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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie.

© La Part de l'Œil, 1991

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Van Gogh, notre contemporain/

Michel Haar

Bien au-delà de l'actualité « médiatique » du Centenaire, l'esprit du temps a


suprêmement reconnu et consacré Van Gogh. Il est devenu aux yeux du très grand
nombre l'artiste par excellence, avec la connotation sacra-sainte de magie et de
malheur qui depuis le romantisme s'attache à ce nom ou à cette fonction.
L'étonnant, ce n'est pas qu'un tel culte se célèbre, avec les moyens et dans le style
de l'époque: par des cotations vertigineuses sur le marché mondial de l'art, par
l'édification d'un nouveau musée-temple ultra-moderne l , par une marée de
publications (où l'on trouve pêle-mêle de splendides monographies, des études
psychiatriques et des biographies romancées), par des films et des festivals (jusqu'à
Auvers-sur-Oise), des feuilletons de télévision, et même des T-shirts et des cartes
d'appel téléphonique, qui reproduisent en couleurs criardes tel ou tel auto-portrait
ou tableau fameux. Ce qui devrait nous étonner, ce n'est pas cette frénésie de
célébration où l'on vénère sans doute sans le savoir l'une des dernières apparitions
d'un sacré qui partout se retire. L'étonnant, c'est bien plutôt que notre époque ait
élevé à cette gloire, voué à cette apothéose, un peintre dont les thèmes figuratifs, en
dehors de portraits peu datés, se rapportent presque exclusivement à la nature ou à
une existence paysanne quasi immémoriale. Contrairement à Turner (presque un
siècle auparavant) et à Monet, Van Gogh n'a pas peint de locomotives, ni de gares.
Il n'a pas puisé ses motifs dans la civilisation industrielle naissante. D'où vient donc
la fascination puissante que sa peinture exerce aujourd'hui? A quoi tient la
résonance qu'elle éveille à un siècle de distance?
Ce que chacun sait, ou croit savoir, de la biographie quasi légendaire de
celui qui n'a jamais signé ses toiles que du nom de Vincent, y entre sans doute,
qu'on le veuille ou non, pour une large part: ses débuts d'évangéliste et de pasteur
temporaire auprès de paysans et de mineurs dont il partage la pauvreté; ses amours
malheureuses; son amitié avec Gauguin qui se termine par une violente rupture et
l'épisode de l'auto-mutilation (l'oreille coupée), les grandes étapes de sa « car-
rière » brève et ignorée du public: la Hollande, Paris, la Provence, Auvers; ses
internements en asile psychiatrique à Arles et à Saint-Rémy de Provence; son
suicide en pleins champs, à 37 ans. Que Van Gogh ait, dans les dix dernières années
de sa vie, tout sacrifié à l'unique activité de peindre, qu'il ait donné à ce sacrifice
une portée sublime (<< peindre, écrit-il, frise l'infini ») qu'il ait souffert, à cause
même de sa vocation, l'exil, l'exclusion, la solitude, la maladie, l'extrême détresse,
et qu'il soit ainsi à strictement parler un martyr de l'art, cela n'est pas un mythe. Ce
qui relève de mythes post-romantiques, celui de l' « artiste maudit » ou du « génie
halluciné » , c'est l'idée qu'il faut que l'artiste souffre un tel martyre et qu'il doit

1. Le nouveau Rijksmuseum inauguré en 1990 à Amsterdam.

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être supplicié par les forces toutes puissantes qui le traversent. Ou encore l'idée que
son œuvre lui a été directement inspirée, dictée par sa « schizophrénie », ou bien
ne peut être expliquée ou comprise qu'à partir de cette dissociation progressive de
sa personnalité.
En effet la « part de la folie » n'est pas aussi aisément déterminable. Car
d'un bout à l'autre, la correspondance témoigne d'une vraie sagesse, d'un jugement
solide, d'une riche culture tant littéraire qu'artistique, et en outre une faculté
d'auto -analyse extraordinairement équilibrée et lucide tant vis-à-vis des péripéties
de son existence et de sa maladie, que, pas après pas, de l'évolution de sa démarche
picturale. Ses lettres montrent clairement que la vocation pour l'art a peu à peu
remplacé, ou plutôt donné un sens nouveau à sa première vocation pour Dieu.
Mais Van Gogh quand il peint ne délire pas. Il a élaboré, énoncé et accompli
son projet de peintre, et ce en répondant à une question précise proche de la
question de Cézanne: Comment faire pour conserver l'acquis de l'impression-
nisme, pour garder la richesse de la couleur et de la lumière, et cependant parvenir à
des formes qui aient la solidité, la densité, la force, la netteté, la délimitation, que
les maîtres les plus admirés de lui (Rembrandt, Millet) avaient pensé tirer de
« l'imitation de la nature » ? Cette question, on le verra, n'est pas seulement une
question de « technique ».
Car bien qu'il ait traversé des crises de démence, nous savons qu'il n'a pas
peint sous l'emprise du délire, et aucun de ses tableaux ne suggère de vision
hallucinatoire. L'œuvre, surtout dans l'accélération prodigieuse des dernières
années - 414 toiles peintes entre février 1888 et juillet 1890, soit presqu'autant que
dans toutes les périodes précédentes (elle compte 879 tableaux au total)2 - s'est
construite plutôt comme une cure, comme un provisoire rétablissement de la santé
après des épisodes délirants. Chaque fois que Van Gogh se ressaisit au sortir d'un
tel épisode, par exemple celui d'Arles, il commence par peindre un auto-portrait,
(celui à l'oreille bandée), par lequel il assume ce passé, rentre en possession de lui-
même et de son art (cf. L'homme à la pipe, T.P. 628). De même Le Jardin de la
maison de santé à Arles (T.P. 645) peint en avril 1889, peu après son ré internement
à Arles : tout y reflète le calme, les lignes d'une régularité presque géométrique du
jardin et du bâtiment, avec une perspective classique dans l'espacement des
colonnes et des arches, les personnages tranquillement occupés à regarder ou à
bavarder, le bassin avec ses poissons rouges ... Faut-il admettre que l'augmentation
du dynamisme du trait, le caractère convulsif, enfiévré des paysages dans les
périodes de Saint-Rémy et d'Auvers, aussi bien que dans l'ensemble, l'épaississe-
ment des touches, leur caractère agité, soient dus simplement à l'aggravation de la
maladie? C'est l'interprétation que défend J aspers 3 , lecture qui, tout en étant
psychiatrique, a le mérite de porter, au moins partiellement, sur des éléments
spécifiquement picturaux, alors que la psychiatrie lourde de Charles Mauron 4 perd
de vue les tableaux, et s'enferme dans le dédale du seul roman familial et dans la
complexité de ce qu'il appelle la « symbiose » entre Vincent et son frère Théo. La
fragilité de l'interprétation de Jaspers vient de ce qu'elle projette un jugement de
valeur formulé du point de vue d'une bonne santé moyenne, normale, sur le
développement de l'œuvre: il soutient que le progrès de la schizophrénie
s'accompagne chez Van Gogh d'une perte progressive de maîtrise et de puissance
de synthèse. Il croit à un « appauvrissement » des capacités de l'artiste en 1889-
1890. Il écrit: « Des impulsions violentes et élémentaires, qui ne sont plus riches
de valeur créatrice, n'ont plus qu'un effet de monotonie. La terre, les montagnes ne

2. A défaut du seul Catalogue qui fasse autorité, celui de Jacob de la Faille (1928, 1939,
1970), difficile à consulter, nous renvoyons au Catalogue donné par P. Lecaldano dans
Tout l'œuvre peint de Van Gogh, 2 voL, Flammarion, 1971 (sigle T.P.), qui est suivi d'une
T able de concordance.
Nous renverrons parfois pour des toiles non reproduites dans ces deux volumes, au récent
Catalogue de l'Exposition du Centenaire (C.E.C.) en deux volumes: vol. 1. Peintures,
Amsterdam, vol. II, Dessins du Musée Krôller-Müller, Otterlo, Fonds Mercator de la
Banque Paribas, Anvers, éd. française Albin Michel, Paris, 1990 (ci-dessous C.E.C. 1 ou
II).
3. K. Jaspers, Strindberg et Van Gogh, traduit par Hélène Naef, éd. de Minuit, 1953.
4. C. Mauron, Van Gogh, « Etudes psychocritiques », Corti, 1976, rééd. 1990.

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sont plus faites que d'une masse envahissante, d'un magma ... On voit des quantités
de traits, sans vie différenciée, un chaos de lignes sans autre caractère que celui de
l'agitation »5. Toute construction, dit-il, disparaît. Il ne reste plus qu' « un
barbouillage sans forme »6 . Peut-on appliquer ce jugement à La route au cyprès
(T.P. 788), de mai 1890, aux derniers paysages ou aux portraits du docteur Gachet,
ou à L'église d'Auvers, également de 1890? Les formes, en dépit de leur
serpentement, de leur torsion ou de leur élan fiévreux ne sont nullement
méconnaissables. Elles sont parfaitement organisées. Le grand art, dit Nietzsche,
est celui qui est capable de « voir le chaos », et dans une certaine mesure, comme
dans la tragédie grecque de le laisser paraître, tout en lui imposant une loi, un
ordre. Aucun tableau de Van Gogh n'est dépourvu d'une composition et d'une
symbolique affective des couleurs, que nous aurons à analyser. Jaspers reconnaît
qu'en dehors de ses crises, l'artiste est lucide, comme en témoignent les lettres.
Pourquoi ne l'aurait-il pas été aussi dans sa création, en dépit de la proximité du
gouffre?
Pourtant le refus d'admettre toute espèce de « maladie mentale », comme le
fait Artaud, conduit également à une impasse. Car Van Gogh a lui-même assumé sa
maladie, son « mal » , en le décrivant comme « intolérable » dans sa correspon-
dance, et en entrant volontairement à l'asile de Saint-Rémy. L'idée du « suicidé de
la société ),1, qui aurait intériorisé, par l'auto-destruction finale, le rejet et la
condamnation sociale, est un mythe anti-psychiatrique, qui appartient lui aussi au
post-romantisme. Dire que la société est folle ne fait qu'inverser l'explication
courante. Finalement toute explication par la folie s'éloigne de la vérité proprement
picturale qui échappe par essence aux catégories seulement psychiatriques, et qu'il
faut tâcher de décrire dans sa spécificité, sans l'aide de la biographie.
Artaud est parvenu d'ailleurs par la seule véhémence de son texte, son
martèlement obsessionnel, ses cris, par la force poétique nue et crue de ses
métaphores, à décrire la puissance explosivement monstrative, effusive, de cette
peinture. Il a souligné que cet art dépasse d'emblée toute représentation, -
toujours « inerte » , dit-il - pour livrer au regard le jaillissement originel de la
nature, en son unique multiplicité, en son épaisseur chaotique et pourtant
organique. « Je dirai que Van Gogh est peintre parce qu'il a recollecté la nature,
qu'il l'a comme retranspirée et fait suer, qu'il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles,
en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d'éléments,
l'épouvantable pression élémentaire d'apostrophes, de stries, de virgules, de
barres, dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient
faits »8 . Les deux aspects de la nature, le mouvement et le repos, le chaos et l'ordre,
sont décrits dans le texte d'Artaud par de splendides métaphores : le peintre, dit-il,
se fait « organiste d'une tempête arrêtée et qui rit dans la nature limpide, pacifiée
entre deux tourmentes »9 . C'est l'énigme du surgissement de la phusis, d'une nature
dont on ne peut dire si c'est par sa propre ivresse tourmentée ou par celle de l'art,
qu'elle se soulève, s'enfle douloureusement jusqu'à se déchirer, et puis se fige dans
de mystérieuses cicatrices : « l'énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du
paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété »10 .
L' « ivresse » qui selon Nietzsche désigne, dans la « physiologie » de l'artiste, une
perception plus claire et plus nette des formes, une hyperlucidité, appartient ici au
pinceau, c'est-à-dire à la main et au corps, et à travers le corps à la poussée même de
la phusis qui émerge dans le geste. Cette vérité corporelle originaire de l'acte
pictural, qui s'inscrit chaque fois dans une terre et un monde particuliers, peut
certes se retrouver chez d'autres peintres, et naturellement chez ceux que Van
Gogh admirait le plus et dans la lignée desquels il se situait: les « primitifs »
italiens, Giotto, Vinci, Michel-Ange, Vermeer, Rembrandt, Ruysdaël, Delacroix,
Millet.

5. Strindberg et Van Gogh , op. cit. , p. 248.


6. Ibid., p. 249.
7. A. Artaud, Le suicidé de la société, Gallimard, rééd. 1990.
8. Op. cit., p. 59.
9. Ibid. , p. 73.
10. Ibid., p. 82.

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Mais pourquoi, alors que ceux-là appartiennent à l'histoire de la peinture, le


reconnaissons-nous comme notre contemporain, au même titre que Picasso ou
Braque? C'est - livrons d'emblée notre hypothèse de lecture - parce que nous
pressentons qu'il y a des affinités et des correspondances à la fois visibles et secrètes
entre les structures de cet espace pictural et la façon dont Nietzsche, et Heidegger à
sa suite, nous ont appris à interpréter à la fois l'art et le monde.
Son côté « nietzschéen» ce serait son dionysisme. Ce terme est à prendre ici
au sens large, signifiant l'afflux spontané vigoureux, surabondant, désordonné,
incessant, inapaisable, d'une très grande multiplicité d'impulsions partielles,
divergentes, qui sont toutes acceptées, mais dominées, ramenées à des unités
simples et claires. Car son dionysisme est soumis à des lois, dompté par une
volonté d'expression affective, qui peut être nommée tragique, parce que l'unité ou
l'équilibre fragile des formes, est conquis sur leur enracinement ou leur dissolution
dans le multiple, émerge d'une participation cosmique et d'une plongée, pour ainsi
dire suspendue, retenue, dans le «chaos », nom nietzschéen pour désigner
l'horizon entier des forces, de création et de destruction, de vie et de mort, en nous
et hors de nous. Ainsi, bien que 1'« expression» soit perçue par l'artiste comme
volontaire, cette volonté n'exclut pas bien au contraire que le peintre s'efforce de
laisser la couleur, la nature «s'exprimer» par elle-même, c'est-à-dire tout
simplement paraître, se découvrir. Le tragique auquel Van Gogh veut accéder est le
contraire de la sentimentalité qui ramène toute affection à la complaisance à soi, à la
clôture sur soi d'une subjectivité: « Je ne vise pas à exprimer dans mes figures et
dans mes paysages une espèce de mélancolie sentimentale, mais une douleur
tragique, écrit-il dès 1882 1l •
Plusieurs aspects majeurs de cette peinture découleraient de ce dionysisme,
essentiellement :
1. L'intensité convulsive des lignes; la flexion, le flamboiement des formes
sous la poussée des forces; cependant les lignes restent fermes, nettes (<< ]' envie aux
Japonais l'extrême netteté qu'ont toutes choses chez eux» )12; même dans la période
parisienne (mars 1886-février 1888), la plus proche de l'impressionnisme, la forme
émerge en toute clarté - et cela par le seul jeu des couleurs, comme par exemple
dans les Jardins sur la Butte Montmartre (T.P. 406).
2. La parcellisation ou la fragmentation des marques picturales, nullement
comme chez Signac en une sorte de brouillard uniforme de points colorés, mais
selon précisément des lignes ressemblant à des pointillés; les taches de couleur sont
ordonnées selon des lignes de force, des lignes discontinues, qui ont des « blancs »,
des interruptions, des intervalles; hachures suivies, touches régulièrement espa-
cées, coups de pinceau successifs dans une même direction, traits à la fois brisés et
continus; les stries ou les barres sont disposées en « faisceaux» comme dit Artaud;
souvent ces touches picturales manifestent un empâtement, font relief sur la toile;
parfois, le plus souvent dans le ciel (p. ex. dans la Nuit étoilée) mais aussi sur les
fonds de certains portraits où elles dessinent un nimbe autour du visage, ces taches
sont déployées en structures concentriques, en rayonnements, boucles ou enroule-
ments, en volutes ou arabesques, plus ou moins paisibles ou vertigineusement
enveloppés, tentaculaires ou rétractés; certains commentateurs, comme Jean
Paris t3, ont vu dans ces deux aspects opposés et corrélatifs de 1'« écriture» - la
continuité des lignes et la fragmentation des taches- l'équivalence picturale de
l'ambivalence « schizophrénique» entre l'effusion cosmique (vers les forces, vers
l'informe) et la séparation ou l'individuation des formes: la disposition des taches
en boucles, la torsion même des lignes seraient des tentatives pour résoudre cette
dualité en unité; d'un point de vue nietzschéen, en effet, la ligne en pointillé
signifierait le « chaos » (la divergence, la dispersion des forces et l'insuffisance,
l'inadéquation de toute forme à l'égard de la surabondance des forces), mais soumis
à une « loi », c'est-à-dire ramené à une convergence - convergence difficile, et qui
ployant sous elle-même, se replie, se tord, s'enroule.

11. Lettre 218 N, (Corresp. t. l, p. 420). Nous indiquerons ainsi les références à la
Correspondance complète de Vincent Van Gogh, traduction Beerblock et Roelandt,
Gallimard/Grasset, 1960, 3 volumes in-quarto. Rééd. « Biblos », 1990.
12. Lettre 542 F (Corresp. t. III, p. 214).
13. «Le soleil de Van Gogh », dans Miroirs, Sommeil, Soleil, Espaces, Galilée, 1973, p.
101-149.

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3. La pluralisation des perspectives, leur décentrement, ou exorbitation, la


multiplication des points de vue et des points de fuite; le meilleur exemple, mais il y
en a beaucoup d'autres, serait la Nuit étoilée, dont, comme le dit très bien aussi
Jean Paris, l'espace semble être vu en surplomb, « à l'altitude de la lune ,,14, avec
plusieurs foyers lumineux et plusieurs lignes de fuite se disputant le regard;
contrairement à la perspective focale unique qui règne depuis la Renaissance,
l'espace est organisé de telle sorte que le regard se trouve partagé entre plusieurs
centres possibles; de même que dans le perspectivisme nietzschéen, « le point de
subjectivité est mobile », se déplace, de même chez le dernier Van Gogh des plans
concurrents, souvent fuyants et peu unifiés, s'offrent alternativement et se
dérobent : ainsi dans La route au cyprès, trois ou quatre espaces séparés privés de
centre sont en concurrence pour fixer un foyer qui n'est situable dans aucun d'entre
eux. On peut bien appeler « schizophrénique » un tel écartèlement, on ne l'aura
pas saisi et décrit comme phénomène pictural pour autant!
Son côté « heideggérien », ce serait surtout le primat de la couleur, la
« terre » venant à paraître en tant que matériau de la peinture, mais aussi comme
pure émergence d'une « nature » au sens de phusis, qui dispute sa place au
« monde ».
1. « La couleur par elle-même, écrit Van Gogh, exprime quelque chose »15.
Quoi donc? Secondairement, par le modelage qu'en fait l'artiste, des formes l6 •
Primairement, des nuances affectives. Que la couleur soit « par elle-même»
expression affective, cela semble pouvoir s'accorder avec la pensée de Heidegger,
mais à condition de ne pas comprendre le terme d'expression, suivant l'idée
hégélienne de l'art, comme extériorisation, c'est-à-dire comme volonté de produire
l'intériorité du sentiment dans une forme extérieure.
Il y a en effet dans toute couleur, naturelle ou artistique, une Stimmung, une
disposition affective où s'exprime une ouverture au monde antérieure à l'autoposi-
tion d'un sujet face à un objet. Que le bleu exprime une profondeur, une dilatation,
du calme, que le rouge exprime une rétraction, une excitation, cela est tout à fait
indépendant de notre volonté. Nous autres spectateurs comprenons d'abord
comme une telle Stimmung ce que dans les lettres l'artiste présente comme
l'expression volontariste d'un sentiment, selon la formule qu'on rencontre très
souvent: « j'ai voulu exprimer » tel ou tel sentiment ... ». S'il y a par la seule
couleur - telle ou telle nuance de jaune - expression affective, ce n'est pas en tant
qu'extériorisation d'un affect, mais en tant que les paysages, les objets quotidiens,
les fleurs, les visages (certes grâce au travail de l'artiste, dont Heidegger ne parle
pas suffisamment) se mettent à vibrer de telle ou telle tonalité affective par leur
seule texture colorée et leur seule radiance; essence visible où l'affect est aussi
directement manifeste que la substance colorée; essence sans intérieur ni extérieur.
La couleur est à la fois origine et milieu d'expression affective. Elle n'est pas un
simple moyen d'expression.
2. Le caractère mouvementé, ondoyant ou flamboyant des lignes, de même
que leur multiplication en tracés parallèles, pourrait s'interpréter du point de vue
de Heidegger comme signifiant que la « terre » comme couleur résiste et lutte
contre sa réduction nécessaire à un « monde », articulé en formes sinon objectives,
du moins bien déterminées. Ce que Heidegger désigne à un degré de profondeur
pré-phénoménale, comme le « trait » artistique (Riss, c'est-à-dire « fissure »,
« déchirure ») et qui est la rencontre conflictuelle secrète, déchirante, de la terre et
du monde, matrice ou schéma producteur (Grundriss), de toute forme ou figure, a

14. Jean Paris, op. cit., p. 131. Nous ne pouvons suivre sur ce point l'interprétation
objectiviste et historisante du critique américain contemporain Albert Boime, pour qui
cette vue trop haute viendrait du fait que Van Gogh était obligé de peindre depuis sa cellule
située au deuxième étage de l'asile de Saint-Rémy! D'ailleurs, l'auteur reconnaît qu'il n'était
pas obligé de peindre ce qu'il voyait, puisque le village représenté n'était pas visible de ce
point de vue! « La cellule .. . donnait sur un champ de blé et sur les Alpilles .. . » (Van Gogh,
la Nuit étoilée, A. Biro, 1990, p. 28). Comment expliquer d'ailleurs, que l'autre Nuit étoilée
sur le Rhône soit peinte à la même hauteur, sans qu'il y ait d'édifice à cet endroit ni de
contrainte de ce genre?
15. Corr. II, p. 496 (octobre 1885) : nous soulignons.
16. Cf. : « Le vrai dessin c'est de modeler avec la couleur » (Lettre 459a).

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précisément du mal à se stabiliser, à se figurer. Pourquoi? A cause d'abord de la


prépondérance de la couleur. « Le tracé du trait doit se restituer ... dans le sombre
éclat des couleurs ... La terre reprend en elle le trait ... »17. La condition qui fait que
le trait est porté dans l'ouvert est qu'il se confie à « l'indécelable émergeant dans
l'ouvert »18. Cette indécelabilité, ce refermement sur soi propre à la terre comme
phusis, et propre à la couleur, doit lui-même paraître, devenir visible. L'art consiste
à révéler la nature comme nature c'est-à-dire à montrer « comme tel ce qui en se
refermant sur soi et en se protégeant, émerge dans l' ouvert » (was als Sichver-
schliessendes und Behütendes ins Offene ragt)I9. N'est-ce pas le refermement sur soi
« naturel » , « physique » , que manifeste la torsion ou le repliement sur eux-
mêmes, des tracés? Les formes seraient agitées, secouées, comme par un grand vent
(c'est seulement le Mistral, diront les positivistes !), non pas tant parce que la
couleur se dérobe toujours en partie à la ligne, par excès peut-être (de la lumière sur
les formes), mais parce que ce retrait même fait voir la force surabondante et la
profusion de la nature 20. Pour désigner la visibilité de ce double retrait (de la terre
comme couleur et de la terre comme nature) Heidegger a recours au raccourci d'un
unique oxymoron : « le sombre éclat des couleurs » . Or il est bien évident qu'il
existe des couleurs claires, et que l'expression « le sombre rayonnement » (die
dunkle Glut) se rapporte en fait à la « puissance » , à la richesse cachée, à la
surabondance inépuisable du rayonnement 21.
3. Un autre aspect « heideggérien » serait le décentrement de l'homme, non
pas seulement par rapport à 1'« être », mais face à la surpuissance de la phusis qui le
dépasse. La phusis est aussi le dynamisme inquiétant de la « terre » qui menace
d'écraser l'homme. Un tel décentrement est manifeste d'abord dans les paysages où
figurent des personnages - toujours rapetissés, quasiment effacés, (leur visage est
souvent dépourvu de traits) qui semblent écrasés, vus d'en haut comme dans La
nuit étoilée sur le Rhône (T.P. 578) et dans La route au Cyprès, ou vus de loin
comme dans La Maison de Vincent à Arles (T.P. 575), ou Le Jardin de Daubigny,
ou de dos et s'éloignant (L'escalier d'Auvers, T.P. 874), ou donnent une forte
impression de solitude (comme dans Le Semeur, T.P. 595) voire d'égarement
(comme dans La Promenade du soir, T.P. 709). De la plupart des paysages se
dégage une atmosphère d'absence inquiétante: tout l'humain y est comme éloigné.
D'ailleurs, dans les portraits ou auto-portraits, le regard est le plus souvent
étrangement vidé ou dévié, assez rarement tourné vers le spectateur; il semble se
perdre dans un ailleurs indéchiffrable, qui se trouverait, si on cherchait à le situer, à
côté de nous qui le regardons. D'une façon générale, l'espace « fuit»; il est brisé,
divisé de telle sorte qu'il échappe à la domination d'une subjectivité qui le réduirait
à sa simple représentation, c'est-à-dire à un espace géométriquement ordonné,
s'étalant devant elle et unifié par son regard.
N'est-il pas surprenant que ces deux interprétations de l'art, celle de
Nietzsche et celle de Heidegger, fondamentalement opposées quant à leurs
principes, se rejoignent dans certaines de leurs conséquences? (Nous nous
bornerons ici à analyser de façon plus détaillée les questions de la couleur et de la
ligne, en laissant pour une autre étude la question plus complexe du décentrement
de la perspective qui entraîne le brisement de l'espace).

17. « L'origine de l'œuvre d'art », dans Chemins, p . 71 , (je souligne: sombre éclat).
18. Ibid.
19. Ibid. Holzwege, p. 52 (trad. modifiée).
20. La terre est décrite comme « plénitude inépuisable », « afflux infatigué et inlassable »,
Ibid., p. 49-51 .
21. A moins de lire - cette lecture n'exclut pas l'autre - dans cette expression « sombre
éclat » une allusion à la théorie schellingienne de la peinture : « Le matériau du peintre ...
est l'obscurité »; puisque, pour Schelling, le principe « magique » de la peinture est le clair-
obscur; « identité dans laquelle lumière et obscurité doivent se fondre au point de ne faire
qu'un corps et une âme » (5. W., Cotta, III, p . 533-534), identité du Grund obscur retiré et
de 1'« existence » idéale, lumineuse. Mais cette identité est pour Heidegger métaphysique.
La corrélation de l'éclat et du retrait ne saurait aboutir à une identité.

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Couleur et expression affective


« La couleur exprime quelque chose par elle-même »22. Ce « quelque
chose » est un mixte de phusis et d'affectivité. Car la couleur n'est pas seulement un
rayonnement particulier du spectre lumineux qui sur la palette de chaque peintre
prend, par les mélanges, les interférences et les juxtapositions avec d'autres
couleurs, des teintes spécifiques, des tons, des nuances infinies, peut-être jamais
vues dans la nature. Chaque couleur engendre un espace particulier, dilaté ou
rétréci, qui accueille, retient plus ou moins le regard ou le repousse plus ou moins,
et qui, selon également le mouvement et la disposition des lignes, suscite un climat
de joie ou de sérénité, de mélancolie ou d'angoisse. Comme le dit Maldiney, la
couleur est à la fois spatialisante et « climatique ». C'est dire qu'elle est expression
affective immédiate. Mais cette immédiateté affective n'existe que pour nous
spectateurs. Le peintre y atteint seulement grâce au travail par lequel, comme dit
Van Gogh, il « arrange » la couleur, c'est-à-dire la pousse au-delà d'elle-même,
l'accentue, soit par la juxtaposition de sa couleur complémentaire, soit en lui faisant
porter plus ou moins de la luminosité d'une autre couleur « irréductible ». Jaune,
bleu, rouge sont les trois couleurs « irréductibles »23 ou primaires, alors que vert,
orange, violet sont, selon l'expression du chimiste ChevreuF\ des couleurs
binaires, ou composées.
Le jaune est pour Van Gogh la couleur fondamentale - celle des soleils,
celle des tournesols et des champs de blé, dira-t-on, mais d'abord une couleur sur
sa toile, et non pas telle qu'elle est dans la nature, strictement associée aux étants
naturels.
Partir du jaune, maintenu, retenu en son mouvement vers le vert, en son
mouvement vers l'orangé, telle est la démarché préférée, surtout en sa dernière
période, par Van Gogh. Le jaune pour lui est extatique. Son jaune il le tiendra
comme on tient une note de musique ou comme un accord fondamental : « une
haute note jaune », dit-il. Dès la fin de la période de Nuenen, période dominée par
des couleurs brunâtres, noirâtres, boueuses - visages de paysans qui semblent
taillés dans la terre sombre - en 1885, il écrit qu'il conçoit un paysage d'automne
comme « une symphonie en jaune »2\ et parle de son « jaune fondamental »
comme n'étant « pas le jaune des feuilles » . Couleur hors nature, ou plutôt à la fois
naturelle et marquée d'un excès, excessive, comme doit l'être l'art à ses yeux. Plus
tard, il écrira : « Pour atteindre à la haute note jaune de cet été, il a bien fallu se
monter le coup un peu »26. Se monter le coup, c'est dit-il « exagérer », se faire
délibérément «coloriste arbitraire », «transformer une étude en tableau en
arrangeant la couleur, en agrandissant, en simplifiant »27. « Au lieu de chercher à
rendre exactement ce que j'ai devant les yeux, je me sers de la couleur plus
arbitrairement pour m'exprimer fortement »28. La beauté naturelle « on la perd par
une imitation pénible, littérale; on la garde en la recréant par une gamme de
couleurs parallèles, mais pas fatalement exactes ou même très éloignées d'être
conformes au modèle »29. Il y a expression, expressivité, pour autant que l'art
« garde » la nature en l'intensifiant sans l'imiter exactement, selon ce qui serait, dit
la même lettre, «une affreuse exactitude ». Cette intensification très « nietzs-
chéenne » qui règne aussi sur les lignes, Van Gogh la thématise essentiellement

22. Lettre 429 (Corresp. II, p . 496) (nous soulignons).


23. Lettre 401 (II, p. 421).
24. Chevreul publie en 1864 un Mémoire sur les couleurs et leur application aux arts
industriels, où il formule la distinction entre couleurs primaires ,' jaune, rouge, bleu; et
couleurs binaires, c'est-à-dire formées de deux couleurs: orangé (rouge et jaune), vert
(jaune et bleu), violet (rouge et bleu). Une couleur binaire s'exalte auprès de la primaire non
composante qui est dite complémentaire,' ainsi l'orangé est exalté par le bleu, le vert par le
rouge, le violet par le jaune. Van Gogh avait été initié à cette théorie par le peintre Mauve.
25. Lettre 429 (p. 495).
26. Cité par Maldiney dans Regard, parole, espace, L'Age d'homme, p. 137.
27. Lettre 520, Arles, août 1888.
28. Ibid.
29. Lettre 429 (c. II, p. 495) .

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

quant à la couleur. Il écrit à propos d'un portrait: « J'exagère le blond de la


chevelure, j'arrive aux tons orangés, aux chromes, au citron pâle »30. Dans l'une des
premières périodes, celle de Nuenen (1883-1885), l'accentuation consistait à rendre
plus sombre que nature (<< je suis plus sourd de couleur que la nature »y1. Dans la
dernière période, celle d'Arles et d'Auvers (1888-1890), l'accentuation vise à
« pousser » sans cesse le jaune ou bien en lui juxtaposant du violet, ou bien en le
mêlant à, en le tirant vers ses «composantes» possibles, de manière soit à
l'assombrir (par le vert) soit à le faire rougeoyer (par l'orangé).
Que signifie ontologiquement « cette diable de question du jaune »32 à
laquelle il ne cesse de revenir? A la fois le secret même de la lumière, « pluie d'or »,
mais aussi le soleil et ses substituts, la lune et les étoiles, la source de la chaleur
physique et l'ardeur des sentiments. Le jaune est la couleur par excellence,
matricielle, originelle, superlative, le rayonnement de tous les rayonnements,
quasiment indicible et auquel son nom habituel convient à peine. En témoigne ce
passage d'une lettre d'Arles: « Un soleil, une lumière, que faute de mieux je ne
peux appeler que jaune, jaune soufre pâle, citron pâle or. Que c'est beau le
jaune! »33.
Il y a autant de variétés de jaunes non pas que de choses ou d'éclairages, mais
que de tonalités affectives des choses et du monde. On ne saurait réduire le jaune à
un simple symbole comme le fait Leymarie qui écrit: «le jaune solaire est
l'équivalence idéale de la lumière et de l'amour »34. On ne saurait le détacher des
choses mêmes: les blés au soleil couchant, les tournesols, la chaise vide, les façades
de certaines maisons, ou encore le plancher d'un café, ou tel mur de fond. Mais
chaque fois l'accent affectif est différent, lié indissolublement à la chose et à une
nuance particulière à la fois de la couleur et de l'affect: cuivre, or pâle, ou vieil or,
ocre, chamois, jaune-orangé, jaune-paille, jaune-citron, jaune envahi de touches
blanches, vertes, bleues, rouges, brunes, ou même noires, selon cette diversité de
touches, de stries, de hachures, de raies, de virgules, de spirales, en lesquelles
toutes les couleurs se distribuent. Citons parmi les variétés les plus étonnantes : ces
fragments dorés, en fort contraste avec la nuit environnante, marbrés de brun et de
rouge, ces étranges pépites dont se nourrissent en silence et quasi cérémoniellement
Les Mangeurs de pommes de terre (T.P. 151); le jaune terne et brunâtre de la
Nature morte au chapeau de paille (T.P. 159), chapeau devenu objet mort, privé
d'âme ou d'inspiration, qu'on pourrait opposer au jaune intensément lumineux
mais subtil, avec des touches légères de gris, de bleu et de rose d'un autre chapeau
de paille dans l'un des auto-portraits de 1888 (T.P. 431); le jaune presque blanc de
quelques marguerites dans Nature morte: fleurs (T.P. 417); le jaune très lumineux
tirant sur le vert qui couvre le plafond en auvent et les murs du café dans Le café, le
soir (T.P. 577); le jaune-vert pâle du veston dans le Portrait d'Armand Roulin (T.P.
615); le jaune-ocre, couleur de terre de Sienne qui recouvre le fond du Portrait
d'Augustine Roulin (T.P. 616), envahit le visage de la femme en même temps que
des reflets verdâtres, non pas inquiétants comme ailleurs, mais simples échos du
vert sombre de sa robe; le jaune s'étageant en multiples teintes cuivrées, pâles au
loin, rougeâtres au premier plan, des blés dans Coucher de soleil (T.P. 519); le
jaune blond, bouclé, lumineux, tirant pourtant parfois légèrement sur le roux,
parcouru de douces et tendres taches de violet pâle, avec des notes discrètes de vert
au premier plan, contrastant avec le jaune clair, aigre, le jaune citron du soleil
encore haut dans Champ de blé (T.P. 672); le jaune orangé tirant tantôt sur le brun
et le vert, tantôt virant en jaune pâle dans Les tournesols (T.P. 558); le jaune-brun
tirant sur le vert et le noir de l'angoissant auto-portrait de septembre 1888 (T.P.
581) sur fond vert, où de larges touches concentriques de ce vert encerclent le
visage, l'envahissent de quelques reflets et semblent l'emprisonner tandis qu'un très
léger halo lumineux d'un jaune pur borde la tête et la partie gauche du buste; le
jaune-blanc, au rayonnement froid, des astres, des constellations au dessus du
Rhône dans La Nuit étoilée de septembre 1888 (T.P. 578), qui s'oppose au jaune

30. Lettre 520.


31. Lettre 428, (c. II, p. 493).
32. Lettre B21 (c. III, p. 415).
33. Lettre 522 (c. III, p. 169) (nous soulignons).
34. Leymarie, Qui était Van Gogh? cité dans T.P., p. 133.

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

beige des fanaux sur la rive; le jaune blanc d'une planète (Vénus sans doute) et de la
voie lactée s'opposant au jaune solaire très soutenu de la lune et des autres astres
dans la Nuit étoilée de juin 1889 (T.P. 667); l'étonnant jaune or et cuivre virant
parfois au brun et au rouge dans La Sieste (T.P. 757); le jaune-vert, délicatement
entouré d'un liseré bleu clair, de La Chaise et la pipe (T.P. 623); le jaune sale et
comme souillé de teintes hétéroclites, rouge, noir, bleu, vert, blanc, du champ que
longe La route au cyprès (T.P. 788); le jaune citron apaisé, en taches peu
mouvementées de la Nature morte,' les Iris (T.P. 795); le jaune pâle et
mélancolique, également envahi de taches de couleurs disparates, des derniers
paysages d'Auvers (p. ex. T.P. 858); le jaune clair, effrayant, sauvagement disposé
en hachures au parallélisme rompu, désorganisé, brutalement traversé, barré, strié
d'épaisses touches rouge-sang, noires (les formes des corbeaux, mais d'autres
touches plus légères aussi) et brunes, réapparaissant par quelques taches suggestives
sur chacun des trois larges sentiers rouges-brun dans Les Champs de blé aux
corbeaux (T.P. 864).

Van Gogh, Café de nuit, 1888.70 x 89 cm. Yale University Art Gallery.

Ces descriptions et évocations rapides confirment que le jaune n'a pas de


signification pris isolément, mais plutôt en situation et par contraste, en tant qu'il
se met en mouvement vers d'autres couleurs, les accueillant ou les repoussant,
qu'elles soient « irréductibles » : le rouge et le bleu, ou composées - sans le
jaune: le violet, ou avec lui: le vert, l'orange, - couleurs dont la tonalité entrant
en conflit ou en résonance avec la sienne, la fait virer ou l'exacerbe, en tout cas la
fait vibrer, frémir, la rend extatique.
Le Café de nuit (T.P. 576), l'un des très rares tableaux qui porte sous le nom
de Vincent son titre en toutes lettres, montre ainsi l'invasion et la corruption, par le
vert et le rouge, du jaune, qui se trouve réduit par ces couleurs dures à une odieuse
et vile salissure. Arrêtons-nous un moment à cette toile où le jeu symbolique
affectif des couleurs, ici fondé sur le martyre et l'avilissement du jaune, a été
d'emblée recherché par le peintre qui a voulu, écrit-il, « rendre avec le rouge et le
vert les terribles passions humaines »35 . Citons d'abord la description qu'il fait lui-
même de sa toile dans cette même lettre à Théo du 8 septembre 1888 : « La salle est

35. Lettre 533 (Corresp. III, p. 190) (Nous soulignons: jaune sourd).

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

rouge sang et jaune sourd, un billard vert au milieu, quatre lampes jaune citron à
rayonnement orangé et vert. C'est partout un combat et une antithèse des verts et
des rouges les plus différents, dans les personnages de voyous dormeurs, petits;
dans la salle vide et triste, du violet et du bleu. Le rouge sang et le vert jaune du
billard par exemple contrastent avec le petit vert tendre Louis XV du comptoir où il
y a un bouquet »1 . Le ressort essentiel de cette description dont les seuls éléments
non directement picturaux se rapportent à la Stimmung générale de vide et de
tristesse, est la notion d'un combat des couleurs qu'indiquent les mots « combat » ,
« antithèse » , « contraste » . Mais ce que ne dit pas le texte de la lettre, c'est que le
combat du rouge et du vert, deux couleurs irréductibles qui figurent « les terribles
passions humaines » (l'alcool, le jeu, la prostitution), n'est pas un combat de ces
couleurs entre elles, mais de toutes contre le jaune. Le « jaune sourd » - celui du
plancher, du rayonnement étrangement diffus, circulaire des lampes, de l'absinthe
laissée dans les verres sur deux tables désertées - est la défaite du jaune : la défaite
ou la sinistre parodie de l'éclat glorieux et bienfaisant du soleil. Le jaune du café,
surtout celui des lampes, est souillé, sali, avili; il est verdâtre, ou plus rarement
brunâtre. Le café n'est pas seulement un « lieu de misère » , servant d'asile de nuit à
des vagabonds ou, dit-il, des « rôdeurs de nuit » , « lorsqu'ils n'ont pas de quoi se
payer un logement, ou qu'ils sont trop soûls pour y être admis » , mais un lieu de
perdition, un lieu qui est pour Vincent un véritable enfer: « un endroit où l'on
peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes » . « ... J'ai cherché, continue-t-
il, dans une autre lettre à Théo datée du même jour, à exprimer par des
contrastes ... , le tout dans une atmosphère de fournaise infernale de soufre pâle,
comme la puissance des ténèbres d'un assommoir »36 . Le brutal, uniforme et
sombre « rouge sang et lie-de-vin » des murs, le vert acide et criard du plafond
contrastent fortement avec le jaune dégradé en des tons verdâtres (les cheveux du
patron), brunâtres (les chaises), verdâtres (les auréoles des lampes), bleuâtres (les
dessus de tables). L'enfer moral, la corruption, sont rendus par la seule opposition
des couleurs et par l'abâtardissement du jaune céleste. Les personnages falots, à la
fois légers et alourdis, rapetissés, affalés sur les tables, aux visages sans caractère,
sont comme repoussés à l'extrême périphérie de la salle. Le patron semble nous
interroger d'un regard inexpressif, lointain, absent, spectre blanchâtre tirant sur le
vert, figé au garde-à-vous dans une raideur sinistre, flottant sans pieds quelque part
vers le fond, derrière le billard. L'espace central, ouvrant sur une arrière salle
vague, éclairée de la même lumière jaunâtre, est encore prolongé par une
perspective pseudo-Renaissance, fausse sortie faite des mêmes tons de jaune
dégradé. Ce lieu est une sorte d'immense désert intraversable, avec son plancher
vaguement incurvé où le jaune-vert alterne avec des balafres sanglantes, espace nul,
allongé par le parallélisme des lignes des planches convergeant vers la fausse sortie.
Espace blessé, navrant, gouffre élargi par l'ivresse, par le sommeil, qu'on ne
pourrait franchir que lentement et titubant. Vertige et impression de chute
imminente, d'effondrement, donnés par les chaises toutes de guingois (celle près du
patron surtout; la seconde au premier plan a un bord effacé et se redresse
bizarrement, ce qui l'éloigne fortement de la première, aux lignes dures); ou les
pieds du billard qui s'écartent et semblent se dérober sous lui. L'impression
d'ivresse et de titubement est initialement communiquée par les auréoles lumi-
neuses giratoires qui décrivent de larges pointillés de jaune verdâtre (écho du
plafond) entourant concentriquement trois des quatre lampes. Seule la lampe à gaz
la plus proche du spectateur émet comme un faux soleil une lumière plus dorée,
mais sourdement corrompue par des ponctuations ou des reflets rouges, orangés et
verts. Cette lumière malsaine projette sous le billard une gigantesque tache
d'ombre verdâtre qui accroît l'irréalité et le caractère fuyant de ce lieu privé de
centre. Les personnages tous éclairés des mêmes tons jaunes-verts - ainsi la femme
vêtue d'une robe verte et d'un corsage brun avec un liseré rouge (qui représente
sourdement le sang quasi noir des murs), les dessus de table, le poêle et le bar avec
leurs tons de moisissure vert-bleu, l'absinthe dorée abandonnée dans les verres, un
bouquet irréel, non pas rose comme le dit la description mais blafard, un grand
miroir tout à fait noir excepté quelques taches fantômatiques de rouge et de jaune,
l'horloge jaune arrêtée à minuit quinze - tous les détails convergent vers une
même ambiance de huis-clos infernal, d'emprisonnement, d'étouffement carcéral,

36. Lettre 534 (Corresp. III, p. 192-193).

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

d'envoûtement. Van Gogh a écrit que le Café de nuit était pour lui l'« équivalent»
des Mangeurs de pommes de terre. Descente dans un caveau sans soleil, avec pour
l'humanité recrue d'ennui, de vices, de travail ou de misère, de pauvres et honteux
substituts de l'or solaire, de misérables images du divin: ici, même le substitut, la
boisson, est délaissée; les hommes sont seuls; alors que là, les pépites de pommes
de terre étaient mangées en une muette et quasi solennelle communion, comme en
une scène (ou cène) familiale primitive. Il semble que le soleil artificiel central, le
plus haut placé des objets qui donne au café sa lumière caverneuse, fasse halte aux
quatre stations d'une orbite vertigineuse, étourdissante, répétitive: obsessionnelle
hallucination d'alcoolique. Il ne cesse de se cogner désespérément aux quatre murs
comme une prisonnier qui frapperait en vain aux parois de sa cellule. Mais ici les
prisonniers de la caverne sont prostrés, résignés, écrasés de torpeur, incapables de
révolte. Seule la lumière agitée, inquiète, démente, tournoie sans fin au-dessus de
leurs têtes vides et de leurs cauchemars d'ivrognes. Ils ont oublié « la vie future »,
qu'évoque subitement cette même lettre 518 F, où Van Gogh s'interroge soudain
sur l'étrange sérénité et gravité du visage des morts, même chez les êtres les plus
frivoles de leur vivant. « Et cela est pour moi une preuve, non la plus sérieuse d'une
existence d'outre-tombe »37. Il compare d'ailleurs souvent la mort à un moyen de
transport qui nous conduira ailleurs, vers d'autres astres peut-être, dit-il, rejetant la
représentation de la vie dans l'autre monde à laquelle croyaient son père et son
oncle (<< ils étaient plus sûrs que nous, trop sûrs, ne voulant pas poser de questions
là-dessus »). Il rejette aussi la pseudo-immortalité souvent attribuée aux artistes
(<< La vie future des artistes par leurs œuvres, je n'en vois pas grand chose »)38. La
« folie de l'immortalité dans le système chrétien » est une folie de « bonne vieille
mère de famille » écrit-il, mais pas moindre aux yeux du monde rationnel que la
folie des fondateurs de religion et que celle des grands peintres : « ... Les médecins
nous diront que non seulement Moïse, Mahomet, le Christ, Luther, Bunyan et
autres, étaient fous, mais également Franz Hals, Rembrandt, Delacroix et autres
étaient fous, mais également toutes les vieilles bonnes femmes bornées comme
notre mère »39.
Que de la sorte, très expressément, la description par le peintre du Café de
Nuit communique pour lui avec une réflexion sur la mort, la folie, la fragilité
humaine, notre « légèreté » et une « existence future » (<< Si nous sommes si légers
que ça, tant mieux pour nous, rien ne s'oppose alors à la possibilité illimitée
d'existence future »40) , montre en tout cas qu'il conçoit son œuvre même comme
un essai de connaisance orphique, initiatique, comme une vision ou plutôt une
voyance sur notre monde à partir d'un autre point de vue, à partir peut-être d'un
séjour des ombres, ou à partir d'un autre monde. Comme le fait remarquer très
justement Jean Paris, la scène est vue à partir d'une position de survol, autre que
simplement humaine : il faudrait avoir deux mètres de plus, dit-il, pour apercevoir
cette salle et ce billard « sous cet angle plongeant »41 . Il s'agit évidemment pour le
commentateur, non pas d'une simple élévation physique, mais d'une altitude idéale
à laquelle le regard se hausse dans l'imaginaire. Cette vue planante, et le creusement
ou l'effondrement de l'espace au premier plan, se retrouve dans de nombreux
tableaux de la dernière époque, comme dans La route au Cyprès et La nuit étoilée
sur le Rhône, vue non point à vol d'oiseau, mais pour ainsi dire à hauteur d 'âme
prenant son vol.

Fragmentation des marques picturales


et fermeté flamboyante des lignes
Van Gogh n'a peint que pendant neuf ans, de l'été 1881 à l'été 1890. Or c'est
seulement durant l'été 1887, puis à l'automne, que l'on voit apparaître dans
différents tableaux - par exemple Champ de blé (T.P. 408), Bords de rivière au

37. Lettre 518 F, à Théo.


38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. « Le soleil de Van Gogh », op. cit., p. 119.

181
La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

printemps (T.P. 419), Tournesols (T.P. 442), mais surtout dans plusieurs étonnants
auto-portraits (p. ex. T.P. 440, 456, 463, 464, 581, 685, 687); et à un moindre
degré, mais néanmoins clairement dans les trois versions de l'Arlésienne (Madame
Cinoux) (T.P. 764, 765, 766) ainsi que dans les deux versions du célèbre Portrait du
docteur Cachet (T.P. 810 et 811; C.E.C. l, 122, 123); et à un degré extrême,
véhément, dans La route au cyprès (T.P. 788) comme dans toutes les œuvres de la
période d'Auvers - un nouveau style qui s'affirme et s'accentue jusqu'à la fin.
Dans ce style, décrit plus haut, la parcellisation et l'espacement des touches d'une
même couleur forment bien ce que nous avons appelé des pointillés. Par là, le
peintre refuse radicalement l'uniformisation pointilliste à la Seurat ou à la Signac
qui était apparue parfois, presque parodiquement, dans la période parisienne
(1886-1887) par exemple dans Intérieur de restaurant (C.E.C. l, 24). Désormais
ses touches seront relativement épaisses et larges, jamais punctiformes et toujours
orientées, selon un dynamisme (bien que par exemple dans Mademoiselle Cachet
ou piano (T.P. 843), on trouve des ponctuations rouges, plus ou moins identiques
et ordonnées en parallèles dans une partie de l'espace, ici le mur vert-bleu), mais ces

Van Gogh, Autoportrait, 1887-1888. 46 x 38 cm. Kunsthistori- Van Gogh, Autoportrait, 1888. 62 x 52 cm, Fogg Art Museum,
sches Museum, Vienne. Harvard University, Cambridge, Massachusetts.

points n'occupent jamais tout l'espace peint 42 • Dans l'immense majorité des cas,
qu'il s'agisse de paysages ou de portraits, les touches distinctes et inégales sont
reprises et intégrées dans le mouvement de continuité des lignes. Cet espacement
des traces du pinceau ne nuit pas en effet, à une extrême fermeté des lignes, à une
netteté «japonaise »43, des contours, des formes, dont la délinéation parfois
brutalement cernée de noir, est tout à fait anti-impressionniste. Jusqu'à 1887, les
lignes sont rarement arrondies ou involuées, elles sont disposées en gerbes ou en
faisceaux parallèles.

42. Cf. aussi Le jardin de l'asile de Saint-Rémy et Oliveraie (C.E.C. l, 105 et 108) où des
points, là séparés, ici denses, occupent partiellement le ciel. Dans C. E. C. l, 124, Jeune fille
au chapeau de paille, les points rouges occupent seulement le corsage et la robe à peine
visible.
43. Cf. Lettre déjà citée (Lettre 542 F).

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

Le changement de rythme se situe donc à la fin de l'été 1887. Ainsi, que l'on
compare, du seul point de vue de la facture et de la texture, deux autoportraits de
1887 : le na 431 et le na 440 de T.P. Les deux planches LVI et LVII publiées en vis-
à-vis manifestent un écart de style et de tonalité tout à fait frappants. Dans le
premier, l'Autoportrait au chapeau de paille (Musée d'Orsay), les beaux tons dorés
et roux du chapeau et de la barbe ainsi que les longues touches bleues du fond et de
la veste - en fort contraste avec le jaune presque d'or pur à peine teinté de
quelques traces de gris et de brun - sont régulièrement distribués en haut en lignes
horizontales devenant peu à peu obliques pour se confondre avec le buste. Les
lignes de force, étranges radiations, déjà esquissées sur le visage n'émanent pas de
lui. Au contraire, dans le second Autoportrait au chapeau de feutre, le roux gagne
le visage tout entier qui est comme buriné, rayé, balafré de jaune sale, d'orange, de
vert et de bleu, visage d'où le bleu des yeux a disparu; les lignes de touches
s'organisent en lignes de forces qui rayonnent depuis l'arête du nez sur toute la tête
et sur le chapeau gris, terne, triste, fortement dissymétrique, et se mettent à
circuler en orbes concentriques autour du buste, dessinant une sorte de nimbe

Van Gogh, Autoportrait au chapeau de feutre, 1887-1888. 44 x Van Gogh, Autoportrait, 1889. 57 x 43,5 cm. Collection
37,5 cm. Musée Van Gogh, Amsterdam. particulière, New York.

comme ceux qui coiffaient la tête du Christ et des saints chez Masaccio et Giotto,
ou dans toute la peinture des icônes du Trecento et du Quattrocento. Mais ici le
nimbe n'est pas une nacelle d'or uniforme nettement délimitée comme chez les
vieux maîtres croyants, mais une nappe de radiations faites de pointillés jaune sale,
bleu clair, ou noirâtres et blancs. Cet étrange nimbe s'arrondit depuis la base du
cou et depuis les épaules, d'où il semble émerger, et va s'élargissant en demi-cercles
parallèles jusqu'aux bords du tableau où il se perd dans l'illimité. C'est dans
l'admirable et inquiétant Auto-portrait du Kunsthistorisches Museum, Neue
Galerie, de Vienne, daté de l'automne 1887 (T.P. 456, non reproduit en couleurs)
que l'arrangement des touches en lignes continues, commençant à se tordre sur
elle-mêmes devient un flamboiement sauvage: le visage semble à la fois léché de
flammes et constitué de ces flammes, comme chez un Arcimbold0 44 qui s'en serait
tenu à cet unique élément.

44. Cf. Arcimboldo, Le feu, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

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A partir de la période d'Arles (février 1888) se manifeste en effet un nouvel


aspect stylistique qui s'accentuera dans la période d'Auvers: la ligne se ramasse (les
« pointillés » , ou les battements du pinceau, se font plus resserrés) et simultané-
ment se tord sur elle-même, ondule en dessinant des volutes ou des spirales qui
font le plus souvent irrésistiblement penser à des flammes. L'élan des lignes se
contracte dans des convulsions, des saccades, projetant des flammèches qui tordent
les arbres, les maisons, les prés, les collines, pour transformer surtout les arbres, les
ifs, cyprès, oliviers, mais de proche en proche tout le visible, en langues de feu, en
bouquets embrasés, soulevés, rabattus et relevés, renflés et tendus dans un
crépitement silencieux.
Ainsi dans le paysage montagneux tourmenté du Ravin (Les Peiroulets)
(T.P. 752), les bords successifs des gorges de la ravine, surplombant un petit
torrent encaissé, s'enflent comme s'ils figuraient la base d'un gigantesque brasier,
(dont le sommet serait invisible, au-delà du cadre), alors que sur les pentes maigres,
couvertes çà et là de quelques buissons épars, naissent comme autant de petits
foyers d'incendie, tantôt rouges, tantôt beiges, tantôt vert sombre. Ainsi encore l'if
immense et axial de La Route aux Cyprès, ou celui du Jardin du Docteur Cachet
(T.P. 808), flammes géantes dont les têtes sont hors du tableau. Ce flamboiement
de la nature, cet enflement tellurique, cette crépitation végétale extatique parcourt
presque tous les tableaux et aussi beaucoup de dessins dans les périodes de Saint-
Rémy et d'Auvers (p . ex. C.E.C., II, 212, 235, 246) .
Ce mouvement sinueux, tourbillonnant des lignes habite extatiquement la
plupart des portraits, et principalement les admirables auto-portraits, peints après
le tournant de l'été 1887 (on en compte 20). Plusieurs interprètes, comme Jaspers et
René Huyghe, mettent simplement, encore une fois, sans s'interroger davantage,
ce tourbillonnement sur le compte de la dissociation interne de la personnalité et y
voient un symptôme de l'affaiblissement de celle-ci. « Certains schizophrènes,
écrit ce dernier, semblent pris par le vertige incontrôlable des lignes qui ondulent et
tourbillonnent, et ne se laissent plus saisir ... Ils traduisent l'étape antérieure, celle
de la panique devant un univers qui les submerge »45. L'artiste, selon cette lecture
psychiatrique, réductrice, serait simplement passivement envahi, « pris par le
vertige » , il ne ferait que traduire sa « panique » devant la profusion apocalyptique
des éléments du monde. Il n'éprouverait pas ce recul de mer qui se retire,
caractéristique de l'angoisse dans Was ist Metaphysik? mais verrait le monde à la
fois se précipiter sur lui et se décomposer, se dissoudre en glissements fluides de
forces divergentes. Pourtant le flamboiement des lignes canalise, ordonne,
discipline, cette énergie fuyante, domine cette diffraction et cette destructuration
de l'univers . Le mouvement des lignes est une torsion hautement lucide,
volontaire, de même que pour Nietzsche l' « ivresse » artistique suppose que soit
atteint le plus haut degré de clarté et de conscience, en un fulgurant instant de
vision quasi prophétique.
« J'ai des moments, écrit Van Gogh, où je suis tordu par l'enthousiasme ou
la folie ou la prophétie comme un oracle grec sur son trépied; j'ai alors une grande
présence d'esprit » . Il éprouve, dit-il « tantôt des angoisses morales sans nom, puis
des moments où le voile du temps et de la fatalité des circonstances semble
s'entrouvrir l'espace d'un clin d'œil »46. Cette « présence d'esprit » , ce « clin
d'œil » n'ont rien de schizophrénique, au contraire! Ils peuvent être interprétés à
partir du concept de l'instant (Augenblick ) chez Heidegger, ce moment où la
temporalité se ramasse sur elle-même, fond ses trois extases (passé, présent, avenir)
en une unité supérieurement extatique et englobante, en une seule vue sur l'être-au-
monde en sa totalité finie, qu'elle affirme comme capable d'être répétée. En termes
nietzschéens, il s'agit aussi d'un état de lucidité parfaite, extrême, où l'artiste, le
créateur en général, affronte l'horizon le plus large des forces, accepte de « voir le
chaos » c'est-à-dire de laisser paraître le multiple comme tel, simultanément en lui
et face à lui, dans la nature et dans le monde; puis ayant affronté cette effervescence
chaotique des forces, cette diversité dionysiaque sans limites, illa réduit, projette
sur elle des schémas simples, soumet ces énergies fuyantes, en elles-mêmes
dispersées et divergentes, à des limites et à des lignes, à des rythmes, qui se répètent
selon une « loi » unique - cette loi qu'on appelle le « style » d'un artiste. Chez le

45. R . Huyghe, Dialogue av ec le v isible, Paris 1955, p. 235.


46. Nous soulignons présence d'esprit, clin d'œil.

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

dernier Van Gogh, la « loi » artistique ce serait le recourbement sur elles-mêmes


des lignes, l'involution, le mouvement par lequel elles s'allongent pour capter et
recueillir grâce à leur extension dynamique le plus grand nombre possible de ces
impulsions partielles de la phusis, dont les pointillés, les touches distinctes, figurent
l'affleurement visible. Torsion des lignes et vibration des couleurs manifestent une
maîtrise conquise de haute lutte, et nullement un abandon au « vertige » ou à un
état seulement intérieur de désorientation ou désorganisation purement passive.

*
**
Pourtant, malgré le domptage des forces par le style, une sourde, mais
invincible angoisse plane sur la plupart des tableaux, surtout dans la dernière
période. Ne vient-elle pas, comme nous l'avons suggéré plus haut, de la
fragilisation et de la relativisation de la présence humaine? L'homme comme tel ne
se trouve représenté que pour être aussitôt réduit, affaibli, éloigné. Dans les

Van Gogh, Le champ aux corbeaux, 1890.50,5 x 100,5 cm. Musée Van Gogh. Amsterdam.

portraits, la pose est rigide, le regard est fixe ou insaisissable, fuyant. Dans celui du
Docteur Gachet le buste incliné en diagonale montre un personnage sur le point de
glisser, de s'effondrer. Toujours les visages sont simplifiés, parfois réduits à des
caricatures (L'arlésienne, T.P. 766, ou surtout Les deux fillettes, T.P. 836), leurs
traits sont le plus souvent effacés, toujours schématisés. Dans les paysages, les
figures humaines, réduites à des esquisses, à des silhouettes privées de personnalité,
à l'état de mannequins, apparaissent souvent en nous tournant le dos, enfermées
dans une insondable solitude, comme la schématique paysanne courbée sur le
chemin longeant l'église d'Auvers. Les humains s'éloignent de nous, nous quittent,
comme les deux femmes et les deux fillettes qui marchent vers l'Escalier d'Auvers
(P.T. 874), gardant par devers elles leur humble secret. Ou bien, dans les paysages
d'où sont absentes les figures humaines, le renvoi à la subjectivité du peintre ou du
spectateur fait allusion à un être énigmatique, dont le regard serait capable d'envol,
voire d'ubiquité. Il devrait en effet être capable d'embrasser, sans se situer à aucun
point déterminable, un espace immense qui se trouve comme remis à lui-même,
rendu à son omnipotence.

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La Part de l'Œil, N°7 : Art et phénoménologie. © La Part de l'Œil, 1991

Aucun tableau ne témoigne mieux de l'angoisse qui s'empare de la


subjectivité, lorsqu'elle se fait spectatrice de son propre éloignement, que les
célèbres Champs de blé aux corbeaux (T.P. 864). Plusieurs perspectives s'offrent
ici, sinon en conflit, du moins en concurrence, dont l'insurmontable alternance
interdit au regard de se stabiliser, détruisant l'auto-assurance du sujet. D'abord le
panorama présente un horizon si large qu'il ne peut être saisi sans que le regard ne
soit obligé de le parcourir en un mouvement indéfini d'aller et retour. Pourtant cet
horizon moutonnant, irrégulier dans sa ligne, s'ouvre, se fend en son milieu d'une
seule petite échancrure par où la terre, que figure l'amoncellement chaotique des
blés, est pénétrée par le ciel bleu-noir d'orage: cette fente, au contraire, tene
d'arrêter le regard, à la fois mobilisé et suspendu. Les champs forment deux
triangles jaunes - hachurés de rouge, avec des échos de noir (jaune des blés, rouge
des chemins d'argile, noir du ciel d'orage et des corbeaux) - deux triangles qui
s'ouvrent depuis l'avant-plan jusqu'à l'horizon. Mais inversement les lignes de
fuite, à la fois des bords des champs et des deux chemins divergents, refluent vers
nous et convergent vers un point invisible qui serait situé en deçà même de l'avant-
plan, au lieu où se placerait un spectateur situé en un centre en surplomb,
démesurément élargi, inimaginable. Au contraire, selon une perspective s'éloignant
de ce centre-sujet fictif, les chemins rouge-sang, semblables à des veines d'une vie
s'enfonçant en elle-même, vont se rapetissant pour finir chacun abruptement en un
« bout » unique. De même, le vol des corbeaux - énormes au premier-plan puis
de plus en plus petits - va en s'amenuisant vers le lointain des nuages à droite,
selon une autre ligne de fuite « classique » mais décentrée, oblique, transversale.
Ces multiples points de fuite (échancrure du ciel; position planante de la
subjectivité fictivement placée à l'avant du premier plan, mais trop large pour
aucun œil humain; « bouts » divergents, écartés des chemins; point invisible
d'émergence de la nuée de corbeaux) rendent impossible tout repos du regard en un
foyer déterminé, ou plutôt rendent impossible tout regard unique. Nous assistons
au surgissement des Champs de blé; et pourtant ils ne sont visibles, tels qu'ils sont
peints, par aucune subjectivité faite comme la nôtre, c'est-à-dire située à un seul
point de vue. Aucun sujet n'est capable d'embrasser une telle latitude car il faudrait
qu'il se trouve sur une largeur et à une hauteur égales à celle de l'horizon, et il
faudrait qu'il puisse voir tout à la fois d'ici et de là-bas. La présentation de cette
spatialité non focalisable, spatialité originaire de la phusis, en appelle à une
métamorphose inouïe de la subjectivité. Il faudrait un autre homme, ou un autre
que l'homme, pour appréhender ensemble le proche et le lointain, le lointain vu
depuis le proche et le proche depuis le lointain, l'horizon ouvert et le point de vue
limité d'une finitude, l'ampleur du ciel et une ampleur égale de la terre.
L'affirmation illimitée de la phusis, son auto-affirmation, fait peser sur l'homme
une menace tragique de destruction et de mort imminente, mais sans cette menace
exacerbée il ne serait pas l'homme. Il lui faut accepter son partage sans pouvoir le
comprendre, sans pouvoir le dominer - comme chez les Grecs d'avant Socrate!
Van Gogh est-il vraiment notre contemporain? N'est-il pas plutôt comme
un Présocratique qui rend visible sans l'expliquer le polemos initial et immémorial,
l'unité toujours en retrait de la phusis qui sous-tend toutes les époques de l'être,
l'unité antérieure qui depuis toujours « nous » habite, « nous » traverse? Est-ce
l'être, est-ce la phusis, qui nous arrache toujours à nouveau la question que l'ami
Gauguin avait écrite au bas d'un tableau: « qui sommes-nous? ». Cette question
de philosophe pour l'artiste qu'est Van Gogh n'a pas de réponse ou n'en a qu'une:
« nous » sommes toujours déjà situés, non pas face à, mais au sein de cette unité
énigmatique et déchirante, qui à la fois nous embrasse et nous traverse, nous tue et
nous constitue, et dont l'œuvre est le recueillement, le prolongement. Nous
sommes la déchirante unité qui vient à l'œuvre à travers nous; nous n'avons pas
d'autre place, nous n'avons pas de place à nous.
Michel Haar

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La Part de l’Œil
Revue annuelle de pensée des arts plastiques

Numéro 7 I 1991

Dossier : Art et Phénoménologie

Les éditions La Part de l’Œil


Date de parution : 1991
Format : 21 x 29,7 cm.
Pages : 272
Illustrations : n./b.
Numéro disponible (avec visuels) en fac-similé et sur demande auprès de l’éditeur.
ISBN : 978-2-930174-15-3

www.lapartdeloeil.be

© La Part de l’Œil, 1991

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