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Spirale
arts • lettres • sciences humaines

Résistance des lucioles


Survivance des lucioles de Georges Didi-Huberman. Minuit,
« Paradoxe », 144 p.
Ji-Yoon Han

Numéro 233, juillet–août 2010

URI : https://id.erudit.org/iderudit/61926ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Han, J.-Y. (2010). Compte rendu de [Résistance des lucioles / Survivance des
lucioles de Georges Didi-Huberman. Minuit, « Paradoxe », 144 p.] Spirale, (233),
44–45.

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PHILIPPE DESPOIX — C’est sans doute chit sur les rythmes de la généralisation doit inclure l’intermédium complexe
vrai pour une certaine articulation de ces des nouveaux médias dans nos cultures, corps-technique-langage. Mais on com-
disciplines Nous trouvons par exemple à prendre un grand recul et à réinsérer prend en même temps qu’à partir du
dans l’ensemble corps-technique- ceux-ci dans une chaîne d’inter- et de moment où la technique est constitutive
medium des outils conceptuels qui per- remédiation qui inclut des techniques de l’espèce, l’Homme devient introuvable,
mettent de réinscrire les techniques au plus anciennes et s’ancre jusque dans il se voit toujours redoublé — excusez le
cœur de la réflexion sociohistorique, eth- l’histoire du corps et de ses apprentis- jeu de mots — par des « médihommes ».
nographique et même anthropologique. sages. Les medias purs n’existent pas : Et de ces doubles historiques et culturels
C’est une problématique qui a déjà été chacun renvoie nécessairement à une potentiellement infinis n’existe aucun
esquissée par un anthropologue comme longue série de plusieurs d’entre eux. original. Finalement, mettre en œuvre
Leroi-Gourhan pour lequel station droite, Dans la mesure où la recherche intermé- une perspective intermédiale sur l’his-
articulation langagière et geste tech- diale se pose de manière centrale la ques- toire et le devenir de nos sociétés, c’est
nique constituent les registres conjoints tion de la technique sous l’angle de son peut-être une façon spécifiquement
d’un procès pluriel d’hominisation. En historicité, il serait étonnant que la moderne d’être nominaliste : soit de ne
d’autres termes : spécificité corporelle, réflexion qui s’en inspire ne croise pas des pas considérer les êtres et les choses
symbolisme culturel et production tech- interrogations anthropologiques renou- comme des essences, mais seulement
nique ne seraient concevables que pris velées. En extrapolant les considérations comme des nœuds de relations ouvertes
dans la constellation de leurs réciproci- maussiennes cherchant à relier tech- « médiées » par des techniques.
tés. Penser à partir de telles lignes de nique et symbolisme et selon lesquelles
force permet d’orienter autrement un « l’homme est un être rythmé », on pour-
concept comme celui d’intermédialité rait dire que l’homme se qualifie avant
que vers la seule esthétique ou l’histoire tout comme « être médial », différent 1. Dick Higgins, « Structural Researches », in The
littéraire. Cela oblige, lorsque l’on réflé- selon les âges et les cultures. Ce terme Something Else Press Newsletter, vol. 1, no 8, 1968.

Résistance
ESSAI

des lucioles PAR JI-YOON HAN

SURVIVANCE DES LUCIOLES


de Georges Didi-Huberman
Minuit, « Paradoxe », 144 p.

S urvivance des lucioles de Georges


Didi-Huberman est une réponse aux
images de Pasolini, un hommage à la
Cela commence dans les fosses enflam-
mées du huitième cercle de l’Enfer de
Dante, où les notables véreux brasillent
pensée d’Agamben, et c’est un acte de comme autant de lucioles. Puis cela se
révolte contre le pessimisme dévastateur transforme en nuit de guerre, déchirée
qui a conduit le premier à se détourner par le ballet des projecteurs de la DCA,
des images vers la fin de sa vie, en accu- mais dans laquelle on peut encore
sant la victoire du « fascisme télévisuel », apercevoir la fragile danse des lucioles.
et le second à désespérer de toute résis- Enfin, lumière aveuglante, oppres-
tance contre la dictature éclatante du sante, des plateaux télévisés et des
spectacle et de la marchandise. stades de football, contre quoi le livre

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de Didi-Huberman fait apparaître des Et c’est précisément, selon Didi-Huberman, se rencontrent et se donnent à voir en un
images, petites lueurs, malgré tout. ce qu’a oublié Agamben dans l’un de ses éclair. Agamben, quand il caractérisait le
derniers ouvrages, Le règne et la gloire contemporain comme anachronisme par
« Il y a tout lieu d’être pessimiste, recon- (2007), alors même qu’il se situait dans le rapport au présent, faisait lui aussi réfé-
naît l’auteur, mais il est d’autant plus prolongement de la pensée de Benjamin. rence à ce concept fondamental dans la
nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, Survivance des lucioles s’attache à répondre pensée de l’historien de l’art Aby
de se déplacer sans relâche, de se remet- rigoureusement à cette enquête sur les Warburg : Nachleben, littéralement après-
tre en quête des lucioles. » Que sont ces formes du pouvoir en Occident ; c’est vie, que Didi-Huberman traduit par survi-
lucioles, ces lueurs erratiques qui for- cependant à un autre texte d’Agamben vance, et qui désigne la mémoire des
ment un halo de fantômes dans la nuit, qu’il me semble devoir confronter celui de formes archaïques, l’image fantôme qui
qui dansent et se lancent des signaux Didi-Huberman. ne se laisse pas oublier et hante sans
par saccades, toujours au bord de l’éva- cesse les images de notre culture.
nouissement ? Comme le rappelle Didi- En 2008, dans un petit opuscule intitulé
Huberman, le motif en fut d’abord des- Qu’est-ce que le contemporain ?, Agamben Cependant, l’anachronisme chez Agamben
siné par Pasolini, pour qui les lucciole définissait la contemporanéité comme la est considéré comme un espace de « cita-
étaient une métaphore des cultures capacité de « neutraliser les lumières dont tion », certes capable de réactualiser le
populaires. Toute son œuvre poétique et l’époque rayonne, pour en découvrir les passé, mais qui implique une césure dans le
cinématographique aura cherché à ténèbres, l’obscurité singulière ». Or cette temps : la citation, ce n’est que l’extraction
révéler ces lucioles, dans le visage des « obscurité », également décrite comme d’un fragment de passé dont nous sommes
déclassés, dans la parole des sans-nom, « une lumière qui cherche à nous rejoindre coupés, non le lent travail de la mémoire et
leur conférant une singulière force de et ne le peut pas », revêtait chez lui les des fantômes qui fait de l’image, pour Didi-
résistance politique à l’aujourd’hui, pro- allures d’une tâche impossible. Agamben Huberman, le lieu d’une possible reconfi-
fondément ancrée dans la mémoire des semblait ainsi condamner le contempo- guration de l’avenir.
dialectes et des gestes immémoriaux. rain à osciller entre le pas encore et le déjà
plus qui bordent la faille du présent, Il manque à Survivance des lucioles des
lequel ne serait « rien d’autre que la part images contemporaines, plus proches de
UN ESPACE D’IMAGES de non-vécu dans tout vécu ». nous, pour pouvoir prétendre à l’élabora-
Reprenant l’image lumineuse du cinéaste, tion d’une véritable résistance. Excepté le
Didi-Huberman la déploie à travers le Plus proche des choses terrestres, de la film de Waddington (2002), tous les
temps, remontant jusqu’à Dante. Mais il lui lueur verte des lucioles, du grain de exemples cités par Didi-Huberman
fait aussi franchir l’horizon de la méta- l’image dans le film de Waddington sur remontent à la Seconde Guerre mon-
phore, et nous donne à entendre et à voir, Sangatte, Didi-Huberman propose au diale : Victor Klemperer, Charlotte Beradt,
littéralement, la vie et l’accouplement des contraire une véritable « politique de la Georges Bataille, Hannah Arendt. Où
vers luisants décrits dans les ouvrages de survivance », qui repose sur des expé- chercher les lucioles aujourd’hui ? Et
sciences naturelles, la polysémie de la luc- riences et des images, sur des matières. Il qu’en faire ?
ciole qui en italien désigne à la fois l’ani- veut ici, en reprenant des références par-
mal, la prostituée et l’ouvreuse qui au tagées aussi par Agamben, « organiser Ce livre n’en esquisse pas moins un
cinéma guide avec sa petite lampe les notre pessimisme », selon le mot de espace de résistances. Dans un geste d’af-
spectateurs jusqu’à leur place. Les lucioles, Benjamin, par la recherche d’un « espace firmation contre la soumission aux
ce sont aussi les souvenirs de promenades d’images ». lumières trop vives, Didi-Huberman
sur les collines de Rome. Et c’est encore, montre que la survivance des lucioles
dans la nuit du camp de réfugiés sans- Dans son Livre des passages, Benjamin dépend de notre désir. « Dire oui dans la
papiers de Sangatte, au bord de la Manche, avait en effet défini l’image comme nuit traversée de lueurs, et ne pas se
ce pan de couverture qu’un fugitif traqué « ce en quoi l’Autrefois rencontre le contenter de décrire le non de la lumière
par les faisceaux de la police fait danser Maintenant dans un éclair pour former qui nous aveugle. » Oui, déborder le dis-
devant la caméra de Laura Waddington. une constellation », définition proche de cours purement spéculatif par l’expé-
ce que Pasolini nommait « lucioles ». Et rience, grimper en des lieux improbables,
Car il faut refuser ce que Pasolini, dans un Didi-Huberman de poursuivre : « L’image aller à la recherche des petites lueurs, de
article écrit peu de temps avant sa mort, se caractérise par son intermittence, sa ce coup de dés en mouvement qui sou-
avait nommé « La disparition des fragilité, son battement d’apparitions, de dain point et m’attire au milieu de l’indif-
lucioles ». Quand nous avons devant nous disparitions, de réapparitions et de redis- férenciation culturelle. Puis émettre une
l’œuvre d’un Walter Benjamin qui, malgré paritions incessantes. […] L’image est peu lueur à mon tour — écrire, faire des
la « chute du cours de l’expérience », malgré de chose : reste ou fêlure. Un accident du images — tout contre ce qui m’aura fait
les poursuites dont il fut jusqu’à la fin temps qui le rend momentanément visible signe. C’est cela, résister : une « danse du
menacé, n’a cessé d’écrire, « il faut affirmer ou lisible. » désir formant communauté », une com-
que l’expérience est indestructible » et munauté qui reste.
« trouver l’énergie » de se déplacer,
aujourd’hui encore, dans la nuit ou dans
LUEUR ET RÉSISTANCE
l’excès de lumière, à la recherche des L’image devient ainsi un « opérateur tem-
lucioles. porel de survivances », le lieu où les temps

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