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Van Gogh, notre contemporain/
Michel Haar
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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991
être supplicié par les forces toutes puissantes qui le traversent. Ou encore l'idée que
son œuvre lui a été directement inspirée, dictée par sa « schizophrénie », ou bien
ne peut être expliquée ou comprise qu'à partir de cette dissociation progressive de
sa personnalité.
En effet la « part de la folie » n'est pas aussi aisément déterminable. Car
d'un bout à l'autre, la correspondance témoigne d'une vraie sagesse, d'un jugement
solide, d'une riche culture tant littéraire qu'artistique, et en outre une faculté
d'auto -analyse extraordinairement équilibrée et lucide tant vis-à-vis des péripéties
de son existence et de sa maladie, que, pas après pas, de l'évolution de sa démarche
picturale. Ses lettres montrent clairement que la vocation pour l'art a peu à peu
remplacé, ou plutôt donné un sens nouveau à sa première vocation pour Dieu.
Mais Van Gogh quand il peint ne délire pas. Il a élaboré, énoncé et accompli
son projet de peintre, et ce en répondant à une question précise proche de la
question de Cézanne: Comment faire pour conserver l'acquis de l'impression-
nisme, pour garder la richesse de la couleur et de la lumière, et cependant parvenir à
des formes qui aient la solidité, la densité, la force, la netteté, la délimitation, que
les maîtres les plus admirés de lui (Rembrandt, Millet) avaient pensé tirer de
« l'imitation de la nature » ? Cette question, on le verra, n'est pas seulement une
question de « technique ».
Car bien qu'il ait traversé des crises de démence, nous savons qu'il n'a pas
peint sous l'emprise du délire, et aucun de ses tableaux ne suggère de vision
hallucinatoire. L'œuvre, surtout dans l'accélération prodigieuse des dernières
années - 414 toiles peintes entre février 1888 et juillet 1890, soit presqu'autant que
dans toutes les périodes précédentes (elle compte 879 tableaux au total)2 - s'est
construite plutôt comme une cure, comme un provisoire rétablissement de la santé
après des épisodes délirants. Chaque fois que Van Gogh se ressaisit au sortir d'un
tel épisode, par exemple celui d'Arles, il commence par peindre un auto-portrait,
(celui à l'oreille bandée), par lequel il assume ce passé, rentre en possession de lui-
même et de son art (cf. L'homme à la pipe, T.P. 628). De même Le Jardin de la
maison de santé à Arles (T.P. 645) peint en avril 1889, peu après son ré internement
à Arles : tout y reflète le calme, les lignes d'une régularité presque géométrique du
jardin et du bâtiment, avec une perspective classique dans l'espacement des
colonnes et des arches, les personnages tranquillement occupés à regarder ou à
bavarder, le bassin avec ses poissons rouges ... Faut-il admettre que l'augmentation
du dynamisme du trait, le caractère convulsif, enfiévré des paysages dans les
périodes de Saint-Rémy et d'Auvers, aussi bien que dans l'ensemble, l'épaississe-
ment des touches, leur caractère agité, soient dus simplement à l'aggravation de la
maladie? C'est l'interprétation que défend J aspers 3 , lecture qui, tout en étant
psychiatrique, a le mérite de porter, au moins partiellement, sur des éléments
spécifiquement picturaux, alors que la psychiatrie lourde de Charles Mauron 4 perd
de vue les tableaux, et s'enferme dans le dédale du seul roman familial et dans la
complexité de ce qu'il appelle la « symbiose » entre Vincent et son frère Théo. La
fragilité de l'interprétation de Jaspers vient de ce qu'elle projette un jugement de
valeur formulé du point de vue d'une bonne santé moyenne, normale, sur le
développement de l'œuvre: il soutient que le progrès de la schizophrénie
s'accompagne chez Van Gogh d'une perte progressive de maîtrise et de puissance
de synthèse. Il croit à un « appauvrissement » des capacités de l'artiste en 1889-
1890. Il écrit: « Des impulsions violentes et élémentaires, qui ne sont plus riches
de valeur créatrice, n'ont plus qu'un effet de monotonie. La terre, les montagnes ne
2. A défaut du seul Catalogue qui fasse autorité, celui de Jacob de la Faille (1928, 1939,
1970), difficile à consulter, nous renvoyons au Catalogue donné par P. Lecaldano dans
Tout l'œuvre peint de Van Gogh, 2 voL, Flammarion, 1971 (sigle T.P.), qui est suivi d'une
T able de concordance.
Nous renverrons parfois pour des toiles non reproduites dans ces deux volumes, au récent
Catalogue de l'Exposition du Centenaire (C.E.C.) en deux volumes: vol. 1. Peintures,
Amsterdam, vol. II, Dessins du Musée Krôller-Müller, Otterlo, Fonds Mercator de la
Banque Paribas, Anvers, éd. française Albin Michel, Paris, 1990 (ci-dessous C.E.C. 1 ou
II).
3. K. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, traduit par Hélène Naef, éd. de Minuit, 1953.
4. C. Mauron, Van Gogh, « Etudes psychocritiques », Corti, 1976, rééd. 1990.
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sont plus faites que d'une masse envahissante, d'un magma ... On voit des quantités
de traits, sans vie différenciée, un chaos de lignes sans autre caractère que celui de
l'agitation »5. Toute construction, dit-il, disparaît. Il ne reste plus qu' « un
barbouillage sans forme »6 . Peut-on appliquer ce jugement à La route au cyprès
(T.P. 788), de mai 1890, aux derniers paysages ou aux portraits du docteur Gachet,
ou à L'église d'Auvers, également de 1890? Les formes, en dépit de leur
serpentement, de leur torsion ou de leur élan fiévreux ne sont nullement
méconnaissables. Elles sont parfaitement organisées. Le grand art, dit Nietzsche,
est celui qui est capable de « voir le chaos », et dans une certaine mesure, comme
dans la tragédie grecque de le laisser paraître, tout en lui imposant une loi, un
ordre. Aucun tableau de Van Gogh n'est dépourvu d'une composition et d'une
symbolique affective des couleurs, que nous aurons à analyser. Jaspers reconnaît
qu'en dehors de ses crises, l'artiste est lucide, comme en témoignent les lettres.
Pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi dans sa création, en dépit de la proximité du
gouffre?
Pourtant le refus d'admettre toute espèce de « maladie mentale », comme le
fait Artaud, conduit également à une impasse. Car Van Gogh a lui-même assumé sa
maladie, son « mal » , en le décrivant comme « intolérable » dans sa correspon-
dance, et en entrant volontairement à l'asile de Saint-Rémy. L'idée du « suicidé de
la société ),1, qui aurait intériorisé, par l'auto-destruction finale, le rejet et la
condamnation sociale, est un mythe anti-psychiatrique, qui appartient lui aussi au
post-romantisme. Dire que la société est folle ne fait qu'inverser l'explication
courante. Finalement toute explication par la folie s'éloigne de la vérité proprement
picturale qui échappe par essence aux catégories seulement psychiatriques, et qu'il
faut tâcher de décrire dans sa spécificité, sans l'aide de la biographie.
Artaud est parvenu d'ailleurs par la seule véhémence de son texte, son
martèlement obsessionnel, ses cris, par la force poétique nue et crue de ses
métaphores, à décrire la puissance explosivement monstrative, effusive, de cette
peinture. Il a souligné que cet art dépasse d'emblée toute représentation, -
toujours « inerte » , dit-il - pour livrer au regard le jaillissement originel de la
nature, en son unique multiplicité, en son épaisseur chaotique et pourtant
organique. « Je dirai que Van Gogh est peintre parce qu'il a recollecté la nature,
qu'il l'a comme retranspirée et fait suer, qu'il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles,
en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d'éléments,
l'épouvantable pression élémentaire d'apostrophes, de stries, de virgules, de
barres, dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient
faits »8 . Les deux aspects de la nature, le mouvement et le repos, le chaos et l'ordre,
sont décrits dans le texte d'Artaud par de splendides métaphores : le peintre, dit-il,
se fait « organiste d'une tempête arrêtée et qui rit dans la nature limpide, pacifiée
entre deux tourmentes »9 . C'est l'énigme du surgissement de la phusis, d'une nature
dont on ne peut dire si c'est par sa propre ivresse tourmentée ou par celle de l'art,
qu'elle se soulève, s'enfle douloureusement jusqu'à se déchirer, et puis se fige dans
de mystérieuses cicatrices : « l'énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du
paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété »10 .
L' « ivresse » qui selon Nietzsche désigne, dans la « physiologie » de l'artiste, une
perception plus claire et plus nette des formes, une hyperlucidité, appartient ici au
pinceau, c'est-à-dire à la main et au corps, et à travers le corps à la poussée même de
la phusis qui émerge dans le geste. Cette vérité corporelle originaire de l'acte
pictural, qui s'inscrit chaque fois dans une terre et un monde particuliers, peut
certes se retrouver chez d'autres peintres, et naturellement chez ceux que Van
Gogh admirait le plus et dans la lignée desquels il se situait: les « primitifs »
italiens, Giotto, Vinci, Michel-Ange, Vermeer, Rembrandt, Ruysdaël, Delacroix,
Millet.
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11. Lettre 218 N, (Corresp. t. l, p. 420). Nous indiquerons ainsi les références à la
Correspondance complète de Vincent Van Gogh, traduction Beerblock et Roelandt,
Gallimard/Grasset, 1960, 3 volumes in-quarto. Rééd. « Biblos », 1990.
12. Lettre 542 F (Corresp. t. III, p. 214).
13. «Le soleil de Van Gogh », dans Miroirs, Sommeil, Soleil, Espaces, Galilée, 1973, p.
101-149.
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14. Jean Paris, op. cit., p. 131. Nous ne pouvons suivre sur ce point l'interprétation
objectiviste et historisante du critique américain contemporain Albert Boime, pour qui
cette vue trop haute viendrait du fait que Van Gogh était obligé de peindre depuis sa cellule
située au deuxième étage de l'asile de Saint-Rémy! D'ailleurs, l'auteur reconnaît qu'il n'était
pas obligé de peindre ce qu'il voyait, puisque le village représenté n'était pas visible de ce
point de vue! « La cellule .. . donnait sur un champ de blé et sur les Alpilles .. . » (Van Gogh,
la Nuit étoilée, A. Biro, 1990, p. 28). Comment expliquer d'ailleurs, que l'autre Nuit étoilée
sur le Rhône soit peinte à la même hauteur, sans qu'il y ait d'édifice à cet endroit ni de
contrainte de ce genre?
15. Corr. II, p. 496 (octobre 1885) : nous soulignons.
16. Cf. : « Le vrai dessin c'est de modeler avec la couleur » (Lettre 459a).
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17. « L'origine de l'œuvre d'art », dans Chemins, p . 71 , (je souligne: sombre éclat).
18. Ibid.
19. Ibid. Holzwege, p. 52 (trad. modifiée).
20. La terre est décrite comme « plénitude inépuisable », « afflux infatigué et inlassable »,
Ibid., p. 49-51 .
21. A moins de lire - cette lecture n'exclut pas l'autre - dans cette expression « sombre
éclat » une allusion à la théorie schellingienne de la peinture : « Le matériau du peintre ...
est l'obscurité »; puisque, pour Schelling, le principe « magique » de la peinture est le clair-
obscur; « identité dans laquelle lumière et obscurité doivent se fondre au point de ne faire
qu'un corps et une âme » (5. W., Cotta, III, p . 533-534), identité du Grund obscur retiré et
de 1'« existence » idéale, lumineuse. Mais cette identité est pour Heidegger métaphysique.
La corrélation de l'éclat et du retrait ne saurait aboutir à une identité.
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beige des fanaux sur la rive; le jaune blanc d'une planète (Vénus sans doute) et de la
voie lactée s'opposant au jaune solaire très soutenu de la lune et des autres astres
dans la Nuit étoilée de juin 1889 (T.P. 667); l'étonnant jaune or et cuivre virant
parfois au brun et au rouge dans La Sieste (T.P. 757); le jaune-vert, délicatement
entouré d'un liseré bleu clair, de La Chaise et la pipe (T.P. 623); le jaune sale et
comme souillé de teintes hétéroclites, rouge, noir, bleu, vert, blanc, du champ que
longe La route au cyprès (T.P. 788); le jaune citron apaisé, en taches peu
mouvementées de la Nature morte,' les Iris (T.P. 795); le jaune pâle et
mélancolique, également envahi de taches de couleurs disparates, des derniers
paysages d'Auvers (p. ex. T.P. 858); le jaune clair, effrayant, sauvagement disposé
en hachures au parallélisme rompu, désorganisé, brutalement traversé, barré, strié
d'épaisses touches rouge-sang, noires (les formes des corbeaux, mais d'autres
touches plus légères aussi) et brunes, réapparaissant par quelques taches suggestives
sur chacun des trois larges sentiers rouges-brun dans Les Champs de blé aux
corbeaux (T.P. 864).
Van Gogh, Café de nuit, 1888.70 x 89 cm. Yale University Art Gallery.
35. Lettre 533 (Corresp. III, p. 190) (Nous soulignons: jaune sourd).
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rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, quatre lampes jaune citron à
rayonnement orangé et vert. C'est partout un combat et une antithèse des verts et
des rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs, petits;
dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert jaune du
billard par exemple contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir où il
y a un bouquet »1 . Le ressort essentiel de cette description dont les seuls éléments
non directement picturaux se rapportent à la Stimmung générale de vide et de
tristesse, est la notion d'un combat des couleurs qu'indiquent les mots « combat » ,
« antithèse » , « contraste » . Mais ce que ne dit pas le texte de la lettre, c'est que le
combat du rouge et du vert, deux couleurs irréductibles qui figurent « les terribles
passions humaines » (l'alcool, le jeu, la prostitution), n'est pas un combat de ces
couleurs entre elles, mais de toutes contre le jaune. Le « jaune sourd » - celui du
plancher, du rayonnement étrangement diffus, circulaire des lampes, de l'absinthe
laissée dans les verres sur deux tables désertées - est la défaite du jaune : la défaite
ou la sinistre parodie de l'éclat glorieux et bienfaisant du soleil. Le jaune du café,
surtout celui des lampes, est souillé, sali, avili; il est verdâtre, ou plus rarement
brunâtre. Le café n'est pas seulement un « lieu de misère » , servant d'asile de nuit à
des vagabonds ou, dit-il, des « rôdeurs de nuit » , « lorsqu'ils n'ont pas de quoi se
payer un logement, ou qu'ils sont trop soûls pour y être admis » , mais un lieu de
perdition, un lieu qui est pour Vincent un véritable enfer: « un endroit où l'on
peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes » . « ... J'ai cherché, continue-t-
il, dans une autre lettre à Théo datée du même jour, à exprimer par des
contrastes ... , le tout dans une atmosphère de fournaise infernale de soufre pâle,
comme la puissance des ténèbres d'un assommoir »36 . Le brutal, uniforme et
sombre « rouge sang et lie-de-vin » des murs, le vert acide et criard du plafond
contrastent fortement avec le jaune dégradé en des tons verdâtres (les cheveux du
patron), brunâtres (les chaises), verdâtres (les auréoles des lampes), bleuâtres (les
dessus de tables). L'enfer moral, la corruption, sont rendus par la seule opposition
des couleurs et par l'abâtardissement du jaune céleste. Les personnages falots, à la
fois légers et alourdis, rapetissés, affalés sur les tables, aux visages sans caractère,
sont comme repoussés à l'extrême périphérie de la salle. Le patron semble nous
interroger d'un regard inexpressif, lointain, absent, spectre blanchâtre tirant sur le
vert, figé au garde-à-vous dans une raideur sinistre, flottant sans pieds quelque part
vers le fond, derrière le billard. L'espace central, ouvrant sur une arrière salle
vague, éclairée de la même lumière jaunâtre, est encore prolongé par une
perspective pseudo-Renaissance, fausse sortie faite des mêmes tons de jaune
dégradé. Ce lieu est une sorte d'immense désert intraversable, avec son plancher
vaguement incurvé où le jaune-vert alterne avec des balafres sanglantes, espace nul,
allongé par le parallélisme des lignes des planches convergeant vers la fausse sortie.
Espace blessé, navrant, gouffre élargi par l'ivresse, par le sommeil, qu'on ne
pourrait franchir que lentement et titubant. Vertige et impression de chute
imminente, d'effondrement, donnés par les chaises toutes de guingois (celle près du
patron surtout; la seconde au premier plan a un bord effacé et se redresse
bizarrement, ce qui l'éloigne fortement de la première, aux lignes dures); ou les
pieds du billard qui s'écartent et semblent se dérober sous lui. L'impression
d'ivresse et de titubement est initialement communiquée par les auréoles lumi-
neuses giratoires qui décrivent de larges pointillés de jaune verdâtre (écho du
plafond) entourant concentriquement trois des quatre lampes. Seule la lampe à gaz
la plus proche du spectateur émet comme un faux soleil une lumière plus dorée,
mais sourdement corrompue par des ponctuations ou des reflets rouges, orangés et
verts. Cette lumière malsaine projette sous le billard une gigantesque tache
d'ombre verdâtre qui accroît l'irréalité et le caractère fuyant de ce lieu privé de
centre. Les personnages tous éclairés des mêmes tons jaunes-verts - ainsi la femme
vêtue d'une robe verte et d'un corsage brun avec un liseré rouge (qui représente
sourdement le sang quasi noir des murs), les dessus de table, le poêle et le bar avec
leurs tons de moisissure vert-bleu, l'absinthe dorée abandonnée dans les verres, un
bouquet irréel, non pas rose comme le dit la description mais blafard, un grand
miroir tout à fait noir excepté quelques taches fantômatiques de rouge et de jaune,
l'horloge jaune arrêtée à minuit quinze - tous les détails convergent vers une
même ambiance de huis-clos infernal, d'emprisonnement, d'étouffement carcéral,
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d'envoûtement. Van Gogh a écrit que le Café de nuit était pour lui l'« équivalent»
des Mangeurs de pommes de terre. Descente dans un caveau sans soleil, avec pour
l'humanité recrue d'ennui, de vices, de travail ou de misère, de pauvres et honteux
substituts de l'or solaire, de misérables images du divin: ici, même le substitut, la
boisson, est délaissée; les hommes sont seuls; alors que là, les pépites de pommes
de terre étaient mangées en une muette et quasi solennelle communion, comme en
une scène (ou cène) familiale primitive. Il semble que le soleil artificiel central, le
plus haut placé des objets qui donne au café sa lumière caverneuse, fasse halte aux
quatre stations d'une orbite vertigineuse, étourdissante, répétitive: obsessionnelle
hallucination d'alcoolique. Il ne cesse de se cogner désespérément aux quatre murs
comme une prisonnier qui frapperait en vain aux parois de sa cellule. Mais ici les
prisonniers de la caverne sont prostrés, résignés, écrasés de torpeur, incapables de
révolte. Seule la lumière agitée, inquiète, démente, tournoie sans fin au-dessus de
leurs têtes vides et de leurs cauchemars d'ivrognes. Ils ont oublié « la vie future »,
qu'évoque subitement cette même lettre 518 F, où Van Gogh s'interroge soudain
sur l'étrange sérénité et gravité du visage des morts, même chez les êtres les plus
frivoles de leur vivant. « Et cela est pour moi une preuve, non la plus sérieuse d'une
existence d'outre-tombe »37. Il compare d'ailleurs souvent la mort à un moyen de
transport qui nous conduira ailleurs, vers d'autres astres peut-être, dit-il, rejetant la
représentation de la vie dans l'autre monde à laquelle croyaient son père et son
oncle (<< ils étaient plus sûrs que nous, trop sûrs, ne voulant pas poser de questions
là-dessus »). Il rejette aussi la pseudo-immortalité souvent attribuée aux artistes
(<< La vie future des artistes par leurs œuvres, je n'en vois pas grand chose »)38. La
« folie de l'immortalité dans le système chrétien » est une folie de « bonne vieille
mère de famille » écrit-il, mais pas moindre aux yeux du monde rationnel que la
folie des fondateurs de religion et que celle des grands peintres : « ... Les médecins
nous diront que non seulement Moïse, Mahomet, le Christ, Luther, Bunyan et
autres, étaient fous, mais également Franz Hals, Rembrandt, Delacroix et autres
étaient fous, mais également toutes les vieilles bonnes femmes bornées comme
notre mère »39.
Que de la sorte, très expressément, la description par le peintre du Café de
Nuit communique pour lui avec une réflexion sur la mort, la folie, la fragilité
humaine, notre « légèreté » et une « existence future » (<< Si nous sommes si légers
que ça, tant mieux pour nous, rien ne s'oppose alors à la possibilité illimitée
d'existence future »40) , montre en tout cas qu'il conçoit son œuvre même comme
un essai de connaisance orphique, initiatique, comme une vision ou plutôt une
voyance sur notre monde à partir d'un autre point de vue, à partir peut-être d'un
séjour des ombres, ou à partir d'un autre monde. Comme le fait remarquer très
justement Jean Paris, la scène est vue à partir d'une position de survol, autre que
simplement humaine : il faudrait avoir deux mètres de plus, dit-il, pour apercevoir
cette salle et ce billard « sous cet angle plongeant »41 . Il s'agit évidemment pour le
commentateur, non pas d'une simple élévation physique, mais d'une altitude idéale
à laquelle le regard se hausse dans l'imaginaire. Cette vue planante, et le creusement
ou l'effondrement de l'espace au premier plan, se retrouve dans de nombreux
tableaux de la dernière époque, comme dans La route au Cyprès et La nuit étoilée
sur le Rhône, vue non point à vol d'oiseau, mais pour ainsi dire à hauteur d 'âme
prenant son vol.
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printemps (T.P. 419), Tournesols (T.P. 442), mais surtout dans plusieurs étonnants
auto-portraits (p. ex. T.P. 440, 456, 463, 464, 581, 685, 687); et à un moindre
degré, mais néanmoins clairement dans les trois versions de l'Arlésienne (Madame
Cinoux) (T.P. 764, 765, 766) ainsi que dans les deux versions du célèbre Portrait du
docteur Cachet (T.P. 810 et 811; C.E.C. l, 122, 123); et à un degré extrême,
véhément, dans La route au cyprès (T.P. 788) comme dans toutes les œuvres de la
période d'Auvers - un nouveau style qui s'affirme et s'accentue jusqu'à la fin.
Dans ce style, décrit plus haut, la parcellisation et l'espacement des touches d'une
même couleur forment bien ce que nous avons appelé des pointillés. Par là, le
peintre refuse radicalement l'uniformisation pointilliste à la Seurat ou à la Signac
qui était apparue parfois, presque parodiquement, dans la période parisienne
(1886-1887) par exemple dans Intérieur de restaurant (C.E.C. l, 24). Désormais
ses touches seront relativement épaisses et larges, jamais punctiformes et toujours
orientées, selon un dynamisme (bien que par exemple dans Mademoiselle Cachet
ou piano (T.P. 843), on trouve des ponctuations rouges, plus ou moins identiques
et ordonnées en parallèles dans une partie de l'espace, ici le mur vert-bleu), mais ces
Van Gogh, Autoportrait, 1887-1888. 46 x 38 cm. Kunsthistori- Van Gogh, Autoportrait, 1888. 62 x 52 cm, Fogg Art Museum,
sches Museum, Vienne. Harvard University, Cambridge, Massachusetts.
points n'occupent jamais tout l'espace peint 42 • Dans l'immense majorité des cas,
qu'il s'agisse de paysages ou de portraits, les touches distinctes et inégales sont
reprises et intégrées dans le mouvement de continuité des lignes. Cet espacement
des traces du pinceau ne nuit pas en effet, à une extrême fermeté des lignes, à une
netteté «japonaise »43, des contours, des formes, dont la délinéation parfois
brutalement cernée de noir, est tout à fait anti-impressionniste. Jusqu'à 1887, les
lignes sont rarement arrondies ou involuées, elles sont disposées en gerbes ou en
faisceaux parallèles.
42. Cf. aussi Le jardin de l'asile de Saint-Rémy et Oliveraie (C.E.C. l, 105 et 108) où des
points, là séparés, ici denses, occupent partiellement le ciel. Dans C. E. C. l, 124, Jeune fille
au chapeau de paille, les points rouges occupent seulement le corsage et la robe à peine
visible.
43. Cf. Lettre déjà citée (Lettre 542 F).
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Le changement de rythme se situe donc à la fin de l'été 1887. Ainsi, que l'on
compare, du seul point de vue de la facture et de la texture, deux autoportraits de
1887 : le na 431 et le na 440 de T.P. Les deux planches LVI et LVII publiées en vis-
à-vis manifestent un écart de style et de tonalité tout à fait frappants. Dans le
premier, l'Autoportrait au chapeau de paille (Musée d'Orsay), les beaux tons dorés
et roux du chapeau et de la barbe ainsi que les longues touches bleues du fond et de
la veste - en fort contraste avec le jaune presque d'or pur à peine teinté de
quelques traces de gris et de brun - sont régulièrement distribués en haut en lignes
horizontales devenant peu à peu obliques pour se confondre avec le buste. Les
lignes de force, étranges radiations, déjà esquissées sur le visage n'émanent pas de
lui. Au contraire, dans le second Autoportrait au chapeau de feutre, le roux gagne
le visage tout entier qui est comme buriné, rayé, balafré de jaune sale, d'orange, de
vert et de bleu, visage d'où le bleu des yeux a disparu; les lignes de touches
s'organisent en lignes de forces qui rayonnent depuis l'arête du nez sur toute la tête
et sur le chapeau gris, terne, triste, fortement dissymétrique, et se mettent à
circuler en orbes concentriques autour du buste, dessinant une sorte de nimbe
Van Gogh, Autoportrait au chapeau de feutre, 1887-1888. 44 x Van Gogh, Autoportrait, 1889. 57 x 43,5 cm. Collection
37,5 cm. Musée Van Gogh, Amsterdam. particulière, New York.
comme ceux qui coiffaient la tête du Christ et des saints chez Masaccio et Giotto,
ou dans toute la peinture des icônes du Trecento et du Quattrocento. Mais ici le
nimbe n'est pas une nacelle d'or uniforme nettement délimitée comme chez les
vieux maîtres croyants, mais une nappe de radiations faites de pointillés jaune sale,
bleu clair, ou noirâtres et blancs. Cet étrange nimbe s'arrondit depuis la base du
cou et depuis les épaules, d'où il semble émerger, et va s'élargissant en demi-cercles
parallèles jusqu'aux bords du tableau où il se perd dans l'illimité. C'est dans
l'admirable et inquiétant Auto-portrait du Kunsthistorisches Museum, Neue
Galerie, de Vienne, daté de l'automne 1887 (T.P. 456, non reproduit en couleurs)
que l'arrangement des touches en lignes continues, commençant à se tordre sur
elle-mêmes devient un flamboiement sauvage: le visage semble à la fois léché de
flammes et constitué de ces flammes, comme chez un Arcimbold0 44 qui s'en serait
tenu à cet unique élément.
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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991
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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991
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Pourtant, malgré le domptage des forces par le style, une sourde, mais
invincible angoisse plane sur la plupart des tableaux, surtout dans la dernière
période. Ne vient-elle pas, comme nous l'avons suggéré plus haut, de la
fragilisation et de la relativisation de la présence humaine? L'homme comme tel ne
se trouve représenté que pour être aussitôt réduit, affaibli, éloigné. Dans les
Van Gogh, Le champ aux corbeaux, 1890.50,5 x 100,5 cm. Musée Van Gogh. Amsterdam.
portraits, la pose est rigide, le regard est fixe ou insaisissable, fuyant. Dans celui du
Docteur Gachet le buste incliné en diagonale montre un personnage sur le point de
glisser, de s'effondrer. Toujours les visages sont simplifiés, parfois réduits à des
caricatures (L'arlésienne, T.P. 766, ou surtout Les deux fillettes, T.P. 836), leurs
traits sont le plus souvent effacés, toujours schématisés. Dans les paysages, les
figures humaines, réduites à des esquisses, à des silhouettes privées de personnalité,
à l'état de mannequins, apparaissent souvent en nous tournant le dos, enfermées
dans une insondable solitude, comme la schématique paysanne courbée sur le
chemin longeant l'église d'Auvers. Les humains s'éloignent de nous, nous quittent,
comme les deux femmes et les deux fillettes qui marchent vers l'Escalier d'Auvers
(P.T. 874), gardant par devers elles leur humble secret. Ou bien, dans les paysages
d'où sont absentes les figures humaines, le renvoi à la subjectivité du peintre ou du
spectateur fait allusion à un être énigmatique, dont le regard serait capable d'envol,
voire d'ubiquité. Il devrait en effet être capable d'embrasser, sans se situer à aucun
point déterminable, un espace immense qui se trouve comme remis à lui-même,
rendu à son omnipotence.
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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991
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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques
Numéro 7 I 1991
www.lapartdeloeil.be