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  FORMATIONS THEMATIQUES – QUESTION DE CINÉMA

Février 2010 – Cinémathèque française

Filmer le corps
Corps-acteur, corps-objet, les stratégies du cinémascope - 1
Le corps, en suspension - 2
Des corps à l’écran : une histoire du XXe siècle - 3
L’itinéraire du corps - 4

Filmer le corps – 3/4


Des corps à l’écran : une histoire du XXe siècle

Auteur Antoine de Baecque


Antoine de Baecque est historien et critique de cinéma. Il a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma
entre 1997 et 1999, puis rédacteur en chef des pages Culture de Libération de 2001 à 2006. . Il a publié
notamment des essais sur la Nouvelle Vague, la Cinéphilie, une biographie de François Truffaut et, à
paraître mi-mars 2010 : Godard (Grasset). Il est également l'auteur d'essais historiques, entre autres, Le
Corps de l'histoire (Calmann-Lévy, 1993), La Gloire et l’effroi (1997, Grasset), Les Eclats du rire (Calmann-
Lévy, 2001), ou Histoire du Festival d'Avignon (Gallimard, 2007, avec Emmanuel Loyer).

Descriptif
La propriété première du cinéma est d'enregistrer des corps : les faire entrer et bouger dans un
espace, raconter des histoires avec eux, ce qui revient à les rendre infiniment aimables et
séduisants, et parfois dans le même temps malades et monstrueux. L'enregistrement brut
comme la mise en fiction passe, au cinéma, par cette maladie et cette beauté, celles-ci prenant la
forme de la défiguration terrifiante ou de la refiguration idéale. Frankenstein ou Dracula, ou Le
baiser, d'une certaine manière, est à la fiction cinématographique américaine ce que L'Arroseur
arrosé est aux vues françaises des frères Lumière : l'accident corporel qui fait naître l'histoire. Les
forains l'ont compris très tôt, avant même les grandes compagnies de production du cinéma muet
: le badaud vient voir un corps sur l'écran, donc, si possible, étrange, effroyable, impressionnant,
magnifique, pervers, jouissant. C'est une relation à la fois immédiate et obligée : le corps exposé
au cinéma est la première trace de la croyance dans le spectacle, donc le lieu où le
spectaculaire, mais aussi la séduction, voire le mystère et le sacré, s'investissent de manière
privilégiée.
Dès lors, on suivra les principales évolutions du corps mis en scène au cinéma au XXe siècle,
tout en tentant de croiser le plus souvent possible les histoires des représentations du corps dans
la société. Il me semble suggestif de comprendre les mutations des corps à l'écran grâce à celles
du travail des apparences au sein du social. Ou inversement. Comprendre les corps du
burlesque grâce à ceux de la caricature, du Caf'Conc, du cirque Belle Epoque, interpréter la
fabrication du glamour et de la beauté en situation dans leur contexte, penser les corps du
cinéma classique américain avec ceux qui se meuvent sur le plateau nu chez Jean Vilar, ou lier
les expériences sur la matière corporelle chez des artistes aussi différents que Grotowski,
Carmelo Bene, Julian Beck, Pier Paolo Pasolini, Jerzy Skolimowski, Nagisa Oshima, ou encore
montrer comment les corps des héros et super-héros, de Superman à Rocky, de Bruce Lee à
Rambo, nous disent un état de l'Amérique et de son empire.

Antoine de Baecque
La propriété première du cinéma est d'enregistrer des corps : les faire entrer et bouger
dans un espace, raconter des histoires avec eux, ce qui revient à les rendre infiniment aimables et
séduisants, et parfois dans le même temps malades et monstrueux. L'enregistrement brut comme
la mise en fiction passe, au cinéma, par cette maladie et cette beauté, celles-ci prenant la forme

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de la défiguration terrifiante ou de la refiguration idéale. Frankenstein ou Dracula, ou Le Baiser,
d'une certaine manière, sont à la fiction cinématographique américaine ce que L'Arroseur arrosé
est aux vues françaises des frères Lumière : l'accident corporel qui fait naître l'histoire. Les forains
l'ont compris très tôt, avant même les grandes compagnies de production du cinéma muet : le
badaud vient voir un corps sur l'écran, donc, si possible, étrange, effroyable, impressionnant,
magnifique, pervers, jouissant. C'est une relation à la fois immédiate et obligée : le corps exposé
au cinéma est la première trace de la croyance dans le spectacle, donc le lieu où le spectaculaire,
mais aussi la séduction, voire le mystère et le sacré, s'investissent de manière privilégiée.
Dès lors, on suivra les principales évolutions du corps mis en scène au cinéma au XXe siècle, tout
en tentant de croiser le plus souvent possible ces évolutions cinématographiques avec l'histoire
des représentations du corps dans la société. Il me semble suggestif de comprendre les mutations
des corps à l'écran grâce à celles du travail des apparences au sein du social. Ou inversement.
Interpréter la fabrication du glamour et de la beauté féminine en situation dans leur contexte ;
penser le corps viril, et son évolution de l'idéal à sa défaite, comme une mutation historique des
représentations du corps masculin, ou encore montrer comment la beauté des corps rebelles, de
James Dean et Marlon Brando, à Bruce Lee et Rambo, nous dit un état de l'Amérique et de son
empire.
Car ce qui impose le corps comme fragment d'histoire, et lui fait quitter les seules rivages
fétichistes de la cinéphilie, c'est sa représentation historicisée. Quand un corps se transforme en
fait social grâce aux pouvoirs du cinéma : il devient expérience de tous et de chacun, intensifiant
sa perception, et acquiert la puissance de cristalliser et de dire les attentes, les craintes ou les
valeurs d'une société. Un corps se fait punctum d'un temps historique et d'un espace social,
portant par sa force ou sa faiblesse le pouvoir d'engendrer une représentation de soi collective

1. Les corps virils : de l'idéal séducteur à la défaite séduisante

Le cinéma est né musclé, bandé, incarné. L'exhibition du corps masculin athlétique est une
des principales attractions du cinéma primitif. Chez Edison, chez Muybridge, chez Marey, chez
Méliès, la forme virile est enregistrée et proposée en modèle, lutteurs, boxeurs, athlètes, danseurs,
coureurs, marcheurs, les muscles en mouvement, le corps plein d'allant. Ce corps est parvenu au
cinéma via les exhibitions circassiennes, foraines, les numéros de Variétés ou de Caf'conc. Cette
représentation du corps est d'emblée au cœur du dispositif cinématographique. Des films sont
spécifiquement consacrés à ces phénomènes de virilité maculine. Des petites sociétés
cinématographiques se spécialisent dans l'enregistrement et le filmage d'événements sportifs
(Phocéa avec la boxe et le fameux combat entre Carpentier, héros français par excellence, et
Nilles ; Aubert et les Jeux Olympiques, qui se déroulent en 1924 à Paris ; Kastor et Lallement et le
film de montagne, notamment des expéditions au Mont-Blanc, au Cervin, tels A la conquête des
cimes, avec le guide de Zermatt Hermann Perren, "le loup des glaciers", ou La Caravane
cinématographique de René Moureau. D'autres n'hésitent pas à proposer les premiers films
pornographiques, la plupart du temps de courtes bandes de quelques minutes, projetés dans les
bordels Belle-Epoque, comme une sorte d'amuse-gueule dans un boudoir devenu salle d'attente.
Certains de ces films sont des strip-tease féminins, Le Bain d'Yvette ou Le Coucher de la mariée,
mais d'autres exhibent la virilité en acte, avec pour héros l'Abbé Bitt, ou pour réalisateur Will B.
Hard (qui tourne en 1915, le premier porno américain, A Free Ride). Ado Kyrou, chantre du
cinéma surréaliste et érotique, décrit ainsi une bobine historique assez particulière du début des
années 1910, La bonne Auberge : "Un vaillant mousquetaire moustachu se présente, affamé, à la
porte d'une hostellerie. “Plus rien à manger” répond l'aubergiste. Heureusement, grâce à une
accorte serveuse, dès qu'il a baissé pantalon, un repas amoureux lui sera offert…" Gascon, soldat,
moustachu, ardent et bien membré, voici le stéréotype du "hardeur" qui se met en place, cliché
corporel par excellence du cinéma. Les acteurs sont payés 250 francs la scène, somme coquette,
parfois dissimulés sous des postiches et des pseudonymes, et les films eux-mêmes se négocient
jusqu'à 12 000 francs sur le marché des maisons closes.
Mais le genre assûrément le plus ouvertement corporel est alors le forzuto italien, pendant
masculin au star-system féminin des divas. Ce héros athlético-acrobatique fait son entrée dans
deux peplums, Quo Vadis d'Enrico Guazzoni en 1913, Cabiria de Giovanni Pastrone en 1914,
avant de connaître un développement si important qu'il se transforme un temps en un genre en
soi, le personnage du forzuto (homme fort, géant, hercule, lutteur, gladiateur) devenant un type de
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film : un forzuto, où l'exploit musculaire devient l'objet même de l'enregistrement
cinématographique. Bruto Castellani incarne Ursus dans Quo Vadis, Bartolomeo Pagano est
Maciste dans Cabiria, et ces deux bêtes d'écran aux mensurations impressionnantes deviennent
les principales vedettes masculines du cinéma transalpin quinze ans durant. Ils font jouer leurs
muscles, portent des charges exceptionnelles ou plusieurs figurants en même temps, campent
dans l'arêne face aux fauves et les repoussent par le seul fait de leur puissance, s'imposent à la
tête des soldats, de la foule, du peuple, des gladiateurs, et soulèvent, enfin, la grâcieuse héroïne
diva tel un fétu de paille. Cabiria va loin dans le voyeurisme de cette virilité à l'écran, sculptant la
musculature de l'ancien docker Bartolomeo Pagano par de savants jeux de lumière, le dénudant
au maximum de ce qui est alors possible grâce à un art virtuose du port de la toge ou du nœud de
la peau de léopard sur le flanc du héros. Ce dernier croise les bras, biceps gonflés, sur un rocher
surplombant la mer, voit ses formes flattées par l'action, sa démarche rendue d'autant plus virile
par les mouvements de la caméra, enfin possibles grâce à l'invention propre à Giovanni Pastrone,
le travelling monté sur chariot. Maciste, ancien surnom du demi-dieu Hercule, y devient une
plastique puissante de la nouvelle image cinématographique, prolongeant à l'écran la "culture
physique" née dans les gymnases de la fin du XIXe siècle italien en référence à l'idéal classique
du corps de l'athlète romain.
La détermination raciale, historique, idéologique et politique du corps au forzuto est un
élément essentiel pour expliquer son succès dans l'Italie nationaliste, puis fasciste, de la fin des
années 1910 puis 1920. C'est à travers l'œuvre mythologique et "arditiste" de Gabriele D'Annunzio
qu'est légitimé culturellement le forzuto. N'est-ce pas le poète futuriste lui-même qui reforge le
mythe de Maciste, "affranchi du vaillant pays des Marches", et chante les vertus ardentes du
"surhomme", dont le forzuto est une déclinaison cinématographique et populaire. L'historienne du
cinéma italien Monica Dall'Asta a souligné les nombreux rapprochements entre les exploits
militaires de Maciste, dans de multiples suites et reprises, et les aventures de D'Annunzio durant la
première guerre mondiale1. De même, le grand récit porté à bout de bras musculeux par Maciste,
celui de la Rome antique, sa gloire et sa puissance, ne s'inscrit pas seulement sur son corps : il se
grave dans la culture nationaliste italienne, qui renaît avec la guerre de Lybie de 1911-1912,
gagne les terres irredente (Fiume par exemple), et se développe en une idéologie hégémonique
avec l'entrée de l'Italie dans la Grande Guerre. La rhétorique régénérée de la "Latinité"
accompagne ici le culte du corps athlétique transformé en genre populaire par le forzuto
cinématographique. Il est certain, de même, que l'image de Mussolini se calque sans mal sur celle
du "bon géant" Maciste, et que le Duce se vit en alter ego du forzuto viril, l'accompagnant un
temps, puis le prolongeant au moment où les athlètes muets ne passent plus guère la rampe du
cinéma parlant. Qu'est-ce en effet qu'une réunion fasciste et un discours de Mussolini, sinon
l'adaptation au parlant, via les journaux filmés de l'Intitut Luce, des performances corporelles du
forzuto italien du cinéma des origines ?
Monica Dall'Asta souligne cependant les limites "auratiques" du forzuto transalpin
(Mussolini aussi semble l'avoir compris…). Bartolomeo Pagano, le plus célèbre des Maciste
d'origine, était certes fanfaron, populaire, extraordinairement plastique en incarnant le contexte
idéologique d'un temps, mais il était dépourvu de l'aura corporelle, et quasi spirituelle, qui fait les
stars. Il avait l'étoffe des héros nationaux, et leur virilité suggestive, mais non l'éclat des premières
stars internationales de l'écran — sa popularité, d'ailleurs, ne dépasse pas les frontières italiennes.
Parmi ces stars internationales masculines de l'écran, par ses gestes, son apparaître mythique, les
récits sentimentaux et exotiques qu'il incarne, la plus corporellement "idéale" était indéniablement
Rudolph Valentino. Le "prince des amants" est un mythe vivant, malgré une courte carrière de huit
années, achevée en 1926, à 31 ans, lors d'une opération chirurgicale qui tourne mal. Les hommes
virils du cinéma sont aussi des êtres fragiles, parfois souffreteux, en tous les cas déchirés et
mélancoliques, ce qui n'est pas pour rien dans la séduction machiste qu'ils excercent dans les
scénarios hollywoodiens et sur les écrans du monde entier. Emigré venu chercher fortune aux
Etats-Unis, le jeune homme végète un temps comme danseur mondain à New York, avant de
passer à Hollywood où il débute dans la figuration. Repéré par Carl Laemmle, il débute en 1918 au
studio Universal sous le nom de Rodolpho De Valentina pour jouer immédiatement un rôle en
vogue, le latin lover. Partenaire de la star féminine May Murray (dans The Delicious Little Devil par
exemple), il devient d'abord Rodolph, puis Rudolph Valentino. Son personnage est désormais

1
Monica Dall'Asta, Un cinéma musclé, op. cit., pp. 36-45, ainsi que dans l'"Introduction" par Antonio Costa, pp.
11-17.
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arrêté, et il fige le type du séducteur à son tour, et pour longtemps, se prolongeant bien après sa
mort, mythologie illustrée et propagée par d'innombrables images, portraits, témoignages et films
de genre biographique. C'est à la Métro, puis à la Paramount, enfin à United Artists, qu'il fait sa
carrière, tournant trois succès mondiaux, Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse de Rex Ingram,
Arènes sanglantes de Fred Niblo, Le Fils du Cheik de George Fitzmaurice, jetant le trouble dans
les studios concurrents qui se l'arrachent à coup de salaires mirobolants pour l'époque, de 300 à
400 dollars par semaine.
Ses attributs font sa gloire et déterminent l'étalon corporel masculin : profil charnu à
l'appendice nasal fortement charpenté, regard noir souligné par un maquillage d'ombre, sourcils
fournis et dessinés, cheveux lissés par la gomina, et parfois un accroche-cœur sur la tempe. Une
constante tension corporelle lui donne un buste droit et rigide et relève généralement son menton.
Mais d'allusions ou de représentations sexuelles, voire de scènes dénudées, absolument jamais.
Valentino est aussi un être de la censure, façonné par les codes et les ligues vertueuses, qui
l'admettent du bout des lèvres parce qu'il n'est ni impudique, ni agressif, ni subversif. Surtout, il
incarne l'exotisme, par les personnages — arabe, espagnol, latin — comme par les apparences,
portant robe et coiffe de prince arabe, bandana, peau de bête,… Idole des femmes années 1920,
Valentino est un cliché de virilité civilisée, lissée, finalement raisonnable, qui rend les hommes
jaloux, donc distants, moqueurs, méprisants, plutôt qu'un modèle héroïque dont le muscle en
impose.
Le prototype du héros viril aime l'exotisme : le mythe africain, l'aventure coloniale, la
sauvagerie de la jungle, le lointain des mers du Sud, tout cela donne du piment à son corps au
sang mêlé. Même Maciste, le "Romain à la peau noire", possède ce reste de barbarie qui
déchaîne les imaginations. Le cinéma muet a amplement exploité le prestige exotique, offrant à
ses héros blancs un corps où l'ailleurs n'était pas le moindre des attraits. C'est qu'il y avait dans la
représentation du corps prestigieux deux certitudes qui n'étaient pas encore devenues des
interdits : la race blanche menait le monde sans complexe ; la colonisation semblait absolument
légitime. Aimant l'exotisme sans arrière pensée ni culpabilité, avec une forme d'innocence
effrayante, le mâle blanc campait en toute franchise en chef du monde sauvage, s'emparant par
là-même de sa parure virile. En 1912, Edgar Rice Burroughs crée le personnage par excellence de
cette synthèse sans tabou : Tarzan des Singes, "le grand sauvage blanc", Lord Greystoke devenu
par transfert fantasmatique le roi de la jungle africaine. Burroughs forge une fable qui dépasse
rapidement les dimensions d'un simple roman populaire. Par sa puissance d'enchantement,
Tarzan se transforme en héros mondial ; par son goût du dépaysement, il fait rêver ; par sa vitalité
corporelle, sa nudité pudique, sa virtuosité animale, il attire. Il évolue avec grâce entre ciel et terre,
pour sauver les faibles, les protéger de la dure loi de la jungle. En ce sens, il se revêt de la pureté
du chevalier médiéval en quête du Graal, mais son combat n'est pas religieux, il est naturel. Sa
seule armure est la nudité, une nudité sereine, sans complexe ni machisme. Tarzan, c'est la virilité
sans le sexe, pur objet esthétique, et plus les femmes manifestent leur désir pour ce corps
appêtissant, plus l'objet érotique montre son dédain. Burroughs campe un héros chaste et fort.
Mais taire le sexe n'en supprime pas l'existence : sur le corps de Tarzan, l'érotisme est latent, mais
il est là, sublimé sous le vertueux slip de peau de léopard qui le recouvre. Quand Lâ, grande
prêtresse de la Cité d'Opar, magnifique diablesse vivant au milieu de brutes dégénérées, va mettre
à mort Tarzan, elle commence par se le faire livrer pieds et poings liés dans sa chambre, et tente
de le séduire : "Elle caressa sa peau nue, couvrit son front, ses yeux, ses lèvres de baisers
brûlants ; elle le recouvrit de son propre corps comme pour le protéger de l'affreux destin qu'elle lui
réservait. En tremblant, elle le supplia de lui accorder son amour. Pendant des heures, la servante
du Dieu Flamboyant demeura ainsi possédée par sa passion brûlante, jusqu'à ce qu'enfin le
sommeil la vainquît et qu'elle tombât endormie à côté de l'homme qu'elle avait juré de torturer et
de tuer. Et Tarzan, calme et ne pensant nullement à mal, dormit paisiblement dans les bras de Lâ."
La puissance virile l'est d'autant plus que le blanc est singe, que le nu est naturel, que le sexe est
calme et que l'homme ne pense jamais à mal. "Ce genre de choses ne m'intéresse pas", est son
mot d'ordre, et rien ne prouve, surtout pas Cheetah, que Tarzan ait un jour consommé son union
toute platonique avec Jane Porter, compagne de jeux amicaux et cérébraux.

Extrait 1 : Tarzan l'homme singe, 1932.

Le cinéma aime Tarzan, on le sait : le premier film date de 1918, avec Elmo Lincoln dans
le rôle titre, qui lance une série de cinq suites en quatre ans. Une deuxième série commence en
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1928, avec Frank Merrill, ponctuée de seize épisodes en quatre ans. Avant que ne débute la
collection la plus célèbre, grâce à son interprète, Johnny Weissmuller (aux côtés de Maureen
O'Sullivan en Jane Porter), cinq fois champion olympique américain de natation aux jeux de 1924
et 1928, à Paris puis Amsterdam, qui propose de 1932 à 1949 treize films de long métrage parlant,
dont certains vont conduire l'Homme-Singe à affronter à mains nus les nazis.
Tarzan est le parangon de la virtuosité corporelle, du muscle maîtrisé, qui devient l'unité de
la mesure héroïque dans nombre de films d'aventure, genre proliférant des années 1920 au déclin
d'Hollywood. Cet héroïsme à la virilité bon enfant inspire également le paysage dans lequel évolue
le film colonial, autre genre important dans l'entre-deux-guerres. On estime ainsi, pour le seul
cinéma français, à environ 400 les "films coloniaux" réalisés entre 1900 et 1960, dont une bonne
part durant les années 1920 et 1930, ce qui constitue assûrément un genre en soi, identifié
comme tel par les spectateurs, avec ses héros, ses situations, ses valeurs, son discours, une
représentation populaire de la France projetée vers son Empire, et (presque) inversement : une
représentation de l'ailleurs colonial projetée selon les désirs de la France. Parmi ces désirs, la
figure du colon et celle de l'indigène sont évidemment cruciales. La seconde naît avec le cinéma
lui-même, ou plutôt passe au cinéma dès sa naissance. En 1896, des opérateurs envoyés par les
Lumière rapportent des images africaines du… Jardin d'acclimatation situé dans le bois de
Boulogne en y filmant le "village nègre" qui y est installé : Baignade de nègres, ou Nègres en
corvée, illustrent le stéréotype du bon sauvage, arrièré mais innocent, joueur et laborieux, auquel
la puissance virile ne fait pas défaut, loin de là. Une fois sur place, ce regard documentaire ne
change pas vraiment, même s'il présente de l'indigène la version idéalisée. Aussi bien Gabriel
Veyre au Maroc en 1900 que Léon Busy au Cambodge (entre 1909 et 1911, travaillant pour Albert
Kahn), tournent des vues exotiques moins condescendantes, mais tout aussi intégratrices et
normées : l'indigène a une place bien fixée, dans la dépendance du colon, et son émancipation
n'est possible que dans le cadre de l'imagerie des colonies. Il participe, par l'apparence, la
robustesse, l'agilité, la puissance de son corps, à l'œuvre civilisatrice propre à l'entreprise
coloniale. Une fois le genre en place, la place de l'indigène se voit sévèrement assignée : bon
sauvage quand il figure en serviteur dévoué, il dégénère en fourbe (Pépé le Moko, de Julien
Duvivier) ou en barbare (Sarati le Terrible, d'André Hugon) lorsqu'il se fait personnage négatif.
L'attrait sensuel, voire sexuel, des colonies est essentiellement réservé aux personnages féminins,
les mûlatresses, métisses, filles des îles, princesses du désert et algéroises fatales colonisant le
genre, toujours séduites par des colons, ou les séduisant. On ne verra jamais la situation inverse :
l'indigène mâle soumettant la femme blanche à l'attrait de sa virilité. Comme l'écrit Abdelkader
Benali, "la frontière conjugale demeure infranchissable". La virilité corporelle de l'indigène masculin
est condamnée à rester celle du bon sauvage, c'est-à-dire enfantine, quasi prépubère.
Par contre, les colonies sont le terrain d'aventure privilégié du "petit blanc", espace de la
révélation, de la régénération ou du rachat de personnages sans avenir en métropole, qui trouvent
pouvoir et puissance (y compris sexuelle) en arpentant l'Empire. C'est la trame de La Bandera de
Julien Duvivier, en 1935, où Jean Gabin endosse à sa manière la virilité héroïque du légionnaire.

Extrait 2 : La Bandera de Duvivier, avec Jean Gabin.

Un meurtrier y fuit Paris et s’engage dans la Légion. Au Maroc, il trouve l’amour, Aïcha la
Slaoui, danseuse de bordel, et la mort avec ses camarades dans une expédition impossible pour
défendre un poste du Riff. Le film s’impose comme le prototype du film colonial, avec son folklore
et son exotisme d’aventure. Et Jean Gabin comme le héros tragique de ce récit des sables
chauds, aventurier désespéré trouvant dans l’exil outremer et le danger au contact des rebelles
indigènes une autre dignité, celle du code d’honneur de la Légion. Mais cet univers de l’ailleurs est
sans cesse placé sous le signe de la fatalité et de la mort, ce qui lui confère un pouvoir de
séduction morbide, sombre et sulfureux, face cachée, tout aussi attirante, de l’imaginaire colonial.
Le corps du colon est double, mais d'autant plus puissant, conjuguant renaissance et mort. Là où
Renoir invente dans Le Bled (1929) un terrain de jeu où la conquête d’une vie nouvelle rime avec
la liberté, Duvivier propose un univers colonial suffoquant et borné mais où les petits blancs font la
loi, imposant leur nostalgie, leur violence, leur conquête, leur civilisation tragique. Le succès de La
Bandera en fait le modèle du film sur la Légion, qui devient un sous-genre du film colonial au
milieu des années 1930, avec, par exemple, Le Grand jeu de Jacques Feyder ou Les Hommes
sans nom de Jean Vallée.

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Mais ce héros colon a été lancé dès juin 1921, par le triomphe de L'Atlantide de Jacques
Feyder, énorme budget, prétexte à un déluge d’articles saluant le “style français” et les ambitions
d’un cinéma de grand spectacle capable de concurrencer les productions d’Amérique. L’empire
colonial est ici utilisé comme le champ des ambitions d’un pays qui pourrait sortir de lui-même en
imposant son style et son audace au monde entier. Ce prototype du héros petit blanc est ensuite
campé par Harry Baur dans Les Hommes nouveaux de Marcel L'Herbier en 1936. Massif, laid
mais fort comme un taureau, presque monstrueux de masculinité affirmée, Harry Baur y est
Amédée Bourron, un homme d’affaires attiré par l’appel de l’aventure coloniale, si caractéristique
de ces personnages partis de rien en métropole (un pauvre cévenol) qui font fortune aux colonies,
ces “hommes nouveaux” en pleine ascension sociale, mais frustes, tempétueux, avides. Harry
Baur en Bourron c’est le Gaulois aux colonies.
Un seul genre cinématographique, par sa force d'imprégnation sur les imaginations
occidentales, par sa longévité et la multiplicité de ses figures héroïques, offre à la représentation
du corps viril l'ensemble de tous ses possibles, et va, quasi à lui seul, faire passer le canon viril
d'un idéal de puissance à la séduction de la défaite du corps. Car du westerner des origines,
enthousiaste et vainqueur, à celui du crépuscule du genre, complexé, vaincu, mélancolique, la
virilité, pour n'en être pas moins violente, change du tout au tout.
Il n'est pas de western sans héros : les structures qui soutiennent le genre en résultent, de
même que son prestige, sa fascination. Nous sommes dans un univers d'archétypes et de
symboles, dont l'héroïsme est la clé de voûte. "Le héros, écrit Carl Jung, est un type idéal de la vie
humaine et, plus encore, un archétype du soi."2 Etre un westerner, c'est une affirmation de soi-
même à travers l'incarnation d'un homme exemplaire. Un cheval, un Colt, un Stetson, un vêtement
usé dont il ne change pas tout au long du film, voilà l'avoir minimal et suffisant de notre héros,
nécessaire à la maîtrise de la réalité simple et duelle qui l'entoure. Mais quel corps a-t-il en propre
? ll est organiquement homogène à sa morale : fait pour l'action, mais au destin tragique ; forgé
pour l'espace, mais autosuffisant ; apte à la rencontre (bonne ou mauvaise), mais absolument clos
sur lui-même ; plein d'énergie et de ressources, mais offert à la mort. Cela lui confère une virilité
monolithique et solitaire : il est par excellence le principe mâle de l'univers, et cette masculinité est
incarnée par des acteurs classiques dont la représentation, l'image, penche du côté viril : Gary
Cooper, John Wayne, Randolph Scott, Robert Mitchum, Richard Widmark, Burt Lancaster,…
Comme l'écrit avec un naturel désarmant Robert Warshow, philosophe américain du western :
"L'Ouest, privé des grâces de la civilisation, est le lieu où les hommes sont des hommes et où les
femmes sont des femmes."3 Homme d'action, athlète du cheval, quasi homme-centaure, vivant de
sa force physique (il dompte les bêtes sauvages), survivant par sa robustesse dans la nature
hostile et par son adresse dans le duel, il possède une mission : combattre les civilisés corrompus
et châtier ceux qui, hors la loi, ont trahi le code d'honneur fondateur (les lâches, les cupides, les
voleurs, les traîtres). "Ce qu'il défend, reprend Warshow, c'est surtout la pureté de sa propore
image. Ce qui le rend invulnérable : il se bat pour définir, puis rester, ce qu'il est." La beauté
d'épure du corps viril est au cœur de cette définition irréductible du westerner, aussi bien de ses
valeurs (sa carrure, sa stature, sa démarche, sa droiture, sa gravité, son laconisme, sa violence
contenue, sa force apprivoisée) que de ses attributs (le Colt, le cheval, le chapeau, le foulard, le
jean, mettant le corps à l'aise tout en le protégeant des agressions de la nature), voire de ses
tabous (ne jamais parler de sexe, ne pas faire violence gratuitement, ne pas sourire ni s'affaiblir —
en buvant, en allant contre la nature). Le héros de western possède ce corps imposant et grave,
robuste et maîtrisé, susceptible de s'étendre à tout l'espace du plein air et de donner la mort s'il le
faut. Il a les prérogatives corporelles du demi-dieu tout en incarnant les valeurs pudibondes et la
croyance en l'action, propres à la philosophie de l'homme ordinaire américain. Ce type si
particulier de virilité, dans sa version classique — qui va des origines du genre, avec Tom Mix,
William S. Hart, Tex Ritter, Joe Hamman, jusqu'à son épanouissement le plus accompli au cours
des années 1950 —, correspond assez exactement à ce qu'Anthony Mann, qui porta le western à
son apogée, nomme l'"âge des hommes aux yeux clairs". Mann analyse ici les westerns
classiques pour ce qu'ils sont : des épopées d'hommes.
Cependant, l'apport le plus important du western moderne, qui en bouleverse la nature, et à
l'histoire du corps masculin, qui en impose une vision complètement renouvelée, est la création de
héros vulnérables, affaiblis, empêchés, troubles, aux antipodes du pur et dur westerner classique.

2
Carl Jung, Métamorphose de l'âme et ses symboles, Librairie de l'université, Genève, 1953, p. 643.
3
Robert Warshow, The Immediate Experience, Simon & Schuster, New York, 1956, p. 7.
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Duel au soleil de King Vidor, dès 1946, dédouble le héros en deux frères ennemis, a priori un bon
(Joseph Cotten) et un méchant (Gregory Peck), mais sans plus aucune certitude car ces valeurs
peuvent être modifiées. Un an plus tard, le même scénariste, Niven Busch, désacralise encore son
héros dans Pursued, tourné par Raoul Walsh, où le jeune westerner, Robert Mitchum, enfant
illégitime, tourmenté, cherche davantage son identité ambiguë qu'à définir clairement son statut de
héros. Mitchum n'a ici plus rien de l'homme, le vrai, qui sort vainqueur de l'épreuve du duel, et son
pouvoir de héros diminue considérablement au fur et à mesure de la révélation de ses
traumatismes d'enfance. Selon ce même principe, Robert Mitchum, Richard Widmark et Kirk
Douglas sont les premiers héros de ces dédoublements du positif au négatif, du pur à l'impur,
d'une virilité de la lumière à une virilité d'ombre. Car ils portent sur leur corps, cette dualité d'aspect
(forts et inquiétants) et d'esprit (le mystère et le malaise leur sied). Rattrapés par leur passé,
souvent obsessionnels, marginaux flirtant avec les hors-la-loi, le physique plutôt agressif, l'esprit
nerveux, angoissé, il y a en eux trop de zones d'ombre et de ressentiments pour qu'ils jouent
sereinement les héros positifs et rassurants. On rencontre également, à partir des années 1950,
puis 1960, des westerners déchus, minés par des souvenirs douloureux (une femme partie, une
famille massacrée), abattus par l'alcool, humiliés publiquement (Dean Martin dans Rio Bravo,
réduit à repêcher des pièces dans des crachoirs, James Stewart dans L'Homme qui tua Liberty
Valance, traité en femme faisant la vaisselle), suivant jusqu'au bout leur tragédie personnelle.
A chaque reprise, ces nouveaux héros du western combattent non seulement des
adversaires traditionnels, mais eux-mêmes, au sens où ils sont désespérés, traumatisés, parfois
alcooliques, et généralement diminués physiquement, du moins vulnérables. Kirk Douglas est à la
fois saoûl et amputé d'un doigt dans The Big Sky, Walter Brennan est unijambiste dans Rio Bravo,
James Stacy est handicapé dans Posse, James Stewart blessé à la main dans The Man from
Laramie ; on trouve un aveugle dans The Lonely Man, des infirmes dans The Violent Men ou Duel
in the Sun ; et John Wayne est cancéreux dans The Shootist de Don Siegel, de même que le
héros de Le Justicier de l'Ouest est attaqué par la gangrène. Dans un univers aussi "physique"
que le western, toute diminution du potentiel corporel est un signe évident de faiblesse et peut
manquer à la simple survie du personnage.
Mais ce handicap n'ôte pas la trace de la virilité, au contraire : il la transforme en la
révélant autrement. Le westerner gagne en séduction et en profondeur, ce qu'il perd en puissance
et en force ; il conquiert une humanité en quittant les rivages de la pureté. James Stewart est
indéniablement l'incarnation de cet anti-héros qui métamorphose la virilité imposante du westerner
classique en une forme d'émotion masculine : les tempes grisonnantes, le jeu ultra-sensible, grand
mais maigre, d'apparence fragile, faible face aux déchaînements de violence, les sens parfois
brouillé ou entravé, il est loin du canon de l'homme robuste, sûr de lui et impassible que jouaient
Cooper, Scott, McCrea ou Wayne. Stewart trouve son épanouissement chez Anthony Mann,
Delmer Daves et John Ford, les metteurs en scène de cette vulnérabilité moderne du héros, et
conduit la virilité un peu primaire du westerner des origines vers une sophistication masculine qui
n'en est pas moins séduisante.
Mais bientôt, voici que les héros de western vont un degré plus loin dans la décrépitude, la
dégénérescence, et se mettent à jouer leur propre mort et la disparition du genre lui-même. On les
appelle les "cavaliers du crépuscule" ou les "héros crépusculaires", ou encore les "cow-boys de la
mort"4. En 1962, Sam Peckinpah, dans Ride the High Country, réunit ainsi deux représentants
hyper-classiques du westerner, Randolph Scott et Joel McCrea, pour les faire errer dans un Ouest
automnal, cheveux blancs, mal rasés, et peu scrupuleux sur les moyens de survivre. Ils incarnent
littéralement la fin d'un cycle. Peckinpah fonde ici un sous-genre, la "fin du western", et le donne à
voir sur les corps de ses héros vieillissants et douteux. On retrouvera souvent chez lui ces visages
burinés d'acteurs has been — mais d'autant plus beaux, comme revenus de parmi les oripeaux et
les ruines de leur propres personnages —, William Holden, Robert Ryan, par exemple dans The
Wild Bunch, où la violence, par ailleurs, monte d'un cran pour nier toute humanité aux héros qui la
déploient. De même, les derniers westerns de Ford (Cheyenne Autumn), d'Hawks (El Dorado, Rio
Lobo), de Wayne (The Shootist) confirment au milieu des années 1960 l'entrée du genre dans son
crépuscule. Les héros sont vieux, malades, à la manière dont Dumas a pu écrire Vingt ans après
pour prolonger et achever, tout en la mythifiant définitivement, la légende des mousquetaires. Le
génie solitaire et doloriste de Clint Eastwood fera le reste : dans Pale Rider (1985), puis
Impitoyable (1992), il mène le westerner à sa fin. Sec, tendu, vieilli, comme pétrifié dans le mythe

4
Christian Viviani, Le Western, op. cit., chapitre "Les cavaliers du crépuscule", pp. 123-132.
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ou comme s'il était tombé de son cheval, son corps disparaît soudain, après l'action et la violence,
tel un fantôme qui retournerait au monde des spectres. Il n'en est pas moins viril, mais c'est une
virilité de mort, celle des vieillards agonisants qui continuent à porter beau, repoussant toujours
plus loin le moment de rendre les armes. Ce corps viril est d'autant plus beau qu'il naît de la
défaite et de la meurtrissure, qu'il s'inspire des souffrances du Christ en croix.
A sa manière, cette virilité "échouée" reprend un stéréotype bien ancré dans le cinéma
américain : la beauté malheureuse du privé, du détective, virilité sans cesse contrariée du Film
noir. Le détective est beau parce qu'il échoue, ce qui marque de façon indélébile les figures
héroïques du genre, de Bogart à Eastwood. Le premier possède la présence hypnotique du déjà-
mort, la fascination du cadavre au travail à l’écran. François Truffaut écrivait à ce propos : “ Rasé
du jour mais déjà barbu, les sourcils inclinés vers les tempes, les paupières mi-closes, une main
tendue, prête à disculper ou à confondre, Humphrey Bogart s’avance vers le tribunal du monde, la
démarche scandée par les accords de Max Steiner. […] Marcher et parler, parler et marcher, tel
est son job. En traversant les rues, il pose la main sur tout ce qui est à sa portée : une borne, une
rampe, le crâne d’un gamin, autant de jalon sur sa route. Il s’adapte formidablement à la réalité de
la vie américaine et colle à elle. Mais c’est un corps qui vit, et souffre, puis meurt à l’écran. Chaque
début de phrase révèle une dentition vagabonde. La crispation de sa mâchoire évoque
irrésistiblement le rictus d’un cadavre gai, l’expression dernière d’un homme triste qui s’évanouirait
en souriant. Le timbre vient d’outre-tombe et c'est bien là le sourire de la mort.” (Cahiers du
cinéma, n°52, novembre 1955). La mort est ici l’incarnation d’une forme d’absolu indépassable de
l’acteur.

Extrait 3 : Bogart dans Dark Passage (les passagers de la nuit, de Delmer Daves).

Le corps et le visage d'Eastwood sont, depuis trente cinq ans et de mieux en mieux,
indissociables d'un homme taciturne, raide, droit, cow boy solitaire ou inspecteur Harry contesté
("Dirty Harry"). Comme Stallone, Eastwood a longtemps été associé, par les méthodes expéditives
de son inspecteur favori comme par celles des chasseurs de primes qu'il a interprétés dans ses
westerns, à l'idéologie la plus nauséabonde de l'extrême-droite musclée. Sa machoire crispée
rimait avec la loi du talion, l'auto-défense, virilité très politique de la survie dans la jungle urbaine
ou l'Ouest sauvage. Elle ne s'est guère décrispée, mais l'image de Clint Eastwood a changé avec
la reconnaissance due à l'auteur majuscule, au cinéaste légitime : la même impassibilité, la même
raideur, le même regard, sont désormais associés à une humanité de vieux guerrier blessé. Cette
virilité qui n'a pas évolué a cependant croisé une autre représentation de l'héroïsme : l'homme
marqué par l'immense mélancolie qui semble toujours peser sur ses épaules et ralentir sa
démarche, le personnage associé aux échecs récurrents et aux traumatismes secrets qui l'isolent
tout en le rapprochant de tous les spectateurs. Bogart a incarné un mouvement profond de l'usage
du corps héroïque à l'écran qu'Eastwood confirme avec son propre génie du "sous-jeu" : la mort, la
défaite, la tristesse impassible, forment l'écrin dans lequel s'épanouit cette forme de virilité
blessée.

2. De la Vamp à Bardot : les mutations du corps féminin

La femme fatale, entraînant par sa beauté, par le désir de vie et de mort qu'elle inspire, les
hommes vers le mal et le malheur, est une figure qui traverse les siècles de la littérature et des
images. “C'est une espèce d'idole, stupide peut-être, mais éblouissante, enchanteresse, qui tient
les destinées et les volontés suspendues à ses regards…”, écrivait Baudelaire. Dès ses origines,
le cinéma accueille cette icône sensuelle et cette femme qui oscille entre innocence et scandale.
Car le cinéma a la propriété d'enregistrer les corps, leurs mouvements, leurs gestes, leurs affects,
leur beauté, puis de restituer cela sur un écran, dans le noir de la salle, au milieu d'une
communauté liée par la circulation d'émotions à la fois intimes et collectives. Et la femme, pour de
nombreux spectateurs, est d'emblée l'expression radicale de cette faculté, l'incarnation même de
leur désir massif de cinéma. Comme si un “courant magnétique” tenait lié la femme de l'écran et le
spectateur puisque, écrit André Breton au milieu des années 20, “ce qu'il y a de plus spécifique
dans les moyens du cinéma, c'est de toute évidence le pouvoir de concrétiser les puissances de
l'amour”.
La Vamp cinématographique, qui incarne ce magnétisme érotique, possède cependant
une date de naissance: en 1914, elle apparaît sous les traits de Theda Bara, dans un film
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américain de Frank Powell, A Fool there was. Avant 1914, le star system a certes débuté: depuis
1907, le public des Nickelodeons américains et des premières salles permanentes parisiennes
réclame ses vedettes féminines préférées, et lorsqu'en 1908 Carl Laenmle enlève Florence
Lawrence à la Biograph, il déclenche une guerre des contrats qui dure encore aujourd'hui. Ce
marché, qui vend les actrices les plus connues, organise leur publicité, fait jouer leurs rivalités et
leurs concurrences, s'est vite trouvé deux vedettes féminines. Mary Pickford est la fiancée de
l'Amérique, femme-enfant qui cadre admirablement avec l'éducation puritaine, en équilibre entre
une certaine perversité d'ingénue et les lois sur la protection des mineurs qui interdisent baisers,
nudité et érotisme trop explicite. Quant à Sarah Bernhardt, vieille reine du théâtre européen, elle
fascine d'une autre manière le public du cinéma: un public immense crie au génie devant la
pantomime de la “Great Sarah”, notamment à la vue des quelques scènes de Queen Elizabeth
(1912).
Entre ces deux premières idoles, l'innocente et la cabotine, restait une place pour la femme
fatale: Theda Bara l'occupe en 1914 en imposant la figure de la Vamp. Il s'agit d'abord de la
première star créée de toutes pièces par et pour le cinéma, inventée lors de son premier film:
actrice de troisième rang, Théodosia Goodmann se voit pourvue d'un nouveau nom et d'une
identité inédite. Pour la première fois, le mot “Vamp” est employé à propos d'une femme de
cinéma par une campagne publicitaire. L'idée dérivait du titre même du film, A Fool there was,
premier vers de la pièce de théâtre de Rudyard Kipling adaptée pour l'occasion, The Vampire…
Enfin, le film fixe à jamais les caractéristiques de la Vamp: regard fascinant, effet de cerne, jeu aux
antipodes du naturel, costume luxueux, sensualité orientaliste, exhibitionnisme des poses et
magnificence des cérémonies, perles et bijoux surabondants, culte de l'amour, destin fatal des
victimes de cet amour.
Durant les années qui suivent, cette beauté de la Vamp hante le cinéma américain, le
personnage étant repris par Olga Petrovna dans The Vampire (1914), Valeska Suratt dans
Idolaters (1917), Louise Glaum dans Sex (1920), Alla Nazimova dans Eye for eye (1918), puis The
Red Lantern (1919) ou Camille (1921), Virginia Pearson dans The Kiss of a vampire (1916), et
encore la sublime Pola Negri dans Passion et One Arabian Night (1920). Les sortilèges de la
Vamp tentent alors d'effacer le vécu et les souvenirs qui rappellent les hommes à la guerre. Les
Vamp, invention d'une Amérique qui demeure loin du théâtre des opérations, envahissent
l'imaginaire des spectateurs du monde entier. Un seul pays connaît un phénomène comparable,
l'Italie des Diva. Entre 1913, où apparaît cette figure incarnée par Lyda Borelli, et 1921, lorsque
Leda Gys lui offre une dernière fois son corps, ses gestes et une incomparable façon de traduire
en séduction son destin tragique, règne sur le cinéma transalpin la grande Francesca Bertini, dont
les exploits amoureux défrayent la chronique. La Diva est plus sophistiquée, plus délirante, plus
artiste, plus littéraire, plus mélodramatique encore, que sa sœur d'outre-atlantique. Francesca
Bertini, les yeux charbonneux, les lèvres vibrantes, le corps sensuel, occupe alors le premier rôle
parmi ces fantômes de la séduction apparus sur l'écran immaculé des salles obscures, de
l'Argentine au Canada et de l'Europe au Japon.
L'Amérique voit le danger. L''industrie hollywoodienne remet ses séductrices en ordre de
bataille. Une bonne part de la puissante industrie cinématographique des studios hollywoodiens se
centre sur la production de ces femmes idéales et tentatrices. Leur aura se construit selon les
règles très codifiées du glamour (un éclairage, un maquillage, une gestuelle), leur vie publique et
privée sont prises en charge par les différents studios, et elles sont toujours aussi “fabriquées”,
comme en témoigne leurs noms eux-mêmes: quatre syllabes, bien timbrées, aux résonnances
arabo-slavo-scandinaves, retenues par les spectateurs de tous pays. Barbara Chalupiec devient
Pola Negri, Gisèle Schittenhelm se mue en Brigitte Helm, Greta Gustafson est Garbo, comme
Harlean Carpentier, Jean Harlow ou Catharine Williams, Myrna Loy. De même, la portée de leur
succès est limitée dans le temps, dix ans maximum, suivant les goûts changeants des
spectateurs: Mae Murray (1917-1926), Clara Bow (1922-1932), Louise Brooks (1926-1936), Jean
Harlow (1928-1938), Mae West (1932-1937), même Greta Garbo, qui prend une retraite volontaire,
en 1939, après treize années de gloire, la Divine sentant qu'elle avait fait son temps.

Extrait 4 : Louise Brooks dans Louise Story, documentaire.

Le système hollywoodien transforme Vamp et Diva. D'abord en imposant un métier,


puisque, de plus en plus, les femmes ne crèvent l'écran qu'avec de réelles qualités dramatiques,
telles Lilian Gish, Asta Nielsen, Mary Pickford. Ensuite, les codes et la censure, pudibonds et
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normatifs, limitent tout autant l'explicitation érotique que la tragédie du destin: les années 30 du
cinéma classique sont donc le règne de la star, moins mélancolique que séductrice, moins fatale
que sublimée, dont Marlene Dietrich apparaît comme le prototype parfait, incarnation de la femme
cinématographique (ange, vénus, blonde, impératrice, regard languide, voix rauque et jambes
fascinantes), tout en présentant une filmographie impressionnante de 45 films, avec les plus
grands metteurs en scène du moment.
L'ultime progéniture de la Vamp de la Grande Guerre, fabriquée pour faire fantasmer le
monde, est la pin-up girl. Mais il s'agit d'un succédané, conçu aux mesures des désirs
conformistes des braves soldats yankees du second conflit mondial. Le rêve de la première guerre
fut une femme-démon, femme-désir, fatale, exotique et sophistiquée ; celui de la seconde est une
bonne fille joufflue et fessue, propre à l'american way of life, née de la saine excitation des
collégiens et des militaires. Il faudra la folie de Rita Hayworth, la plus célèbre des pin-up girls, pour
échapper à cette fatalité bon enfant en se réfugiant dans les bras et sur le plateau d'Orson Welles.
Puis, il faudra un autre miracle, proche de la transsubstantiation, pour que Marilyn Monroe
transforme ses nombreux rôles de ravissante blonde idiote en une véritable aura de star.

Extrait 5 : Niagara, de Henry Hathaway

Enfin, Brigitte Bardot, à la fin des années 50, première et seule star européenne du cinéma
moderne, souligne la fin de l'idolâtrie de la femme cinématographique. Car la Vamp s'identifie
désormais avec la “jeune-femme-de-son-temps”, ce qui signifie rien moins que sa disparition,
mêlée au tout social. BB est la dernière idole car elle n'est déjà plus une idole. Elle exprime surtout
l'évolution conjointe du cinéma et de la société. A mesure que l'évolution politique, économique,
culturelle du XXe siècle a permis à la femme de prendre sa place en égale, aux côtés de l'homme,
la revanche du corps devenait moins nécessaire. En accédant à cette dignité sociale, l'idole
cessait d'être idole pour accéder à la dignité artistique: la femme cinématographique devenait tout
simplement une actrice.

Extrait 6 : Le Mépris de Jean-Luc Godard (scène introductive)

Quand les producteurs visionnent une première version du Mépris, ils sont déçus. Carlo
Ponti ne l’aime pas, Joe Levine ne le comprend guère, et tout deux se retrouvent pour exiger des
scènes supplémentaires : trois scènes « sexy », au début du film et au milieu, montrant Bardot et
Piccoli faisant l’amour, puis vers la fin, entre Bardot et Palance. Ils sont catégoriques, surtout
Levine : il a payé assez cher pour Bardot, c’est-à-dire pour son corps, sa nudité. Bardot incarne
cela depuis les célèbres plans d'Et Dieu créa la femme, et Levine en veut pour son argent. Brigitte
Bardot a succédé à Marilyn Monroe comme expression de la nudité à l’écran, mais là où
l’Américaine ne faisait que la suggérer, la Française se doit de la montrer explicitement. Godard
s’attendait à cette réaction, c'est pourquoi il a voulu prendre de vitesse ses producteurs en
finissant à temps son film pour Venise. Peine perdue. Il a même confié à Charles Bitsch, lors du
tournage dans la villa Malaparte : « Si je ne tourne pas quelque chose de nu avec Bardot, je vais
avoir des problèmes, c’est certain… » Il a alors enregistré quelques plans avec Bardot, nue, qui se
prêtait au jeu : prenant le soleil sur la terrasse de la villa, se baignant dans la mer, s'enfermant
même seul avec elle, Coutard et une caméra, dans une chambre isolée et discrète. Mais, outre
son aversion pour ce genre de poses « naturistes », le cinéaste se plaint, comme il le dit sans
nuance, « d’avoir été trompé sur la marchandise ». « Il était embêté, confie Charles Bitsch, et m’a
lancé en douce : “Elle est moche, elle est moche, et ses seins dégringolent, c’est pas
possible…”. »
A l’automne 1963, les producteurs récupèrent un négatif du film et suggèrent leur propre
montage, que Godard interdit à la projection en France — seul pays où le droit de l’auteur sur la
copie finale est garantie par la loi —, dans un télégramme adressé à « Mussolini Ponti » et « King
Kong Levine » en demandant que son nom soit retiré du générique. Solidaire, Bardot se joint à lui
pour une identique demande. Mais Godard finit par céder : le 16 octobre 1963, il signe une
convention qui prévoit l’adjonction de « trois scènes complémentaires d’une durée totale qui ne
saurait être inférieure à six minutes et ne saurait excéder dix minutes ». Il donne une description
extrêmement précise des trois scènes « où la personnalité de Bardot sera mise en valeur surtout
d’un point de vue “sexy” ou érotique, aussi bien que faire se peut ». La première séquence est
« une scène d’amour entre Brigitte Bardot et Michel Piccoli, qui devra être faite de telle sorte que
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le spectateur sente un profond accord, autant physique que sentimental, entre les deux
personnages » ; la deuxième prévoit que Bardot « s’offre à Piccoli et se dénude devant lui »,
conçue comme « un documentaire sur Bardot en tant qu’animal érotique, fait de plans ou de
courtes scènes qui montrent Bardot dans plusieurs poses différentes, style Play-Boy. Ces plans
illustreront le désir inassouvi de Piccoli pour la femme qui se refuse à lui et s’offre de façon
méprisante. Ils seront commentés peut-être par un dialogue amoureux entre Piccoli et Bardot ». La
troisième « devra donner au spectateur l’impression que Bardot vient de faire l’amour avec
Palance ; le spectateur doit voir que Palance la voit dans sa nudité. Le côté physique de Bardot
sera mis en valeur davantage que celui de son partenaire ».
Mais là où Godard l’emporte, c’est en réalisant ces scènes. D’abord parce qu’il n’en retient
qu’une, la première, placée juste après le générique du Mépris, composée d’un mixte des deux
séquences prévues entre Bardot et Piccoli, la scène d’amour et le dialogue sur fond de poses
libertines. Ensuite parce qu’il parvient — c’est dans l’adversité qu’il est le meilleur — à transformer
la « mise en valeur “sexy” ou érotique » et les « poses style Play-Boy » en une audace formelle
inventive et pudique, soit une des plus belles scènes d’amour au cinéma. Il respecte le cahier des
charges : montrer Bardot nue, proposer au spectateur-voyeur le corps de BB dans sa pose la plus
connue, sur le ventre, les fesses emblématiques offertes aux regards — mais pas "les seins qui
dégringolent". Mais il détourne la contrainte commerciale et publicitaire pour développer un hymne
au corps féminin sur le mode du blason érotique et poétique. Le désir est distancié par la durée du
plan, par les filtres de couleur, rouge, blanc et bleu, qui rendent ce corps presqu’irréel, tandis que
le lyrisme de ce poème d’amour est souligné par la musique que Georges Delerue compose pour
le film. Godard remplit le contrat mais à sa façon : en signant cette commande quasi publicitaire de
trois minutes sur le corps de Bardot, il affiche son propre style. D’ailleurs, quand la journaliste du
Monde, Yvonne Baby, lui demande s’il regrette d’avoir tourné cette scène de nu, il proteste en se
justifiant : « Pas du tout. Dans d’autres conditions, j’aurais refusé cette scène, mais ici, je l’ai faite
d’une certaine couleur, je l’ai éclairée en rouge et en bleu pour qu’elle ait un aspect plus irréel, plus
profond, plus grave que simplement Brigitte Bardot nue sur un lit. J’ai voulu la transfigurer parce
que le cinéma peut et doit transfigurer le réel. » La séquence réalisée à reculons, mais que
Godard se réapproprie dans un geste de défi artistique, devient la plus célèbre du film.

3. Malaise dans la beauté, malaise face à l'histoire

C’est en lisant les textes que François Truffaut consacre aux acteurs, et notamment à
James Dean, en 1955-56, que l’on comprend au plus juste ce qu’est l'apparition d'un corps au
cinéma. Et l’effet sensationnel qu’il peut produire, même chez un jeune homme qui aime les
femmes. Car chez Truffaut, à travers sa beauté exaltée par le cinéma, l’acteur devient un corps à
la conquête de la liberté, se mue en un mouvement de pure énergie zébrant l’espace, en une idée
sensuelle incarnée. Cette présence est une forme de ravissement : voir un film signifie,
littéralement, être enlevé par un acteur, être subjugué par sa beauté, être emporté sous son aile
loin, hors du social et placé sous sa protection virile, tomber sous le charme de ces “grands frères
magnifiques”, Bogart, Stewart, Cooper, Fonda, Grant, Dean.
Cette présence de la beauté à l’écran et l'aura rebelle qui l’accompagne, pour un jeune
cinéphile français des années 1950, sont d’abord américaines. Il s’agit même d’un postulat absolu.
Les vedettes masculines peuvent être française, sur lesquelles se construisent les films nationaux,
Gabin, Fresnay, Philipe, Montand, mais la virilité des stars est à Hollywood — tout comme le
glamour chez les vedettes féminines. Le naturel fascinant, qui passe par l’impression corporelle
laissée sur l’écran, par cette forme d’exaltation de la présence pure, ne peut apparaître que dans
des films américains, sûrement attaché à l’underplaying de l’acteur hollywoodien, à l'opposé de la
tradition théâtrale du jeu des acteurs français et européens. On trouve ainsi, dans les textes de la
cinéphilie française des années 1950, une critique extrêmement sarcastique des acteurs français,
dont la présence à l’écran est jugée trop théâtrale pour séduire, si théâtrale qu’elle en est ridicule,
faible, maniérée, défaite de son aura virile. La principale victime de ce rejet est Gérard Philipe.
Autant le comédien incarne sur la scène une jeunesse romantique, rêveuse et engagée dans le
même temps, autant au cinéma il se révèle à l’opposé de la beauté contemporaine de James
Dean ou Marlon Brando. Gérard Philipe, dont Truffaut écrit : “Le pire travers de l’acteur moderne
consiste à montrer qu’il possède l’intelligence du texte. Il faut avoir entendu Philipe réciter des
poèmes pour imaginer le plaisir que l’on pourrait éprouver à étrangler un comédien.” (Cahiers du
cinéma, n°55, janvier 1956).
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Au contraire, le jeune duo hollywoodien, Dean/Brando, incarne à lui seul cette rebellion par la
beauté qui semble le premier signe d'une masculinité nouvelle. James Dean, s’il est évidemment
lié à la mort par l'accident fatal du 30 septembre 1955, est davantage, selon l’expression d’Edgar
Morin dans son livre de 1957, Les Stars, "un demi-dieu du XXe siècle", c’est-à-dire "une créature
de rêve issue du spectacle cinématographique pour devenir un mythe moderne : incarner la
mythologie, voire la magie, dans nos sociétés dites rationnelles"5. James Dean, par sa présence à
l’écran, sa vie devenue publique, dépasse l’acteur traditionnel : il est un "non-acteur
professionnel", distingué par son caractère idéal forgé à partir de sa normalité même, ce qui en fait
un archétype. Dean est immédiatement son propre personnage, en permanence, jusque dans la
vie, il joue son propre rôle : le mythe est inscrit sur son corps, ce qui est nécessaire et suffisant. Il
est la beauté au cinéma, de même qu’il en est la rébellion, contre le "système" et contre
l’Amérique des adultes, qu’il incarne dans le même temps pour le monde entier. C’est sa qualité
"orpheline", celle de l’adolescence comme contradictions et incertitudes incessantes. Dean
n’innove pas, il cristallise et canonise un ensemble de règles vestimentaires et physiques qui
permet à une classe d’âge de s’affirmer dans l’imitation du héros, celle de la "fureur de vivre" et de
la "rébellion sans cause". Le corps en lui se façonne précisément dans l'articulation de la beauté et
de la rebellion. Truffaut l'exprime avec ses mots, au moment de la mort du héros : "Dans James
Dean, la jeunesse se retrouve en beauté rebelle, moins pour les raisons que l’ont dit : violence,
sadisme, frénésie, noirceur, pessimisme et cruauté que pour d’autres, infiniment plus simples et
quotidiennes : pudeur des sentiments, fantaisie de tous les instants, pureté morale sans rapport
avec la morale courante mais plus rigoureuse, goût éternel de l’adolescence pour l’épreuve,
ivresse, orgueil et regret de se sentir “en dehors” de la société, refus et désir de s’y intégrer et
finalement acceptation ou refus du monde tel qu’il est…" (Arts, 26 septembre 1956). James Dean
pour l’Occident est la forme choisie, magnifiée, rêvée, et maudite, malheureuse, de l’initiation
virile : vivre c’est risquer la mort.
C’est également ce risque, en puissance majuscule mais maîtrisée par la force, qu’incarne
au même moment Marlon Brando. Il laisse derrière sa moto — son attribut viril par excellence,
comme au westerner le cheval — le sillage fatal de la mort, "archange vrombissant", "expression
imaginaire de l’adolescence réelle qui ne pouvait exprimer sa fureur de rebelle sans cause qu’à
travers l’équipée motocycliste", écrit Morin. Brando est indissociable de cette vitesse motorisée —
ou de son blouson de cuir, panoplie complémentaire de sa virilité, comme au westerner le blue-
jean et le Colt. Son corps, aussi époustouflant que soufflé, gonflé, répond à ce besoin d’affirmation
de soi par la confrontation à l'extrême danger quotidien. Son destin profond est de lutter
héroïquement contre le risque, les autres, la mort, le conformisme social et humain. C’est Brando
qui, dans L’Equipée sauvage et Sur les quais, entre 1953 et 1955, accapare les tourments du
héros, ses problèmes, sa névrose.

Extrait 7 : l'équipée sauvage, avec Brando

Ce n’est plus le héros lisse, social, épuré, du western classique, puisque le mal extérieur
qui le menaçait est désormais à l’intérieur de sa personne et de son corps. "Il est dans la
contradiction vécue, l’impuissance, l’aspiration, la recherche désespérée", lance Edgar Morin en
conclusion de son livre. C’est pourquoi, Dean et Brando, beaux et rebelles par apparition, sont tout
à la fois des stars mythologiques et des stars problématiques.
Le corps est ici devenu une arme chargée contre la société et ses conventions, contre les adultes
au pouvoir, contre l'histoire et le monde "d'avant". Cette instrumentalisation du corps est encore
accentuée par les descendants paradoxaux du cinéma hollywoodien des années 1950, cet âge
d'or de la beauté virile : les jeunes cinéastes français de la Nouvelle Vague, qui ont construit leurs
héros sur le modèle du duo Dean/Brando, toutefois "européanisé", c'est-à-dire frotté à l'épreuve de
l'histoire et de l'humeur de bile noire.

Extrait 8 : A bout de souffle (Belmondo à l'InterAmericana)

Un "James Dean mélancolique", tel est le héros Nouvelle Vague, de Belmondo à Gérard
Blain, de Trintignant à Ronet, qui n'en incarne pas moins un type d'hyper-masculinité : la virilité du
désarroi. Il existe ainsi une demi douzaine de films de la Nouvelle Vague qui proposent une

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Edgar Morin, Les Stars, réed. Galilée (en version illustrée), 1984, p. 64.
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illustration directe de ces héros du vague à l’âme, tant politique, esthétique, existentiel, que
corporel, une galerie de portraits hussards et désespérés, cyniques et ténébreux, caractérisant
assez justement le style d’oxymore de l’anarchisme de droite, cette posture politique provocatrice
et infantile qui n’est évidemment pas sans lien avec le «talon rouge» d’Ancien Régime, le
muscadin du Directoire, le dandy romantique. Affirmation stylée d'une beauté mélancolique. Mais
contrairement au corps des héros américains, cette hyper-masculinité malheureuse est en Europe
le propre d'une séduction du langage, de la mise, de la pose, et surtout d'un malaise évident face
à l'histoire et à ses engagements. Les Cousins, deuxième film tourné par Claude Chabrol en 1958,
propose ainsi son hussard de la parole autant que du physique : le personnage flamboyant de
Paul, joué avec nonchalance et entrain mêlés par Jean-Claude Brialy, dont le brio virevoltant,
ponctué de brusques accès de désespoir, est assez propre à ce que pourrait être le style “jeune
droite” transposé dans le jeu d’acteur. Tout en lui fait style et sens : son goût immodéré des armes
à feu et des trophées de chasse, son aspect soigné de petit marquis élégant, sa locomotion en
voiture de sport décapotable à travers Paris, jusqu’à son club du Quartier Latin, l’Association, où
les filles, assises autour du comptoir, célèbrent son arrivée en gloussant de plaisir, et puis son art
de la répartie et de la phrase ciselée: "Je suis l’image vivante de l’inanité du travail." Enfin, et
surtout, son amour de la décadence, arpentant au cœur de la nuit des fêtes aux convives ravagés
par l’alcool et lançant, en enjambant avec désinvolture des corps épuisés: "C’est Babylone, c’est
Babylone…"
Bruno Forestier (joué par Michel Subor), dans Le Petit soldat de Jean-Luc Godard, est à sa
manière un étalon de virilité corporelle.

Extrait 9 : Le petit soldat (interrogatoire)

Par son physique brun et louche d'abord, petite frappe, jeune coq, soldat perdu de
l'extrême droite ; par son machisme agressif et séducteur ensuite, dont le pouvoir sur les femmes,
très jeunes et jolies, tient essentiellement dans le mépris souverain, absolu, hypnotique, qu'il leur
porte ; par ses contradictions enfin, qui fondent son désarroi et sa mélancolie : homme de droite
aimant à gauche, idéologue de la supériorité blanche fasciné par les penseurs révolutionnaires ou
ceux de l'anticolonialisme, vouant un culte à l'action tout en restant impuissant à la mettre en
œuvre. C'est un perdant de l'histoire dont l'honneur consiste à perdre avec style.
Mais le plus beau héros hussard de la Nouvelle Vague, sans dérive terroriste mais avec errance
éthylique, au destin tragique et à la séduction maladive, le tout avec élégance, est indéniablement
Alain Leroy, l’homme malheureux du Feu follet, incarné par Maurice Ronet dans le film tourné en
1963 par Louis Malle d’après le roman de Pierre Drieu La Rochelle. Alain est malheureux, c’est un
postulat. Il écrit, mais rature surtout. Il quitte parfois la maison de santé versaillaise, où il est
depuis quatre mois en cure de désintoxication, pour errer nuitamment à Paris au bras de femmes
qu’il fascine par sa beauté triste et sa séduction désespérée. Lui aussi possède certains attributs
obligés du dandysme viril : il aime les armes, les femmes, la mort, les lettres, et vit dans un temps
décalé où le présent fait pâle figure face à un passé où Alain “a commandé”, a “été dans l’armée”,
a vraiment vécu, dans l’action, l’ivresse du plaisir, le saisissement de l’histoire, l’aventure coloniale.
Désormais, tout s’est défait, la pensée comme la vie, la création comme l’action, et Alain Leroy a
décidé de se suicider.

Extrait 10 : Le Feu follet, le suicide final

Il retrouve alors le rictus amer et ironique du Hussard bleu de Roger Nimier, celui des
Enfants tristes, cette génération qui "aura eu vingt ans pour la fin du monde civilisé". Contre l’esprit
de sérieux, face à l’intellectuel engagé, voici le héros Nouvelle Vague : cette impuissance à être
acteur dans son temps fonde sa virilité même, celle du dandy en révolte.
Il est un autre héros dont la beauté rebelle fait office de pamphlet politique, c'est Bruce
Lee. Son corps est en action, tout en action, contrairement à la pose dandy et "parlée" Nouvelle
Vague, et ses muscles bandés signifient non seulement la puissance, mais surtout la révolte. Sa
virilité chorégraphiée en arabesques kung-fu incarne en effet une forme de révolte, celle du tiers-
monde contre la domination des mâles occidentaux à l'écran. Avant la révélation de Bruce Lee, en
1967 dans le rôle de Kato, justicier masqué du Frelon vert, puis sa starification en Big Boss et
autre Fureur de vaincre, enfin sa mort en 1973, à 33 ans, qui le transforme en mythe définitif, le
cinéma non-occidental ne parvenait pas à façonner de héros mondial, éparpillant son identification
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révoltée en virilités locales : Saladin, héros seigneurial du monde arabe grâce au cinéma égyptien,
les demi-dieux parfumés roulant des yeux de velours dans les comédies musicales de
Bollywood,… Bruce Lee, de Hong Kong aux salles des boulevards et de Barbès massivement
fréquentées par un public immigré, des vidéocassettes africaines aux programmes de cinéma bis,
a été adoré par les forçats de la terre parce qu'il donnait enfin une fierté virile à l'athlète venu
d'ailleurs, revanche sur cinquante ans d'apprivoisement colonial du corps exotique.
Le "Petit Dragon", objet d'un culte international fervent, star en quatre longs métrages et
autant de combats d'arts martiaux menés avec une force de conviction étourdissante, est pourtant
Américain de naissance, de passeport, puis, longtemps, de carrière, donnant pour vivre des leçons
de Kung-fu à Los Angeles. Le Frelon vert est encore un film américain, mais c'est en venant
tourner à Hong Kong en 1971, que Bruce Lee va devenir, selon ses propres termes, "la plus
grande star chinoise du monde". Combattant remarquable, toujours à mains nues, le charisme
inégalable du dragon se manifeste par la rapidité et la précision de ses gestes, de ses sauts, de
ses déplacements, rythmés par les coups vifs qu'il assène avec fulgurance. Les fameuses
"techniques volantes", utilisées dès Big Boss en 1971, font sa réputation et soulève les publics les
plus modestes, qui peuvent rêver, à travers elles, à une sorte de justice divine prenant forme
humaine. Son personnage, à partir de La Fureur de vaincre, Chen Chen, est un justicier, il punit
les traîtres, les vicieux, les puissants et les corrompus, mais il est également tragique : il finit par
être tué à son tour, il paye l'addition de sa violence, en démontrant la vanité par l'excès. Ce cycle
vertueux fait son authenticité : Chen Chen est un pur, puisqu'il meurt à la fin…
Bruce Lee lutte aussi et d'abord contre le blanc, et son combat le plus célèbre l'oppose, à la fin de
La Fureur du Dragon, tous muscles bandés et gestes virevoltants, à Chuck Norris, prototype du
héros mâle d'un Occident borné et sûr de lui.

Extrait 11 : La fureur du dragon (duel Lee/Norris)

Face à ce monstre blanc, la densité et la maîtrise physique du Dragon impressionne et


subjugue : il incarne la révolte du frèle et du petit, une sorte de virilité aiguisée offrant par l'écran
un héros au combat asymétrique mené par les pauvres du tiers-monde contre la puissance
américaine, un éloge de la faiblesse retournée en force par une forme virtuose de métissage des
corps combattants.
A sa façon paradoxale, Rambo est également un héros corporel de la marge et de la
révolte. Le personnage de Rambo est né dans un roman pour le moins viril, First Blood, écrit par
un vétéran du Vietnam, David Morrell, juste après la fin de la guerre en 1975. Il y campe un être
primaire mais droit, patriote, né dans l’Amérique sauvage de l’Arizona d’une mère Navajo et d’un
père Allemand — deux peuples de la défaite —, un homme obsédé par la justice et rendu
paranoïaque par le manque de respect dont on ferait preuve à son égard. John Rambo est un
héros de la guerre du Vietnam, multi-médaillé, courageux, combattant hors pair, plusieurs fois
blessé, capturé, torturé dans un camp nord-vietnamien, évadé, réintégré dans l’armée, puis
démobilisé en septembre 1973. Il a évidemment l’impression d’avoir été lâché par l’administration
américaine, la hiérarchie militaire, les hommes politiques, l’opinion publique qui s’est retournée
contre la guerre et les soldats qui la faisaient. Le retour au pays se passe mal, John Rambo ayant
l’impression d’être humilié, son engagement de soldat oublié, sinon nié ou contesté. C’est un
vétéran comme il en exista alors des milliers. Mais il se révolte, et sa guerre, il la transfère depuis
la jungle du Vietnam jusqu’au cœur de l’Amérique, prenant le maquis, retrouvant la nature
sauvage, et combattant par le muscle, l’adresse, la ruse, l’armée américaine qui lui fait la chasse.
La virilité se retourne contre l'Amérique, du moins l'Amérique officielle : c'est la révolte du corps du
peuple face au pouvoir des élites, qui s'incarne dans l'apparence virile et sauvage sculptée par
Sylvester Stallone. Il tient tête, seul, à plus de deux cents soldats qui tentent de le capturer, forme
de revanche sur le pouvoir central américain, les forces fédérales, l’opinion de gauche qui voit en
lui un monstre belliciste.

Extrait 12 : Rambo, first Blood

Pour l’Amérique, il s’agit sans doute du corps héroïque le plus lourd de sens. Le héros est
lancé sur les écrans le 22 juin 1982, au moment où sort Rambo. First Blood, de Ted Kotcheff.
Rambo marque l’histoire : décomplexée, une certaine Amérique redevient primitive, revendique
son aspect guerrier, sa virilité agressive, pour solder les comptes de sa culpabilité impérialiste et
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de sa seule défaite militaire. Rambo est, d'une certaine façon, l'anti-James Bond. Il ne lutte pas
contre l'ailleurs ou le tiers-monde, ni même contre le communisme, contrairement à 007, héros de
la guerre froide. Au contraire, Stallone emprunte au Kung-fu et à Bruce Lee des méthodes de
combats et un corps tout en muscles, ici cependant comme enflé, bodybuildé. Il combat contre la
civilisation, contre l'Amérique trop polie et comme atrophiée. L'agent 007 porte une virilité
fantasmée, rassurante, comme un costume bien coupé, stéréotype d'un corps britannique de
vieille tradition, gouverné par une étiquette ancienne revue et corrigée par le roman d'espionnage
et par les codes de la séduction. Cultivé, hédoniste, Bond est le chevalier de l'amour courtois en
version Guerre froide, et son corps celui de la virilité élégante.
Ce que Rambo et Stallone projettent au contraire, dans l’Amérique des années Reagan —
qu’il va très vite incarner, malgré le fait, ou plutôt parce qu'il œuvre depuis la marge rebelle —,
c’est le tabou qui pesait encore sur l’engagement de l’armée au Vietnam, cet oubli volontaire de la
sale guerre, métamorphosés ici en affirmation déculpabilisée du culte de la force, de la justice
directe, de l’auto-défense et de l’initiative individuelle. Soudain, comme autrefois les soldats de la
Deuxième Guerre mondiale dans certains films bellicistes, un vétéran du Vietnam peut porter avec
une intensité retrouvée les valeurs patriotiques américaines, et les affirmer fièrement à la face de
ceux qui n’y croient plus, qu’ils soient militants pacifistes, politiciens désirant se désengager des
conflits, ou citoyens cherchant à oublier une image honteuse de l’Amérique.
Rambo continue ses aventures en deux épisodes, tournés en 1985 et 1988, exploitant le
succès commercial du premier opus et caricaturant encore ses prises de position viriles et
nationalistes. Dans Rambo 2, il part en mission au Vietnam pour retrouver et sauver des soldats
américains toujours prisonniers dans la jungle, jouant sur une rumeur qui traumatise alors l’opinion
américaine. Puis, dans Rambo 3, le voici lâché en Afghanistan, à la recherche de son ancien
officier, et décimant à lui seul une part de l’armée soviétique. Le personnage réexporte ainsi la
guerre vers les fronts extérieurs, où il est plus facile de la mener au nom de la fierté américaine
retrouvée. Le combattant sauvage qui portait le fer au cœur de l’Amérique se fait désormais le
porte drapeau de l’Empire aux quatre coins du monde, même s’il reste incontrôlable, revêche à
l’administration centrale, farouchement individualiste. Rambo accompagne ainsi le sentiment de
soi de l’Amérique, puissance reconquise au moment où la Guerre froide s’achève en sa faveur,
certitude incarnée par le double mandat de Ronald Reagan (1981-1989). Avant que le terrorisme
islamiste ne mine à nouveau sa confiance. Rambo, c’est donc l’Amérique entre deux malaises,
entre deux doutes : il vient après la chute de l’empire et avant l’effondrement des tours du World
Trade Center. C’est dans cet entre-deux qu’il joue du muscle viril pour faire croire à la puissance
américaine retrouvée.

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