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SITUATIONNISTE, POUR UNE PART ?

Rodolphe Gasché

Éditions Lignes | « Lignes »

2007/1 n° 22 | pages 120 à 129


ISSN 0988-5226
ISBN 9782355260001
DOI 10.3917/lignes.022.0120
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Situationniste, pour une part ?


Rodolphe Gasché

Ainsi qu’on a pu dire de certains penseurs, d’origine phénomé-


nologique et post-phénoménologique en particulier, qu’ils ont
pratiqué les points de suspensions, ou la mise entre parenthèses,
ne pourrait-on pas dire de Philippe Lacoue-Labarthe qu’il
pratiquait les points d’interrogations ? Mais n’est ce pas donner
dans le trivial que d’affirmer d’un penseur comme lui qu’il avait la
passion de la question, question qu’il mesurait à celle qui, depuis
Parménide jusqu’à Heidegger, aura été la question fondamentale
de la philosophie – l’incontournable question de l’être ? Or,
indépendamment du geste interrogatif, problématisant, et de mise
en question par lequel s’ouvrent la majorité de ses écrits, il y a
assurément de sa part le souci de cultiver aussi la question même,
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d’en travailler la forme, et d’en déployer tous les registres, tous
les niveaux, tous les aspects. D’où, dans nombre de ses textes, les
cascades de questions découlant les unes des autres, s’appelant et
s’imbriquant pour former des paragraphes entiers ; d’où aussi ce
foisonnement, stupéfiant parfois, de points d’interrogations qui
marquent la surface de maintes de ses pages pour leur fournir
un relief tout particulier. De surcroît, toutes ces questions posées,
même là où, en apparence, elles ne sont que simplement techniques
ou historiques, sont toujours aussi des questions « actuelles ». Pour
preuve, tous les textes dans lesquels Philippe a confronté la pensée
de Heidegger, cette pensée qu’il jugea lui-même incontournable,
et qui, par conséquent, exigeait la vigilance et le questionnement
afin – condition également inévitable – d’assurer un libre rapport
à cet incontournable même. Bref, comme le montrent exemplai-
rement surtout ses débats avec Heidegger, la passion de la question

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est intimement liée à la passion politique de Philippe, si ce n’est


pas là une et même passion.
Depuis, en particulier, les travaux organisés sous la responsa-
bilité de Philippe Lacoue-Labarthe et de Jean-Luc Nancy dans le
cadre du Centre de recherches philosophiques sur le politique
(mais déjà, antérieurement à la formation de ce centre), la passion
politique de Philippe consista avant tout à confronter la pensée de
Heidegger à la question du politique, à savoir, à la question de
l’essence de celui-ci, une question forcément nouvelle parce que
laissée en friche par la philosophie – son impensé, sa tâche aveugle
plus précisément. Or comme le démontre l’analyse de Philippe
quant à ce qui, « dans la pensée de Heidegger, n’a pas interdit l’enga-
gement politique de 1933 », la question soutenue de la pensée de
Heidegger à laquelle il devait se livrer, concernait l’essence du
philosophique même et le rapport de cette essence au politique. Il
ne s’agissait jamais simplement pour lui d’évaluer politiquement
la pensée du philosophe, c’est-à-dire, à partir des représentations
déterminées de la politique, donnant ainsi un gage à l’une ou l’autre
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politique, ou de confronter cette pensée à de vieilles conceptions
philosophiques du politique, c’est-à-dire avec les fondations
métaphysiques de celui-ci. Au contraire, c’est à partir de pratiques
philosophiques radicales, où l’autorité de la philosophie elle-même
est mise en question, comme par exemple dans la pratique de
la déconstruction (elle-même redevable à la destruction de la
métaphysique, à laquelle la pensée de l’être avait procédé), que
Philippe cherchait non seulement à ménager un espace pour la
question même du politique, mais aussi à déterminer le politique
d’une manière qui saurait être à la hauteur de ces interventions
critiques dans le philosophique. C’est ainsi que, dans ses travaux,
Philippe a pu mettre en évidence le rapport d’essence qui existe
entre le philosophique et le politique, rapport intime au point qu’il
a pu soutenir la thèse suivant laquelle (chez Heidegger, sans doute,
mais chez d’autres également) le philosophique c’est le politique,

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et inversement. Et en effet, ce n’est que depuis cette liaison


essentielle du philosophique et du politique qu’on peut entrevoir
la raison pour laquelle le philosophique n’interdit pas et, en
principe, ne peut pas interdire, à moins de cesser d’être philo-
sophique, l’engagement dans la politique avec tous les risques
immanquablement impliqués.
Présupposant sans doute un certain retrait de la politique, la
poursuite de la question du politique ne revenait pourtant jamais
pour Philippe à se replier dans l’apolitique. De même que chez Jean-
Luc Nancy, l’abord du politique, avant de devenir philosophique,
avait été pour Philippe aussi pratique et politique.
Depuis notre rencontre au début des années 1970, les intérêts
de Philippe et les miens, pour ne pas dire nos passions, bien que
provenant de lieux différents, suivaient des pistes semblables qui
se croisaient sur plus d’un point – à l’époque, sans doute, pour
citer Philippe, « quelque part du côté de Bataille ». Nous avions
également en commun un passé d’adhésion, différent certainement
pour chacun de nous, au situationnisme : Philippe, après s’être
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longtemps reconnu dans les positions de Socialisme ou Barbarie,
souscrivit, « pour une part », à certaines des idées de l’Internationale
situationniste, et participa, dans les années 1960, aux activités
situationnistes à Strasbourg ; tandis que moi, d’abord en tant que
traducteur de textes de la revue situationniste pour le groupe avant-
gardiste Spur de Munich et, depuis la rencontre avec Debord à Paris
en 1962 (et la correspondance qui s’ensuivit, mais qui, comme
il était inévitable, sinon de rigueur, devait cependant n’être que
de courte durée), je m’étais rendu familier des idées du mouvement.
Ce dont je garde un vif souvenir, c’est que, dans nos conversations,
Philippe insistait souvent et avec force sur l’importance que l’IS
avait eu pour lui, et déclarait que le situationnisme marquait
profondément beaucoup de ce qui se faisait intellectuellement et
politiquement à l’époque. En effet, quand bien même les analyses
situationnistes de la société « spectaculaire-marchande » et du

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conditionnement politique quotidien des activités humaines ne


proposaient le plus souvent que des remèdes complaisamment
dadaïstes et surréalistes qu’il récusait fermement, la rigueur critique
de Debord de la société de consommation et de la politique que
celle-ci entraînait avec elle, représentait, dans le contexte et dans
l’histoire qui était ceux des années 1960 encore largement
dominées par l’horizon marxiste, une percée révolutionnaire de
cet horizon que Sartre encore avait qualifié d’indépassable.
Néanmoins, reconnaissant avec clairvoyance la fin d’une certaine
histoire des possibilités de révoltes politiques et artistiques, le projet
situationniste, tout en essayant de dépasser le marxisme institué
(et ce qui survivait comme tentatives révolutionnaires dans les
programmes des partis de gauche, ainsi que dans ceux des avant-
gardes artistiques de la première moitié du XXe siècle), ne cherchait
pas, pour autant, à rompre avec le marxisme, ni à se replier sur une
position antimarxiste crispée. Au contraire, non seulement le
situationnisme redécouvrit d’autres traditions dans le marxisme,
tel le communisme des conseils, mais il se porta en outre vers les
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ressources critiques qu’offrait l’École de Francfort, peu connue en
France encore à cette époque. (Je me permets de noter que Debord,
dans les conversations que j’eux avec lui en 1962, se réclamait
explicitement de l’Ecole de Francfort – en particulier de La
Dialectique des Lumières d’Adorno et Horkheimer – et me faisait
clairement sentir la nécessité de fréquenter cette littérature. Aussi,
chose considérable pourtant, le premier – et seul – choix de textes
en langue allemande de l’IS, précédé d’ailleurs d’une citation de
Minima Moralia d’Adorno, a paru en 1963, et à l’instigation
expresse de Debord, sous le titre de Der Deutsche Gedanke).
Quoiqu’il en soit, le retour non marxiste, mais pas pour autant
antimarxiste, de la question du politique dans le travail de Philippe
a indéniablement reçu son coup d’envoi, « pour une part » au
moins, du situationnisme. Ne pourrait-on pas affirmer la même
chose de son intérêt pour les travaux de Bataille et de Heidegger,

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précisément parce qu’ils avaient accompagné la montée du


nazisme ; à savoir, l’accomplissement du politique au sens de la
politisation de tous les domaines de la vie, celui de la quotidienneté
incluse – auquel, soit dit en passant, l’École de Francfort se référait
comme à un « fascisme quotidien » ?
Dans l’ouverture de Rejouer le politique, Philippe, dans une note
en bas de page, a explicitement reconnu qu’après Socialisme ou
Barbarie il s’est retrouvé, pour une période et « pour une part », dans
les positions de l’IS. Deux autres brèves références à Guy Debord
se trouvent dans La Fiction du politique et dans Poétique de l’histoire.
Dans ce cas, s’il est vrai que les positions de l’IS ont été, comme je
le dis ici, décisives pour l’itinéraire philosophique et politique de
Philippe, pourquoi les allusions à ce sujet sont-elles si rares dans
l’ensemble de son œuvre ? De plus, dans le contexte où, dans La
Fiction du politique et Poétique de l’histoire s’inscrivent les deux
références à Debord, c’est-à-dire, l’analyse du film de Syberberg sur
Hitler, et la conception de l’art grec selon Schelling, rien, à première
vue, ne semble nécessiter une telle référence. Or, pour paradoxal
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que cela puisse paraître, n’est-ce pas la nature occasionnelle de ces
deux allusions faites, comme en passant, à La Société du spectacle,
qui révèlerait précisément, non seulement dans quelle mesure les
analyses de Debord continuaient à préoccuper Philippe, mais
également leur pertinence objective selon lui pour penser le politique
et l’art ? Reste pourtant la question de ce qui expliquerait la rareté
des références explicites au situationnisme. La raison pour laquelle
il est fait si peu de cas du situationnisme dans l’ensemble des travaux
de Philippe, celui-ci ayant clairement avoué son admiration pour
une partie des positions de l’IS, obéit, me semble-t-il, au souci
d’éviter d’être jugé à partir, non d’une position informée sur le
situationnisme, mais des imitations imbéciles de sa pratique et sa
théorie effective. Ou encore, ayant souscrit à une partie des positions
en question, d’éviter de se voir identifié à l’autre part des positions
du situationnisme, auxquelles Philippe n’aura pas souscrit.

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En effet, telle que formulée, la déclaration de son accord avec


une partie des positions de l’IS accuse et met en question tout le
reste du situationnisme. Chaque fois que Debord est mentionné,
la pensée de celui-ci est mise à l’épreuve de la question, d’un
questionner à la fois philosophique et politique. Si, dans La Fiction
du politique, tel aspect de la critique par Syberberg du Troisième
Reich est dite consonner « avec celle que, dans les années 60, les
situationnistes adressaient d’un point de vue marxiste à la “société
spectaculaire-marchande” », c’est en même temps pour lui l’occasion
d’observer que, contrairement à Syberberg, « les situationnistes [...]
quelque fût la radicalité de leur analyses, restaient pris dans une sorte
de rêverie rousseauiste de l’appropriation – simplement opposée, en
somme, à toutes les formes de la représentation (de l’image à la
délégation de pouvoir) ». Le radicalisme situationniste se voit accusé
de naïveté, étant naïf dans la mesure où sa logique contestataire
reste une logique de simple opposition. La part du situationnisme
qui est soumise à la critique n’est évidemment pas sa clairvoyance
en matière d’analyse, mais son refus de toute médiation, et donc
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le rêve naïf d’une réappropriation du réel et, avec son rejet de toutes
les formes de la représentation, le rêve d’une participation directe
des individus humains dans une démocratie également directe. Mais
questionner ici, pour Philippe, ne se limite pas à opposer une partie
à une autre, ni à faire jouer une partie contre l’autre. Le question-
nement philosophique et simultanément politique dont il s’agit ici,
soulève également la question de la possibilité de mener une critique
à partir d’une opposition radicale, bref la question de la possibilité
d’en revenir radicalement à un contraire pur. Le questionner, qui
est la passion de Philippe, va donc jusqu’à relever la complicité
inévitable entre clairvoyance et naïveté, rigueur critique et facilité,
et à réclamer ainsi la nécessité de tenir compte de cette complicité
dans toute prise de position. Je cite : « La naïveté est sans doute le
prix de la virulence révolutionnaire, et elle était incontestablement
nécessaire à la mise en évidence du spectaculaire comme tel. »

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Ce couplage intrinsèque entre critique et naïveté est également


l’objet de la brève allusion à Debord dans Poétique de l’histoire.
Après avoir conclu son analyse de la conception schellingienne de
la tragédie – avec les mots suivants : « Aucune faiblesse
“rousseauiste” donc. Aucune récrimination un peu niaise, et pas
seulement “naïve”, contre la Représentation, la Scène, le Théâtre, le
Spectacle – et toute sa marchandise ... » –, on lit en bas de page :
« Cela ne dit rien contre Guy Debord, c’est-à-dire contre sa rigueur
critique, mais contre sa “facilité”, oui – et l’exploitation proprement
ridicule à laquelle, aujourd’hui encore, elle donne lieu ». Sont ainsi
visées, non les lumières que Debord a pu jeter sur le spectaculaire,
sur la médiation par l’image, et la marchandise comme forme du
spectacle, mais, au contraire, les facilités certainement rousseauistes
qui sous-tendent sa critique, pour ne pas parler des niaiseries
auxquelles s’adonnent aujourd’hui encore les « imitations vaseuses
de sa pratique », et qu’évoque Philippe, dans un autre texte sur
Debord, « Éloge », de 1995, des « innombrables groupuscules
prétendument “situationnistes” », de même que les « mésinter-
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prétations piteuses, caricaturales et intéressées, de sa pensée (mettons
Baudrillard, un comble, ou Virilio) ». Mais, avant de revenir à ce
dernier texte de Philippe sur Debord, retenons l’enjeu philo-
sophique et politique qui, dans les passages de La Fiction du
politique et Poétique de l’histoire, en appelait à Debord. Dans les
deux instances, la problématique est la même de la représentation
entendue comme image et délégation du pouvoir. De Syberberg,
il est dit que, contrairement aux situationnistes, il n’y a pas avec
lui de rêverie rousseauiste d’un retour à et d’une réappropriation
de l’immédiateté. À propos de Schelling et de sa compréhension
de l’art grec, Philippe Lacoue-Labarthe souligne que la représen-
tation, la scène, le théâtre, le spectacle sont l’incontournable même,
et doivent rester la règle. Plus profondément encore, ce qui est en
jeu dans la représentation, la scène, le théâtre et le spectacle, c’est,
comme Philippe l’a soutenu dans maints de ses travaux, rien de

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moins que la techné même. Si l’art de Syberberg ne connaît donc


pas la nostalgie de l’immédiateté, c’est que, contrairement aux
situationnistes, le cinéaste est engagé dans « une pensée stricte de
l’irréversibilité technique ». Et Syberberg n’ignore pas non plus,
selon Philippe, que la logique de la techné déjoue toujours tous les
systèmes d’oppositions dans lesquels on essaierait de l’enfermer.
Chez Schelling, de même, on trouverait ainsi « une défense [...] et
la plus nette qui soit, de l’art (de la techné) ».
La thèse soutenue dans le beau livre Poétique de l’histoire est à
coup sûr dirigée contre Heidegger et l’aveuglement de celui-ci à
l’égard de Rousseau. Mais, que Debord s’y trouve mentionné, n’est-
ce pas aussi une indication que la reprise par Philippe de la question
de la techné chez Rousseau vise à la fois, quelles que soient les
différences, le fondateur du situationnisme. La thèse, en effet,
consiste à démontrer que, malgré la condamnation de la représen-
tation, du spectacle et du théâtre, l’onto-théologie fondée par
Rousseau présuppose rien de moins qu’un théâtre, un théâtre
originaire cependant, et donc « une autre pensée du théâtre » que
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celle qui lui sert, dans un premier abord, à le condamner sans
ambiguïté et sans appel. Par conséquent, Rousseau, plutôt que
d’être simplement rousseauiste, ayant divisé le spectaculaire, serait
aussi le penseur d’un spectacle pur et, par suite, d’une autre pensée
de la techné, à savoir, d’une techné originaire. Avec Rousseau, le rêve
rousseauiste d’une rupture radicale avec la représentation s’avèrerait
ainsi non seulement un déni naïf dans son aveuglement à cette autre
pensée du théâtre, mais un déni qui, lui-même, serait de l’ordre
d’une « comédie ». Rappelons que le renvoi à Debord, dans la partie
finale de Poétique de l’histoire, a pour contexte la défense explicite
par Schelling de l’art comme représentation, scène, théâtre et
spectacle. Suivant la note vouée à Debord qui servit à démarquer
sa critique rigoureuse, et politiquement juste de la société specta-
culaire-marchande, des facilités rousseauistes avec lesquelles elle
compose inévitablement, l’affirmation schellingienne de l’art et de

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la techné est dite « assortie au reste d’un terrible avertissement »,


avertissement à la fois philosophique et politique, suivant lequel
tout déni de la représentation – de l’image à la délégation de
pouvoir – engendre la terreur. Menace donc équivalente à celle qui
pèse sur la politisation spectaculaire de tous les domaines.
Pour conclure, un mot encore sur « Eloge », admirable texte
de Lacoue-Labarthe écrit à la mort de Debord, et publié dans Le
Cahier des Saisons d’Alsace en 1995. (Je remercie Leonid Kharlamov
d’avoir attiré mon attention sur ce texte.) Dans ce court texte, les
raisons qui expliquent l’intérêt que Philippe portait « pour une
part » aux positions du situationnisme sont mises en évidence avec
toute la clarté nécessaire. Soulignons d’abord que Philippe, dans
ce texte, après avoir formulé doutes et soupçons, invoque, pour la
première fois en fait, rien de moins que « la pensée de Debord ».
Or s’il y a lieu de parler d’une « pensée de Debord », c’est parce que,
avec celui-ci, on a affaire à une pratique qui mérite le nom de
« pensée », en tant que telle incontournable, parce que rigoureuse
et sans compromis, au contraire non seulement des imitateurs du
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situationnisme, mais aussi de la plupart des soi-disant penseurs.
Philippe remémore ici « la superbe intransigeance des années 50-
60 : la lucidité critique, la radicalité éthico-politique, la profondeur
insurpassée de l’analyse, le refus le plus tranché de toute compro-
mission avec ce qui se prétendait révolutionnaire ou, pire, émanci-
pateur. » Restent « donc également ces deux monuments, parmi les
plus dignes de ce nom que le siècle ait comptés : la revue
(l’ Internationale situationniste, 1958-1969) et le livre (La Société
du spectacle, 1967) ». L’éloge est de taille, et quant à la rigueur de
la pensée, et dans la mesure où Debord se voit accordé une place
parmi les plus dignes des penseurs du siècle passé. Mais s’il y a ici
grandeur selon Philippe, c’est également parce que c’est en tant que
pensée que « la pensée de Debord » s’inscrit dans la lignée des
efforts philosophiques les plus véritables. C’est précisément pour
quoi on peut tenir les références à Debord dans les deux textes

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discutés pour tout sauf des références passagères. On touche en effet


aux raisons essentielles pour lesquelles Philippe a pu s’identifier
pour une part aux positions situationnistes, cette part étant ce qu’il
est désormais justifié d’appeler « la pensée de Debord » : « Avec une
sûreté infaillible, Debord a soutenu la question léguée par notre
histoire – philosophique, qu’on le veuille ou non – , que la langue
française condense dans un seul mot : la représentation. » Mais
associer ainsi la pensée de Debord à celle des penseurs majeurs de
la question de la représentation dans notre histoire philosophique
(et ajoutons, pour cela également politique), c’est en même temps
en désigner les limites, et insister sur la nécessité de soumettre cette
pensée à l’épreuve de la question : « Soutenir une telle question [la
question de la représentation] ne va pas, c’est inévitable, sans un
certain appel à la présence, qui tourne vite à la nostalgie et à l’impré-
cation contre les saccages et l’abstraction du temps “présent”. Debord,
malgré toute sa rigueur, ne l’a pas plus évité que d’autres. Cela
n’entame en rien, ou presque, sa pensée. » Or, cette difficulté que la
pensée de Debord n’a pas su éviter, « immense difficulté, qu’on
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n’évacuera pas d’un revers de la main », c’est le legs de Debord
même. Si la pensée de Debord est une pensée digne de ce nom,
c’est précisément parce qu’elle garde ouverte en elle-même la
question. C’est la difficulté même de la pensée de Debord, la
tentation de la facilité qui la guette inévitablement, qui garde
ouverte la question, et ainsi « définit une tâche, et pas seulement
pour la pensée ». C’est à cette tâche, double au moins, à la fois
philosophique et politique, que la passion de Philippe Lacoue-
Labarthe se sera toujours mesurée.

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