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31 | 2015
Mortels
Eric Villagordo
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Référence électronique
Eric Villagordo, « Souviens-toi que tu vas mourir : Walking Dead ou comment vivre avec la mort », Socio-
anthropologie [En ligne], 31 | 2015, mis en ligne le 10 septembre 2016, consulté le 03 janvier 2017.
URL : http://socio-anthropologie.revues.org/2139
e r i c v i l l ag o r d o
Résumé
Ce texte propose l’analyse de la série graphique Walking Dead au regard
de son rapport à la mort. Il s’agit à la fois de comprendre le genre zom-
biesque dans lequel elle s’inscrit et l’originalité qui constitue le succès
de ce comics. Une attention est portée au style graphique et aux figures
plastiques qui ponctuent la narration : tel le spectacle des cadavres, les
cartes postales zombiesques, le paysage des morts-vivants et les scènes
d’effroi. Une philosophie émerge de ce roman graphique au long cours,
à travers les choix fictionnels du scénariste Robert Kirkman. Celle
d’un memento mori ancré dans la perte régulière des héros redevenus
mortels, impuissants, lâches et sadiques. Comment garder une éthique
lorsque les morts envahissent tout l’espace vital ?
Mots-clés : comics, bande dessinée, zombies, apocalypse, politique,
représentation de la mort, esthétique du cadavre, relations sociales
en temps de guerre, Romero
Abstract
This text offers an analysis of the graphic series Walking Dead in terms
of its relationship with death. The aim is to understand the zombie
genre of which it is part and the originality that has made these comics
a success. Particular attention is paid to the graphic style and artistic
forms that punctuate the narration, such as the spectacle of corpses,
zombie postcards, the landscape of the living dead and scenes of terror.
Through the fictional choices of scriptwriter Robert Kirkma, a philo-
sophy emerges from this expansive graphic novel—that of a memento
mori anchored in the regular loss of heroes who have reverted to being
mortal, impotent, cowardly and sadistic. How can ethics be maintained
when the dead invade all living space?
Keywords: Comics, Zombies, Apocalypse, Politics, Representation of
Death, Aesthetic of the Corpse, Social Relations in Time of War
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Comment vivre avec la mort… de son vivant, autrement dit comment
eric villagordo
vivre avec les morts, dans son souvenir et celui des autres, puisque
nous naissons et vivons sur le territoire de ceux qui nous ont pré-
cédés ? Les anthropologues ont transmis la richesse des réponses
données à cette interrogation par toutes formes d’humanité et de
traditions. Mais le problème est plus compliqué lorsque les morts
reviennent parmi nous. La fiction contemporaine, succédant aux
contes, légendes, récits, peintures, rites, incantations, prend en
charge cette question complexe de la confrontation avec nos morts
et, par-là, avec notre propre futur. Comment vivre et réagir face à un
cadavre qui est une anticipation possible de notre propre cadavre ?
Je me propose d’analyser l’imaginaire à l’œuvre dans la bande des-
sinée Walking dead, série américaine qui débuta en 2005, scénarisée
par Robert Kirkman (scénariste états-unien né en 1978) et dessinée
par Tony Moore (dessinateur états-unien né en 1978) puis par Charlie
Adlard (dessinateur anglais né en 1966) dès la deuxième année.
Ce comics, doublé d’une série télévisée au succès mondial depuis
octobre 2010, appartient au genre post-apocalyptique zombiesque et
s’inscrit à ce titre dans la tradition de la trilogie cinématographique
de George Andrew Romero 1 dont Kirkman dit ouvertement s’inspi-
rer 2. Cependant, le scénariste est aussi l’héritier, comme tout ama-
teur des univers de zombies, d’une histoire plus ancienne qui s’ancre
anthropologiquement dans les religions antiques et dans les sociétés
esclavagistes des Caraïbes.
1 La nuit des morts vivants en 1968, Zombies/Damns of the Dead en 1978 et Le jour
des morts-vivants en 1985. À partir de 2005, G. Romero tournera encore trois
films sur les zombies qui ont pu influencer Robert Kirkman pendant l’écriture de
Walking Dead.
2 Robert Kirkman confesse au journaliste Fabrice Sapolsky lui faisant remarquer
que Walking Dead « c’est le genre d’histoire de zombies qu’on a vu mille fois dans
des films ou des comics » : « C’est juste par désir de recréer l’ambiance des films de
62 zombies que j’aime, et de prolonger le film… », dans Sapolsky F., Kirkman R. (2007).
à des récits, des scènes, des situations de films de zombies : le héros
dossier
principal de Walking Dead, le désormais célèbre Rick, se réveille d’un
coma et découvre seul dans un hôpital l’apocalypse zombie (épisode
1, 2004), exactement comme le héros du film de Danny Boyd, 28
3 Dans Thoret J.-B. (dir.) (2007), Politique des zombies. L’Amérique selon Georges A.
Romero, Paris, Ellipses, p. 12. 63
comparable à celle des mangas, et par leur qualité narrative. Kirkman
eric villagordo
dossier
aimer, se battre, se disputer, devenir fou, perdre une jambe et, sur-
tout, se faire un à un dévorer. Dans le cinéma de Romero, le format
du film ne permettait pas cet attachement au long cours. De fait, la
de se demander quand elle aura enfin une relation avec Rick, le héros
blanc du comics. Il nous semble que Kirkman par les relations affec-
tives ou amoureuses de ses personnages met au travail cette ques-
tion : comment vivre en temps d’horreur ? Il réinterroge les probléma-
tiques nord-américaines de l’immigration et du racisme à travers une
narration confrontant les survivants à l’épreuve de la cohabitation.
Noirs et blancs ensemble, est-ce possible, dans la même famille, la
même communauté ? La fiction nous donne à voir une communauté
de survivants face à des hordes de zombies bien plus nombreux que
les vivants, exclus eux aussi de cette société et qui revendiquent leur
territoire. À n’en pas douter, l’apocalypse zombie est une métaphore
de l’immigration massive du Sud vers le Nord, et de l’impossibilité de
stopper des phénomènes inéluctables comme l’exil et le métissage.
Les morts contaminent, s’approprient les vivants, comme une méta-
phore du métissage et du croisement des corps, non plus seulement
par la sexualité, mais par la dévoration.
Dans la fiction Walking Dead, aucune solution eschatologique
n’est envisagée sérieusement : comme chez Romero, la science et la
religion sont ridiculisées et prêtres et savants sont des imposteurs.
Très tôt, on comprend que l’invasion est gagnée et qu’il ne reste plus
qu’à survivre. Débarrassé de toute attente quant au dénouement, on
peut alors se concentrer sur les pensées des personnages et sur leur
humanité. « Vous savez, à un moment ou à un autre, vous devez arrê-
ter de montrer les mangeurs de chair et vous intéresser aux affaires
de cœur. Le titre est centré sur les personnages. Les zombies, c’est
la déco 6. » Effectivement, les protagonistes s’aiment, se détestent,
se disputent le pouvoir, se font la guerre, essaient de construire une
famille, et même, à partir de la troisième ou quatrième année du
récit, les zombies deviennent presque secondaires.
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pourrions appeler le belvédère zombiesque ou le panoramique des
morts vivants ou encore la carte postale des chairs putréfiées. Souvent
ces vignettes sont des panoramiques ou des pleines pages, comme
7 Thomas L.-V. (2000), Les chairs de la mort. Corps, mort, Afrique, Paris, Les Empê-
cheurs de penser en rond/Institut d’édition Synthélabo, p. 524.
8 Ibid., p. 152. 67
font que montrer, car jamais des textes ne viennent répéter le visuel,
eric villagordo
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Philosophie de la mort au temps des zombies :
dossier
un art du dialogue
La scène fondatrice du premier épisode est celle dans laquelle les pro-
tagonistes du premier camp de survie se présentent au nouvel arri-
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Dans le deuxième tome de l’édition française (page 83), Andrea
eric villagordo
Et ma sœur est morte. Shane est mort. Jim est mort ! Mes parents
sont sûrement morts, tous ceux que j’ai connus sont probablement
morts. Mes amis, ma famille, mes voisins, mes collègues… Chacun
dans notre groupe doit digérer ça… on est encerclé par la mort. Elle
submerge nos vies. Et il n’y a rien qu’on puisse y changer. Soit on
l’accepte, soit non. Mais là tout de suite tes gosses ont besoin que
tu l’acceptes… et que tu tournes la page. Ils ont besoin de toi, pense
à eux.
dossier
L’osmose graphique, par un style réaliste, détaillé et fouillé rend cré-
dible ce monde dévasté. La qualité des dialogues, nous venons de le
voir, rend les personnages plus vraisemblables, comme si toute l’his-
Bibliographie
Carbonell C.-O. (dir.) (1975), Le message politique et social de la bande des-
sinée, Toulouse, Privat.
Kirkman R., Moore T. (2007), Walking Dead, volume 1 (2004-2005), Paris,
Delcourt.
Kirkman R., Adlard C. (2008-2014), Walking Dead, volume 2 à 19 (2005-
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