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S'inquiéter devant chaque image

Entretien avec Georges Didi-Huberman


Entretien réalisé par Pierre Zaoui, Mathieu Potte-Bonneville
Dans Vacarme 2006/4 (n° 37), pages 4 à 12
Éditions Association Vacarme
ISSN 1253-2479
ISBN 9782915547368
DOI 10.3917/vaca.037.0004
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entretien
vacarme 37 – automne 2006

s’inquiéter devant chaque image


entretien avec Georges Didi-Huberman

On ne sait pas ce que peut une image. Certaines rendent complètement idiots,
d’autres semblent éveiller à la vie de l’esprit, laissant passer comme un souffle qui
meut la pensée et l’oblige à en interroger les puissances de lumière et de trouble.
Q uand et comment avez-vous décidé
de devenir historien de l’art ? Est-ce
d’abord un attrait pour l’art lui-même ?
Certaines encore consolent en permettant de s’y reconnaître, mais d’autres sai- Et si oui, pour quel art en particulier,
sissent d’effroi, obligent à détourner le regard et à parler d’autre chose. Parfois ce pour quels artistes ? D’emblée pour
sont les mêmes images qui remplissent ces fonctions à tour de rôle, selon les mo- Giotto, l’Angelico et le Quattrocento ?
ments, selon aussi celui qui sait ou non les regarder. Apparaît alors bien vaine toute Ou autant pour l’art moderne et contem-
posture qui prétend connaître a priori la vérité universelle de l’image, en dénoncer porain, votre rapport à l’histoire de l’art
le simulacre, la transgression, la capture, l’enfermement narcissique, ou en louer vous permettant de multiplier les renvois
l’incarnation, la beauté, le sublime, la valeur justificatrice de l’existence, le nœud les plus inattendus, par exemple entre
vital du réel et du symbolique, écrasant dans chaque cas la singularité de chaque Fra Angelico et Pollock ou entre Penone
image sous le savoir pré-donné. Il est tentant alors d’affirmer, à l’inverse, qu’il n’y et Léonard de Vinci ?
a pas d’image en général (seulement des sculptures, des peintures, des films, des Je suis enfant de peintre. Je passais des
photographies, des images mentales, chacune relevant de sa propre explication…) : heures dans l’atelier. Je regardais les ta-
position ascétique, mais frustrante, dès lors que nous vivons dans une civilisation bleaux en train de se faire. Je faisais l’as-
où les cloisonnements entre les registres d’images, ou entre ceux-ci et le discours, sistant, je lavais les pinceaux. Très tôt, j’ai
sont de plus en plus artificiels. A quoi bon l’histoire de l’art si elle nous apprend pas aimé discuter du travail, du p ­ rocessus,
aussi (d’abord ?) à voir le réel d’aujourd’hui, à en lire les images comme à se laisser de comment s’enchaînent les problèmes
saisir par ce qui, en elles, passe notre pouvoir de voir et de lire ? dans un tableau. Il y avait aussi une
Nous avons rencontré Georges Didi-Huberman pour qu’il nous aide à échapper forte charge érotique dans cet atelier
à cette double-pince. Son œuvre en effet, du Quattrocento à Hantaï ou Penone (les catalogues de dessins, Ingres ou
(ou l’inverse), de Charcot à Deleuze et Foucault, de Panofsky à Warburg, de la Bellmer, Les Larmes d’Éros de Georges
beauté angélique aux photogrammes de la Shoah, témoigne de ce double souci : Bataille…). Je faisais de l’auto-stop pour
souligner combien nous ne savons pas ce que peut une image, et ne pas renoncer aller voir les galeries d’art contemporain
à articuler ce que certaines images singulières peuvent nous enseigner au delà à Paris et quelques ateliers de sculpteurs.
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d’elles-mêmes, à travers les siècles comme les disciplines. C’est pourquoi cette Adolescent, je travaillais souvent au
œuvre en devenir excède tous les registres. C’est, à la suite de Walter Benjamin Musée d’Art moderne de Saint-Étienne,
et Aby Warburg, une histoire de l’art étrangement intempestive, faite de fantômes, aidant à la documentation, assistant aux
de survivants, de passages et de déplacements. C’est une philosophie de l’image accrochages d’exposition ou m’essayant
qui, traversant tous les savoirs, s’inquiète des prétentions du concept à faire trop à des visites commentées – toujours très
bon compte des images singulières, au nom de leur vérité essentielle. C’est une vives – avec un public généralement
psychanalyse de l’image qui s’avance, au risque de brouiller ses distinctions cardi- suspicieux devant l’art depuis Cézanne.
nales, jusqu’en cette zone obscure où image et symbole, santé et folie deviennent Donc, l’élément natif, si l’on peut dire,
indiscernables. C’est encore une poétique de l’image qui, à la suite de Baudelaire, c’est l’art contemporain, c’est-à-dire
Bataille ou Blanchot, exige d’apprendre d’abord à voir et à décrire, mais en ayant l’art de chaque instant présent, l’art en
l’œil sur la part du dehors – invisible, illisible, mais jamais entièrement indicible. A tant que question toujours en train de se
l’horizon, c’est peut-être aussi d’une politique de l’image qu’il s’agit, qui prenne poser. Je ne suis entré dans l’art médié-
enfin celle-ci au sérieux, c’est-à-dire en tremblant, comme pour mieux respecter et val et renaissant que lorsque j’en ai eu
se laisser hanter par les gestes qui l’ont produite ou inspirée, pour dresser un bar- l’expérience concrète, lors des quatre ou
rage fragile contre les « monstres » qu’engendre, outre le « sommeil de la raison », cinq ans que j’ai passés, bien plus tard,
l’indifférence aux images du réel et à leur part tragique. en Italie. Mais, là encore, devant les « ta-
Nous lui avons demandé comment il avait pu en venir à élaborer un projet à la fois ches » de Fra Angelico, par exemple, les
aussi prométhéen et aussi modeste, puisque se remettant chaque fois en cause. Il questions comment c’est fait ? comment
nous a parlé héritage et choix de vie, bifurcations et reprises, honnêteté et peur, à se pose le problème ? venaient en avant
partir d’un travail sans relâche. Une leçon de sagesse, avec et sans images. des questions qui a fait cela ? ou qu’est-
ce que ça veut dire ? C’est pourquoi
Entretien réalisé par Pierre Zaoui & Mathieu Potte-Bonneville j’ai l’impression d’avoir plus appris des

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entretien
vacarme 37 – automne 2006

— de mettre en jeu le désir – de sentir, de « saigner intérieurement », comme il

Une image que je voir, de connaître – et une façon d’écrire


tout cela. L’histoire de l’art n’existe pas
disait. Tous mes choix d’objets ont été
rendus nécessaires par une expérience

croyais connaître complètement sans une position théori-


que, une position psychologique et une
de ce type, une expérience ouvrante : im-
prévue (irréductible à un programme de
ouvre en moi position poétique sur l’objet avec lequel
elle travaille.
recherche) et inquiétante (irréductible à
un savoir ou à un système). L’expérience
une inquiétude demande, bien sûr, à être étayée, contex-

majeure, celle du Pouvez-vous préciser l’importance qu’a


pour vous la notion d’expérience ? Assez
tualisée, historicisée, théorisée. Mais
je sais pertinemment qu’au bout du

contact entre une exactement comme chez Benjamin, mais


aussi comme chez Foucault, elle semble
compte l’image demeurera l’irréduc-
tible devant moi : ni le savoir (comme
image et le réel pour vous à la fois fondamentale et peu le pensent beaucoup d’historiens) ni le


définie, relevant tantôt de l’expérience au concept (comme le pensent beaucoup
sens le plus commun (voir une image), de philosophes) ne la saisiront tout
a­ rtistes eux-mêmes – avec qui le dialogue tantôt de l’expérience phénoménologi- à fait, ne la subsumeront, ne la résou-
n’a jamais cessé – que des historiens. que (celle qui nous « tombe dessus »), dront ou ne la rédimeront. L’image est
tantôt encore de l’expérience intérieure une passante. Nous devons suivre son
Depuis cette expérience en propre que ou de ces expériences-limites recherchées mouvement, autant que possible, mais
vous avez de certaines œuvres d’art, par Bataille ou Blanchot. Bref, ça veut nous devons également accepter de ne
pouvez-vous spécifier la place que vous dire quoi, pour vous, « faire l’expérience jamais la posséder tout à fait. Cela veut
essayez de tenir ? À la fois dans le champ d’une image » ? dire aussi qu’une image – pas n’importe
de l’histoire de l’art et dans celui de Je vais vous prendre au mot : je dirai quelle image, sans doute, je ne parle que
l’esthétique, puisque vous soutenez vos que l’expérience d’une image c’est exac- de ces images que je dirais fécondes – est
analyses par un croisement des savoirs tement tout ce que vous venez de dire, inépuisable. Et c’est aussi en cela que
(philosophie, psychanalyse, poétique, mais en une seule fois, en une seule expé- l’image fait aujourd’hui partie de notre
anthropologie…) ? rience… C’est une expérience commune rapport à l’expérience (souvent pour le
Mais, cette place, je suis évidemment le puisque voir une image fait partie de nos pire, c’est-à-dire pour le leurre, quelque-
dernier à être capable de la situer, d’en gestes les plus quotidiens : je feuillette un fois pour le meilleur, c’est-à-dire pour la
définir le statut… Il vaudrait mieux s’in- livre d’histoire et, là-dedans, il y a des remise en jeu du réel, par-delà tous les dis-
terroger sur la nécessité du déplacement images, dont certaines me sont nouvelles cours catastrophistes sur la destruction de
que sur la légitimité de la « place ». Je et d’autres déjà connues. Tout à coup, l’expérience et le simulacre généralisé).
pourrais, sans doute, évoquer telle ou mon expérience devient « phénoménolo-
telle expérience concrète : les nombreu- gique » au sens que vous suggérez : une À la fin de votre petit livre sur James
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ses difficultés – voire les polémiques – image que je croyais déjà connaître – par Turrell, L’Homme qui marchait dans
avec le milieu universitaire français, les exemple l’image du soldat allemand qui la couleur, vous prêtez, sans doute à la
sentiments fréquents de malentendu abat à bout portant une mère qui serre fois justement et généreusement, une
avec le monde anglo-saxon, l’extraor- son enfant dans les bras – me saute au vraie leçon de morale à Platon : « Laisser
dinaire réception en milieu allemand, visage, me tient dans sa cruauté, ouvre en brisée devant chaque œuvre la façon
le dialogue ouvert avec philosophes et moi un mystère nouveau, une inquiétude de penser qui était la nôtre juste avant
littéraires, le non-dialogue avec trop majeure, qui est d’abord l’inquiétude du d’avoir posé notre regard sur elle. » Il y
d’historiens pourtant proches de mes contact entre cette image et le réel, du a toutefois une énigme. Est-ce à dire que
préoccupations… Au-delà des contro- contact entre image et corps, image et toute pensée est d’avance brisée et que
verses personnelles, il s’agit tout sim- histoire, image et politique… l’image réelle n’est là que pour en dévoiler
plement, je crois, d’un problème global Dès lors que cette image n’est plus re- la brisure ou la fêlure immémoriale ?
d’histoire intellectuelle : quelle est la gardée comme une imagerie stéréotypée, À vrai dire je ne me souviens plus de cette
place que l’on veut accorder à la pensée une vignette d’illustration collée dans le phrase et, surtout, de son contexte. Mais
philosophique, à l’interrogation psycha- livre ou une simple « icône de l’horreur », bon, je vous fais confiance. Il s’agissait,
nalytique, voire au souci poétique dans mais comme une situation visuelle singu- sans doute, de dire que l’image n’est pas
ce champ disciplinaire que l’on nomme lière, elle devient cette expérience-limite, réductible au concept (l’iconologie pa-
les sciences humaines aujourd’hui ? Je cette expérience intérieure dont parlait nofskienne, la tendance néo-kantienne de
crois tout simplement qu’il est impossi- Georges Bataille. Ce n’est pas un ha- l’histoire de l’art structuraliste ont tenté
ble de parler sérieusement des images, de sard si Bataille lui-même reconnaissait cette réduction). Mais il ne s’agissait pas
dire quelque chose sur l’art, sans articuler aux images le pouvoir non pas de nous pour autant de dire que l’image serait
notre expérience à ces trois choses : une consoler mais, au contraire, de nous in- le creuset d’une irrationalité « sacrée »,
façon de poser les questions, une façon quiéter, de nous « ouvrir », de nous faire innommable, sublime, ou que sais-je

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Georges Didi-Huberman
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encore. On n’avance pas en opposant à J’ajouterai encore ceci : mon usage de la ma bibliothèque, aujourd’hui encore, je
toute force le sensible et l’intelligible. On philosophie est aussi nécessaire qu’im- place juste à côté de la philosophie une
n’avance pas plus en cherchant une solu- pertinent. Pourquoi impertinent ? Mon section de textes que je nomme, par ré-
tion abstraite d’intégration du sensible à problème n’a jamais été de me situer férence à Georges Bataille, « hétérologi-
l’intelligible, comme voulut le faire Kant dans l’histoire des systèmes esthétiques, ques » : elle comprend les auteurs qui me
avec ce fameux « schématisme trans- par exemple. Je ne discute pas un texte sont, sans doute, les plus chers, et qui
cendental » qui apaise tant d’inquié- philosophique pour déterminer sa ­valeur sont tout à la fois de grands penseurs
tudes devant le monde de l’expérience… de vérité générale ; j’utilise un texte phi- et des philosophes non académiques
Évoquons, justement, une expérience : je losophique pour discuter une image par- (Bataille pour commencer, mais aussi
regarde un tableau de Hantaï ; puis je com- ticulière. S’il est vrai que, même armée Baudelaire, Benjamin, Eisenstein, Carl
prends combien la distinction entre mou- de concepts, l’image laisse notre pensée Einstein, Maurice Blanchot et quelques
lage et modulation – distinction que l’on « brisée devant chaque œuvre », alors il autres). Seule une écriture poétique peut
trouve chez Gilbert Simondon, puis chez faut convenir que l’explication philoso- produire de la pensée en la laissant
Deleuze – peut être féconde pour inter- phique ne donne qu’une partie des moyens « brisée devant chaque œuvre ».
roger la méthode inventée par ce peintre ; capables d’affronter l’image. Je donne une
mais bientôt je m’aperçois que le tableau importance capitale au fait que beaucoup Permettez-moi de vous poser la question
de Hantaï fait bouger cette distinction, la de textes fondamentaux sur l’art ont été un peu brutalement : quel est votre rap-
déconstruit en quelque sorte puisque les écrits par des poètes, des écrivains (cela port réel à la politique ? C’est une ques-
« moulages » du peintre sont ici capables va, en France, de Diderot à Baudelaire, tion brutale mais pas du tout ironique,
de « moduler » aussi dans la couleur. Tel des frères Goncourt à Genet, de Proust parce qu’il semble que vous entreteniez
est donc le rythme de cette approche : le à Beckett). Voilà pourquoi le texte sur un rapport extrêmement subtil, mais du
concept m’aide à regarder, puis le regard Turrell auquel vous faites référence ne même coup peu lisible au premier coup
m’aide, réciproquement, à critiquer, à relève pas de l’explication philosophi- d’œil, à la chose publique et à la question
modifier, à faire bifurquer le concept. Je que, mais de la fable philosophique, des rapports sociaux en général. D’un
ne travaille que sur des singularités (je ce qui est bien différent. Longtemps, côté, en effet, à la différence de la plupart
n’ai rien à dire de général sur « l’art », avant de commencer un texte sur une des historiens de l’art disons « classiques »,
« la beauté », etc.) dans la mesure où les image, je relisais Baudelaire, comme il semble que tout votre travail soit en
singularités ont cette puissance théorique pour e­ ssayer de trouver dans sa langue grande partie déterminé par des motifs
de modifier nos idées préconçues, donc de poétique, dans ses « fusées » somptueu- éminemment politiques : depuis vos pre-
solliciter la pensée d’une façon non axio- ses, l’énergie littéraire de décrire – ne miers ouvrages sur les hystériques ou
matique : d’une façon heuristique. ­serait-ce que décrire – une image. Dans l’imaginaire médiéval de la peste jusqu’à
vos travaux plus récents sur les images
de la Shoah. Mais, d’un autre côté, il
semble que vous vous arrêtiez toujours
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aux frontières de l’engagement, à la fois
pour des motifs à la Foucault – ne pas
s’emparer de la parole et de l’image de
ceux qui souffrent ou agissent – et pour
des motifs plus « indicibles ». Pouvez-vous
nous en dire davantage sur cet apparent
« indicible » ?
À question brutale, réponse un peu
brutale, d’abord : on ne s’engage avec
efficacité que là où l’on travaille vérita-
blement, c’est-à-dire là où il est possible,
grâce à ce travail même, d’intervenir
efficacement dans un champ donné. Je
me sens assez peu apte – je n’essaie pas
de me justifier, je constate ma limite – à
signer des pétitions sur des dossiers dont
je n’ai qu’une connaissance de seconde
main, ou à m’engager sur des questions
politiques concrètes et complexes tou-
chant le Kosovo, par exemple. Mais
j’aurai sans doute quelque chose à dire
Simon Hantaï, M.A. 1, 1960 (détail). Huile sur toile. Toulouse, Les Abattoirs. sur la Pietà du Kosovo photographiée

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Francisco Goya, Cruel lastima !, 1810-1820. Dessin préparatoire pour la planche 48 de Los Desastres de la guerra. Madrid, Museo Nacional del Prado.

en 1990 par Georges Mérillon, dans la platif. On fait cela dans une archive, dans maternelle : et c’étaient toutes les images
mesure où c’est une image sur laquelle je un musée, dans une bibliothèque, dans de la guerre, les images des camps que
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fournis actuellement un certain travail. un atelier d’artiste, dans sa chambre. J’ai j’ai vues et revues dans la difficulté à
Puis, ce que j’aurai à dire sera publié, l’impression d’avoir passé mon enfance comprendre, dans une propédeutique de
donc public, et m’obligera, bien sûr, à dans un monde d’images, c’est-à-dire, en l’horreur historique, dans l’inverse absolu
prendre position sur une matière émi- gros, dans un monde coupé de l’action. de toute beauté, dans l’inconsolable et la
nemment politique, puisque l’image de En mai 1968 j’avais quinze ans, tous mes dimension endeuillée des images.
Mérillon relève directement des usages amis proches occupaient le lycée, défi- Cette tension, me semble-t-il, ouvre déjà
politiques actuels de l’iconographie de laient dans la rue, et moi je regardais dans l’image la dimension du politique.
la souffrance. Mais je me sens bien in- tristement les choses de ma fenêtre, Ce que j’ai appelé l’expérience ouvrante,
capable d’avoir un avis « autorisé » – un sans un mot, essayant de me faire une l’inquiétude du contact entre l’image et
intellectuel s’autorisant de parler publi- idée. Il y avait dans cet écart, je crois, le réel, n’est autre, pour finir, qu’une
quement, il « autorise » ce qu’il dit – sur de la peur, tout simplement. Les images accession à la dimension politique des
toutes les questions de notre actualité. peuvent nous mettre à l’écart de l’action, images, tout au moins à leur dimension
On habitue les élites intellectuelles, par mais elles nous placent directement au historique : leur rôle de témoignage, voire
exemple dans les concours d’entrée du centre de la peur. Ou tout au moins elles d’instrument, dans les grandes violences
type École Normale Supérieure, à dire soulignent, dessinent, accentuent la peur. politiques. J’ai mis longtemps à com-
quelque chose d’intelligent sur tout, à Je vous ai parlé de l’atelier de mon père : prendre cela. Lisant Devant le temps, une
avoir un avis sur tout, même ce que l’on un lieu pour l’art, pour la beauté, pour amie (une philosophe) m’a fait remar-
connaît mal. Je n’ai ni cette formation ni la consolation et pour la dimension éro- quer que mon commentaire sur Benjamin
cette capacité. tique des images. Mais cela ne fut que avait « oublié » le célèbre passage sur la
Pour mieux vous répondre, il faudrait, la moitié de l’expérience. L’autre moitié destruction des horloges par les révolu-
en fait, remonter un peu plus haut. – qui « brisait » littéralement la pre- tionnaires, alors que je décris – assez auto-
Regarder un image est un acte contem- mière – se trouvait dans la bibliothèque biographiquement, d’ailleurs – ­l’enfant

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Georges Didi-Huberman
vacarme 37 – automne 2006

— à une telle analyse politique des images : dans la société. L’iconographie sulpi-

L’inquiétude du je pense notamment à Martin Warnke,


à Horst Bredekamp, à Michael Diers, à
cienne du xixe siècle est un bouche-trou
métaphysique dans l’histoire (celle de la

contact entre Charlotte Schoell-Glass, à Gerhard Wolf


ou, différemment, à Sigried Weigel. Il est
Commune, notamment), tandis que les
Désastres de Goya sont un trou politique
l’image et le évident, par ailleurs, que des penseurs
tels que Bertolt Brecht, Walter Benjamin
dans la culture de son temps (voilà pour-
quoi le recueil de ses gravures n’a jamais
réel n’est autre ou Carl Einstein – sans oublier Adorno pu être publié du vivant de l’artiste).

qu’une accession et, plus tard, Guy Debord, Chris Marker


ou Jean-Luc Godard – ont joué un rôle
Il y a peut-être, dans toute image, un
double aspect ou, mieux, un double

à la dimension décisif dans cette approche politique de


l’image.
régime (j’emploie ce mot dans un sens
fonctionnel et non pas épocal, comme le
politique des Tout le monde semble d’accord,
aujourd’hui, pour dire que l’image est au
fait Rancière) : bouche-trou et trou, voile
et déchirure dans le voile, sublimation
images. cœur de notre culture, c’est-à-dire, aussi et désublimation. Il s’agit, à chaque fois,

— bien, de nos barbaries ou, en tout cas,


de nos appareils politiques. Réfléchir sur
d’interroger dans l’image ce qui fait re-
foulement et ce qui fait retour du refoulé
baudelairien qui casse méthodiquement les images ne va donc pas sans une prise ou, autrement dit, ce qui résulte des pou-
la montre familiale, tout seul dans sa de conscience de cette situation, et c’est voirs de l’imaginaire et ce qui surgit de
chambre. J’ai donc été surpris lorsqu’un la raison pour laquelle, plus j’avance, l’effraction du réel.
autre ami (un cinéaste) m’a parlé de plus le Goya des Désastres de la guerre
Devant l’image comme d’un livre poli- – mais ce Goya-là doit se penser aussi Vous êtes l’un des historiens de l’art,
tique. J’ai compris depuis longtemps à avec celui de la Maison du sourd – même l’un des savants en général, les plus
quel point la structure épistémologique prend d’importance, et plus les artistes profus que l’on connaisse. Comment
du champ « histoire de l’art » – appa- contemporains qui pensent la question écrivez-vous ? Avec plusieurs textes sur
remment si loin des questions sociales de l’histoire retiennent mon attention, le métier en parallèle (comme pour votre
les plus brû­lantes – ne pouvait se penser que ce soit Sigmar Polke ou Robert Fra Angelico et Devant l’image), l’un
qu’en relation avec les bouleversements Morris, Alfredo Jaar ou Pascal Convert, servant de contrepoint à l’autre ? Ou
historiques du xxe siècle : si notre façon Sophie Ristelhueber ou Harun Farocki. toujours l’un après l’autre ? Et suivant
de regarder l’art aujourd’hui dépend Les images constituent, aujourd’hui un projet d’ensemble ? Ou plutôt selon
en grande partie du travail magistral plus qu’autrefois, des outils politiques des sollicitations et des commandes
d’Erwin Panofsky, il faut alors compren- considérables. Leur efficacité semble de hétérogènes ? Ou encore suivant une
dre qu’elle dépend d’un penseur qui a été plus en plus immédiate. Il faut donc, de subtile dialectique entre les deux ? Mais
exilé par le nazisme et qui a émigré dans toute urgence, développer un regard cri- comment alors dialectiser un projet de
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le monde anglo-saxon, avec tout ce que tique sur les images : attitude qui n’est pensée et d’écriture ?
cela comporte d’arrachements et de re- ni d’acceptation béate, ni de refus obs- Je ne suis profus qu’au regard d’une
noncements (à commencer par le renon- tiné (je pense à la polémique suscitée ­situation actuelle – voilà un sujet politi-
cement à la langue maternelle)… par Images malgré tout). Encore une que par excellence, me semble-t-il – qui
S’il faut, maintenant, remonter depuis fois, il faut travailler dans la dimension est globalement faite pour censurer,
les adaptations et les refoulements pa- concrète des singularités. ­ralentir, canaliser, divertir ou frustrer le
nofskiens vers les intuitions plus géniales Il n’y a pas d’ontologie à faire sur ce qu’est libre exercice de la pensée et du savoir.
– et plus psychotiques – d’Aby Warburg, « l’image ». Dire « l’image », c’est penser, Ce qui est en jeu ici, c’est la structure
il faut comprendre comment celui-ci, en quoi qu’on fasse, de façon métaphysi- même de l’appareil universitaire en tant
bouleversant nos modèles de tempora- que. Il n’y a que des images, il n’y a que que monde du travail. Vous êtes un jeune
lité et en creusant la mémoire incons- chaque image comprise dans sa relation chercheur ? Tout est fait pour vous em-
ciente des images, a fini par inventer une avec les autres. Si l’on veut bien repren- pêcher de travailler : on vous ferme porte
discipline nouvelle, l’iconologie politi- dre la réflexion de Lacan – adressée à après porte, on ne vous publie pas, on
que, telle qu’on la voit à l’œuvre dans Heidegger – selon laquelle « la méta- vous fait attendre, on vous astreint à des
ses études de 1918-1920 sur les gravures physique n’a jamais rien été et ne saurait tâches annexes contre la vague promesse
de propagande à l’époque de Luther ou se prolonger qu’à s’occuper de boucher d’avoir un poste... Vous êtes un vieux
dans les dernières planches de son atlas le trou de la politique », alors on dira, chercheur ? Tout est fait aussi pour vous
Mnemosyne consacrées au Concordat pour ce qui nous concerne, qu’une image empêcher de travailler : on vous donne
de 1929, à la théocratie pontificale et à peut fonctionner, selon sa valeur d’usage, des pseudo-pouvoirs, des tâches admi-
l’antisémitisme. Les meilleurs disciples alternativement comme un bouche-trou nistratives, on vous propose de siéger
allemands de Warburg ont, à Hambourg métaphysique et comme un trou politi- à des jurys, on vous invite à des collo-
ou ailleurs, donné toute son importance que dans la texture des discours en usage ques, on vous fait lire des manuscrits, on

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entretien
vacarme 37 – automne 2006

— comme tout le monde, ma petite mé- où on l’attend le moins ? Ou encore de

La question thode personnelle (basée sur des fiches


écrites à la main) dont la seule vertu
ponctuer vos textes à la manière d’un
Spinoza produisant des scolies censées

fondamentale est est la simplicité, la mobilité, la possi-


bilité de travailler simultanément dans
commenter ses propositions mais impli-
quant, en fait, un tout autre registre de
celle, non pas de l’ordre du savoir (vertu de patience) et
dans l’ordre de l’association libre (vertu
pensée ? Ou tout cela en même temps ?
Ou encore autre chose ?
la « carrière », d’impertinence, de jeu). Un texte est tou- Votre question montre, justement, que

mais de la jours la résultante ou le montage de ces


deux dimensions dans un même rythme.
vous n’êtes pas un lecteur naïf. Peut-être,
en revanche, puisque vous êtes philoso-

construction des Je parle de rythme parce que l’histoire


de l’art est d’abord une discipline litté-
phe, vous ne pratiquez pas vraiment la
littérature érudite que produit naturel-
conditions de raire. Tout commence avec un exercice
de description, d’ekphrasis. Tout est af-
lement une discipline comme l’histoire
de l’art. Les notes proliférantes sont un
notre liberté. faire de style, donc de mise en rythme trait typique de l’histoire de l’art alle-

— du matériau. Je travaille simultanément,


en effet, sur différents genres littéraires :
mande : dans les Gesammelte Schriften
de Warburg, il y a beaucoup plus de no-
vous invite à former des commissions il y a des grands projets qui s’étendent tes que de texte, ainsi que dans un livre
contre la vague promesse de trouver sur de nombreuses années, il y a des tex- comme Idea de Panofsky. S’il y avait
un poste pour vos étudiants… Et ainsi tes brefs qui sont comme des « fusées », tant de notes dans L’Image survivante,
de suite. Ma première réponse à votre des formes intermédiaires, etc. Le tout c’est que ce livre était une émanation de
question, ce sera donc : premièrement, est d’avoir son temps à soi, c’est-à-dire l’outil offert par Warburg lui-même à
j’écris profus parce que j’ai profusé- sa liberté de bifurquer pour un dévelop- son lecteur, à savoir – outre ses propres
ment de choses à dire (mes projets de pement nouveau ou de prendre beau- textes publiés, ses interminables notes et
livres dépassent déraisonnablement la coup plus de temps que prévu sur une ses myriades de manuscrits inédits – sa
durée normale de la vie d’un homme). question qui semblait d’abord mineure. bibliothèque, sa bibliothèque magique…
Deuxièmement, j’écris profus parce que J’essaie de dire à tous les étudiants avec Mes notes ont d’abord fonctionné dans
j’ai du temps pour le faire. Comment je lesquels je discute que la question fon- le mimétisme du savoir rhizomatique
m’y prends ? J’ai d’abord la chance de damentale est celle, non pas de la « car- proposé par Warburg. Mais il est vrai
travailler dans une institution, l’École rière », mais de la construction – c’est que, bien souvent, les notes en bas de
des hautes études en sciences sociales, une lutte, évidemment – des conditions page fonctionnent en histoire de l’art
qui a pour vocation d’enseigner la re- de notre liberté. Question politique, comme les bouche-trous d’une absence
cherche (le tout étant de savoir si cette donc : comment construire la possibilité de problématisation, comme si le sa-
vocation peut résister à l’appareil uni- concrète d’un gai savoir ? vant refusait de trancher, d’assumer un
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versitaire dont je parlais). Ensuite, j’ai point de vue. Le grand historien de l’art
fait d’un malheur institutionnel – trois Une question impromptue : vos notes en viennois Julius von Schlosser disait en
échecs à l’habilitation – une condition bas de page, par leur caractère prolifi- substance que l’histoire de l’art est une
de liberté intellectuelle. J’ai suivi le que et foisonnant (on pense tout parti- discipline philologique qui doit utiliser
conseil de Gilles Deleuze : choisir entre culièrement à L’Image survivante, livre son savoir pour poser des questions phi-
le pouvoir et la puissance. Beaucoup duquel vous dites avoir ôté plus de deux losophiques. Il y a de la lenteur et de la
veulent avoir les deux, mais ce n’est pas cents pages de notes alors qu’il y en a note en bas de page dans toute activité
possible jusqu’au bout. Je n’ai de pou- encore 677…) et par la multiplicité des philologique, il y a du risque et une cer-
voir sur personne, me semble-t-il (or, registres qu’elles mobilisent, finissent par taine énergie du texte – c’est très clair
le pouvoir prend beaucoup de temps). prendre, au moins pour les lecteurs naïfs depuis Nietzsche – dans toute activité
Je n’ai personne à juger. Je n’ai pas de que nous sommes, un statut extrême- philosophique. Il faut donc savoir com-
voiture, pas de téléphone portable. Je ment énigmatique. Quel est donc votre biner les deux.
déteste les interminables correspondan- rapport aux notes en bas de page ? Est-ce Sans doute avez-vous raison lorsque
ces électroniques. Je n’organise rien, je un moyen d’accepter le jeu de l’érudition vous évoquez la note en bas de page
ne dirige rien. Je me contente de donner parce qu’il n’y en a pas d’autre, parce comme une sorte de moyen civilisé pour
ce que je fais le moins mal ou, disons, que la plus simple honnêteté y oblige ? faire passer une idée un peu nouvelle,
ce que je fais avec le plus de plaisir. Je Ou au contraire de le surjouer à toute fin de façon à « protéger par le savoir le
sais dire non, même aux propositions d’en faire autre chose ? Est-ce encore une plus autorisé les pensées les plus hété-
« prestigieuses », comme on dit, lorsque manière d’asseoir et de protéger par le rodoxes ». C’est l’attitude qui consiste à
je cours le risque de me disperser. savoir le plus autorisé les pensées les plus dire : je vous propose cette surprenante
La profusion vient de deux choses : hétérodoxes ? Ou au contraire de faire hypothèse, non parce que je ne sais pas
construction et plaisir. J’ai développé, digresser le savoir jusque dans des zones mais, justement, parce que je sais. En

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Georges Didi-Huberman
vacarme 37 – automne 2006
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Aby Warburg, Bilderatlas Mnemosyne, 1929 (planche 79). Londres, The Warburg Institute.

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entretien
vacarme 37 – automne 2006

même temps, tout cela est beaucoup connaître des images qui vous saisissaient – une parole, un texte, un style particu-
moins compliqué, beaucoup moins pa- sans qu’il vous soit pourtant possible d’y lier qui rendrait compte de cette image
ranoïaque que vous ne le suggérez. La articuler le moindre discours ? Des ima- particulière – à partir d’une mutité pre-
note en bas de page, c’est, tout simple- ges qui n’ont produit chez vous que des mière. Il faut, pour cela, une sorte de
ment, l’honnêteté, comme vous dites, intuitions prégnantes mais vides, ou des courage : courage de regarder, regarder
dans la transmission du savoir. C’est la textes impubliables ? Autrement dit, vos encore, courage d’écrire, écrire mal-
possibilité donnée au lecteur de refaire lecteurs ne connaissent en un sens que gré tout. Il va sans dire que les images
le chemin pour son compte, c’est-à-dire l’histoire de vos tours de force… Y a-t-il d’Auschwitz sur lesquelles j’ai travaillé
pour d’éventuelles divergences dans une histoire plus souterraine ou plus ina- ont constitué pendant de nombreuses
l’appréciation des sources. Étudiant, vouable de vos échecs ? Cette question années cet « imprenable » ou « indici-
j’étais ébloui par la beauté de l’écriture prenant aussi un sens tout particulier par ble » dont vous parlez. Je m’en sortais
chez Michel Foucault, la fluidité de sa rapport à l’une de vos thèses centrales en préférant regarder ailleurs et m’excla-
pensée, l’impossibilité où je me trouvais selon laquelle l’image est d’abord « ce mer che bello ! devant les splendeurs de
de couper un raisonnement, de citer seu- qui résiste au discours » ? Avez-vous la Renaissance italienne. Il a fallu l’insis-
lement un bout. Puis j’ai voulu refaire donc connu des résistances absolues ou tance de Clément Chéroux, l’organisa-
certains chemins de sa pensée et je me imprenables ? teur de l’exposition Mémoire des camps,
suis trouvé bien embêté lorsqu’il écrivait C’est une très belle question, mais com- pour me donner le courage d’affronter
« Esquirol dit ceci », sans mentionner où ment y répondre si je vous prends au ces images, et d’abord de leur consacrer
il le dit et même comment il le dit exac- mot ? Dire qu’une image est d’abord du temps (cela supposait d’abandonner
tement. Un texte sans notes est, en un « ce qui résiste au discours » revient à tous mes objets de compétence et de plai-
sens, beaucoup plus autoritaire – voire dire qu’il ne faut justement pas s’arrêter sir habituels pour une période indéfinie
moins généreux, mais, là, je ne parle plus à ce « d’abord ». Toute question, affir- et sans aucune garantie de résultat). Ce
de Foucault – qu’un texte avec des notes mait Bataille, est une question de temps, que j’en ai articulé ne constitue évidem-
en bas de page. d’emploi du temps. Je dirai donc que les ment qu’une contribution partielle à leur
La grande erreur serait, ici, de postuler images qui m’ont « saisi », comme vous connaissance. Ces images gardent tout
que la théorie est une fin dont le savoir le dites avec justesse, ne l’ont fait qu’à leur pouvoir de nous interloquer encore,
ne serait qu’un moyen. Il y a des savoirs créer un moment de mutité dans mes c’est-à-dire de susciter de nouvelles fa-
bouche-trous, bien sûr : c’est la méta- discours préexistants. Une image forte, çons de parler et de penser.
physique portative du savant positiviste, c’est d’abord une image qui interloque Je vous ai dit tout à l’heure ma réserve à
en quelque sorte. Il croit que l’exactitude (quand je dis « forte », cela ne veut pas l’égard de toute ontologie de l’image. Il
va fonder la vérité de ce qu’il dit. Mais dire « violemment spectaculaire », bien n’y a donc pas d’images qui, en soi, nous
d’autres stratégies de connaissance sont sûr : une jeune fille au turban de Vermeer laisseraient muets, impuissants. Une
évidemment possibles : le savoir ouvert, qui se tourne doucement vers vous in- image sur laquelle on ne peut rien dire,
le gai savoir, porte en lui-même une ex- terloque d’abord, elle aussi, toutes vos c’est en général une image qu’on n’a pas
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traordinaire capacité d’invention et de possibilités de discourir sur la peinture). pris le temps – mais ce temps est long, il
subversion théoriques. Le savoir – rap- Mais on ne peut pas s’arrêter à ce mo- demande du courage, je le répète – de re-
pelez-vous l’érudition impressionnante ment de mutité, sauf à développer une garder attentivement. De se réinquiéter à
de Walter Benjamin ou de Georges théorie de l’indicible que je qualifierai chaque fois. n
Bataille – sait creuser des trous dans le de paresse métaphysique. On ne peut
conformisme des théories toutes faites. pas non plus s’en remettre au seul
Comme vous le dites fort bien, la note monde du discours : faire cela – prati-
érudite a une fonction de ponctuation, que courante des philosophes qui dis- [bibliographie sommaire]
Georges Didi-Hubermann a publié plus d’une tren-
de scolie et, surtout, de digression. On courent sur l’art – nous livre au risque
taine d’ouvrages, dont Fra Angelico. Dissemblance
voit dans les notes comment une pensée d’illustrer notre discours avec des ima- et figuration (Flammarion, 1990), Devant l’image
se construit, comment s’effectue le mon- ges, et non de confronter notre parole (Minuit, 1990), L’image survivante. Histoire de
tage théorique lui-même. On voit dans avec ces images. l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg
les notes un champ de possibilités, une Écrire sur les images, c’est d’abord (Minuit, 2002), ou, sur la question des photogram-
mes arrachés à l’enfer de la Shoah, Images malgré
arborescence sur quoi le texte lui-même, écrire. C’est articuler malgré tout ce
tout (Minuit, 2003). Signalons aussi un ouvrage
en général plus narratif, plus orienté, qui apparaît d’abord comme une ex- collectif sur l’ensemble de sa pensée chez Minuit
refuse de s’arrêter. périence de l’inarticulable. C’est écrire (avec Laurent Zimmerman et Arnaud Zykner) :
l’inarticulable même, ou à partir de lui, Penser par les images : Autour des travaux de G.
Une dernière question. Vous définissez, en le préservant, en sachant écrire qu’on Didi-Huberman (éd. Cécile Defaut). Signalons
encore, pour l’année 2006 : Le danseur des solitu-
dans Devant l’image, le monde des ima- le préserve. C’est aller chercher toute
des (Minuit), et à paraître à l’automne : Ex-voto.
ges comme l’ensemble des « apories » son énergie dans l’écriture elle-même, Image, organe, temps (Bayard), L’image ouverte
qui se posent au monde du savoir. De c’est ouvrir les possibilités poétiques et (Gallimard), et la republication chez Christian
ce point de vue, vous est-il déjà arrivé de philosophiques de tirer quelque chose Bourgois du Mémorandum de la peste.

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