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On ne sait pas ce que peut une image. Certaines rendent complètement idiots,
d’autres semblent éveiller à la vie de l’esprit, laissant passer comme un souffle qui
meut la pensée et l’oblige à en interroger les puissances de lumière et de trouble.
Q uand et comment avez-vous décidé
de devenir historien de l’art ? Est-ce
d’abord un attrait pour l’art lui-même ?
Certaines encore consolent en permettant de s’y reconnaître, mais d’autres sai- Et si oui, pour quel art en particulier,
sissent d’effroi, obligent à détourner le regard et à parler d’autre chose. Parfois ce pour quels artistes ? D’emblée pour
sont les mêmes images qui remplissent ces fonctions à tour de rôle, selon les mo- Giotto, l’Angelico et le Quattrocento ?
ments, selon aussi celui qui sait ou non les regarder. Apparaît alors bien vaine toute Ou autant pour l’art moderne et contem-
posture qui prétend connaître a priori la vérité universelle de l’image, en dénoncer porain, votre rapport à l’histoire de l’art
le simulacre, la transgression, la capture, l’enfermement narcissique, ou en louer vous permettant de multiplier les renvois
l’incarnation, la beauté, le sublime, la valeur justificatrice de l’existence, le nœud les plus inattendus, par exemple entre
vital du réel et du symbolique, écrasant dans chaque cas la singularité de chaque Fra Angelico et Pollock ou entre Penone
image sous le savoir pré-donné. Il est tentant alors d’affirmer, à l’inverse, qu’il n’y et Léonard de Vinci ?
a pas d’image en général (seulement des sculptures, des peintures, des films, des Je suis enfant de peintre. Je passais des
photographies, des images mentales, chacune relevant de sa propre explication…) : heures dans l’atelier. Je regardais les ta-
position ascétique, mais frustrante, dès lors que nous vivons dans une civilisation bleaux en train de se faire. Je faisais l’as-
où les cloisonnements entre les registres d’images, ou entre ceux-ci et le discours, sistant, je lavais les pinceaux. Très tôt, j’ai
sont de plus en plus artificiels. A quoi bon l’histoire de l’art si elle nous apprend pas aimé discuter du travail, du p rocessus,
aussi (d’abord ?) à voir le réel d’aujourd’hui, à en lire les images comme à se laisser de comment s’enchaînent les problèmes
saisir par ce qui, en elles, passe notre pouvoir de voir et de lire ? dans un tableau. Il y avait aussi une
Nous avons rencontré Georges Didi-Huberman pour qu’il nous aide à échapper forte charge érotique dans cet atelier
à cette double-pince. Son œuvre en effet, du Quattrocento à Hantaï ou Penone (les catalogues de dessins, Ingres ou
(ou l’inverse), de Charcot à Deleuze et Foucault, de Panofsky à Warburg, de la Bellmer, Les Larmes d’Éros de Georges
beauté angélique aux photogrammes de la Shoah, témoigne de ce double souci : Bataille…). Je faisais de l’auto-stop pour
souligner combien nous ne savons pas ce que peut une image, et ne pas renoncer aller voir les galeries d’art contemporain
à articuler ce que certaines images singulières peuvent nous enseigner au delà à Paris et quelques ateliers de sculpteurs.
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définie, relevant tantôt de l’expérience au concept (comme le pensent beaucoup
sens le plus commun (voir une image), de philosophes) ne la saisiront tout
a rtistes eux-mêmes – avec qui le dialogue tantôt de l’expérience phénoménologi- à fait, ne la subsumeront, ne la résou-
n’a jamais cessé – que des historiens. que (celle qui nous « tombe dessus »), dront ou ne la rédimeront. L’image est
tantôt encore de l’expérience intérieure une passante. Nous devons suivre son
Depuis cette expérience en propre que ou de ces expériences-limites recherchées mouvement, autant que possible, mais
vous avez de certaines œuvres d’art, par Bataille ou Blanchot. Bref, ça veut nous devons également accepter de ne
pouvez-vous spécifier la place que vous dire quoi, pour vous, « faire l’expérience jamais la posséder tout à fait. Cela veut
essayez de tenir ? À la fois dans le champ d’une image » ? dire aussi qu’une image – pas n’importe
de l’histoire de l’art et dans celui de Je vais vous prendre au mot : je dirai quelle image, sans doute, je ne parle que
l’esthétique, puisque vous soutenez vos que l’expérience d’une image c’est exac- de ces images que je dirais fécondes – est
analyses par un croisement des savoirs tement tout ce que vous venez de dire, inépuisable. Et c’est aussi en cela que
(philosophie, psychanalyse, poétique, mais en une seule fois, en une seule expé- l’image fait aujourd’hui partie de notre
anthropologie…) ? rience… C’est une expérience commune rapport à l’expérience (souvent pour le
Mais, cette place, je suis évidemment le puisque voir une image fait partie de nos pire, c’est-à-dire pour le leurre, quelque-
dernier à être capable de la situer, d’en gestes les plus quotidiens : je feuillette un fois pour le meilleur, c’est-à-dire pour la
définir le statut… Il vaudrait mieux s’in- livre d’histoire et, là-dedans, il y a des remise en jeu du réel, par-delà tous les dis-
terroger sur la nécessité du déplacement images, dont certaines me sont nouvelles cours catastrophistes sur la destruction de
que sur la légitimité de la « place ». Je et d’autres déjà connues. Tout à coup, l’expérience et le simulacre généralisé).
pourrais, sans doute, évoquer telle ou mon expérience devient « phénoménolo-
telle expérience concrète : les nombreu- gique » au sens que vous suggérez : une À la fin de votre petit livre sur James
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Georges Didi-Huberman
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encore. On n’avance pas en opposant à J’ajouterai encore ceci : mon usage de la ma bibliothèque, aujourd’hui encore, je
toute force le sensible et l’intelligible. On philosophie est aussi nécessaire qu’im- place juste à côté de la philosophie une
n’avance pas plus en cherchant une solu- pertinent. Pourquoi impertinent ? Mon section de textes que je nomme, par ré-
tion abstraite d’intégration du sensible à problème n’a jamais été de me situer férence à Georges Bataille, « hétérologi-
l’intelligible, comme voulut le faire Kant dans l’histoire des systèmes esthétiques, ques » : elle comprend les auteurs qui me
avec ce fameux « schématisme trans- par exemple. Je ne discute pas un texte sont, sans doute, les plus chers, et qui
cendental » qui apaise tant d’inquié- philosophique pour déterminer sa valeur sont tout à la fois de grands penseurs
tudes devant le monde de l’expérience… de vérité générale ; j’utilise un texte phi- et des philosophes non académiques
Évoquons, justement, une expérience : je losophique pour discuter une image par- (Bataille pour commencer, mais aussi
regarde un tableau de Hantaï ; puis je com- ticulière. S’il est vrai que, même armée Baudelaire, Benjamin, Eisenstein, Carl
prends combien la distinction entre mou- de concepts, l’image laisse notre pensée Einstein, Maurice Blanchot et quelques
lage et modulation – distinction que l’on « brisée devant chaque œuvre », alors il autres). Seule une écriture poétique peut
trouve chez Gilbert Simondon, puis chez faut convenir que l’explication philoso- produire de la pensée en la laissant
Deleuze – peut être féconde pour inter- phique ne donne qu’une partie des moyens « brisée devant chaque œuvre ».
roger la méthode inventée par ce peintre ; capables d’affronter l’image. Je donne une
mais bientôt je m’aperçois que le tableau importance capitale au fait que beaucoup Permettez-moi de vous poser la question
de Hantaï fait bouger cette distinction, la de textes fondamentaux sur l’art ont été un peu brutalement : quel est votre rap-
déconstruit en quelque sorte puisque les écrits par des poètes, des écrivains (cela port réel à la politique ? C’est une ques-
« moulages » du peintre sont ici capables va, en France, de Diderot à Baudelaire, tion brutale mais pas du tout ironique,
de « moduler » aussi dans la couleur. Tel des frères Goncourt à Genet, de Proust parce qu’il semble que vous entreteniez
est donc le rythme de cette approche : le à Beckett). Voilà pourquoi le texte sur un rapport extrêmement subtil, mais du
concept m’aide à regarder, puis le regard Turrell auquel vous faites référence ne même coup peu lisible au premier coup
m’aide, réciproquement, à critiquer, à relève pas de l’explication philosophi- d’œil, à la chose publique et à la question
modifier, à faire bifurquer le concept. Je que, mais de la fable philosophique, des rapports sociaux en général. D’un
ne travaille que sur des singularités (je ce qui est bien différent. Longtemps, côté, en effet, à la différence de la plupart
n’ai rien à dire de général sur « l’art », avant de commencer un texte sur une des historiens de l’art disons « classiques »,
« la beauté », etc.) dans la mesure où les image, je relisais Baudelaire, comme il semble que tout votre travail soit en
singularités ont cette puissance théorique pour e ssayer de trouver dans sa langue grande partie déterminé par des motifs
de modifier nos idées préconçues, donc de poétique, dans ses « fusées » somptueu- éminemment politiques : depuis vos pre-
solliciter la pensée d’une façon non axio- ses, l’énergie littéraire de décrire – ne miers ouvrages sur les hystériques ou
matique : d’une façon heuristique. serait-ce que décrire – une image. Dans l’imaginaire médiéval de la peste jusqu’à
vos travaux plus récents sur les images
de la Shoah. Mais, d’un autre côté, il
semble que vous vous arrêtiez toujours
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Francisco Goya, Cruel lastima !, 1810-1820. Dessin préparatoire pour la planche 48 de Los Desastres de la guerra. Madrid, Museo Nacional del Prado.
en 1990 par Georges Mérillon, dans la platif. On fait cela dans une archive, dans maternelle : et c’étaient toutes les images
mesure où c’est une image sur laquelle je un musée, dans une bibliothèque, dans de la guerre, les images des camps que
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— à une telle analyse politique des images : dans la société. L’iconographie sulpi-
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Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne, 1929 (planche 79). Londres, The Warburg Institute.
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même temps, tout cela est beaucoup connaître des images qui vous saisissaient – une parole, un texte, un style particu-
moins compliqué, beaucoup moins pa- sans qu’il vous soit pourtant possible d’y lier qui rendrait compte de cette image
ranoïaque que vous ne le suggérez. La articuler le moindre discours ? Des ima- particulière – à partir d’une mutité pre-
note en bas de page, c’est, tout simple- ges qui n’ont produit chez vous que des mière. Il faut, pour cela, une sorte de
ment, l’honnêteté, comme vous dites, intuitions prégnantes mais vides, ou des courage : courage de regarder, regarder
dans la transmission du savoir. C’est la textes impubliables ? Autrement dit, vos encore, courage d’écrire, écrire mal-
possibilité donnée au lecteur de refaire lecteurs ne connaissent en un sens que gré tout. Il va sans dire que les images
le chemin pour son compte, c’est-à-dire l’histoire de vos tours de force… Y a-t-il d’Auschwitz sur lesquelles j’ai travaillé
pour d’éventuelles divergences dans une histoire plus souterraine ou plus ina- ont constitué pendant de nombreuses
l’appréciation des sources. Étudiant, vouable de vos échecs ? Cette question années cet « imprenable » ou « indici-
j’étais ébloui par la beauté de l’écriture prenant aussi un sens tout particulier par ble » dont vous parlez. Je m’en sortais
chez Michel Foucault, la fluidité de sa rapport à l’une de vos thèses centrales en préférant regarder ailleurs et m’excla-
pensée, l’impossibilité où je me trouvais selon laquelle l’image est d’abord « ce mer che bello ! devant les splendeurs de
de couper un raisonnement, de citer seu- qui résiste au discours » ? Avez-vous la Renaissance italienne. Il a fallu l’insis-
lement un bout. Puis j’ai voulu refaire donc connu des résistances absolues ou tance de Clément Chéroux, l’organisa-
certains chemins de sa pensée et je me imprenables ? teur de l’exposition Mémoire des camps,
suis trouvé bien embêté lorsqu’il écrivait C’est une très belle question, mais com- pour me donner le courage d’affronter
« Esquirol dit ceci », sans mentionner où ment y répondre si je vous prends au ces images, et d’abord de leur consacrer
il le dit et même comment il le dit exac- mot ? Dire qu’une image est d’abord du temps (cela supposait d’abandonner
tement. Un texte sans notes est, en un « ce qui résiste au discours » revient à tous mes objets de compétence et de plai-
sens, beaucoup plus autoritaire – voire dire qu’il ne faut justement pas s’arrêter sir habituels pour une période indéfinie
moins généreux, mais, là, je ne parle plus à ce « d’abord ». Toute question, affir- et sans aucune garantie de résultat). Ce
de Foucault – qu’un texte avec des notes mait Bataille, est une question de temps, que j’en ai articulé ne constitue évidem-
en bas de page. d’emploi du temps. Je dirai donc que les ment qu’une contribution partielle à leur
La grande erreur serait, ici, de postuler images qui m’ont « saisi », comme vous connaissance. Ces images gardent tout
que la théorie est une fin dont le savoir le dites avec justesse, ne l’ont fait qu’à leur pouvoir de nous interloquer encore,
ne serait qu’un moyen. Il y a des savoirs créer un moment de mutité dans mes c’est-à-dire de susciter de nouvelles fa-
bouche-trous, bien sûr : c’est la méta- discours préexistants. Une image forte, çons de parler et de penser.
physique portative du savant positiviste, c’est d’abord une image qui interloque Je vous ai dit tout à l’heure ma réserve à
en quelque sorte. Il croit que l’exactitude (quand je dis « forte », cela ne veut pas l’égard de toute ontologie de l’image. Il
va fonder la vérité de ce qu’il dit. Mais dire « violemment spectaculaire », bien n’y a donc pas d’images qui, en soi, nous
d’autres stratégies de connaissance sont sûr : une jeune fille au turban de Vermeer laisseraient muets, impuissants. Une
évidemment possibles : le savoir ouvert, qui se tourne doucement vers vous in- image sur laquelle on ne peut rien dire,
le gai savoir, porte en lui-même une ex- terloque d’abord, elle aussi, toutes vos c’est en général une image qu’on n’a pas
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