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Paradoxe

Paradoxe
PETER SZENDY

POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES


PETER SZENDY

Comment entendre le projet d’une écologie des images ?


Lorsque Susan Sontag l’ébauche pour la première fois à la
fin de son ouvrage de 1977 sur la photographie, il résonne
comme une exhortation à la vigilance face au débordement
d’images qui menace d’engloutir notre capacité de voir. Plus
récemment, derrière ce souci d’une économie de l’attention, POUR
une autre inquiétude a percé, concernant cette fois les retom­
bées environnementales de la circulation et du stockage des UNE ÉCOUOGIE
images numériques.
Cet essai tente d’explorer une troisième voie : sous l’immé-
diateté du visible, il s’agit de laisser affleurer les temporali­
tés dissonantes et les vitesses contrastées qui font la tension,
DES IMAGES
le ton des images dans leur venue à l’apparaître. Non seule­
ment celles qui furent faites de la main de l’homme, mais
aussi toutes les autres, depuis les infinies variations mimé­
tiques du règne animal jusqu’aux vues produites par les
machines ou le divin.
Le chemin parcouru conduit de l’histoire de l’ombre (elle
commence avec Pline) jusqu’à ce que Bataille aurait pu appe­
ler une iconomie à la mesure de l’univers. En cours de route,
on s’arrête sur l’iconogenèse selon Simondon, la mimétolo-
gie de Caillois, les papillons de Nabokov, le ralenti d’Epstein,
une gravure de Hogarth et le développement de la photo­
graphie aérienne.
P. Sz.

Philosophe et musicologue, Peter Szendy est professeur de littérature


à l’université de Brown et conseiller pour les éditions de la Philharmonie
de Paris.

ISBN 978-2-7073-4744-2

AUX ÉDITIONS DE MINUIT

9 "782707 3474421 14 € - Les Éditions de Minuit


POUR UNE ÉCOLOGIE
DES IMAGES
DU MÊME AUTEUR PETER SZENDY

écoute. Une histoire de nos oreilles, 2001.


MEMBRES FANTÔMES. Des corps musiciens, 2002.
LES PROPHÉTIES du texte-Léviathan. Lire selon Melville,

POUR UNE ÉCOLOGIE


2004.
SUR ÉCOUTE. Esthétique de l’espionnage, 2007.
TUBES. La philosophie dans le juke-box, 2008.
KANT CHEZ LES EXTRATERRESTRES. Philosofictions
cosmopolitiques, 2011.
DES IMAGES
À coups de points. La ponctuation comme expérience,
2013.
le supermarché du visible. Essai d’iconomie, 2017.

Chez d’autres éditeurs :

musica practica. Arrangements et phonographies de


Monteverdi à James Brown, L’Harmattan, 1999.
WONDERLAND. La musique, recto verso (avec Georges
Aperghis), Bayard, 2004.
ÉCRITS, de Bêla Bartok (présentation et traduction),
Contrechamps, 2006.
l’apocalypse-cinéma. 2012 et autres fins du monde,
Capricci, 2012.
PRÊTER L’OREILLE. Petite conférence sur l’écoute, Bayard,
2017.
coudées. Quatre variations sur Anri Sala, Mousse
Publishing, 2019.

LES ÉDITIONS DE MINUIT


PRÉLUDE
(À LA MÉMOIRE D’IMRE KINSZKI)

© 2021 by Les Éditions de Minuit


www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN : 978-2-7073-4744-2
J’aimerais dédier les réflexions qui suivent1 à la mémoire de
mon grand-oncle, Imre Kinszki.
Imre bâcsi, «oncle Imre»: c’est ainsi que, aujourd’hui encore,
ma mère parle de lui.
Je me demande parfois ce qulmre bâcsi aurait pensé des mil­
liards et milliards de photos postées et circulant chaque jour
sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire du changement d’échelle
inouï et immensurable dans le régime d’existence de l’image
photographique.
Car Imre Kinszki était photographe. Un
peu moins connue que celle de ses contem­
porains hongrois comme Laszlo Moholy-
Nagy, Éva Besnyô, Martin Munkâcsi ou
Brassaï, avec lesquels
il correspondait, son
œuvre photographi­
que avait été repré­
sentée aux côtés de la
leur dans un impor­
tant recueil consacré à la photographie hon­
groise publié en 19392. Parmi ses clichés12

1. Elles se sont développées en marge de l’exposition Le Supermarché


des images que le musée du Jeu de Paume m’a invité à proposer, de février à
juin 2020. Elles ont été nourries par les discussions avec Emmanuel Alloa et
Marta Ponsa, qui m’ont accompagné dans cette aventure. On en trouvera une
ébauche dans «Voiries du visible, iconomies de l’ombre», mon introduction
au catalogue de l’exposition (Gallimard-Jeu de Paume, 2020) ainsi que dans
mon intervention au colloque «Vers une écologie des images» qui ponctuait
le démontage de l’exposition. Une première version du court interlude consa­
cré à «l’accident du ralenti» a été écrite pour une séance du séminaire de
Jean-Christophe Bailly au Jeu de Paume (l’ensemble des séances est désor­
mais réuni dans le volume Voir le temps venir, Bayard, 2021).
2. Magyar fényképezés, Officina nyomda és kiadovâllalat, 1939.
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souvent remarquables pour leurs ombres portées aux graphismes glose: ce dont traite l’article d’Imre, c’est la gérance (ou l’inten­
enchevêtrés — celui de sa fille Judit endormie m’est particulière­ dance) de la maison Nature.
ment cher —, il y a des vues insolites du Budapest des années 1920 Imre avait dix-neuf ans quand il publia ces pages sur l’éco­
et 1930 ainsi que des images parfois destinées à des revues scienti­ nomie naturelle (elles étaient précédées, dans le même numéro
fiques, où les veines et nervures des ailes d’insectes semblent faire de Huszadik szdzad, de sa longue et savante étude intitulée
écho aux réseaux et grillages qui strient l’espace urbain. Imre avait Szükséglet, alkalmazkodds, fejlôdés, soit «Nécessité, adaptation,
fait fabriquer, par la firme Hock & Kiss, un appareil spécialement évolution3 4»). Il y suggère que l’idée même d’une économie
conçu par lui pour la macrophotographie, baptisé «Kinsecta»; domestique à l’échelle de la nature impliquerait de considérer
je ne peux m’empêcher d’y entendre la condensation du nom celle-ci comme tendant vers un but (il n’y a pas d’économie
Kinszki et du latin insecta en un mot-valise, comme si ses passions sans téléologie, dit-il en somme, sans la recherche d’une utilité,
pour l’entomologie et la photographie avaient cristallisé ensemble laquelle ne peut être mesurée que par rapport à une fin dési­
dans cette invention technique. rable). Mais au lieu d’en conclure que la notion d’économie est
Je songe souvent à Imre bâcsi, à sa fille Judit (avec qui j’entre­ simplement caduque ou sans valeur lorsqu’elle est appliquée à
tiens une correspondance), à ma grand-mère Kato qui admirait la nature (laquelle ne saurait avoir de finalité aux yeux de la
tant son frère, à ces vies brisées par la déportation et les camps science moderne), Imre décide d’adopter un «point de vue»
(Imre a été aperçu pour la dernière fois lors d’une marche de la qu’il qualifie de «psychologique», dans un sens qui me paraît
mort près du camp de Sachsenhausen au début de l’année 1945, presque nietzschéen : il se tourne en effet vers « une enquête
son fils Gâbor est mort gelé à Buchenwald tandis que Kato est sur la genèse de cette idée, sur les ressorts probables de sa for­
miraculeusement revenue de Ravensbrück). Je songe souvent mation» (p. 57). Il ne se contente pas de la déclarer erronée ou
à eux, mais je ne m’attendais absolument pas, au cours des dépassée: il se demande d’où elle vient, pourquoi elle est appa­
recherches que j’ai entreprises pour explorer l’idée d’une éco­ rue et au service de quels intérêts elle aura œuvré.
logie des images, à découvrir un fascinant article de ce grand- Ceux-ci semblent se résumer en un mot: l’anthropocen­
oncle que je n’ai jamais connu. trisme. C’est ainsi que Imre envisage ce qui, un siècle plus tard,
Né en 1901, Imre Kinszki avait dû renoncer à des études pour nous qui lisons ses réflexions dans le contexte d’une catas­
de biologie à cause du numerus clausus qui, à partir de 1920, trophe climatique annoncée, résonne de manière autrement
a limité le nombre d’étudiants juifs pouvant s’inscrire dans les plus urgente et dramatique: à savoir l’effet «considérable» que
universités hongroises. Mais cela ne l’a pas empêché de consa­ peut causer «la raréfaction ou l’extinction d’espèces animales
crer quelques écrits à cette science et à ses présupposés, comme ou végétales» (p. 58). En effet, l’évaluation des conséquences
les pages parues en 1919 dans l’importante revue de sociolo­ de la disparition d’un être vivant, dit-il, s’appuie clairement sur
gie Huszadik szdzad («Vingtième siècle»), sous le titre suivant: un «fondement anthropocentrique» car «la “valeur” de l'être
A természet hâztartdsa\ Difficile de traduire cette expression vivant en question, qui est censée être donnée par son “rôle”
pourtant simple en hongrois : elle signifie quelque chose comme au sein de “l’économie de la nature”, signifie simplement le
«l’économie de la nature», mais à condition d’y entendre réson­ degré de désirabilité de sa survie pour l'homme ». Autrement
ner Voikonomia grecque, à savoir la gestion de la maisonnée ou dit, derrière la volonté de protéger la nature et de préserver ses
du ménage (1 ’oikos). Littéralement, hdztartds, c’est en effet «la richesses se cacherait, sous une forme à peine voilée, l’intérêt
tenue de la maison» (l’équivalent allemand exact, mot à mot, économique de l’homme.
serait Haushalt). Plutôt qu’une traduction, je tente donc cette Tout porte à croire qu’Imre avait lu certains écrits d’Ernst
Haeckel, auquel on doit en 1866 le mot d’«écologie», défini
3. Imre Kinszki, «A természet hâztartâsa», Huszadik szdzad, vol. 20,
n° 1-2, 1919, p. 56-58. 4. Ibid., p. 20-39.
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comme la «science de l’économie des organismes, de leur mode «importé en contrebande» au sein de l’objectivisme scienti­
de vie et de leurs relations extérieures vitales les uns avec les fique, c’est le finalisme animant la vision théologique de la
autres5». Lorsque Haeckel la reprend en la rebaptisant de nature comme maisonnée à gérer. Et dès lors qu’il s’agit de
ce nom nouveau (O écologie.)> l’idée d’une économie de la vie tendre vers une fin, écrit Imre, celle-ci, au bout du compte,
organique ou d’une gestion domestique de la maison Nature a «n’est autre que l’homme» (ibid.).
déjà derrière elle une longue tradition. «Economie animale» Si je rappelle ici ces questions que se posait mon grand-oncle
est ainsi une expression que l’on rencontre dans des traités de photographe et naturaliste dans la Hongrie de 1919, c’est parce
médecine au XVIIe siècle. Et dans ses réflexions de 1691 sur «la quelles m’accompagneront un siècle plus tard dans le chemin
sagesse de Dieu manifestée dans les œuvres de la Création », que, à la sombre lumière de l’anthropocène, j’aimerais tenter de
John Ray, un naturaliste anglais, parle quant à lui d’une «éco­ frayer en direction d’une écologie des images. D’une certaine
nomie de la plante6». Au siècle suivant, en 1749, Linné intitule manière, ses interrogations m’ouvriront la voie, même si Imre
Oeconomia naturae la thèse dont il est l’auteur mais qui fut sou­ bâcsi n’en aurait sans doute pas cru ses yeux. Jamais il n’aurait
tenue, selon la coutume de l’époque, par l’un de ses étudiants pu imaginer, lorsqu’il partait cueillir quelques clichés natura­
(Isaac Biberg) à qui il l’avait dictée. On peut y lire (c’est la pre­ listes avec sa Kinsecta à la main, qu’un jour on mettrait en cir­
mière phrase) : «Par Économie de la nature, on entend la très culation des dizaines de millions de photos par heure sur ce
sage disposition des Êtres Naturels instituée par le Souverain qu’on appelle les réseaux sociaux. Jamais il n’aurait pu imaginer
créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et que ce déferlement inouï d’images contribue chaque jour, par
ont des fonctions réciproques7.» les énergies et les matières premières qu’exigent leur stockage
Mon grand-oncle Imre avait donc sans doute raison de et leur gestion, à ce qu’il appelait dans son article pour la revue
soupçonner que l’idée même d’une économie de la nature Huszadik szdzad «la raréfaction ou l’extinction d’espèces ani­
ne pouvait qu’hériter, d’une manière plus ou moins souter­ males ou végétales ».
raine, de ces « éléments théistes » légués par la tradition, qui Et pourtant, c’est lui qui m’aura mis sur la voie de ce que
auraient simplement été récupérés « sous les ailes de la ten­ pourrait vouloir dire une écologie des images. Non seulement
dance à l’objectivité» censée caractériser la science moderne par sa vigilance à l’égard de l’anthropocentrisme et du fina­
(p. 58). Plus exactement, Imre considérait que ce qui a pu être lisme, mais aussi et surtout par ce qui fait de son œuvre pho­
tographique une incessante variation sur l’écriture de l’ombre.
5. Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Georg Reimer, Se défier d’un finalisme anthropocentrique, en effet, est plus
I, 1866, p. 8 (ma traduction). Dans «Nécessité, adaptation, évolution»
que jamais nécessaire aujourd’hui. Car le régime d’existence des
(article cité, p. 23), Imre Kinszki mentionne l’ouvrage de Haeckel, Gott-
Natur (Theophysis). Studien über monistische Religion, Albert Krôner Verlag images à l’ère de leur circulation globalisée nous conduit bien
in Leipzig, 1914. souvent — pour des raisons que je décrirais volontiers comme
6. John Ray, The Wisdom of God Manifested in the Works ofthe Création, de bonnes mauvaises raisons — à vouloir nous réaffirmer comme
Londres, Samuel Smith, 1691, p. 76. Dans son ouvrage publié à Londres leur centre et leur soleil. Lorsque les images nous débordent de
en 1659, Oeconomia animalis novis in medicina hypothesibus superstructa et
partout et nous submergent, il est tentant d’imaginer que nous
mechanice explicata (littéralement: «une nouvelle économie animale, écha­
faudée sur des hypothèses en médecine et expliquée mécaniquement»), le pourrions, que nous devrions nous en ressaisir, en reprendre
naturaliste Walter Charleton parle aussi d’une «économie du corps humain» possession et, avant tout, en garantir la juste mesure ou quan­
(Humani Corporis Oeconomia). tité. C’est là que l’anthropocentrisme guette.
7. Cari von Linné, EEquilibre de la nature, traduction française de Mais qu’en est-il de l’ombre ? En quoi un art du tracé des
Bernard Jasmin, Vrin, 1972, p. 57-58. Pour une critique du paradigme
ombres, comme celui que cherchait Imre dans l’instant de la
domestique dans l’idée d’une économie de la nature et de ses prolongements
dans l’écologie, voir le bel essai d’Emanuele Coccia, Métamorphoses, Rivages, prise photographique, pourrait-il nous guider vers l’horizon
2020 (notamment le chapitre joliment intitulé «Tous à la maison»). d’une écologie des images ?
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C est ce que j’essayerai de montrer dans le premier des deux images suppose et masque sans cesse9. Elle nous réapprendra à
essais réunis ici. Disons, pour anticiper un peu, que l’écolo­ les voir. À les entendre, peut-être.
gie telle que je l’entends n’est pas — ou pas seulement — une Nous tenterons de penser l’image dans sa tension entre la
pensée de Voikos inscrit dans son nom, à savoir cette maison lenteur sans nom de sa gestation depuis le temps de la Terre
ou maisonnée dont Imre critiquait le concept lorsqu’il était et la vitesse qui, plus vite que la lumière, l’emporte au-delà du
appliqué à la nature. L’écologie telle que je la convoquerai visible.
sera plutôt le mot d’ordre d’une attention nouvelle aux temps,
à tous les temps divergents ou dissonants qui œuvrent dans
ou à même les images. Entre le temps long, le temps profond
de l’histoire de la planète ou de l’évolution des espèces qui
la peuplent et le temps court d’une iconomie globalisée qui
contribue à bouleverser leurs équilibres8, l’image serait à pen­
ser comme une stratification de durées radicalement hétéro­
gènes. L’image, dirons-nous, est essentiellement hétérochrone.
Et l’ombre, nous y viendrons, est l’une des figures privilégiées
de cette hétérochronie.
Imre devait le savoir, me dis-je, ne fût-ce que d’un savoir
obscur, lui qui faisait quotidiennement l’expérience de ces
temporalités contrastées que la photographie naturaliste met
en jeu : la lenteur de l’approche et la gestuelle parfois fulgu­
rante du modèle; les dizaines ou centaines de millions d’an­
nées qu’il aura fallu pour produire le tracé que dessinent les
nervures d’une aile d’insecte tandis que l’individu saisi par la
Kinsecta n’a peut-être qu’une vie d’un jour, éphémère comme
l’ombre portée qui se projette à la faveur d’une lumière rasante
qu’il aura fallu attendre des heures pour la saisir au moment
opportun.
C’est l’ampleur de ces tensions ou tonalités temporelles
qu’une approche écologique des images visera à faire réap­
paraître au sein des milliards d’instantanés que nos réseaux
sociaux charrient chaque minute pour les transporter en
quelques millisecondes d’un bout à l’autre du monde, où ils dis­
paraissent à peine apparus, engloutis dans le flux. Une écologie
des images digne de ce nom fera ressurgir les durées multiples
et contrastées à l’extrême que cette circulation globalisée des

9. Une autre voie vers une écologie des images consisterait à mettre
l’accent sur leurs déchets, comme le propose mon ami Hervé Aubron
8. J’ai proposé une approche «iconomique» de la production et de la lorsqu’il demande: «Que fait l’art des rebuts, ceux du monde et les siens
circulation des images dans Le Supermarché du visible. Essai d’iconomie. propres?» Cf. Hervé Aubron, «De la merde. Entretien avec Gabriel
Minuit, 2017. Bortzmeyer», debordements.fr, septembre 2015.
VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN
Supposons, comme le propose FHistoire naturelle de Pline,
que la première image peinte ait été le tracé d’une ombre1. On
ne sait pas grand-chose des commencements de la peinture
mais on dit ici ou là, rapporte le naturaliste antique, quelle
est née lorsque quelqu’un a entrepris de « circonscrire par une
ligne l’ombre d’un homme». Dans un premier temps, on n’en
apprendra pas plus. Mais un peu plus loin dans le même volume
de sa monumentale encyclopédie, Pline
ajoute quelques détails qui ont souvent
été commentés: la fille d’un potier de
Sicyone nommé Butades, raconte-t-il,
éprise d’un jeune homme qui s’apprêtait
à partir, «renferma dans des lignes
l’ombre de son visage projeté sur une
muraille par la lumière d’une lampe»
(umbram ex facie eius ad lucernam in
pariete lineis circumscripsit).
Cette origine supposée de l’image peinte est généralement évo­
quée pour y lire la séduisante idée que
«l’amour [...] fut l’inventeur du dessin» -
(ce sont les mots de Rousseau au début
de son Essai sur l'origine des langues).
À partir du XVIIe siècle, des graveurs et
des peintres (Charles Le Brun semble
avoir été l’un des premiers) ont voulu
représenter la scène de la fille du potier
et de son amant, comme si la peinture
cherchait à se pencher sur le berceau
légendaire de sa propre naissance. Et au

1. Histoire naturelle de Pline, II, traduction française d’Émile Littré,


Paris, chez Firmin Didot frères, 1865, p. 464 et p. 487 (livre XXXV, 5 et 43).
20 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 21

siècle suivant, le geste consistant à tracer une ombre projetée a qui, signée Charles-Nicolas Cochin,
commencé à faire l’objet d’une reproduction en série : on fabriqua orne une phrase singulière tirée du
des machines à réaliser des silhouettes, sur le modèle du «phy- poème d’Antoine-Marin Le Mierre,
sionotrace» inventé par Gilles-Louis Chrétien en 1783. L’ombre La Peinture (1769). Le vers énonce:
antique devient dès lors une véritable industrie, elle est mécanisée « Dessine en ton cerveau, c’est la pre­
et formatée pour être produite en masse afin de répondre à une mière toile. » Et l’ombre sur le mur est
vogue grandissante2. presque inquiétante tant elle agran­
Ce qui fut souvent oublié, toutefois, dans cet enthousiasme dit le profil de l’aimé, comme si elle
ou cet engouement pour le dessin de l’ombre, c’est ce que Pline s’apprêtait à vivre une vie autonome,
ajoute aussitôt après avoir évoqué le geste de la fille du potier, à détachée de son modèle. (Pour ne
savoir que celui-ci, le père, «appliqua de l’argile» sur le trait qui rien dire du père qui, comme hébété,
venait d’être tracé «et en fit un modèle qu’il mit au feu avec ses attend en serrant dans ses mains ses
autres poteries ». Le geste pictural est immédiatement traduit instruments de sculpteur et non plus de potier.)
vers un autre médium : le dessin devient un relief en argile. Mais c’est avec Peter Schlemihl, l’extraordinaire récit d’Adel-
À suivre le récit plinien de la naissance de la peinture sans bert von Chamisso publié en 1814, que la dimension fantas­
l’interrompre avant terme, il faudrait donc dire que, à l’origine tique du transformatage, latente dans le récit plinien, viendra
de l’image peinte, il y a son immédiat reformatage (car c’est véritablement au jour. Qu’arrive-t-il, en effet, au protagoniste
une affaire de format, nous y viendrons) en une autre version, de cette étrange histoire ? Avec un homme maigre, pâle et vêtu
en une autre édition d’elle-même. Ou mieux : à l’origine de la d’un manteau gris, Peter Schlemihl fait un pacte, un équiva­
peinture, il y a un échange, une substitution de médiums ou lent du contrat faustien3 : «Je lui
de formats (du trait à la terre cuite). Au commencement, il y a tendis précipitamment la main.
une différence de formatage, c’est-à-dire aussi un différentiel de — “Tope ! dis-je, le marché est
vitesses, puisque l’un des formats (la cuisson de l’argile) prend conclu, pour cette bourse vous
plus de temps que l’autre (le tracé du dessin). La toute première avez mon ombre.” — Il me donna
image de l’histoire de l’art est un transformat. la main, et sans plus de délai se
mit à genoux devant moi : je le vis
avec la plus merveilleuse adresse
détacher légèrement mon ombre
La chasse à l’ombre
du gazon depuis la tête jusques
La fable de Pline, je l’ai dit, a été reprise par des poètes qui à aux pieds, la plier, la rouler, et
la mettre enfin dans sa poche. »
leur tour ont inspiré les graveurs illustrant leurs mots. Certaines
de ces représentations ont quelque chose d’étrange, comme celle Une fois le pacte ainsi scellé, une
fois l’ombre et l’argent empo­
2. Sur le physionotrace de Gilles-Louis Chrétien, voir 1 ouvrage de chés, on assiste, au chapitre III, à ce qui ressemble fort à une
René Hennequin, Un «Photographe» de l’Époque de la Révolution et de
l’Empire: Edme Quenedey des Riceys (Aube), Portraitiste au Physionotrace, 3. Tout en me référant à l’original allemand paru en 1814 chez Johann
Troyes, Imprimerie de J.-L. Raton, 1926. Le graveur suisse Johann Rudolph Leonard Schrag à Nuremberg (Peter Schlemihl’s wundersame Geschichte, mit-
Schellenberg a reproduit une «machine sûre & commode pour tirer des getheilt von Adelbert von Chamisso und herausgegeben von Friedrich Baron de
silhouettes» dans les éditions successives du traité de physionomie de la Motte Fouqué), je citerai la traduction française suivante (sans nom de tra­
Lavater (Essai sur la Physiognomonie, destiné à faire connaître l’Homme & à ducteur) : Adelbert von Chamisso, HHomme qui a perdu son ombre. Histoire
la faire aimer, par Jean Gaspard Lavater, II, imprimé à La Haye, 1783, p. 160). merveilleuse de Pierre Schlémihl, Paris, Jules Tardieu, éditeur, 1864, p. 20.
22 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 23

reprise fantastique du récit plinien. Car Peter Schlemihl, cher­ raconte-t-il; «je m’élançai vers elle pour m’en emparer, car je
chant désespérément à se refaire une ombre après l’avoir ven­ pensais que si je réussissais à marcher dans ses traces, de façon
due, interpelle ainsi «le peintre le plus renommé de la ville» à ce quelle vînt juste à mes pieds, elle y resterait sans doute
(p. 31-32) : «Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il pos­ attachée, et pourrait, avec le temps, finir par s’accoutumer à
sible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaî­ moi» (p. 63-64). L’ombre fuit et Peter Schlemihl la poursuit
nement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne?» À l’artiste — un peu comme quand l’enfant que j’ai été ou le chat que j’ai
qui, pour le moins surpris, lui demande «par quelle négligence, eu cherchait à attraper son ombre — mais voici que la course-
par quelle maladresse cet homme a-t-il donc pu perdre son poursuite apparemment sans fin s’achève soudain par le choc
ombre», Peter Schlemihl, profondément honteux du marché d’une rematérialisation des plus inattendues : «je m’élance pour
qu’il a conclu, répond avec un mensonge, parlant de lui-même en prendre possession, et je heurte inopinément un obstacle
comme s’il s’agissait d’un autre: «voyageant l’hiver dernier en solide contre lequel s’abat mon essor», rapporte le protagoniste
Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement (p. 64). L’ombre en question, apprendra-t-on, était celle d’un
sur la terre, qu’il lui fut impossible de l’en arracher». L’ombre, homme invisible mais bien tangible.
dit-il en somme, a coagulé, elle a cristallisé, elle a pris comme la Que nous donne-t-il donc à penser, ce récit fantastique qui
glace prend, elle s’est matérialisée. Et dès lors quelle s’est ainsi nous entraîne de surprise en surprise ? Si le dessin de l’ombre
détachée du corps dont elle était la silhouette (« il fallut la lais­ chez Pline allait de pair avec son transformatage en terre cuite,
ser à la place où le malheur était arrivé»), il semble impossible les deux formats apparaissaient selon une succession clairement
de l’y rattacher à nouveau : « L’ombre postiche que je pourrais définie et orientée. Si bien que le second des deux formats (le
lui peindre, répondit l’artiste, ne résisterait pas au plus léger modelage en argile) pouvait passer pour un simple dérivé, une
mouvement ; il la perdrait encore infailliblement, lui qui, à en version secondaire et optionnelle que l’on pouvait oublier (de
croire votre récit, tenait si faiblement à celle qu il avait reçue de fait, on l’a vu, elle a été plus ou moins oubliée ou reléguée à
la nature. » la marge dans la majorité des reprises de la légende antique,
Que devient donc l’ombre, dans cette réécriture tardive et qui ne mettent l’accent que sur le tracé premier de la ligne).
fantastique de la scène plinienne du potier et de sa fille ? Il n’est Mais dans la réécriture du récit plinien que propose Chamisso,
peut-être pas interdit de penser que ce qui était implicite dans la généralisation des transformatages de l’ombre est telle que
le récit de Pline, à savoir le transformatage et la solidification cest pratiquement en même temps quelle se matérialise et se
de l’ombre (de la ligne dessinée à la terre cuite), devient expli­ volatilise : elle se détache pour vivre sa vie propre, elle devient
cite chez Chamisso. Car l’ombre, on vient de le lire, se dur­ autonome et indépendante du corps qui la projetait — comme
cit, s’épaissit, elle reste collée sur la surface sur laquelle elle si elle avait gagné une consistance à soi —, mais elle fuit, elle est
est projetée. Mais le passage d’un format à l’autre (de l’aérien insaisissable ; et lorsqu’elle semble devoir ainsi se subtiliser pour
ou du fluide au solide) n’est pas seulement explicité et théma- échapper à tout ancrage, elle s’avère inopinément n’être que le
tisé comme tel; il est aussi généralisé, puisqu’il opère dans les prolongement d’un corps plus matériel que jamais, quoiqu’invi-
deux sens. Dans d’autres séquences de la fantastique histoire de sible. Tout se passe donc, chez Chamisso, comme si ces mul­
Peter Schlemihl, on voit en effet l’ombre perdre à nouveau en tiples états de l’ombre coexistaient, comme s’ils définissaient
matérialité, tendre vers l’immatériel et retrouver une volatilité ensemble et simultanément le régime d’existence de l’image.
qui fait quelle semble devoir échapper à toute prise. C’est ce Le récit plinien de la naissance de la peinture, je l’ai dit, a
qui arrive quand Peter Schlemihl se lance à la poursuite d’une intrigué les peintres ou graveurs qui, comme Charles Le Brun et
ombre qu’il espère s’approprier: «une ombre qui ressemblait Charles-Nicolas Cochin, y ont sans doute vu l’occasion de don­
assez à la mienne glissait devant moi sur le sable, et semblait, ner une image du devenir-image. Une méta-image, en quelque
allant ainsi seule, avoir perdu celui à qui elle appartenait», sorte. Mais qu’en est-il du récit de Chamisso ?
24 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 25

De la chasse à l’ombre que nous les ondes radioélectriques que relaient les satellites en orbite
venons de lire, l’illustrateur britan­ autour de la planète4 53
.
nique George Cruikshank a donné L’histoire de Peter Schlemihl anticipe de quelques décennies
une saisissante représentation dans seulement l’apparition du premier câble de télécommunica­
la gravure qu’il a réalisée pour tion transatlantique grâce auquel, en 1858, un télégramme fut
la traduction anglaise publiée en envoyé à une vitesse d’environ deux minutes par lettre. C’est
1824 k On y voit, bien sûr, Peter beaucoup plus vite que circule déjà celui qui a vendu son ombre
Schlemihl qui court après une au diabolique homme en gris. Lorsque le hasard lui fait trouver
ombre dont il voudrait quelle soit une paire de «bottes de sept lieues» (p. 93), il se met à parcou­
son ombre, c’est-à-dire son image. rir la planète en long, en large et en travers, à une vitesse qui
Peter Schlemihl court après son n’a presque rien à envier à celle des images circulant à perdre
image. Mais si l’on considère cette haleine à travers les câbles ou sur les ondes de notre espace
illustration, à l’instar de celles de iconomique contemporain (p. 95) : «J’entrai en Europe par les
Charles Le Brun ou de Charles-Nicolas Cochin, comme une colonnes d’Hercule [à savoir le détroit de Gibraltar], et, après
méta-image, comme une image du devenir-image, il faut plutôt en avoir regardé les diverses provinces, je passai du nord de
dire ceci: ce qu’on voit, c’est l’image (de Peter Schlemihl) qui l’Asie sur les glaces polaires, et gagnai le Groenland et l’Amé­
court après son image (son ombre). rique. » À force de traverser le globe dans tous les sens, les tra­
limage courant après son image: voilà la plus fantastique mise jets de Peter Schlemihl semblent s’accélérer jusqu’à l’affolement
en scène qui soit d’une différence de temps qui, nous y venons, d’une oscillation éperdue qui lui fait fuir «le froid excessif»
œuvre peut-être au sein de toute image. Car l’image est ici, lit­ des côtes de Norvège pour les « rayons brûlants » des déserts
téralement, en avance (ou en retard) sur elle-même. de Libye et vice versa (p. 99) : « [...] je me mis à courir de toutes
Ce que nous donne ainsi à penser George Cruikshank (qui mes forces d’orient en occident, et d’occident en orient. Je
illustra aussi Dickens ou Tristram Shandy), c’est donc l’image
en tant que différentiel de vitesses immobilisé, provisoirement 3. Je reviendrai plus loin (dans le chapitre consacré à «L’iconomie
stabilisé, en suspens. Un tel différentiel, nous l’avons vu, était à la mesure de l’univers») sur l’histoire du passage en orbite des voi­
déjà à l’œuvre, implicitement, dans le récit plinien de l’inven­ ries du visible. Celle des câbles mériterait une étude à part entière, qui
tion de la peinture tendue entre dessin et moulage. Il l’est aussi, devrait s’appuyer sur les travaux pionniers de Nicole Starosielski (The
Undersea Network, Duke University Press, 2015) et de Keller Easterling
plus explicitement, dans sa reprise par Chamisso. Et il l’est plus («Broadband», dans Extrastatecraft. The Power of Infrastructure Space,
que jamais dans ces images qui, aujourd’hui, à l’ère du numé­ Verso, 2014). La «nouvelle géographie câblée» par laquelle passe Internet
rique, sillonnent ce qu’on appelle nos réseaux sociaux à raison aujourd’hui, suggère Starosielski, se superpose à «une matrice géopolitique
de millions d’entre elles chaque minute, transportées par les de routes préexistantes, coloniales et nationales» (p. 30, ma traduction). On
en voit un exemple aussi parlant que bouleversant dans le documentaire de
câbles sous-marins qui courent sur les fonds océaniques ou par
Rithy Panh, La Terre des âmes errantes (2000). En 1999, le réalisateur a suivi
pendant trois mois la pose, pour le compte d’Alcatel, du premier câble à
fibre optique traversant le Cambodge et reliant l’Asie du Sud-Est à la Chine
ainsi qu’à l’Europe. Pieds nus, maniant des pioches, les travailleurs sont
payés un salaire de misère (l’équivalent de soixante cents par mètre creusé)
4. Peter Schlemihl : From The German ofLamotte Fouqué, With Plates by et leurs familles sont souvent condamnées à mendier leur nourriture ou à
George Cruickshank, Londres, G. and W. B. Whittaker, 1824 (dans l’édition vivre de la cueillette. C’est ainsi que se fraye laborieusement une «auto­
originale allemande de 1814, l’écrivain romantique allemand Friedrich de La route de l’information» qui «suit la route historique de la soie à travers le
Motte-Fouqué, qui fut l’ami de Chamisso, est nommé comme «éditeur» du Cambodge» (Rithy Panh, «La parole filmée. Pour vaincre la terreur», dans
manuscrit). Communications, n° 71, 2001, p. 377).
26 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 27

passais incessamment du jour à la nuit et de la nuit au jour, et qui forment l’infrastructure de la visibilité contemporaine. Ces
chancelais du nord au sud et du sud au nord, à travers tous les images en transit, ces transimages (elles passent d’un écran à
climats divers. » Pour un peu, passant du chaud au froid comme l’autre mais aussi d’un état à un autre) sont en train de deve­
on passe du fluide au solide ou de l’invisible au visible, l’homme nir les images quelles sont: elles se condensent et coagulent et
à l’ombre tantôt figée et tantôt volatile se mettrait lui aussi à prennent forme, mais elles sont aussi toujours en passe de se
exister, comme les images qui nous entourent, dans un régime défaire, d’être désassemblées et distribuées en segments qui se
de transformatage perpétuel. reformeront ou se reformateront autrement.
Arrêtons-nous un instant pour reprendre notre souffle au
milieu de cette course effrénée dans laquelle Peter Schlemihl
Des transimages sans Vhomme nous aura entraînés. Où en sommes-nous ? Et pourquoi l’avons-
nous suivi ?
Comment circulent-elles, en effet, les images numériques Du récit plinien des origines de la peinture aux images numé­
dont Peter Schlemihl pourrait être l’allégorie par anticipation ? riques d’aujourd’hui, l’image, pouvons-nous dire, est un trans­
Elles se forment ou coagulent (elles cristallisent, pourrait-on format en retard ou en avance sur lui-même. Mais, aussi vaste
dire en souvenir de l’ombre gelée du récit de Chamisso) à l’issue et même vertigineux que soit l’empan historique ainsi envisagé
d’opérations cachées et presque instantanées de codage et de (de Pline au réseau mondial), peut-on pour autant affirmer
formatage. Cette écriture secrète de l’apparaître des images tranquillement, comme je me suis risqué à le faire plus haut,
contemporaines (ce que j’ai pu appeler leur stéganographie6), que toute image est un différentiel de vitesses provisoirement
c’est ce qui décide notamment de leur poids : chaque image stabilisé ? Après tout, les images que nous avons considérées
pourra se matérialiser (se congeler) dans toute une série de for­ jusqu’ici sont toutes, d’une manière ou d’une autre, attachées à
mats Cjpeg, .png, .gif, .tiff), avec un taux de compression plus l’homme, à la figure humaine, à leur humain support. L’ombre,
ou moins important affectant les données qui la décrivent, si même quand elle est en train de se détacher du corps qui la
bien quelle existera simultanément en haute et basse résolu­ projette, reste une sorte d’excroissance (à l’instar des phanères,
tion, c’est-à-dire dans des versions plus lourdes ou plus légères c’est-à-dire les ongles ou les cheveux ou les plumes du vivant,
d’elle-même. Et ces poids différents détermineront la vocation auxquels Gilbert Simondon compare les images dans un texte
de l’image en question à circuler, sa capacité de diffusion, sa que nous lirons bientôt7).
vitesse (envoyer ou télécharger une image en haute définition, Les images dont il a été question jusqu’à présent sont
on le sait, prend plus de temps et consomme plus d’énergie). donc loin de représenter tout ce qui peut être subsumé sous
Bref, l’image numérique, indissociable de ses transformatages, le nom d’image. Pline, dans les deux derniers livres de son
est toujours en avance ou en retard sur elle-même (sur une autre
cristallisation ou un autre état d’elle-même). 7. Gilbert Simondon, Imagination et invention (1965-1966), Les Editions
Mais il faut aller plus loin : non seulement la même image de la Transparence, 2008, p. 134 : « [...] les cheveux et les ongles ont la vertu
des extrémités ; ils expriment l’insertion du corps dans le monde extérieur,
existe selon différents formats numériques, mais lorsque ces ils matérialisent et expriment ses limites, ses frontières actives ; tout ce qui est
images sont envoyées, téléchargées, appelées à circuler d’un mobile, visible, est déjà virtuellement détachable de l’individu pour conti­
bout à l’autre du monde à travers des câbles à fibre optique ou nuer à exprimer sa force, ses possibilités d’action ; ce qui, du corps, est assez
portées par des ondes électromagnétiques, elles sont aussi dissé­ souple et mobile pour servir à l’expression, comme les cheveux et l’extrémité
quées en paquets de données : des morceaux d’elles-mêmes pré­ des membres, a tendance à être choisi comme objet intermédiaire conser­
vant des propriétés absolues ; la fonction symbolique est en continuité avec
cèdent d’autres morceaux d’elles-mêmes sur les voies ou voiries celle des phanères dans les différentes espèces, car les phanères manifestent
une capacité relationnelle de l’organisme, et existent pour l’extérieur et vers
6. Le Supermarché du visible, op. cit., p. 170. l’extérieur, comme organes de manifestation. »
28 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 29

Histoire naturelle, consacrés à la minéralogie, mentionne ainsi Qu’il s’agisse des veines dans la pierre ou du portrait du
des images dans la production desquelles l’homme n’a joué Christ, l’image achiropoïète est celle qui se forme sans inter­
aucun rôle. À propos du marbre blanc de Paros, il rapporte vention humaine. Mais dans le cas de l’image trouvée par
que, « dans un bloc qu’on fendit avec des coins, apparut une Hypatia à Camoulia, c’est aussi sa reproduction qui se passe
figure de Silène». Plus loin, il parle d’une pierre précieuse ayant de toute manufacture, manutention ou maintenance manuelle.
appartenu à Pyrrhus, «une agathe sur laquelle on voyait les neuf L’image se duplique au cours de ou en vue de son transport,
Muses et Apollon tenant la lyre, non par un travail de l’art, mais de son déplacement ailleurs. Essentiellement transférable, elle
par un produit spontané de la nature»; et il ajoute que «les affirme son indépendance non seulement à l’égard du milieu
veines étaient disposées de telle façon que chaque Muse avait dans lequel elle est plongée (elle n’est pas mouillée dans le puits
même ses attributs particuliers8». Ces antiques images nées où elle flotte) mais aussi à l’égard des supports sur lesquels
du pur jeu du hasard mériteraient assurément d’être qualifiées elle se fixe provisoirement (le tissu en lin ou le voile), comme
d « achiropoïètes », un terme que l’on rencontre sous la plume s’il s’agissait d’un tirage. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la
de Paul (2 Corinthiens 5, 1) pour désigner l’habitation céleste, la photographie convoque l’imaginaire, voire le lexique de l’achi-
« demeure éternelle qui n’a pas été faite de main d’homme». Le ropoïèse chrétienne, tout en s’inscrivant explicitement, dès ses
mot (du grec kheir, «main») a ensuite été utilisé pour désigner débuts, dans une histoire du tracé — matériel-immatériel — de
les images créées par le miracle de la pure grâce divine, sans l’ombre10.
intervention humaine.
Il semble que le premier emploi du terme dans ce sens icono-
de Robert R. Phénix et Cornela B. Horn (The Chronicle of Pseudo-Zachariah
logique se trouve dans une chronique syriaque datée d’environ Rhetor, Liverpool University Press, 2011) ainsi que l’étude d’Ernst Kitzinger,
569, probablement rédigée par un moine connu sous le nom «The Cuit of Images in the Age Before Iconoclasm» (Dumbarton Oaks
de pseudo-Zacharie, parce qu’il y incorpora 1 Histoire ecclésias­ Papers, n° 8, 1954), qui voit là le premier usage du terme akheiropoiëtos pour
tique de Zacharie le Rhéteur. Le livre XII de ladite chronique qualifier une image (p. 114, note 127).
10. Dans son exposé sur le «dessin photogénique» obtenu «sans l’aide
rapporte que, dans la ville cappadocienne de Camoulia (ou
du crayon de l’artiste» (c’est-à-dire en plaçant l’objet à reproduire directe­
Camouliana), une femme nommée Hypatia trouve un jour, flot­ ment sur la feuille de papier photosensible), Henry Fox Talbot consacre une
tant sur l’eau du puits de son jardin, l’image du Christ peinte brève mais fascinante section à «l’art de fixer une ombre», à savoir «la plus
sur un tissu de lin. Lorsqu’elle la retire de l’eau, l’image n’est éphémère (transitory) des choses» (,Some Account of the Art of Photogenic
pas mouillée. Hypatia la couvre du voile qu’elle porte sur la Drawing, or The Process By Which Natural Objects May Be Made to
Delineate Themselves Without the Aid of the Artist’s Pencil, Londres, R. and
tête et va la montrer à l’instructeur qui la prépare à se conver­
J. E. Taylor, 1839, p. 6-7). Reprenant un mot qui apparaît déjà chez Platon
tir à la foi chrétienne. En chemin, l’image produit une copie ou Aristote, Talbot désignait les images ainsi obtenues comme des « skiagra-
d’elle-même sur le voile d’Hypatia. Plus tard, une autre femme, phies», c’est-à-dire des écritures de l’ombre (il parle de sciagraphic process
dont la chronique ne dit pas le nom, rapporte chez elle (près dans ses carnets: voir Larry Schaaf, Records of the Dawn of Photography.
d’Amasée, au nord de l’actuelle Turquie) une seconde copie de Talbot"s Notebooks P & Q, Cambridge University Press, 1996, p. xviii). En
1857, le photographe suédois Gustav Rejlander a produit quant à lui une
l’image trouvée dans le puits. Et le chroniqueur note que, dans
parodie de la scène plinienne: Le premier négatif est une photographie de
cette région, l’image (eikôn) est appelée akheiropoiëtos, «ce qui l’acteur britannique John Coleman pendant qu’une jeune fille (de dos) trace
signifie “non faite à la main”9*». au crayon le contour de son ombre projetée sur le mur. Dans La Chambre
claire (Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980, p. 129), Roland Barthes
8. Op.cit., p. 502 et p. 537 (livres XXXVI, 4 et XXXVII, 3). se demande: «ne peut-on dire d’elle [la photographie] ce que disaient
9. Le texte de la chronique syriaque est donné en traduction allemande les Byzantins de l’image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné,
par Ernst von Dobschütz dans les annexes de son étude classique sur les à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheïropoïétos ? » Si la
images christiques, Christusbilder. Untersuchungen zur christlichen Legende, photographie appelle donc le lexique de l’achiropoïèse, l’inverse est égale­
(J. C. Hinrichs, 1899, p. 4**-6**). Voir aussi la traduction anglaise récente ment vrai: Georges Didi-Huberman parle de «tirage» à propos du mode de
30 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 31

Achiropoïète, la photographie le devient plus que jamais Dès lors que l’humain est une dimension de plus en plus
aujourd’hui, lorsque la majorité de ses usages court-circuite marginale dans la genèse et le devenir des images, il est clair
non seulement la manualité humaine mais aussi la destination qu’on ne saurait penser celles-ci sans rompre avec le mouvement
rétinienne de l’image. Car il n’y a ni doigts, ni yeux impliqués centripète qui insiste à les faire graviter autour de nous. C’est
dans le déchiffrage d’un cliché pris par un dispositif de lec­ pour entamer cette sortie anthropofuge, c’est pour esquisser ce
ture automatique de plaques d’immatriculation, comme on en pas au-delà de l’iconomie restreinte des images produites par
rencontre désormais partout sur les autoroutes, aux péages ou et pour l’homme que j’entends explorer ici la possibilité d’une
embarqués sur des véhicules de police. Il n’y a pas non plus écologie iconique. Et la question qui me guidera, c’est celle de
de pupille ni de main qui intervienne dans l’enregistrement, la l’image en général comme transformat, comme différentiel de
circulation ou l’analyse des images de surveillance en général vitesses, comme avance ou retard sur elle-même. Autrement
(qu’elles proviennent des centres commerciaux, des aéroports, dit, nous nous demanderons si, en deçà ou au-delà de l’homme
des gares, des stations de métro, des halls d’immeuble, des et de ses temporalités à échelle humaine, l’image peut encore
banques ou des distributeurs automatiques...), pas plus qu’il n’y être conçue comme essentiellement et structurellement hété-
en a dans la gestion robotisée des stocks et des livraisons grâce rochrone. C’est-à-dire comme résultant d’une tension ou d’une
à la reconnaissance machinique des emballages ou des codes- élasticité temporelle, d’un ton (du grec tonos, qui se dit en par­
barres. Comme l’écrit l’artiste américain Trevor Paglen, l’« écra­ lant par exemple d’une corde tendue ou encore du tendon d’un
sante majorité des images» est aujourd’hui produite «par des muscle).
machines pour d’autres machines, les humains étant rarement C’est cette pensée de l’image tensive — du ton des images,
dans la boucle » : cette part croissante du visible échappant à si l’on préfère — qu’il s’agira de mettre à l’épreuve en se ris­
l’emprise sensorimotrice de l’homme constitue une «culture quant sur le terrain de ce que j’appellerai une iconomie du
visuelle invisible» (invisible visual culturen). non-humain. Mais avant d’y venir, un bref détour s’impose par
l’histoire récente d’une idée.
production ou de reproduction des images achiropoïètes (La Ressemblance
par contact, Minuit, 2008, p. 90). Dans son magnifique essai, L'Instant et son
ombre (Seuil, 2008), Jean-Christophe Bailly étend la notion d’achiropoïèse L?écologie des images: une idée avortée ?
à «l’effet photographique de la bombe A» qui, par exemple, produit «sur
un poteau électrique proche du pont Meiji l’ombre imprimée de feuilles»
(p. 134-135 et p. 136). Notre tentative de sortir de la sphère d’une iconomie
11. Trevor Paglen, «Invisible Images (Your Pictures Are Looking at anthropocentrée, doit-on, peut-on l’inscrire, en effet, sous le
You)», thenewinquiry.com, 8 décembre 2016. L’achiropoïèse des images signe d’une écologie des images ? S’il est vrai que l’écologie,*
actuelles se fonde pourtant sur une main-d'œuvre dont on exploite la chi-
ropoïèse aliénée, qui vaut moins cher que l’intelligence artificielle de la bosse dix heures, quinze heures, parfois vingt heures dans une journée. Mais
machine (cf. Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail je ne gagne même pas ce que gagne un ouvrier. Je regarde des photos de
du clic, Seuil, 2019). Les «fermes à clics» qui rassemblent des centaines cul, des décapitations, des trucs comme ça, et je les taggue. Je leur mets des
d’écrans de téléphones et des milliers de cartes Sim sont le lieu où se produit étiquettes. Je les caractérise. Terrorisme, violence, pédophilie. Je suppose que
aujourd’hui le travail à la chaîne de la visibilité. C’est ce que montre, avec les images sont ensuite classées ou censurées. Mais je n’en sais rien, je ne
force et simplicité, la vidéo de Martin Le Chevallier intitulée Clickworkers peux pas le savoir. » Plus tard, la voix devient celle d’une autre femme, Rihaa,
(2017), en donnant une voix à celles et ceux dont le labeur quotidien contri­ de Dhaka au Bangladesh, qui parle quant à elle de la «petite équipe» dont
bue à organiser et gérer la circulation des images : accompagnant chaque fois elle fait partie : « On gère chacun des centaines de comptes et on like. On
un plan fixe sur une chambre vide, une même voix off féminine raconte sur vend des likes par paquets de mille. Des likes au kilo. On passe notre temps
un ton volontairement monocorde les bribes d’une autobiographie fictive à liker [...]. On fait aussi des vues, des vues de vidéos par milliers. On voit
mais tellement réelle. «Je suis une taggueuse», témoigne ainsi Magda, de sans voir. Des heures, des jours, des vies entières de vidéos que l’on prétend
Cracovie en Pologne: «Je taggue des images sur mon ordinateur. [...] Je avoir vues. »
32 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 33

depuis que Haeckel en a forgé le nom, est avant tout une que nous sommes «submergés» d’images «qui jadis nous cho­
économie naturelle, ne risque-t-on pas de réintroduire par la quaient et suscitaient notre indignation », lorsqu’elle déplore
bande («en contrebande», comme disait mon grand-oncle que «la compassion, pour avoir été poussée à l’extrême, s’en­
Imre) l’anthropocentrisme que l’on aurait voulu évacuer ? gourdit», elle conclut, catégorique, qu’z/ ny aura pas d’écolo­
En parlant d’écologie des images, ne préjuge-t-on pas de la gie des images, que personne ne va «rationner l’horreur» ou
valeur de celles-ci comme étant une valeur pour nous ? De fait, «veiller à ce que son pouvoir de choquer demeure intact»,
j’essaierai de défendre une autre manière de penser une écolo­ bref, que l’idée même d’un préservationnisme iconique est
gie des images, depuis l’horizon qui s’est ouvert au fil de notre sans espoir.
lecture des récits de l’ombre chez Pline et Chamisso : à savoir Entre-temps, entre la naissance tardive de l’idée d’une
l’image comme hétérochronie, c’est-à-dire comme différentiel écologie des images et ses funérailles précipitées, le socio­
de vitesses. logue Andrew Ross aura développé, en 1992, le germe semé
Mais nous devons déjà nous demander : quand nous parlons par Sontag. Dans un essai intitulé «The Ecology of Images »,
d’une écologie des images, quand nous utilisons cette formule, il se penche sur les images de la Guerre du Golfe et notam­
de quoi héritons-nous ? D’où nous viennent-ils, ces mots ? Je ment sur les vues de la marée noire qui s’était déversée dans
ne connais que quelques occurrences récentes et rares de le Golfe persique. Celle-ci avait en effet joué un rôle straté­
l’expression, qui restent de l’ordre de l’indication suggestive, gique important puisque, en ouvrant les vannes des puits de
sans véritablement constituer encore un champ digne de ce pétrole koweïtiens, les forces irakiennes cherchaient à empêcher
nom. Susan Sontag est la première, à ma connaissance, à avan­ un débarquement américain. Mais c’était aussi une guerre de
cer l’idée d «une écologie appliquée non seulement aux choses propagande — une guerre d’images — qui s’engageait ainsi:
réelles mais encore aux images » : ce sont là les toutes der­ dans la presse américaine, CNN en tête, la menace militaire
nières lignes de son essai de 1977 sur la photographie, si bien et la menace environnementale ne cessaient de se mêler ou de
que la proposition reste en suspens1213 . Tout au plus peut-on se superposer, la nappe huileuse finissant souvent par figurer
inférer, à partir des paragraphes qui précèdent ce point final, implicitement «la propagation sinistre et inexorable du natio­
qu’une écologie des images serait appelée à être un antidote à nalisme arabo-islamique14».
la logique consumériste d’un infini surplus iconique («nous Dès lors, Ross propose de distinguer — pour mieux considé­
ressentons le besoin d’en avoir encore plus, toujours plus», rer leurs interactions — entre «images de l’écologie» et «éco­
écrit Sontag). Un antidote qui s’avère nécessaire même si les logie des images» (p. 189). Les premières, écrit-il, constituent
images ne sont pas menacées de raréfaction ou d’épuisement, «un genre d’image» dont les clichés sont bien connus: «d’une
même si — ou justement parce que — leur réserve est illimi­ part, des cheminées vomissant de la fumée, des oiseaux de mer
tée : « du fait même que les ressources en sont inépuisables, enlisés dans une boue pétrochimique, des poissons flottant le
que le gâchis de la consommation ne peut en venir à bout, il ventre en l’air, des embouteillages à Los Angeles et Mexico
s’impose d’autant plus de leur appliquer une politique de sau­ City, des forêts déboisées ; d’autre part, le répertoire rédemp­
vegarde ». Mais lorsque Sontag revient sur cette même idée et teur de l’imagerie pastorale que vient couronner le spectacle
reprend l’expression un an avant sa mort, dans son ouvrage de global suprême, celui de la sphère fragile et vulnérable du vais­
2003 intitulé Devant la douleur des autres ”, lorsqu’elle constate seau spatial Terre» (p. 190). Après avoir énuméré ces images de

14. Andrew Ross, «The Ecology of Images», The South Atlantic


12. Sur la photographie, traduction française de Philippe Blanchard avec Quarterly, vol. 91, n° 1, 1992 ; repris dans Eloquent Obsessions. Writing
la collaboration de l’auteur, Bourgois, 2000, p. 208-209. Cultural Criticism, textes réunis par Marianna Torgovnick, Duke University
13. Traduction française de Fabienne Durant-Bogaert, Bourgois, 2003, Press, 1994, p. 187 (je modifie la traduction souvent imprécise parue dans la
p. 113-114. revue Futur antérieur, n° 12-13, 1992).
34 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 35

l’écologie, donc, Ross se demande ce que serait en revanche une ne cessent de déferler, le projet d’une écologie des images, si
écologie de l’image, c’est-à-dire «si les images ont une écologie l’on prolonge l’intuition d’Andrew Ross, devrait aller jusqu’à
qui leur est propre». Ce qui le conduit à considérer «l’organisa­ prendre en compte le « temps profond » (deep time) de ce que
tion sociale et industrielle des images», à savoir comment «les Jussi Parikka appelle une « géologie » ou une « géophysique »
images sont produites, distribuées et utilisées dans la culture des médias : l’iconomie contemporaine serait impossible sans les
électronique moderne». métaux ou métalloïdes comme le lithium utilisé pour les piles,
C’est ici que la proposition de Sontag fait l’objet d’une cri­ l’indium pour les écrans à cristaux liquides ou le germanium
tique acérée. Car, en déplorant «la surcharge d’images dans pour la fibre optique16...
notre société moderne de l’information» (p. 193), en accusant la
prolifération iconique d’«épuiser la réalité», Sontag ne tient pas
compte, écrit Ross, des cas où ce sont précisément les images Le mycélium de ïiconogenèse
qui permettent de lutter contre «la disparition matérielle du
réel » et de « s’opposer à la destruction du monde naturel » Parmi ces différentes perspectives qui convergent vers ou
(p. 197). Autrement dit, si la proposition de Sontag est finale­ divergent depuis le projet d’une écologie des images, il en est
ment «décevante», c’est parce que, en cédant au lieu commun une qui, à ma connaissance, est restée relativement inexplorée :
de «l’excès d’information», elle barre la possibilité d’une résis­ celle d’un temps long qui serait celui de la genèse des images
tance des images elles-mêmes à leurs effets. Rétrospectivement, lu produites par ce qu’on peut appeler provisoirement — et sans
depuis la perspective d’un certain nombre de travaux récents, se poser pour l’instant trop de questions — la nature. Par
on pourrait dire que le débat critique entre Ross et Sontag exemple (c’est un exemple que mon grand-oncle Imre aurait pu
relève d’une écologie de l’attention15. me souffler) le dessin qui se déploie sur les ailes d’un papillon.
Au fil de son plaidoyer pour le pouvoir militant des images La temporalité à laquelle nous avons dès lors affaire ne relève
de l’écologie, Ross mentionne comme en passant ce qu’il appelle donc ni du temps court ou relativement court de la production
«l’infrastructure chimique de l’économie du film» (p. 196). Il des images manufacturées par l’homme (quelles le soient à la
ouvre ainsi, il entrouvre, plutôt, une autre perspective encore main ou par des machines analogiques puis numériques), ni du
sur l’écologie des images, à savoir la question des retombées temps profond, du temps minéral de l’accumulation géologique
environnementales directes de leur fabrication et circulation à des matières premières (métaux, énergies fossiles...) nécessaires
grande échelle. Nombre de travaux récents sont venus confir­ à la circulation industrielle ou postindustrielle de ces mêmes
mer combien l’univers supposément immatériel où s’échangent images. La longue durée iconique dont j’aimerais explorer
les images formatées en .jpeg ou .mp4 a en réalité un impact quelques aspects, c’est plutôt celle de la formation naturelle des
matériel, écologique et géopolitique alarmant. Les data centers images, entre et à partir d'elles-mêmes. En un mot, il s’agirait
doivent être refroidis, les câbles bouleversent les écosystèmes
qu’ils traversent, le recyclage des écrans est souvent toxique,
l’extraction des métaux nécessaires aux piles ou aux puces 16. Cf. Jussi Parikka, A Geology of Media, University of Minnesota Press,
2015, notamment p. 52, où l’auteur prend soin de distinguer son approche de
détourne ou contamine les réserves d’eau, détruit les fonds celle de l’archéologue des médias Siegfried Zielinski, qui se réfère lui aussi à
marins et exacerbe les logiques d’exploitation néocoloniales... un «temps profond», mais en désignant par là la protohistoire complexe des
Entre les images des marées noires (comme celle de la guerre médias modernes telle quelle se configure déjà, par exemple, «avec les alchi­
du Golfe) et la marée luminescente des images numériques qui mistes médiévaux ». Jussi Parikka plaide quant à lui pour « un autre temps
profond» (an alternative deep time) qui englobe «une géophysique de la
culture des médias ». Pour un panorama des enjeux écologiques des médias
15. Voir la remarquable synthèse qu’Yves Citton consacre à cette ques­ contemporains, voir Sean Cubitt, Finite Media. Environmental Implications of
tion : Pour une écologie de Vattention, Seuil, 2014. Digital Technologies, Duke University Press, 2017.
36 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 37

de frayer la voie d une iconomie générale peut-être consonante retour. C’est aussi et surtout que ces images elles-mêmes sont
avec l’idée directrice d’une écologie profonde17. le résultat de transformations, de métamorphoses dont les lois
Qu’est-ce à dire ? sont analogues à celles de l’évolution des espèces (phylogenèse)
Pour nous approcher de cette iconogenèse au long cours, et des individus (ontogenèse).
ouvrons d’abord le remarquable ouvrage posthume de Gilbert Parler d’«image mentale» pour nommer ces formations ico-
Simondon, Imagination et invention, qui fut un cours professé niques mouvantes et cycliques qui s’épanouissent et s’étiolent
à la Sorbonne en 1965-1966. Dès le «préambule», le propos en nous autres les vivants, c’est utiliser un lexique qui pour­
est à la fois restreint et élargi, selon un double geste para­ rait donc s’avérer trompeur. D’autant plus que, comme le
doxal qui fait tout l’intérêt, toute la tension — le ton, juste­ note Simondon lui-même, le « contenu mental dont on peut
ment — de l’entreprise simondonienne: «L’image mentale», avoir conscience» relève tout au plus de «cas d’affleurement
écrit-il, « est comme un sous-ensemble relativement indépen­ presque exceptionnels» (p. 4). Ce qui intéresse l’icono-
dant à l’intérieur de l’être vivant sujet18». Ce n’est donc pas genèse au long cours, suggère Simondon en filant une méta­
de l’image en général qu’il s’agira : le cours s’attachera à une phore mycologique, ce n’est pas tant «la partie visible du
sphère, à une enclave iconique circonscrite au sein de l’être champignon », à savoir les images qui émergent dans la vie
vivant, mais — voilà l’élargissement qui contrebalance aussi­ consciente, mais plutôt «le soubassement qui les porte», c’est-
tôt la restriction — cette enclave se voit attribuer une relative à-dire le «mycélium», cet ensemble de filaments enfouis qui,
indépendance. Autrement dit, le domaine des images mentales sans sortir de terre, « n’en prolifèrent pas moins » (ibid.). Si le
contenues en nous pourrait bien déborder ce qui les contient, préambule d’Imagination et invention était donc placé sous le
il pourrait bien s’avérer plus large ou plus vaste que ce conte­ signe de l’image mentale «à l’intérieur de l’être vivant sujet»,
nant iconique que nous sommes, nous autres les vivants (il n’est il devient vite patent que l’image dont il s’agira est aussi et
pas anodin que Simondon laisse ouverte et volontairement en peut-être surtout celle qui «refuse de se laisser diriger par
suspens la question de savoir si «l’être vivant sujet» porteur la volonté du sujet et se présente d’elle-même selon ses forces
d’images est humain ou non). propres [je souligne], habitant la conscience comme un intrus
Or — et c’est là le point décisif de la proposition de Simon- qui vient déranger l’ordre d’une maison où il n’est pas invité»
don —, cette enclave autonome mais débordante qu’est l’image (p. 7). L’iconogenèse obéit à ses propres lois tout en passant par
mentale (œuvre de «l’imagination reproductrice») ne se pré­ le sujet, en le parasitant.
sente pas comme une simple collection d’images stockées, Simondon se souvient ici de ceux qu’il appelle «les plus
accumulées en nous. Elle obéit à un mouvement cyclique, à rationalistes des philosophes anciens», c’est-à-dire les tenants
un «cycle de l’image» qui traverse des «phases» successives, d’un matérialisme de l’image, comme Lucrèce qui, dans son
lesquelles constituent «un unique processus de genèse, compa­ De rerum natura (IV, 50-51), expliquait la formation des images
rable en son déroulement aux autres processus de genèse que à partir des «simulacres» (simulacrd), à savoir les «membranes
le monde vivant nous présente (phylogénèse et ontogénèse) » ou écorces» (membranae vel cortex) qui se détachent des choses.
(ibid.). En d’autres termes, ce que Simondon s’apprête à mon­ Loin de la balayer comme une curiosité n’intéressant plus que
trer, ce n’est pas seulement que le vivant fait ou laisse éclore en les historiens de la pensée antique, Simondon voit dans la
lui des images qui le traversent et le forment, le façonnent en théorie lucrécienne (c’est-à-dire épicurienne) des « causes phy­
siques» de l’image une confirmation de plus quant à sa «charge
d’extériorité et de relative indépendance [...] par rapport au
17. Telle quelle a été esquissée par Arne Naess, «The Shallow and the
Deep, Long-Rangé Ecology Movement», Inquiry. An Interdisciplinary Journal sujet» (p. 8). Le statut de l’image, dit-il, c’est celui d’un «quasi-
of Philosophy, vol. 16, n° 1, 1973, p. 95-100. organisme», d’un virus ou d’un hôte parasite «habitant le sujet
18. Op. cit., p. 3. et se développant en lui» (p. 9).
38 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 39

Simondon multiplie d’abord les analogies pour tenter de sai­ l’accent sur les différences de phase (les «déphasages») ou les
sir cette matérialité et cette reproductibilité presque virale de différentiels de vitesse qui les travaillent, l’une comme l’autre.
l’image: elle est «douée d’un pouvoir fantomatique» — elle Quelques pages auparavant (p. 13), Simondon avait donné
«envahit le sujet», elle s’insinue en lui «comme le fantôme un tour particulièrement saisissant à cette idée de l’image-
est dit passer au travers des murailles» (p. 8) —, elle qui finit organisme tiraillée dans son développement par des tempora­
par former «comme une population étrangère au sein d’un lités divergentes. En empruntant le lexique de la biologie du
état bien organisé» (p. 9). Mais pour traduire la densité mou­ développement, il écrivait: «les objets-images sont presque des
vante des images — car « chaque image a un poids, une cer­ organismes, ou tout au moins des germes capables de revivre
taine force», dit encore Simondon (p. 10) —, ces comparants et de se développer dans le sujet». Et il ajoutait (je souligne) :
que sont les formes spectrales ou les peuples migrants cèdent «même en dehors du sujet [...], ils [ces objets-images] se mul­
bientôt et complètement la place à ce qui restera le paradigme tiplient, se propagent et se reproduisent à l'état néoténique,
central et dominant de ce discours iconogénétique, à savoir jusqu’à ce qu’ils trouvent l’occasion d’être réassumés et déployés
l’organisme vivant. Simondon ne cesse d’y revenir, notamment jusqu'au stade imaginai».
dans ce passage crucial sur lequel nous devons nous arrêter Qu’est-ce donc que cet énigmatique «état néoténique» des
(p. 18): images? Et qu’est-ce que leur «stade imaginai»? Que nous
donnent-ils à penser ?
«Les études d’ontogenèse ont montré que les processus de
croissance ne couvrent pas de manière uniforme tous les
organes et systèmes fonctionnels d’un être vivant: il existe des Dessiner durant des millions d'années
déphasages de chacune de ces croissances partielles par rapport
aux autres, et des vitesses différentes, surtout chez les orga­ Tentons d’abord de comprendre ce que Simondon peut bien
nismes complexes, si bien qu’il est malaisé de préciser le vouloir dire lorsqu’il parle d’une néoténie des images.
moment où un organisme arrive à l’état adulte complet ; par ail­ Le mot Neotenie a été forgé en 1884 par l’anatomiste alle­
leurs, croissance et développement manifestent des étapes et mand Julius Kollmann pour décrire ces organismes qui, à l’état
des cycles, séparés par des périodes de transition où s’effectue adulte, «conservent leur forme juvénile20». Il est composé,
une dédifférenciation suivie d’une réorganisation. [...] les explique Kollmann, de deux racines grecques: neos, «jeune»;
images mentales [...] pourraient ainsi posséder un dynamisme et teinô, «étendre, allonger, prolonger». Un exemple classique
génétique analogue à celui d’un organe ou système d’organes en de néoténie est la femelle du ver luisant (Lampyris noctilucd),
voie de croissance [...]. » qui a atteint l’âge adulte où elle peut se reproduire (sa lueur est
précisément ce qui attire les mâles) tout en gardant des traits
L’image se comporte bel et bien comme un organisme, dit propres au stade de la larve. Il y a une tension entre sa capa­
en somme Simondon. Et ce passage est crucial pour ce qui cité reproductive d’adulte et la persistence de caractéristiques
m’intéresse ici car, en proposant une analogie entre l’onto­ larvaires, comme l’absence d’ailes (contrairement aux mâles
genèse (le développement, la croissance d’un individu) et ce de la même espèce). Parler, comme le fait Simondon, d’un état
que je continuerai d’appeler l’iconogenèse (le «dynamisme néoténique de l’image, c’est donc indiquer par analogie qu’il
génétique» des images19), Simondon, on vient de le lire, met y a quelque chose qui, de même, tend ou tiraille l’image entre

19. Dans son bref mais excellent compte rendu («Prégnances du deve­ 20. «Das Ueberwintern von europâischen Frosch- und Tritonlarven und
nir: Simondon et les images», Critique, n° 816, 2015, p. 370), Emmanuel die Umwandlung des mexikanischen Axolotl», Verhandlungen der naturfor-
Alloa propose quant à lui le terme d’«eikogenèse». schenden Gesellschaft in Basel, vol. 7, n° 2, 1884, p. 391.
VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 41
40 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES
«donner l’impression d’un grand œil» — ce que les naturalistes
plusieurs états. L’image néoténique serait pour ainsi dire une
appellent un ocelle —, tandis que la ligne blanche disparaît
image écartelée entre un état adulte et un état larvaire. Sa tenue
presque totalement.
serait la tension d’une lénie.
Or, l’hypothèse de Weis­
L’image, dirais-je en filant la métaphore de la biolumines­
mann, c’est que certains de
cence, c’est ce qui luit, ce qui apparaît depuis une différence
ces dessins qui se développent
de temps, depuis ce qu’on pourrait appeler — en empruntant
sur le corps de l’animal ont
cette fois un mot proposé en 1875 par Ernst Haeckel — une
eu par le passé une fonction
hétérochronie. Haeckel avait forgé ce néologisme dans le cadre
de protection par mimétisme
de sa théorie de la récapitulation21 : l’ontogenèse (le développe­
ou intimidation. Les «lignes
ment de l’individu), pensait-il, serait une répétition condensée
blanches longitudinales », par
de la phylogenèse (du développement de l’espèce), avec toutefois
exemple, « accroissent la res­
des phénomènes de «décalage», c’est-à-dire d’accélération ou
semblance protectrice » de la
de retard dans le parallélisme entre les deux (au cours de sa
chenille fondue dans son envi­
croissance, l’individu pourrait développer certaines caractéris­
ronnement «en imitant les
tiques plus tôt ou plus tard que ne le voudrait l’ordre de leur
vives réflexions de la lumière
apparition dans l’histoire de l’espèce). L’hétérochronie, c’est
sur les brins d’herbe»; et les
en somme un développement anticipé ou un développement
taches, qui «imitent les yeux
différé (éventuellement différé pour toujours, comme dans le
d’un animal plus grand et ont
cas de la néoténie des vers luisants femelles qui se reproduisent
un effet “terrifiant” », décou­
sans jamais acquérir tous les traits de l’état adulte).
ragent ainsi les prédateurs
Un cas particulièrement saisissant de développement hété-
(p. 177-178). Ces fonctions
rochrone — décalé dans le temps — est fourni par l’étude que
protectrices, explique Weismann, ont toutefois évolué au cours
August Weismann a consacrée en 1876 à la genèse des tracés
de l’histoire: «les ancêtres de ces espèces de Chaerocampa pos­
et formes colorées que portent les chenilles de papillon22. Le
sédaient des rayures longitudinales au stade adulte», ce qui les
développement ontogénétique de la chenille — c’est-à-dire la
protégeait par mimétisme au milieu des herbes; mais «plus tard,
larve — du Grand sphinx de la vigne (Chaerocampa elpenor)
quand les espèces ont changé leur habitat pour des plantes à larges
prend un peu moins d’un mois avant quelle ne se métamor­
feuilles qui sont apparues entre-temps, les ocelles (eye-spots) se
phose en chrysalide. On voit d’abord sa fine ligne blanche
sont développés» (p. 180). Le devenir de la ligne — qui, chez l’in­
subdorsale s’incurver vers le haut. Ensuite, une ligne noire sou­
dividu, s’incurve puis se clôt en un cercle formant le dessin d’un
ligne et encercle petit à petit ces incurvations, pour finir par
œil — répéterait ainsi en abrégé le devenir de l’espèce. Quelques
21. Ernst Haeckel, Anthropogenie oder Entwicklungsgeschichte des pages plus loin, en comparant plusieurs chenilles du genre Deile-
Menschen, Leipzig, Verlag von Wilhelm Engelmann, 1877, p. 11. Sur phila (de la famille des sphinx), Weismann écrit encore que «les
l’histoire complexe du concept d’hétérochronie dans la théorie de l’évolu­ plus vieux ancêtres [...] possédaient seulement les rayures longi­
tion, voir Stephen Jay Gould, Ontogeny and Phylogeny, Harvard University tudinales» à partir desquelles «de petites parties ont été isolées
Press, 1977, p. 82 sq.
pour former des taches circulaires et [...] celles-ci ont été graduel­
22. August Weismann, «Die Entstehung der Zeichnung bei den
Schmetterlings-Raupen», Studien zur Descendenz-Theorie, II, Leipzig, Verlag lement perfectionnées puis dupliquées, tandis qu’en même temps
von Wilhelm Engelmann, 1876, p. 1-137. Je cite le résumé de cette étude le tracé originel, à savoir la rayure longitudinale, a été repoussé
que donne Weismann lui-même dans The Evolution Theory, II, traduction toujours plus loin en arrière vers les stades juvéniles, jusqu’à ce
anglaise de J. Arthur Thomson et Margaret R. Thomson avec la collabora­ qu’il disparaisse complètement» (p. 183).
tion de l’auteur, Londres, Edward Arnold, 1904, p. 177-185.
42 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 43

En observant le développement individuel (l’ontogenèse) lexical que fait Simondon en parlant de Vimago — du «stade
de ces chenilles, on assisterait dès lors en accéléré au tracé imaginai» — de l'image. Mais cet effet de tautologie n’est
changeant de lignes et de formes qui auront peut-être pris des qu’apparent, car si une image peut être un embryon, c’est quelle
dizaines de millions d’années pour se dessiner (les premiers fos­ n’est pas encore tout à fait l’image quelle est. Et si l’on peut
siles de lépidoptères semblent dater du Jurassique inférieur, soit dire quelle se développe ensuite jusqu’à atteindre l’état adulte,
il y a environ 190 millions d’années23). c’est quelle devient alors pleinement l’image quelle n’était
Après ce bref détour par l’ontogenèse et la phylogenèse des pas encore. L'imago de l’image, le stade imaginai de l’image,
chenilles miméticiennes — il nous aura permis de mieux com­ ce serait l’image pleinement développée et accomplie, l’image
prendre ce que signifient la néoténie et, plus généralement, entièrement formée.
l’hétérochronie —, revenons à Simondon, qui parlait quant à Ces formulations ont certes l’avantage de faire ressortir de
lui d’«images mentales» ou d’«objets-images». manière frappante le caractère hétérochronique de l’image,
sa temporalité ou sa tonalité différentielle (le fait quelle se
précède elle-même ou qu’elle retarde sur elle-même, un
Les mues de l'image peu comme Peter Schlemihl poursuivant son ombre). Mais
ces formulations ont aussi le défaut, du point de vue qui
Dans le passage qui nous avait arrêtés, on s’en souvient, m’intéresse ici, de supposer un but, une téléologie orientant
Simondon suggère que les images, depuis leur «état néoté­ ce processus d’iconogenèse. Car pour Simondon, l’image, en
nique», c’est-à-dire inachevé ou prématuré, tendent vers un tant que tension ou tendance (en tant que ténie), est vouée
«stade imaginai». Autrement dit, il y a pour lui un moment à parcourir un cycle génétique qui a une directionnalité, un
dans la vie de l’image qui correspondrait chez l’être vivant à sens. Ce cycle iconogénétique comprend essentiellement trois
l’état larvaire de 1<<embryon» (c’est son mot et j’y reviens sans phases. 1. L’image existe d’abord «à l’état libre» ou délié, elle
tarder), lequel est appelé à se développer ensuite pour donner «se développe [...] pour elle-même» comme un «embryon
«des images adultes» (p. 19). Et ce que désigne donc l’expres­ d’activité motrice et perceptive»: évoquant l’exemple des
sion de « stade imaginai », c’est précisément cet « état adulte mouvements durant le rêve (Lucrèce, dit-il, les a « notés au
complet» (p. 18). cours du sommeil chez les Chiens»), Simondon décrit ainsi
Depuis Linné, les naturalistes appellent en effet imago le une première phase de formation des images au cours de
stade ultime du développement d’un être vivant traversant laquelle elles sont en quelque sorte flottantes, n’étant pas
diverses métamorphoses : chez les lépidoptères, par exemple, encore attachées à une finalité, n’étant pas encore enrôlées
Vimago, c’est le papillon que finit par devenir la chenille (la dans une activité orientée en vue d’une fin25. 2. Ensuite, au
larve) après s’être métamorphosée en chrysalide (en nymphe24). cours de la phase suivante et intermédiaire de l’iconogenèse,
Il y a quelque chose d’étrangement redondant dans le choix «les images deviennent effectivement et directement fonction­
nelles»: elles se lient aux objets perçus dans l’environnement
23. Evolution ofthe Insects, textes réunis par David Grimaldi et Michael
S. Engel, Cambridge University Press, 2005, p. 556. 25. Imagination et invention, p. 19 et p. 32. Dans son De rerum natura
24. Il vaudrait la peine de se demander pourquoi Linné, lorsqu’il utilise (IV, 991-996; je cite la traduction d’Alfred Ernout, Les Belles Lettres, 1920,
pour la première fois le terme d'imago dans ce qui deviendra son sens scien­ p. 169), Lucrèce parle des «chiens de chasse» endormis qui «donnent brus­
tifique, à savoir la dernière phase de la métamorphose des insectes (Systema quement de la voix, reniflent l’air à plusieurs reprises, comme s’ils avaient
naturae, I. ii, 1767, p. 534-535), reprend ce mot latin qui désignait à Rome découvert et tenaient la piste du gibier»: «Souvent même ils s’éveillent,
les masques moulés à la cire sur le visage des ancêtres défunts des familles et poursuivent l’image illusoire d’un cerf (cervorum simulacrd), comme
aristocratiques. Simondon mentionne «les funérailles de la Rome antique» et s’ils le voyaient prendre la fuite, jusqu’à ce que l’erreur se dissipe et qu’ils
«les portraits, les statues, les imagines des ancêtres» (p. 132). reviennent à eux. »
44 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 45

et elles se lient entre elles, c’est-à-dire qu’« elles s’organisent «magie», d’ailleurs — «interrompent le cycle de l’image et
et se stabilisent en groupements intérieurement corrélés selon l’empêchent d’arriver à son état d’achèvement». Car l’image,
les dimensions du rapport entre l’organisme et le milieu» dans l’iconogenèse simondonienne, n’est pas destinée à exister
(p. 19). 3. Enfin, au cours de la troisième phase, les images pour elle-même. Sa destination, en dernière instance, c’est de
que Simondon nomme « adultes » s’agrègent pour former un préparer «l’invention», c’est-à-dire la venue au monde d’un
« monde mental » où elles renvoient les unes aux autres « selon objet ou d’un dispositif technique inédit autour duquel se réor­
un mode systématique de liaisons » qui les constitue en un ganisera l’univers imaginai saturé, en entraînant «le recommen­
«univers [...] saturé» (p. 21). cement d’un nouveau cycle» (p. 138). Simondon ne considère
Au cours de cette dernière phase, les images agrégées par au bout du compte les métamorphoses de l’image, depuis son
et dans le sujet vivant deviennent ce que Simondon appelle stade embryonnaire jusqu’à son stade adulte, que comme un
des « symboles ». À ce titre, elles semblent processus transitoire dirigé vers la création d’objets, que ce soit
retrouver, à un niveau supérieur d’organisa­ chez l’homme ou chez l’animal27. Et l’art est dès lors le nom
tion ou de saturation, quelque chose de la de ce qui arrête le cycle iconogénétique, en l’empêchant de
déliaison, de l’indépendance initiale dont s’achever par son dépassement vers l’invention technique. L’art
témoignaient les productions oniriques interrompt ce cycle de manière intempestive, Simondon allant
libres et non encore finalisées chez les jusqu’à suggérer, dans le sillage de Platon, que l’art en produi­
chiens observés par Lucrèce. En filant une rait une inversion contre-nature28.
métaphore tirée du lexique de l’héraldique, Un tel cycle — celui de la vie de l’image — semble donc voué
Simondon propose de penser que l’image à résorber l’hétérochronie dont Simondon aura pourtant ouvert
«issante», c’est-à-dire sortant ou se détachant du sujet mais pour nous la possibilité théorique. Car une hétérochronie des­
encore partiellement prise en lui (comme ces lions des blasons tinée d’avance à être absorbée par ce quelle rend possible se
qui n’émergent qu’à moitié), devient finalement «passante», retrouve nécessairement reléguée dans un statut secondaire ou
c’est-à-dire déployée dans toute son autonomie, dans sa dimen­
sion propre (p. 13626). L’image, dit-il en somme, «s’est forma­ 27. À condition d’entendre l’objet au sens large que lui donne Simondon
lisée en symbole en perdant les attaches du souvenir daté et (p. 186): «C’est cette relative extériorité [de l’image à chacun de ses
personnel», en coupant les liens qui la liaient à l’«être vivant stades] qui se réalise dans l’invention par la position d’objets créés servant
sujet» et à l’expérience vécue au sein de laquelle elle s’est struc­ d’organisateurs au milieu. Un objet créé n’est pas une image matérialisée
et posée arbitrairement dans le monde comme un objet parmi les objets,
turée (p. 137). Elle a connu une mue, en laissant derrière elle la
pour surcharger la nature d’un supplément d’artifice; il est, par son ori­
peau, l’enveloppe de ce vivant à travers lequel elle a pu croître gine, et reste, par sa fonction, un système de couplage entre le vivant et
et se métamorphoser. son milieu [...]. On ne peut opposer ni l’opération constructive humaine à
Mais cette déliaison de l’image qui cesse d’être le parasite la pratique animale, ni la fabrication d’instruments, plus petits que l’orga­
de son vivant porteur pour vivre sa vie propre, cette autonomie nisme et portés par lui, à la mise en place de routes, de chemins, de remises,
de limites à l’intérieur d’un territoire servant de milieu à l’organisme, donc
retrouvée de l’image n’est à nouveau qu’une étape. Renouant
plus grand que lui. L’outil et l’instrument font, comme les chemins et les
de son propre aveu avec «la critique platonicienne des arts», protections, partie de l’enveloppe de l’individu et médiatisent son rapport
Simondon affirme en effet que ces derniers — comme la avec le milieu. »
28. «[...] le cycle de l’image ne peut être inversé», écrit Simondon
(p. 137), avant d’affirmer que les arts tels que Platon les critique cherchent
26. Dans sa Science du blason (Institut héraldique, 1858, p. cxxiii), le justement «à retrouver une existence à partir de symboles [c’est-à-dire à
vicomte Ludovic de Magny définit l’animal «issant» comme celui «dont on relier l’image au sujet dont elle s’était déliée], en inversant un devenir dont
ne voit que la partie antérieure du corps, lorsque cette partie semble sortir l’achèvement ne peut être que dans l’invention [...], non dans une inversion
d’une des pièces de l’écu» (le lion issant est reproduit p. 40). du cycle déjà accompli» (p. 138).
46 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 47

dérivé. La composante hétérochronique qui distend l’image Vers une hétérochronie radicale
— sa néoténie, son état embryonnaire prolongé — travaille
finalement (c’est-à-dire à la fin de son devenir et au nom même Est-ce là ce que nous cherchons au titre d’une écologie des
d’un certain finalisme résiduel) en vue de l’accomplissement des images ? Non : ce vers quoi nous tentons de frayer une voie, je
métamorphoses où elle s’annulera. l’ai dit, c’est la possibilité d’une hétérochronie digne de ce nom
On pourrait sans doute parler d’une écologie de l’image chez — une hétérochronie structurelle et non un simple accident de
Simondon29, c’est-à-dire d’une pensée de l’image fondée sur la parcours — œuvrant au sein des images que produit la nature,
relation entre l’organisme et le milieu. Et, dans la mesure où c’est-à-dire dans ces images que nous disions, en un sens élargi,
elle est orientée téléologiquement vers sa fin, à savoir l’inven­ achiropoïètes, non faites de la main de l’homme. C’est pourquoi,
tion technique, cette écologie de l’image est aussi une écono­ après avoir prêté l’oreille aux promesses et aux limites de l’idée
mie de l’image (une iconomie) dont la circulation cyclique est simondonienne d’une ténie des images, il nous faut revenir vers
réglée par la rareté de ce qui est utile. Le cycle de l’image, lit-on ces phénomènes de mimétisme que nous avons déjà entraper­
en effet, «est une genèse marquée en chacune de ses étapes çus brièvement chez les chenilles dont August Weismann avait
par une décantation, par une réduction du nombre des élé­ étudié, en 1876, les rayures et les ocelles.
ments conservés» (p. 138). Dans le passage de la première à la Contrairement à la gestion économique ou ménagère du
deuxième phase de ce cycle, « toutes les tendances motrices ne trop-plein d’images à laquelle on assiste chez Simondon, c’est
reçoivent pas la confirmation d’une expérience perceptive». Et, sur l’inutilité, sur la pure dépense anéconomique qu’insiste
de la phase intermédiaire à la phase finale du cycle, « quelques- Roger Caillois dans ses écrits consacrés aux pratiques mimé­
unes seulement» des images qui se sont structurées à la faveur tiques chez différentes espèces. Publié en 1960, véritable traité
du sujet quelles auront habité « se formalisent en symboles pour de mimétologie guidé par l’idée d’une esthétique généralisée
organiser le monde de l’imaginaire servant de base à l’inven­ au-delà de l’humain, Méduse & de ne cesse d’affirmer que «le
tion» (p. 138). mimétisme est inutile, sinon nuisible», qu’il est un «luxe»,
L’iconogenèse simondonienne apparaît ainsi comme une ges­ un «excès de simulacre». Pour Caillois, il y a au fond trop
tion de l’excès au profit d’une finalité30. Si bien qu’il ne serait d’images, même dans la nature: l’iconomie du mimétisme, telle
sans doute pas exagéré de la décrire, me dis-je, dans les termes qu’il l’entend, serait à rapprocher de l’«économie générale» de
sur lesquels mon grand-oncle Imre s’interrogeait, à savoir ceux Georges Bataille, orientée quelle est vers la surabondance31.
d’une gestion économique de la maison Nature. Mais au-delà de sa critique récurrente de tout finalisme au
service d’un «intérêt vital» ou du «salut de l’espèce» (p. 51),
29. Qui n’emploie pas lui-même l’expression : «écologie» est un mot qui ce qui doit nous retenir chez Caillois, ce sont essentiellement
apparaît plutôt rarement chez lui, une exception remarquable étant l’article les moments où il s’arrête, comme en passant, sur la tempo­
de 1983, «Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la tech­ ralité ou le tempo du mimétisme animal. Méduse & Cie sou­
nique» (repris dans Sur la technique, Presses universitaires de France, 2014, ligne ainsi l’importance de «l’immobilité» accompagnant les
voir notamment p. 341-345).
30. Qu’il y a de la finalité (de l’utilité) et de la raréfaction (de l’écono­ conduites mimétiques (p. 113) de même que l’immense ralenti
mie) à l’œuvre dans le cycle de l’image, c’est ce qui apparaît très clairement qui fait du mimétisme ce que Caillois appelle une «mode
lorsque Simondon décrit la manière dont l’image néoténique (déclencheuse lente, dont les variations portent sur des millénaires, non sur
de motricité, à la façon des chiens qui rêvent) se lie à la perception (p. 31) :
« Les êtres vivants les plus primitifs font un grand nombre de mouvements 31. Cf. Roger Caillois, Méduse & Cie, Gallimard, 1960, p. 113. Voir aussi
qui n’aboutissent à rien, parce que l’équipement perceptif est beaucoup plus p. 42 (les ailes de papillon sont un «ornement luxueux») ou p. 51 (Caillois
pauvre qu’il ne faudrait pour diriger ces mouvements et leur permettre de parle d’une «énorme dilapidation», d’une «dépense fastueuse»). Je revien­
s’effectuer utilement, de manière finalisée et économique; l’équipement drai plus loin, dans le chapitre consacré à «L’iconomie à la mesure de l’uni­
moteur est en avance sur l’équipement sensoriel. » vers», sur le concept d’économie générale chez Georges Bataille.
48 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 49

des saisons » : contrairement à la mode chez les hommes qui prisme de la parapsychologie, de la photographie ou de la mode,
est «rapide et fantaisiste», chez les insectes, «la variation [...] Caillois le tire, il le tend entre deux temporalités : l’une, longue
se perpétue immuable durant une longévité que le rythme ou profonde, qui est celle de l’évolution des espèces ; l’autre,
humain ne se représente qu’avec peine» (p. 97-98). volatile et changeante, qui est celle des créations ou inventions
Dans un article célèbre de 1935 pour la revue Minotaure, humaines. Mais ces contrastes rythmiques, pour ainsi dire, ne
Caillois voyait déjà le mimétisme — en tant qu’il est «tourné sont pas qu’une affaire métaphorique, ils ne tiennent pas seu­
vers l’immobilité et le retour à l’inorganique» — comme un lement au choix des mots ou des tropes pour décrire le phéno­
ralentissement, un gel temporaire (voire un rembobinage) de mène mimétique. Ainsi, lorsque Caillois note, dans Méduse &
l’évolution : «La vie recule d'un degré», écrivait-il en italiques en Cie, qu’« aujourd’hui, aux alentours des grandes villes indus­
regard d’une photographie de phasme géant illustrant le texte, trielles, les ailes des papillons noircissent peu à peu» (p. 106), il
où l’insecte figé se confond absolument avec une branche, l’ani­ laisse entrevoir un tempo évolutif effectivement tiraillé entre un
mal mimant le végétal et tendant même vers le minéral32. Le programme au long cours et les perturbations plus rapides qui
mimétisme, en somme, serait une sorte d’arrêt sur image, ou l’affectent, dues aux bouleversements écologiques apportés par
mieux : l'image comme arrêt. l’industrialisation (l’entomologiste britannique James William
En tant que production d’image impliquant un transfert Tutt avait suggéré dès 1896 ce que des études récentes tendent
de formes et de couleurs, le mimétisme, chez Caillois, appelle à confirmer, à savoir que les phalènes du bouleau ont développé
aussi un lexique emprunté au champ de la médialité ou de la des ailes noires pour mieux se confondre avec les troncs d’arbre
médiumnité, selon que le concept de médium penche vers les noircis par la suie34). Chez d’autres animaux, comme le camé­
médias ou vers la parapsychologie. C’est ainsi que l’article du léon ou nombre de poissons plats mentionnés par Caillois dans
Minotaure décrit le mimétisme comme une « téléplastie» (le mot Méduse & Cie (p. 108), c’est presque instantanément que la cou­
est emprunté au théoricien du spiritisme Frédéric Myers, qui leur de la peau change pour « coïncider avec le dessin général du
l’utilisait pour nommer des phénomènes de matérialisation à substrat». L’iconogenèse naturelle se décline donc selon toute
distance), tandis que la version plus complète du texte, incluse une gamme ou échelle de durées, du plus long au plus court.
trois ans plus tard dans le recueil Le Mythe et l'Homme, parle Et le mimétisme apparaît comme une affaire de vitesse trans­
également d’une «téléphotographie» au moyen de laquelle férentielle: à l’instar des paléontologues qui parlent de brady-
l’animal transpose sur sa propre peau l’image rétinienne que télie et de tachytélie pour désigner l’évolution lente ou rapide
l’environnement imprime sur son œil (le terme est cette fois pris
chez le physiologiste Jacques Loeb, qui l’avait proposé en 1912
dans le cadre d’une étude sur les poissons épousant les aspects 34. Cf James William Tutt, British Moths, Londres, George Routledge
des fonds marins33). En considérant le mimétisme à travers le and Sons, 1896, p. 305 : la phalène du bouleau (peppered moth), explique
l’auteur, est tachetée pour se confondre avec le tronc sur lequel elle se pose ;
mais, poursuit-il, «près de nos grandes villes où il y a des usines et où de
32. Roger Caillois, «Mimétisme et psychasthénie légendaire», Minotaure, vastes quantités de suie (soot) sont déversées jour après jour par d’innom­
n° 7, 1935, p. 9. brables cheminées, [...] cette phalène du bouleau a, durant les cinquante der­
33. Ibid., p. 7 ; ainsi que Le Mythe et l’Homme, Gallimard, 1938, p. 105. nières années, subi un remarquable changement. Le blanc a complètement
Frédéric Myers propose le terme teleplastic à l’occasion de sa recension de disparu et les ailes sont devenues entièrement noires [...].» Les expériences
l’ouvrage d’Alexander Aksakof, Animismus und Spiritismus, parue dans menées par le généticien britannique Michael Majerus avant sa mort en 2009
Proceedings of the Society for Psychical Research, vol. VI, Londres, Kegan sur ce phénomène connu sous le nom de « mélanisme industriel » (industrial
Paul, 1890, p. 669. Et Jacques Loeb parle de Telephotographie dans «Die melanism) semblent confirmer les intuitions de Tutt (les résultats en ont été
Bedeutung der Anpassung der Fische an den Untergrund für die Auffassung publiés de manière posthume par un groupe de scientifiques : « Sélective
des Mechanismus des Sehens», Zentralblatt für Physiologie, vol. XXV, n° 2, Bird Prédation on the Peppered Moth : the Last Experiment of Michael
janvier 1912, p. 1017. Majerus», Biology Letters, vol. 8, n° 4, 2012, p. 609-612).
50 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 51

des espèces, on pourrait nommer bradyplastie ou tachyplastte le partie postérieure des ailes du papillon
tempo de la formation organique de l’image35. connu sous le nom de porte-queue gris
(Grey Hairstreak), Poulton explique
qu’ils «produisent l’apparence trom­
Un différentiel pur peuse d’une tête située du mauvais côté
du corps36 ». Cette imitation (d’une
La mimétologie de Caillois présente ainsi une multiplicité de partie) de soi — raison pour laquelle
temps à l’œuvre dans l’iconogenèse, certes, mais rien ne dit pour je tiens à la qualifier de production
autant que l’image mimétique une fois formée soit hétérochrone automimétique, le vivant en question
dans sa tenue meme. Autrement dit : sa formation organique a se pliant en quelque sorte sur lui-
beau obéir à des vitesses et à des rythmes biologiques ou évolu­ même pour se décalquer, devenant le
tifs contrastés, l’image résultante ne gardera pas nécessairement miroir partiel de lui-même — produit
la trace active de ces contrastes. Rien n’indique quelle doive en même temps une différence d’avec soi: tout se passe comme
être considérée comme un différentiel stabilisé. si, en cherchant à se copier à l’identique, le papillon réinventait
On pourrait dire, en formalisant le problème devant lequel l’emplacement de sa tête. On pourrait dire la même chose du
nous aura portés notre cheminement jusqu’à présent, que l’ana­ poisson-papillon à quatre yeux, dont le nom savant est Chaeto-
lyse du mimétisme proposée par Caillois manque la tension, la don capistratus: il reproduit sur lui-même son propre œil, déplacé
ténie que Simondon découvrait dans le devenir de l’image, tan­
dis que ce dernier soumet l’image (néo)ténique à l’autorité d’une 36. Edward Bagnall Poulton, The Colours ofAnimais: Their Meaning and
économie fonctionnelle finalisée qui lui ôte sa tenue propre. Use, Londres, Kegan Paul, 1890, p. 207 (ma traduction). Parler d’« automi­
C’est pourquoi, après Simondon et Caillois, il nous reste cette métisme» dans des cas de ce genre est un usage certes rare du terme: on le
trouve par exemple dans la brève étude que Russell Dale Guthrie et Ronald
question insistante: peut-on penser l’image dite naturelle (achi- Petocz ont consacrée à la relation mimétique entre les rayures noires formées
ropoïète au sens large) comme tensive, comme travaillée par un par les poils dans la partie interne des oreilles de certaines antilopes et les
ton qui ne soit pas déjà déterminé en tant que tendance vers cornes de ces mêmes antilopes («Weapon Automimicry Among Mammals»,
un état visé d’avance ? Peut-on la penser comme un différentiel The American Naturalisé vol. 104, n° 940, 1970), ou encore dans l’interpréta­
pur, comme une hétérochronie sans résorption programmée ? tion que propose Simcha Lev-Yadun des parties de certaines espèces d’agave
ou d’aloès qui imitent leurs propres épines («Weapon (Thorn) Automimicry
Un phénomène décrit par Edward Poulton en 1890 et parfois and Mimicry of Aposematic Colorful Thorns in Plants », Journal ofTheoretical
désigné comme «automimétisme» (automimicry) peut nous mettre Biology, vol. 224, n° 2,2003). Dans la plupart des travaux scientifiques, le terme
sur la voie. Parlant de l’ocelle et des fausses antennes qui ornent la est plutôt réservé à l’imitation d’autres membres de la même espèce dotés
de meilleurs moyens de défense (voir Graeme Ruxton, Thomas Sherratt et
35. Dans ses notes pour un cours au Collège de France sur La Nature Michael Speed, Avoiding Attack. The Evolutionary Ecology ofCrypsis, Warning
(texte établi par Dominique Séglard, Seuil, 1995, p. 315-316), Maurice Signais, and Mimicry, Oxford University Press, 2004, p. 176). Quand Roger
Merleau-Ponty propose de penser la «bradytélie» et la «tachytélie» (notions Caillois parle quant à lui du mimétisme en général comme d’une «énergie
qu’il tire de l’ouvrage du paléontologue américain George Gaylord Simpson, autoplastique» concédant à l’insecte «l’étrange faculté de modeler sa propre
Tempo and Mode in Evolution, Columbia University Press, 1944) dans le apparence» (.Méduse & Cie, p. 99), il reprend le mot du chirurgien Philippe-
cadre de ce qu’il appelle une «cinétique évolutive». Merleau-Ponty consacre Frédéric Blandin, auteur d’un traité portant ce titre: Autoplastie ou restauration
aussi quelques pages remarquables au mimétisme, qui rejoignent sur bien des des parties du corps qui ont été détruites à la faveur d'un emprunt fait à d'autres
points les analyses de Caillois; ainsi écrit-il (p. 246) : «Il faut critiquer l’assi­ parties plus ou moins éloignées, Paris, Germer Baillière, 1836. Toutefois, Caillois
milation de la notion de vie à la notion de poursuite d’une utilité, ou d’un ne prête guère attention à l’automimétisme dans le sens qui m’intéresse ici: tout
propos intentionnel. La forme de l’animal n’est pas la manifestation d’une au plus s’agit-il pour lui d’une technique parmi tant d’autres «qui détournent
finalité [...]. Ce que montre l’animal, ce n’est pas une utilité; son apparence l’attaque [...] des organes vitaux de l’animal (généralement la tête et les yeux)
manifeste plutôt quelque chose qui ressemble à notre vie onirique. » sur des parties moins importantes de son corps» (p. 73).
52 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 53

ailleurs. Le papillon ou le poisson qui s’imite lui-même finit ainsi, fulvius) : après que ce dernier, vers 1960, a disparu de la région
indécidablement, par dissembler de soi à force de ressembler à soi où les deux espèces se sont côtoyées (les Sandhills de la Caro­
ou par ressembler à soi à force de dissembler de soi. line du Nord, où elles ont été sympatriques, c’est-à-dire parta­
Si l’on considère ces êtres automimétiques comme autant geant la même «patrie»), le serpent mime est devenu encore
d’images produites au terme d’une iconogenèse naturelle, il plus semblable à son modèle désormais introuvable. Comme
faut alors bien dire que de telles images sont le résultat stabilisé si, une fois le processus mimétique enclenché, il se mettait à
d’un mouvement de différenciation d’avec soi, d’un écart de soi œuvrer pour lui-même, sans référent donné37.
à soi. Une autre tête — la même —, un autre œil — le même — Cet exemple de mimétisme in absentia — ou de modélisation
auront été tracés, dessinés, formés, après et d’après leur modèle, sans modèle — est symétrique de l’automimétisme, disais-je:
en se modelant peu à peu sur lui. Si bien que le vivant en ques­ plutôt que de se différencier d’avec soi dans le mouvement
tion se retrouve à être en retard ou en avance sur (une partie de) même de conformation à soi, plutôt que de devenir autre en
soi dans l’exacte mesure où il est en train de se conformer à soi. s’imitant soi-même, le serpent roi écarlate devient de plus en
Il n’a pas encore la tête, l’œil qu’il a déjà. Certes, l’avance ou le plus identique à un autre qu’il n’y a plus.
retard se mesurent peut-être ici à l’échelle de milliards d’années Dans la même veine, je dois mentionner ici deux cas fictifs
d’évolution, mais, dans leur principe, ils relèvent d’une hété- — ou spéculatifs — proposés et considérés par Vladimir Nabo­
rochronie dont la figure exemplaire nous aura été donnée par kov, qui fut lui-même un entomologiste reconnu, spécialiste des
Peter Schlemihl courant après son ombre. papillons. L’écrivain avait envisagé une suite pour son roman
(À qui serait tenté d’objecter qu’il s’agit là tout au plus de Le Don, où le père du narrateur est un collectionneur de papil­
quelques cas singuliers et que l’automimétisme, phénomène lons, auteur d’écrits critiques sur les théories de Darwin. Dans
somme toute exceptionnel dans le règne des vivants, ne sau­ ces pages qui ont été publiées après la mort de Nabokov38,
rait conforter l’hypothèse générale d’une iconogenèse organique on tombe d’abord sur le cas d’une chenille de son invention
caractérisée par l’hétérochronie, je me risquerais à suggérer (Pseudodemas tschumarae) imitant les fleurs d’une plante tout
ceci: n’y a-t-il pas de l’automimétisme impliqué dans tout mimé­ aussi imaginaire (Tschumara vitimensis), mais l’une, la chenille,
tisme et donc dans toute iconogenèse organique ? Ressembler à n’apparaît qu’à la fin de l’été, tandis que l’autre, la plante, ne
quelque chose ou à quelqu’un, dans le temps et l'énergie que ça fleurit qu’en mai. Si bien que le mime et son modèle se ratent,
prend, c’est s’efforcer d’être semblable à ce qui, de soi, s’appa­
rente déjà à l’autre. C’est œuvrer en direction de ce qui, de soi, 37. Cf. Christopher Akcali et David Pfennig, «Rapid Evolution of
Mimicry Following Local Model Extinction», Biology Letters, vol. 10, n° 6,
diffère d’avec soi.) 2014 ; les auteurs concluent (p. 4) : « [...] paradoxalement, la sélection impo­
Un autre phénomène pourrait également nous aider à penser sée aux mimes \mimics, c’est-à-dire aux espèces imitatrices] par les préda­
l’hétérochronie ainsi comprise — cette ténie ou tension dans teurs peut engendrer un “élan évolutionniste” (evolutionary momentum) vers
la différenciation d’avec soi — telle quelle est à l’œuvre dans un mimétisme plus précis — même après l’extinction des modèles. » Cette
l’image naturelle. Il s’agit de cas en quelque sorte symétriques forme de mimétisme par laquelle une espèce inoffensive tente d’effrayer
ses prédateurs en imitant une espèce dangereuse pour eux est qualifiée de
de ceux que l’on vient de voir puisque cette fois, plutôt que
mimétisme batesien, du nom de Henry Walter Bâtes, le premier à la décrire
de se différencier de soi en s’imitant soi-même, la conforma­ («Contributions to an Insect Fauna of the Amazon Valley», transactions of
tion mimétique se poursuit et se précise en l'absence du modèle, the Linnean Society of London, vol. 23, n° 3, 1862, p. 495-566).
c’est-à-dire après la disparition de celui-ci. Deux biologistes 38. N’ayant pas accès à l’original russe, je traduis la traduction anglaise
américains ont récemment étudié l’évolution du mimétisme due au fils du romancier, Dmitri Nabokov, parue sous le titre «Father’s
Butterflies », dans Nabokov's Butterflies. Cnpublished and XJncollected
chez le serpent roi écarlate (Lampropeltis elapsoides), une espèce Writings, Beacon Press, 2000, p. 222. Sur le caractère fictif de ladite chenille
non venimeuse qui, pour décourager ses prédateurs, imite un et de ladite plante, voir Peter Forbes, Dazzled and Deceived. Mimicry and
serpent corail quant à lui extrêmement venimeux (Micrurus Camouflage, Yale University Press, 2009, p. 130.
54 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES VERS UNE ICONOMIE DU NON-HUMAIN 55

en quelque sorte : ils sont à contretemps, ils se croisent sans se sinueuses, leurs parenthèses ? Où nous conduisent-elles, ces
rencontrer. phrases, dans ce qu’il appelle lui-même, un peu plus haut et en
Ce décalage temporel entre le modèle et le mime — leur ren­ parlant des écrits entomologiques de son père, leur «progres­
contre manquée — prélude dans le texte à un autre moment sion de chenille» (p. 210) ? Ce que le narrateur démontre en
spéculatif dont l’ambition déclarée est, là encore, de critiquer quelque sorte par l’absurde, c’est que l’iconogenèse mimétique
toute conception étroitement darwinienne et gradualiste du produit de la dissemblance au sein même de la ressemblance et
mimétisme entre espèces. Une évolution continue et constante, vice versa. Je m’explique. D’une part, c’est l’ardeur même de la
dit le narrateur, ne saurait en effet expliquer ce fait si impro­ pulsion de similitude qui conduit à produire autre chose que
bable qu’est la convergence visuelle d’espèces disparates, ce que l’on s’efforçait de reproduire (le peintre peignant scru­
puisque l’on ne constate nulle part des «formes transition­ puleusement la jeune fille finit par peindre une vieille femme).
nelles », c’est-à-dire des similitudes relatives, encore imparfaites, Et d’autre part, si ce n’est donc pas la convergence mimétique
encore en devenir (p. 223). Si l’assimilation mimétique devait graduelle qui peut engendrer la ressemblance, celle-ci ne saurait
se produire insensiblement, poursuit-il, si elle advenait petit à être que le fruit d’un accroc, d’un saut, c’est-à-dire d’un hiatus
petit par une «accumulation progressive de traits», alors même ou d’une dissemblance soudaine.
«mille milliards d’années-lumière seraient à peine suffisantes» Mais il faut faire encore un pas de plus et dire que c’est une
(p. 224). Et voici que le narrateur se lance dans une méditation divergence de vitesses qui produit la ressemblance comme dis­
à la fois drôle et vertigineuse sur les multiples temporalités qui semblance et la dissemblance comme ressemblance. Car d’une
trament l’iconogenèse organique : part, l’imitation parfaite de l’autre (le peintre peignant scru­
puleusement son modèle) devient dissimilitude précisément
«[L]a durée pourrait être suffisante [...] uniquement à à cause du temps quelle prend (le modèle aura changé entre­
condition que l’espèce qui développe un “mimétisme protec­ temps, comme si la fille du potier évoquée dans l’Histoire
teur” [...] poursuive ce but consciemment, en s’étant accordée naturelle de Pline finissait, à force de minutie, par tracer la
préalablement avec le modèle et en ayant concordé que ce der­ silhouette de son amant devenu vieillard). Autrement dit, c’est
nier, au cours de tous les siècles nécessaires pour que le tâche­ au nom d’elle-même que la ressemblance est en retard. Mais à
ron de l’évolution arrive peu à peu à lui ressembler, reste l’inverse et d’autre part, si elle ne peut naître que de l’écart inat­
inchangé (dans cette sorte d’immobilité qu’un peintre exige de tendu qu’introduit la dissemblance, la ressemblance est aussi
son modèle). Le processus s’accélérerait encore si le modèle se en avance : le vivant qui s’avère tout d’un coup ressembler à un
prêtait au jeu de l’imitateur en mutant de son côté proportion­ autre lui ressemble avant même qu’il ait eu le temps de s’assimi­
nellement aux mutations du mime, ou si l’objectif même de ler progressivement à lui.
l’imitateur devait changer de manière concomitante avec les Bref, ce que l’on trouve dans la fiction de Nabokov sur les
métamorphoses évolutives du modèle, de même qu’un peintre, lépidoptères et le mimétisme, c’est la formule par excellence de
ayant commencé un nu d’un jeune modèle féminin, s’efforcerait l’hétérochronie de l’image naturelle ou organique. Dans la pers­
vers la ressemblance avec tant d’ardeur que, en reproduisant pective élargie d’une iconomie du non-humain, l’image apparaît
infatigablement chacun de ses traits, il découvrirait au bout du bien, dès lors, comme ce différentiel de temps qui la tire, qui
compte qu’il était en train de peindre la vieille femme que le la tend, qui lui donne son ton ou sa ténie, telle une dissonance
modèle est devenu durant sa pose au cours de nombreuses tenue qui ne saurait pourtant être résolue ou résorbée.
années.»

Que disent-elles, les longues phrases du narrateur de Nabo­


kov, avec leurs méandres propositionnelles, leurs incises
INTERLUDE:
L’ACCIDENT DU RALENTI
Imaginons qu’un jour, dans ce que l’on aimerait appeler l’his­
toire universelle de l’image, un accident s’est produit : l’invention
du ralenti.
De fait, il semble que le premier ralenti de l’histoire du
cinéma, en 1894, ait été filmé accidentellement par William
Dickson, un inventeur écossais qui travailla dans le laboratoire
de Thomas Edison sur la mise au point du kinétographe. Il
s’agit d’une séquence d’environ trente secondes, où l’on voit le
funambule vénézuélien Juan Caicedo danser sur sa corde.
Le tournage avait eu lieu dehors, puisque l’espace de la Black
Maria — le surnom donné au premier studio de l’histoire du
cinéma, avec ses murs couverts de papier goudronné — ne suf­
fisait pas à accueillir la corde tendue. Comme le rapporte un
article paru dans un journal de l’époque, «c’est la première fois
que des images kinétographiques (kinetographic pictures) ont été
prises en plein air et les résultats sont attendus avec intérêt1 ».
Le funambule a donc été filmé à la lumière du soleil, ce qui
posait un problème, car le diaphragme réglable n’existait pas
encore. Si bien que pour doser la luminosité, Dickson a l’idée
d’accélérer la vitesse de la caméra, qu’il fait tourner à quarante
images par seconde (plutôt que seize ou dix-huit, comme c’était
normalement le cas), afin de raccourcir le temps d’exposition de
la pellicule. Quand les images ainsi obtenues sont ensuite pro­
jetées en défilant à leur vitesse normale, il se produit un léger
ralenti. Et le résultat, c’est que le ballet du funambule a quelque
chose de plus aérien encore. Il subit ce que Jean Epstein nom­
mera plus tard une «surréalisation dramatisante»; le retard à1

1. «Signor Caicedo’s Fine Exhibition», Orange Chronicle, 28 juillet


1894, p. 5 (ma traduction) ; cité sur la page de la National Film Préservation
Foundation (filmpreservation.org) consacrée à ce petit film connu sous le
titre de Caicedo (With Pôle) ou Caicedo, King ofthe Slack Wire.
60 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES INTERLUDE: LACCIDENT DU RALENTI 61

peine perceptible qui affecte les gestes du danseur de corde Dans des essais plus tardifs, Epstein déliera le ralenti de la
«les prolonge et les tient en suspens2». dramaturgie restreinte des affects humains pour lui donner une
L’accident du ralenti qui s’est produit un beau jour de 1894 a portée autrement plus vaste. Considéré du point de vue d’une
été par la suite reproduit d’innombrables fois. Le prêtre et phy­ histoire naturelle de l’image, le ralenti n’est dès lors pas sans
sicien autrichien August Musger en a breveté le mécanisme en évoquer le mimétisme tel que le concevait Roger Caillois dans
1904. Mais c’est Hans Lehmann, le directeur du département son article du Minotaure, à savoir, on s’en souvient, comme une
scientifique de l’entreprise dresdoise Ernemann, qui, sans cré­ sorte de rembobinage de l’évolution qui fait que la vie recule
diter Musger, a revendiqué la paternité de l’invention en la pré­ de degré en degré, passant de l’animal au végétal puis au miné­
sentant au public en 1914, puis en en vantant les avantages dans ral. Dans Inintelligence d'une machine, en 1946, Epstein note
un article paru en 1917 et intitulé «La loupe temporelle»: à ainsi que, au ralenti, les «maladresses» inhérentes aux gestes
l’instar du microscope qui grossit les trois dimensions spatiales humains «disparaissent, absorbées par l’infaillible grâce de
d’un objet, le ralenti, disait-il, pouvait agrandir la quatrième l’instinct animal». Et il poursuit (I, p. 288) :
dimension, celle du temps3.
Lorsque Jean Epstein, dès 1928, évoque le ralenti dans ses «La régression va plus loin et dépasse le stade animal. Elle
écrits (en même temps qu’il l’illustre de façon saisissante dans
retrouve, dans les déploiements du torse, de la nuque, l’élasti­
son adaptation de La Chute de la Maison Usher d’Edgar Poe), il
cité active de la tige ; dans les ondulations de la chevelure, de la
y voit surtout, quant à lui, la possibilité d’apporter «un registre
crinière, agitées par le vent, les balancements de la forêt ; dans
nouveau à la dramaturgie ». Plutôt qu’un agrandissement du
les battements des nageoires et des ailes, les palpitations des
temps, il permet un «grossissement dramatique» dont Epstein
feuilles ; dans les enroulements et les déroulements des reptiles,
décrit de manière saisissante les effets sur les expressions du
le sens spirale de toutes les croissances végétales. Plus ralentie
visage humain4:
encore, toute substance vive retourne à sa viscosité fondamen­
tale, laisse monter à sa surface sa nature colloïdale foncière.
«Je ne connais rien de plus absolument émouvant qu’au
ralenti un visage se délivrant d’une expression. Toute une pré­ Enfin, quand il n’y a plus de mouvement visible dans un temps
paration d’abord, une lente fièvre, dont on ne sait s’il faut la suffisamment étiré, l’homme devient statue, le vivant se
comparer à une incubation morbide, à une maturité progressive confond avec l’inerte, l’univers involue en un désert de matière
ou, plus grossièrement, à une grossesse. Enfin tout cet effort pure, sans trace d’esprit. »
déborde, rompt la rigidité d’un muscle. Une contagion de mou­
vements anime le visage. L’aile des cils et la houppe du menton Le ralenti s’affranchit donc de la figure humaine pour deve­
battent de même. Et quand les lèvres se séparent enfin pour nir un phénomène universel qui se verra bientôt doté d’un nom
indiquer le cri, nous avons assisté à toute sa longue et magni­ nouveau: dans «Le monde fluide de l’écran», un article paru
fique aurore. » en 1950 dans Les Temps modernes, Epstein, qui décrit l’œil fil­
mique comme «un œil mobile d’escargot [...] monté sur une
2. Jean Epstein, «Le délire d’une machine» (1949), dans Écrits sur le tige extensible et rétractile», propose le terme de «bradysco-
cinéma, II, Seghers, 1975, p. 124; et «Dramaturgie dans le temps» (1946), pie» comme équivalent temporel pour la «microscopie» spa­
ibid., p. 92. tiale (II, p. 146 et p. 148). Le mot ne manque pas d’évoquer la
3. Hans Lehmann, «Die Zeitlupe», dans Die Umschau, vol. 21, n° 22, bradytélie des paléontologues, à savoir le ralentissement, voire
1917, p. 426-430. la stase dans l’évolution d’une espèce (ce qu’on appelle dès lors
4. «L’Âme au ralenti» (1928), dans Écrits sur le cinéma, I, Seghers, 1974,
p. 191. Pour les citations qui suivent, j’indique simplement entre parenthèses des «fossiles vivants», arrêtés à un stade qui semble immuable,
le tome des Écrits d'Epstein suivi de la pagination. comme les cœlacanthes, ces poissons des profondeurs qui
62 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES

gardent le vestige du poumon qu’ils avaient lorsqu’ils vivaient


près de la surface, il y a des centaines de millions d’années).
Mais le ralenti filmique, tel qu’Epstein l’envisage à l’échelle
de l’univers, nous met aussi et surtout face à un paradoxe tem­
porel dont on ne s’étonnera jamais assez: en même temps qu’il
grossit les durées ramassées des gestes et des mouvements que
nous avons l’habitude de voir et de faire, il semble réduire les
durées immensurables de l’histoire naturelle pour les conden­
ser à l’échelle de notre perception, puisque l’on assiste littérale­
ment (quoique à rebours de l’évolution) au passage d’un règne à L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS
l’autre (de l’animal au végétal et au minéral). Bref, en retenant le
mouvement, le ralenti l'accélère. En allongeant le temps, il pré­
cipite le visionnage de mutations archilongues qui semblaient
devoir appartenir à une temporalité géologique destinée à nous
échapper.
C’est pourquoi il faut dire que le ralenti ainsi conçu, c’est
ce qui tend, ce qui tiraille les images entre deux mouvements
divergents. Le ralenti que décrit Epstein, c’est un différentiel de
vitesses, comme il le suggère lui-même dans un article de 1946
intitulé «Dramaturgie dans le temps» (II, p. 90) : grâce à cette
« découverte de la perspective temporelle » que constituent le
ralenti et l’accéléré au cinéma, il devient «soudain possible» de
comparer «plusieurs vitesses de succession des événements»;
et puisque « nous ne connaissons les choses que par leurs dif­
férences », ajoute Epstein, « dans un univers à vitesse unique, le
temps disparaîtrait». Ce qui revient à dire que s’il y a du temps,
c’est parce qu’il y a de l’hétérochronie.
Les conséquences de cette intuition d’Epstein pour une pen­
sée du temps en général restent sans doute à explorer. Mais
pour ce qui nous occupe ici, à savoir l’iconogenèse comme
tension stabilisée entre des vitesses divergentes, la médita­
tion epsteinienne sur l’accident que représente le ralenti dans
l’histoire universelle de l’image nous conduit à la conclusion
suivante: de même que l’image fixe, l’image animée est elle
aussi un différentiel de temps. On pourrait dire en ce sens, dans
un lexique d’allure deleuzienne, que toute image, quelle soit
immobile ou mobile, quelle soit de facture humaine ou achiro-
poïète, est une image-différentiel.
Repartons d une vieille image (elle date de 1745) : une gravure
de William Hogarth qui s’intitule La Guerre des images (c’est
ainsi que l’on peut rendre, entre autres versions, son titre : The
Battle of the Pictures). L’inscription dans la partie supérieure
suggère qu’il s’agirait d’une image autopublicitaire, en quelque
sorte, puisque — je lis et tente de traduire le plus littéralement
possible — «le porteur de ceci [de cette image-ci que j’ai entre
les mains] est autorisé (s’il le juge approprié) à être un acquéreur
[ou plutôt un enchérisseur, car sans doute s’agissait-il d’une
vente aux enchères] des images de M. Hogarth, qui doivent être
vendues le dernier jour de ce mois1 ».
L’image que j’ai entre les mains est donc une image dont la
fonction est de permettre d’acheter des images : elle promet de
pouvoir être échangée, sinon contre une autre image dont elle
constituerait effectivement le paiement, du moins contre la pos­
sibilité d’en acquérir d’autres. C’est une image qui dépeint et fait
accéder à un marché des images, à l’espace de leur circulation et
concurrence économique, bref, à ce que j’ai pu appeler ailleurs
une iconomie.
Les commentateurs et exégètes de l’œuvre de Hogarth ont
tenté de déchiffrer cette image (du conflit ou de l’échange)
d’images. On a pu identifier, à droite et dans l’ombre, posée
sur un chevalet, la scène du Tête à Tête, le deuxième tableau
dans la série Marriage A-la-mode peinte par Hogarth vers 1743,
tableau qui est ici fendu par une reproduction des célèbres
Noces aldobrandines, une fresque romaine datant de l’époque
du règne d’Auguste (on peut la voir au Musée du Vatican). On a
pu reconnaître aussi la copie d’un Saint François pénétrant par
son angle inférieur droit dans la scène du Matin (Morning) qui

1. The Bearer hereof is Entitled (if he thinks properj to be a Bidder for


Mr. Hogarth’s Pictures, which are to be sold on the Last day ofthis Month.
66 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 67

inaugure la série Four Times of the Day peinte puis gravée par d’envisager économiquement «le mouvement de l’énergie sur la
Hogarth en 1736 et 17382. terre». Et quelques années plus tôt, en 1946, il avait aussi consa­
Mais avant même d y reconnaître ou identifier quoi que ce soit, cré une série de notes à l’idée d’une «économie à la mesure de
ce qu’il y a de frappant dans cette gravure, c’est qu’on n’y trouve l’univers», soit une économie qui étudierait «le monde vivant
aucun acheteur, aucun spectateur. Il n’y a littéralement personne dans l’ensemble3».
(on entrevoit tout au plus, dans le coin supérieur gauche, en haut Cette généralisation du concept d’économie revient donc
des marches, la minuscule figure d’un commissaire-priseur, ainsi dans un premier temps à le changer d’échelle en repoussant les
que son emblème, le marteau des enchères, dessiné sur le dra­ frontières étroites dans lesquelles il est habituellement enfermé.
peau planté au milieu des toiles qui s’étalent à l’horizon). Il n’y a À la question posée par Bataille dans le premier chapitre de La
personne d’autre que des images se heurtant, se déchirant et se Part maudite, à savoir: «n’y a-t-il pas lieu d’étudier le système
concurrençant dans une circulation aérienne — volante — qui de la production et de la consommation humaines à l’intérieur
semble ne concerner quelles, qui paraît n’avoir lieu qu’entre elles d’un ensemble plus vaste ? » (p. 28), j’aimerais dès lors faire écho
et pour elles, sans nous. Iconomie achiropoïète. ici en demandant : ne faut-il pas essayer de comprendre la circu­
Au-delà du contexte de l’Angleterre du XVIIIe siècle, que se lation des images, dont la gravure de Hogarth nous donne un
passerait-il si l’on considérait cette image, ainsi quelle semble aperçu restreint, en la resituant au sein d’une iconomie élargie
nous y appeler elle-même, comme tombée sur notre planète aux dimensions de l’univers ?
depuis un temps et un lieu inconnus ? Peut-être nous apparaî­ Or, pour Bataille, ce qui distinguerait l’économie universelle
trait-elle comme une coupe, un fragment de la circulation uni­ qu’il cherche à penser de l’économie au sens courant, c’est «le
verselle des images ici-bas aussi bien que là-haut : non seulement point de vue de l’excédent d’énergie»: dans l’économie géné­
sur terre — voire sous terre, si l’on pense aux câbles par lesquels rale, écrit-il, «la “dépense” (la “consumation”) des richesses est,
la plupart des images transitent aujourd’hui — mais aussi dans par rapport à la production, l’objet premier4». Ce qu’il faudra
l’atmosphère ainsi que dans l’espace extraterrien où tournent les prendre pour point de départ, c’est donc la pure perte. Laquelle
satellites qui les relaient. n’a rien à voir avec un excédent comme celui que produit une
Obervons-la, cette image de l’économie ou du commerce des économie restreinte de type capitaliste, dont l’apparent surplus
images, comme si elle était prélevée sur un marché du visible est destiné à être consommé précisément pour se réinscrire
aux dimensions plus vastes, un marché iconomique général. dans le cycle d’accumulation de la richesse (on lit ainsi, dans
Abordons-la comme si elle pouvait nous donner à voir ou à des fragments d’une version abandonnée de La Part maudite,
penser ce qu’on appellera, en détournant une expression de que «le capitalisme n’entraîna pas la suppression des dépenses
Georges Bataille, Viconomie à la mesure de l’univers. improductives : [...] il tendit à les réduire à la consommation de
ses produits5»).

3. Cf. Georges Bataille, La Part maudite, I: La Consumation (1949), dans


Donner à voir: la dépense iconomique Œuvres complètes, VII, Gallimard, 1976, p. 20; ainsi que, dans le même
volume, L’Economie à la mesure de l’univers. Notes brèves, préliminaires à la
Bataille avait en effet proposé de concevoir l’économie selon rédaction d’un essai d’«économie générale» (1946), p. 11. J’indique chaque
un point de vue élargi. Il suggérait ainsi, dans Fa Part maudite, fois, pour les citations suivantes, le volume des Œuvres complètes suivi de la
pagination.
4. VII, p. 14 et p. 19.
2. Voir notamment Thomas Clerk, The Works of William Hogarth, 5. La Limite de l’utile (1939-1945), VII, p. 223. Voir aussi p. 231 : «Ce
(Including the Analysis ofBeauty,’) Elucidated by Descriptions, Critical, Moral, système tentaculaire se distingue des autres en ce qu’il ne dépense qu’à la
and Historical; Founded on the Most Approved Authorities, vol. II, Londres, condition d’absorber davantage qu’il ne perd. [...] Le capital [...] atteint
R. Scholey, 1812, p. 67-68. la plus grande capacité d’absorption de la force et ne peut en livrer qu’en
68 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 69

On l’entrevoit déjà: l’économie des images que repré­ un passage remarquable de La Part maudite (p. 30-31). Bataille
sente Hogarth sur sa gravure est partagée entre ces deux y regrette d’abord que l’économie ne soit «jamais envisagée
perspectives. Car il s’agit bien sur, d’une part, d’un marché en général», quelle reste confinée à «des systèmes particuliers
iconique au sein duquel la dépense est contenue, réglée : la (des organismes ou des entreprises) ». Mais il ajoute ensuite que
scène de The Battle of the Pictures, c’est celle de la vente aux ce qui restreint le champ de «la science économique», c’est
enchères où l’on recherche — de façon parfois spectaculaire quelle se contente de considérer des opérations «en vue d’une
ou acrobatique — l’équilibre entre l’offre et la demande, en fin limitée » ; autrement dit : « elle ne prend pas en considéra­
vue du meilleur prix. Mais ce que, d’autre part, la gravure tion un jeu de l’énergie qu’aucune fin particulière ne limite».
nous engage aussi à penser, en faisant disparaître l’homme Ce passage a ceci de remarquable qu’il dit à la fois, en l’espace
(ou presque) et en multipliant les images à l’infini (en les de quelques phrases, et la généralisation de l’économie, et son
laissant proliférer vers le point de fuite de la perspective), ce débordement vers un horizon anéconomique échappant au
sont précisément les limites de ce marché iconique ou ico- règne de l’utile, c’est-à-dire de la finalité. Ou du moins de la
nomique, voire son dehors ou son au-delà. Et c’est pourquoi finalité humaine, car le passage de l’économie restreinte à l’éco­
nous devons suivre le chemin frayé par Bataille lorsque, dans nomie générale s’accompagne nécessairement d’une rupture
L’Économie à la mesure de l’univers, il veut «poser [...] le pro­ avec l’anthropocentrisme7*.
blème économique à rebours», «inverser l’angle habituel de Économie générale : c’est donc cette expression même qui
vue» et envisager «un besoin qu’a le globe de perdre ce qu’il semble aporétique, au bout du compte, c’est-à-dire là où le
ne peut contenir*6». La question d’inspiration bataillienne qui compte et la comptabilité sont sur le point de s’interrompre, là
nous attend est celle-ci: dans l’économie du visible, qu’est-ce où la raison économique pourrait bien se trouver littéralement
que la dépense en pure perte ? Autrement dit : où et à partir excédée, au-delà de sa généralisation possible. Que resterait-il
de quand commencerait-il à y avoir des images pour rien, des
7. Voir notamment le remarquable petit texte intitulé Les Corps
images à perte de vue ?
célestes (1938). Bataille y oppose d’abord (I, p. 517) la «perte prodigieuse»
Mais avant d’attirer ainsi Bataille du côté d’une iconomie caractérisant le Soleil (en tant qu’«étoile incandescente» qui sans cesse
universelle, nous devons nous arrêter encore un instant sur «prodigue sa force dans l’espace», qui donne sans compter) et «l’absence
ce que son hypothèse a de paradoxal, comme on l’a souvent de rayonnement» caractérisant la surface de la Terre (p. 518). À mesure
remarqué. Car il ne s’agit pas seulement pour lui de générali­ que l’on s’éloigne du «noyau central» de la Terre pour aller vers l’écorce
ser un concept d’économie qui resterait par ailleurs intact, de et l’atmosphère, il se forme «des puissances de plus en plus élevées [qui]
ne sont plus dispensatrices mais, tout au contraire, dévoratrices de force».
l’étendre sans y toucher, de lui donner une extension plus vaste «L’anthropomorphisme», poursuit Bataille, «se situe au sommet comme
sans qu’il en soit affecté. Avec la notion de dépense pure, il un achèvement de cette tendance», c’est-à-dire comme un aboutissement
s’agit aussi d’ouvrir l’économie sur un au-delà qu’il faudrait sans du refroidissement qui nécessite de l’énergie plutôt qu’il n’en fournit (ibid.) :
doute qualifier d’anéconomique, puisqu’il se soustrait à toute «[...] l’affaiblissement de l’énergie matérielle du globe terrestre a rendu
comptabilité raisonnée en termes de retour ou de rentabilité. possible la constitution des existences humaines autonomes qui sont autant
de méconnaissances du mouvement de l’univers. Ces existences sont compa­
Ce sont ces deux mouvements contradictoires — généraliser rables à celle du seigneur féodal — qui devient indépendant dans la mesure
l’économie et la déborder — que l’on peut lire ensemble dans où le pouvoir central cesse d’avoir une action énergique. Mais l’avidité de
l’homme, prise dans l’ensemble, est beaucoup plus grande que celle qui
absorbant plus qu’il ne livre. Cela suppose en dehors du système l’existence appartient en propre au souverain local. Ce dernier se contente d’empêcher
de forces non encore réduites mais réductibles — sous forme soit de pays les agents du roi de s’ingérer dans ses affaires, alors que l’être humain perd
arriérés, soit de domaines de possibilités non encore exploitées (résultant conscience de la réalité du monde sur lequel il est porté — autant que le
d’inventions nouvelles). Le système cesse-t-il d’absorber des forces nouvelles, parasite ignorant les transports de douleur ou de joie de celui dont il tire sa
il cesse aussitôt de livrer ses produits. » subsistance.» L’anthropomorphisme ou l’anthropocentrisme, on le voit, est
6. VII, p. 13 (c’est Bataille qui souligne). l’effet d’un oubli ou d’une occultation de l’économie générale.
70 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 71

d’économique, en effet, dans une économie générale qui ne anthropocentrée du don. Car, pour Bataille, c’est avant tout le
calculerait plus, qui n’anticiperait plus aucun retour sur inves­ Soleil qui donne. Et qui donne sans conditions : il « dispense
tissement ? Pourquoi lui garder encore ce nom, ce vieux nom l’énergie — la richesse — sans contrepartie», il «donne sans
d’« économie»? jamais recevoir», «il se perd sans compter». Le véritable don
Telle est l’aporie qui hante Bataille de son oscillation lanci­ digne de ce nom — le seul qui soit inconditionnel et sans attente
nante. On peut la lire déjà, bien avant La Part maudite, dans de retour sur investissement — serait-il donc celui de l’astre du
un bref texte de 1933 intitulé La Notion de dépense. D’un côté, jour? Serait-ce l’énergie solaire qui réaliserait en quelque sorte
Bataille y appelle à adopter une perspective que l’on pourrait ce que La Part maudite décrit comme «l’idéal» de toute dona­
appeler méta-économique puisqu’elle interroge «la valeur fon­ tion, à savoir «qu’unpotlatch ne pût être rendu10»?
damentale du mot utile» (l’utilité de l’utile, si l'on veut, ou la Donner la visibilité, donner le jour : peut-être est-ce là,
valeur de la valeur d’usage) ainsi que l’« intérêt à des pertes vers la source de ce don, vers son surgissement, que nous
considérables» (l’inutile, en somme, considéré comme investis­ conduisent les images multipliées à perte de vue dans la gra­
sement supérieur). Et, d’un autre côté, Bataille y affirme aussi le vure de Hogarth.
caractère radicalement anéconomique de la consumation pure
lorsqu’il envisage un «principe de la perte, c’est-à-dire de la
dépense inconditionnelle, si contraire qu’il soit au principe éco­ Un débordement d'images
nomique de la balance des comptes8».
Mais le nœud de cette aporie œuvrant au cœur du discours Nous voici revenus devant The Battle of the Pictures. En
économique de Bataille, c’est le don. Et nous devons d’autant regardant cette image de la circulation et de la compétition des
plus y prêter attention qu’il s’agit avant tout, nous y venons, images, en observant cette méta-image, nous y voyons avant
d’un don qui est celui de la lumière, c’est-à-dire de la visibilité. tout des cadres, d’innombrables cadres. C’est-à-dire des carrés
Le don tel que le pense Bataille, c’est au fond un donner à voir («cadre» vient de l’italien quadro) qui se multiplient à l’infini
à l’échelle de l’univers. tout en essayant de s’emboîter l’un dans l’autre. La gravure
L’origine de La Part maudite, Bataille le dit explicitement elle-même a un format carré dans le cadre duquel elle enclôt
dans une note9, c’est en effet la lecture de VEssai sur le don des cadres ou carrés cherchant à englober d’autres carrés ou
de Marcel Mauss, un texte consacré à l’institution du potlatch, cadres.
c’est-à-dire au don qui oblige le donataire à restituer plus qu’il J’insiste sur cette géométrie quadrangulaire et cadrante parce
n’a reçu, sous la forme d’un contre-don surenchérissant dans que la possibilité même de contenir une circulation à l’intérieur
la générosité. Le potlatch est donc le lieu même de l’oscilla­ d’un cadre, si l’on y pense, est précisément ce qui distingue une
tion aporétique entre l’excès au-delà du calcul économique économie au sens courant (dans laquelle la dépense est censée
(la pure générosité gratuite du donner) et la relance du calcul être régulée, vouée quelle est à être réinvestie) d’une économie
dans une hyperéconomie (la gratuité même devient une rivalité, générale à la Bataille (d’une économie au-delà de l’économie
une concurrence, une compétition, si bien que donner revient où la dépense pure ne se laisse plus encadrer et déborde de
à gagner : comme le dit si bien Bataille, celui qui donne ainsi partout).
«s’enrichit d’un mépris de la richesse»). Les images que l’on voit sur la gravure de Hogarth paraissent
Du point de vue de l’économie générale qui nous intéresse à la fois devoir et vouloir sortir de leur cadre. Car d’une part,
ici, le potlatch n’est toutefois qu’une version particulière et elles deviennent si nombreuses quelles ne tiennent plus à
l’intérieur, elles qui se pressent les unes contre les autres; et
8. I, p. 302-303 et p. 305.
9. VII, p. 71-72. 10. VII, p. 35, p. 10 (c’est Bataille qui souligne) et p. 73.
72 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 73

d’autre part, elles ont l’air de chercher à se libérer de cet espace désormais établie selon laquelle le graveur
iconomique restreint qui les confine et les contient, pour tendre aurait ainsi voulu exposer la guerre ou la
vers un excès dont il nous faudra essayer d’imaginer le mouve­ concurrence iconomique entre son art et
ment illimité. celui des « maîtres anciens » (représentés par
Sortir du cadre, elles le font de trois manières au moins. Ten­ les scènes classiques d’Europe, de Marsyas
tons de les décrire et de les caractériser l’une après l’autre. et de saint André) que l’on imite à profu­
1. Les images prolifèrent à l’infini vers le dos de la gravure, 12, on peut voir littéralement, dans le
sion 11
comme si la multiplication inarrêtable de leurs reproductions spectacle qui nous est offert, un mouvement
les contraignait à repousser le qui porte ou pousse ces images volantes à
fond toujours plus en arrière, rompre la cohérence, la contrainte coercitive
vers le point de fuite de la pers­ de leur cadre individuel, pour s’entremêler,
pective. Car dans les trois ran­ se contaminer l’une l’autre en vue de leur
gées d’images que l’on voit sur confluence générale.
la gauche, il s’agit bien de copies 3. Enfin, il y a au moins une image (un Apollon écorchant
innombrables : du thème du rapt Marsyas que le graveur a assombri de hachures verticales), il
ou de l’enlèvement d’Europe y a au moins une copie qui, en s’élevant au-dessus de la ran­
par Zeus, dans la rangée la plus gée de ses innombrables semblables, en prenant son envol,
proche du centre, on discerne la ne paraît pas chercher le contact ou l’échange avec d’autres
tête cornue du taureau réitérée images mais au contraire semble vou­
sur la deuxième image ; tandis loir s’éloigner d’elles. C’est une image
que dans la rangée la plus proche centrifuge — ou mieux : iconofuge —
du bord, on voit répété le bout d’une branche de la croix sur qui a l’air de s’échapper vers le fond
laquelle est crucifié saint André. Et partout la mention «Dt0» et, en diagonale, vers l’angle supérieur
— à savoir l’abréviation de ditto, l’expression consacrée pour droit de cet espace iconique saturé où
signifier la répétition du même — confirme que ce que l’on les images sont à touche-touche.
devine derrière chacune de ces trois scènes (la troisième, celle Ces trois poussées ou pulsions vers une sortie du cadre
du milieu, montre Apollon écorchant Marsyas), c’est l’itération — toutes trois lisibles sur la gravure de Hogarth — pourraient
infinie des répliques à l’identique. Comme si Hogarth avait être caractérisées respectivement comme engorgement, compé­
entrevu d’avance la saturation iconique dont nous sommes nétration et fuite. En tant que figures de l’excès et du déborde­
les témoins, nous qui vivons dans un espace qui n’est pas loin ment, elles pointent toutes trois vers ce que je suis tenté d’appeler,
d’être engorgé d’images («à cent pour cent tenu par l’image», d’après Bataille, une iconomie générale, dont The Battle of the
comme disait Walter Benjamin11). Pictures serait dès lors l’anticipation ou le modèle réduit.
2. Nombre d’images, dans la gravure de Hogarth, se
heurtent et s’entrechoquent, on l’a vu, comme si elles cher­
chaient à s’interpénétrer. Au-delà ou en deçà de l’exégèse Aérostats, pigeons et satellites
11. «Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia euro­
péenne», traduction française de Maurice de Gandillac revue par Pierre Un tel espace iconomique, saturé jusqu’à l’hypertro­
Rusch, dans Walter Benjamin, Œuvres, II, Gallimard, coll. «Folio / Essais», phie, réveille certainement quelque antique mémoire de la
2000, p. 333. J’ai longuement analysé cette vision benjaminienne d’un espace
saturé d’images dans Le Supermarché du visible (op. cit., p. 84-89). 12. Cf. Thomas Clerk, The Works of William Hogarth, II, op. cit., p. 68.
74 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 75

théorie épicurienne des simulacres que l’on trouve exposée attend «un légitime profit, lequel,
chez Lucrèce, dans ce De rerum natura auquel Simondon ne bien gagné, ne sera pas de ceux
dédaignait pas de s’intéresser lorsqu’il tentait de penser le cycle qu’on dédaigne15»). A l’aérostat
du devenir des images, leur iconogenèse. Car ces membranes se joindra bientôt le cerf-volant,
détachées de la surface des corps, Lucrèce dit quelles «vol­ que le photographe Arthur Batut
tigent [ou volètent : volitant est le fréquentatif de volare] en équipe dès 1889 d’une chambre
tous sens [ultroque citroque: de-ci de-là] parmi les airs [per noire dont l’obturateur est déclen­
auras} ». Et il ajoute plus loin qu’il existe d’autres simulacres ché soit par la combustion d’une
qui, n’émanant pas des corps, sont «engendrés spontané­ «mèche de déclenchement» (ce
ment et se constituent d’eux-mêmes dans cette région du ciel qu’il appelle aussi une «mèche
qu’on nomme l’atmosphère13 » : « Formés de mille manières, ils à temps»), soit par l’électricité
s’élèvent dans les hauteurs et ne cessent dans leur course de se conduite à travers les fils servant
fondre et de se transformer, et de prendre les aspects les plus à la manœuvre. Batut envisage
divers : tels ces nuages que nous voyons parfois se rassembler d’augmenter l’altitude de ce point de vue volant en envoyant
dans les hauteurs et qui, caressant l’air de leur vol, altèrent la là-haut des cerfs-volants en série ou en chaîne, liés l’un à l’autre
sérénité du ciel. » comme autant de relais permettant de démultiplier la lon­
On peut toutefois penser que, en mettant en scène l’envol des gueur de corde16: «On lance un premier cerf-volant; lorsqu’il
images, The Battle of the Pictures ne regarde pas seulement vers a entraîné la quantité de corde qu’il peut porter, on attache
le passé antique mais aussi vers l’avenir, vers notre aujourd’hui. l’extrémité de celle-ci au dos d’un second cerf-volant, qui s’élève
Qu’est-ce qu’une image volante, en effet ? Qu’est-ce que ce à son tour et qui augmente la hauteur du premier de toute celle
« conflit aérien » (aërial conflict) des images dont parlait l’auteur qu’il peut atteindre lui-même. On continue ainsi pour un troi­
de ce qui est sans doute la première monographie consacrée à sième, pour un quatrième cerf-volant. »
Hogarth, un demi-siècle après sa mort14 ? Avec l’arrivée des pigeons photographes — pour l’équipe­
Hogarth était évidemment loin de pouvoir imaginer à quel ment desquels l’apothicaire allemand Julius Neubronner a
point l’espace atmosphérique devait se peupler et devenir peu
à peu le théâtre d’une véritable guerre économique des images 15. Oliver Wendell Holmes, «Doings of the Sunbeam», The Atlantic
et pour les images. La première photographie aérienne qui Monthly, juillet 1863, p. 12. La photographie de James Wallace Black est
ait été conservée — une vue de Boston prise depuis un bal­ désormais connue sous le titre de Boston, as the Eagle and the Wild Goose
See It (le Metropolitan Muséum of Art en possède un tirage). Nadar relate
lon dirigeable par James Wallace Black — date pourtant du ses essais de prises de vue en ballon dans Quand j'étais photographe, Ernest
13 octobre 1860, soit guère plus d’un siècle après The Battle of Flammation, sans date (vers 1900), p. 78-81.
the Pictures. Dans le magazine The Atlantic Monthly», le médecin 16. Arthur Batut, La Photographie aérienne par cerf-volant, Paris,
et poète bostonien Oliver Wendell Holmes s’enthousiasme alors Gauthier-Villars et fils, 1890, p. 48 (la première photographie par cerf-volant
pour cette possibilité de voir la ville « comme la voient l’aigle est reproduite en exergue à l’ouvrage). Le chapitre VI consacré à «l’utilité des
vues aériennes» (p. 62 sq.) reprend les usages envisagés par Nadar (la straté­
et l’oie sauvage», tandis que Nadar, au cours de ces mêmes gie militaire et le cadastrage), auxquels s’ajoutent un usage exploratoire et un
années, songe à exploiter la «photographie aérostatique» pour usage récréatif ou spectaculaire (p. 63 : «chacun pourra se donner l’illusion
un usage «stratégique» (militaire) et pour le cadastrage (il en d’une ascension périlleuse et contempler le monde de haut sans courir aucun
risque»), dont on trouverait l’équivalant avec les actuels drones. Dans The
Story ofthe Earth’s Atmosphère (New York, D. Appleton and Company, 1898,
13. De rerum natura, IV, 31-32 et 131-136 (je modifie un peu la traduction p. 174), le météorologue anglais E. Douglas Archibald affirme avoir employé
française d’Alfred Ernout, p. 134 et p. 138). un cerf-volant pour «photographier des objets en dessous» dès 1887, mais
14. Thomas Clerk, The Works of William Hogarth, II, op. cit., p. 68. aucun cliché ne semble avoir été conservé.
76 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 77

déposé un brevet en 1907 —, il savoir la limite à partir de laquelle l’atmosphère devient trop
commence à y avoir un nombre raréfiée pour fournir une portance permettant de résister à la
important de capteurs d’images pesanteur. La première photographie de la Terre prise depuis
circulant dans le ciel, contraire­ l’espace extra-atmosphérique par une fusée V2 (n° 13) date
ment à l’exquise solitude surplom­ d’octobre 1946. Or, exactement un an plus tôt, en octobre 1945,
bante dont Nadar jouissait encore l’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke avait imaginé ce
quelques décennies auparavant, qui deviendra bientôt réalité, à savoir que l’espace extrater­
lors de ses premières ascensions aérostatiques («libre, calme, rien puisse être non seulement un point de vue privilégié pour
comme aspiré par les immensités silencieuses de l’espace hos­ observer la Terre, mais aussi l’un des principaux réseaux rou­
pitalier, bienfaisant, où nulle force humaine, nulle puissance tiers (avec les câbles souterrains et sous-marins) assurant le
de mal ne peut l’atteindre, il semble que l’homme se sente là transport à longue distance des images : dans un article pionnier
vivre réellement pour la première fois, [...] il respire, dégagé intitulé «Relais extra-terrestres», celui qui fournira à Kubrick
de tous liens avec cette humanité qui achève de disparaître à l’idée des monolithes de 2001 affirme que le futur des télécom­
ses yeux, si petite en ses plus grandes œuvres17»). Les appareils munications passera par un réseau de satellites artificiels (il en
embarqués sur les pigeons voyageurs qui se joignent désormais envisage trois, à l’époque, pour une couverture mondiale18).
aux cerfs-volants sillonnant le ciel posent eux aussi le problème Depuis le premier spoutnik soviétique — dont la trajectoire
du déclenchement différé de la prise de vue à vol d’oiseau en orbite venait interrompre la conférence que Heidegger
( Vogelperspektive, dit Neubronner dans son brevet : une orni- prononçait deux mois après son lancement, en 1957 —, il y a
thoperspective). Puisque l’instant de l’exposition du film à la aujourd’hui, selon les données recueillies par l’Agence spatiale
lumière ne peut être contrôlé par un opérateur humain, il faut européenne, plus de six mille satellites en rotation autour de
un mécanisme à retardement semblable à celui de la «mèche la planète, parmi lesquels plus de trois mille sont encore fonc­
à temps» de Batut. Le «chrono-obturateur» (Zeitverschluss) tionnels ; mais ce chiffre en cache un autre : les quelque dix
construit par Neubronner fonctionne grâce à un système pneu­ mille satellites lancés dans l’espace extra-atmosphérique depuis
matique : une boule de caoutchouc plus ou moins remplie d’air les débuts de ce qu’on appelle l’ère spatiale y ont aussi dissé­
se dégonfle selon une durée calculable à l’avance de manière miné d’innombrables débris et décombres (près d’un million si
à correspondre à l’endroit où le pigeon est supposé arriver au l’on compte uniquement ceux qui dépassent le centimètre19). Le
moment de l’ouverture. risque de collision — et donc de multiplication exponentielle de
Tandis que l’aviation rendait peu à peu obsolètes ces techni­ ces mêmes débris entraînant les collisions — menace de devenir
ques sur lesquelles nous jetons aujourd’hui un regard nostal­ incontrôlable.
gique ou attendri, l’espace atmosphérique devenait aussi un
lieu de passage pour des capteurs d’images embarqués sur de
nouveaux moyens de transport qui franchissaient la ligne dite
de Karman (du nom du physicien hongrois Tôdor Karman), à 18. Arthur C. Clarke, «Extra-terrestrial Relays», dans Wireless World,
octobre 1945, p. 306: «Trois stations satellitaires assureraient une couverture
complète du globe» (ma traduction).
17. Nadar, Quand j’étais photographe, p. 76. Le brevet de Julius 19. Données actualisées le 8 janvier 2021 sur le site www.esa.int («Space
Neubronner a été déposé le 21 juin 1907 auprès du Kaiserliches Patentât Débris by the Numbers»). Heidegger évoque à plusieurs reprises le spoutnik
et enregistré sous le n° 204721. Voir Franziska Brons, «Bilder im Fluge. au cours des trois conférences qui composent «Le déploiement de la parole»
Julius Neubronners Brieftaubenfotografie», dans Fotogeschichte. Beitrdge zur (traduction française de François Fédier, dans Acheminement vers la parole,
Geschichte undÀsthetik der Fotografie, vol. 26, n° 100, 2006 (la photographie Gallimard, coll. «Tel», 1981, notamment p. 149). La première des trois
que Neubronner décrivait comme «la première image qui fut produite par conférences fut prononcée à Fribourg le 4 décembre 1957, deux mois jour
un oiseau en vol» se trouve p. 19). pour jour après le lancement de ce premier satellite artificiel, le 4 octobre.
78 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 79

Vers l'embouteillage général leur mise en orbite par des fusées de lancement, les récepteurs
paraboliques au sol, les écrans d’affichage, pour ne rien dire
Pour prendre la mesure de ce qui nous arrive avec cette cein­ des énergies fossiles, des métaux rares, de toutes les matières
ture extraterrienne sertie de prothèses oculaires et traversée par premières et de la main-d’œuvre spécialisée qu’ils nécessitent),
ce que l’on pourrait appeler des optoroutes, prenons un peu de parler d’immédiateté semble toutefois une véritable contradic­
recul et souvenons-nous de la manière dont Nadar, à l’époque tion dans les termes, un oxymore. Certes, les premières images
de ses essais balbutiants de photographie aérienne, évoquait aériennes relevaient d’un temps différé à la fois pour leur cap­
le transport des images ainsi captées tation (programmée au moyen d’une «mèche à temps») et pour
d’en haut. Comparant son point de vue leur acheminement (le «factage» de Nadar). Mais, loin de dispa­
aérostatique à «un clocher de village raître simplement, loin d’être résorbé, ce différé est bien plutôt
d’où quelque officier d’état-major dres­ différé à son tour: on ne redira jamais assez que l’immédiation
sera ses observations», il écrivait20: «Je se produit en différant le différé à force de médiations techniques
portais mon clocher avec moi et mon de plus en plus nombreuses. Si bien que l’immédiat doit être
objectif pouvait successivement et indé­ pensé comme une densification, comme une saturation plutôt
finiment tirer des positifs sur verre que qu’une raréfaction22.
j’envoyais directement de ma nacelle au De fait, le supermarché iconique dans lequel nous vivons
quartier général, au moyen d’un factage — cet espace gorgé d’images que The Battle of the Pictures
des plus simples : petite boîte glissant anticipe — masque une autre congestion : celle des voiries du
jusqu’au sol le long d’une cordelle qui visible qui assurent le «transport automobile» des images dont
me remontait au besoin des instructions.» Le «factage» des parlait Warburg. Car les infrastructures routières sur lesquelles
images dont parle Nadar — c’est-à-dire, littéralement, le trans­ les images circulent sont décidément embouteillées.
port et la livraison de ces marchandises quelles sont — prenait Là-haut, dans ce qu’on imagine trop souvent comme un
du temps et exigeait une manutention relativement lourde. Elle élément immatériel ayant l’inconsistance de l’éther, c’est
s’était certes allégée par rapport à ce que Aby Warburg avait pu l’encombrement total. Depuis son aérostat, Nadar, levant les
décrire comme «le prototype encore colossal» du «transport yeux, verrait sans doute aujourd’hui des cohortes, des chape­
automobile d’images» (automobilen Bilderfahrzeugs), à savoir la lets de satellites qui se suivent, lancés par dizaines ou centaines
tapisserie flamande du XVe siècle qui pouvait être « décrochée (dans le cadre du projet Starlink proposé par le constructeur
du mur» pour être transférée ailleurs21. Mais l’acheminement aérospatial SpaceX). C’est une file de voitures roulant en orbite.
des images était loin d’avoir l’apparente immédiateté de leur Ou pire, car les déchets et les ferrailles qui tournent autour de
diffusion satellitaire. la Terre en formant une sorte de ceinture d’astéroïdes artifi­
Au vu de ce que cette dernière suppose de technologie, de ciels sont comme des épaves, des carcasses qui, après l’accident
logistique et d’infrastructure (les satellites bardés d’électronique, dont elles sont issues, continueraient de circuler, lancées à fond
au milieu du trafic. Dès 1978, l’astrophysicien Donald Kessler
20. Quand j'étais photographe, p. 79. avait modélisé le scénario possible de la catastrophe orbitale
21. Aby Warburg, « Introduction à l’Atlas Mnémosyne» (1929), dans qui porte désormais son nom (le syndrome dit de Kessler) : «À
L'Atlas Mnémosyne. Écrits, II, traduction française de Sacha Zilberfarb, mesure que le nombre de satellites artificiels en orbite terrestre
L’Écarquillé, 2012, p. 58 (traduction modifiée). Dès 1907, dans un article
augmente, la probabilité de collisions entre satellites augmente
consacré à la tapisserie bourguignonne («Arbeitende Bauern auf burgun-
dischen Teppichen», Gesammelte Schriften, I, 1-2, Teubner, 1932, p. 223),
Warburg propose d’y voir un «iconovéhicule mobile» (ein hewegliches 22. Sur l’immédiation comme multiplication des médias, voir le
Bildervehikel). Supermarché du visible, op. cit., p. 73-75.
80 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 81

aussi. Des collisions de satellites produiraient des fragments ces fréquences sont presque les mêmes, par exemple, que celles
en orbite, chacun d’eux augmentant à son tour la probabi­ des signaux émis par la vapeur d’eau dans l’atmosphère, à savoir
lité de collisions ultérieures et conduisant au développement les signaux que traquent les satellites d’observation pour les
d’une ceinture de débris autour de la Terre. » Dans un article prévisions météorologiques, lesquelles perdraient dès lors sen­
plus tardif, en 1991, Kessler envisage un accroissement tel de siblement en précision à cause des interférences possibles25. Les
cette «population» satellitaire quelle nécessitera de véritables conséquences pourraient en être graves, notamment lorsqu’il
entreprises de « débarras » (removal), une gestion spatiale des s’agit de prédire la trajectoire d’un ouragan.
déchets ou des excrétions terrestres qui n’est pas sans rappeler Au bout du compte, au terme d’une évolution qui conduit
les visions les plus échevelées de Bataille, lorsqu’il imaginait «ce du «factage» de la photographie aérostatique à l’encombrement
globe» rejetant au-dehors «le contenu de ses entrailles23». des optoroutes satellitaires et à la contagion des fréquences
Mais la saturation du trafic ne menace pas uniquement les électromagnétiques, on se retrouve face à un paradoxe dont on
trajectoires orbitales. Depuis sa nacelle flottante, ce n’est pas peut tenter de formaliser la loi iconomique ou médiologique de
seulement au-dessus de sa tête — dans le ciel étoilé — que la manière suivante : plus le médium aérien ou céleste devient
Nadar verrait un trafic digne des autoroutes terriennes aux saturé, tramé d’innervations qui y réalisent une transmission
heures de pointe. C’est autour de lui que l’espace atmosphérique immédiate, plus son immédiateté potentielle est menacée.
commence aussi à être engorgé en se peuplant de drones dont Autrement dit : d’une part, un médium doit devenir immé­
les usages civils et militaires, dans les décennies à venir, sont diat, c’est-à-dire immédiatement propagateur, pour devenir
appelés à se multiplier : des brevets sont aujourd’hui déposés le médium qu’il est ; mais d’autre part, cette immédiation du
pour la conception de plates-formes de livraison ressemblant à médium, en tant que résultat de toutes les voies qui s’y frayent
de véritables ruches24 tandis que se développe, dans l’air comme et de toutes les circulations qui s’y produisent, finit par toucher
ailleurs, la robotique dite «en essaim». à sa propre limite et par générer son obstruction, sa congestion.
Enfin, il y a les ondes électromagnétiques ou radioélectriques L’espace rempli, l’espace gorgé d’images dont The Battle of
porteuses d’images qui, tout en restant invisibles, traversent et the Pictures nous donnait un avant-goût, cet espace iconomique
saturent l’atmosphère à la manière des simulacres lucrétiens. qui n’est pas loin d’être «à cent pour cent tenu par l’image»,
Aux Etats-Unis, la Commission fédérale des communications comme disait Walter Benjamin, semble cristalliser, se solidifier
a commencé à vendre aux enchères en 2018 les gammes de fré­ non seulement sur terre (ainsi que sous terre ou sous l’eau, avec
quences qui seront utilisées pour le réseau mobile de cinquième les câbles qui sillonnent les sous-sols ou les fonds marins), mais
génération (la 5G), avec des vitesses de téléchargement cent aussi dans l’atmosphère et autour d’elle, l’enveloppant d’un
fois plus rapides que celles de la génération précédente. Des nuage d’images et de véhicules d’images, d’une iconosphère
enchères semblables ont eu lieu en France en 2020. Or, comme saturée qui pourrait bien finir par empêcher plutôt qu’aider
le soulignait un article récent dans la revue britannique Nature, la vue. Là où le matérialisme antique d’Epicure transcrit par
Lucrèce peuplait l’atmosphère de ces membranes ou films que
sont les simulacres, un matérialisme contemporain doit comp­
23. L’Anus solaire (1927), dans Œuvres complètes, I, p. 85. Cf Donald ter au nombre des éléments de l’iconosphère l’ensemble des
J. Kessler et Burton G. Cour-Palais, «Collision Frequency of Artificial
Satellites: The Création of a Débris Belt», journal of Geophysical Research, infrastructures optoroutières qui forment la texture tramée
vol. 83, n° A6, 1978, p. 2637 ; et Donald J. Kessler, «Collisional Cascading: d’une visibilité retournée contre elle-même.
The Limits of Population Growth in Low Earth Orbit », Advances in Space
Research, vol. 11, n° 12, 1991, p. (12)63.
24. Brevet déposé par Amazon pour son système baptisé PrimeAir; voir
Sam Levin, «Amazon Patents Beehive-like Structure to House Delivery 25. Alexandra Witze, « Global 5G Wireless Networks Threaten Weather
Drones in Cities», theguardian.com, 26 juin 2017. Forecasts», nature.com, 26 avril 2019.
82 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 83

A perte de vue C’est à une fiction littéraire que je voudrais confier, pour
finir, la charge, la responsabilité de nous donner un aperçu de
Supposons que nous puissions quitter l’atmosphère terrestre, cette hypothèse. À qui douterait de la pertinence d’un tel choix
en évitant tous les véhicules d’images en orbite, en passant à textuel plutôt que visuel, on pourrait répondre: d’une part, le
travers ce tamis d’astéroïdes artificiels en voie de s’agréger pour récit dont il s’agit n’est pas simplement fictionnel, puisque son
former une carapace. Supposons que nous suivions le voyage amorce est empruntée, on le verra, à l’astrophysique contempo­
de l’une des deux sondes Voyager qui, lancées dans l’espace raine ; et d’autre part ce récit tente de cerner la frontière même
en 1977, continuent leur course dans l’espace interstellaire en — l’ultime frontière —- au-delà de laquelle les images ne sont
transportant elles aussi des images encodées dans un format précisément plus tout à fait des images, emportées quelles sont
analogique sur un disque d’or26. Par exemple celle, en basse vers leur pure perte.
résolution, d’une femme mangeant une grappe de raisins devant La nouvelle d’Italo Calvino intitulée «Les années-lumière»,
le rayon fruits et légumes d’un supermarché. Qui sait si elle sera dans le recueil des Cosmicomics, s’ouvre sur la matrice narrative
vue à nouveau par quelqu’un ou quelque chose, un jour, là-bas, suivante27: «Une galaxie s'éloigne de nous d'autant plus rapide­
loin, si loin ? ment quelle est plus lointaine. Une galaxie qui se trouverait à
Imaginons que le cadre de The dix milliards d'années-lumière de nous aurait une vitesse de fuite
Battle of the Pictures ait été élargi égale à la vitesse de la lumière, soit trois cent mille kilomètres-
aux dimensions d’une iconomie seconde. » On aura sans doute reconnu une version (anticipée,
englobant l’ensemble de l’iconos- car elle n’était pas encore, je crois, formulée en ces termes au
phère terrienne et extraterrienne. moment où Calvino écrivait) de la théorie dite de «l’accéléra­
Imaginons que la singulière tion de l’expansion de l’univers», que l’on tente de démontrer
image volante qui semblait vouloir aujourd’hui grâce à ces «chandelles» cosmiques que sont les
fuir les autres, l’image que je propo­ supernovae de type la ou les céphéides : en comparant leur
sais d’appeler iconofuge soit ainsi lancée à grande vitesse vers luminosité telle qu’on la connaît en théorie et leur lumino­
les limites — mais où sont-elles ? — sité telle quelle nous parvient, on peut calculer leur distance
de cet espace pictural amplifié à la ainsi que la vitesse à laquelle elles s’éloignent de nous. Nombre
dimension du système solaire, voire de d’images recueillies par la NASA grâce au télescope Hubble
l’univers. Jusqu’où irait-elle ? Se pour­ semblent conforter cette hypothèse.
rait-il que son vol la conduise vers un La matrice narrative de Calvino, après avoir été énoncée
excès proprement iconomique, vers le en tête du récit et en italiques, est ensuite développée en une
débordement d’une dépense visuelle désopilante histoire qui commence ainsi: «Une nuit, j’obser­
pure qu’incarnerait une image dont la vitesse de circulation vais comme d’habitude le ciel avec mon télescope. Je remarquai
dépasserait la visibilité ? Il y aurait là un différentiel de vitesse que d’une galaxie distante de cent millions d’années-lumière
absolu dans le champ du visible : une image dont le « factage » se détachait une pancarte. Dessus, il était écrit : JE t’ai VU.
ou le «véhicule automobile» irait plus vite que la lumière. Je fis rapidement le calcul : la lumière de la galaxie avait mis
cent millions d’années pour me joindre, et comme de là-bas
26. Avant l’ère de l’image numérique, la NASA avait mis au point pour
l’occasion une technique de transformatage de l’image que l’on peut résumer
ainsi : on projette l’image sur un écran, on la capte avec une caméra de télévi­ 27. Gli anni luce est l’avant-dernière nouvelle de la première série
sion et l’on traduit le signal vidéo en ondes sonores qui peuvent être enregis­ des Cosmicomics, publiée en 1965 ; je cite la traduction française de Jean
trées sur disque. Les ingénieurs de la NASA ont inclus des instructions pour Thibaudeau revue par Mario Fusco dans Italo Calvino, Cosmicomics, récits
le processus inverse, à savoir la lecture desdites images. anciens et nouveaux, Gallimard, coll. «Folio», 2013.
84 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 85

ils voyaient ce qui se passait ici avec cent millions d’années de QUE JE FAISAIS ? puis attendre tout le temps qu’il leur fallait pour,
retard, le moment où ils m’avaient vu devait remonter à deux d’où ils étaient, voir mon inscription, et le temps tout aussi long
cents millions d’années.» Ce qui s’avère très embarrassant pour que je visse leur réponse et pusse pourvoir aux nécessaires
pour le narrateur, car, poursuit-il, «juste deux cents millions rectifications.» L’attente qu’exige le temps de voir et d’être vu
d’années auparavant, pas un jour de plus ni de moins, il m’était est ainsi amplifiée de manière absolument inouïe par la durée
arrivé quelque chose que j’avais toujours essayé de cacher». hyperbolique qu’introduit ce ralenti cosmique dans la venue à
Cet accident ou cet acte «déterminé par des circonstances la visibilité. Jamais on n’aura mieux donné à penser que l’appa­
aussi exceptionnelles », le narrateur en a honte et il attend que raître prend du temps.
l’oubli l’ensevelisse. Ce qui pose la question (le narrateur n’en Mais — et c’est là que s’amorce le tour le plus fascinant de
dit rien, évidemment) de ce que mémoire et oubli peuvent bien ce récit — le temps de l’apparaître, aussi immense que soit
signifier sur de telles échelles de temps. Toujours est-il que ce l’élongation qu’il subit, est encore différencié. Ou mieux :
qu’il aurait voulu refouler ou — si jamais quelqu’un s’avisait de le temps iconique est différé en meme temps quil prend du
fouiller dans le passé — démentir, voilà qu’un témoin peut en temps. Je veux dire : il s’allonge alors même qu’il s’écoule. Car,
témoigner. comme le dit le narrateur en tirant la conséquence rigoureuse
Dans l’écho de l’événement honteux dont on ne saura jamais de l’expansion accélérée de l’univers : «Pendant que les images
la nature exacte, le court récit de Calvino se déploie comme allaient et venaient à la vitesse de la lumière, les galaxies conti­
une extraordinaire méditation iconomique sur la circulation nuaient à s’éloigner les unes des autres ; et ainsi cette constel­
des messages intergalactiques qui le relaient ou le commentent, lation-là à présent n’était plus déjà là où moi je la voyais, mais
c’est-à-dire sur la vitesse avec laquelle les images et leurs traces un peu plus loin, et l’image de ma pancarte devait lui courir
déposées dans des regards consignés (les «je t’ai vu») peuvent après. »
s’échanger, aller-retour, dans l’espace cosmique. Le premier Prenant la mesure — si l’on peut encore parler de mesure
réflexe (si l’on peut encore parler de réflexe lorsqu’il s’agit de face à l’immensurable — de ce différer qui a quelque chose de
telles durées) de celui qui, pour ainsi dire (mais ce n’est évidem­ sublime, le narrateur doit renoncer à la solution hâtive ou pré­
ment qu’une manière très approximative de dire), vient d’être cipitée — toujours pour ainsi dire —, en tout cas peu réfléchie,
surpris en flagrant délit, c’est de répondre avec une pancarte consistant simplement à répondre, que ce soit pour fournir ou
affichant une promesse d’explication : «attendez que je vous pour demander une explication. Bientôt, il se retrouve en outre
explique». L’attente, c’est un différentiel de temps entre ce qui débordé par la prolifération incontrôlable des images ou des
est promis (ici : l’explication) et la réalisation de ladite promesse. regards qui menace de saturer l’iconomie cosmique comme elle
Mais cette attente serait ici redoublée par l’attente de l’attente, sature l’iconomie terrienne: «la pancarte JE t’ai vu, avant que
en quelque sorte, puisque son impératif même («attendez») moi-même j’eusse réussi à la voir, avait très certainement été
devrait attendre de parvenir à sa destination, à celui auquel il lue par les habitants d’autres corps célestes, et elle le serait de
est adressé. même par la suite sur des constellations de plus en plus éloi­
C’est ce dont le narrateur prend clairement conscience lors­ gnées», s’inquiète-t-il, en craignant que la «mauvaise impres­
qu’il raconte qu’il a fini par décider de demander lui-même sion» qu’il a donnée «durant une légèreté momentanée» ne
des éclaircissements au lieu d’en fournir: «Avant de me laisser se retrouve « grossie et multipliée en se réfléchissant à travers
aller à une quelconque déclaration, il aurait fallu que je susse toutes les galaxies de l’univers». C’est un véritable cauchemar
exactement ce qu’ils avaient pu voir de cette galaxie et ce qu’ils iconomique qui finit ainsi par congestionner l’espace cosmique
n’avaient pas vu; et pour cela, il n’y avait qu’à le leur demander de ses rêves: «dans les nuits qui suivirent», raconte-t-il, «je
avec une pancarte du genre : mais tu as tout vu, ou seulement continuai de voir de nouvelles pancartes avec le JE t’ai vu qui se
un peu ? ou encore : voyons si tu dis bien la vérité : qu’est-ce levait sans cesse de constellations nouvelles ».
86 POUR UNE ÉCOLOGIE DES IMAGES L’ICONOMIE À LA MESURE DE L’UNIVERS 87

Mais au-delà des espoirs ou désespoirs, des rêves et des Nabokov). Il met en jeu, il fait jouer le temps même de l’appa­
attentes de ce narrateur universel, le véritable enjeu de la raître dans son écart avec lui-même. Et c’est alors que l’image,
nouvelle, c est la limite — une limite elle-même mouvante — basculant dans l’excès ou la dépense aniconomique, s’envole en
au-delà de laquelle il n y a plus de circulation ou de réversion pure perte. À perte de vue.
possible, plus d’échange d’images qui vaille. Le narrateur
anticipe ainsi avec angoisse le moment où les galaxies les plus
lointaines — dont la vitesse d’éloignement croît avec leur dis­
tance — ne pourraient plus recevoir aucune image nouvelle de
lui : « À un certain point, des galaxies les plus lointaines qui
m’avaient vu (ou qui avaient vu la pancarte JE t’ai vu d’une
galaxie plus proche de nous, ou la pancarte j’ai vu le je t’ai vu
d’une autre, un peu plus loin) rejoindraient le seuil des dix mil­
liards d’années-lumière, au-delà duquel elles s’éloigneraient à
plus de trois cent mille kilomètres à la seconde, c’est-à-dire plus
vite que la lumière, et aucune image ne pourrait les rejoindre. »
Ce qu’on aura une fois vu (ou vu voir) de là-bas deviendrait dès
lors «impossible à rectifier»: l’image du moment fatidique, le
cliché de l’erreur fatale, reçu immédiatement ou médiatement
(le «je t’ai vu» ou le «j’ai vu le je t’ai vu»), dériverait dans
ces galaxies lointaines « soustraites à toute image ultérieure »
et — ajoute le narrateur consterné — «emportant de moi cette
image dès lors définitive».
Sur ce seuil iconomique qui ne cesse de se déplacer à mesure
que l’espace universel se dilate, ce qu’on trouve, ce qu’on ren­
contre, c’est ce paradoxe cosmicomique — ou cosmiconique,
serait-on tenté de dire en jouant avec le titre de Calvino — qui
est aussi un état limite de l’image : là où sa vitesse de circulation
est maximale, dépassant celle de la lumière, l’image se fige en
nous échappant, elle se fixe pour toujours en étant perdue à
jamais.
C’est une image, certes. Ou c’en est une, du moins, qui ne
cesse de franchir — ou mieux : de chevaucher — la frontière
mouvante au-delà de laquelle elle sombrera dans l’anoptique.
En tant qu’image-limite, elle est tramée du différentiel de
temps qui constitue toute image. Mais ici, sur cette bordure
constamment fuyante dont l’iconomie cosmique de Calvino est
le théâtre, le différentiel de temps inhérent à l’image ne met
plus seulement en jeu des transformats (comme c’était le cas
de Peter Schlemihl et de son ombre) ou des durées relevant
de l’iconogenèse du vivant (comme chez Simondon, Caillois ou
Crédits photographiques : p. 5, les deux clichés d’Imre Kinszki, tous
deux des années 1930, sont reproduits avec l’aimable autorisation de
Judit Kinszki; p. 77, «Appareil photographique miniature s’adaptant
sous le ventre des pigeons voyageurs», agence Roi, 1914 (gallica.bnf.
fr) ; p. 80, atelier Nadar, 1875-1895 (gallica.bnf.fr); p. 85, courtesy
NASA / JPL-Caltech.
TABLE

Prélude (à la mémoire d’Imre Kinszki)................................. 7

Vers une iconomie du non-humain.......................................... 17


La chasse à l’ombre. Des transimages sans l’homme.
L’écologie des images: une idée avortée? Le mycélium
de l’iconogenèse. Dessiner durant des millions d’années.
Les mues de l’image. Vers une hétérochronie radicale. Un
différentiel pur.

Interlude : l’accident du ralenti................................................ 57

Iliconomie à la mesure de l’univers........................................ 63


Donner à voir : la dépense iconomique. Un débordement
d’images. Aérostats, pigeons et satellites. Vers l’embou­
teillage général. À perte de vue.
CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
DIX SEPTEMBRE DEUX MILLE VINGT ET UN DANS LES
ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.
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