’OPÉRA
113
metteur en scène qui a conjugué avec le plus de rigueur
leurs exigences parfois divergentes - pour émettre quelques
doutes sur le ravalement du théâtre lyrique par le théâtre
tout court : “En fait, j’ai vu peu de spectacles [d’opéra] qui
m’ont apporté quelque chose, à part ceux de Strehler. Il y a
trop de gens qui font de l’habillage, et pas de la mise en
scène, et qui ne travaillent pas avec les chanteurs1.”
Dans son coin, le théâtre rêve de l’opéra. Plus souvent
que de raison, il lui emprunte son pathos. Les enregistre¬
ments de la Callas ont été mis à toutes les sauces. C’est
peut-être Chéreau qui a commencé : sur l’arène de sable
de son Richard 7/(1970) où le roi-enfant et l’usurpateur
se mesuraient en un combat inégal, retentissait la voix
rauque, voilée, éperdue de la Callas. L’effet était saisis¬
sant. On l’a répété à satiété. Par Callas interposée, bien
des spectacles indigents ont sollicité notre émotion : le
chant tourne au chantage.
La fascination de l’opéra ne s’épuise pas dans de telles
citations. Elle est plus profonde. Elle hante bien des
mises en scène théâtrales. Georges Lavaudant disait de
son Richard III (1984) qu’il l’avait conçu autour d’un
acteur et pour lui : Ariel Garcia-Valdès. Comme un
hommage à ce comédien avec lequel il a toujours
travaillé. C’est un fait : Ariel Garcia-Valdès domine de
tout son charme, ici contrefait, et de tout son talent
histrionique, le spectacle. Mais ce Richard III prétend
aussi à l’opéra. Tout y vaut pour le groupement, pour le
mouvement global, pour l’image. Les affrontements
entre individus paraissent dérisoires. Ce qui compte,
c’est le tableau d'ensemble, la manière d’occuper
l’espace, la façon de défiler. Autour de Garcia-Valdès, les
comédiens se font marionnettes. Un moment, la lumière
stromboscopique décompose leurs gestes... Comme si
on ressassait un cérémonial réglé une fois pour toutes. Et
une bande-son envahissante brasse ensemble Django
Reinhardt et Carlos Gardel (le tango va supplanter la
Callas !), Stevie Wonder et Sole mio...
1. Cf. les propos de Patrice Chéreau recueillis par Sergio Segalini dans
Opéra international n° 75, novembre 1984, p. 26.
114
Au-delà de la dualité parole-musique, l’opéra se
sépare du théâtre par le statut qu’il réserve au spectacle.
La musique y anticipe celui-ci dans ses moindres détails.
Chéreau le remarquait bien : “Le chant est déjà là. Ce qui
signifie que le rythme est déjà là, les intervalles entre les
répliques sont déjà là.” Il n’y a plus qu’à les “habiter”.
Alors qu’au théâtre, il faut, continue Chéreau, les “inven¬
ter”, chercher “avec les acteurs un chemin, une musique
qui n’est pas tracée d’avance2”.
115
comédien Clindor et de ses compagnons, gagne en
dimension. C’est sa rêverie qui se déploie devant nos
yeux. Celle d’un mage tout-puissant et, aussi, d’un
vieillard qui n’est pas loin de briser sa baguette de faiseur
d’ombres, comme le Prospero de La Tempête selon
Strehler. De plus, c’est le même acteur, Gérard Desarthe,
qui joue Alcandre et le bouffon Matamore, faisant alter¬
ner l’un et l’autre : la sagesse désabusée et l’histrionisme
le plus débridé se confondent, voire s’annulent. Reste le
songe de Strehler. Et un spectacle conçu précisément
comme une partition musicale où l’ombre et la lumière,
les paroles et les silences, les corps et leurs reflets, les
rochers de la grotte d’Alcandre et les palais ou les forêts
en trompe-l’œil composent un paysage de fantaisie
crépusculaire, dans un brouillard d’apparences et de
faux-semblants. On peut concevoir une autre Illusion,
plus délibérément comique (entendons théâtrale), cons¬
truite sur la jeunesse des comédiens et le “change” des
masques et des passions, une “illusion” du théâtre
comme artisanat. Strehler, lui, entend le théâtre comme
magie et son Illusion nous conduit, d’une main
infaillible, jusqu’à ce point où le théâtre se dissout dans
le chant, où le jeu s’exténue et se perd dans l’image, où
l’action n’est plus qu’un “reflet de reflets”. Doit-on parler,
ici, d’illusion lyrique ?
117
Il est, en effet, facile de reconnaître dans Sur la grand-
route bien des thèmes ou, plutôt, des figures qui n’ont
cessé de hanter le théâtre de Grüber. Soit, pêle-mêle, le
voyage et l’immobilité, la durée et la fugacité, la clarté et
la nuit, l’attente et le vide, le Paradis et l’Enfer, le faire et
le jouer... Mais ces figures y sont discrètes : elles n’exis¬
tent qu’à l’état de suspension dans le texte tchékhovien
qui garde un statut ambigu, à mi-chemin de la narration
et du théâtre (on sait que Tchékhov a repris là des
éléments de sa nouvelle : En automne). Car Sur la
grand-route n’est encore qu’une esquisse. C’est d’ailleurs
ce mot que retient, en sous-titre, la version allemande :
“Une esquisse dramatique” et non, comme en français,
une “étude”.
En montant Sur la grand-route, c’est sur son propre
théâtre que revient Grüber : il l’interroge, à l’état naissant.
118
semblent condamnés à l’immobilité et à la répétition.
Comme s’ils étaient dans ce cabaret de tonte éternité.
Enfin, une troisième catégorie : les “passants”. Ceux
qui surgissent tout à coup, parlent, boivent, troublent un
moment le sommeil des pèlerins ou la veille des gens du
cabaret, puis repartent : Méric, un vagabond ; Kouzma,
un ancien moujik qui a appartenu au propriétaire
Bortzov ; un postier qui avale un verre sans mot dire... et
Maria Egorovna, la femme qu’a aimée Bortzov et qui l’a
abandonné le jour de leurs noces.
Dehors, c’est la nuit et l’orage. “Au lever du rideau,
écrit Tchékhov, on entend des coups de tonnerre et, par
la porte ouverte, on aperçoit des éclairs.” Dans le spec¬
tacle de Grüber, il n’y a pas de rideau, mais quand la
porte s’ouvre pour laisser entrer ou repartir un passant,
la scène se zèbre d’éclairs et résonne de violents coups
de tonnerre. Pour peu, elle s’en trouverait ébranlée. Ce
cabaret est un ultime et fragile refuge.
Ici, chacun poursuit sa chimère : les pèlerins prient ou
dorment, reprenant des forces pour le voyage ; Fédia
fanfaronne et joue de l’accordéon ; Bortzov se défait de
tout, de son manteau puis du médaillon de la femme
qu’il a aimée, dans l’espoir d’en tirer un verre ; Méric
raconte ses exploits, réels ou imaginaires, et Kouzma
l’histoire de Bortzov et de Maria... tandis que Tikhone
veille sur son argent. In extremis, toutefois, un drame
s’ébauche, avec l’entrée de Maria, devenue une dame de
la ville. Elle refuse de reconnaître Bortzov au milieu de ce
“tas d’ivrognes”, et de le “consoler d’une parole douce”.
Méric lève sur elle sa hache. Mais il “laisse retomber sa
main qui tient la hache”. Et Maria quitte le cabaret,
indemne. Sur la grand-route de Tchékhov se termine là.
Grüber lui ajoute, à la fin de la nuit et de l’orage, le lent
départ des pèlerins.
119
gisent les corps des pèlerins. On remarquera par la suite
que ces corps sont aussi bien ceux de mannequins que
de comédiens, confondus dans un sommeil qui a l’appa¬
rence de la mort. Au second plan, tout contre le mur, car
le plateau est peu profond, un banc et le comptoir de
Tikhone qui ressemble à un pupitre de maître d’école.
Côté cour, un autre banc. Pas le moindre pittoresque. Ce
cabaret tient de la grange ou d’une pauvre salle de classe
de village. Mais les habitués y sont à leur aise. Ils vont et
viennent parmi les corps étendus. Ils sont chez eux. Et
chacun accepte l’autorité de Tikhone. Il règne sur cette
communauté sans feu ni lieu.
Rien de plus étrange, aussi, que ce petit monde en
marge de toute société, de l'histoire et du temps. Ici, la
nuit n’est pas la nuit : la lumière y est claire et égale. Et la
vie y côtoie la mort. Mannequins et comédiens partagent
le même sort : ce sont, proprement, des gisants. Peut-
être ce cabaret n’appartient-il pas à notre terre. Peut-être
n’est-il qu’une halte sur le chemin des morts.
120
décrépitude. Une fois sèche, la chaux s’effritera vite.
Nulle fiction ne saurait s’y installer trop longtemps.
6. Ibid., p. 109
121
objets privilégiés sont ostensiblement faux. La hache de
Méric est vert émeraude. Certes, il s’agit bien d’une
hache. Elle pourrait tuer. Mais elle ne s’abattra pas sur le
visage de Maria. Une hache vert émeraude ne tue pas. Le
drame, dans Sur la grand-route, est aussi un jeu.
122
nourris. Rien de brumeux. Une évidence criante. La solu¬
tion adoptée sera la seule possible, irréfutable comme
un théorème. J’aime le moment où j’observe Gilles
Aillaud devant la matière. Cela a une existence concrète,
comme une tache de couleur. C’est intense et, partant,
épuisant. Le bonheur de se taire est à ce prix7”.
Evidemment, Grüber dresse là, aussi, un portrait idéal
de son propre théâtre.
123
gens de passage et piliers de cabaret cohabitent, s’écou¬
tent et s’admettent. Ensuite, chacun retrouvera son rôle
et retournera à sa condition. Il ne se sera rien passé.
Sinon cette entente à demi-mot entre des gens faits pour
s’ignorer et condamnés à la solitude. Sinon cette ombre
de communauté sous les pleins feux passagers de la scène.
Comment ne pas y reconnaître la figure même du
théâtre selon Grüber ?
124
Platz - n’ont rien de hâtif ni d’improvisé : ils font, plutôt,
ostentation de professionnalisme. Mais ce leurre est
constitutif de Sur la grand-route. Sa représentation est
un “geste latéral” par rapport au théâtre.
9. Cf. l’entretien avec Grüber par Franco Quadri, cité ci-dessus, p.279.
125
comme une gifle, mais comme une chose calme10”. Tel est,
en effet, le sentiment que donne Sur la grand-route. Rien
de plus calme que cette nuit en pleine lumière que parta¬
gent pèlerins, clochards et tôlier. Rien, également, de plus
léger, de plus fugace. Ce n’est qu’une halte, sur la grand-
route, entre la vie et la mort. Le voyage est suspendu. On
se raconte des histoires. A mi-voix. La prière ou l’alcool (à
la limite, c’est tout un) dissolvent les contours de la réalité.
Rien ne peut se produire. Maria est une apparition, plus
qu’un être de chair et d’os. La hache vert émeraude ne
s’abattra pas sur elle. Le théâtre, ici, tient du mirage.
129
ils ne disent pas, mais ils vivent leurs rôles, et ils sont les
interprètes merveilleux de la littérature dramatique
contemporaine1. ”
Metteurs en scène, Dullin et Jouvet furent aussi, voire
davantage, des acteurs et des pédagogues. “Le mal est à
la source, disait Dullin. La source c’est le Conservatoire
national de musique et de déclamation. A chaque
examen de fin d’année, on entend déplorer les résultats
des examens sans apporter jamais aucun remède ! C’est
l’institution elle-même qui a besoin d’une réorganisation
à fond2 3.” Aussi l'Atelier fut-il d’abord une école : “Si nous
avons commencé par fonder une école, c’est qu’il nous a
semblé logique de commencer la maison par les fonda¬
tions. Dans cette école, on s’efforce d’enseigner l’art du
comédien selon des procédés raisonnables, ce qui fait
qu ils sont souvent contraires à ceux employés ordinaire-
ment3.” On sait que toute la réflexion de Jouvet tourna
autour de ce qu'on peut appeler le paradoxe du comé¬
dien : sa dualité, la dualité en lui du métier et de l’inspi¬
ration, de l’artifice et dê la sincérité..., et autour de ce
que Jouvet nomm, “la glorieuse équivoque de l’acteur” :
“La faculté du comédien qui est de ressentir, lui ôte tout
moyen de s’exprimer. Sa plus haute qualité est de
pouvoir garder quelque contrôle dans un moment où il a
perdu ce contrôle4. Son trop bref enseignement au
Conservatoire national d’Art dramatique ne fut pas, pour
lui, une activité secondaire. Les deux volumes composés
à partir des sténogrammes de ses cours (Molière et la
comédie classique, Tragédie classique et théâtre du XJXe
siècle) témoignent de l’ambition centrale de Jouvet :
construire par la technique un acteur vrai, de “sensibilité
naturelle”.
2. Dullin Charles : Ce sont les dieux qu 'il nous faut, édition établie et
annotée par Charles Charras, Paris, Gallimard, coll. “Pratique du
théâtre”, 1969, p. 148.
3. Ibid., p. 31.
130
Enfin, lorsque Artaud rêvait de bouleverser de fond en
comble le théâtre, s’il faisait du metteur en scène “une
sorte de Créateur unique, à qui incombera la responsabi¬
lité double du spectacle et de l'action"’”, il réclamait aussi
l'avènement d’un nouveau type d’acteur, de cet “athlète
du cœur qui “est à la fois un élément de première
importance, puisque c’est de l’efficacité de son jeu que
dépend la réussite du spectacle, et une sorte d’élément
passif et neutre, puisque toute initiative personnelle
lui est rigoureusement refusée5 6”, et entendait jeter les
bases d’une science de “l’athlétisme affectif”, puisque
“au théâtre, poésie et science doivent maintenant
s’identifier7”.
131
“nouveau théâtre”,' parmi lesquels un comédien aussi
exceptionnel que Roger Blin, resteront prisonniers du
ghetto de ce que l’on a appelé les “pissotières” de la Rive
Gauche ; ou ils ont presque honte de leur état de comé¬
dien et s’emploient, dans des rencontres avec le public,
dans les débats, à expier cette tare et à devenir des
animateurs, des éducateurs populaires. La critique
dramatique, pourtant friande de “tempéraments”, ne
reconnaît guère la nouveauté de certains d’entre eux. De
Jean-Marie Serreau ou de Jean Vilar, elle retient le
metteur en scène plutôt que le comédien. Or, l’inverse
était vrai. Serreau fut, quand il en avait le loisir, un comé¬
dien d’une extrême acuité, d’une économie et d’un
humour rares à une époque où, aux gros effets du
Boulevard, ne s’opposait que le lyrisme un peu déchar¬
né du T.N.P. ou la stylisation sautillante qui, issue des
Copiaus, avait eu force de loi dans la première décentra¬
lisation (celle de l’immédiat après-guerre). En Vilar, le
comédien l’emportait, sans conteste, sur le metteur en
scène, sinon sur le directeur du T.N.P. : c’est son Arturo
Ui, petit-bourgeois, minable et tranchant tout ensemble,
corrosif, qui fit la virulence du spectacle, en I960. Or,
l’acteur Vilar fut toujours, malgré ses succès, sous-
évalué. Peu nombreux furent ceux qui virent en lui le
véritable héritier de Jouvet et un comédien, sans imita¬
tion servile, brechtien. Son pathétique n’était pas senti¬
mental, mais intellectuel. Sa désinvolture même, parfois,
avait une fonction de réflexion : elle mettait à nu le sens.
A ce propos, dans ses textes, il y a une contradiction
latente. Vilar conteste la suprématie du metteur en scène :
il ne s’intitule lui-même que “régisseur” et baptise ses
mises en scène “régies”. Il souhaite qu’on laisse “à
l’acteur, expérimenté ou nouveau venu, la liberté que le
chef de compagnonnage laissait à chaque artisan qui
sculptait au Moyen Age les cent une statues qui paraient
les coins les plus cachés d’une église8”. Il rêve “d’un
T.N.P. à responsabilité collective, d’un T.N.P.-organisme
132
collectif9”. Et il regrette que les écoles de comédiens “si
elles approfondissent leur technique (...) ne quittent
guère d’autre part le terrain de la pathologie et de la
sentimentalité primaire de l’acteur, domaine où s’ébrouent
un vocabulaire surprenant, des remèdes croustillants, tels
que : Ça ne sort pas assez du ventre - tu boules - tu
joues intérieur — jouer la comédie c ’est faire l’amour.
Passons10 . Pourtant, il ne s’attarde guère sur ce qu’il
attend du comédien dans le travail, sur le rôle de celui-ci
dans la représentation. De la nécessité d’“acteurs con¬
naissant à fond leur métier (je dis bien : métier. Et dans
son sens le plus artisanal, ouvrier du mot11)”, il passe à
1 utopie d une mission sociale et, plus encore, morale du
comédien (“Nous sommes donc condamnés, et vous et
moi, à élaborer non pas un contrat de travail, mais une
morale”) qui “permettra, j’en suis certain, la réalisation
d une œuvre collective qui, dans l’ordre artistique et
social, soit bien de notre temps12”. Ainsi se trouve court-
circuité 1 apport spécifique du comédien au spectacle :
il suffit que l’acteur soit un artisan-interprète et un
animateur qui sente un peu l’apôtre. Lorsque Vilar
définit brièvement ce qu’il entend par “théâtre popu¬
laire", c’est sur la doctrine qu’il insiste : “Un théâtre
populaire doit avoir une doctrine, à laquelle obéissent
tous les membres et artistes de ce théâtre.” S’il en déduit
bien : “D’où formation nouvelle du comédien, forma¬
tion nouvelle de l’administrateur et des techniciens de
théâtre, reconsidération de la hiérarchie théâtrale (du
moins, s’il est nécessaire qu’il y en ait une)”, il maintient
que “chacun d’eux” doit, d’abord, “être un militant de
cette doctrine1^”.
Plus généralement, les comédiens qui ne correspon¬
daient pas au portrait-robot de l’acteur d’alors (Gérard
Philipe en fut l’incarnation sublimée) furent décriés ou
9. Ibid., p. 321.
10. Ibid., p. 326.
11. Ibid., p, 295-296.
12. Ibid., p. 314-315.
13. Ibid., p. 279-280.
133
ignorés. Ce que l’on admettait du metteur en scène : la
possibilité de prendre position sur une œuvre, d’en faire
une lecture critique, on le refusait à l’acteur. Un exemple :
attaquées ou célébrées, les réalisations de Shakespeare,
Molière ou Marivaux par Planchon acquirent vite droit de
cité. En revanche, leurs interprètes se heurtèrent à une
fin de non-recevoir : selon ceux qui admiraient le met¬
teur en scène, ses comédiens le trahissaient, et ceux qui
le vilipendaient trouvaient dans leur jeu soi-disant gros¬
sier et brutal la preuve même de son absence de finesse
et de goût français (on n’hésitait pas, à l’époque, à
déceler chez Planchon je ne sais quoi de germanique - à
cause de Brecht, sans doute). Certes, les jeunes comé¬
diens du Théâtre de la Cité n’étaient pas tous de premier
ordre, mais quand il s’agissait de Jean Bouise ou de
Roger Planchon lui-même, ils n’étaient guère passibles
d’un procès en médiocrité. Et il ne manque pas d’acteurs
issus de cette troupe, sur la fin des années cinquante, qui
font aujourd’hui les beaux jours du cinéma ou de la télé¬
vision - de Pierre Santini à Michel Robin... Du reste, le
problème n’était pas là : ce qu’on ne tolérait pas, c’était
qu’ils ne fussent pas conformes à l’image que l’on se
faisait alors de l’acteur - image déjà, pourtant, anachro¬
nique -, c’était qu’ils fussent, consciemment ou non,
différents. Bien rares, d’ailleurs, sont les textes ou les
études critiques qui en traitent (je n’en excepte pas les
miens). Entre le grand combat pour le “théâtre popu¬
laire”, la recherche d’une écriture proprement scénique
et la volonté d’hégémonie du metteur en scène, l’acteur
avait, tout bonnement, été oublié. Et la plupart des
comédiens souscrivaient à cet oubli, y trouvant une
espèce de confort.
Un dernier indice : le tour que prit la réception de
Brecht en France. Certes, de la théorie brechtienne, c’est
la notion de V Effekt qui se trouva privilégiée. Mal
comprise, entendue, sous la dénomination de “distancia¬
tion , dans son sens le plus réducteur (soit prendre de la
distance, nier toute identification...), elle rencontra une
résistance acharnée, presque hystérique, chez les comé¬
diens eux-mêmes. Puis la roue tourna, et elle fut adoptée
134
sous sa forme la plus mécaniste, à titre de procédé.
L oeuvre de Brecht aurait pu donner lieu à une réflexion
sur le rôle et la fonction du comédien dans la représenta¬
tion. Cette occasion-là, aussi, fut manquée : on ne retint
que le slogan - pour le brocarder d’abord, quitte à le
révérer ensuite, une fois qu’il ne tirerait plus à consé¬
quence. Comme si, entre la pure technique et la procla¬
mation idéologique, il n’y avait de place pour rien... Un
tel escamotage témoigne du refus de poser une question :
celle de la part du comédien dans la représentation.
135
l’œuvre de tous et, indifféremment, celle de chacun, a
fait long feu. Comme l’utopie d’un dialogue direct et à
visage découvert entre acteur et spectateur. Sans doute,
le comédien a-t-il abdiqué l’espoir d’être un jour, dans
l’exercice même de son travail ou de son jeu, un créateur
à part entière (du reste, personne ne l’est jamais, au
théâtre). Pourtant, quelque chose a changé - par et pour
le comédien.
Le seul théâtre qui ait renouvelé, au moins au début
des années soixante-dix, le miracle du T.N.P. - à savoir,
l’adhésion d’un public jeune et nombreux, sans pour
autant renoncer à ce que Vilar appelait la “violence
revendicative” - est le Théâtre du Soleil. Or, le Soleil
n’était d’abord ni un metteur en scène (pas même Ariane
Mnouchkine dont le rôle a sans doute été décisif mais
non hégémonique), ni une institution : il était un groupe
de comédiens. Au-delà des mirages de la création collec¬
tive (parlons plutôt de travail collectif), tout le groupe
s’est voulu l’auteur des spectacles. Peu importe, à la
limite, de savoir qui avait le pouvoir de décision (ou
d’écriture : c’était assurément Ariane Mnouchkine), ce
qui compte, c’est que, avec 1789, 1793 ou L’Age d’or, le
Théâtre du Soleil ait affirmé, voire construit, son identité.
En effet, ni 1789 ni 1 793 ne prétendent être une repré¬
sentation d’épisodes de la Révolution française : ils sont
donnés comme un jeu et une réflexion du groupe sur
cette Révolution. L’énonciateur du spectacle et ceux qui
l’interprètent ne font qu’un : c’est le Théâtre du Soleil.
Dans 1789, “les acteurs du Théâtre du Soleil jouent le
rôle de bateleurs qui racontent la Révolution” ; dans
1793, celui “de sectionnaires, de sans-culottes qui se
racontent la Révolution14”. Et ils le font, de leur point de
vue, du point de vue du groupe, à visage découvert - au
figuré mais aussi, parfois, au propre : à la fin de 1789,
c’est un micro à la main et délibérément hors jeu qu’un
de ces bateleurs, redevenu un comédien du Soleil,
136
( Jean-Claude Penchenat si je ne me trompe, lit un texte
a de Gracchus Babœuf : “...Voyons le but de la société,
f voyons le bonheur commun, et venons après mille ans
.) changer ces lois grossières.” Dans L’Age d’or, cette affir
t mation de l’identité du groupe est même fictionnalisée
[ préalablement au spectacle : une troupe de comédiens
d un an deux mille mythique se retourne vers les années
■i soixante-dix et raconte ainsi, d’un utopique âge d’or, des
“histoires du temps passé”, d’un âge où l’or régnait en
t maître. Ici, le groupe s’est inscrit dans le texte. Il n’en est
[ plus seulement l’interprète ou l’auteur : il est devenu
| partie de l’œuvre elle-même.
137
second auteur, de ce nous qui raconte et qui joue. (...)
Or, il demeure difficile de savoir qui parle à travers ces
deux spectacles. L’un et l’autre postulent bien que ce n’est
plus ni Dickens ni Jack London qui racontent, mais le
Soleil-Campagnol et la Salamandre. Les comédiens repren¬
nent en charge la fiction de Dickens ou celle de London
(fiction, ici et là, fortement mêlée d’autobiographie) et ils le
font en leur nom propre, introduisant ainsi une distance
entre ce qui est raconté et le nous (le leur) qui raconte.
Mais reste la question de savoir quel est, en dehors du titre
de la compagnie (...), ce nous qui parle ici par les mots de
Dickens ou de London, sans se confondre avec eux. La
réponse est incertaine. Les comédiens du Soleil-Campagnol
ont beau personnifier un Dickens issu de David Copper¬
field et ceux de la Salamandre escamoter London, voire ses
personnages, par une continuelle permutation des rôles, ce
nous ne se déclare pas effectivement et les spectateurs
l’interrogent en vain : la mise à distance de la fiction
dickensienne, par la présence d’un Dickens réel, tourne
court, ne laissant plus transparaître qu’une tendre nostalgie
pour le XIXe siècle bourgeois, et le va-et-vient de la Sala¬
mandre entre les divers niveaux idéologiques de la fiction
londonienne se convertit en un tourbillon dont seule
émerge la virtuosité des comédiens : le nous s’efface, il se
perd dans la nostalgie ou dans 1 histrionisme15.”
138
l’épreuve de tout ce qui pouvait sembler normal, naturel,
évident à tout le monde, aussi bien au public qu’aux
| artistes, dans le fait de représenter une pièce de théâtre ;
l| il s’agissait de revérifier des questions : Pourquoi suis-je
-i1 ici, maintenant ? Est-ce que j’ai le droit de regarder ces
i inconnus ? Ont-ils le droit de se présenter à moi ? Est-ce
; que je les regarde/écoute vraiment ? (...) Dès lors on
> débouche sur un théâtre qui transforme son impact
| pédagogique : il ne sous-entend plus que, lui, il sait et
) qu’il y a un vide à combler dans la salle ; il ne se livre
| plus seulement à une critique des contenus du théâtre. Il
; admet qu’il n’y a que du vide partout et que ce vide ne
[ peut être comblé que par un effort mutuel (type nouveau
■ de pédagogie : réapprendre à des gens surinformés à
i écouter l’information la plus simple)16”. Ici, la tâche du
• comédien rejoint celle du dramaturge. Les codes tacites
j de la représentation sont mis en doute. Il s’agit de les
revérifier. De les faire jouer en plein jour. Alain Rimoux,
un comédien du T.N.S., parlait ainsi d’un “va-et-vient
pendant les répétitions, entre idées dramaturgiques et
mise en pratique, entre improvisation et découverte de
sens” : “ Pas de primat. L’articulation entre dramaturgie,
metteurs en scène, jeu. Comment ne pas laisser déborder
l’un sur les autres. Les comédiens(nes) sont au centre du
travail, ils médiatisent. Ce sont, eux aussi, des drama¬
turges, et on le sait bien ici. Cela encourage donc
d’autres rapports de travail. Lorsqu’à travers les répéti¬
tions on commence à bouger, on teste, il s’agit là, encore
une fois, de la plus grande recherche (la pluralité des
sens possibles). Travail de caractère expérimental. Le jeu
produit des sens que la dramaturgie ne met pas à jour, et
vice versa, sans dramaturgie il y a des sens qui n’apparaî¬
traient pas avec le jeu. Alors ? Etroite collaboration qui ne
peut se faire que si les individus réunis là ont un projet
commun et une pratique commune17.”
16. Cf. “Le Théâtre national de Strasbourg”, un entretien d’Antoine
Wicker avec Jean-Pierre Vincent et Jacques Blanc, dans Travail
théâtral n° 24-25, juillet-décembre 1976, p. 55.
17. Cf. “Les comédiens dans la production théâtrale (suite)”, par Alain
Rimoux, dans théâtre/public, revue du Théâtre de Gennevilliers, n° 16-
17, p. 65.
139
Ici, la question de l’institution resurgit. Elle ne se pose
plus en termes d’idéologie ou de conquête du terrain. Elle
touche à la possibilité concrète de cette médiation par le
comédien. Car une pareille pratique suppose un groupe ou
une troupe assurés d’une existence d’une certaine durée.
Or, cela, les conditions mêmes de fonctionnement, dans la
plupart des théâtres, l’excluent. A l’exception du Théâtre du
Soleil et de la Comédie-Française, il n’y a plus guère de
troupes. Dès lors, le tête-à-tête, déséquilibré et provisoire
(du moins du côté des acteurs), des comédiens et du
metteur en scène ne peut tourner qu’à l’avantage de celui-
ci. De plus, l’organisation du système des subventions, en
France, ne prend en considération que le metteur en scène :
c’est à lui que vont les sommes versées par l’Etat, c’est lui
qui en est responsable. Le pouvoir appelle le pouvoir.
L’inertie de l’infrastructure risque de bloquer une transfor¬
mation de la pratique théâtrale.
140
Cette revendication du jeu comme tel, bien des
acteurs, aujourd’hui, l’ont faite leur. Ils ont pris leur
parti de la facticité de toute représentation théâtrale.
Mais, au lieu d’en faire l’objet d’une interrogation
critique, ils renchérissent sur elle. Texte et personnages
ne sont que des tremplins pour leur jeu. Ils y hasardent
jusqu’à leur propre identité. Ils ne disent ni “il”, ni “je”,
ni “nous” : ils passent sans cesse de l’un à l’autre. Cela
tient du funambule. Seule la vitesse, la faculté de
changer perpétuellement de point de vue les empê¬
chent de tomber. On aura reconnu ici le comédien
selon Antoine Vitez. Non seulement, il peut “faire
théâtre de tout” selon une expression chère à Vitez,
mais encore il le doit : il ne saurait s’arrêter à rien, ni à
telle ou telle conception du personnage, ni même au
respect d’une certaine distance à l’égard de celui-ci. Il
s’abandonne - pour reprendre une expression dont
Roland Barthes a fait la fortune - au “plaisir du signi¬
fiant”. Bien sûr, souvent de tels exercices sentent l’école
- Antoine Vitez a été, de 1968 à 1981, professeur au
Conservatoire national supérieur d’Art dramatique.
Parfois même, par exemple, quand c’est Daniel Mesguich
qui les suscite, ils peuvent tourner au jeu de massacre.
Ou sombrer, aussi, dans un narcissisme agité et stérile.
Mais un tel plaisir du jeu, tout frivole, voire maniéré
qu’il puisse être, n’en renoue pas moins avec une des
vertus cardinales du théâtre : son caractère passager,
provisoire, sa ténuité. Au Théâtre des Quartiers d’Ivry
(dirigé alors par Antoine Vitez), des spectacles légers,
rapides, prenant comme prétexte la retranscription d’un
entretien entre Georges Pompidou et Mao Zedong ou
un conte de Perrault (Grisélidis) alternaient avec des
réalisations plus lourdes, plus élaborées (comme Le
Revizor ou Bérénice) et, souvent, l’emportaient sur
celles-ci. C’est qu’une telle pratique de l’acteur s’inscrit
en faux contre une conception de la mise en scène
comme construction d’une oeuvre scénique monumen¬
tale, destinée à durer (susceptible de connaître un
nombre indéfini de reprises - songeons aux réalisations
strehlériennes) et tenue, au moins momentanément,
141
pour exhaustive - “une cathédrale de l’imaginaire,
pleine de signes comme un œuf19”. On peut parler ici
de variations au sens musical de ce mot. Le texte
constitue le thème. Le comédien ne cherche pas à le resti¬
tuer dans la totalité de ses significations virtuelles. Il le
“varie”, privilégiant tantôt l'une tantôt l’autre de celles-ci.
La fonction même du metteur en scène s’en trouve remise
en question. Sans doute reste-t-il, comme pédagogue ou
comme incitateur (dans le cas de Vitez, on pourrait dire :
provocateur), tout-puissant, mais, pour ce qui est du spec¬
tacle, il devient davantage un monteur, un assembleur,
qu’un “réalisateur”. Son choix maintient ouvert un éventail
de sens. A la limite, il devrait aussi laisser le spectateur
libre d’en imaginer un autre. Le spectacle prend l’allure
d’un dialogue entre acteur et spectateur sur un texte.
Dans ce mouvement vers le spectateur, le comédien
tente encore, parfois, de ressaisir la parole même de son
public virtuel. Dernier avatar de la décentralisation : des
acteurs “descendent” parmi la population pour y re¬
cueillir une parole qui n’a pas été inscrite dans les textes.
Ils écoutent ce qui se raconte ; ils prêtent l’oreille aux
récits des dernières veillées ; ils essaient de se remémo¬
rer les contes ou les chansons de leur enfance ; ils
fouillent les bibliothèques provinciales à la recherche
d'écritures qui n’ont pas accès à la scène officielle ; ils
explorent les dialectes ou les langues qui ne sont plus
que parlés (au premier rang desquels l’occitan qui, il est
vrai, a reconquis un statut de langue à part entière)... De
comédiens-interprètes, ils se font conteurs, baladins...
Ici, Dario Fo (avec tout ce qu’il comporte d’ambiguïté
- cai Fo n est pas que le “jongleur” qu’il prétend être) a
pris valeur d’exemple. Après avoir écouté parler des
femmes, en Alsace, Michèle Foucher, du T.N.S., a réalisé
La Table qu elle a donnée aussi bien dans des vil¬
lages alsaciens, qu’à Paris (Saint-Denis) ou dans d’autres
grandes villes. Ce spectacle n’est pas qu’un simple
assemblage, rejoué, des matériaux quelle a recueillis, il
142
met aussi en scène la recherche même de Michèle
Foucher, sa quête d’une parole dont tout un état social
(son état de comédienne) la sépare et qu’elle tente de
faire sienne, tout en soulignant combien elle lui reste,
aussi, étrangère. Un groupe comme l’Aquarium a mené
un long travail, dans une direction comparable : avec La
Jeune Lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses
bras (ce titre vient d’un poème de Brecht) ou, à un
moindre degré, avec La Sœur de Shakespeare, il a réalisé
des spectacles-enquêtes (pour La Jeune L.une, à partir
d’usines en grève occupées par leurs ouvriers ; pour La
Sœur de Shakespeare, sur la “confession” d’une femme,
choisie entre beaucoup d’autres) où s’inscrivent - au-
delà de toute restitution naturaliste - les points de vue
des comédiens-enquêteurs. De tels essais se multiplient :
parfois, ils ne dépassent guère le pseudo-document
sociologique ; parfois, ils touchent à une nouvelle écri¬
ture. Là encore, le comédien entre, en quelque sorte,
dans le texte.
143
Lavaudant, par exemple, a pu intégrer au Centre drama¬
tique national des Alpes ses compagnons du Théâtre-
Partisan, sans que ceux-ci, devenus comédiens à part
entière, perdent de leur désinvolture d’étudiants ou
d’amateurs. Pour mesurer un tel phénomène, il nous
manque encore une étude sur l’origine et l’insertion
sociales des comédiens, qui nous renseigne aussi sur
l’image que notre société se fait de l’acteur : je ne doute
pas qu’elle nous montrerait que cette image a beaucoup
changé.
Une telle modification du rôle et de la conception de
1 acteur est lourde de conséquences. En réintroduisant le
savoir et le jeu au théâtre, nos nouveaux comédiens ne
font pas qu’enrichir la représentation. Ils transforment
celle-ci dans sa structure même. Ils l’ouvrent à un
dialogue avec le spectateur (un spectateur que l’on ne
peut plus penser en termes de masse, ni même, peut-
être, de public). Si ce dialogue se fait plus restreint, plus
individuel, s’il risque de tourner au soliloque, il y gagne
aussi une urgence, voire une fébrilité, qui appartient en
propre au théâtre. Et parallèlement, un autre dialogue
reprend vie : celui de l’acteur et de l’auteur. Celui du jeu
et du texte.
Certes, dans le théâtre français actuel, les ruines sont
nombreuses : ruines de ces “cathédrales de la culture”
dont rêvait Malraux quand il fonda les maisons de la
culture, ruines des systèmes théâtraux qui avaient l’ambi¬
tion de constituei des “visions du monde”, ruines, peut-
êtie, de la représentation conçue comme l’équivalent de
la grande œuvre littéraire traditionnelle, ruines, égale¬
ment, du mythe de la fête où se confondraient, définiti¬
vement, le théâtre et la vie, ruines, enfin, de nos propres
illusions. Mais sur ces ruines, comme autrefois sur les
décombres des fortifications de Paris qui n’avaient
empêché ni la défaite de 1870, ni l’écrasement de la
Commune, le jeu a repris : les comédiens sont de retour.
II
145
ont “carte blanche” : “Nous nous sommes tous choisis,
directeurs, metteurs en scène, acteurs et techniciens, et
puis nous avons laissé le pouvoir aux acteurs5”. Ceux-ci
ont, en définitive, le dernier mot.
Mieux encore : voilà que le cinéma se ressouvient des
comédiens. “Il aura suffi de quelques films, nous appren¬
nent les Cahiers du cinéma, pour que l’idée d’une
nouvelle vague de jeunes actrices et acteurs s’impose.”
Et de remarquer que ces nouveaux comédiens “ont
entre eux un projet commun : celui d’entretenir un rap¬
port - plus ou moins étroit - avec le théâtre4”.
Pour un peu, je me sentirais prophète. Les comédiens
sont, de nouveau, à l’ordre du jour. On ne les tient plus
seulement pour de simples matériaux, voire pour les
interprètes d'une œuvre dont la conception (l’écriture) et
la réalisation (le spectacle) leur échapperaient. Ils méri¬
tent considération et réflexion. Ils ont droit à la parole5.
On leur reconnaît même, parfois, un pouvoir de déci¬
sion. Et l’on hasarde de nouveau, à leur propos, l’expres¬
sion d’“acteur créateur6”. Auraient-ils gagné le combat
que certains d entre eux avaient engagé, dans la fièvre et
le désordre, vers 1968 ? Seraient-ils, en fin de compte, les
bénéficiaires de la partie de bras de fer qui oppose,
depuis près d’un siècle, auteurs et metteurs en scène ? A
moins que cette reconnaissance ne soit qu’une illusion,
146
ii le mirage d’un métier qui en fait, précisément, profession.
Un constat de longue date, d’abord : les comédiens
ont changé. Je le notais, il y a cinq ans : leur recrutement
■\ s’est élargi. Ils ne sont plus issus, en majorité, de la bour-
ï geoisie parisienne. Beaucoup viennent de province.
Beaucoup, aussi, sortent de familles de petits employés,
L voire d’ouvriers. La décentralisation, ô combien hypo-
il thétique par ailleurs, a, ici, porté ses fruits. Comme la
j prolifération des groupes ou des communautés d’amateurs
> du début des années soixante-dix. Aujourd’hui, certains
>' de ces amateurs sont devenus des professionnels : je
pense, par exemple, aux compagnons de Georges
[ Lavaudant à Grenoble (dont Ariel Garcia-Valdès et
Philippe Morier-Genoud. Notons que ce sont eux qui ont
inauguré, en 1981, à Avignon, la présentation de
“travaux d’acteurs” qui est devenue, depuis, un lieu
commun du théâtre). Entre amateurs (qui ne se veulent
plus tels, dans l’acception paternaliste du mot) et profes¬
sionnels, tout un réseau capillaire d’échanges s’est établi :
celui des jeunes compagnies. De tels échanges ne fonc¬
tionnent pas seulement dans un sens, des amateurs aux
professionnels. Ces derniers éprouvent, parfois, le be¬
soin ou la nécessité de revenir aux sources (ou au
dénuement) : un élève du Conservatoire ne se satisfait
plus d’être, quelques soirs l’an, figurant ou stagiaire à la
Comédie-Française, comme il était de règle autrefois ; il
cherche également à retrouver des comédiens de son
âge mais d’une autre formation, et à se mesurer à eux, à
leur “naïveté”, à apprendre aussi d’eux.
Parallèlement, la formation des comédiens s’est
élargie, diversifiée. L’Ecole du Théâtre national de Stras¬
bourg - la seule à être “nationale”, avec le Conservatoire -
y a joué son rôle. A la conception traditionnelle d’une
formation individuelle, fondée exclusivement sur l’inter¬
prétation (d’un “emploi” ou de personnages plus ou
moins définis à l’avance), elle a substitué la notion de
groupe et l’expérience de travaux en commun. L’exercice
d’ensemble y a remplacé la scène, le morceau de con¬
cours ; les élèves-comédiens (on préfère, à Strasbourg,
les appeler des étudiants) y ont côtoyé les décorateurs et
147
les régisseurs et travaillé avec eux. Au début, il s’agissait
de former, pour les établissements de la décentralisation,
des acteurs polyvalents : c’est-à-dire, aptes à jouer, rapi¬
dement sinon hâtivement, des rôles fort différents et à
nouer des contacts directs avec un public nouveau que
l’on rêvait d’amener au théâtre. Maintenant, l’Ecole du
T.N.S. alimente aussi bien les théâtres parisiens que ceux
de province, les jeunes compagnies que les institutions.
Certains parmi les comédiens actuels les plus actifs en
sont issus : Philippe Clévenot comme Tcheky Karyo,
Emmanuelle Grangé comme Hélène Lapiower...
Par ailleurs, l’enseignement d’Antoine Vitez au Con¬
servatoire a porté ses fruits : c’est qu’il privilégiait l’inven¬
tion sur les pré-dispositions, le collage sur la construction
imposée du personnage, la variation sur l’interpréta¬
tion... C’est aussi, comme le disait Vitez7, qu’il faisait
appel, plus qu’à une quelconque tradition, à une triple
mémoire de l’acteur : “Mémoire de l’Histoire, mémoire
du jeu et mémoire inconsciente (de soi-même).”
148
Une nouvelle relation entre l’acteur et le savoir s’insti¬
tue. Le comédien revendique moins sa singularité ; il ne
lui suffit plus de construire, les yeux fermés et l’esprit
paralysé, son personnage comme d’autres l’avaient fait
avant lui. Plutôt qu’un interprète, il se veut “un artiste à
part entière”. Dès lors, il sait qu’il faut qu’il ait affaire à
tout : non seulement au personnage (“en crise” comme
l’on sait), mais encore à l’ensemble du spectacle et, au-
delà, à sa réception, à son inscription dans notre culture
théâtrale. Un certain anti-intellectualisme est passé de
saison. Sans doute est-il remplacé, parfois, par des
ardeurs et des naïvetés de néophyte (bien des comédiens
prennent pour argent comptant les dernières modes
intellectuelles et jargonnent à qui mieux mieux). Mais un
pas décisif a été fait : la reconnaissance du jeu non plus
seulement comme affaire de sentir mais comme façon de
savoir. En témoignent également les liens qui s’esquis¬
sent entre le théâtre et l’Université : celle-ci a pris en
considération la représentation et les études théâtrales se
sont différenciées des études littéraires ; celui-là est at¬
tentif à ce qui se dit dans les amphithéâtres ou les “sémi¬
naires”, parfois, il s’y associe. La réflexion dramaturgique
est le lieu privilégié de tels échanges : à condition de
dépasser la notion, trop étroite et, disons, texto-
centrique, de “lecture” (la représentation entendue
comme lecture d’un texte ou le déchiffrage - sémiolo¬
gique ou non - de la représentation), elle est susceptible
d’ouvrir l’œuvre dramatique aux virtualités du jeu et de
rappeler celui-ci au souci des contraintes (formelles et
historiques) du texte.
149
précaire, d’un secteur de films d’essai, à côté des grosses
productions à visée internationale. Toujours est-il qu’un
certain cinéma français et le théâtre savent qu’ils ont
partie liée. Et que ce lien repose aussi sur une commu¬
nauté d’acteurs. Des événements trop tapageurs, comme
le retour ou la venue de quelques stars du grand écran
au théâtre (Depardieu dans Tartuffe, Adjani dans Made¬
moiselle Julie, Birkin dans La Fausse Suivante, Serrault
dans L’Avare.. J ont fait ou risquent de faire long feu.
L’essentiel est ailleurs. Bien des jeunes comédiens dési¬
rent pratiquer une véritable alternance. Evoquant les
Anglais pour qui “la question d’être à la fois acteurs de
théâtre et acteurs de cinéma ne se pose pas” et déplorant
que “tous ces gens du T.N.P. qui ont démarré au théâtre”
n’aient “plus envie d’y remettre les pieds”, Lambert
Wilson, par exemple, exprime son souhait d’y revenir
périodiquement8. Entre le jeu théâtral et le jeu cinémato¬
graphique, il y a, de plus en plus souvent, complémenta¬
rité. Certains réalisateurs de films mettent à profit le
regard que le comédien de théâtre ne peut pas ne pas
porter sur sa propre interprétation - un regard qui
embraie sur celui du spectateur. C’est ce que font, entre
autres, Benoît Jacquot et André Téchiné (pour ne pas
parler de Jean-Luc Godard qui “casse” mutuellement ces
deux syntaxes de jeu). Et quelques metteurs en scène de
théâtre recherchent, avec leurs acteurs, le fondu,
1 espèce d’objectivité de la narration filmique. A cet
égard, le travail de Patrice Chéreau est révélateur : sur la
scène, c’est un jeu presque cinématographique qu’il
attend de ses comédiens alors que, dans ses films, il
encourage les excès théâtraux de ses interprètes (para¬
doxalement, Roland Bertin était plus “théâtral” dans
L’Homme blessé que dans Quartett de Heiner Müller).
Quant à Jacques Lassalle, ses partis pris d’interprétation
sont, assurément, plus proches de Bresson que de Plan-
chon ou de Strehler.
150
Il y a là de quoi se réjouir. L’acteur
LA CREATION
serait-il en passe de reconquérir sa
DE L’ACTEUR
vraie place : une place active et réflé¬
chie au cœur de la représentation ? Sans doute la plus
grande nouveauté du théâtre français, ces dernières
années, tient-elle dans l’apparition de comédiens ainsi
réconciliés avec leur métier. Ceux-ci refusent de n’être
que ces instruments auxquels les premiers metteurs en
scène voulaient les réduire. Souvenons-nous d’Antoine
et de sa lettre à Le Bargy : “Je voudrais (...) tenter de
vous convaincre que les comédiens ne connaissent
jamais rien aux pièces qu’ils doivent jouer. Leur métier
est de les jouer tout bonnement, d’interpréter le mieux
possible des personnages dont la conception leur
échappe ; ils sont en réalité des mannequins, des
marionnettes plus ôu moins perfectionnées, suivant leur
talent, et que l’auteur habille et agite à sa fantaisie (...)
L’idéal absolu de l’acteur doit être de devenir un clavier,
un instrument merveilleusement accordé, dont l’auteur
jouera à son gré?.” Il est vrai que cette lettre date de 1893 :
il s’agissait alors d’affirmer la légitimité de la mise en
scène, contre les grands acteurs abusifs du siècle passé.
Aucun praticien ne la soussignerait, aujourd’hui. Cette
mise au pas a fait son temps.
Nos comédiens ont, aussi, échappé à une autre tenta¬
tion : celle de se nier en tant qu’acteurs pour s’affirmer
en qualité de pédagogues, de militants ou d’individus
exemplaires. Il n’y a pas si longtemps Julian Beck et
Judith Malina dénonçaient, sur tous les tons, gestes et
cris à l’appui, la “fiction” dont ils se sentaient “prison¬
niers” : “(...) La réalité a été gommée ; nous vivons dans
nos propres mythes : nous devons créer la réalité9 10.”
Cette utopie-là, à l’opposé de celle de l’acteur-instru-
ment, n’a, également, plus cours. L’acteur s’est accepté
151
comme tel. Dans son aptitude à fabriquer des fictions. A
cet égard, l’évolution du Théâtre du Soleil est significative :
elle a de plus en plus privilégié ce qu’Ariane Mnouchkine
appelle “la création de l’acteur” - ajoutant, à propos des
Shakespeare du Soleil : “C’est de plus en plus cela, pour
moi, le théâtre : la création de l’acteur11.” Et Alfred Simon
de commenter : “Il me paraît clair que, pour les gens du
Théâtre du Soleil, et sans aucun doute pour Ariane
Mnouchkine, l’essence du théâtre c’est l’acteur à l’état
pur12.” Mais peut-être frôlons-nous, ici, une autre
utopie...
En annonçant sa saison 1984-1985 à Chaillot, Antoine
Vitez est allé jusqu’à la présenter comme un hommage à
trois “reines de théâtre” : Jany Gastaldi (Dona Sol dans
Hernani), Dominique Valadié (Mère Ubu) et Nada Stran-
car (Lucrèce Borgia). Il a toujours voulu, disait-il, “élever
des statues à certains acteurs ou actrices. J’ai monté Les
Cloches de Bâle pour plusieurs raisons. Une d’entre elles,
très importante, était d’élever une sorte de statue à Nada.
Je voulais glorifier Nada^”. Et Bernard Sobel lui-même,
peu suspect de complaisance histrionique, ne perd
jamais 1 occasion d affirmer qu il se sent au service des
acteurs.
Dans ce contexte, l’expérience faite à “Théâtre
ouvert”, pendant les derniers mois de 1981, prend tout
son sens. Réunissant un groupe de cinq comédiens
(Christiane Cohendy, Jean-Claude Durand, André Marcon,
Michèle Marquais et Anne Wiazemski), Lucien Attoun
leur a de mandé non d’être les interprètes (récitants ou
acteurs) de textes choisis en dehors deux, mais de
prendre connaissance des textes reçus par “Théâtre
ouvert et de décider eux-mêmes quels étaient ceux
qu ils souhaitaient lire, présenter au public, voire jouer.
Le meneur en scène, si besoin en était, n’interviendrait
qu ensuite. C était là, toutes proportions gardées, un
152
renversement copernicien : l’acteur passait au poste de
commande. Le succès établit le bien-fondé de l’expérience.
Celle-ci se prolongea par des spectacles et une comé¬
dienne du groupe (Michèle Marquais) fit même, à cette
occasion, ses débuts dans la mise en scène.
14. Toutefois, dans “Le Celluloïd et les planches”, déjà cité, si Hervé Le
Roux souscrit à l’idée qu’“une nouvelle vague de jeunes actrices et
acteurs s’impose”, il met en garde contre “l’imposture que constituent
cette soi-disant Politique des Acteurs et l’opposition aberrante
acteurs/auteurs qu’elle sous-entend”.
153
différence est peut-être mince, mais elle est capitale. A
l’expérience se sont substitués la performance, le tour
de force. Nous n’avions plus affaire à un groupe de
comédiens qui travaillaient ensemble, à partir de ce qui
pouvait être un projet de répertoire : nous avions devant
les yeux un acteur qui, en compagnie de comparses ou
de complices, se souciait d’abord de donner en spectacle
sa propre lecture. De se montrer jonglant avec un texte.
Et d’en mettre plein la vue et les oreilles aux festivaliers
un peu hébétés, rescapés, par exemple, de la longue
nuit du Mahabharata... Ainsi, à la mise en évidence
d’un travail, ces “cartes blanches” ont substitué le mirage
d’une exhibition.
La multiplication des monologues ou des “one man
shows’ répond, sans doute, à l’une des exigences de
l'écriture dramatique contemporaine (qu’on pense à
l’œuvre de Reiner Müller). Les impératifs financiers n’y
sont pas, non plus, étrangers. Mais elle rencontre aussi le
désir des comédiens d’être, chacun pour soi, toute la
représentation. D’offrir en pâture, à un spectateur que
l’on voudrait le plus discret possible (parfois, il est réduit
à la portion congrue et à l’incommodité d’un banc qui
tient du perchoir plus que du siège), le corps à corps
d’un acteur et d’un texte.
154
une bonne part composé d’amateurs ou de profes¬
sionnels... Mais à préférer le processus au produit, les
comédiens risquent d’accélérer le repliement du théâtre
sur soi. On en reviendrait à un monde clos, à ce “coin à
part” que dénonçait déjà Zola. Il parlait du Boulevard tel
qu’il avait triomphé dans les débuts de la IIIe République :
le public, un certain public bourgeois, grandissant, en
était le complice. Dans une autarcie théâtrale moderne, il
n’y aurait plus guère de place pour le public : nous
n’aurions plus affaire qu’à une république de comédiens,
mâchant et remâchant leur pitance textuelle.
C’est que, par son statut même, le comédien est en
situation d’ambiguïté. Il est partagé entre l’intériorisation
et l’extériorisation, entre le concret et l’illusoire, entre le
faire (l’acteur agit) et le jeu (le comédien joue), entre
l’acte et le récit, entre lui-même et les autres... De ce
partage, il tire sans doute l’essentiel de son pouvoir. Il en
vit aussi l’angoisse, le déchirement... Mais qu’il choisisse
l’un de ces termes contre l’autre, et le voilà infirme ou
monstrueux. Balbutiant ou histrion.
En outre, faire du “retour des comédiens” une
revanche sur le metteur en scène, c’est accentuer la
cassure qui, de plus en plus, affecte l’infrastructure théâ¬
trale : du côté des grandes institutions, les histrions ; de
celui des petits groupes, les balbutiants. Entre les deux,
le désert. Or, tout encourage une telle polarisation : la
politique culturelle (Michel Guy parle de “faire la part
entre l’international, le national, le régional et le muni¬
cipal15”)... comme la logique des grands médias. Un
autre partage, plus nocif, menace encore : d’une part, les
gros produits - sur lesquels peuvent se rencontrer
théâtre et télévision, metteurs en scène dans le vent et
acteurs-vedettes ; de l’autre, la prolifération de processus
incertains, d’expériences d’éprouvette, de satisfactions
narcissiques... et autant de huis clos qu’il y a de groupes,
voire de comédiens isolés.
Ne pourrait-on cesser de penser l’exercice du théâtre
en termes de pouvoir : le pouvoir du metteur en scène,
15. Cf. dans Le Quotidien de Paris du 25 juillet 1985, l’interview de
Michel Guy, recueillie en Avignon par Armelle Heliot.
155
ou celui de l’auteur, ou celui du public (sinon, on l’a
fantasmé, du “non-public”)... ou celui des comédiens ?
Et retrouver l’idée d’un théâtre comme médiation et
comme polyphonie ouverte. On a eu trop tendance à
tenir la représentation pour une œuvre. Et trop le souci
d’en déterminer le responsable, l’auteur. La représenta¬
tion n’existe pas en soi. Elle n’est jamais qu’une
rencontre : entre des individus, sans doute, mais aussi
entre des savoirs, inscrits dans le texte, dans la mise en
scène, dans le jeu ou - ce n’est pas moins important -
dans la réception du public. Et, dans cette rencontre,
tous se trouvent modifiés - à commencer par le specta¬
teur qui, comme le rappelle Jacques Lassalle, demeure
“le protagoniste même de la représentation. C’est lui-
même qui est l’enjeu et le lieu du travail de transforma¬
tion et d’élucidation engagé sur le plateau16”.
L’avènement d'une génération de comédiens décidés
à être des acteurs à part entière et soucieux, plus que
certains de leurs aînés, de savoir, est, sans doute, la
chance du théâtre français actuel. Si ces comédiens ne
conce\ aient leur retour qu en termes de revanche ou
d’autosatisfaction, cette chance n’en serait plus que le
malheur.
157
légers, techniquement et financièrement. Rien de tel
qu’un “one man show”. Depuis des années, un acteur
de ce qui fut la troupe de Roger Planchon, Gérard
Guillaumat, parcourt la France du Sud-Est, avec ses
“lectures” : il a commencé par Maupassant et, après
Sartre et Prévert, en est à L’Homme qui rit de Victor
Hugo ; il a un rare talent de conteur... Plus d’un, “off”
Avignon, doit rêver d’être Guillaumat !
Pourtant, une telle pratique ne saurait être réduite à
des impératifs économiques. Elle est issue d’une exi¬
gence de 1 acteur. Je l’ai noté plus haut1 : le comédien,
aujourd’hui, rêve de parler en son nom propre. Sa
tentation est de se raconter lui-même. De jouer son
propre personnage, de démonter et de reconstruire
celui-ci sous nos yeux. C’est ce qu’a fait Philippe
Caubère - l'Abdallah de L’Age d’or et le Molière du film
d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil - dans La
Danse du diable. Tout seul, proche des spectateurs,
dans ce lieu clos et rond, comme la coupole d’une
église byzantine, qu’est le local de la Condition des
soies, il revit l’histoire de son “alter ego”, Ferdinand
Faure, un jeune provincial hanté par Gérard Philipe.
1 hilippe Caubère s y dépense sans compter, avec le
mélange d’intrépidité et de tendresse, de romantisme
et de sécheresse que nous lui connaissons déjà. Cela
dure deux heures et ne va pas sans longueur. La
complaisance menace. Paradoxalement, Caubère -
Faure est sauvé par sa mère, qu’il joue aussi, un châle
rapiécé sur les épaules. Autant l’apprentissage reste
pâle et flou, autant cette mère agitée, bavarde,
aimante, inquiète s’impose. C’est en disant ses phrases
à elle, c est en étant elle que Philippe Caubère nous
lait vraiment entendre le son de sa propre voix. Son
aveu a besoin d’un truchement. Sa solitude de comé¬
dien devient féconde par l’invention (ou le souvenir)
d’un(e) autre.
158
Ce détour par la fiction est précisé¬
ESQUISSES
ment ce qui fait le prix de deux
DE FICTION
autres mono-spectacles que j’ai vus
jjà Avignon. Ce sont des “travaux d’acteurs” réalisés par
i les comédiens du Centre national des Alpes (que codiri-
;d gent Gabriel Monnet et Georges Lavaudant), soit de
| “courtes réalisations qui répondent à leur désir de fonc-
c tionner autrement, d’élargir leur registre, d’affronter les
écritures, les personnages, les espaces, les techniques de
>1 leur choix”. Huit de ces “travaux” furent présentés salle
Benoît XII. Des quatre auxquels j’ai assisté, deux ne
| dépassaient guère l’exercice d’école : une lecture pesam-
i ment neutre d'un texte de Peter Handke et la composi-
i tion un peu trop pittoresque, accent et bigoudis compris,
) d’une petite-bourgeoise juive tunisienne, aux derniers
j jours de la colonisation. Mais les deux autres “travaux”
| étaient d'une tout autre trempe. Entre eux, un seul point
} commun : la présence d’une fiction née du jeu du comé¬
dien avec un texte, un espace et quelques accessoires.
1 Dans La Muraille de Chine de Franz Kafka, un acteur, en
1 l’occurrence Charles Schmitt, est censé répéter ce récit :
il est dans une chambre, d’un hôtel peut-être, lors d’une
tournée, et il ne parvient pas à en dire plus d’une ou
deux phrases. Tous les objets se liguent contre lui, ses
chaussures craquent, le lit grince méchamment, le télé¬
phone émet des borborygmes... et son corps, aussi, le
trahit, jusqu’à se libérer, burlesquement, sur la fin, par
des pas de danse, au son du Lac des cygnes. Oubliant La
Muraille de Chine, mais pas tellement étranger à Kafka,
ce spectacle d’une impuissance ressemble à un sketch de
Buster Keaton joué par un clochard beckettien.
A l’opposé, dans La Victoire à l’ombre des ailes, un
récit de Stanislas Rodanski2 qui tient de la série noire et
de la poésie surréaliste, Ariel Garcia-Valdès n’escamote
159
pas le texte. Il le découpe et l’organise en séquences qui
pourraient être celles d’un film B hollywoodien des
années cinquante, séparées par de brèves séances
d'habillage et de maquillage, comme lors d’un tournage.
Lui-même se métamorphose à vue, avec un plaisir
évident, en autant de personnages qu’il y a de sé¬
quences. Cela donne quelque chose d’assez vertigineux :
la célébration et la mise à nu de certaines de nos mytho-
logies. Le portrait brisé, presque cubiste, d’un aventurier.
L’autopsie d’une légende.
Là où Charles Schmitt détraque le théâtre, par la déri¬
sion, Ariel Garcia-Valdès en joue, comme d’un miroir à
multiples facettes. Nous voilà loin des exhibitions habi¬
tuelles aux “one man shows”. Et dans l’intimité même
d’une confrontation entre le texte, la scène et l’acteur.
D’avoir été réalisés “en des temps généralement brefs
et avec les moyens du bord”, ces mono-spectacles
gardent quelque chose d’urgent et de fragile. Ce sont des
essais, des esquisses, à 1 instar des travaux préparatoires
d’un écrivain ou d’un peintre. La trace de la main de
l’artiste est encore là, présente - et le poids de son corps,
et la chair de sa voix. Ni le personnage, ni le spectacle ne
nous cachent le comédien. Mais celui-ci ne se contente
pas non plus de lui-même. Alors, nous touchons au
cœur, indivisible, du théâtre : un corps à corps entre le
comédien et la fiction.
LE JEU ET LES SIGNES
l6l
panneaux rappelant les baraques d’attractions foraines,
avec des images de l’Afrique coloniale, du siècle passé.
Le Bonimenteur est, à volonté, le patron du cirque où
l’on joue Woyzeck ou le chef de l’orphéon qui l’accom¬
pagne. Cette œuvre que l’on peut tenir pour la première
tragédie du prolétariat et de la civilisation industrielle
(une bonne partie de l’expressionnisme allemand en est
issue) se transforme en un spectacle presque campa¬
gnard : c’est un Woyzeck au village, donné à la sauvette,
par un cirque minable, un soir d’été. Du reste, avant de
prendre ses quartiers à la Cartoucherie, ce Woyzeck du
G.R.A.T. a été créé au festival d’Hérisson, un petit village
de l’Ailier, à la veille du 14 Juillet.
Pareille explication est, pourtant, trop claire, trop
univoque. Ce Bonimenteur ne se contente ni de son rôle
de présentateur, ni de son apparence de Kreisler villa¬
geois. Il n’est pas seulement le signifiant de ces signifiés :
le cirque, la musique, le village. Il intervient aussi dans
l’action : il joue le Juif et vend à Woyzeck le couteau qui
lui servira à tuer Marie ; avec des gestes délicats, il
amène en scène tel ou tel personnage, ou l’en éloigne. Il
accélère ou ralentit l’inéluctable déroulement de ce fait
divers. Pour un peu, il le suspendrait. Surtout, il ne cesse
de porter sur lui un regard attentif. Il compatit. Il est le
premier spectateur de ce drame populaire. Il nous prend
à témoin. Il nous communique quelque chose de sa
tendresse et de son amour pour les acteurs de la “lamen¬
table histoire” du soldat Woyzeck...
Le plaisir que j’ai pris à ce Woyzeck vient, pour une
part, de là. La présence de ce Bonimenteur aux fonctions
indécises a renouvelé pour moi cette pièce que je
connais bien, que j’admire, mais qui, souvent, à la scène,
m’avait paru étrangère, enfermée dans son inachève¬
ment (on sait que Büchner est mort, dans sa vingt-
quatrième année, avant de l'avoir terminée, et qu’il en
reste, inextricablement mêlées, quatre versions), fulgu¬
rante et glacée. Elle ébranle ce que je croyais savoir
d’elle. Elle m’oblige à regarder autrement Woyzeck, sans
toutefois m’en imposer une nouvelle interprétation. Sans
me forcer à choisir entre un Woyzeck prolétaire opprimé
162
î et un Woyzeck en proie à la folie. Rien qu’en introdui-
3 sant dans le spectacle un certain jeu.
163
encore des Molière de Vitez où, pour parler à Dieu - ce
Dieu dont Molière exhibait l’absence - les personnages
se juchaient sur la table), trône ou pavois pour un
trône (c’était le cas dans le Richard II monté par
Chéreau)... Dans la représentation, la succession des
significations importe plus que chacune de ces signifi¬
cations considérée en elle-même.
Au théâtre, donc, tout est signe, mais aussi tout est
jeu. Et le jeu dérange les signes. Il en modifie les
constellations. Il en transforme le sens et la fonction.
C’est là que, par excellence, intervient l’acteur. Celui-ci
ne fait pas qu’interpréter un personnage ou construire
des signes. Précisément, il joue. Du même coup, il
introduit un doute sur la réalité et l’identité de son
personnage. Comme sur la stabilité des signes qu’il a
lui-même fabriqués.
Roland Barthes a bien marqué le caractère “poly¬
phonique” du théâtre, par opposition à la “linéarité”
de la langue. Parlant d’une “véritable polyphonie
informationnelle”, il a, justement, défini la théâtralité
comme une “épaisseur de signes1”. Mais peut-être
faut-il, aujourd’hui, insister moins sur l’accumulation
que sur la dérive de ces signes. Le Bonimenteur de cet
émouvant et tendre Woyzeck. nous l’enseigne à sa
manière : la scène n’est pas un lieu de certitudes ni de
vérités. Tout s’y métamorphose. Les sens les mieux
établis (qu’ils soient issus d’une tradition ou imposés
par un metteur en scène) y vacillent. C’est le propre de
la scène : les signes multiples et variés qui s’y succè¬
dent ne constituent jamais un système clos de signifi¬
cations. Ils se mettent en péril l’un l’autre.
Un dernier exemple. Dans le Wielopole-Wielopole
de Tadeusz Kantor, un jeune homme habillé de noir,
comme un groom ou un premier communiant, prend
la pose du Christ crucifié. Il a les bras étendus sur la
croix. Un moment, très bref, l’image de la crucifixion
resplendit. Puis, tout à coup, le jeune homme descend
164
de la croix et s’en va, comme si de rien n’était. Et le
spectacle continue. La croix servira à autre chose. La
crucifixion est gommée. Le jeu emporte signes et images.
UN PLAISIR RARE
167
Cela tient, sans doute, à la nature même de la repré¬
sentation. Une scène ou un espace quelconque, plus ou
moins aménagé, est là devant nous, séparé de nous. Des
comédiens, de chair et d’os, l’occupent. Ils parlent avec
les mots d’un autre, mais leurs gestes, leurs corps, pour
maquillés qu’il puissent être, restent les leurs. Et tout se
passe au présent. La fiction (l’action représentée) et la
réalité (de la représentation) sont étroitement imbriquées.
C’est à nous, spectateurs, qu’il revient de sceller leur
union ou de marquer leur désaccord. En outre, ce petit
univers scénique fait signe au monde, passé ou actuel : il
le figure. Mais le doute subsiste. Quand les héros du
Prince travesti, monté par Vitez, surgissent comme des
bêtes traquées, dans le jardin blanc, en pente, construit
par Yannis Kokkos (c’est bien un jardin, à preuve l’arbre
qui s’y dresse, mais cet arbre est bleu et il porte des fruits
d’or...), à quel univers nous renvoient-ils ? A la société
française du XVIIIe siècle, à l’imaginaire Etat de Barcelo¬
ne mentionné par Marivaux, à une intemporelle contrée
utopique... ? Au spectateur d’en décider. Pour que la
représentation tienne et ne s’effrite pas, elle a besoin de
son soutien. Encore faut-il qu’elle l’ait mis en état d’y
prendre part. Alors, ce sera le plaisir. Sinon, c’est l’ennui.
Le statut de la représentation théâtrale est, par
essence, contradictoire. Sur la scène, rien ne va de soi :
les acteurs sont bien là, en personne, mais ce qu’ils
disent et font ne vient pas d’eux et est, parfois, franche¬
ment anachronique... Certes, on peut tenir tout cela
pour naturel. Et confondre le théâtre et la vie. Ce fut la
tentation de la dramaturgie bourgeoise qui culmina (et
par là même se dénonça) dans la fiction du “quatrième
mur : tout ce que vous voyez là se passe effectivement
dans la réalité ; pour vous le montrer, nous n’avons eu
qu’à retirer la paroi, le mur qui vous le cachait. Or, un tel
spectacle m'indiffère. Je sais trop que ce vrai-là est faux,
que ce naturel n’est qu’une image de confection. Et je
m’en sens exclu. A l’inverse - c’est plus fréquent au¬
jourd’hui - on avoue la scène pour un pur lieu de théâtre.
Un espace de fantaisie. Là, tout peut arriver : les méta¬
morphoses les plus incongrues, les tours de passe-passe
168
les plus surprenants... Et le théâtre s’y soûle de lui-
même. Cela me laisse de glace. Cette surenchère dans le
théâtral ne me coupe pas moins de la représentation que
>1 le quatrième mur fictif. Le “faux” m’ennuie tout autant
que le “vrai ’. C’est seulement leur confrontation, leurs
échanges mutuels qui me donnent accès au spectacle.
169
réalité” - passage “volontairement flou, instable, difficile
à accrocher2”.
D’où notre vertige. Et notre adhésion. La présence de
Kantor lui-même sur la scène, pendant le spectacle, recti¬
fiant telle pose ou tel geste, accélérant ou ralentissant tel
mouvement... y gagne un sens inattendu : plus que le
metteur en scène, le chef d’orchestre ou le “patron”, il y
figure le spectateur actif, intervenant dans le spectacle,
que nous sommes appelés à devenir. Il est nous-mêmes
aux prises avec le théâtre.
Car, en définitive, c’est bien du jeu que je tire mon
plaisir. Jeu non de théâtre mais du théâtre. J’entends : qui
ne s’enferme pas dans la fiction scénique mais qui vise
aussi le monde. Et qui convoque l’existence dans ce
qu’elle a de plus concret, au sein même de la représenta¬
tion dans ce qu’elle a de plus artificiel et de plus
machiné, pour les confronter l’une à l’autre... Alors,
l’ennui du spectateur (un ennui peut-être inévitable : le
théâtre est toujours un peu trop sommaire) fond comme
neige au soleil et laisse place à un sentiment proche de
l’allégresse. A un plaisir qui est aussi jouissance. Ce
plaisir-là console de beaucoup de mornes soirées.
173
Le théâtre moderne est né, à la fin
UN THÉÂTRE
du XIXe siècle, de l’avènement du
UNIFIÉ
metteur en scène comme maître de
la scène. Certes, celui-ci a succédé au régisseur, mais il
n’en est pas un simple héritier. Le régisseur constatait et
coordonnait les éléments de la représentation : il n’était
que le garant d’un certain ordre établi en dehors de lui.
Ces éléments, le metteur en scène non seulement conti¬
nue à les ordonner, mais encore il les prévoit et pense, à
l’avance, leur organisation - bientôt, il s’emploiera sinon
à les créer du moins à les former. Il agit avant, là où le
régisseur n’opérait qu'après. Il ne reproduit pas : il
produit. Ainsi, il n’a plus rang d’exécutant : il devient
auteur - auteur du spectacle.
Une autre mutation s’ensuivit. Elaboré par le metteur
en scène, le spectacle tend à se fixer et à prendre son
autonomie. Parfois même, il est écrit avant d’être réalisé :
Otomar Krejca, par exemple, rédige avant les répétitions
un projet très détaillé qui en constitue la partition. Le
texte dramatique proprement dit se trouve doublé, pris
en charge ou supplanté par un nouveau texte : le texte
scénique.
Les grands théoriciens de la fin du XIXe siècle rêvent
d’un théâtre “unifié”. Dès 1850-1851, Richard Wagner
précise sa conception de “l’œuvre d'art de l’avenir” : c’est
le Gesamtkunstwerk ou “l’œuvre d’art commune”. Celle-
ci résultera de 1 “union des arts agissant communément
sur un public commun : la trinité de la poésie, de la
musique et de la mimique à laquelle s’ajoutent architec¬
ture et peinture1” - Wagner concluant : “L’œuvre d’art
commune suprême est le drame : étant donné sa perfec¬
tion possible, elle ne peut exister que si tous les arts sont
contenus en elle dans leur plus grande perfection2.” Une
cinquantaine d’années plus tard (1905), Gordon Craig
corrige et radicalise Wagner. Pour lui, “le théâtre ne
saurait être cet art suprême qui naîtrait de l’action
174
commune de plusieurs arts, car il leur serait alors étroite¬
ment subordonné. L’œuvre d’art ne peut résulter que de
l’activité créatrice d’un artiste unique3”. Et il précise, dans
un texte souvent cité depuis : “Voici de quels éléments
l’artiste du théâtre futur composera ses chefs-d’œuvre :
avec le mouvement, le décor, la voix. N’est-ce pas tout
simple ? J’entends par mouvement, le geste et la danse
qui sont la prose et la poésie du mouvement. J’entends
par décor, tout ce que l'on voit, aussi bien les costumes,
les éclairages, que les décors proprement dits. J’entends
par voix, les paroles dites ou chantées en opposition aux
paroles écrites ; car les paroles écrites pour être lues et
celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entiè¬
rement distincts4.”
175
dociles exécutants. Craig prévoyait que “l’artiste du
théâtre futur ne parviendra à réaliser une œuvre d’art
véritable que s’il utilise ses matériaux à l’état brut6”. Le
metteur en scène a, en effet, transformé ses collabora¬
teurs en fournisseurs de “matériaux à l’état brut”. Il a rêvé
de comédiens qui ne soient plus que des marionnettes :
rien qu’un corps et une voix dont il pourrait jouer à son
gré. Mieux : il s’est arrogé toutes les autres fonctions. Il
est devenu son propre scénographe et il s’est mis à écrire
ou à récrire le texte. Le cas de Roger Flanchon est, à cet
égard, exemplaire. Parti d’une conception brechtienne
(c’est-à-dire fondée sur une réflexion dramaturgique),
mais fasciné par Robert Wilson et par le “théâtre
d’images”, il en est arrivé à réaliser des spectacles qui
mettent en scène, plus qu’un texte, une totalité : la totali¬
té d’une vie, avec A.A., un collage de fragments d’Arthur
Adamov, la totalité d’une époque, avec Folies bour¬
geoises où il avait assemblé des scènes tirées des pièces
publiées dans Lu Petite Illustrution à la veille de la guerre
de 1914, ou encore la totalité d’une dramaturgie, en
l’occurrence la dramaturgie classique française, avec son
diptyque Dom Juan-Athalie. Planchon peut ne pas
changer un mot du texte (toutefois il y pratique des inter¬
polations, en déplace ou/et fait répéter certains passages
ou certaines phrases), il n’agit pas moins en auteur :
1 inter-texte (c’est-à-dire le projet de la représentation)
compte plus que le texte.
En outre, les metteurs en scène ont accédé à la direc¬
tion de la plupart des entreprises et des institutions théâ-
tiales. C était tout rassembler entre leurs mains. En mai
1968, le Comité permanent des directeurs des théâtres
populaires et des maisons de la culture a fait sien un
slogan qui était, alors, dans l’air : “Le pouvoir aux créa¬
teurs.” L’alliance même des deux mots, création et
pouvoir, est assez remarquable. Non content de revendi¬
quer artistiquement le statut de créateur, tel qu’il a pris
forme au XIXe siècle, le metteur en scène exige encore
que la société (notamment l'Etat) lui en reconnaisse la
176
jouissance et lui donne les moyens de la perpétuer. Il ne
se veut plus seulement un auteur à la seconde puis¬
sance, cet “artiste du théâtre” dont Craig a prophétisé
l'avènement : il aspire à un règne sans partage.
Parallèlement, mais avec quelque retard, s’est déve¬
loppée une nouvelle réflexion théorique sur le théâtre.
La représentation n’a plus été considérée comme une
simple traduction du texte ou comme l’inscription de
celui-ci dans une réalité scénique régie par la tradition
ou par l imitation. A la notion de réalisation s’est substi¬
tuée, je l’ai dit, celle d’écriture scénique. On a fait appel
au concept de signe. Mettre en scène, ce serait mettre en
signes7. Ainsi, la représentation a été tenue pour un
ensemble, voire un système de signes (ou l’assemblage
de plusieurs systèmes de signes) qu’il convenait d’inven¬
torier. De telles analyses ont, certes, permis de serrer de
plus près le fait théâtral. Elles ont levé l’intimidation par
le texte qui était la règle de toutes les études universi¬
taires sur le théâtre ; elles ont réhabilité la scène. Elles
ont, aussi, rétabli un rapport d’échanges, de réflexions
mutuelles entre la théorie et la pratique. Ne prenaient-
elles pas en compte, au niveau de la théorie, la grande
mutation qui avait affecté cette pratique ? Toutefois,
renchérissant sur la volonté d’unification du théâtre telle
qu’elle s’était exprimée, par exemple, chez Craig, elles
ont doté d’une valeur normative ce qui n’était qu’un
phénomène historique.
177
faire un assemblage statique de signes ou un méta-texte,
y verrait un processus dynamique qui a lieu dans le
temps et est effectivement produit par l’acteur.
C’est que la pratique a, de nouveau, pris de l’avance
sur la théorie. Je ne parle pas seulement de la contesta¬
tion du metteur en scène tyran et castrateur qui, formu¬
lée avec force et naïveté par certains comédiens, aux
alentours de 1968, est devenue un mot d’ordre à la
mode. Une autre transformation, plus large et plus
profonde, est en train d’affecter le théâtre. L’avènement
du metteur en scène et la prise en compte de la repré¬
sentation comme lieu même de la signification (non
comme traduction ou décoration d’un texte) n’en ont,
sans doute, constitué qu’une première phase. Constatons
aujourd’hui une émancipation progressive des éléments
de la représentation et voyons-y un changement de
staicture de celle-ci : le renoncement à une unité orga¬
nique prescrite a priori et la reconnaissance du fait théâ¬
tral en tant que polyphonie signifiante, ouverte sur le
spectateur.
178
une organisation scénique propre. Je rappelle qu’Antoine
disait qu'il fallait, avant de passer à la réalisation propre¬
ment dite, établir le milieu, sans tenir compte des person¬
nages ou de l’action, car “c’est le milieu qui détermine les
mouvements des personnages et non les mouvements des
personnages qui déterminent le milieu’’ - Antoine ajoutant
justement : “Cette simple phrase n’a l’air de rien dire de
bien neuf ; c’est pourtant tout le secret de l’impression de
nouveau qu’ont donnée dans le principe les essais du
Théâtre Libre9.” Autant de spectacles, donc, autant de
milieux, autant d’espaces scéniques (inscrits ou non sur la
scène à l'italienne). Mais, de la notion de milieu conçu,
pour chaque œuvre, comme une donnée homogène et
déterminante, on passa vite, les techniques scéniques
aidant, à celle de lieu polyvalent, transformable à volonté et
sous les yeux du spectateur (je pense notamment aux
scénographies de Josef Svoboda). Dès lors, l’espace n’est
plus seulement un cadre ou un contenant : il joue dans le
spectacle, avec les autres éléments de celui-ci. On put
même parler de “partitions spatiales” et tenir l’espace pour
dramaturgiquement actif. Par ailleurs, cet espace se mit à
déborder la scène même : il engloba tout le théâtre, la salle
ou le lieu où se donne la représentation. Il fallut, à chaque
fois, le fixer, voire le construire de nouveau. Grotowski
notait que le premier acte de toute mise en scène est de
départager le lieu de jeu et celui des spectateurs. Pour
chacun de ses spectacles, ce partage se faisait différemment :
de la compénétration de ces deux espaces dans Akropolis à
leur séparation radicale, par la clôture et la dénivellation,
dans Le Prince Constant..., et il en fondait la réalisation.
Aujourd’hui, nous connaissons bien une autre modalité
d’existence de l’espace dans la représentation. Je veux
parler des spectacles-parcours ou, plus largement, du
“théâtre de l’environnement” (Schechner), du “théâtre de la
matérialité”. Ici, le lieu (le plus souvent non un théâtre mais
un édifice, voire un paysage, qui a une identité et une
histoire étrangères au texte et même à toute activité
179
ludique) n’est pas choisi pour répondre à une idée
préconçue ou à certaines virtualités du texte ; il n’est pas
non plus construit ou utilisé pour en rendre compte. Il
constitue un élément autonome et durable de la représen¬
tation. Il y tient sa partie au même titre que le texte (ou
son absence), la mimique, les mouvements et la déclama¬
tion des comédiens. Il y apporte son identité, son histoire
et sa charge de significations. Texte et jeu interfèrent avec
lui : ils ne l’asservissent ni ne l’annulent. De surcroît, lieu
plutôt que scène, il englobe souvent jusqu’au spectateur.
Lorsque Klaus Michael Grüber choisit pour Hyperion
de Hôlderlin le Stade Olympique de Berlin (1977), il n’y
voit pas un décor approprié à la fiction de l’œuvre : le
stade et le “roman” de Hôlderlin admettent, certes, un
référent commun, la Grèce, mais la Grèce hôlderlinienne
a tout de même peu à voir avec celle des Olympiades
nazies de 1936. Il ne le traite pas non plus en espace
fonctionnel : le stade compte vingt mille places, mais
c’est une centaine de spectateurs seulement que Grüber
y regroupe, sur une petite estrade, en dehors des
gradins. Dans cette arène démesurée, il installe en outre
la façade d’une gare berlinoise détruite pendant la
guerre, une échoppe à saucisses d’aujourd’hui, quelques
tentes... comme autant de pièces d’un collage hétéroclite,
mélangeant les époques et les dimensions. Le spectacle
est donné pendant de glaciales nuits d’hiver : Hyperion
est rebaptisé Winterreise (Voyage d'hiver) - changement
de titre qui déplace l’accent du texte sur le lieu et le
moment de la représentation, en même temps qu’il
renvoie, bien sûr, au romantisme et aux déambulations
du solitaire schubeitien. Et ce Winterreise apparaît com¬
me un puzzle de l'Allemagne, des visages contrastés de
cette Allemagne. C’est au spectateur, transi par le gel,
qu’il revient de vivre cette confrontation entre un lieu et
un texte - entre la matérialité composite de ce lieu et la
fiction souveraine de Hyperion10.
180
De tels essais ne se comptent plus. Certes, ils tournent,
parfois, au “son et lumière” : rien de plus tentant et de
plus vain que de plaquer un texte sur un monument plus
ou moins historique. Mais, dans leur principe, ils sont
gros d’une transformation décisive : l’espace n’illustre
plus, il n’offre même plus une ou des aires organisées
pour le jeu ; il entre dans la représentation comme un
élément autonome qui a sa fonction et son sens propres,
au même titre que le texte ou les comédiens.
181
Millier ne dit pas autre chose : “Le plus important est
que Bob Wilson soit contre l’interprétation. Tous les
éléments de son théâtre sont égaux. Le texte, la lumière,
la chorégraphie, tout est de la même importance.
Souvent en Europe, et en Allemagne, l’interprétation
subsume le théâtre, et le texte en est réduit d’autant.
Chez Bob Wilson, l’interprétation est un travail que doit
faire le spectateur. Son théâtre est donc le plus riche, et
les textes peuvent exister librement11,”
Une telle conception, à l’opposé de la vision unitaire
d’un Wagner ou d’un Craig, peut être qualifiée d'agonis¬
tique. Elle suppose un combat (pacifique, bien sûr) pour
le sens - combat dont le spectateur est, en fin de compte,
juge. Elle fait la part du jeu et de la durée, ces données
fondamentales de toute expérience théâtrale. Si mettre
en scène c’est mettre en signes, jouer c’est déplacer les
signes, instituer, dans un espace et un temps définis, le
mouvement, voire la dérive, de ces signes.
182
égaux et se procurer de quoi manger) et, également, un
phallus (elle manifeste son appétit sexuel). Le plaisir du
spectateur naît alors, au maniement de cet objet, de
l'incessante transgression de son sens tel que le jeu le fait
et le défait.
Dans cette perspective, l’acteur apparaît autant
comme un destructeur que comme un constructeur de
signes. Sur la scène, il devient, certes, un personnage ou
une figure. Mais cette incarnation ou cette fabrication
n’est jamais totale. Derrière le personnage, il y a toujours
l’acteur. Dans le Paradoxe sur le comédien, Diderot
suggérait que c’est parce qu’il n’est rien, personne, que
le grand comédien peut être tout, les personnages les
plus divers. On pourrait renverser la proposition : c’est
parce qu’il demeure lui-même, qu’il se prête à divers
personnages, sans s’y perdre jamais, que le comédien est
grand. Au moment même où il est sur le point de se
dissoudre dans la fiction scénique, son corps et sa voix
sont là pour nous rappeler qu’il est irréductible à toute
métamorphose achevée.
Ainsi, la question du texte et de la scène se trouve
déplacée. Il ne s’agit plus de savoir qui l’emportera, du
texte ou de la scène. Leur rapport, comme les relations
entre les composantes de la scène, peut même ne plus
être pensé en termes d’union ou de subordination. C’est
une compétition qui a lieu, c’est une contradiction qui se
déploie devant nous, spectateurs. La théâtralité, alors,
n’est plus seulement cette “épaisseur de signes” dont
parlait Roland Barthes. Elle est aussi le déplacement de
ces signes, leur impossible conjonction, leur confronta¬
tion sous le regard du spectateur de cette représentation
émancipée.
Dans une telle pratique, le metteur en scène perd la
suzeraineté. Cela ne signifie pas pour autant un retour au
statu quo ante, à un théâtre d’acteurs ou à un théâtre de
texte. La mutation qui s’est produite au début du siècle
n’en est pas annulée : au contraire, elle se prolonge et,
peut-être, s’accomplit. A travers la prise du pouvoir par
le metteur en scène, la représentation avait conquis son
indépendance et son propre statut. Aujourd’hui, par
183
l’émancipation progressive de ses différentes compo¬
santes, elle s’ouvre sur une activation du spectateur et
renoue ainsi avec ce qui est peut-être la vocation même
du théâtre : non de figurer un texte ou d’organiser un
spectacle, mais d’être une critique en acte de la significa¬
tion. Le jeu y retrouve tout son pouvoir. Autant que
construction, la théâtralité est interrogation du sens.
TABLE
Avant-propos. 11
Le jeu du temps. 41
Le temps en jeu. 43
Le présent des classiques. 51
Des “œuvres complètes”. 57
Aux deux bouts de Shakespeare. 63
Le temps du voyage. 69
Le parcours du spectateur. 71
Le lieu et le milieu.
Blanc... jusqu’au vertige. 81
Deux fumées. 89
Le piège des images. 95
Sans entracte ?. 101
Le rêve de la fête. 107
L’illusion de l’opéra. 113
Au pied du Mur ou le voyage immobile. 117
0 164 0126309 4
LA REPRÉSENTATION ÉMANCIPÉE
B. D.
10eANNIVERSAIRE
ACTESSUD
1978-1988
DIFFUSION PUF
DÉP. LÉG. : JUILLET 1988
ISBN 2-86869-263-X
4+5-f F