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Jeanne Bovet
L'Annuaire théâtral : revue québécoise d’études théâtrales, n° 24, 1998, p. 141-154.
URI: http://id.erudit.org/iderudit/041366ar
DOI: 10.7202/041366ar
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Jeanne Bovet
Université de Montréal
L'art de la
déclamation classique1
1. Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recherche de doctorat pour laquelle l'auteure a reçu
une bourse du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada.
Cette remarque n'a rien de négatif; elle ne contredit pas non plus les
déclarations précédentes, elle les complète. Elle souligne que la décla-
mation classique est un art qui s'apprend et qui se travaille. Si la voix d'or
de la Champmeslé tenait certainement en partie à un « grain » exceptionnel
(Barthes), elle tenait aussi à une technique parfaitement maîtrisée.
Trois siècles plus tard, est-il possible pour nous de reconstituer ce que
pouvait être cette voix ? Pouvons-nous seulement en imaginer les accents,
quand ceux mêmes de la voix de Sarah Bernhardt, historiquement plus
proches, nous paraissent déjà si déconcertants ? On serait tenté de répon-
dre que non. Et pourtant... Si le grain de la voix de la Champmeslé est
irrémédiablement disparu avec elle, sa technique vocale peut être en partie
ressuscitée. Mais pour ce faire, il faut consentir à la chercher dans un code
d'interprétation qui nous est devenu étranger : celui de la pronuntiatio
rhétorique, c'est-à-dire l'art de prononcer un discours oratoire.
2. Comme l'a inlassablement souligné Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre(1977) et L'école du
spectateur (1981).
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Bien que ce passage soit destiné à l'instruction des futurs orateurs, il donne
une bonne mesure de ce que pouvait être la déclamation des acteurs au
début de la période dite classique, dans les années 1660. La règle d'or
semble être la variété, qui est elle-même réglée par la nature. L'expérience
du discours familier permet de trouver l'accent juste : tel personnage, dans
telle situation, mû par telle passion, s'exprimera avec tel ou tel ton de voix.
La seule différence entre la conversation particulière et la déclamation
théâtrale serait une question de niveau sonore, la seconde exigeant « plus
de force & de contention de voix » que la première. Pour le reste, il suffirait
d'imiter la nature humaine.
[...] si les Arts sont imitateurs de la Nature ; ce doit être une imi-
tation sage & éclairée qui ne la copie pas servilement ; mais qui
L'ART DE LA DÉCLAMATION CLASSIQUE 145
choisissant les objets & les traits, les présente avec toute la per-
fection dont ils sont susceptibles : en un mot, une imitation, où
on voie la Nature, non telle qu'elle est en elle-même, mais telle
qu'elle peut être, & qu'on peut la concevoir par l'esprit ([17471
1773: 45).
La joie amoureuse demande « une voix gaie », ainsi Bérénice dans la tragé-
die du même nom :
La peine amoureuse demande « des tons pressans & plaintifs », comme lors-
que dans Phèdre Théramène rapporte les dernières paroles d'Hippolyte :
Grimarest nuance aussi davantage les liens entre les passions et les
figures de rhétorique qui servent à les exprimer. Par exemple, la figure
d'exclamation indique la surprise mais, selon qu'il s'agit d'une surprise
admirative ou craintive, elle sera prononcée différemment : « L'exclamation
faite par admiration est moins poussée, que celle qui marque de la crainte.
Et celle-cy doit être moins élevée, que celle qui exprime une peur subite »
(p. 102). En outre, la force de l'exclamation doit respecter les convenances
sociales : « On ne doit point s'écrier démesurément devant un Roi ; on peut
le faire devant son égal » (p. 102). Parmi les nombreuses autres figures
citées par Grimarest, il convient de relever celle de la prosopopée, c'est-
à-dire le discours direct rapporté par un tiers. Conformément à la tradition
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auteur d'une des plus fortes rhétoriques du xviie siècle : « Tout le rapport
qu'il peut y avoir des mots aux choses, c'est par leur son » ([1688] 1699 :
67) ; aussi « il est hors de doute que dans toutes les langues, il y a des mots
dont le son est significatif, & que la beauté d'un nom consiste dans le
rapport qu'il a avec la chose qu'il signifie » (p. 235). Ainsi, certaines lettres
conviennent à certaines choses, la lettre /pour parler du vent, ou la lettre
5 pour un courant d'eau ou de sang (p. 236) - il suffit d'évoquer à cet
égard le vers célèbre d'Oreste aux Érinyes : « Pour qui sont ces serpents qui
sifflent sur vos têtes » (Andromaque, V, 5) pour constater que les figures
de mots ont aussi leur place dans la dramaturgie classique.
[...] je crois qu'il faut [...] quelquefois appuyer sur les premieres
silabes [...], en donnant à chaque passion l'accent qui lui est
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Cette hypothèse permet de mieux saisir ce que pouvait être l'« espèce de
chant » dont parle l'auteur des Entretiens galants et que Voltaire devait
qualifier plus tard et péjorativement de « mélopée théâtrale ». Elle apparaît
d'autant plus justifiée qu'elle s'appuie sur l'explicite relation entre
pronuntiatio rhétorique et déclamation théâtrale qui, on l'a vu, est au
fondement de l'art vocal des acteurs des XVIIe et xvme siècles.
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