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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse.

© La Part de l'Œil, 1985

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Le Land-art. Une nature morte'/

Gaston Fernandez

« L'œuvre d'art n'est pas située dans un lieu; c'est le lieu »,

L'affirmation de Michael Heizer n'est pas uniquement une


profession de foi personnelle, ou une quelconque attestation qui
prouverait l'existence artistique du lieu : il s'agit là, simultané-
ment, de la manifestation d'une évolution de l'art en Occident,
d'un paradoxe, de l'expression d'un (imperceptible) désespoir;
même, quoique pas toujours, du scénario d'une très grande
ingénuité.

L'évolution, c'est tout simplement celle qui, après la longue


agonie de Dieu qui remonte au XIIIe siècle, prit fin dans le
suprême effort de rationalisation que fut l'Art conceptuel des
années 60. La route était passée naturellement par la conceptuali-
sation abstraite, cézanienne et impressionniste. Mais ce qu'il est
intéressant de souligner ici, ce n'est pas tant l'évolution elle-même
que cette sorte d'impetus qui a contraint l'Occident à verser
l'histoire de sa représentation dans le Rien, et les individus de
notre société à vivre définitivement dans l'abstraction de la réalité,
qui est de plus en plus immédiate et de moins en moins existante,
avant de n'être, qui sait, un jour, plus pensable. Ce n'est pas le
moment de décrire les péripéties héroïques, mais irréalistes et
dogmatiques, de ceux qui décrétèrent, par le biais de l'Abstraction
géométrique et du Bauhaus, que le contenu était la forme, en
décidant de passage que la société de l'avenir (<< la cathédrale du
futur») serait celle de la forme pure, celle de l'antinaturalisme, de "-- Ce texte, dont l'original est rédigé en
l'Homme nouveau, un homme non émotif, moralement neutre et langue espagnole, fut publié pour la pre-
sans subjectivité, l'Homme de la non-valeur absolue (à l'instar de mière fois dans la revue brésilienne SP
Cultura, Orgao da Secretaria de Estado da
ce qui deviendrait le « non-site » de Robert Smithson) dans un Cultura, Sao-Paulo, Ano 1, No' 4/5, novem-
monde sans formes!. bre-décembre 1982, p_ 6-20; traduit par
Sandra Nucci. Le texte présenté ici a subi
certaines modifications importantes. L'origi-
Mais il est très curieux de constater comme l'artiste de cette fin nal espagnol est jusqu'à présent inédit.
de siècle persiste à vouloir s'intégrer à la vie, en grattant à cet effet 1. Je cite ici textuellement le programme du
les trois dernières surfaces qui restent, après la ruine que laissa Bauhaus. A ce propos, voir mon article Por
l'Abstraction : la rue, la croûte terrestre et la peau - comme si la el Humanismo : el Bauhaus, la idea y la
desaparici6n, dans Escandalar, Vol. 6, N o' 3-
vie, soudain, s'était mise à manquer. C'est-à-dire: comme si l'art 4; Vol. 7, N° 1, New York, juillet 1983-mars
savait que la vie, sa substance ayant été sucée jusqu'à la moelle par 1984, p. 23-34.

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la férocité de l'analyse, n'est plus capable de nourrir les représen-


tations de l'art. Au moins Rauschenberg, lui, décida de travailler
« dans la brèche qui sépare l'art de la vie », mais le Pop-Art fut le
début de Narcisse, et le malaise provoqué par cette dialectique
(proposée déjà par la perspective de la Renaissance) ne cesse de
causer des dommages.

En fait, l'évolution en question me semble être celle qui, de la


totalité en tant qu'harmonie d'éléments (naturels, religieux,
urbanistiques, sociaux, symboliques) nous conduit au démembre-
ment squizophrénique actuel, dans lequel le fragment - depuis la
photographie - ou l'objet hors de son contexte - depuis Marcel
Duchamp - ont très habilement usurpé le règne de cette totalité.
Le résultat est loin d'être inoffensif: l'objet sans contexte de 1913
est exactement la même conscience sans objet proposée en 1970
par Irwin et Turrel, artistes conceptuels, et par le psychologue Ed
Wortz, dans un projet commun autour des effets possibles
qu'entraînerait la privation sensorielle sur la perception humaine:
il s'agit d'une chambre où il n'y a aucun point d'accrochage,
champ visuel appelé Ganzfield, « entièrement homogène en ce qui
concerne la couleur... sa particularité étant qu'il semble être
rempli de lumière (et que celle-ci semble) avoir de la substance ».
L'objectif de ces artistes: créer un environnement dans lequel les
individus pourraient « percevoir leur perception », être « cons-
cients de leur conscience »2. Cette dématérialisation est le propre
du siècle, et me semble essentielle dans l'évolution dont il est
question, eu égard au fait qu'elle a acquis les traits d'un système.
Inoffensive dans l'art, elle devient inquiétante lorsqu'elle em-
brasse la structure générale de l'individu au sein de la société, y
compris celle-ci, dépouillant le premier de son être propre 3• Et il
est symptomatique que, depuis l'avènement de la société bour-
geoise capitaliste, ensuite post-industrielle, cette tendance, pro-
gressive et logique vers l'élimination de toute profondeur et de
toute signification, parvienne à sa cohérence « terminale » à
l'instant même où, d'une part, l'art épuise les surfaces de sa
représentation, et d'autre part la science entame la colonisation de
l'espace. Symptomatique, mais pas étrange du tout: l'impetus de
l'homme vers sa dématérialisation remonte à ses propres origines,
et, de toute façon, symboliquement ou techniquement, elle a été
son désir majeur. Cet antinaturalisme fanatique de l'espèce,
pourtant, assez estompé jusqu'à 1789, et aujourd'hui délirant,
incite à la réflexion. La rationalisation outrancière, l'antinatura-
lisme flagrant et la dématérialisation sont parfaitement interprétés
- c'est là le paradoxe - par cet art éminemment abstrait qu'est le
Land-art. Son mécanisme, qui n'est guère compliqué, mérite un
peu d'attention.
2. Nancy Farmer, James TUTTel, l'art de l'il-
lusion, dans Art Press, 53, Paris, novembre
1981, p. 14. « Une bonne part de mes travaux dans leur phase préparatoire
consiste à regarder des relevés topographiques et des photogra-
3. Mais peut-on parler d'être propre? L'évo-
lution anthropologique, qui est cosmique, phies aériennes; ensuite à recueillir une série d'informations
est loin d'être achevée. Quoi qu'il en soit, ce d'ordre météorologique »4.
n'est pas l'art qui s'opposera au système,
comme le souhaitait la philosophie anti-
capitaliste d'Adorno et de Marcuse : l'art a Dennis Oppenheim, l'un des artistes les plus polyvalents du
toujours appartenu à son système.
groupe, n'est pas le seul, loin s'en faut, à avoir de la terre une
4. Dennis Oppenheim, Exposition. Rétro- image; mais le Land-art est bien le premier à faire des œuvres
spective de l'œuvre, 1967-1972, Catalogue, vivantes, grandeur nature, et in situ, qui transforment la nature en
Musée d'Art contemporain, Montréal, mars- sa propre image, le rapport entre les deux en paradoxe, et ce
avril, 1978. Toutes les citations d'Oppen-
heim proviennent de ce catalogue. dernier en une quasi violence : d'un côté la prémisse majeure de

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l'artiste, c'est une idée (Oppenheim lui-même est conscient


d'« appliquer un travail intellectuel à une réalité physique ». Et
Smithson reconnaîtra qu'il est bien plus attiré par « les aspects
abstraits de la cartographie» que par l'aspect concret de ce qu'elle
représente; au point que, en regardant le terrain où il travaille, il
voit « une carte à trois dimensions »); d'un autre côté la
conclusion du travail sera une photographie du lieu. En vérité, je
qualifie de paradoxe ce qui n'est tout compte fait que quelque
chose de très correct dans la représentation que le siècle se fait de
la nature. Dans la proposition de Heizer : « l'œuvre d'art est le
lieu» prend forme ce que l'Abstraction décréta, tel un dogme: le
contenu est la forme; et ce corollaire, ambigu sinon catastrophi-
que: dans le Land-art il n'y a pas d'œuvre d'art (qui est le lieu) ni
de lieu (qui est une image). Et si ce paradoxe n'en est pas un à mes
yeux, c'est parce que le conceptualisme rigoureux du Land-art ne
peut être viable qu'à travers l'antinaturalisme d'une pensée
technique et fonctionnelle pour qui la nature, et toute la matière,
est le mal.

Dans ce sens, le Vertical Earth Kilometer, que Walter De


Maria présenta à la Documenta de Kassel en 1977, est exemplaire:
un cylindre métallique de 5 cm de diamètre affleurant sur une
dalle carrée de 2 m et qui s'enfonce 1 km sous terre, traversant six
couches géologiques. On ne voit, bien entendu, que le point de
départ du cylindre, car « au fond » il n'y a rien à voir. Sauf cette
constatation objective, sans aucune signification, absolument
abstraite, et presque fallacieuse, qu'un cylindre pénètre profondé-
ment la terre et traverse six couches géologiques. Toutes distances
gardées, et dans le même ordre des choses, la société athée qu'est
la nôtre pourrait énoncer le paradoxe : « Voici Dieu, ça n'existe
pas ». Pour une simple raison: la société matérialiste du siècle ne
peut pas faire que Dieu existe, de même que De Maria ne peut pas
nous faire voir la poésie de six couches géologiques traversées par
un cylindre. Et pourtant le cylindre est là. Une fois de plus,
l'existence même de l' œuvre fournira la preuve de son inexistence
fondamentale - en faisant la pirouette inverse avec laquelle les
connaisseurs de la divinité prouveront que Dieu existe précisé-
ment parce qu'il se tait. Le matérialisme d'une société antimaté-
rielle ne doit pas induire en erreur. Il n'est qu'épidermique. Tous
n'ont pas atteint le niveau hystérique des nord-américains, qui
consiste à répudier franchement toute matière naturelle, mais il est
clair que notre environnement général est chaque jour moins exis-
tant. Soit : il est de plus en plus substantiel, essence pure, et pure
fonction, ainsi que le désirèrent la fureur de Malévitch et la
théosophie maladive de Mondrian. Ce qui se passe - mais cela est
inévitable dans l'énergie - c'est que le moindre contact de l'épi-
derme avec le monde est en lui-même un tumulte, et provoque des
cataclysmes, que Smithson pouvait fort bien comprendre. Et que
セッオウ@ en avons donc pour longtemps. Mais sous l'épiderme il n'y a
nen.

Le Land-art (mais aussi le Minimal, l'Art conceptuel et l'Arte


povera, qui s'imposent le même mécanisme de disparition) est une
forme d'événement-limite. Les efforts déchaînés que font ces
artistes afin de « saisir la réalité », non seulement du paysage, mais
celle que celui-ci peut offrir à un art déjà épuisé (sans objet), sont
patents.

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1) Des limites mentales: fasciné par la structure défocalisée du


paysage dans la photographie, par la géologie et par le cataclysme,
Smithson qualifie ses sites de « non-sites » , quelque chose de très
semblable à l'impermanent de Christo, semblable au mensonge
publicitaire, quelque chose d'aussi déchirant que les portraits
tachés de Bacon; de très proche du dessin de De Kooning effacé
par Rauschenberg et exposé sous le titre « De Kooning effacé par
Rauschenberg », bref, de très proche de tant de trace, de résidu,
de vestige, pour ne pas dire de ruine. Oppenheim de son côté
essaie de trouver « la dernière extrémité de l'instrumentation dont
dispose l'artiste afin de donner force à sa motivation »; en se
demandant, presque égaré, « d'où vient l'œuvre, d'où vient l'im-
pulsion, d'où vient l'énergie, où sont les racines » de l'art. Et à ce
moment-ci de l'Histoire, où l'art peut « enfin être pur de toute
fonction ancillaire - on a dit idéologique - et traiter enfin d'égal
à égal avec le domaine de la connaissance »5, le questionnement
d'Oppenheim, typique d'un rationaliste en fin de course, frôle la
tendresse, mais aussi l'angoisse. « Je ne sais pas comment je le
fais ... ce qui compte c'est ce qui me pousse à le faire .. . C'est-à-
dire : voyons si ça peut s'objectiver, quelle figure ça peut prendre,
à quoi ressemble cette impulsion; est-ce concevable qu'un artiste
puisse montrer une œuvre et que celle-ci révèle ses origines, dise
d'où elle vient ... ? » (C'est moi qui souligne). Il n'y a qu'une
manière de répondre: elle vient du principe de la vie, dont la fron-
tière est la mort. Et ce n'est pas un hasard si une bonne part des
œuvres Land-art, ou tout simplement le fondement inconscient
de l'art du XXe siècle en entier consistent à s'approcher le plus
possible de cette frontière. Soit en séparant la conscience de son
objet; soit en sollicitant, comme Mondrian ou Van Doesburg, le
repos absolu et le divin; soit, chez Malévitch, en souhaitant un
suprématisme (un sublime) qui « ne voit ni ne touche»; le souhai-
tant d'ailleurs « sans rien en commun avec la technologie de la
surface de la terre » 6; soit, pour être brefs, chez un Tagliaferro, ou
Joan Jonas et tout le Body-art, en courant désespérément après la
dépersonnalisation. Une sorte de reconstruction ludique d'un
cadavre.

2) Des limites physiques : Heizer. « Mon œuvre est intime-


ment liée à mon expérience personnelle. Mon rapport à la saleté,
par exemple, est réel. .. J'adore vraiment me vautrer dans la
boue ... Psychologiquement c'est important, car le travail que je
fais actuellement avec de la terre satisfait chez moi des désirs
5. Jean-Marc Poinsot, Richard Long, cons- fondamentaux. Le style, je m'en fous »8. Il est vrai qu'il n'est point
truire le paysage, dans Art Press, idem., p. 9. besoin de style pour mettre en boîte 30 grammes nets de merde
6. Claudine Humblet, Le Bauhaus, Lau- (Manzoni, 1960). Ni l'enfant, ni le narcissisme élémentaire de
sanne, L'Age d'homme, 1980, p. 222. l'enfant, ni l'effort normal d'un organisme vivant n'ont besoin de
style (ni Laure Peignot, la compagne de Georges Bataille, qui, en
7. A laquelle participe également la perfor-
mance. « La performance, explique Jochen un effort extrême pour atteindre la sainteté et toucher la frontière
Gerz, participe d'une sorte de dépassement; de la mort, mangea de la merde). Je veux dire ici que l'événément-
c'est aussi une façon de se préserver de la limite, catastrophique, du Land-art, est parallèle à la perfor-
mort en exprimant le maximum de vie, en
étant donc tout près aussi de la mort. J'aime mance-limite du Body-art, est en somme l'imposition de la forme
bien la performance, parce que ce n'est pres- pure de l'Abstraction et de toute la rationalité de notre art qui
que rien ... » (dans Art Press, 30, Paris, juillet définit les choses et le monde à travers des transferts (Oppen-
1979, p. 7).
heim), des tautologies (Kosuth), ou par le danger (Hubert, Alice
8. The wrintings of Robert Smithson. Essays Aycock), ou par la simple négation (Christo), et qui évite d'af-
with illustrations, New York, New York fronter la réalité de la fin de la représentation (qui devrait du reste
University Press, 1979. La citation de Hei-
zer est tirée de cette publication, ainsi que nous conduire à revoir la notion d'art), en créant l'artifice de
toutes les citations de Smithson. trans-avant-gardes et en maintenant l'art en sursis à coups d'alibis.

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Oppenheim, qui me semble être celui qui est allé le plus loin dans
la réflexion sur ce point, est assez lucide face aux exigences d'un
tel effort pour saisir la moelle de l'expérience esthétique: « .•. une
suspension des sens... la suspension des liens avec la réalité
physique concrète, un état d'esprit qui soit « liquide » ••• ouvert
aux interférences... ». Sa pensée, en fait, est déjà apte à la
connaissance de l'expérience orientale. L'Occident, en tout cas,
ne peut être pour lui que la stagnation. Ou une régression (c'est
dans cette sphère qu'opère le Body-art, à l'instar des post-moder-
nismes).

3) Des limites esthétiques: il est indéniable que le transfert du


plan d'une galerie d'Amsterdam sur un terrain situé dans la cam-
pagne de Jersey City n'est qu'un concept. Mais ce qui est
important, comme dans toute opération, même conceptuelle,
c'est que le résultat de ce transfert est quelque chose qui existe
concrètement et qu'on ne peut éviter (ce qui n'est pas le cas de la
poésie ou de la musique, qui ne sont pas représentables) : la
dématérialisation de la galerie urbaine (qui, dans la photographie
qui la représente, a été mise dans la campagne, et est par
conséquent une abstraction) ne matérialise qu'un élément immaté-
riel : un espace simultané, qui entraîne nécessairement leur
annulation réciproque et l'inexistence de l'ensemble. Le crime du
Land-art est celui de toute contradiction, ou celui de tout assassin,
qui revient toujours au lieu du crime : le Land-art, tout en
affirmant que l'œuvre d'art est le lieu, ne peut pas éviter de
montrer la photographie du lieu - qui est, pour le spectateur, le
médium de l'œuvre d'art, comme jadis la toile. Et ce qui a l'air
d'être un paradoxe, et qui n'est que logique, c'est ce qui suit: le
XXe siècle a chaque jour de moins en moins à faire avec la réalité et
de plus en plus avec l'image, l'idée, de moins en moins à faire avec
la terre. « Y a-t-il quelque élément destructeur dans votre œu-
vre? » (question posée à Smithson). La réponse de l'artiste :
« C'est déjà détruit. Mon œuvre est un processus très lent de des-
truction. Le monde est en train de se détruire lui-même, d'ail-
leurs, très lentement. La catastrophe arrive soudain, mais lente-
ment ».
Le désespoir acquiert davantage d'authenticité, pour ainsi
dire, grâce à la technique elle-même : il y a sans aucun doute dans
la poésie impitoyable de Christo une lutte féroce pour conquérir
un terrain qui sera marqué d'un gigantisme instrumental. De la
frénésie cruelle, par surcroît, et suicidaire : le contrat signé avec
les autorités pour réaliser Running Fence exigeait, comme condi-
tion, la disparition de l'œuvre. Peu importe, je dois dire, qu'elle
comble ou non notre besoin de jouissance esthétique. Ce qu'il
faut savoir c'est, d'abord, que l'œuvre est une clôture du paysage;
ensuite qu'elle ne s'explique qu'à partir de sa mémoire, de sa trace,
puisque la création de Christo (ainsi que ses monuments, qui ne
sont visibles qu'une fois occultés) est inséparable de sa quasi
immédiate destruction. La poésie peut survenir après, même si
pour quelques uns d'entre nous elle est la première - et dernière
- impression; mais ce qui reste, dès le début, c'est la mort, au
terme d'un orgasme technique et intellectuel indiscutable : Run-
ning Fence est une course contre la montre pendant laquelle le
bouc émissaire qu'est l'œuvre, à mesure qu'approche le délai fixé
par le contrat, acquerra progressivement du corps, du prestige, de
la beauté, et la palme d'un martyre sans aucune téléologie, ce qui
peut se comprendre. Si l'on prend comme point de départ l'anti-

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naturalisme hargneux du système humain, et la perte de toutes les


valeurs qui forgèrent notre humanité précédente, l'individu
abandonné que nous sommes n'a plus qu'un recours vital :
percevoir les choses comme si elles apparaissaient, effectivement,
pour la première fois . La phénoménologie, vieux vécu philo-
sophique pourtant, devient ainsi une nouveauté dans l'art. Le
drame, nonobstant, consiste en ceci : que ce qui aurait pu être un
point de départ (le phénomène perçu, l'étonnement aristotélicien,
la teknè, l'amor fati, la vérité heideggerienne, bref, la vie) ce point
de départ ne peut être, en ce XX, siècle, autre chose que le
terminus, le point même d'arrivée. Car l'innocence d'une phéno-
ménologie et d'une perception pure de l'univers est impossible
dans une société coupable, consciente et cyniquement, de ce qui
pourrait être nommé, d'une façon bien prosaïque je l'avoue: son
humanité, une dépourvue. « Nous vivons dans un monde si
totalement transformé par (l'homme) que nous rencontrons par-
tout les structures dont il est l'auteur ... ; de sorte que l'homme ne
rencontre plus que lui-même »9. C 'est la même culpabilité, en
définitive, qui imprimera à l'affirmation de Baudrillard le sceau de
sa tristesse: « A vrai dire, il ne reste rien sur quoi se fonder. Il ne
nous reste plus que la violence théorique »10. C'est cela, peut-être,
le désespoir et la tristesse, qu'expriment le titanisme technique de
Christo ou celui de De Maria (70 jours de travaux pour le Vertical
Earth Kilometer), ou ce « pour moi le monde est un musée » de
Smithson, ou l'apparente désinvolture de Heizer qui l'oblige à
demeurer dans son stade anal, ou l'insistance d'Oppenheim à
vouloir mener son corps jusqu'aux limites de la résistance (Paral-
lei Stress, Reading position for Second Degree burning).

L'excès rationnel dans la manipulation du concept terre faite


par le Land-art rend celui-ci suspect. « Comme si la vie s'était
mise à manquer » est loin d'être une feinte. La vie manque.
Disons, rour être plus exacts, que la nature et un état des choses
«nature »manquent. Et ils manquent parce que fondamentale-
ment ils sont de trop. Ce n'est pas pour rien que l'image photo-
graphique, plus belle que la réalité, efface celle-ci : si donc la
beauté de la réalité concrète est disqualifiée par l'image (et Dieu
sait si les événements politiques les plus sordides sont transformés
en spectacles de salle de cinéma ou de télévision), c'est que la
réalité est de trop, autrement il n'y aurait pas de photographie.
C'est un truisme. Bien plus: c'est une stratégie du système, dont
l'artiste est forcément complice, même involontairement. La
nature et le corps de la civilisation hautement technicisée de notre
fin de siècle, sous l'apparence de leur révélation phénoménologi-
que (noter les propos de Donald Judd : « Les choses existent, le
reste est à côté ». Ou ceux de Carl Andre: « Tailler et couper du
matériau, le seul fait de transporter des blocs de bois d'une pièce à
l'autre possède à mon sens une dimension réelle dans le monde »),
cette nature et ce corps, dis-je, sous le couvert et la garantie de
9. Werner Heisenberg, La nature dans la leur « origine », sont la nature d'une civilisation naturelle caduque
physique contemporaine, Paris, Gallimard, parce que, sans sens, elle ne peut que fonctionner en s'épuisant
Col. Idées, 1962, p. 28. Il nous est impossi-
ble, dit Heisenberg, de parler de la nature sans cesse. Il s'agit là par conséquent d'une origine nulle, d'une
sans nous référer à nous-mêmes. Plus que phénoménologie réduite à ses propres cendres. N'était la photo-
spectateurs, nous sommes des protagonistes. graphie, qui nous met en face du souvenir d'une existence, le
La physique atomique nous a appris que la
chose observée est constamment modifiée Land-art serait un art mort-né.
par notre observation.

10. Jean Baudrillard, L'échange symbolique L'ingénuité d'Oppenheim, elle aussi, est à cet égard édifiante.
et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 13 . Ayant préparé dans sa tête l'image de la terre (cartographie et

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photographie aérienne) il lui arrive « des choses intéressantes ».


« Car on a des idées grandioses devant une carte, seulement on se
trouve après devant des difficultés énormes pour les réaliser. Le
travail direct avec la Terre est alors tuant ». Comme s'il avait
espéré trouver autre chose lors du contact direct avec la matière,
qui est, d'ordinaire, tuant. Je pense seulement à Christophe
Colomb : le siècle de la découverte d'Amérique - de la pré-
histoire, déjà - donnait des hommes capables de s'intégrer corps
et âme au corps du monde rien qu'en regardant une carte
géographique et sans s'étonner le moins du monde face à la
difficulté d'une traversée maritime, d'ailleurs très bien réussie.
L'imperfection stupide de l'individu du XX' siècle par rapport à
son milieu ambiant est, elle, une originalité. Il y aurait beaucoup à
dire à propos de cette intolérance de l'homme vis-à-vis de la
matière qui, du puritanisme de l'Abstraction géométrique et du
Bauhaus, jusqu'au désinfecté du Design contemporain, persiste à
vouloir dématérialiser la condition humaine. Il y a, pour la
culture, quelque chose de répugnant dans la nature. La révolution
industrielle du siècle dernier et la mutation post-industrielle
d'aujourd'hui ont éliminé l'environnement, de même que Dada
élimina le contexte et l'histoire, et la photographie et le cinéma la
geste naturelle. Il ne reste que l'atomisation. La « dissémination»
de Van Lier. Le « fait» de Wittgenstein. « Il n'y a rien d'autre; pas
de motivations, d'intentions cachées, d'arrière monde qui existe-
rait dans les interstices des faits. Il y a des faits; y compris le fait
du langage. Du possible au réel, voilà le seul trajet qui relie un fait
pas encore advenu à son existence révolue. Nulle trace d'indicible
ou d'invisible dans ce tableau qui se montre à plat dans sa sur-
face »11.

Ce n'est pas l'apparence du Land-art qui est antinaturaliste, si


l'on veut faire abstraction du paradoxe. C'est son principe même.
11. Jean-Paul Dollé, L 'hsq : nom? âge?
Et la méthode et le résultat, fatalement, en dépendent. Bien plus, qualité?, dans Le Magazine Littéraire, 184,
je dirais même que c'est le « naturalisme» inhérent au Land-art consacré à Robert Musil, Paris, mai 1982,
qui leurre celui-ci. Si, comme le dit Mac Luhan, toute visualisa- p.29.
tion, c'est-à-dire, tout effort mental qui favorise le sens de la vue, 12. J'aimerais rappeler que l'Abstraction du
au détriment des autres sens, est une abstraction (Da Vinci : la XX' siècle (déjà Manet) consista à ramener le
peinture est chose mentale); et si donc tout espace à trois fond vers la surface plane, à détacher chaque
objet de sa propre place dans l'espace -
dimensions est un artifice, une illusion; et si toute représentation agressif - de la dimension multiple, et
naturaliste ainsi conçue est un art abstrait, alors le Land-art l'approcher de soi, démuni par conséquent
acquiert de ce fait cette condition, trouble, d'utiliser la croûte de sa liberté d'objet dimensionnel. Ceci dit,
la perspective de la Renaissance, en laissant
terrestre elle-même afin d'y tracer des spéculations perspecti- voir le fond, comme à travers un air limpide,
vistes. Quelque chose comme si, abstrayant la terre de la terre (les fait pour la première fois apparaître la surface
transferts d'Oppenheim) et la re-composant dans la terre, le résul- du monde, fatalement quelque chose qui
vient de loin. Cette entreprise d'éloignement
tat en était une nature morte l2 • constitue en vérité la première tentative
moderne pour rapprocher le lointain, en le
Il est certain, comme l'a dit la critique, que le fait de travailler faisant (au moins, de loin) voir. C'est donc,
en extérieur signifiait dans les années 60 une nouvelle quête en même temps qu'une réflexion sur l'ordre
du monde « tel qu'il est », le début du long
d'expression du sensible et de l'imaginaire; il est certain également chemin que parcourra la troisième dimen-
que les artistes souhaitaient sortir de l'étroitesse de l'espace des sion vers la surface de la toile - vers sa place
musées et des galeries 13 • Mais c'est là le sort de toute avant-garde réelle, la surface du monde, ou vers sa
platitude de fait. L'histoire de l'art occiden-
qui se révolte contre l'avant-garde précédente, il en est ainsi tal- de l'Occident tout court - est celle de
depuis le Maniérisme. Et, de toute façon, ce n'est pas là que réside la quête du monde réel. Elle l'a trouvé. Ce
la cause du Land-art. C'en est, tout au contraire, la conséquence. faisant l'homme s'y est égaré, car l'homme
n'est pas réel. Il a toujours été autre chose.
Et ce n'est guère important, du reste, dans cette nouvelle quête de Et le monde aussi.
sensible et d'imaginaire, que le sentiment - même dans la plupart
des cas solidaire des symbolismes paysagistes primitifs - s'étale, 13. Jean-Marc Poinsot, Exposition. Sculptu-
re/Nature, CAPC, Centre d'Arts plastiques
qu'il soit nostalgique ou non. En vérité, le fait de connaître la contemporains de Bordeaux, Catalogue, mai-
charge affective apportée par les morceaux de paysage ramassés juillet, 1978.

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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

par Richard Long ou par Smithson et installés dans une galerie a


peu d'intérêt. Il faut retenir trois choses. Primo, que cette charge-
là est celle de la négation d'un site, l'annulation de tout espace (la
« profondeur» du kilomètre de De Maria), et une spéculation l4 •
Plus particulièrement la spéculation bâtie autour de 1'« intérieur-
extérieur» si pourléchée par la critique, et cela depuis le cubisme
et l'architecture de Gropius, puis celle du plan ouvert du
Corbusier, c'est-à-dire le dogme : « contenu égal forme » :
« ... opposition entre espace intérieur-espace extérieur ... superpo-
14. Le romantisme apparent du Land-art, sition et compénétration de ces deux espaces ... » à travers l'Idée, à
dit Poinsot (Idem.), n'est que la « prédomi-
nance de l'imaginaire sur le spéculatif, du travers la transparence d'un matériau tel le verre, à travers la
sensible sur le sensoriel ». Mais toute imagi- réversibilité de la direction et de la pure fonctionnalité qui,
nation est spéculative, toute spéculation ima- comme on sait, « ne signifient »... que ce qu'ils sont objective-
gine. Si la critique veut dire par là que le
Land-art n'a pas d'intentions analytiques, ment »15.
comme le dit très clairement P.o insot plus
loin, alors il y a erreur quelque part. Le
Land-art n'est pas l'Art brut. L'événement- L'architecture et l'urbanisme fonctionnels, dont nous savons
limite d'un Michael Heizer jouant avec de la
boue, et qui pourrait être de l'Art brut, est l'effet dévastateur - même si cela n'est peut-être que provisoire
plus proche de cette autre abstraction qu'est - prennent leur élan dans cette même spéculation antinaturelle
le Body-art. J'aimerais dire, au sein de cette que Argan analyse avec trop de complaisance dans le Faguswerk
critique, que le Land-art, en tant qu'avant-
garde, et eu égard à la réussite de nombre de de Gropius (1911), analyse que j'aimerais citer en longueur: « La
ses œuvres, est digne d'éloge. Je veux uni- surface qui a cessé d'être surface parce qu'elle est devenue le plan
quement insister sur le piège tendu par un de projection de la profondeur, ou la profondeur elle-même qui,
système antinaturel et exclusivement ab-
strait, et dont on ne peut pas sortir, à moins elle aussi, n'est plus considérée comme telle parce qu'elle s'est
d'une retraite de l'art. Comme si nous étions projetée et inscrite sur la surface, se placent en même temps en
condamnés à essayer de nous convaincre que deça et au-delà des étroites bandes du mur. Si bien qu'au mépris
nous sommes toujours des symboliques
amants de la nature, alors qu'on est des de leur évidence concrète de matière, elles les placent dans une
techniciens. Le piège a nom idéologie. zone purement conjecturale ou hypothétique. De cette manière,
la construction rejoint une qualité graphique qui la ramène -
15. Giulio Carlo Argan, Gropius et le Bau-
haus. L'architecture dans notre société, Paris, justement à travers le processus constructif - à l'intégrité
DenoëllGonthier, Coll. Médiations, p. 96- formelle originelle du projet dessiné : de même que le processus
99. mécanique restitue l'intégrité de la création initiale, réalisée dans
l'objet. Aucune marge ne peut plus être accordée aux « effets» de
16. Idem., p. 100-101. Quatre observations.
1) La construction concrète mène au dessin l'ombre et de la lumière, à l'articulation plastique des masses et
abstrait, ceci est pour Argan une réussite des volumes et encore moins à l'imprévu offert par une sympathie
incontestable de l'architecture de Gropius, de rapports entre l'architecture et l'espace de nature. En tant que
ce qui est, de toute évidence, exact : la
société en entier est conduite par des lieu purement spatial, l'édifice ne peut pas se situer dans l'espace
comportements abstraits. 2) L'édifice ne naturaliste : ce serait admettre qu'au terme d'une réaction
peut pas concevoir un espace naturaliste. La chimique, on puisse retrouver intacts dans la composition les
ligne droite et la « forme pure» n'existent
pas, effectivement, dans la nature. Celle-ci composants de la combinaison. Cette indifférence théorique, cette
doit par conséquent céder sa place. Ou c'est froideur inattaquable vis-à-vis de la nature et de tous actes et
l'homme qui doit s'en aller. 3) Il est vrai que valeurs de l'art qui imitent directement ou indirectement la nature
l'œuvre d'art est « par nature » une cause, et
non pas un effet, si l'on considère son pour y puiser leur force persuasive ou émotive, enfin cette
pouvoir créateur, qui s'impose à la vie. Ce certitude lucide, intransigeante que l'œuvre d'art ne peut jamais
pouvoir créateur, néanmoins, est en lui- être un « effet » puisque par nature elle est une « cause », sont
même un effet de la condition humaine qui
n'a jamais accepté une réalité incompréhensi- autant d'indications qui nous précisent la position de départ de
ble, et qui l'emporte toujours. L'art est un Gropius. Gropius n'accepte plus la nature comme le salut ni
résultat d'un défaut vital. 4) L'« intégrité comme un péché: il est déjà au-delà de tout classicisme et de tout
formelle originelle du projet dessiné, de la
création initiale », dans la mystique in- romantisme possibles »16.
transcendante du siècle, continue d'être « le
divin ». Or le divin n'est nullement l'homme Secundo, une situation semblable est inévitable, peut-être
entier, ne représente pas toute la vie hu-
maine, qui est dualisme. Le XX, siècle, irréversible; comme si tout l'imaginaire du XXe siècle eût été
hégelien, confond le penser avec le sentir, et contaminé à jamais par la tare d'une rationalisation exclusive, et
prétend, dans sa mystique in-signifiante, à la qui ne demande qu'à se parfaire. Ce n'est pas que l'imaginaire,
même Preuve ontologique qui, pour la sco-
lastique médiévale, prouvait l'existence de aujourd'hui, ne puisse exister. C'est que le résultat qu'il propose
Dieu, résumée par Fichte en ces termes : ne peut être qu'un fragment détaché d'un contexte, partant sans
«L'existence de l'idée d'un absolu dans aucune signification possible, ou sans aucun intérêt imaginaire (à
notre conscience démontre l'existence réelle
de cet absolu » . Ceci est vrai dans la théorie, moins qu'il s'agisse de l'imaginaire d'une rationalité qui s'affole, et
essentiellement poétique. C'est tout. qui a ses raisons). Las Vegas pセ・」@ de De Maria, point d'intersec-

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tion d'un mille tracé Nord-Sud et d'un mille tracé Est-Ouest, est
une formule « sans fin » - tout comme Labyrinthe d'Herbe, de
Richard Fleishner, ne conduit nulle part, n'a pas d'objectif sym-
bolique. Et s'il a une quelconque intention esthétique, c'est celle
de nous mener justement à l'objectif symbolique que souhaiterait
la critique, et qui n'existe pas. (Tous les labyrinthes antiques
étaient des sentiers absolument fréquentables, et avaient une fin,
en plus de « termes» dans un contexte) - ou tout comme Locus
So/us, de Suzanne Harris, peut, lui, « être compris comme un
anti-observatoire. Situé à N ew York, il aurait pu offrir un point
de vue vers la ville; or il ne se dirige que vers lui-même, c'est-à-
dire vers un cube inscrit dans un cylindre »17.

J'insiste sur le fait que le labyrinthe antique posait de vrais


problèmes, et des problèmes de taille. A la rigueur, l'abstraction
géométrique de Mondrian et de Malévitch aussi, le tout dernier :
celui du dernier haut-le-cœur du mysticisme occidental, que Dada
se chargea de ridiculiser illico (Duchamp : il n'y a pas de solution
car il n'y a pas de problème). Une attitude parfaitement bien
confirmée par la critique contemporaine et par les artistes eux-
mêmes, qui voient dans toute valeur, ainsi que dans toute morale
du reste, un obstacle, quelque chose de désuet: « Les erreurs et les
impasses elles-mêmes sont plus significatives que n'importe quel
problème... Les questions relatives à la forme sont aussi inadé-
quates que celles relatives au contenu ... Nous n'avons que faire
des problèmes car un problème implique le sens d'une valeur, qui,
à son tour, crée l'illusion d'une finalité» (Smithson). La platitude
d'une société comme la nôtre, fondamentalement invalide, n'aura
même pas été capable d'inventer le mythe de Sisyphe.

Tertio, que, bien qu'il est vrai qu'il existe chez certains artistes
des enthousiasmes « primitifs », ces connotations « mythologi-
ques » et ces « signes» qui entourent les œuvres Land-art, toute
cette disponibilité envers les vieilles cultures ne sont pas « sans
limites », ainsi que l'affirme trop rapidement J .M. Poinsot. Il
n'est pas vrai non plus que « les traces de ces cultures appartien-
nent à notre actualité ». L'absence de rigueur de la critique
confond aisément le désir avec la réalité, celle d'un système qui
mutile l'Histoire depuis le Futurisme. Elle oublie aussi les
contradictions d'un artiste tel Smithson, qui savait très bien que
« personne n'agit aujourd'hui comme s'il y avait un quelconque
retour à la Nature ». Elle oublie aussi et surtout ce que pense
Oppenheim du contenu de son propre œuvre, qui le tourmente
assez : « dans le processus autour duquel mes œuvres s'« objec-
17. J.-M. Poinsot, Idem. L'imaginaire et la
tivent » et se créent (je donne) une attention Spéciale à l'irrup- spéculation, ici, contrairement à la différence
tion ... Aussi le contenu n'est-il pas ce qu'il y a de plus important, que le critique voudrait y trouver, se confon-
même s'il fait partie de la définition de l' œuvre. Le plus impor- dent. Car bien qu'il n'y a dans Locus So/us
aucun aspect sensoriel (voir Note 14, ibid.) il
tant, c'est réussir à « congeler» le travail à l'instant même de son n'y a pas non plus d'aspect sensible, celui-ci
apparition initiale ». Aucune trace laissée par les cultures an- ayant été tranformé en une simple exaltation
ciennes, existant dans nos paysages actuels, ne pourrait appartenir intellectuelle. Il y a, en revanche, beaucoup
de spéculation. Locus Sa/us est un autre
à un univers mental - technique - capable de pousser la parmi les multiples exemples de contradic-
rationalisation à un tel point de chirurgie, et, au fond, de tion que la critique spécialisée ne voit pas, ou
désintérêt pour la trace en question. Alors l'interrogation surgit: se refuse à élucider. Le sensible et l'imagi-
naire nouveaux, recherchés par le Land-art,
sous les apparences de l'enthousiasme primitif, et soutenu par une reviennent dans Locus Sa/us, c'est normal, à
critique complice, jusqu'à quel point le Land-art ne nous offre-t-il eux-mêmes, et avec plaisir. Un tel cercle
pas un rêve, semblable à celui vendu par les images des agences de vicieux, et un tel point final de la représenta-
tion du monde devaient fatalement être
tourisme? Il n'est pas dit que le voyageur du XX· siècle, déplacé et mieux médiatisés par le narcissisme et l'im-
déposé dans son rêve acheté, ait nécessairement accès à la réalité puissance de l'Art-vidéo.

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dont il rêve : le touriste, on le sait déjà trop, ne sait pas où il est,


confond facilement religions, climats et sites, a des idées fixes,
ignore des spécifités, et il lui est extrêmement difficile, sinon
impossible, de se débarrasser de schémas, obturés par l'ignorance
ou par la niaiserie. (( Ainsi devant le Capitole de Rome, une Amé-
ricaine, très middle class ... a-t-elle proclamé bien haut, à la vue des
ruines: « C'est nettement moins bien que dans ce film de télévi-
sion, tu sais bien, Ben H ur. Pourquoi ont-ils tout cassé? »)18.

« La proximité de l'art primitif et de la mentalité moderne


s'explique par le fait que, vivant à l'époque de la plus grande
terreur que l'homme ait connue, nous sommes aptes à apprécier la
sensibilité exacte que l'homme primitif avait en face de lui »
(Smithson)19. Je ne suis pas prêt de penser que l'homme moderne
soit proche de la sensibilité exacte du primitif, l'affirmation est
excessive. La parenté réside dans le fait que, et pour l'un et pour
l'autre, le monde est là. Constamment symbolisé pour le primitif,
il ne l'est pas pour nous, qui, après ce long et extraordinaire par-
cours réalisé par le monde pendant lequel il laissa derrière sa signi-
fication, devons le supporter dans son apparition continuelle et
insensée. J'admets, par contre, que la terreur persiste; mais la réti-
culation qui protégeait le primitif est loin d'être proche de la
nudité, de la forme pure du monde, de la platitude du fait où se
développe le moderne; il y a une distance infinie entre l'horrible
que fut le commencement du corps primitif et la dislocation creu-
se, et inculte (aucun savoir-vivre) qu'est le corps du moderne:
cette distance est probablement l'absence du dieu. La fente est
minime - infinitésimale (elle doit l'être). C'est pour cela que les
deux extrêmes se touchent dans l'étonnement de l'art contempo-
rain : qu'est-ce que le corps, qu'est-ce que le monde.

Les traces laissées sur la croûte terrestre par l'angoisse


impalpable du Land-art, seraient-elles le revers, poétique, de la
balafre laissée par l'outrage de la technique? Comme s'il était
nécessaire, et pour l'un et pour l'autre, de prouver que l'homme
existe. cッュセ@ s'il y avait une nécessité sans appel de détruire la
nature afin de démontrer que l'homme existe - comme si, plongé
au plus lointain de la conscience et de l'inconscient de l'homme il
y avait en lui, destiné à la mort, la certitude géniale qu'il n'existe
18. Yv onne Rebeyrol, Perles de v oyage,
dans Le Monde, Paris, (1981 ). La sagesse pas. Il y a toujours dans la générosité innocente de la matière
populaire (espagnole, dans l'anecdote que quelque chose qui dégoûte, particulièrement, systématiquement,
voici) est encore capable de totaliser le logiquement et scientifiquement, depuis la fin du Moyen-âge.
monde en utilisant des formules sans faille. Il
y a peu de temps une vieille dame inconnue, « L'impermanent, a dit Christo, possède en lui-même la beauté de
très nerveuse, entamant par hasard une con- ce qui n'a pas de volonté propre; c'est ce que je cherche ». C'est
versation sans queue ni tête avec moi dans la pour cela qu'il emballe et lie des objets, des montagnes, des
rue, pensa un instant que, au milieu de ce
tourbillon, il était convenable de me deman- édifices, des cités entières. C'est afin de défendre cette vérité-là
der d'où je venais, sans me donner le temps que l'artiste de ce siècle consacre ses œuvres à la disparition, faites
de répondre, car elle me disait déjà : « Peu pour disparaître, l'image photographique, trace de l' œuvre, se
importe, nous sommes tous des chrétiens " .
Ce n'est pas le Land-art qui est tordu, c'est le chargeant de démontrer l'inexistence de la nature. « La réalité,
système actuel de la Nature qui est disloqué. celle qui est socialement significative, s'est retirée des surfaces
De même que ce n'est pas le voyageur du visibles frappées par la lumière du soleil et a fait implosion dans les
XX' siècle qui est simple d'esprit: la sottise
est l'essence même du tourisme. circuits compacts des centres de décision. La réalité est devenue
invisible; ce que nous photographions n'existe pas, au sens où cela
19. Ou Barnet Newman. Poinsot (Idem.) ne n'est plus significatif, et bientôt nous ne le verrons plus. Nous
spécifie/as. Plus probablement Smithson,
eu égar à son obsession pour les phéno- regarderons les photographies comme on regarde les arbres
mènes naturels. généalogiques, les blasons héraldiques, les idéogrammes sur les

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La Part de l'Œil, N°1 : Arts plastiques et psychana lyse. © La Part de l'Œil, 1985

parois des temples ... La grande ingénuité des photographes est 20. Franco Vaccari, La Photographie et l'in-
conscient technologique, Paris, Créatis, Coll.
qu'ils insistent à vouloir donner une image du monde quand celui- L'encre et la lumière, 1981, p. 42. Le sou-
ci a désormais disparu ... »20 . ligné est de l'auteur. Smithson est plus
féroce, en parlant de la Cité du Futur, « faite
de structures et de surfaces nulles. « City »
Et c'est pour la même raison que l'éphémère, le détruit, qui ne produit aucune fonction naturelle, et
l'impermanent, ce qui n'a ni temps ni espace, soit la mort, la seule qui existe seulement, simplement, dans une
chose qui n'a pas de volonté propre, est plus que jamais aujour- zone indéfinie, vague, entre la pensée et la
matière, détachée des deux sans rien repré-
d'hui la prière majeure. Il y a quelque chose, dans le domaine des senter ... A ce niveau-là, c'est la léthargie qui
apparences, qui met l'homme hors de ses gonds : ce sont les se voit élevée au sommet de la grandeur ».
apparences elles-mêmes. Tout le réel doit en conséquence être Dans mon essai, inédit, intitulé La
Photographie Le Néant, je défends une hy-
dissimulé, la réalité spéculée, gommée, mise « à distance », loin de pothèse différente tendant à démontrer ceci:
nous, permanents que nous sommes, et qui en avons dès le début la réalité est invisible non seulement parce
assez de cette permanence. Au fond, la photographie, la cinéma- qu'elle n'est plus significative, mais surtout
parce que l'impossibilité, ontologique, de
tographie et toutes les images qui structurent déjà et pour le l'homme de s'accorder à la nature l'a
meilleur des mondes notre nouvelle perception du monde se- contraint à la détruire, à ses risques et périls.
raient, à bien y réfléchir, bénéfiques : le seul moyen pour cet Aussi bizarre que cela puisse paraître, on
photographie pour ne pas voir.
innommable couard et déséquilibré qu'est l'homme de supporter
tant bien que mal l'intolérable de sa condition.

Gaston Fernandez.

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