Vous êtes sur la page 1sur 67

Antoine VERLEY

ESRA 3C

Sang, chrome et « pieds joyeux »


Le traitement du corps dans le cinéma de George Miller

Mémoire de fin d’études


Directeur de mémoire : Pierre BERTHOMIEU

1
Remerciements à Pierre Berthomieu, Rafik Djoumi, Delphine Charriaud, Mont-Lang
Colléter, Starfix, le Clavardage

2
Sommaire

Introduction………………………………...…………………………………………………5

I. Oppression et émancipation du corps..............……………………….…………8

A Oppression du corps………………………………………………………........……8

1. La stase, symbole d’oppression………………………………..…………….8


2. Des corps déformés…………………………………………………………10

B Emancipation……………………………………………….….….…………..…....12

1. Les corps agissants apprennent à se défaire de l’oppression………………12


2. Infiniment grand et petit : jeux d’échelles…………………………………..14

II. Le groupe, « corps » malade……………………………………………………17

A. L’unité du groupe………………………………………………………………..…17

1. Des groupes filmés comme un seul corps, métaphore du corps social………17


2. Guérir le corps social dysfonctionnel……………………………………….19

B. Le corps individuel face au groupe…………………………………………………20

1. Le filmage des groupes oblitère l’individualité des corps…………………..20


2. Le Héros face au groupe ……………………………………………………23

III. Autour des corps : objets et machines…………………………………….……26

A. Un rapport problématique des corps aux machines……………………………..…26

1. Les véhicules, instruments de vie et de mort……………………………26


2. Des objets qui augmentent les corps mais les asservissent…………………28

B. Quel traitement des objets ?.......................................................................................29

1. Un rapport sensitif à la matière……………………………………………29


2. Des métaphores visuelles dialoguant avec les corps (étude de cas : Mad
Max : Fury Road).........................................................................................32

Conclusion………………………………………………………………………………........35

Annexes

Documents iconographiques………………………………………………………………….38
Filmographie……………………………………………………...….……………….........…55
Entretien avec Rafik Djoumi………………………………………………………………….56
Index………………………………………………………………………………..................67

3
Introduction

Dans ma vie de spectateur, j’ai longtemps cherché à déterminer ce qui semblait diriger tout
particulièrement mes appétences vers le cinéma de genre. Il s’est naturellement imposé que le
point commun qui unissait cinéma d’action, d’horreur, d’arts martiaux et autres comédies
musicales était un certain rapport au corps des personnages: tantôt magnifié, malmené, porteur
d’une métaphysique, il y est systématiquement placé au cœur des enjeux par une mise en scène
sensitive. La découverte, en mai 2015, de Mad Max : Fury Road a pour moi porté cette
observation à son paroxysme.

Né en 1945 à Chinchilla (Queensland, Australie) de parents immigrés grecs, son réalisateur


George Miller, né George Miliotis, a d’abord entrepris une carrière de médecin avant de se
tourner vers la réalisation cinématographique au sein de la société de production Kennedy
Miller, fondée en compagnie de son ami Byron Kennedy. Le film Mad Max, en 1979, marquera
la découverte de la future star américaine Mel Gibson et rencontrera un succès international,
bien au-delà de celui connu par le commun des films d’« Ozploitation » (comme on nomme les
produits du cinéma d’exploitation australien, caractérisés par une certaine excentricité, à
l’image de l’œuvre de Brian Trenchard-Smith, fameux représentant du genre). La suite, Mad
Max : The Road Warrior (1981), jouit d’une facture plus épique, marque non seulement de son
budget plus confortable mais surtout de la découverte par Miller des écrits du mythologue
américain Joseph Campbell et de sa théorie du monomythe, qui avaient déjà offert à George
Lucas et Gary Kurtz le socle narratif de la première trilogie Star Wars (à partir de 1977) : « I’d
never seen a Kurosawa movie, yet the Japanese said Mad Max is a samurai and that’s why he’s
successful in Japan. Someone in Iceland told me it’s exactly like the wandering loner in Viking
folklore. I began, for the first time, to question this process we call “storytelling”. (…) The
person who shone the great floodlight on all this was Joseph Campbell through his discourses
on mythology. He went well beyond Jung or anybody else1. ». (« Je n’avais jamais vu de film
de Kurosawa, et pourtant des japonais ont dit que Max était un samouraï, ce qui expliquait son
succès au Japon. Quelqu’un en Islande m’a dit qu’il était exactement similaire au voyageur
solitaire du folklore viking. Pour la première fois, j’ai commencé à remettre en question ce
processus que l’on nomme « la narration ». (…) La personne qui a clarifié tout cela est Joseph

1
George Miller, “Shadow and Substance : George Miller in Conversation with Daphne Paris”
in Projections : A Forum For Film Makers, Issue #2 sous la direction de John Boorman &
Walter Donohue, Faber & Faber, 1993, p.11
4
Campbell via son discours sur la mythologie. Il est allé bien plus loin que Jung ou qui que ce
soit d’autre. »).

Le succès de ce second volet, qui poussera plus avant la veine dystopique du premier au point
de poser les codes du genre post-apocalyptique, inspirera à Steven Spielberg de proposer à
Miller la réalisation d’un segment sur le film La Quatrième Dimension, hommage collectif à la
série homonyme (auquel ont également contribué John Landis, Steven Spielberg et Joe Dante)
en 1983. La mort tragique de son ami Byron Kennedy amènera Miller, profondément affecté, à
déléguer une partie de la réalisation de Mad Max : Au-delà du dôme du Tonnerre, troisième
volet des aventures de Max, à George Ogilvie. Miller se concentrera quelques années durant
sur la production télévisuelle, avant de retourner aux Etats-Unis pour y tourner la comédie Les
Sorcières d’Eastwick (1987). Fatigué par les jeux politiques en place à Hollywood, il retournera
à la production télévisuelle dont il ne sortira qu’en 1992, inspiré par l’histoire vraie de la famille
Odone pour tourner le drame médical Lorenzo. Il écrira et produira ensuite la fable animalière
Babe : Le Cochon devenu Berger, dont il délèguera la réalisation à Chris Noonan ; la suite,
Babe 2 : Le Cochon dans la Ville, qu’il réalisera en 1998, connaît un échec commercial cuisant.
Il débute dès l’année suivante l’écriture d’un quatrième volet des aventures de Mad Max, sans
cesse repoussé, avant de se lancer dans l’animation avec le diptyque Happy Feet dont le premier
(2006), couronné d’un Oscar du meilleur film d’animation, connaît un succès critique et
commercial, à l’exact inverse du second (2011). Mad Max : Fury Road finit par sortir en 2015,
le comédien britannique Tom Hardy remplaçant Mel Gibson dans le rôle principal.

La carrière de Miller est marquée par une constance dans le traitement scénique du corps et des
thématiques qu’il implique. Cette constance survit à la versatilité du cinéaste, puisqu’elle se
trouve autant dans une série de films d’action d’une violence inouïe (Mad Max et ses suites)
que dans un drame familial (Lorenzo) ou des comédies musicales animées (Happy Feet et sa
suite). Elle brille également, en mon sens, par sa transparence. En effet, a contrario, par
exemple, d’un David Cronenberg, prolixe en exégèses de la corporéité qu’on trouve au centre
de son œuvre, Miller y semble rétif. En interview, il parlera bien plus volontiers de mythologie,
d’expérience de tournage, et, en bon héritier du cinéma classique, laissera ses films s’exprimer
d’eux-mêmes.

Ainsi ce cinéma montre-t-il les corps de ses personnages comme victimes d’un asservissement
dont ils devront se défaire par des exploits physiques ; Il les contextualise au cœur d’un même
corps social qui, s’il est le lieu d’une constante renaissance, présente néanmoins le danger
d’oblitérer les corps des individus qui le constituent. Enfin, il met ces corps en relation avec des
5
objets et des machines, relation qu’il renforce en les plaçant dans des mondes aussi tangibles
que possible, et en les faisant métaphoriquement dialoguer avec les corps.

6
I. Oppression et émancipation du corps

A. Oppression du corps

1. La stase, symbole d’oppression.

L’oppression est au centre de tous les films de Miller, quels que soient leurs genres et leurs
registres. Elle y est exercée par des pouvoirs politiques, des chefs de bandes, des faux prophètes,
ou même des systèmes sclérosés : « Le corps médical, comme toute institution, est victime d’une
terrible inertie2 », déplore-t-il en interview au moment de la sortie de Lorenzo. Je n’ai aucun
mal à imaginer que l’inertie puisse être considérée comme un péché capital par un réalisateur
dont les films placent le mouvement physique au cœur des enjeux et de la mise en scène.

Père du genre post-apocalyptique, ou tout du moins de sa déclinaison cinématographique dont


l’influence est la plus incontestable, Miller peint avec la saga Mad Max des mondes où « on
manque de la chose la plus précieuse : du pétrole, de l’énergie3», dit Philippe Manœuvre en
1984 sur le plateau de Mad Max : Au-Delà du Dôme du Tonnerre pour résumer la saga aux
téléspectateurs du magazine les Enfants du Rock. Volontairement ou non, l’emploi du mot
« énergie » y est somme toute un parfait résumé du mal qui ronge le monde des Mad Max : La
fin de ce monde y a été causée par l’apathie. « En dépeignant une humanité dévastée et rendue
à l’état sauvage, le genre stimule paradoxalement des pulsions vitales4 », dira Rafik Djoumi
dans l’émission BiTS.

C’est pour cette raison que les fluides, voués par les lois de la biologie et de la physique à
s’écouler dans un mouvement permanent, sont au cœur des enjeux de la saga Mad Max, tout
principalement du dernier volet, Mad Max : Fury Road : eau, essence, nitroglycérine, lait
maternel, sang, tous ces liquides associés à la vie, ou en tout cas à l’énergie, au mouvement,
sont aliénés pour les pouvoirs en place. Le tyran Immortan Joe, porteur en son nom même d’une

2
George Miller, « Entretien avec George Miller : Entre raison et passion », Positif n°386,
avril 1993, p.13
3
Philippe Manœuvre, Les Enfants du Rock, Antenne 2, 1984
https://www.youtube.com/watch?v=V4ibwA_x1Fg
4
Rafik Djoumi, BiTS - ARTE, épisode « Post-apo », Arte Creative, La Générale de
Production, 13 mai 2015
7
négation du mouvement permanent qu’est la vie, y ouvre et ferme les vannes d’eau selon ses
désirs.

L’enfant Lorenzo est, lui, dans une stase du fait de sa maladie incurable. Une des étapes de son
immobilisation est sa chute de l’escabeau devant l’arbre de Noël , filmée dans un ralenti faisant
ressentir la pesanteur de son corps. La caméra épouse le mouvement décrit par son corps,
occasion d’un bouleversement du cadre (un débullé extrême au niveau du sol, qui évoque les
cadrages les plus atypiques d’Un Crime dans la Tête (The Manchurian Candidate, 1962) de
John Frankenheimer) rejoignant non seulement la douleur et la confusion de l’enfant, mais,
d’une certaine manière, prenant acte d’un bouleversement de nature « cosmique » (Doc 71A-
B5). Dans le premier Mad Max, l’épreuve suprême que connaît le personnage (avant de l’infliger
à un malfrat qu’il menottera à une voiture) est son immobilisation sur une route, filmée au
niveau du sol : il est alors privé de mouvements.

A plusieurs reprises, Miller montre également l’aliénation du personnage par son propre corps.
Dans Happy Feet 2, lorsque le manchot Erik souffre une terrible humiliation liée à son
incapacité à danser, il se met à uriner de manière incontrôlable : la vie organique, fonctionnelle
de son corps échappe à son contrôle. Dans un autre registre, dans Lorenzo, Augusto Odone
(Nick Nolte), torturé par le désespoir à l’annonce de la maladie irréversible de son fils, glisse
dans l’escalier sans même chercher à cesser sa chute, démultiplié par une succession de plans
en fondu enchaîné. De la dégringolade qui clôt le Mouchette (1967) de Robert Bresson, Vincent
Amiel parle en ces termes : « Il y a là un « laisser-aller », un « lâcher de corps », comme on
dirait d’un lâcher de ballon, qui soudain replace l’affect corporel au premier plan (…)6 » ;
c’est précisément cela qui a lieu ici. Submergé par les émotions, le personnage disparaît pour
ne devenir plus qu’un corps passif en proie à la gravité.

De même, Nightmare At 20,000 Feet montre les turbulences à l’intérieur de l’avion (Doug
Headline, dans Starfix, s’étonne que « Miller, pourtant spécialiste des grands espaces, [ait]
pris en charge la partie la plus claustrophobe du film7 » : cette appétence pour les extérieurs
ne rend pourtant le réalisateur que d’autant plus apte à converser avec la claustrophobie du
personnage et à la communiquer au spectateur) par des mouvements continus de steadycam
(effectués par son inventeur, l’opérateur Garrett Brown) qui donnent cette impression de

5
Les documents présentés sous cette forme renvoient à des documents iconographiques en
annexe, page .
6
Vincent Amiel, Le Corps Au Cinéma, PUF, 1998, p.24
7
Doug Headline, Starfix n°6, juillet 1983, p.54
8
tangage sans laisser le spectateur soupçonner qu’ils sont le fruit d’un geste humain : ils montrent
des corps malmenés par un environnement instable, face auquel tous sont impuissants.

2. Des corps déformés.

L’oppression est représentée par Miller par une déformation, physique ou purement optique,
des corps. Furiosa (Mad Max : Fury Road) n’a qu’un bras, le chien Flealick (Babe 2 : Le
Cochon Dans La Ville) n’a pas de pattes arrière. Ses films entretiennent ainsi un certain rapport
au grotesque, dont témoigne, par exemple, l’amputation au boomerang traitée sur un mode
comique dans Mad Max : The Road Warrior. Le peuple opprimé de Mad Max : Fury Road est
constitué de pauvres estropiés et malades évoquant les Freaks de Tod Browning. Ainsi, Jean-
Baptiste Thoret dira du film qu’il « scelle l'étonnante rencontre entre Terry Gilliam, Chuck
Jones (créateur de Bugs Bunny, Daffy Duck…) et Freaks.8 » La référence se trouve également
chez les animaux de Babe 2 : Le Cochon dans La Ville, organisés dans un cirque sous la
domination de l’orang-outan Thelonius. A ce propos, la bizarrerie des clowns semble à ce titre
intéresser grandement le réalisateur, via les maquillages post-apocalyptiques des Mad Max et
la présence de clowns véritables dans Lorenzo et Babe 2 : Le Cochon dans La Ville (sous les
traits inquiétants de Mickey Rooney).

Il est à ce titre intéressant de remarquer que Miller montre une certaine affection pour les
physiques atypiques, dont Babe 2 : Le Cochon dans La Ville (dont le registre héroï-comique
n’est sans évoquer un autre auteur de la même génération associé à un cinéma populaire festif
et anarchique, Joe Dante), fourmille d’exemples parlants, en particulier l’embonpoint d’Esme
(Magda Szubanski) et les quelques visages porcins croisés par les personnages durant leur
périple. Le people-eater, au nom explicite, de Mad Max : Fury Road, est une masse de chair
inhumaine ; Rictus Erectus (Nathan Jones), le colossal fils d’Immortan Joe et son frère atteint
de nanisme (Quentin Kenihan), l’ironiquement nommé Corpus Collossus (sic), sont d’autres
exemples.

Dans son sketch pour le film La Quatrième Dimension, Nightmare At 20,000 Feet, le
personnage de John Valentine (John Lithgow, reprenant le rôle interprété dans la série par
William Shatner), souffrant des turbulences de l’avion, a le visage déformé par la peur et la

8
Jean-Baptiste Thoret, « Cannes 2015 : Chapitre 1 », Charlie Hebdo, 20 mai 2015
9
paranoïa. Miller va ainsi jusqu’à reprendre un plan du premier Mad Max qui montre, le temps
d’une poignée de photogrammes, les yeux littéralement exorbités du personnage (Doc 15).
Pendant la totalité du métrage, il sera filmé dans un grand-angle qui étire ses traits (Doc 16), lui
donnant presque un air de possédé, participant grandement de cette mise en scène de
l’aliénation.

L’iconographie religieuse n’est d’ailleurs jamais loin, comme le constatait Laurent Vachaud
dans sa critique de Lorenzo pour Positif : « L’enfant nous apparaît ainsi successivement comme
un saint martyr en proie aux stigmates ou comme un possédé du démon (toute l’ouverture
africaine du film évoque d’ailleurs L’Hérétique [(Exorcist II : The Heretic, John Boorman,
1977)].9 » La comparaison n’est pas anodine, car, de l’aveu de Miller, « A un autre niveau, c’est
aussi un film d’horreur.10 » Les Odone fournissent par ailleurs à Miller, par leur nationalité
(italienne), une occasion d’utiliser l’iconographie inhérente à la culture catholique latine pour
mettre en scène le martyre et la rédemption de Lorenzo via une stylisation baroque : des airs
d’opéra accompagnent sa souffrance, le film se clôt sur un plan du plafond de la chapelle
Sixtine. L’iconographie christique sera convoquée par Miller à de nombreuses reprises lors de
films ultérieurs, tout d’abord lors de la traversée du désert de Max dans Mad Max : The Road
Warrior qui, jerricans portés sur les épaules, évoque la montée au Golgotha (Doc 14) ; puis
dans Babe : Le Cochon dans la ville, qui offre un simulacre d’eucharistie tout à fait inattendu
dans un film pour enfants.

Dans le premier Mad Max, l’immobilisation physique du personnage de Max sur le bitume sera
doublée d’un véritable martyre d’une grande cruauté, dont la douleur sera lisible sur son visage.
Moyennant quoi, j’ai peine à ne pas voir dans les choix de carrière à venir de Mel Gibson,
marqués par un dolorisme récurrent (ses rôles dans l’Arme Fatale 1 & 2 (Lethal Weapon, 1987,
Lethal Weapon 2, 1989), Maverick (1994), Braveheart (1995), Complots (Conspiracy Theory,
1997), Payback (1999), The Patriot (2000), Ce que Veulent les Femmes (What Women Want,
2000), Le Complexe du Castor (The Beaver, 2011), et la réalisation de La Passion du Christ
(Passion of The Christ, 2004), confinant au torture porn) allègrement moqué par la série South
Park, une communauté d’esprit troublante avec l’œuvre de son mentor.

9
Laurent Vachaud, « Lorenzo : la nuit des étoiles filantes », Positif n°386, avril 1993 p.7
10
George Miller, « Entretien avec George Miller : Entre raison et passion », propos recueillis
par Laurent Vachaud et Michel Ciment, Positif #386, op. cit., p.10
10
B. Emancipation

1. Les corps agissants apprennent à se défaire de cet asservissement.

Ils y parviennent par des prouesses physiques iconisées par la mise en scène. Les enfants au
début de Lorenzo jouent au cerf-volant, sont caractérisés par un plan d’ensemble de profil
montrant leur course, leurs mouvements libres. Montrés en silhouette, ils représentent l’image
d’un paradis perdu avec laquelle viendront contraster celles de la souffrance de Lorenzo dans
la suite du film (Doc 8).

Un exemple éloquent est la chute libre du manchot Mumble dans Happy Feet, magnifiée par la
mise en scène : la caméra virtuelle le suit tout d’abord de face, avant de s’écarter et de ralentir
pour filmer son profil, puis de le suivre par derrière, comme pour capturer dans son intégralité
l’étendue de son mouvement, le relief de son corps véritablement accompli dans cet instant de
liberté, de « lâcher-prise » (Doc 18A-D).

Pour le jeune Lorenzo, la prouesse physique, ramenée à l’échelle de son handicap, sera le simple
mouvement d’un doigt, sur lequel la mise en scène insistera par des gros plans réguliers, avec
lesquels seront alternés des vue subjectives de l’enfant, montrant le regard empli d’espoir de
ses parents (Doc 9A-B).

La quasi-totalité des films contiennent des courses-poursuites, marque de l’influence profonde


du cinéma classique sur Miller, qui parle de son premier film en ces termes : «For me it was
pure cinema… Action films truly are. I loved all the classic film chases, the chariot races in
Ben Hur, and the classic comedies of Harold Lloyd, and particularly Buster Keaton, because it
was pure film language. So we thought we’d make a film where, as Hitchcock said, they
wouldn’t need subtitles in Japan11. » («Pour moi, [Mad Max] était du pur cinéma… C’est ce
que sont tous les films d’action. J’aimais toutes les poursuites du cinéma classique, les courses
de char de Ben Hur, les comédies classiques d’Harold Lloyd, et surtout Buster Keaton, parce
que c’était du langage cinématographique pur. C’est pour ça qu’on a décidé de faire un film
qu’on pourrait, comme disait Hitchcock, montrer au Japon sans sous-titres.»

11
George Miller, “Shadow and Substance : George Miller in Conversation with Daphne
Paris” in Projections : A Forum For Film Makers, Issue #2 sous la direction de John Boorman
& Walter Donohue, Faber & Faber, 1993, p.11
11
C’est donc peu dire que les films de Miller mettent en scène une méfiance vis-à-vis des mots,
dont témoigne le nombre limité de dialogues dans les films de la saga Mad Max. Miller, ainsi
qu’un Stanley Kubrick avant lui, est conscient des limites du langage parlé et s’attache à
rechercher des modes d’expression supérieurs. Ainsi, dans Happy Feet, Mumble tente de
communiquer avec les humains par la parole, mais c’est finalement le langage universel du
corps, la danse, qui le lui permettra. Ce n’est qu’un exemple du fait que, pour Rafik Djoumi, « il
y a donc une prédominance du rôle du corps dans le cinéma de Miller, qui est due à sa volonté
de parler de l’essence sans avoir recours à des dispositifs artificiels comme le langage, ou des
dispositifs limitatifs comme la raison12. » Dans le même ordre d’idées, le « feral kid », l’enfant
sauvage de Mad Max : The Road Warrior, n’a pas de langage, s’exprime par des bruits de
bouche spontanés, animaux, et des exploits physiques (lancer de boomerang, acrobaties).
L’animalité qui le caractérise est aussi marquée par un tempérament profondément sensitif : il
touchera de manière répétée, fasciné, les pales de l’hélicoptère, et éprouvera une joie
incontrôlable au son de la boîte à musique, se fendant de rires rauques.

En revanche, ceux qui perpètrent l’oppression sont, eux, comme coupés du monde sensible :
Lord Humungus, dans Mad Max : The Road Warrior, porte un masque qui lui couvre
intégralement le visage, tout comme le tyrannique Immortan Joe de Mad Max : Fury Road, où
le people-eater (« mange-personnes » interprété par John Howard) est privé d’odorat et, le
Bullet Farmer (« fermier des balles » interprété par Richard Carter) est rendu aveugle par une
explosion.

Pour la scène d’action qui marque le climax de Babe 2 : Le Cochon dans La Ville, témoignage
du registre héroï-comique qui parcourt le film, Miller revisite avec humour le combat à
élastiques du Dôme de Tonnerre de Mad Max : Au-delà du dôme du Tonnerre. Les deux mettent
en scène le fantasme d’un corps libéré de son poids, à l’image de la mise en scène aérienne du
cinéaste.

L’action physique de Mad Max : Fury Road est magnifiée tant par la mise en scène que par le
montage : Miller et sa monteuse (et épouse) Margaret Sixel ont recours, dans les premières
scènes du film, à des effets d’accélération qui non seulement évoquent la cadence de prise de
vues du cinéma muet cher au cinéaste, mais montrent également la confusion du personnage de
Max. Christophe Gans, dans son panégyrique de Mad Max : Fury Road, saluera cette
iconisation des exploits physiques : « Dans Fury Road, le corps humain est replacé au centre

12
Voir annexe : Entretien avec Rafik Djoumi
12
du jeu, du spectacle. L’investissement du cascadeur est revalorisé à travers la mécanique
filmique13. » Etonnamment, le don physique ultime du héros, dans ce film qui valorise tant la
prouesse physique, ne se fera pas sous cette forme, mais sous celle, éminemment christique,
d’un don de sang (nouvelle itération de l’allusion eucharistique vue plus tôt). Selon Gans à
nouveau : « La façon dont Max est montré comme étant le donneur universel est à prendre au
sens strict du terme : quand il donne son sang à Furiosa, il lui donne également une partie de
ce qu’il est, une partie de SA mythologie.14 » Peu loquace le reste du métrage, il révèle d’ailleurs
son nom à Furiosa en accomplissant cet acte. Il y a ainsi une notion de transmission, de transfert
d’identité qui passe par un acte médical, la transfusion sanguine.

Ce rapprochement évoque tout naturellement celui opéré par Joseph Campbell entre médecins
et mentors des mythes, dont je peux sans peine imaginer qu’il ait touché le cinéaste d’une
manière tout à fait personnelle : « Le médecin est le maître actuel du royaume mythologique, il
est celui qui sait tous les secrets, qui connaît toutes les formules magiques. Son rôle est
précisément celui du sage vieillard des mythes et des contes de fées qui, de ses conseils, aide le
héros à surmonter les épreuves et les terreurs qui jalonnent l’aventure mystérieuse. C’est lui
qui apparaît et montre du doigt l’épée magique fulgurante qui terrassera le dragon-terreur ;
c’est lui qui parle de l’épée lointaine du château aux trésors, qui applique un baume salutaire
sur les blessures dont le héros allait mourir, et qui, finalement, le renvoie, vainqueur, au monde
de la vie quotidienne, après sa grande aventure dans la nuit enchantée.15 »

2. Infiniment grand et petit : jeux d’échelle

Les personnages des films de Miller accèdent à la connaissance de leur condition (et
subséquemment à leur libération) par une connaissance de l’infiniment grand et de l’infiniment
petit, mise en scène par des jeux d’échelles. L’ouverture d’Happy Feet, plan de la planète Terre
vue de l’espace dans lequel résonnent des chansons entremêlées, évoque celle de Contact
(1997) de Robert Zemeckis, tout comme les mentions de vie extraterrestre (« aliens ») qui
parcourent le film, reliefs probables du travail préparatoire effectué par Miller sur le projet
d’adaptation du roman Contact de Carl Sagan dans les années 90, quelques années avant que le

13
Christophe Gans, “Mad Max : Fury Road”, Mad Movies n°286, juin 2015, p.24
14
Christophe Gans, “Mad Max : Fury Road”, op. cit., p.24
15
Joseph Campbell, Le Héros Au Mille et Un Visages, trad. Henri Crès, éditions Oxus, 2010
(première éd. 1948), p.32
13
projet finisse par échoir à Zemeckis. Les personnages des films de George Miller tournent
d’ailleurs souvent leur regard vers les étoiles, durant la nuit de Saint Lorenzo dans Lorenzo, ou
la nuit américaine de Mad Max : Fury Road. Ce comportement est un reflet de la passion du
cinéaste pour les mythes cosmogoniques.

A cet égard, Happy Feet 2 est un film éminemment cosmogonique, qui s’ouvre en ces termes
prononcés par le manchont Lovelace : « Brothers and sisters, penguins all, everything in this
world, no matter how big, no matter how small, is connected in ways we never expected. »
(« Mes frères et soeurs, manchots de tous horizons, toutes choses en ce monde, si grandes
fussent-elles, si petites fussent-elles, sont connectées par des liens qui nous dépassent. » La
thématique principale du film est ainsi posée. Davantage que le premier volet, il lui arrive de
faire exister dans le même plan des corps de diverses tailles, grâce aux possibilités offertes par
l’animation. Un exemple frappant est un plan qui montre Will the Krill (« Will la crevette »),
la crevette portée dans la bouche d’un poisson que le macareux Sven en vol tient dans son bec
(Doc 10A-E). Le plan est constitué de trois échelles principales : la première est un gros plan
qui montre Will (amenant l’attention du spectateur sur son parcours initiatique et sa lutte pour
la survie), la seconde un plan plus large de Sven portant le poisson (amenant l’attention du
spectateur sur la situation comique de ce personnage, Dom Juan volant pour apporter le poisson
à Gloria), pour terminer sur un plan d’ensemble (montrant l’ensemble de la communauté,
amenant l’attention du spectateur sur la situation du groupe). De ce fait, en montrant des corps
d’échelles différentes dans un plan non découpé, Miller fait également cohabiter leurs enjeux
respectifs dans l’esprit du spectateur, bien qu’ils ne fussent pas directement liés, et attire
l’attention du spectateur sur leur appartenance à une seul et même totalité cosmique. Le film
porte cette logique cosmogonique à son paroxysme lorsqu’il montre, sans davantage
d’explication, des plans d’aurores boréales, puis d’étoiles, puis de galaxies et de nébuleuses, à
un point qui évoquerait presque le Tree of Life de Terence Malick, sorti la même année (avec,
en lieu et place du Lacrimosa de Zbigniew Preisner, le Bridge of Light de Pink !), dans son
rapprochement quasi-panthéiste des mouvements qui régissent l’infiniment grand et
l’infiniment petit (Doc 4A-G).

Cette correspondance entre le microcosme et le macrocosme existe déjà en germe dès le premier
Mad Max, qui précède pourtant la « prise de conscience campbellienne » de Miller : les routes
interminables de l’outback australien, au centre de la dramaturgie du film, sont filmées de
manière à en accentuer la perspective, et à appeler tout naturellement l’imaginaire du spectateur
(Doc 6A-B). Le cinéaste mexicain Guillermo del Toro (Le Labyrinthe de Pan (El Laberinto del

14
Fauno), 2009 ; Pacific Rim, 2013…) s’est ainsi avoué frappé par la dimension mythologique
du film à l’époque de sa sortie : « I thought I had understood the alchemy of cinema. (…)
Australia had become a place of mythical proportions16. » (« J’ai alors cru avoir accédé à la
connaissance de l’alchimie du cinéma (…) L’Australie était devenue un lieu de proportions
mythologiques. »)

Un motif dont sa filmographie compte plusieurs occurrences viendra parfois appuyer ce jeu de
correspondances entre le microcosme et le macrocosme : un plan de Lorenzo montre, dans le
fond du cadre, la mère du jeune garçon lui crier à l’oreille (Doc 2A) : ce membre impuissant
apparaît au premier plan, bord cadre droit, et occupe toute la verticalité. Babe 2 : Le Cochon
dans La Ville, lui, montre l’orang-outan Thelonius au fond du cadre tandis que son poisson
rouge, au premier plan, occupe une échelle plus grande encore (Doc 2B). L’effet rappelle les
jeux d’échelles particulièrement vertigineux pratiqués par Steven Spielberg au sein des cadres
du Bon Gros Géant (The Big Friendly Giant, 2016) qui, outre leur virtuosité et leurs qualités
ludiques, amènent le spectateur à prendre conscience des différentes échelles auxquelles se
déroule l’histoire à laquelle il est en train d’assister.

C’est en mon sens l’une des raisons pour lesquelles le cinéma de Miller tend à favoriser les
courtes focales (en plus, comme vu plus tôt, de la déformation optique grotesque des corps
qu’elles occasionnent, et de la démultiplication de l’impact des mouvements qu’elles offrent),
en ce qu’elles permettent d’accentuer ces jeux d’échelles même au sein d’espaces clos et
réduits. Mon opinion est que cette préférence pour la courte focale rejoint la vision qu’a George
Miller du métier de cinéaste: « La différence entre la médecine et le cinéma est qu’en médecine
vous devenez de plus en plus « spécialisé », vous finissez par savoir tout dans un seul domaine,
alors qu’au cinéma vous tendez à connaître un petit nombre de choses dans tous les
domaines.17 » La première conception m’évoque ainsi la longue focale, qui permet de filmer un
point précis de manière plus concentrée et détaillée, et la seconde la courte focale, qui, si elle
transmet les différents détails d’un objet avec moins de précision, permet néanmoins de capturer
son environnement dans un angle large.

16
Guillermo del Toro, « Mad George », entretien paru sur le site Variety, 2015
http://feature.variety.com/mad-max/
17
George Miller, propos recueillis en septembre 1985 par Michel Ciment, « Autour de Mad
Max », Petite Planète Cinématographique, Stock, 2003, p.495
15
II. Le groupe, « corps » malade

A. L’unité du groupe

1. Des groupes filmés comme un seul corps, métaphore du corps social.

« Ancien médecin, George Miller ausculte dans ses films la société malade, qu’elle soit
australienne ou américaine, et s’en prend aux pouvoirs constitués, politiques, économiques ou
scientifiques. »18 C’est cette intuition de Michel Ciment, réminiscence du vœu de Friedrich
Nietzsche d’être « philosophe comme médecin de la civilisation19 », qui m’autorise à déceler
chez George Miller une métaphore filée du groupe comme corps, de même que cette réplique
d’un notable d’Eastwick dans Les Sorcières d’Eastwick : “We are the same people, the same
body, the soul, the hands and the feet of our fathers, fighting the wars on modern vice. What
was it that tied these people together? What was it that made them not a loose gathering of
individuals, but a single body?” (« Nous sommes le même peuple, le même corps, l’âme et les
pieds de nos pères, combattant le péché du monde moderne. Qu’est-ce donc qui liait ces
gens les uns aux autres ? Qu’est-ce donc qui faisait d’eux, non un agrégat lâche d’individus,
mais bien un seul et même corps ? »)

Mad Max : Au-delà du dôme du Tonnerre met en scène une société clairement divisée entre
travailleurs et décideurs, figurée par le personnage de Masterblaster : nain (Master) juché sur
les épaules d’un colosse (Blaster), il est considéré par tous comme une seule et même personne.
Le personnage du « collector » expose ainsi ses projets à Max : « We want to keep the brain,
dump the body » (« nous voulons garder le cerveau et abandonner le corps »), évocation
imagée d’une société de classes binaire, rappelant l’apologue des mains et du ventre, que Tite-
Live (puis Shakespeare dans Coriolan) prête à Ménénius Agrippa et qui utilise également la
métaphore d’une dualité corporelle pour définir la société :

« Dans le temps où l'harmonie ne régnait pas encore comme aujourd'hui dans le corps humain,
mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps
s'indignèrent de ce que l'estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur ministère,

18
Michel Ciment, Petite Planète Cinématographique, op. cit., p .491
19
Friedrich Nietzsche, Nietzsche, Friedrich. Fragments posthumes, Eté 1872-hiver 1873-
1874, Gallimard, 1990, p. 290
16
tandis que, tranquille au milieu d'elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu'elles lui
procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la
nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur
ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps
tout entier tombèrent dans une extrême langueur. Ils virent alors que l'estomac ne restait point
oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties
du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les
veines, après l'avoir élaboré par la digestion des aliments.20 . »

Les Sorcières d’Eastwick compte également dans ses thématiques la prégnance de la


communauté, notamment une scène où le groupe assiste à un discours et s’endort comme un
seul homme ; le filmage alterne, via des fondus enchaînés, entre des plans frontaux du public
et de l’orateur, comme pour comparer deux corps en vis-à-vis. Il est d’ailleurs aisé de voir ce
qui a pu plaire à Miller dans ce scénario de Michael Cristofer, librement adapté du roman
homonyme de John Updike (1984) : critique des dysfonctionnements du corps social, registre
burlesque débridé, émancipation des corps. Même si le cinéaste lui-même se souvient
principalement de cette expérience de tournage comme d’une lutte permanente et éprouvante
contre les pouvoirs décisionnels hollywoodiens, celle-ci ne l’empêcha pas d’opérer en pleine
possession de ses moyens, servi par une distribution (Jack Nicholson, Michelle Pfeiffer, Susan
Sarandon, Veronica Cartwright, Richard Jenkins…) et d’une équipe artistique (musique de John
Williams, photographie de Vilmos Zsigmond, maquillage et effets visuels de Rob Bottin…)
proprement remarquables.

Dans Mad Max : Fury Road, une immense bouche antropomorphe s’ouvre pour abreuver le
peuple situé en contrebas, comme s’il s’agissait d’un seul et même corps. Cette partie du
métrage fait fréquemment l’objet d’une comparaison fort juste à Metropolis (1927), en ce que
l’œuvre de Fritz Lang filme fréquemment le corps social comme, justement, un seul corps, qui
obéit à des pulsions inconscientes. « With my scientific background, I took a phenomenological
view of the world, everything was cause and effect. Now I had concrete evidence of what Jung
called “the collective unconscious”. That really was the big shock of my life and I came to it
through the practice of film-making21. » (« Mon bagage scientifique m’avait toujours amené à

20
Tite-Live, Histoire romaine. Traduction nouvelle, II, 32, Garnier- Flammarion, 1995
21
George Miller, “Shadow and Substance : George Miller in Conversation with Daphne
Paris” in Projections : A Forum For Film Makers, Issue #2 sous la direction de John Boorman
& Walter Donohue, Faber & Faber, 1993, p.11
17
adopter un point de vue phénoménologique sur le monde, tout n’y obéissait qu’à une relation
de cause à effet. Puis j’ai eu une preuve concrète de ce que Jung nomme ‘l’inconscient
collectif.’ C’était réellement le plus grand choc de mon existence, et j’y ai été amené par la
pratique de la réalisation d’un film. »).

2. Guérir le corps social dysfonctionnel.

Cette analogie entre le corps social et le fonctionnement d’un corps physique trouve son écho
chez Joseph Campbell : « L’âme et le corps social doivent être le siège – si nous voulons
connaître une longue survie – d’un continuel « retour de la naissance » (palin genesis) afin
d’annuler les récurrences inexorables de la mort22. » Continuel, ce « retour de la naissance »
l’est effectivement pour George Miller, dont nombre d’histoires s’organisent en cycles.

En mon sens, c’est d’ailleurs pour cette raison que la majeure partie de sa filmographie est
constituée de suites (Cinq au total, sur neuf longs métrages : les trois suites de Mad Max ; Babe
2 : Le Cochon dans La Ville ; Happy Feet 2) : cela fait écho au dicton terriblement pessimiste
qu’affectionne tout particulièrement Miller selon lequel « le héros d’hier est le tyran
d’aujourd’hui ».. « Les échecs de la science, du progrès, se traduisent par des carcasses
d’avions (Mad Max 3), de bolides en tout genre (Mad Max 2), jusqu’au corps moribond d’un
enfant inguérissable (Lorenzo)23. », observera Yannick Dahan. Tous ses films présentent donc
des mondes où le changement apporté par le héros est amené à devenir obsolète, voire
franchement néfaste.

Ainsi, sans être nécessairement l’antithèse absolue de leurs précédents volets respectifs, ces
suites témoignent donc d’une nécessité de rebattre les cartes, et à mettre en place ce fameux
« retour de la naissance » campbellien. Aussi la première ligne de dialogue de Babe 2 : Le
Cochon dans La Ville est-elle un apophtegme solennel du narrateur qui, pour trivial que semblât
son objet, ne détonnerait pas dans les pages du Héros aux Mille et un Visages : « The first
hazard for the returning hero is his fame : the adulation can spin you quite giddy. » (« Le

22
Joseph Campbell, Le Héros Au Mille et Un Visages, trad. Henri Crès, éditions Oxus, 2010
(première éd. 1948), p.32
23
Yannick Dahan, « George Miller : A la recherche de l’homme perdu », Positif avril 1999
#458 pp 95-96

18
premier danger que rencontre le héros à son retour est sa renommée : l’adoration peut bel et
bien lui monter à la tête. »).

De même, dans Happy Feet 2, le jeune Erik est rejeté pour son incapacité à danser là où son
père Mumble était, lui, rejeté pour son incapacité à chanter : une oppression en chasse une autre.
La situation initiale de Mad Max : The Road Warrior voit le héros se déplaçant, solitaire, dans
un monde ravagé, établissant la justice personnelle qu’il accomplit à la fin du premier volet
comme une impasse, impuissante à protéger le monde du déclin. Bartertown, la ville du
troisième volet, a été créée, selon les dires de Miller, avec les meilleures intentions du monde
avant de devenir un enfer (« Le personnage de Tina Turner représente le leader qui aime trop
ce qu’il a créé et devient tyrannique24 ») ; et, enfin, dans Mad Max : Fury Road, la fuite en
avant du personnage apparaît vite, elle aussi, comme une impasse. En se fondant dans la foule
à la fin de l’histoire, Max refusera ainsi de perpétuer ce cycle.

Même Les Sorcières d’Eastwick se clôt sur un renversement qui voit les sorcières tourmenter
leur ancien oppresseur : « En ce qui nous concerne, comme nous avons vu dans cette histoire
une sorte de fable drôle sur la bataille des sexes, nous avons essayé de lui donner une
conclusion qui ne soit pas vraiment une conclusion pour suggérer que cette bataille était
éternelle25. »

De même, donc, que la guérison d’un corps, la guérison d’un corps social n’est chez Miller
qu’un répit temporaire, et tant qu’il vivra, il nécessitera d’être soigné à nouveau.

B. Le corps individuel face au groupe

1. Le filmage des corps oblitère les individus.

Miller montre également par son filmage une grande méfiance des groupes en ce qu’ils
représentent le risque systématique de la négation de l’individu. Par exemple, les chorégraphies
de groupe des Happy Feet, inspirées de celles de Busby Berkeley et autres chorégraphes de
l’âge classique, effacent les individualités des corps, dont l’expression ne se fait plus que dans

24
George Miller, propos recueillis en septembre 1985 par Michel Ciment, « Autour de Mad
Max », Petite Planète Cinématographique, Stock, 2003, p.504
25
George Miller, « interview de George Miller : Satan conduit les balles », propos recueillis
par Adam Eisenberg, Starfix n°53, octobre 1987, p.21
19
un cadre rigide contrôlé par les instances dirigeantes. Pour ce film et sa suite, Miller profite des
possibilités scénographiques offertes par le cinéma d’animation pour mettre en scène des
chorégraphies aquatiques évoquant, sans doute davantage que les « aqua-musicals » d’Esther
Williams, des ballets aériens en ce que les corps évoluent sans contrainte dans un espace illimité
en trois dimensions que la caméra parcourt librement (Doc 18). Leurs mouvements coordonnés
laissent dans leurs sillages des traces rigoureusement identiques. Les chats de la chorale de
Babe 2 : Le Cochon dans La Ville sont indifférenciés et le resteront tout au long du métrage,
leurs réponses à l’unisson sont d’ailleurs l’occasion de nombreux gags du film. Les warboys de
Mad Max : Fury Road se ressemblent en tout point, caractérisés par une peau d’une coloration
blanche rituellement scarifiée, des crânes rasés et des gestes rituels identiques, qui leur ôtent
toute individualité.

De même, Les Sorcières d’Eastwick, dont la nature de fable sur l’émancipation de la femme est
plus que transparente, compte dans ses premiers plans l’image d’une rangée de statuettes
identiques inspirées de la Vénus de Willendorf (Doc 5). La femme est ainsi assimilée à une
parodie grotesque (ces statuettes, de dos, sont caractérisées par leur fessier), reproductible à
l’infini, du féminin sacré. L’enjeu du film sera donc pour les trois personnages principaux
(Michelle Pfeiffer, Cher, Susan Sarandon) de s’affirmer en tant qu’individus, elles que la
caméra cadre systématiquement dans des compositions équilibrées qui ne les caractérisent non
individuellement, mais uniquement les unes par rapport aux autres (11D). La profusion de
cadrages frontaux et symétriques extrêmement sophistiqués dans le film singe d’ailleurs la
prégnance de la structure sociale mise en accusation, qui prétend classer les individus dans un
cadre rigide (Doc 11A-D).

Comment alors, pour les personnages, retrouver son individualité au cœur du groupe ? Elle
passe, une nouvelle fois, par une réappropriation du corps, comme le note Alain Garsault dans
Positif : « Le tatouage, la crête de cheveux, le harnachement individualisent, à la manière
tribale, dans un monde où l’individu disparaît. Ils font exister ces êtres qui autrement n’ont pas
de corps ou pas de visage (Humungus, Blaster)(…)26. »

Dans Lorenzo, l’assemblée des parents d’enfants atteints d’ALD (adrénoleucodystrophie)


restent assis, statiques, tandis que les Odone se lèvent, brisant l’harmonie du groupe pour
manifester physiquement leur mécontentement. En réclamant un comptage « à main levée »

26
Alain Garsault, « George Miller, un créateur d’univers », Positif n°298, décembre 1985,
p.25
20
(« Let’s have a show of hands ») des parents dont le cas dévie, comme le leur, de la norme, c’est
littéralement une manifestation physique spontanée de l’individualité qu’Augusto appelle de
ses vœux. Cette manifestation est, naturellement, réprouvée par le corps médical, symbole dans
le film d’une oppression prégnante. Dans l’ouverture d’Happy Feet 2, la réintroduction de
Mumble, héros du premier volet, se fait via son imperfection (il ne sait pas chanter) qui trouble
l’harmonie de la tribu et l’établit comme personnage singulier.

Cette individuation physique constituera pour les héroïnes de Mad Max : Fury Road une
récompense : à la fin, la foule scande « Let them up », « laissez-les monter », pour qu’on leur
permette de monter en haut de la citadelle. Cette image revêt la force symbolique décelée dans
la mythologie par le poète et historien des religions Mircea Eliade : « Un nombre considérable
de mythes parlent d’un arbre, d’une liane, d’une corde, d’un fil d’araignée ou d’une échelle
qui relient la terre au ciel, et par le truchement desquels certains êtres privilégiés montent
effectivement au ciel. Ces mythes ont, bien entendu, des correspondances rituelles – comme,
par exemple, l’arbre chamanique ou le poteau du sacrificateur védique.27 » L’ascension
littérale, physique, des héroïnes correspond ici à leur victoire bien réelle au cœur du récit. C’est
donc par un effet scénique que la conclusion qu’apporte cette victoire est montrée : le
déplacement du monte-charge, que l’on voit en contre-plongée, projette une ombre qui, par un
effet de fenêtre, amène l’image au noir pour afficher un carton conclusif :

“Where must we go…


We who wander this Wasteland
In search of our better selves?”

(«Où devons-nous aller, nous qui errons sur ces terre désolées en quête du meilleur de nous-
mêmes ? ») Cette interrogation finale, gage d’une fin ouverte qui peut surprendre à l’aune de ce
qui apparaît dramaturgiquement comme un simple « happy end », fait écho une nouvelle fois à
ce qu’explique Eliade au sujet de cette image : « L’escalade ou l’ascension symbolise le chemin
vers la réalité absolue ; et, dans la conscience profane, l’approche de cette réalité provoque
un sentiment ambivalent de peur et de joie, d’attraction et de répulsion.28 »

27
Mircea Eliade, « Symbolisme du centre », Images et Symboles, Gallimard, 1980, p.61
28
Mircea Eliade, « Symbolisme du centre », Images et Symboles, op. cit., p.65
21
2. Le Héros face au groupe.

Définir ce qu’est le héros va me renvoyer une nouvelle fois à Joseph Campbell : « Le héros,
par conséquent, est l’homme ou la femme qui a réussi à dépasser ses propres limitations
historiques et géographiques et à atteindre des formes d’une portée universelle, des formes qui
correspondent à la véritable condition de l’homme29.» Il définit la relation du héros aux autres
hommes ainsi : « Le héros revient de cette aventure mystérieuse doté du pouvoir de dispenser
des bienfaits à l’homme, son prochain.30 »

Ainsi, dans tous les films de Miller, quels que soient leurs registres (à l’exception, sans doute,
du premier Mad Max qui fait montre d’un profond nihilisme), les héros auront pour objectif de
ramener à la société « l’élixir » (pour reprendre la terminologie campbellienne) qui guérira ses
maux. Cet élixir est littéral dans Lorenzo, dans lequel l’enjeu est moins de guérir l’enfant
malade que de proposer un nouveau remède pour tous les malades atteints
d’adrénoleucodystrophie. Tel est le sens du carton qui ouvre le film, citant un chant guerrier
swahili :

“Life has meaning only in the struggle.


Triumph or defeat is in the
hands of the gods…

So let us celebrate the struggle!”

(« La vie n’a de sens que dans la lutte. La décision du triomphe ou de la défaite ne revient
qu’aux dieux seuls. Célébrons donc la lutte ! ») Le choix éloquent de ces termes, de par leur
résonance mythologique, atteste, comme une note d’intention, que l’enjeu principal du film ne
sera pas tant la guérison de Lorenzo que le changement qu’il parviendra à apporter au groupe
tout entier.

Comme Christophe Gans le rappelle, les Mad Max fonctionnent « comme l’univers de l’homme
sans nom de Sergio Leone. Ce sont les uns et les autres des fausses suites du précédent. Quand
on regarde Pour une poignée de Dollars, Pour Quelques Dollars de Plus et Le Bon, La Brute et
le Truand, les personnages sont bien campés par les mêmes acteurs, ils portent bien les mêmes
attributs qui les distinguent, mais si on les regarde attentivement en détail, ce ne sont pas tout

29
Joseph Campbell, Le Héros Au Mille et Un Visages, trad. Henri Crès, éditions Oxus, 2010
(première éd. 1948), p.36
30
Joseph Campbell, Le Héros Au Mille et Un Visages, op. cit., p.50
22
à fait les mêmes31 ». Pour rendre le rapprochement plus évident, Max est d’ailleurs
explicitement annoncé comme « The man with no name », l’homme sans nom, par le maître de
cérémonie du dôme du tonnerre dans Mad Max : Au-delà du dôme du Tonnerre. Certains acteurs
reviennent également dans plusieurs volets de la saga dans des rôles différents : Hugh Keays-
Byrne, qui incarne Toecutter dans le premier volet, revient dans le quatrième sous le masque
d’Immortan Joe ; Bruce Spence, « The Gyro Captain » dans Mad Max : The Road Warrior,
incarne « Jedediah The Pilot » dans Mad Max : Au-delà du Dôme du Tonnerre.

Ces acteurs, dont la physionomie sera reconnue par le spectateur attentif, ne reviennent pas à
proprement parler comme personnages mais comme archétypes adaptés à des récits tout à fait
différents les uns des autres. Même Max, le héros, se présente à chaque fois comme un produit
d’un type de récit différent, du film de « vigilante » au western en passant par le néo-peplum
(les atours de gladiateur d’Humungus), ou, de manière particulièrement étrange dans Mad
Max : Au-delà du Dôme du Tonnerre, sous la forme d’un véritable « Max of Arabia32 », coiffé
d’un chèche, chevauchant des dromadaires en plein désert au son d’une musique de Maurice
Jarre (associé à tout jamais à sa musique pour Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia, 1962)).
Miller montre ainsi un attachement plus grand aux archétypes qu’aux personnages à proprement
parler.

Les films de Miller affichent plusieurs occurrences d’images de héros face au peuple, par
exemple dans Happy Feet 2 (Doc 1B) ou Mad Max : Fury Road (Doc 1A). Dans ces deux
images, Max et Mumble se retrouvent chacun dans une impasse, au bord d’un gouffre littéral
qui occupe la totalité du cadre sans offrir d’air, une étendue tellurique qui les « étouffe ». Ces
deux plans épousent donc la conception de l’auteur selon laquelle l’héroïsme, en ce qu’il
concerne les besoins d’un groupe, est toujours imposé au héros qui s’y sent extérieur et ne s’y
résoudra d’abord que par nécessité de survie. Dans les Mad Max, à compter du deuxième volet,
Max fera toujours son premier pas dans l’héroïsme à la faveur d’un marché pour la survie, que
ce soit avec Papagello (Mad Max : The Road Warrior), Entity (Mad Max : Au-Delà Du Dôme
du Tonnerre) ou encore Furiosa (Mad Max : Fury Road).

31
Christophe Gans, “Mad Max : Fury Road”, Mad Movies n°286, juin 2015, p.22-23
32
Sylvain Angiboust, « Les odyssées de George Miller », L’Avant-Scène Cinéma n°623, mai
2015, p.137
23
Ainsi, ce qui fait un héros de Miller est avant toute chose son refus (écho du « refus de l’appel »
du « voyage du héros » théorisé par Joseph Campbell) de faire un avec un corps social aliénant
et dysfonctionnel, et sa recherche de voies inédites pour le guérir.

24
III. Autour des corps : objets et machines

A. Un rapport problématique des corps aux objets

1. Les véhicules, instruments de vie et de mort.

Les véhicules, en particulier les voitures, sont une constituante cruciale de l’univers de George
Miller. La saga Mad Max vient évidemment à l’esprit, mais même dans Les Sorcières
d’Eastwick, la calandre d’une voiture est fétichisée au détour de quelques plans frontaux. Pour
en comprendre une raison majeure, il convient d’examiner un fait culturel propre au territoire
australien : celui-ci se caractérise avant tout par une vaste superficie (7,62 millions de km², près
de 14 fois la France) et, donc, une densité de population extrêmement faible (1,90 hab./km² à
l’époque du premier Mad Max, 3,21 aujourd’hui). Des agglomérations densément peuplées s’y
opposent à des déserts à perte de vue. Parcourir les longues routes rectilignes qui strient un
territoire aussi immense demande donc aux habitants de posséder une voiture, de préférence
rapide et tout-terrain. Celle-ci revêtira pour eux une grande importance, non seulement pratique,
mais également quasi-rituelle.

C’est dans cet environnement qu’est né et a grandi George Miller : « Le rôle de la voiture est
essentiel dans la culture australienne, particulièrement dans les régions rurales d’où je venais.
Les premières expériences sexuelles avaient lieu dans une voiture, la mort souvent se
rencontrait sur la route (l’accident de James Dean fait partie de mes souvenirs d’enfance.) (…)
Contrairement aux Etats-Unis, il n’y a pas de culture des armes à feu en Australie.33».

La voiture serait donc également, outre une ressource vitale, un moyen par lequel les plus noires
pulsions des australiens trouvent leur exutoire (« Pour des raisons obscures, il semble que
l’australien ait choisi la voiture comme mode d’expression de sa nature agressive. Conduire
est un défoulement34. ») ; c’est même cet état de fait qui lui aurait inspiré au cinéaste l’histoire
du premier Mad Max : « Je commençais à travailler comme interne à l’hôpital en
traumatologie, j’étais chaque jour confronté aux conséquences de la violence. Et puis j’ai lu

33
George Miller, propos recueillis en septembre 1985 par Michel Ciment, « Autour de Mad
Max », Petite Planète Cinématographique, Stock, 2003, p.500-501
34
George Miller, propos recueillis par Evelyne Lowins et Gilles Gressard, L’Ecran Fantastique
n°23, mars-avril 1982, p.65
25
un fait divers sur un flic qui avait été appelé sur les lieux d’un accident de la route impliquant
sa famille. Sa femme morte, son enfant grièvement blessée… Je me suis interrogé sur ce type
qui avait l’habitude de se trouver dans des situations similaires et qui, là, arrivé le premier sur
les lieux, reconnaît les siens… A partir de ça, j’ai développé l’histoire d’un homme qui essaie
de fuir la violence et le chaos mais se fait rattraper par eux.35»

Ainsi, de même que le cinéma américain, pour des raisons liées à ses mythes fondateurs,
entretient un rapport problématique aux armes à feu, le cinéma australien entretient un rapport
problématique aux véhicules, fétichisés mais également instruments de violence dont les corps
pâtissent. D’où l’importance des cascadeurs, dont témoigne l’un d’entre eux, Grant Page, à la
sortie de Mad Max : Beyond Thunderdome (1985) : « La profession de cascadeur s’est
développée en Australie en même temps que le cinéma s’est développé. Il y a vingt ans [dans
les années 60 donc, NdA], il n’y avait guère de films d’action australiens nécessitant des
cascades véritablement importantes.36 » La place accordée par nombre de films d’Ozploitation
précédant Mad Max à la voiture en attestent. Parmi eux, Peter Weir notamment, autre cinéaste
australien de sa génération, s’était déjà approprié cette place de la voiture dans la culture
australienne, avec son premier film Les Voitures qui ont mangé Paris (The Cars That Ate Paris,
1974), auquel les véhicules hérissés de piques de Mad Max : Fury Road font explicitement
référence. A ces raisons culturelles viennent s’ajouter des causes profondément personnelles :
par exemple, il est plus que probable que l’accident (non de la route mais d’hélicoptère) qui a
coûté à Miller son ami Byron Kennedy en 1983 ait grandement nourri ce rapport problématique
aux véhicules.

Cet attachement civilisationnel à la voiture vient donc nourrir la nature mythologique de Mad
Max. En effet, les mythes sont souvent considérés comme étant la manifestation de l’impact
d’un phénomène bien réel sur une civilisation donnée : je pense par exemple au Déluge, dont
l’évocation est commune à un certain nombre de cultures, et dont des hypothèses (notamment
celles d’André et Denise Capart, L’Homme et Les Déluges, 1986) attribuent l’origine à des
événements géologiques localisés autour de la Mer Noire. De même, Mad Max semble revêtir
cette dimension de mythe étiologique (A une échelle chronologique moindre, certes, mais ainsi
que le rappelle Mircea Eliade, « Le mythe est censé se dérouler dans un temps (…) intemporel,

35
George Miller, propos recueillis en 2015 par Léonard Haddad, Première n°457, mars 2015,
p.38
36
Grant Page, propos recueillis par Phil Edwards, « A Fond les Caisses », Starfix n°28,
septembre 1985, p.46
26
dans un instant sans durée, ainsi que certains mystiques et philosophes se représentent
l’éternité37. »), puisque le monde qu’il dépeint, réduit à néant des suites d’une pénurie d’essence
est un reflet du profond désarroi éprouvé par les automobilistes australiens au lendemain du
premier choc pétrolier (1973) : « Après seulement dix jours de crise du carburant, les gens
commençaient à se tirer dessus, dans une ville aussi tranquille que Melbourne !38 ».

La voiture, chez George Miller, est donc tant une source de vie, de mouvement, qu’une source
de mort, en somme un objet de fascination : « Sauf que », pour Rafik Djoumi, « ce fétichisme
de la mécanique n’est pas un fétichisme « frigide ». Il prie le mouvement. Il y a une beauté
réelle dans le fait de voir une machine prendre vie à l’écran39. »

2. Des objets qui augmentent les corps, mais les asservissent.

Les personnages ont recours à des machines qui complètent leurs corps et compensent leurs
handicaps respectifs. Ainsi, la machine respiratoire d’Immortan Joe et le bras mécanique de
Furiosa (Mad Max : Fury Road) leur permettent de compenser leur handicap, tout comme les
roues du chien Flealick (Babe 2 : Le Cochon dans La Ville).

De même, les films montrent souvent des outils permettant de renforcer l’acuité visuelle des
personnages (longue-vue, jumelles dans Mad Max : Fury Road et Mad Max : The Road
Warrior, fusil à lunette dans Mad Max : Fury Road, périscope dans Mad Max : Au-Delà du
Dôme du Tonnerre), dont la présence est plus que justifiée dans le cadre d’univers mettant en
scène un désert à perte de vue. Le rétroviseur du camion de Mad Max : Fury Road est le dernier
endroit que l’impératrice Furiosa regarde avant de faire le choix de déserter, mais, dans le
découpage, ce coup d’œil fatidique est traduit par un regard caméra à double tranchant, qui d’un
côté vient troubler le spectateur, de l’autre le prend à témoin de son choix.

Pour autant, le cinéma de Miller n’est pas, à l’inverse de celui d’un Shinya Tsukamoto (Tetsuo,
1989 ; Bullet Ballet, 1998) par exemple, un cinéma transumaniste qui postule que l’avenir, pour
ne pas dire le salut, de l’humanité réside dans une fusion des corps humains aux machines. On
pourrait tout naturellement énumérer les objets dont la fonction première est l’asservissement
(cage dans Babe 2 : Le Cochon dans La Ville, muselière, chaînes, ceinture de chasteté dans Mad

37
Mircea Eliade, « Symbolismes indiens du temps et de l’éternité », Images et Symboles,
Gallimard, 1980, p.61
38
George Miller, propos recueillis en septembre 1985 par Michel Ciment, « Autour de Mad
Max », Petite Planète Cinématographique, Stock, 2003, p.502
39
Voir annexe : Entretien avec Rafik Djoumi
27
Max : Fury Road), mais les films de George Miller fourmillent également d’objets dont la
fonction première est détournée pour en faire des instruments d’oppression physique : dans
Happy Feet par exemple, des déchets marins étouffent le manchot Lovelace, qui doit s’en
défaire pour survivre.

Il arrive même parfois que les objets destinés à augmenter les corps s’avèrent avoir l’effet
inverse sur ceux-ci. Dans Lorenzo, un plan-séquence d’une conversation téléphonique est
l’occasion de découvrir l’appareil respiratoire du fils malade des époux Muscatine ; loin d’être
l’instrument de sa libération, cet appareil est présenté comme une prison. Un mouvement
d’appareil parcourt la pièce et s’arrête en découvrant l’enfant, la tête vers le bas du cadre, avant
un fondu au noir d’un fatalisme achevé. Une manière pour le cinéaste de figurer que cet outil
palliatif n’est qu’un moyen de mener l’enfant vers la mort au lieu de lui offrir une chance de
lutter pour sa survie. De même, Furiosa sera amenée à abandonner son bras artificiel au cours
d’un combat, et le chien Flealick sera mis face à l’impuissance de ses roues lors d’une poursuite
qui s’achèvera par sa chute, qu’un plan vient déplorer avec pitié : la caméra s’attarde sur l’une
des roues, dont le mouvement dans le vide se termine progressivement (Doc 3A-B). Il ne me
semble pas incongru de voir dans ce focalisation sur le mouvement dans le vide d’une roue une
allusion à la roue de l’existence karmique, et, donc, dans son arrêt progressif, un symbole de
mort.

Miller semble montrer ainsi que, pour attrayants que puissent sembler prothèses et autres
artifices nés de la raison humaine, ils ne feront jamais tout à fait partie du corps à part entière
et peuvent même constituer un danger pour celui-ci.

B. Quel traitement des objets ?

1. Un rapport sensitif à la matière, aux décors et accessoires

Dès le titre du premier Mad Max transparaît l’amour de Miller pour la matière sensible : le logo
argenté du film, trompe-l’œil en relief évoquant le chrome d’une voiture, renvoie d’emblée au
logo du magazine Métal Hurlant (C’est d’ailleurs le nom que Miller et Kennedy souhaitaient
donner au film en hommage au magazine, avant d’être poliment éconduits par Jean-Pierre
Dionnet, alors son rédacteur en chef, persuadé d’avoir affaire à des fous !). « La réalisation de
George Miller dont le regard s’empare de toute cette matière à fétichisme, la moto, la bagnole,

28
le cuir (…) pour la faire briller de manière très convaincante »40, dira Michel Chion à la sortie
du film. Miller explique ainsi ce « fétichisme » au magazine Starfix : « La matière nous a paru
idéale, parce qu’il fallait que les vêtements soient résistants et solides. Et une collaboratrice,
qui habitait près d’un magasin d’habillement pour « gays » sado-maso à Sidney, y achetait tout
ce qu’elle trouvait de nouveau. »41

Un autre marqueur de son attirance pour les environnements organiques est sa volonté de
tourner dans des décors en dur à une époque où la grande majorité des « blockbusters » à budget
conséquent contiennent une grande partie de plans à effets numériques. La majorité des images
incrustées dans des plans de Mad Max : Fury Road ne sont pas des effets numériques mais des
images tournées en dur par ailleurs : « We don’t defy the laws of physics — there are no flying
human beings, no spacecraft — so it doesn’t make sense to do it as CG42 ». (« Nous ne défions pas
les lois de la physique – il n’y a pas de personnages volants, de vaisseaux spatiaux – ça n’a
donc aucun sens d’avoir recours aux images de synthèse »), dit-il pour expliquer ces choix.
Déjà en 1987, pour Les Sorcières d’Eastwick, l’usage des effets spéciaux constituait un des
points de friction principaux entre Miller et les producteurs : « Les producteurs voulaient des
effets spéciaux, encore des effets spéciaux, toujours des effets spéciaux. Or, s’il y a bien une
place pour les effets spéciaux dans le film, ils n’en doivent pas moins rester au second plan,
après l’histoire centrale (…)43 ». Difficile donc de s’étonner si, comme le dit Rafik Djoumi,
« Il y a tout un travail sur les textures dans ce film qui est extraordinaire et qui en plus à mon
avis sert le propos, puisqu’il parle encore plus de sexualité que le récit n’en parle. C’était
clairement un roman très dandy sur la guerre des sexes, qui agitait l’Amérique depuis les
années 70, mais ce que Miller y a amené, c’est cette sensualité quasi-fétichiste dans un travail
très patient du décor. » Le rapport sensitif du réalisateur à la matière fait ici corps avec l’histoire
qu’il raconte.

Dans le cadre des Babe, Miller a pris le parti d’avoir aussi peu recours aux effets spéciaux
numériques que possible pour les animaux filmés, les limitant généralement à des incrustations
pour des mouvements anthropomorphes des lèvres lors des dialogues. Une telle technologie a
d’ailleurs attiré l’attention de nul autre que Stanley Kubrick, à en croire Miller («Every night,

40
Michel Chion, « Mad Max », Les Cahiers du Cinéma n°332, février 1982, p.63
41
George Miller, entretien paru dans Starfix n°3, avril 1983, p.18
42
George Miller, « Mad George », entretien paru sur le site Variety, 2015 http://
http://feature.variety.com/mad-max/
43
George Miller, « interview de George Miller : Satan conduit les balles », propos recueillis
par Adam Eisenberg, Starfix n°53, octobre 1987, pp. 21-74
29
we'd sit and talk for a long, long time, and talk about the process, and I knew he was very, very
intrigued about what could be happening44 » « Chaque soir, nous nous asseyions et tenions des
conversations interminables au sujet du procédé, et je le savais extrêmement intrigué au sujet
des résultats éventuels.»).

Même dans le cadre de films d’animation comme les Happy Feet, le réalisateur avait tenu à
faire exécuter les numéros de danse principaux par des comédiens en motion capture, et même
d’inclure des personnages filmés en live-action, permettant d’en rendre l’univers aussi tangible
que possible. Et également d’offrir aux images filmées une spontanéité qui, d’après Miller, n’est
pas accessible dans l’animation en images de synthèse : « L’animation, c’est comme évoluer
dans le brouillard et voir les choses au ralenti. Sur du live action, ce qu’il faut filmer est là,
devant toi, tu dois avoir les sens en éveil pour ne pas rater le truc à l’instant où il se produit.
C’est comme une partie de foot ou une bataille à mort, tu n’as plus le temps de penser, tu n’es
plus qu’un réflexe. Par moments, l’intellect intervient, mais c’est l’instinct qui domine.45 »

Miller fait également montre d’un attachement aux accessoires fonctionnels, dont Colin Gibson,
production designer attitré du cinéaste (connu pour la désormais célèbre guitare lance-flammes
de Mad Max : Fury Road), témoigne : « George -- unfortunately -- doesn’t like things that don’t
work. I have in the past built him props that I thought were just supposed to be props, and then
he goes, "Okay, plug it in now. "»46 (« George – hélas – n’aime pas les choses qui ne
fonctionnent pas. Par le passé, j’ai créé pour lui des accessoires dont je croyais qu’ils étaient
censés n’être rien de plus, pour finalement l’entendre dire, ‘OK, branche-le, maintenant.’»).
Loin d’être une coquetterie, cette inclination participe plutôt d’un effort de construction de
mondes sensibles, m’évoquant le soin maniaque d’un Kurosawa qui avait insisté pour que
chaque tiroir de l’hôpital de Barberousse, visible à l’écran ou non, soit méticuleusement fourni
d’instruments médicaux. Elle me fait également penser à la fameuse note de Bresson sur les
« deux morts et trois naissances d’un film » : « Mon film naît une première fois dans ma tête,
meurt sur papier; est ressuscité par les personnes vivantes et les objets réels que j'emploie, qui

44
George Miller, “George Miller on 'Mad Max' Sequels, His Secret Talks With Stanley
Kubrick”, entretien paru sur le site The Hollywood Reporter, 2 février 2016
http://www.hollywoodreporter.com/news/george-miller-mad-max-sequels-861549
45
George Miller, propos recueillis en 2015 par Léonard Haddad, Première n°457, mars 2015,
p.42
46
Colin Gibson, “That Insane ‘Mad Max’ Flame-Throwing Guitar is no CGI Trick – Here’s
How They Actually Made It” – entretien paru sur le site MTV News, 15 mai 2017
http://www.mtv.com/news/2161513/mad-max-fury-road-guitar-player-doof-warrior-colin-
gibson/
30
sont tués sur pellicule mais qui, placés dans un certain ordre et projetés sur un écran, se
raniment comme des fleurs dans l'eau.47 » Une telle comparaison met en lumière un grand
paradoxe dans le comportement du cinéaste, tiraillé entre la matière sensible et les possibilités
qu’offrent le cinéma d’animation et des procédés tels que la motion capture de libérer ses
mouvements du poids de la caméra.

De même, les films de Miller privilégient un design sonore dense et riche, loué à nouveau par
Michel Chion dès le premier Mad Max : « quant aux effets sonores, ils sont habilement utilisés
pour donner plus d’acuité sensible à cet univers de moteurs et de cuir »48. Cette attention à la
place du son dans la construction de l’univers des films est aussi présente dans le dernier volet
qu’elle l’était pour le premier, comme en témoigne Mark Mangini, sound designer oscarisé pour
Mad Max : Fury Road: « He said to us, “You know, Mad Max is a movie that we see with our
ears.” And that was a way of him saying that it’s a very dense film, visually, but sometimes it’s
the sound that tells you where to look. George intuitively understands that.49 » (« [Miller] »
nous a dit : « Vous savez, Mad Max[ : Fury Road] est un film que l’on visionne avec les oreilles.
» C’était sa manière de dire que malgré la densité visuelle du film, on devait souvent se tourner
vers le son pour savoir où porter son regard. Il en a une compréhension intuitive.»).

2. Des métaphores visuelles dialoguant avec les corps.

Il n’est pas rare de comparer le fonctionnement du corps à celui d’une machine ; on peut
remonter aux lettres de Madame de Sévigné, déjà, pour y trouver l’usage d’une telle métaphore
(« Ma machine n’est point encore entamée ni dépérie, et jamais elle n’a paru mieux faite qu’en
soutenant tous les maux qu’on m’a faits »50). Car bien évidemment,, comme le dit Rafik
Djoumi, « Le cœur bat, les poumons s’ouvrent et se ferment, le corps humain est assimilé à une
machine justement parce qu’il fonctionne de façon « machinale » et « mécanique »51. » En mon

47
Robert Bresson, « De deux morts et trois naissances », Notes sur le Cinématographe,
Gallimard, 1975, p.25
48
Michel Chion, « Mad Max », Les Cahiers du Cinéma n°332, op. cit.,p.63
49
Mark Mangini, “Oscars: ‘Mad Max’ Sound Editor Mark Mangini On A Film You Can See
With Your Ears” – entretien paru sur le site Deadline, 3 février 2016
http://deadline.com/2016/02/oscars-mad-max-mark-mangini-sound-design-interview-
1201695286/
50
Madame de Sévigné, lettre 254, 22 juillet 1685, Lettres Choisies, éd. 1846
51
Voir annexe : Entretien avec Rafik Djoumi
31
sens, nul film de George Miller ne met mieux en images cette métaphore que Mad Max : Fury
Road : le film met en scène une société où des êtres humains sont désignés comme
« Bloodbags », littéralement « sacs de sang », et dont la fonction est d’être fixés aux guerriers
comme des réservoirs pour transfuser leur sang. A cet égard, un personnage secondaire du film
est symptomatique de cette métaphore filée homme / machine : celui de «The Organic
Mechanic », le « mécanicien organique », dont le rôle dans la société est de s’occuper des corps
ainsi qu’un mécanicien s’occuperait de voitures, en les tatouant et contrôlant leurs niveaux
sanguins comme un mécanicien contrôlerait le niveau d’huile d’une voiture. Maïeuticien, il
tente de sauver l’enfant mort-né d’Angharad, qu’il évoque avec humour (il le qualifie de « A1
Alpha prime ») en jouant machinalement avec son cordon ombilical, témoignage du registre
burlesque (au sens littéraire du terme) parcourant la saga.

A l’inverse, il y existe un culte (dans un sens on ne peut plus littéral) lié aux véhicules, envers
lesquels davantage de déférence est montrée qu’envers les vies humaines. Il évoque celui auquel
se livrent les enfants perdus de Mad Max : Au-delà du dôme du Tonnerre, réminiscence du
« culte du cargo » que l’anthropologie prête aux tribus aborigènes.

Ce culte trouve son écho dans celui des armes à feu auquel se livre le « bullet farmer »
(« Chante, frère Heckler ! Chante, frère Koch ! », s’égosille-t-il, en référence aux deux fusils-
mitrailleurs H&K MP5k, manufacturés par Heckler & Koch, qu’il tient dans les mains), dont le
nom même (« fermier ») place les balles au rang de nourriture terrestre. Ce culte est
littéralement inscrit jusque dans sa chair, puisqu’il conserve des balles dans sa dentition et porte
sur la tête une coiffe faite de cartouches.

Tout comme une confusion existe entre des phénomènes naturels et liés aux machines (le
rugissement des machines entendu de loin est assimilé à du vent), entre le vivant et l’artificiel
(les balles sont nommées « anti-seeds », ou anti-graines), une confusion s’opère ainsi entre
machines et humains, les premières voyant leur fonctionnement mécanique qualifié comme le
fonctionnement organique d’un corps, et inversement pour les seconds. Deux exemples Max et
le lancier Slit, embarqués dans une course dont l’enjeu immédiat est de garder constamment
son véhicule devant celui de l’autre, injectent continuellement de la nitroglycérine dans leurs
réservoirs respectifs afin de les dynamiser ; pour ce faire, ils aspirent le liquide au moyen d’un
tuyau, au risque de l’ingérer. A l’inverse, dans une scène antérieure, de l’eau, d’ordinaire source
de subsistance si rare, est versée sur des moteurs que le guerrier Nux (Nicholas Hoult) qualifie
de « chauds et assoiffés » (« real hot and real thirsty »).

32
Cette confusion était actée dès les premières minutes du métrage, montrant en montage alterné
la mise en place méticuleuse du War Rig et la préparation d’Immortan Joe, à un instant du film
où ni le personnage (dont le visage nous est dissimulé) ni le véhicule ne sont encore connus du
spectateur.

Elle est renforcée par un traitement visuel et sonore des machines qui s’approche parfois de la
personnification. Je pense en premier lieu au War Rig, le camion « respirant » après avoir été
« étouffé » par un nuage de sable : sa ventilation s’ouvrant est alors montrée dans un plan frontal
en contre-plongée sur lequel l’emphase est mise par un thème musical lancinant en ostinato, un
traveling avant et un effet sonore évoquant une respiration (Doc 12A-B). La personnification
trouve ainsi sa raison d’être dans cette sensation de « libération du corps », thème récurrent du
cinéma de Miller, comme vu plus tôt : le plan fait à cet égard écho à la situation des personnages
à ce moment précis de l’intrigue, dont le geste offre ici un répit momentané.

Nombre de ces métaphores sont liées à la grossesse d’Angharad (Rosie Huntington-Whiteley) :


lorsqu’elle apporte le tuyau d’eau pour abreuver Max, un pano montre son ventre de profil, son
nombril apparaissant en transparence à travers une zone humide de sa robe, et le tuyau qui y est
superposé a des allures de cordon ombilical (13A-B). L’allusion à une maternité nourricière ne
saurait être plus claire. Dans le camion, les douilles du fusil et autres armes tombent sur son
ventre filmé en gros plan, annonçant, comme une Vanité, un présage de la mort prématurée de
l’enfant qu’elle porte.

La première rencontre entre Max et Furiosa prend la forme d’un combat au corps à corps,
exécuté comme une danse magnifiquement chorégraphiée dont les différentes étapes
caractérisent les personnages. A mesure que les rapports de force s’inversent, l’issue du combat
se révèle être moins déterminée par la force physique des personnages que par leur relation à
leur environnement. Ainsi les objets y prennent-ils une importance considérable : Max en est
tout d’abord acculé à utiliser la portière de voiture à laquelle il est enchaîné comme bouclier,
tandis que Furiosa se sert successivement des objets qu’elle trouve autour d’elle (pince coupe-
boulons, tuyau d’arrosage) pour frapper Max, ainsi que d’une arme dissimulée dans la
carrosserie de son camion (son royaume, en somme). Elle nous est donnée à voir, à cet instant-
là, comme un personnage en pleine possession de son environnement, face au personnage de
Max qui, en « terre inconnue », doit encore apprendre à le faire sien pour trouver le dessus.

Ajoutons que le métrage a connu une conversion en nuances de gris dans le cadre d’une édition
nommée « Black and Chrome » (« Noir et chrome ») en 2016, supervisée par Miller lui-même.

33
Comme son nom particulièrement adéquat le laisse entendre, elle prend le contrepied de la
version canonique (qui privilégiait les dominantes bleues et oranges) pour mélanger les textures
des corps humains et des véhicules, poursuivant plus radicalement encore le propos
scénographique que ladite version canonique développait.

Enfin, une timide onomastique méta-filmique me pousse presque à voir dans les machines
présentées par le film une métaphore du film lui-même : le camion porte le nom de « War Rig »,
or, le terme « rig », similaire en français, désigne dans le contexte du cinéma un accessoire de
machinerie permettant de fixer la caméra lors des mouvements. Le film célèbrerait donc dans
sa diégèse même une mécanique filmique qui libère les mouvements, porteuse d’une énergie
vitale dont le traitement confine ici à la sacralisation rituelle. Je ne me permets cette analyse
que parce que le chapitre précédent de la saga comporte une scène où la tribu des enfants perdus
fait le choix de raconter son histoire en la montrant à travers un cadre de bois évoquant
explicitement un cadre de cinéma, achevant de me convaincre que Miller voit bel et bien le
Septième Art comme un art « primitif », dans le sens où il s’adresse avant tout à notre cerveau
reptilien.

Ainsi donc, à l’instar de Speed Racer (2008) de Lily et Lana Wachowski, où des courses de
voitures animent leur environnement par leur simple vitesse, Mad Max : Fury Road recourt aux
véhicules comme à une métaphore pour célébrer le cinématographe dans son sens le plus pur,
celui de κίνημα (kinema) - γράφειν (graphein), ou « écriture du mouvement. »

34
Conclusion

Cette mise en scène du corps sert donc une vision globale de l’humanité. Elégies anticipées de
la mort annoncée de la raison, célébration d’un corps accompli, le cinéma de Miller revêt de
bien nombreuses facettes. Ce sont toutes ces caractéristiques qui achèvent d’en faire un cinéma
célébrant la vie et l’humain, un appel à la liberté injecté dans les sens des spectateurs, de l’exacte
même manière, en somme, qu’Antonin Artaud appelait de ses vœux une métaphysique que l’on
ferait entrer dans les esprits par la peau.

Cet état de fait me semble ainsi relativement peu observé par la critique institutionnelle, à la
hauteur de l’ignorance dont son cinéma a longtemps été victime de la part de celle-ci. D’après
Rafik Djoumi, « pendant deux décennies, l’impact réel de Mad Max 2 va être totalement ignoré,
notamment par la critique. Il faudra attendre l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes
au tournant des années 2000, qui citent tous sans exception The Road Warrior dans les films
cruciaux, formateurs52. » Personne ne s’en étonnera, les films de George Miller ne semblant
pouvoir souffrir aucune récupération. Ils constituent à cet égard une réappropriation salutaire
de la représentation du corps, primitive, libre de tout dogme préconçu (dogme dont l’occurrence
la plus évidente se trouve dans le traitement du corps pratiqué par un cinéma tel que celui de
Leni Riefenstahl) : il me vient à l’esprit la phrase du capitaine Némo qui, dans Vingt Mille
Lieues Sous Les Mers, affirmait que « La mer n’appartient pas aux despotes ». De même, le
cinéma de Miller semble, lui, crier : « Le corps n’appartient pas aux despotes ! » Car la
représentation du corps telle qu’elle est effectuée par le cinéaste transcende toutes les lectures
idéologiques bornées, ainsi que le devrait toujours le medium cinéma, dans sa forme la plus
pure et universelle. Il rappelle à son spectateur, avec Claude Lévi-Strauss, que « c’est l’homme
qui, toujours et partout, a su faire de son corps un produit de ses techniques et de ses
représentations.53 »

52
Voir annexe : Entretien avec Rafik Djoumi.
53
Claude Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de M. Mauss », in Marcel Mauss Sociologie
et anthropologie, PUF, 1966.
35
Annexes

36
Documents iconographiques

1A Mad Max : Fury Road

1B Happy Feet 2

37
2A Lorenzo

2B Babe 2 : Le Cochon Dans La Ville

38
3A Babe 2 : Le Cochon dans La Ville

3B Babe 2 : Le Cochon dans La Ville

39
4A Happy Feet 2

4B Happy Feet 2

4C Happy Feet 2

40
4D Happy Feet 2

4E Happy Feet 2

4F Happy Feet 2

41
4G Happy Feet 2

5 Les Sorcières d’Eastwick

6A Mad Max

42
6B Mad Max

71 Lorenzo

43
7B Lorenzo

8 Lorenzo

44
9A Lorenzo

9B Lorenzo

45
10A Happy Feet 2

10B Happy Feet 2

10C Happy Feet 2

46
10D Happy Feet 2

10E Happy Feet 2

11A Les Sorcières d’Eastwick

47
11B Les Sorcières d’Eastwick

11C Les Sorcières d’Eastwick

11D Les Sorcières d’Eastwick

48
12A Mad Max: Fury Road

12B Mad Max: Fury Road

13A Mad Max : Fury Road

49
13B Mad Max : Fury Road

14 Mad Max : The Road Warrior

50
15 Cauchemar à 20 000 Pieds

16 Cauchemar à 20 000 Pieds

51
17 Happy Feet

18A Happy Feet

52
18B Happy Feet

18C Happy Feet

18D Happy Feet

53
Filmographie

Ce mémoire s’est exclusivement concentré sur les oeuvres mises en scène par George Miller :
ni le documentaire 40,000 Years of Dreaming, ni son travail en tant que producteur ou scénariste
ne sont donc entrés dans le corpus étudié. Sur La Quatrième Dimension : Le Film, George
Miller est uniquement réalisateur du segment Cauchemar à 20 000 pieds (Nightmare At 20,000
Feet). Mad Max 3 : Au-Delà Du Dôme de Tonnerre est coréalisé avec George Ogilvie.

Mad Max 1979


Mad Max 2 : Le Défi (Mad Max 2: The Road Warrior) 1981
La Quatrième Dimension (Twilight Zone: The Movie) 1983
Mad Max 3 : Au-Delà Du Dôme de Tonnerre (Mad Max 3: Beyond Thunderdome) 1985
Les Sorcières d’Eastwick (The Witches of Eastwick) 1987
Lorenzo (Lorenzo’s Oil) 1992
Babe 2, Le Cochon dans La Ville (Babe: Pig In The City) 1998
Happy Feet 2006
Happy Feet 2 (Happy Feet Two) 2011
Mad Max: Fury Road 2015

54
Entretien avec Rafik Djoumi

Rafik Djoumi est chroniqueur, critique cinéma et plus généralement journaliste culturel.
Il a été rédacteur au sein de plusieurs revues dont Le Cinéphage, Impact, Mad Movies,
Arrêt sur Images, Capture Mag. Il est à l’origine du site Matrix Happening et de l’émission
BiTS, sur Arte, dont il est rédacteur en chef.

Antoine VERLEY Comment avez-vous découvert George Miller et son cinéma ?

Rafik DJOUMI J’ai découvert George Miller d’abord par des extraits à la télé, puisqu’à sa
sortie Mad Max avait quand même fait parler de lui. Le film était sorti en France dans une
version censurée et interdite aux mineurs – en fait, au départ, il avait été menacé d’un
classement X, et pour obtenir une interdiction aux moins de 18 ans, ils ont dû le couper. Il faut
donc imaginer Mad Max « cutté » ET interdit aux moins de 18 ans. Evidemment, moi je ne
pouvais pas le voir, mais comme c’était quand même un phénomène en salles, la télévision en
parlait, et en passait certains extraits, dont ce qui est au fond l’extrait le plus choquant du film,
qui est la mort de la femme de Max. Je l’ai donc découvert à travers ce plan, le fameux plan de
la chaussure et de la balle qui roulent sur la route, et que certains critiques de l’époque avaient
confondus avec une tête, d’ailleurs ; ils étaient persuadés qu’on voyait la tête de l’enfant
décapité dans cette séquence qui ne fonctionne en fait que sur du montage. On ne voit rien.

Ma vraie découverte a bien sûr été Mad Max 2, qui, lui, n’était pas interdit aux mineurs, et que
j’ai pu aller voir avec un copain après un énorme teasing, parce que je me souviens qu’on avait
attendu un mois et demi pour le voir. Ça a été un choc certain, ça ne ressemblait en rien à l’idée
que je m’en étais faite, déjà. Visuellement non plus, ça ne ressemblait pas au premier Mad Max
(enfin, aux extraits que j’avais vus, en tout cas) : le premier Mad Max avait encore un petit côté
« film d’exploitation des années 70 », là où Mad Max 2 marchait beaucoup plus sur les terres
de Sergio Leone. Je ne m’attendais donc pas forcément à voir un western post-apocalyptique,
ça a été un certain trauma. Je suis retourné le voir, je ne sais plus combien de fois je l’ai vu en
salles à l’époque, peut-être trois fois.

Donc voilà, ça a été mon premier contact avec Miller. Il faut savoir aussi qu’il y avait une forme
de caractère revendicateur dans le goût qu’on pouvait avoir pour Mad Max 2, parce que le film
avait été un énorme carton en France [2 556 674 entrées] ; chez le public populaire, ça a donc
été un film immensément respecté, mais comme à l’époque on n’avait pas toutes ces formes de
communications actuelles, l’ « élite » n’avait pas la moindre idée de ce culte, et considérait
vraiment Mad Max 2 par-dessus la jambe. J’en veux pour preuve qu’à la fin de l’année 82, il y
avait une émission de radio, peut-être sur France Culture ou sur une chaîne comme ça, qui
faisait le récapitulatif de tous les films fantastiques de l’année. C’était un événement
suffisamment rare pour qu’un enfant comme moi écoute l’émission en entier ! Ils avaient passé
peut-être un quart d’heure à parler de Malevil, de Christian de Challonge – parce

55
qu’évidemment, on est cocardier mais on n’ose pas le dire trop fort –, peut-être cinq minutes
sur E.T., cinq minutes peut-être sur Poltergeist, ce genre de choses. Et à la fin de l’émission,
pendant le générique de fin, alors que la musique du générique était en cours, on entend au
micro quelqu’un, de loin, qui dit « mais on a pas parlé de Mad Max 2 ! » Ça donne une idée, je
pense, de la place du film dans les médias par rapport à sa place réelle dans la société française.
Et qui a duré longtemps, en fait, parce que pendant deux décennies, l’impact réel de Mad Max
2 va être totalement ignoré, notamment par la critique. Il faudra attendre l’arrivée d’une
nouvelle génération de cinéastes au tournant des années 2000, qui citent tous sans exception
The Road Warrior dans les films cruciaux, formateurs (en gros, 2001, La Horde Sauvage, The
Road Warrior. Je résume, mais c’est un peu ça) pour que, très timidement, la presse commence
à réaliser que ce film voulait dire quelque chose. Je pense que le fait qu’il soit aussi mal compris
par la bourgeoisie a aidé le film à exister comme il a existé. Comme un objet qui appartient au
public, qui ne leur appartient pas à « eux », d’une certaine façon.

Après ça, début 1984, George Miller se retrouve parmi les 4 réalisateurs emblématiques choisis
par Spielberg pour réaliser Twilight Zone : The Movie, qui fonctionnait un peu comme un
manifeste, à l’époque : on avait John Landis qui venait de faire Le Loup-Garou de Londres, qui
était donc encore très bien placé ; Joe Dante qui avait fait Piranhas et Hurlements, qui était un
peu la voix du cinéma d’exploitation qui parvient enfin à arriver à Hollywood, et ensuite va
faire Gremlins ; Spielberg, évidemment, qui est Spielberg, et George Miller. Le fait que George
Miller, ce réalisateur australien, soit accolé à ces réalisateurs américains, lui faisait figure de
reconnaissance de pairs. Son sketch, remake de Cauchemars à 20 000 Pieds, pour moi à
l’époque, était sans aucun doute le meilleur sketch du film. Il faut savoir que ce n’était pas l’avis
du public. Dans mon souvenir, une bonne partie du public préférait le sketch de John Landis,
parce qu’il avait un thème ; on est en France, on se refait pas ! Donc il a beau être réalisé avec
le cul, le simple fait qu’il parle de racisme, et que c’était quelque chose de très très en vogue à
l’époque (on est à l’époque de la constitution de « Touche pas à mon pote »), le film de John
Landis aurait presque pu servir de publicité pour le mouvement. Donc le public français avait
bien réagi là-dessus, il y avait pas mal de gens qui aimaient le sketch de Joe Dante, et enfin en
troisième position se trouvait le sketch de George Miller. Ce qui pour moi était aberrant, puisque
je le considérais comme, à tout point de vue, le meilleur. Un critique, je sais plus lequel, peut-
être Christophe Gans dans Starfix, avait dit que c’était absolument génial d’être allé chercher le
réalisateur des grands espaces de Mad Max 2 pour l’enfermer dans la carlingue d’un avion.
Parce qu’il y a une qualité claustrophobe dans ce sketch que j’ai rarement vue ailleurs. Une
façon de filmer le personnage dans cet environnement, dont le moindre plan souligne qu’il va
exploser. Le sketch débute par une lentille déformante alors qu’il est aux toilettes en train
d’essayer de vomir, avec une musique stupéfiante de Jerry Goldsmith par-dessus, qui d’ailleurs
préfigure la musique de Gremlins, au passage. Il avait déjà composé ce style de musique dans
le cadre d’un sketch de Twilight Zone qui s’appelle « The Invaders », dans lequel une vieille
dame, dans sa maison à la campagne, est envahie par des extraterrestres, des petites créatures
de la taille d’un lutin. Comme il était limité à l'époque au niveau des instruments (il n’avait pas
un grand orchestre pour faire la musique de Twilight Zone), Goldsmith avait privilégié les
instruments à cordes, et il avait créé ces espèces de violons pincés, un peu rieurs, que l’on
retrouve dans Cauchemar à 20 000 Pieds, et qu’on va donc retrouver dans les Gremlins. Et qui
vont faire école : il y a vraiment le côté du lutin maléfique, bien résumé par ce petit violon, un
peu tzigane en fait, dans la façon de frotter durement les cordes.
56
Donc pour moi, quand j’ai vu Cauchemar à 20 000 Pieds, j’étais très jeune, je devais avoir
douze ans, il me restait encore toute ma cinéphilie à construire, mais il ne faisait aucun doute
que George Miller était situé parmi les plus grands. Je le mettais à l’égal d’un Spielberg en
termes de puissance d’évocation. D’où la déception qu’a été ensuite Mad Max : Au-Delà du
Dôme du Tonnerre, où je n’ai pas retrouvé cette puissance d’évocation.

Ensuite j’ai adoré, vraiment adoré, Les Sorcières d’Eastwick lorsqu’il est sorti. C’est un film
qui a eu un relatif succès, mais qui à mon sens n’a jamais été vraiment estimé, notamment pour
son incroyable travail de sensualité, que ce soit la photo sublime de Vilmos Zsigmond, la
musique sublime de John Williams, les décors… Il y a tout un travail sur les textures dans ce
film qui est extraordinaire et qui en plus à mon avis sert le propos, puisqu’il parle encore plus
de sexualité que le récit n’en parle. C’était clairement un roman très dandy sur la guerre des
sexes, qui agitait l’Amérique depuis les années 70, mais ce que Miller y a amené, c’est cette
sensualité quasi-fétichiste dans un travail très patient du décor, et tout simplement dans son
filmage : il y avait très peu de réalisateurs qui, comme lui, à l’époque, savaient à mon sens aussi
bien cadrer les comédiens. Il a des contre-plongées extraordinaires, et trop rares en fait. Il y a
une scène des Sorcières d’Eastwick dans laquelle Nicholson séduit Susan Sarandon en jouant
de la musique avec elle, les plans sur ces comédiens, on en voyait jamais de tels, à l’époque.
Dans les années 80, on commençait déjà à tomber dans un filmage assez télévisuel, il n’y avait
que les nostalgiques, les Carpenter, les Spielberg, pour continuer à essayer de porter le sens du
cadre cinématographique dans leurs films, mais sinon, les trucs de James Brooks, Martin Brest
et compagnie, c’était vraiment pour moi du téléfilm amélioré, les comédiens y étaient filmés
tout platement avec une focale à 50 et un projo dans la gueule. Donc quand on voit un Miller
qui, avec un tout petit travelling très discret, vient repositionner sa caméra, en contre-plongée,
en ayant pris soin que le plafond soit bien en diagonale… Il y a un tel amour dans la manière
de mettre en scène le corps, le physique des comédiens, et surtout de l’utiliser sur toute la largeur
du cinémascope, qu’on ne voyait pas à l’époque. J’ai donc été attristé de voir que malgré un
film qui montrait patte blanche à la critique institutionnelle (puisqu’il faut le rappeler, un Mad
Max 2 ou un Twilight Zone n’avaient absolument aucune chance d’exister en tant que produits
culturels aux yeux de la critique : c’étaient de films fantastiques, et la critique, on sait ce qu’elle
en pense, surtout à l’époque) ; comme Les Sorcières d’Eastwick était plus un film dans la
mouvance de la comédie de mœurs, on pouvait penser qu’il bénéficierait d’un peu plus de
reconnaissance. Mais cette année-là, ils ont préféré se palucher sur Camille Claudel, Les
Enfants du silence ou je ne sais quelle connerie.

J’ai enfin eu l’occasion de défendre George Miller à la sortie de Lorenzo. Je travaillais au


Cinéphage à l’époque, je venais de débuter dans la presse. On m’avait confié ce film, à mon
insistance et aussi parce que, chez mes collègues, ce n’était pas une priorité. Quand je suis rentré
au Cinéphage, je pensais que dans le milieu de la presse alternative, il était évident que Miller
faisait partie des grands. J’ai découvert, et j’en ai été assez surpris d’ailleurs, que ce n’était pas
le cas. Il n’était pas déprécié, mais il n’était pas non plus chéri. Moi, je le mettais vraiment
parmi les plus grands. Le seul nouveau, dans les années 80, qui se soit hissé dans ces strates-là,
c’était McTiernan. Pour moi, il y avait vraiment Steven Spielberg, John McTiernan, Tsui Hark

57
et George Miller. C’était vraiment le quarté gagnant. J’ai toujours aimé les autres, bien sûr, j’ai
toujours aimé Carpenter, j’ai toujours aimé Joe Dante, mais je ne trouvais pas que c’étaient des
formalistes aussi puissants que ceux que j’ai cités, des gens qui inventent littéralement le
langage cinématographique, en fait. Carpenter, Joe Dante et les autres, sont pour moi des gens
qui exploitent merveilleusement bien le langage cinématographique. Ils ont compris les trucs,
et savent les mettre de la bonne façon pour faire des films efficaces, et qui nous touchent, mais,
pour moi, ils n’ont jamais inventé quelque chose que les autres recopient sans même s’en rendre
compte. Je pense que la marque d’un grand est aussi là, dans le fait que les gens ne savent même
pas qu’ils s’en inspirent. J’expliquais ça il y a très longtemps dans un article que j’avais écrit
pour un site assez populaire qui était DVDrama, où j’essayais d’expliquer l’importance d’un
John Ford : je le comparais à un Jean-Sébastien Bach, au sens où tout le monde fait du John
Ford, personne ne sait qu’il fait du John Ford. Pour moi, la marque des grands, elle est là : ils
ont tout simplement inventé le langage, et le simple fait qu’on parle fait qu’on est à la suite de
ce qu’ils ont initié. Pour moi, Miller avait cette capacité-là. Je pense que ça a été un petit peu
plus reconnu il y a quelques années, quand est sorti Mad Max: Fury Road et que les gens ont
compris qu’effectivement, le cinéma était bel et bien le lieu où devait s’inventer un langage.

Cette capacité au langage est logique, quand on considère, je pense, les éléments qui ont amené
George Miller à faire du cinéma. C’est quelqu’un qui, de son propre aveu, a toujours été fasciné
par la transmission, de siècles en siècles et de millénaires en millénaires. Il avait fait pour la
télévision australienne un documentaire qui s’appelle 40 000 Ans de Rêve (40 000 Years of
Dreaming), qui, au départ, était une commande : il devait faire un documentaire sur le cinéma
australien. Il a choisi de l’appeler comme ça parce qu’il faisait démarrer son documentaire aux
aborigènes, et pour lui, il y avait un lien direct entre la transmission multimillénaire de la
mythologie aborigène et le cinéma. Le cinéma était un rituel. Qui dit rituel dit qu’il y a une
prédominance d’un langage qui n’est pas le langage parlé. Dans les rituels c’est la danse,
souvent, au cinéma ça sera le découpage ; ou, encore mieux, la danse découpée ! Quand il fait
un film comme Happy Feet, qui sort à une époque où moi, de mon côté, j’ai appris non
seulement à aimer ses films, mais aussi à connaître le personnage et connaître ce qui le motive,
je ne suis pas surpris. Je me souviens qu’il y avait eu une espèce de stupéfaction, du genre «
mais qu’est-ce qu’il fait ? Qu’est-ce qui lui prend ?» Les gens s’imaginaient que tout d’un coup,
il avait décidé de vendre son âme à je ne sais quel marchand du temple : non. Happy Feet, c'est
du George Miller pur jus. Tous les thèmes au cœur de Happy Feet sont des thèmes qu’il porte
depuis ses premiers films.

J’ai aussi découvert, et ça je pense qu’il faut le noter, que ce que j’appréciais chez lui était
motivé par ce que je pouvais apprécier dans le cinéma en général, c’est-à-dire une mythologie
: pas la mythologie au sens où on l’entend de façon scolaire et académique, mais dans son sens,
disons, le plus érudit peut-être, qui est la transmission de l’essence, de l’essentiel. Miller a été
à ma connaissance le premier réalisateur de films populaires à citer explicitement dans la presse
le nom de Joseph Campbell, juste après que George Lucas l'avait fait. Lucas a dû le citer vers
79-80, et Miller l’a cité à la sortie du premier Mad Max, c’est-à-dire en 80. Il a découvert
Campbell à cette époque-là, entre Mad Max et Mad Max 2, et Mad Max 2 est complètement
pétri de ses lectures de Joseph Campbell.

58
Il y a une grande partie du travail de Campbell qui consiste à parler du rapport entre la
mythologie et le corps humain, au sens où l’esprit dialogue avec le corps à travers les rêves, et
que la symbolique, les archétypes, et les articulations de récits qu’on trouve dans la mythologie
sont motivées et générées par le rapport à notre corps. L’idée de la mythologie, c’est de nous
rappeler que nous sommes vivants. Et on est vivants parce qu’on est des corps vivants. On sait
très bien, pour parler prosaïquement, que le fait d’avoir trop mangé peut provoquer des
cauchemars, parce que la façon dont le corps réagit et dont l’esprit reçoit les messages du corps
qui réagit va générer une imagerie qui va dans ce sens-là. Un volcan bouillonnant dans un récit
mythologique, il est l’expression d’un corps malade et sur le point d’éclater. Et la psychanalyse
a essayé un peu de travailler sur ces questions-là, mais j’ai l’impression qu’à l’exception d’un
mec comme Jung, elle ne s’y est pas vraiment engagée à fond. Alors qu’elle est obsédée par le
corps, elle sait à quel point il est essentiel dans la constitution de notre psychisme.

Il y a donc une prédominance du rôle du corps dans le cinéma de Miller, qui est due à sa volonté
de parler de l’essence sans avoir recours à des dispositifs artificiels comme le langage, ou des
dispositifs limitatifs comme la raison. Il se situe au-delà de la raison, il n’est pas en-dessous
comme on pourrait le croire, parce que souvent les intellectuels ont tendance à croire que tout
ce qui n’est pas de la raison est en-dessous de la raison et donc le ramènent au pulsionnel ou à
l’émotionnel, ou au sentimental, alors que non. Il faut faire comme avec les chakras de la
mythologie indienne, c’est-à-dire qu’il faut monter à un niveau, redescendre en-dessous, au
niveau inférieur, pour pouvoir remonter au niveau supérieur. C’est-à-dire qu’une fois que tu es
passé de l’émotion à la raison, si tu veux la transcender, il faut redescendre à l’émotion, marier
ta raison à l’émotion pour pouvoir dépasser ta raison. C’est ce genre de choses que George
Miller peut rechercher dans son cinéma. Il veut atteindre ce point. Mad Max : Fury Road n’est
pas un film qui nous demande de descendre vers nos bas instincts, c’est un film qui nous élève
spirituellement parce qu’il a marié notre raison à nos émotions et nos pulsions profondes, pour
nous propulser au-dessus de tout ça.

Il y a toujours eu chez lui ce travail-là, qui a donc aussi généré des préoccupations profondes,
bêtement politiques : je pense qu’il a fallu vingt ans pour que les gens commencent à le
comprendre alors que c’était d’une évidence assez cocasse au moment où le film se faisait, que
Babe était un film plutôt « vegan » dans l’esprit ! On ne peut pas faire plus propagandiste
comme méthode, c’est quand même une histoire d’un être qui cherche à ne pas être mangé… Il
y avait d’ailleurs eu à l’époque du film un événement marketing hilarant et complètement
accidentel, qui n’avait évidemment rien à voir avec la production du film, qui est que certains
petits malins avaient négocié un deal avec McDo pour la sortie aux Etats-Unis, mais comme les
gens chez McDo n’étaient pas du tout au courant du sujet même du film, le menu « Babe »
proposait en fait un menu avec du bacon ! Donc si tu achetais ce menu, tu avais une espèce de
petite sacoche avec des peluches, et dessus il y avait marqué « il en a fait du chemin, le petit
cochon » ! Le jour de la sortie du film, il y a eu des drames et des pleurs d'enfants dans les
McDo américains, et ça a été la panique pour retirer cette opération le plus vite possible… Mais
voilà, ça suffit à souligner le caractère véritablement militant du film au moment où il se fait.

59
AV Ca souligne également qu’il était non seulement incompris par la critique, comme vous le
signaliez tout à l’heure, mais aussi par les gens chargés du côté commercial.

RD Absolument. De toute façon, je pense que tous les cinéastes qui travaillent dans ces zones-
là, c’est-à-dire au-delà du rationalisme, sont condamnés à être absolument incompris par la
presse. Pour la presse, le rationalisme, c’est le maximum auquel elle puisse s’élever. C’est triste
à dire, mais l’état de notre civilisation actuelle, il en est là. Et le fait même que la mythologie
soit aussi peu comprise dans ses fondements le démontre, pour ne pas parler de la religion. Je
n’aime pas utiliser le mot « religion », mais le sacral. Parce que le sacral, dans les films de
Miller, il est évidemment central. Je trouve que c’est difficile de ne pas voir le sacral dans un
film comme Babe 2, qui ne parle que du dépassement de la lutte pour la survie, d’entraide, de
la nécessité de construire un tissu humain qui ne soit pas limité à l’intégrité de l’individu, mais
qui le transcende. Les symboles religieux présents dans le film ne sont pas là pour faire du
prosélytisme, ils sont là pour appuyer une thématique qu’un enfant de six ans comprend
spontanément, parce qu’un enfant de six ans n’a pas encore appris à limiter son être au simple
stade, justement, du rationalisme (qui d’ailleurs, soit dit en passant, est souvent un faux
rationalisme, en réalité des pulsions à peine transfigurées).

Mais le fait est que cette imagerie religieuse n’est pas là pour nous inviter à admirer la beauté
d’une cathédrale, elle est là pour nous amener à nous rappeler d’où viennent ces concepts. A la
sortie de Lorenzo, une partie de la résistance au film était motivée par le fait que le couple
Odone que le film met en scène sont des catholiques pratiquants. Et le fait qu’on les voie prier,
il y avait un côté « oh la la, je vais me tenir éloigné de ce truc-là », tout de suite on se met à
soupçonner le prosélytisme. George Miller n’a jamais eu l’intention d’être prosélyte, il n’a
aucun intérêt à être prosélyte. Simplement, c’est impossible de parler du sacré et de la chair
humaine sans passer par le christianisme. Il se trouve que l’histoire allait dans ce sens, puisque
les Odone, sur lesquels se base le récit, sont effectivement des catholiques. Et le fait que Miller
ait choisi de les mettre en scène en tant que catholiques allait dans le sens de ce que son film
raconte. C’est un film qui nous parle de la perte totale d’une intégrité. Il parle de cet enfant
malade et de parents qui, parce qu’ils sont en contact sacral avec ce que représente l’intégrité
de la chair, vont faire l’effort de travailler comme ils l’ont fait, d’apprendre par eux-mêmes et
de ne rien attendre d’une société aveugle, parce que, justement, basée sur la rentabilité
quantitative du rationnel. C’est ça Lorenzo, c’est « votre enfant ne pourra pas être soigné parce
qu’il n’y a pas assez d’enfants malades comme lui ». Là on est quasiment chez René Guénon ;
c'est Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps...

AV La résistance dont vous parlez est peut-être aussi due au fait que la tentation de voir du
prosélytisme dans, par exemple, un Babe 2 est désamorcée par le fait que le film a un ton
burlesque, alors que Lorenzo est un mélodrame, très premier degré, ce qui empêche certains de
prendre du recul par rapport aux symboles qui leur sont montrés.

60
RD En même temps, ils ont un problème historique parce que c’est des catholiques, et que c’est
semble-t-il en occident la religion à abattre. Mais dans Lorenzo, lorsque les Odone font appel à
l'ancien ami africain de leur enfant, et que celui-ci lui fait un rituel africain, là ça ne posait pas
de problème au public, alors qu’on est tout autant dans le religieux à ce moment-là. L’idée,
vraiment, c’est ça, l’importance du sacral. Il y a autre chose que juste ça. La perte de Lorenzo
n’est pas uniquement la perte de son langage et le fait qu’il ne puisse pas dire de mots ; ce que
ses parents essayent de protéger, ce ne sont pas les mots, mais l’intégrité de l’être qu’est leur
enfant. C’est quelque chose qui a toujours obsédé George Miller, le fait qu’il ait fait des études
de médecine et qu’il soit un médecin ayant pratiqué va évidemment dans le sens d’une plus
grande compréhension de ce qu’est le corps humain ; ça n’est pas un bête véhicule. Si on parle
d’humain on parle du corps. On est complètement au-delà du dualisme cartésien qui nous
ramène, justement, à cette question de la raison. L’importance du corps chez George Miller,
elle se fait par l’importance qu’il accorde à l’identité profondément humaine et à sa
transmission, c’est-à-dire l’idée que le sacral rattaché au corps se transmette. Tous les Mad Max
– et ça, je l’ai très peu lu depuis des années – ne sont pas des récits directs mais des récits qui
nous sont racontés. C’est-à-dire que ce sont déjà des mythes au moment où ils nous parviennent.
A l’exception du premier, mais qui, au moment où il sort, fonctionne un peu sur un mode
onirique. Comme c’est un film qui se voulait à la fois post-apocalyptique, c’est-à-dire futuriste,
mais qu’en même temps le monde qu’il mettait en scène était un monde qui nous était
parfaitement familier, il y avait, je me rappelle, à l’époque où le film sortait, un caractère
onirique, comme si ce film était en fait un rêve.

Mais c’est effectivement à partir du 2 que s’implante cette idée de film raconté, narré, par le «
feral kid » dans ce film. Il y a donc l’idée que ce que l’on voit a déjà été transfiguré, modifié
dans les mots, modifié dans le sens. On a accès à l’essentiel, c’est-à-dire à ce qu’a été Max, ce
qu’a été ce héros, ce qu’il a fait, mais la façon avec laquelle ça a été rapporté est déjà un peu «
mensongère », et ça nous ramène à la versatilité des mots dans cet univers, puisqu’on voit bien
dans les Mad Max que, comme ça se passe dans un futur plus ou moins lointain, les mots qui
veulent dire quelque chose pour nous ne veulent plus dire la même chose pour nos descendants.
C’est à nous de déduire ce qu’ils ont pu comprendre dans les mots. Quand on les voit prier le
V8 dans Fury Road, ça peut nous faire sourire parce qu’on se dit qu’il a suffi que des manuels
de mécanicien soient restés derrière, vue l’importance de la mécanique dans leur société, pour
que le V8 devienne immédiatement l’expression d’une divinité. C’est la même chose qui se
passe avec les enfants et le tourne-disque dans Au-Delà du Dôme du Tonnerre, lorsqu’ils
apprennent le français avec la phrase qui leur fait répéter « je rentre à la maison, je rentre à la
maison ». Cette scène-là n’est pas là pour moquer la religiosité de ces enfants, qui croient
littéralement au discours de ce tourne-disque, elle est là pour nous rappeler que le fait qu’ils
mettent du sens dans ce qu’ils entendent est plus important que ce qu’ils entendent. Il y a plus
important que les mots. Il y a l’intention de l’individu, la façon avec laquelle l’individu vit ses
mots.

On se définit par la façon avec laquelle on cherche à donner du sens. C’est pareil avec les mots.
Les mots eux-mêmes sont des coquilles vides. On a complètement perdu le contact avec le
rapport sacré qu’avaient les civilisations anciennes avec les mots : chez les nordiques des temps

61
premiers, une chose n’existait pas tant qu’elle n’avait pas été nommée, par exemple. C’est
dingue, mais elle avait beau être sous tes yeux, elle n’existait pas ! Ce qui la fait exister, au sens
du ex-sistere latin, c’était de la nommer. Donc on comprend bien toute l’artificialité du mot,
que le mot n’a jamais défini le monde qui nous entoure, il n’est qu’une tentative de négocier
avec ce monde-là. Et donc, la façon la plus directe de négocier avec ce monde-là, ce ne sont pas
les mots, c’est le corps. La danse joue donc aussi, évidemment, un rôle essentiel là-dedans. Il y
a bien sûr Happy Feet qui vient tout de suite à l’esprit quand on parle de danse chez George
Miller, mais, en réalité, elle est là déjà avant, cette danse, ce rituel. Elle est là notamment à
travers la mise en scène. La mise en scène de Miller, surtout à partir de Mad Max 2, est
extrêmement chorégraphique. Et son cinéma ne peut pas faire l’économie de penser les choses
sous forme de danse. Déjà parce qu’il s’agit de faire répéter les comédiens dans leurs
déplacements les uns par rapport aux autres, on est déjà en train de mettre en place le rapport
des corps entre eux quand on fait de la mise en scène, et notamment de la mise en scène aussi
précise que la sienne. Sur Mad Max 2, notamment toutes les séquences chez Pappagallo, il y a
une complexité dans les rapports des individus aux autres et dans leurs mouvements qui est
complètement dingue et qui, évidemment, atteint un point culminant dans la poursuite finale,
où là, ce ne sont pas seulement les corps, ce sont les corps entre eux, plus les corps avec les
machines, plus les machines entre elles, bref, grande partouze chorégraphique.

C’est quelque chose qu’on retrouve dans Les Sorcières d’Eastwick, les moments les plus
mémorables du film sont des moments qui nous renvoient à la danse : la partie de tennis ; la «
ballroom scene », la scène des ballons sur l’opéra Nessun Dorma; le final avec Jack Nicholson
qui se ramasse une espèce de tempête de plumes au visage dans la rue, la façon avec laquelle il
est malmené dans toute la dernière partie du film, est dansante, d’une certaine façon.

Donc quand on en arrive à Happy Feet, on est dans cette continuité. Happy Feet, c’est pareil,
ça met en scène une communauté de manchots empereurs repliée sur elle-même, qui n’accepte
comme expression de l’individualité que les chansons, c’est-à-dire que des paroles mises en
musique. Des mots. Et elle se retrouve avec un individu qui s’exprime autrement, et qui fout la
merde ! Evidemment qu’il est tellement au-delà de cette communauté qu’il va être obligé de
vivre son aventure à part pour, en définitive, sauver cette communauté d’elle-même en lui
apprenant la danse. Ça prend des détours encore plus sublimes dans le deuxième où on
convoque, à peu de choses près, l’essentiel du vivant, dans ce grand ballet cosmique. Et ce n’est
pas caché, tout ça. Moi, quand j’ai écrit mes textes à l’époque du premier, j'entends dire « mais
qu’est-ce qu’il raconte, ce mec ? » alors que tu ne fais que décrire les plans que tu vois, c’est ça
qui est extraordinaire, c’est que tout est là. Quand tu parles de rapport au cosmos dans Happy
Feet et que les gens semblent interloqués, t’as envie de leur dire, mais ça commence dans le
cosmos ! Littéralement ! Plus tard, le zoom arrière qui part de Mumble dans sa prison pour nous
montrer la terre perdue au milieu de l’univers, je suis désolé, c’est là, je ne l’invente pas !

Ce rapport au cosmos et au vivant dans le deuxième est fabuleux. Quand Happy Feet sort, la
préoccupation écolo a bien avancé dans les consciences déjà, donc le film est pris comme un
film écolo, ce qu’il est de toute façon, mais, et je pense que c’est important, c'est un film écolo

62
« dédramatisant », c’est-à-dire un film qui nous explique bien « on ne va pas s’en sortir en
flippant notre race, on va s’en sortir en réapprenant à danser ». Et ça, hélas, en Occident, on en
est tellement loin, on a tellement du mal à comprendre. Joseph Campbell racontait souvent cette
anecdote d'un sociologue occidental assistant à des cérémonies shinto, qui disait au prêtre qu'il
ne comprenait pas leur idéologie, leur théologie. Et le prêtre shinto de lui répondre avec douceur
« Nous n'avons pas d'idéologie ; nous n'avons pas de théologie. Nous, on danse. » Danser, c’est
simplement exprimer le fait qu’on est en vie. Et exprimer le fait qu’on est en vie, c’est exister
au sein du cosmos. Voilà, là, on a fait l’intégralité de la carrière de George Miller : si tu
n’apprends pas à danser, tu n’existes pas au sein du cosmos. Tu es un objet, en fait. Et c’est le
message que lancent les femmes au début de Mad Max : Fury Road en disant « nous ne sommes
pas des objets. » , « we are not things. » On n’est pas dans l’utilitaire, on n’est pas, justement,
dans le rationalisme au sens de « rationner » les choses, compartimenter, découper les trucs et
les ranger dans des cases. Car c’est ce qu’on fait avec les choses. On est au-delà de ça, on est
bien plus que ça. Donc dire « on n’est pas des choses », c’est dire « on explose ces limites », et
on les explose en apprenant à danser, c’est-à-dire en existant pleinement, et exister pleinement
c’est exister à travers son corps. Et donc la façon avec laquelle les corps sont torturés,
malmenés, ou sublimés dans Fury Road, elle est essentielle au « discours ». Je mets des
guillemets parce qu’il n’y a pas de « discours » chez George Miller ; quand on est dans la
transmission de l’essence, on n’est pas dans la transmission d’un discours. En fait, on est plus
proches du rituel initiatique, cette idée qu’on ne peut transmettre l'essence qu’à travers une
ritualisation.

Donc quand je vois des gens regarder avec circonspection Fury Road en disant « mais enfin,
c’est quoi ces plans sur ces jeunes filles en train de s'asperger d’eau, au ralenti ? » Eh bien, c’est
le sens de l’essence, c’est ce que le film est en train de te dire profondément, mis en images.
Que tu choisisses d’y voir une sexualisation, une objectification du corps féminin, c’est ton
problème, c’est que tu as choisi tes propres limites. Le film, lui, va au-delà de ça. Il raconte bien
plus que ça. A ce moment-là, on est en pleine mythologie, ces nymphes (parce que ces « furies
» sont aussi des nymphes) ne peuvent pas être autre chose que des créatures sublimes, qui ne
peuvent exister dans le film qu’à travers la génération, au sens vital : elles sont dans l’eau, dans
le Féminin, il y a donc tout un rapport mythologique au corps féminin et à l’eau qui se termine
sur ce pano où il suit la plus belle d’entre elles, pour descendre à son ventre enceinte, pour
remonter à Max à qui elle apporte la lance d’eau. La vie vient de là. Elle parle avec son corps,
le film parle avec le corps de ses personnages, tout est mis en scène, chorégraphié ; il y a donc
une danse, qui prend une autre tournure dans les secondes suivantes lorsqu’il va se battre avec
Furiosa. Ce qui est aussi, quand même, une comédie musicale, la chorégraphie de cette
séquence, c’est Fred Astaire et Cyd Charisse. Tout ça est lié à cette préoccupation originelle
qu’il avait, qui était : « mais comment a-t-on fait pour préserver aussi longtemps le sens du
discours ? ». D’où la fascination qu’il avait pour les aborigènes. Ce documentaire 40 000 Ans
de Rêve, il veut dire ce qu’il veut dire : en 40 000 ans, transmettre quelque chose d’impossible
à mettre en mots, parce qu’en tant qu’êtres humains, on a plus que ça à transmettre. Par la danse,
par le cinéma, par les arts, par tout ce que tu veux, tout ça n’est que la transmission de l’essence.
Et l’essence, c’est qu’on est en vie. On est vivants. C’est pas « on va l’être un jour », c’est « on
l’est maintenant. » Voilà. Je pense que pour moi ça peut résumer idéalement le cinéma de
George Miller. C’est un cinéma vivant, au sens plein et mythologique du terme.

63
AV Comment voyez-vous l’importance des véhicules dans son cinéma ?

RD Il y a un rapport fétichiste à la mécanique que les australiens, vivant dans un environnement


sauvage, ont toujours eu et qu'ils ont complètement transfiguré dans leur cinéma. Le premier
Mad Max, ce n’est pas un film qui vient de nulle part, c’est un film qui arrive presque à la fin
d'une grande vague d’exploitation de films de motards et de véhicules. Il y en avait un en 1974,
qui s’appelait Stone et qui avait eu un énorme succès. En gros, le lancement de la production
de Mad Max s’est fait par rapport au succès de ce film-là et reprend plusieurs de ses comédiens.
Sauf que ce fétichisme de la mécanique n’est pas un fétichisme « frigide ». Il prie le mouvement.
Il y a une beauté réelle dans le fait de voir une machine prendre vie à l’écran. Et ça, ce ne sont
pas les australiens, et ce n’est pas George Miller qui l’a inventé, les français et les soviétiques
des années 20 faisaient exactement la même chose. Abel Gance ou Dziga Vertov n’avaient de
cesse de filmer tous les engrenages et tous les pistons qu’ils pouvaient trouver sur leur route.
Parce que tout ça met en scène quelque chose qui, encore une fois, est de l’ordre du cosmique.
Le vivant, c’est ça. Le cœur bat, les poumons s’ouvrent et se ferment, le corps humain est
assimilé à une machine justement parce qu’il fonctionne de façon « machinale » et « mécanique
». Sauf que, on y revient toujours, c’est plus que ça ! Le vivant, ce n’est pas juste une simple
machine : le rêve des cinéastes, au fond, c’est de pouvoir faire ce que Miller a vaguement tenté
de faire dans Babe 2, avec ce chien handicapé qui a deux roues, c’est de pouvoir faire une
poursuite de véhicules qui soit faite par des êtres vivants. S’il pouvait faire un Mad Max avec
des mecs fusionnés avec leur moto ou leur bagnole, il le ferait, ça serait génial ! Tous ceux qui
aiment ce cinéma-là, quand il est bien fait, ces poursuites en bagnole, en rêveraient, de voir ce
genre de choses.

Evidemment qu’il y a une érotisation de la mécanique. Parce que souvent, la critique se sert de
ça pour le dégager d’un revers de main dédaigneux : « tout ça, c’est de l’érotisme déviant. »
T’as envie de leur dire, « mais enfin, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité », quoi ! En
termes de fétichisme et d’érotisation, si on vous retirait toutes les belles femmes qui composent
le cinéma devant lequel vous êtes à genoux, on ne sait pas très bien où vous irez ! Désolés de
vouloir fantasmer sur plus de choses que simplement des femmes ! On veut fantasmer sur des
bottes, on veut fantasmer sur des chevaux, on veut fantasmer sur des mécaniques de bagnoles
et de motos, et nos cinéastes à nous, les grands cinéastes populaires, sont des gens qui ont mis
en scène ce rapport charnel avec tout ce qui nous entoure. D'ailleurs, tu sais comment Sergio
Leone a engagé Bertolucci pour travailler sur ses scénarios ? Il lui a simplement demandé « si
tu as un cheval à filmer, où vas-tu mettre ta caméra ? » Bertolucci lui a répondu « je vais me
mettre derrière pour avoir son cul qui occupe la moitié de mon écran. » « Ah bon, et pourquoi
? » « Parce que la puissance de ce cheval, on ne la sentira que si on voit son postérieur. » Et là
il lui a fait, « c’est une bonne réponse, je te prends ! » Ce scénariste allait comprendre qu’il
n’était pas là pour travailler sur des concepts littéraires (des mots, encore une fois) mais qu’il
allait travailler sur du profond, du « c’est quoi cette puissance qui nous fascine ? » Pourquoi le
cheval, bordel ? Pourquoi cet animal a-t-il une puissance cinématographique qui dépasse celle
des autres ? Pourquoi ne se lasse-t-on pas des poursuites de voitures malgré les centaines et les
milliers de films à toujours nous représenter les mêmes plans ? Parce que fondamentalement,

64
profondément, ça veut dire quelque chose, et on le sait, que ça veut dire quelque chose, on le
sent. On sent que ça nous ramène à quelque chose de vivant. Et George Miller ne fait que ça,
du cinéma vivant.

Propos recueillis et retranscrits par Antoine Verley (Paris, le 17/06/2017)


Remerciements à Rafik Djoumi pour sa disponibilité et sa relecture.

65
Index

Cinéastes évoqués

Busby Berkeley 20
Robert Bresson 9, 31
Mouchette 9
Tod Browning 10
Freaks 10
David Cronenberg 6
Joe Dante 10
Guillermo Del Toro 16
Mel Gibson 11
La Passion du Christ 11
John Frankenheimer 9
Un Crime Dans La Tête 9
Stanley Kubrick 13, 30
John Landis 6
Fritz Lang 18
Metropolis 18
Terence Malick 15
Tree of Life 15
Leni Riefenstahl 36
Steven Spielberg 6, 16
Le Bon Gros Géant 16
Brian Trenchard-Smith 5
Shinya Tsukamoto 28
Lily et Lana Wachowski 35
Speed Racer 35
Peter Weir 27
Les Voitures qui ont mangé Paris 27
Robert Zemeckis 14, 15
Contact 14
Auteurs cités

Vincent Amiel 9
Joseph Campbell 14, 19, 23
Mircea Eliade 22, 27
Claude Lévi-Strauss 36
Friedrich Nietzsche 17
Madame de Sévigné 32
Tite-Live 17

Critiques de cinéma cités

Sylvain Angiboust 24
Michel Chion 30, 32
Michel Ciment 17
Yannick Dahan 19
Rafik Djoumi 8, 13, 28, 30, 32, 36

66
Christophe Gans 13, 14, 23
Alain Garsault 21
Doug Headline 9
Jean-Baptiste Thoret 10
Laurent Vachaud 11

Périodiques cités

Les Cahiers du Cinéma 30, 32


Charlie Hebdo 10
Deadline 32
L’Ecran Fantastique 26
The Hollywood Reporter 31
MTV News 31
Positif 8, 11, 19, 21
Starfix 9, 27, 30, 53
Variety 16, 30

Emissions citées

BiTS 8
Les Enfants du Rock 8

67

Vous aimerez peut-être aussi