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Socio-anthropologie

31 | 2015
Mortels

Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead ou


comment vivre avec la mort

Eric Villagordo

Éditeur
Publications de la Sorbonne

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://socio- Date de publication : 10 septembre 2015
anthropologie.revues.org/2139 Pagination : 61-72
ISSN : 1773-018X ISBN : 978-2-85944-913-1
ISSN : 1276-8707

Référence électronique
Eric Villagordo, « Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead ou comment vivre avec la mort », Socio-
anthropologie [En ligne], 31 | 2015, mis en ligne le 10 septembre 2016, consulté le 03 janvier 2017.
URL : http://socio-anthropologie.revues.org/2139

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

© Tous droits réservés


Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead
ou comment vivre avec la mort

e r i c v i l l ag o r d o

Résumé
Ce texte propose l’analyse de la série graphique Walking Dead au regard
de son rapport à la mort. Il s’agit à la fois de comprendre le genre zom-
biesque dans lequel elle s’inscrit et l’originalité qui constitue le succès
de ce comics. Une attention est portée au style graphique et aux figures
plastiques qui ponctuent la narration : tel le spectacle des cadavres, les
cartes postales zombiesques, le paysage des morts-vivants et les scènes
d’effroi. Une philosophie émerge de ce roman graphique au long cours,
à travers les choix fictionnels du scénariste Robert Kirkman. Celle
d’un memento mori ancré dans la perte régulière des héros redevenus
mortels, impuissants, lâches et sadiques. Comment garder une éthique
lorsque les morts envahissent tout l’espace vital ?
Mots-clés : comics, bande dessinée, zombies, apocalypse, politique,
représentation de la mort, esthétique du cadavre, relations sociales
en temps de guerre, Romero

Abstract
This text offers an analysis of the graphic series Walking Dead in terms
of its relationship with death. The aim is to understand the zombie
genre of which it is part and the originality that has made these comics
a success. Particular attention is paid to the graphic style and artistic
forms that punctuate the narration, such as the spectacle of corpses,
zombie postcards, the landscape of the living dead and scenes of terror.
Through the fictional choices of scriptwriter Robert Kirkma, a philo-
sophy emerges from this expansive graphic novel—that of a memento
mori anchored in the regular loss of heroes who have reverted to being
mortal, impotent, cowardly and sadistic. How can ethics be maintained
when the dead invade all living space?
Keywords: Comics, Zombies, Apocalypse, Politics, Representation of
Death, Aesthetic of the Corpse, Social Relations in Time of War

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Comment vivre avec la mort… de son vivant, autrement dit comment
eric villagordo

vivre avec les morts, dans son souvenir et celui des autres, puisque
nous naissons et vivons sur le territoire de ceux qui nous ont pré-
cédés ? Les anthropologues ont transmis la richesse des réponses
données à cette interrogation par toutes formes d’humanité et de
traditions. Mais le problème est plus compliqué lorsque les morts
reviennent parmi nous. La fiction contemporaine, succédant aux
contes, légendes, récits, peintures, rites, incantations, prend en
charge cette question complexe de la confrontation avec nos morts
et, par-là, avec notre propre futur. Comment vivre et réagir face à un
cadavre qui est une anticipation possible de notre propre cadavre ?
Je me propose d’analyser l’imaginaire à l’œuvre dans la bande des-
sinée Walking dead, série américaine qui débuta en 2005, scénarisée
par Robert Kirkman (scénariste états-unien né en 1978) et dessinée
par Tony Moore (dessinateur états-unien né en 1978) puis par Charlie
Adlard (dessinateur anglais né en 1966) dès la deuxième année.
Ce comics, doublé d’une série télévisée au succès mondial depuis
octobre 2010, appartient au genre post-apocalyptique zombiesque et
s’inscrit à ce titre dans la tradition de la trilogie cinématographique
de George Andrew Romero 1 dont Kirkman dit ouvertement s’inspi-
rer 2. Cependant, le scénariste est aussi l’héritier, comme tout ama-
teur des univers de zombies, d’une histoire plus ancienne qui s’ancre
anthropologiquement dans les religions antiques et dans les sociétés
esclavagistes des Caraïbes.

L’inscription dans un genre : l’apocalypse zombie


Lorsqu’on le découvre pour la première fois, le succès de Walking
Dead peut surprendre. En effet, le respect des codes de l’apocalypse
zombie, genre codifié et diffusé au cinéma depuis 1967, avec le célèbre
film La nuit des morts-vivants de Romero, y est presque révérencieux.
Robert Kirkman en effet, réintroduit les conventions du genre ciné-
matographique zombie avec une sorte de respect absolu des codes.
Ceci explique le fait que le succès ne fut pas au rendez-vous la pre-
mière année, d’où le départ de Tony Moore. Il est fort possible que les
lecteurs n’aient pas tout de suite su apprécier un comics sans superhé-
ros, post-apocalyptique, situé hors de notre monde contemporain et
à l’écart des conventions des comics. Kirkman se réfère explicitement

1 La nuit des morts vivants en 1968, Zombies/Damns of the Dead en 1978 et Le jour
des morts-vivants en 1985. À partir de 2005, G. Romero tournera encore trois
films sur les zombies qui ont pu influencer Robert Kirkman pendant l’écriture de
Walking Dead.
2 Robert Kirkman confesse au journaliste Fabrice Sapolsky lui faisant remarquer
que Walking Dead « c’est le genre d’histoire de zombies qu’on a vu mille fois dans
des films ou des comics » : « C’est juste par désir de recréer l’ambiance des films de
62 zombies que j’aime, et de prolonger le film… », dans Sapolsky F., Kirkman R. (2007).
à des récits, des scènes, des situations de films de zombies : le héros

dossier
principal de Walking Dead, le désormais célèbre Rick, se réveille d’un
coma et découvre seul dans un hôpital l’apocalypse zombie (épisode
1, 2004), exactement comme le héros du film de Danny Boyd, 28

souviens-toi que tu vas mourir : walking dead 


jours plus tard (2003, Twentieth Century Fox). De même, Kirkman
introduira le personnage de Michonne, une femme noire maniant
avec dextérité le sabre, comme dans ce film de Boyd. La figure de
la grille derrière laquelle des zombies agglutinés contemplent les
vivants, tels les immigrés de la frontière mexicaine contemplant les
États-Unis, ou ceux de Ceuta aux portes de l’Europe, apparaît dans
de nombreux épisodes de Walking Dead. Les scènes se passent dans
une immense maison d’arrêt, référence explicite au camp retranché
militaire où se déroule le troisième film de zombie de Romero, Le
jour des morts-vivants (1985). Kirman inscrit donc fidèlement ses
comics dans la tradition cinématographique du genre zombiesque.
Il déclare vouloir continuer le film, en prolonger l’histoire, savoir ce
que deviennent les personnages. L’emprunt apparaît également dans
le choix du noir et blanc à l’esthétique du cinéma expressionniste
allemand dont La nuit des morts vivants porte l’empreinte.
Résumons l’argument narratif : les morts se relèvent, envahissent
le monde, refusent de vraiment mourir et se nourrissent des vivants ;
toute personne mordue est contaminée et devient zombie à son tour.
Ni les scientifiques, ni la religion, ni le gouvernement n’y peuvent
rien : la question est celle de la survie d’un groupe face au cataclysme,
à la peur et à des multitudes de morts qui marchent. Le genre revi-
site en cela celui du western où l’on suit également les aventures de
groupes attaqués ou obligés de fuir devant les Indiens. On en retrouve
les forts assiégés et les batailles. Dans la troisième année de la série,
Rick demande : « Le fort a tenu bon durant mon absence ? ». Il doit
d’ailleurs dans le premier épisode, troquer sa voiture contre un che-
val, et son chapeau de policier pour celui d’un shérif. Jean-Baptiste
Thoret rapproche à juste titre les scénarios de Romero et le genre
zombiesque en général de l’aventure de survie 3 à la Robinson Crusoé.
Selon lui, le premier film de zombie de Romero s’inspirerait égale-
ment des Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963), avec notamment la
reprise de la séquence de la maison attaquée par une nuée d’oiseaux
transformés chez Kirkman en une horde de zombies…
Alors que Spawn (comics créé par Todd McFarlane en 1992) renou-
velle les codes du genre et met à distance la mort et la dramaturgie
centrée sur le héros en jouant sur le registre du grotesque, l’origi-
nalité de Kirkman se situe ailleurs : il crée l’un des premiers comics
philosophiques sur la mort. Ses comics se distinguent par leur durée,

3 Dans Thoret J.-B. (dir.) (2007), Politique des zombies. L’Amérique selon Georges A.
Romero, Paris, Ellipses, p. 12. 63
comparable à celle des mangas, et par leur qualité narrative. Kirkman
eric villagordo

dit vouloir poursuivre la série aussi longtemps que possible et faire


évoluer les personnages sur le temps d’une vie, pour ne pas les aban-
donner à la fin d’un film, dans un monde dévasté :

C’est comme si vous voyiez un film de zombies, que vous l’aimiez,


et que vous vouliez savoir ce qu’il va se passer ensuite. Souvent,
vous ne le savez jamais. Walking Dead est venu de cette envie-là de
connaître la suite. Enfin dans les films où les humains survivent à
la fin ! Mais justement, dans les films de zombies, vous vous ren-
dez compte que c’est un fléau dont vous ne pouvez pas vous débar-
rasser. La fin du film correspond au moment où les héros arrivent
temporairement à éloigner la menace. Walking Dead part de là. Je
veux voir les héros humains essayer de s’adapter et de survivre aux
zombies. Je veux les voir évoluer pendant des décennies avec cette
menace à leurs trousses. C’est comme une exploration sur le long
terme du genre zombie 4.

Comme un projet balzacien d’une comédie des non humains. Le suc-


cès a permis une durée exceptionnelle, pour cette histoire sans supe-
rhéros : dix ans, de 2005 à 2015, et plus de quatre-vingt-dix épisodes.
Tous suivent la même trame et, contrairement aux codes des comics
américains, l’histoire ne repart pas de zéro au bout de dix épisodes.
The Walking Dead n’est donc pas seulement un comics convention-
nel (mainstream), mais une œuvre d’auteur, au sens européen du
terme : originale, innovante et contre culturelle. On le sait, pour la
BD comme pour le cinéma, des œuvres strictement inscrites dans un
genre et ses contraintes, peuvent malgré tout surprendre en explo-
rant un aspect inconnu.

Les héros sont mortels


Les zombies apparaissent dès lors à la fois comme une sorte de lan-
gage commun esthétique, de phénomène de mode superficiel, et un
véhicule réflexif pour évoquer nos problèmes sociaux 5.
La singularité de la série Walking Dead est de se situer dans
une durée, propice aux épopées, où le temps s’étire. Les quatre-
vingts épisodes se déroulent sur environ une année, permettant un

4 Sapolsky F., Kirkman R. (2007), « Entretien avec Robert Kirkman. Morts ou


vif ! », art. cité, p. 24.
5 Dès 1975, Charles-Olivier Carbonell écrivait : « Les bandes dessinées pour ado-
lescents […] sont bien le trésor documentaire espéré : quiconque veut connaître
et mesurer les composantes d’une mentalité collective peut et doit s’y repor-
ter comme à une source privilégiée, qu’il soit politologue, sociologue, historien
ou honnête homme curieux de son temps. C’est dans ces bandes dessinées que
prennent figure les mythes vivants d’une société. », Carbonell C.-O. (dir.) (1975),
64 Le message politique et social de la bande dessinée, Toulouse, Privat, p. 6.
traitement singulier des personnages. Nous les voyons évoluer, vivre,

dossier
aimer, se battre, se disputer, devenir fou, perdre une jambe et, sur-
tout, se faire un à un dévorer. Dans le cinéma de Romero, le format
du film ne permettait pas cet attachement au long cours. De fait, la

souviens-toi que tu vas mourir : walking dead 


mort n’a pas la même résonance : lecteurs, nous sommes horrifiés de
voir disparaître en un seul épisode cinq personnages principaux que
nous connaissons depuis un, deux, voire cinq ans. En ce sens, ce qui
distingue ici la narration est que la mort devient le principal prota-
goniste : l’adversaire des vivants. D’un point de vue éditorial, la mise
en scène joue sur cette force narrative en affichant sur les pages de
garde, telles des photos d’identité, les portraits de tous les person-
nages, puis en les blanchissant au fur et à mesure de leur dispari-
tion. Pour le lecteur, cette galerie de portrait est comme une sorte de
mémorial auquel il se rapporte régulièrement. Le paratexte, aurait dit
Gérard Genette, produit un effet de réel.

De nouveaux immigrés à nos frontières :


les morts qui marchent
Nous avons déjà évoqué la figure graphique de la grille, derrière
laquelle s’amoncellent des zombies. Dans les épisodes de la prison,
les cases et les planches multiplient les points de vue. Collés à la
grille : nous sommes face aux zombies ; au sein du groupe des sur-
vivants : la grille constitue l’arrière-plan. Et nous pouvons encore
être parmi les morts, parmi les exclus. Cette spatialisation du récit
est remarquable. Ce ne sont plus les immigrés qui sont dans un camp
de rétention, ou exclus du territoire, derrière un mur, une frontière,
ce sont les vivants enfermés dans une immense prison et entourés
d’un public zombie devant le spectacle d’une vie qu’ils aimeraient
bien dévorer. Les zombies, à l’origine personnages du culte vaudou
réinventés par des journalistes, étaient, dans la légende des hommes
libres, soumis à une sorte d’empoisonnement qui les laissait pour
morts, mais les condamnait en réalité à une vie d’esclaves. Le zombie
est donc tout autant la métaphore de l’esclave absolu dans le contexte
post-esclavagiste, le communiste de l’intérieur dans le contexte du
maccarthysme, qu’un immigré métisse, latino, basané, bref étranger,
dans le contexte des États-Unis des années 1990-2000. Kirkman traite
de façon subtile de la question de l’immigration en même temps
que de celle raciale mettant, comme Romero, en scène la couleur de
peau des survivants. Le héros central et son fils sont blancs, mais ils
ont toujours avec eux des personnages noirs, tout aussi importants :
Michonne, la tueuse au sabre, ou Tyreese, l’ancien joueur profession-
nel de football américain. Des couples interraciaux se forment ; mais
lorsqu’elle séduit Tyreese, Michonne remet en cause la mixité : elle
n’accepte de se mettre en couple qu’avec des noirs. Cependant, étant
65
donné son importance dans l’histoire, le lecteur ne peut s’empêcher
eric villagordo

de se demander quand elle aura enfin une relation avec Rick, le héros
blanc du comics. Il nous semble que Kirkman par les relations affec-
tives ou amoureuses de ses personnages met au travail cette ques-
tion : comment vivre en temps d’horreur ? Il réinterroge les probléma-
tiques nord-américaines de l’immigration et du racisme à travers une
narration confrontant les survivants à l’épreuve de la cohabitation.
Noirs et blancs ensemble, est-ce possible, dans la même famille, la
même communauté ? La fiction nous donne à voir une communauté
de survivants face à des hordes de zombies bien plus nombreux que
les vivants, exclus eux aussi de cette société et qui revendiquent leur
territoire. À n’en pas douter, l’apocalypse zombie est une métaphore
de l’immigration massive du Sud vers le Nord, et de l’impossibilité de
stopper des phénomènes inéluctables comme l’exil et le métissage.
Les morts contaminent, s’approprient les vivants, comme une méta-
phore du métissage et du croisement des corps, non plus seulement
par la sexualité, mais par la dévoration.
Dans la fiction Walking Dead, aucune solution eschatologique
n’est envisagée sérieusement : comme chez Romero, la science et la
religion sont ridiculisées et prêtres et savants sont des imposteurs.
Très tôt, on comprend que l’invasion est gagnée et qu’il ne reste plus
qu’à survivre. Débarrassé de toute attente quant au dénouement, on
peut alors se concentrer sur les pensées des personnages et sur leur
humanité. « Vous savez, à un moment ou à un autre, vous devez arrê-
ter de montrer les mangeurs de chair et vous intéresser aux affaires
de cœur. Le titre est centré sur les personnages. Les zombies, c’est
la déco 6. » Effectivement, les protagonistes s’aiment, se détestent,
se disputent le pouvoir, se font la guerre, essaient de construire une
famille, et même, à partir de la troisième ou quatrième année du
récit, les zombies deviennent presque secondaires.

Le spectacle du cadavre, une narration graphique


Interprétant le scénario, les dessinateurs illustrent la mort par la
figure des zombies ponctuant la narration. L’ensemble de Walking
Dead est plastiquement une « vanité » graphique, à l’instar des vani-
tés picturales du xvie siècle. Cette série est un memento mori et, à
ce titre, se distingue des comics où la mort est soit légère, soit très
rare. Ici, chaque planche évoque la mort, par les dialogues ou direc-
tement par la représentation de cadavres ambulants. De nombreuses
vignettes sont muettes, donnant à voir des zombies hagards derrière
une grille, dans des rues dévastées, sur des routes ou dans la cam-
pagne. Sur plus de quatre-vingts épisodes, cette figure plastique est

6  Sapolsky F., Kirkman R. (2007), « Entretien avec Robert Kirkman. Morts ou


66 vif ! », art. cité, p. 24.
comme une figure rhétorique de réitération. Il s’agit de ce que nous

dossier
pourrions appeler le belvédère zombiesque ou le panoramique des
morts vivants ou encore la carte postale des chairs putréfiées. Souvent
ces vignettes sont des panoramiques ou des pleines pages, comme

souviens-toi que tu vas mourir : walking dead 


la page 8 du premier épisode où Rick découvre l’apocalypse zombie
(dessin de Tony Moore). Ce spectacle des zombies marque parado-
xalement une sorte de pause dans le récit par des images contem-
platives. Ces modifications du rythme et de l’espace habituel de la
planche narrative classique attestent d’une intention de rupture, de
suspension de la trame événementielle pour rappeler qu’au-dehors,
à l’extérieur des barrières, les zombies sont toujours là, éternels,
permanents, pullulant. La grande case, la grande image permet de
rendre présent le nombre, la masse, la foule des morts comme un plan
d’ensemble, un panoramique ou, au cinéma, un léger travelling des-
criptif. Nous sommes devant une sorte d’arrêt de la bande dessinée,
et l’agrandissement du format tend vers la dimension d’un tableau,
d’une image unique et, pour tout dire, méditative. Cet « arrêt sur »
dessine un paysage à contempler. Les zombies, lents par nature ou
contre nature, évoquent un paysage minéral, constitué de chairs, de
vêtements en lambeaux et de visages étranges et affamés.
Souvent, un premier plan nous permet de nous délecter (ou de
nous écœurer) des détails de l’anatomie zombiesque (os, chairs fai-
sandées, organes, visages en lambeaux). Si le spectacle des cadavres
a toujours existé dans les sociétés humaines 7, on masque habituelle-
ment la mort. Le zombie, lui, tel qu’il a été codifié d’un point de vue
esthétique au cinéma, doit littéralement partir en morceaux. Il est un
cadavre non apprivoisé qui, du point de vue anthropologique, incarne
le sauvage, l’étranger. Sa chair en décomposition donne à voir un
chaos qui n’est pas civilisé, urbain ou policé. Il est en dehors de la cité
des vivants. « Horrible ou fascinante, la pourriture justifie tous les
rites funéraires. Ainsi tout est mis en œuvre pour l’apprivoiser […] 8. »
Le zombie se situe hors du cadre des rites funéraires, et les vivants
doivent le décérébrer pour s’en protéger.
Dans ces images panoramiques, un second plan, puis un troisième
et ainsi de suite jusqu’à l’horizon, nous submergent sous la repré-
sentation du nombre. Chaque zombie perdu dans le dessin provoque
l’accumulation du même et du différent : chacun était un individu,
chacun est maintenant réduit à un comportement bestial. Les zom-
bies sont la manifestation du holisme absolu, instinctuel, voire méca-
nique, automatique. L’horizon humain est bouché de fait plastique-
ment, graphiquement. Ces dessins méditatifs et contemplatifs ne

7  Thomas L.-V. (2000), Les chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, Paris, Les Empê-
cheurs de penser en rond/Institut d’édition Synthélabo, p. 524.
8  Ibid., p. 152. 67
font que montrer, car jamais des textes ne viennent répéter le visuel,
eric villagordo

le paysage zombie, l’accumulation à la Arman de chairs et de visages


monstrueux. La présence des conventions du paysage (horizontalité,
succession des plans vers l’horizon, végétation, bucolisme des lieux ou
ruines urbaines tendant au romantisme) donne, non sans un certain
plaisir esthétique, l’impression d’une carte postale de l’apocalypse.
Dans ces pages, la confrontation entre les vivants et les morts
nous est épargnée. La violence est suspendue, comme les drames,
les meurtres, la survie. Ce sont des images de calme, de trêve, mais
qui, en même temps, apportent la certitude de la lente fin de toutes
choses sur terre puisque le scénariste ne s’oriente jamais vraiment
vers une éventuelle solution. Le panoramique zombiesque est à la fois
une pause, une proposition de beauté graphique et terrifiante, et un
type de tableau méditatif au sens de l’art romantique d’un Caspar
David Friedrich (1774-1840). Comme Friedrich, Adlard et Moore des-
sinent des interrogations : Dieu existe-t-il si les morts renaissent pour
dévorer les vivants ? Chez Friedrich souvent, un moine, un homme
ou un couple contemplent un paysage féerique, parfois porteur d’es-
poir, mais souvent dénué de tout sens mystique. Ici aussi, les auteurs
de Walking Dead, et Kirkman le premier, n’entrevoient aucun salut
possible, ni aucune visée eschatologique. Le seul pasteur protestant
croisé dans l’histoire est un lâche qui a sacrifié ses ouailles à sa sécu-
rité. Nulle religion ne va sauver personne, et l’existence même des
zombies récuse toute possibilité de déité. Ici encore, le scénario apo-
calyptique résonne avec l’histoire humaine des massacres, génocides,
guerres et épidémies. Nous pensons à ces prêtres rwandais massa-
crant des Rwandais tutsis venus se réfugier dans leur église (mais des
cas inverses ont aussi existé) ; nous pensons à ces prêtres espagnols
tirant sur les républicains en 1936 ; à ces prêtres des colonisations,
qui, plusieurs siècles durant ont contraint, réduits en esclavage, sou-
mis des peuples et détruit leurs cultures. Les zombies sont un peuple
métaphorique, sorte de populace porteuse de révolte, vague inces-
sante d’immigrés telle une mauvaise conscience de l’Occident et des
pays riches du Nord.
D’autres images panoramiques ont un sens différent : les fresques
de l’effroi. Ce sont ces moments où les personnages se retrouvent
pris au piège face à une foule de zombies. Au détour d’une page, une
image de grande taille vient nous agresser et, alors que nous sommes
bien en sécurité hors des pages du comics, nous saisir, comme les
protagonistes, d’effroi. Face à une solution finale, une extermination
annoncée, nous savons bien, lecteurs épargnés, que nous allons sans
aucun doute perdre une fois de plus un personnage auquel nous nous
étions attachés.

68
Philosophie de la mort au temps des zombies :

dossier
un art du dialogue
La scène fondatrice du premier épisode est celle dans laquelle les pro-
tagonistes du premier camp de survie se présentent au nouvel arri-

souviens-toi que tu vas mourir : walking dead 


vant, Rick. C’est la première pause réflexive du récit : chacun raconte
des bribes de son ancienne vie, son métier, sa vie familiale, comment
il a perdu un ou tous les siens, et comment, hasard ou chance, il a pu
survivre et se retrouver dans ce lieu de solidarité des derniers vivants.
Les vivants au pays des morts qui marchent (walking dead) échangent
leurs histoires faites de morts et de souvenirs d’une vie passée et
révolue. Tous sont de condition sociale modeste, ce qui les a sauvés
de la curie des grands centres urbains et des regroupements organi-
sés par l’État qui ont favorisé les contaminations de masse. Leurs vies
de petits policiers d’une ville de province, de livreur de pizza, d’étu-
diantes revenant de chez leurs parents, de retraité en camping-car, de
garagiste, de vendeur de chaussures dans le centre commercial d’une
bourgade, ont, paradoxalement, joué en leur faveur. Walking Dead
n’est pas l’histoire des puissants, mais celle des petites gens. C’est une
sorte de revanche des classes moyennes et populaires, des ruraux sur
les urbains. La lutte des classes se poursuit dans l’apocalypse.
Arrivés trop tard lors du regroupement dans les villes, exclus par
le cordon sanitaire de l’armée, ils ont pu réchapper à l’effondrement
interne de ce système politique et hygiéniste. À l’image de tous les
traitements des épidémies historiques, les autorités ont pensé pou-
voir circonscrire les zones contaminées jusqu’au moment où la peste
est rentrée dans les villes… Ces confidences entre les protagonistes
adressent clairement au lecteur un message critique sur la société
dans le monde réel. Certains personnages, nombreux, parlent même
de leur endettement financier alors que cela n’a plus aucune impor-
tance dans le monde post-apocalyptique : on trouve dans ce passage
une critique de la valeur de l’argent et de son pouvoir dont ils étaient,
jusqu’à présent, exclus. Ce moment de confidences est le premier
d’une série de ce que l’on pourrait appeler des pauses réflexives qui,
ponctuellement, mais régulièrement, vont rythmer le récit général.
Ce sont des situations intimistes dans lesquelles des personnages,
deux le plus souvent, échangent leurs ressentis émotionnels. Mais ce
sont aussi des moments de métadiscours sur la mort et ses poncifs :
faire son deuil, survivre, vivre chaque jour comme le dernier, vivre
l’instant présent, Carpe diem… ; dans une situation fictionnelle parti-
culièrement propice à ce genre : croiser chaque jour des morts-vivants,
savoir que l’on peut être contaminé à tout instant, vivre une succes-
sion de drames bien réels, les décès n’étant pas, comme dans la vraie
vie, d’abord ceux des plus âgés.

69
Dans le deuxième tome de l’édition française (page 83), Andrea
eric villagordo

apostrophe Allen, apathique et amorphe alors qu’il vient de perdre sa


femme, mais reste père de deux enfants bien vivants :

Et ma sœur est morte. Shane est mort. Jim est mort ! Mes parents
sont sûrement morts, tous ceux que j’ai connus sont probablement
morts. Mes amis, ma famille, mes voisins, mes collègues… Chacun
dans notre groupe doit digérer ça… on est encerclé par la mort. Elle
submerge nos vies. Et il n’y a rien qu’on puisse y changer. Soit on
l’accepte, soit non. Mais là tout de suite tes gosses ont besoin que
tu l’acceptes… et que tu tournes la page. Ils ont besoin de toi, pense
à eux.

En retour, Allen insulte Andrea l’accusant de ne rien savoir de la dou-


leur. Le propos d’Andrea excède bien évidemment la situation précise
du récit, c’est un discours plus global et philosophique sur la mort.
Ce métadiscours qui scande le récit est une des originalités de
la série Walking Dead. Ces moments narratifs font le bilan de la
situation humaine et réflexive des protagonistes et en retour des
nôtres, êtres humains pris également dans un monde où la mort est
toute-puissante. Certains ralentissements de l’action dénotent l’in-
fluence des mangas japonais ; Walking dead, avec ses moments lents,
pensifs, méditatifs, propres aux narrations japonaises, est un comics
états-unien post-manga. De fait la mort n’est plus une aventure
comme une autre : elle s’interprète, se pense, fait souffrir, perturbe,
rend fou ou mélancolique.
Ce qui nous est révélé, tant par les dialogues que par le savoir-faire
de la narration graphique, renvoie au passage de l’Ecclésiaste sur la
vanité, sur le « tout est poussière », et sur la nécessité de l’accepter
pour continuer à servir les vivants (ici les enfants). Nulle métaphy-
sique n’est évoquée, mais, de fait, l’absurdité du scénario du genre
zombiesque n’est rien d’autre finalement que, en accéléré, notre
situation terrestre normale : la mort est inéluctable, et toutes les per-
sonnes que nous connaissons, voisins, familles, amis, collègues, lec-
teurs de cet article, relecteurs de cet article, rédacteur de cet article,
vont mourir. L’absurdité de la vie est concentrée dans ces dialogues
qui, hors de ce contexte narratif, pourraient être perçus comme les
bribes d’un mauvais cours de philosophie de terminale, mais qui,
dans un contexte de drame permanent, d’aventures terrifiantes où
les personnages sont attachants, étonnants et concrets, prennent
sens. Ces dialogues dressent devant nous le miroir du non-sens de
nos existences qui, si l’on n’y prenait garde, pourrait nous conduire
vers le désespoir, la mélancolie, voire le suicide. Cette série n’est pas
une fête zombiesque de plus, elle développe un propos émotionnel
plus complexe, la métaphore de nos vies sans issues.
70
Vivre au temps du non-sens

dossier
L’osmose graphique, par un style réaliste, détaillé et fouillé rend cré-
dible ce monde dévasté. La qualité des dialogues, nous venons de le
voir, rend les personnages plus vraisemblables, comme si toute l’his-

souviens-toi que tu vas mourir : walking dead 


toire n’était qu’une simulation de la vie au temps du choléra, de la
guerre, des catastrophes, d’une extermination. Ce qu’interroge avec
force Kirkman est la modification des relations humaines au temps
des zombies. Les dialogues consistent en de la méta-narration : com-
ment ne pas devenir fou ? Peut-on accepter la mort ? Nous savons
que dans les ghettos de Varsovie ou Cracovie, certains Polonais juifs
perdaient la raison devant l’absurdité de leur condition, que d’autres
devenaient croyants alors que d’autres encore abandonnaient
la religion.
Tomber amoureux ou rester optimiste est inquiétant dans un tel
monde… Or, des couples se forment malgré tout et une forme de désir
survit, engendrant parfois des formes aiguës de dépression : choquée
après un massacre, une femme tente de se suicider, car « À quoi bon
t’aimer ; je crois que je ne vais plus pouvoir t’aimer. À quoi bon ? Tu
mourras à ton tour comme les autres. » (tome III de l’édition fran-
çaise). Qu’est-ce qu’être en couple, heureux en couple, avec les morts
qui rodent ?
Carl, six ans, dit à son père Rick : « Si tu meurs ça ira ». Progresse
ainsi lentement, au cours des épisodes, la question assez insolite en
temps de chaos, de l’éducation des enfants et de leur perception des
horreurs. Faits rares, des enfants meurent, jusqu’au bébé du person-
nage principal. Ils ne sont ni sauvés, ni épargnés par les chocs émo-
tionnels. Ils s’interrogent, se désespèrent, s’entre-tuent, deviennent
fous ou, pour s’en sortir, de parfaits enfants soldats. Nous assistons à
la lente déshumanisation des enfants confrontés à la mort répétitive.
Carl n’exprime aucun regret pour sa mère qui vient de mourir et son
père se met à le détester pour cela. L’enfant, d’ailleurs, ne sachant
plus ce qu’il doit ressentir dans un monde où tout le monde meurt,
demande à son père si sa propre mort lui ferait de la peine. Parfois,
c’est la culpabilité du survivant qui ronge enfants comme adultes.
On peut, dans ces moments d’échanges et de suspension de l’aven-
ture, trouver en filigrane comme un passage en revue des réactions
traumatiques face à l’horreur. Il est impossible de lire ce comics sans
penser aux persécutions, aux ghettos juifs, aux guerres d’Afrique cen-
trale et leurs enfants soldats, et c’est là le véritable tour de force de
The Walking Dead.
Rick, père d’un enfant violent et sans sentiment, ne sait plus très
bien qui devenir dans un monde cataclysmique. « Tu vois. Je suis une
coquille vide. J’ai l’impression d’être mort depuis longtemps » dit-il
dans le tome IV (p. 136-137). Les vivants marchant avec les morts
sous le dessin noir et blanc d’Adlard et sous la plume de Kirkman, 71
deviennent une autre forme de morts-vivants dont les affres psycho-
eric villagordo

logiques sont décortiquées, pour le plus grand plaisir morbide de lec-


teurs de plus en plus nombreux. Ce comics, par l’envergure de son
propos, le réalisme et l’humanisme de son graphisme s’impose de fait
comme un concentré de métaphores de notre monde contemporain.
En cela il est intentionnellement un manuel sur la mort accélérée et
sur la perte de l’espoir, seule cause finalement de la mort.

Bibliographie
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sinée, Toulouse, Privat.
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