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LA TRACE DANS LE VISAGE DE L’AUTRE

Maria Salmon

Éditions de l'Association Paroles | « Sens-Dessous »

2012/1 N° 10 | pages 102 à 111


ISSN 1951-0519
DOI 10.3917/sdes.010.0102
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2012-1-page-102.htm
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LA TRACE DANS LE VISAGE
DE L’AUTRE

Lévinas nous
apprend à faire de
la philosophie, non
plus une somme de
connaissances et de
concepts bien utiles
pour se diriger
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dans l’existence,
mais une éthique, un geste d’être où l’autre me fait
advenir en tant que sujet libre dans la responsabilité
infinie qui m’incombe. Il y a, dans le visage de l’autre,
un ordre adressé à chaque sujet, un ordre qui ne me
vient d’aucun des signes ordinaires du commandement,
qui ne me dit pas ce que je dois faire, qui ne fait pas
signe. Mais cet ordre invisible est une manière de
répondre et de s’opposer à la folie tragique du monde.
Existe-t-il une trace à suivre pour s’y opposer ?

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PHILOSOPHIE

Nous sommes, pensons-nous, en permanence reliés les uns aux autres par
des signes, reliés au monde, reliés aux choses, reliés au sacré. Nous sommes
reliés par des signes visibles, mais aussi par des actes qui font signe, des paroles
que l’on entend, nous sommes en lien de mille manières. Tout fait trace, nous
semble-t-il, et le monde que ces signes organisent devient compréhensible et
connu. Tel qu’il nous paraît, tel que nous l’interprétons, ensemble ou dans la
solitude, le monde est objet d’appropriation grâce et par ces signes et ces
traces.
Les quelques réflexions qui vont suivre, inspirées de mes lectures de
l’œuvre d’Emmanuel Lévinas, montrent qu’il n’en va pas ainsi de la trace.
La trace ne fait pas signe, la trace ne dévoile pas, la trace ne permet pas
d’accéder à une connaissance, la trace, on ne peut pas la suivre, elle ne sert
à rien au chasseur, c’est la trace, pourrait-on dire, d’un invisible, c’est une
trace qui témoigne d’un secret, elle est trace dans le visage de l’autre de
mon infinie responsabilité.
Revenons d’abord à ce qui est visible, parlons du visage, cette « peau à
rides1 » qui nous regarde. Cherchons ensuite de quoi ce visage est la trace, celle
d’une altérité fondamentale, incompréhensible, enfin, allons au-delà du visage
chercher la trace de l’Infini, lieu de l’éthique.
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 Le visage visible : cette peau à rides

Ce que nous voyons matériellement de l’autre c’est d’abord son visage :


il s’adresse à chacun de nous, nos regards se croisent. Il peut même arriver
qu’il nous soit difficile de regarder
quelqu’un « en face », dit-on, parce
qu’il y a en lui quelque chose qui
nous gêne, nous est insupportable.
Pensons aux condamnés à mort,
dont le bourreau ne doit pas voir le
visage, ou à ces tueurs qui cachent
le regard de leurs victimes en leur
bandant les yeux, ou plus près de
nous, à ces mendiants, à qui l’on
donne l’obole sans les regarder ou si
peu, parce que notre geste dérisoire reste étranger devant leur détresse.
Tous ces visages sont visibles, très visibles, ce sont des visages qui se mon-
trent, qui s’expriment, qui veulent dire quelque chose : le visage parle. Le visage
me parle. Il ne parle pas à tous, le visage visible est une adresse à moi, une
adresse encombrante parfois, mais une adresse dont je ne peux m’exempter. Le

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Sens-Dessous - juin 2012

visage de l’autre homme c’est quelque chose d’étranger qui vient vers moi, qui
s’impose de l’extérieur pour me déranger, et qui définitivement va poser sa
marque, une trace invisible mais indélébile en moi. J’appelle cela la trace de
l’éthique, qui est aussi une morale en moi, une morale qui ne vient pas de moi,
ni d’une révélation d’en haut, ni d’une éducation historiquement repérée, cette
trace de l’éthique m’est imposée par l’autre en son visage.
J’y reviendrai, mais restons sur le visage visible, celui d’un autre jamais
atteint. Ce visage entrevu de l’autre ne serait-il pas la marque du désir ? S’il
est vrai que tout désir se porte vers ce qui est autre, vers ce qui n’est pas acces-
sible d’emblée, vers ce qui manque, le visage n’est-il pas ce que l’on ne peut
atteindre, alors même qu’il est pré-
sent, bien réel, inscrit dans le monde
comme moi ? Est-ce parce qu’il est ce
que je ne suis pas, qu’il me fait miroi-
ter son altérité, qu’il la dévoile à peine
au fur et à mesure que je m’en
approche ? Sans doute est-ce un peu
de tout cela. Sans doute mon désir
porté vers Autrui est un désir d’at-
teinte, teinté de rêve et de jalousie,
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tenté par ce qui de l’autre m’est
inconnu mais que je cherche infini-
ment à connaître pour le com-pren-
dre, à posséder pour le prendre. Mais
si je le possède, si je me l’approprie,
n’est-ce pas au fond pour le supprimer comme autre et le réduire à une simple
forme du souci de soi. Opposons-lui un autre désir, non pas le désir de Nar-
cisse, amoureux de lui-même dans les reflets de l’eau, mais un désir qui cherche
ce que l’Autre peut inscrire en lui. C’est ce que Lévinas appelle le désir d’Au-
trui. Le Moi recherche une échappée de soi, une déprise de soi, il recherche à sor-
tir de l’identification du Moi avec soi-même pour trouver en l’autre ce qui n’est
pas reconnaissable, identifiable, de ce qui n’est ni à soi, ni de soi. Alain Fin-
kielkraut a une formule très juste dans sa simplicité pour expliquer cela : « à
cause de l’autre, je ne peux plus exister naturellement2 », je ne peux plus exister
comme une force qui va ne se préoccupant que de soi.

 Une altérité fondamentale et fondatrice d’une éthique

La déprise du Moi de soi ne peut se faire que par l’Autre, cherchons quel
est cet Autre qui permettrait une telle déprise de soi. La question de l’Autre

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PHILOSOPHIE

est une question difficile à admettre, la philosophie elle-même nous dit Levi-
nas ayant une sorte d’allergie à l’altérité fondamentale, à une altérité que l’on
ne pourrait que ramener à soi. En effet, nous dit-il, la tâche principale de la philo-
sophie c’est de chercher toujours à connaître, de préférence en vérité, pour com-
prendre. Elle se fait ontologie quand elle
cherche à débusquer l’être des choses ; elle
devient phénoménologie quand elle
cherche comment la conscience se consti-
tue par les choses ; elle est science quand
elle cherche la vérité dans les connais-
sances ; elle se veut aussi métaphysique,
accordant à la transcendance un statut de
vérité. Tout se passe comme si tout ce que
nous pouvons connaître devient, par la
recherche et par la connaissance, trans-
formé en signes à reconnaître3.
Tout porte la philosophie à éclairer les choses, pour les connaître, compre-
nons pour les reconnaître. Toute recherche d’identité est recherche d’identifi-
cation, identification qui ne peut trouver d’assise que dans du connu, du
reconnu, de l’identique. La philosophie cherche à alléger l’être de son altérité,
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comme une charge trop lourde à porter, comme une lourdeur à évincer, comme
un voile qui l’encombrerait.
Ainsi, elle n’a de cesse de chercher à dévoiler l’autre, pour débusquer en
lui ce qui le fait autre, pour retirer par la compréhension l’altérité de ce qui
est autre. Le connaître pour le com-prendre, toujours cette question de pren-
dre à soi, de ramener à soi, de revenir à du connu pour mieux aborder l’in-
connu. Le modèle souvent évoqué par Lévinas, pour montrer cette difficulté
d’aller vers l’autre, est Ulysse revenant « plein
d’usages et raisons » chez lui. Ulysse est parti
très loin, il est allé à l’aventure, mais il est allé
chercher ailleurs ce qu’il ne retrouve que chez
lui, et tout le ramène à Ithaque, son point de
départ. Si Ulysse, malgré son extraordinaire
Odyssée, fait un retour au Même, Abraham,
un autre personnage, issu d’un autre mythe,
« part sans se retourner », Abraham part vers
un autre lieu dont il n’a pas idée, confiant en la
parole d’un Autre dont il ne sait rien.
Sommes-nous en mesure, sur les traces
d’Abraham, de faire une expérience de l’autre qui

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Sens-Dessous - juin 2012

ne soit pas seulement un retour au même, qui ne soit pas une signification rame-
nant l’Autre au Même par le seul jeu de la reconnaissance ?
Pouvons-nous chercher, non pas des signes à interpréter dans la lumière,
mais des traces, dont nous pourrions entendre le murmure dans le visage de l’au-
tre, forme majeure de cette philosophie ? Cette trace de l’autre n’est pas signe,
répétons-le. Les signes visibles sont déjà tout éclairés de leur signification quand
le visage de l’autre m’indique quelque chose que je peux comprendre, quand
nous communiquons de différentes manières, quand nous sommes l’un et l’au-
tre dans l’identifiable, le compréhensible. Ce que le visage de l’autre me révèle,
son altérité fondamentale, de cela je ne peux qu’en soupçonner la trace. En écri-
vant soupçonner, en parlant de soupçon, il me semble que je mets le doigt dans
le registre essentiellement éthique dans lequel se développe cette réflexion.

Poursuivons cette réflexion


éthique vers la trace dans un mouve-
ment vers l’Autre qui ne peut se satis-
faire d’une identification, d’un retour
vers soi, d’un retour à l’envoyeur, sui-
vant l’image d’Ulysse revenant à son
point de départ.
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Cet autre que j’appelle Autrui,
n’est-ce pas celui dont on dit qu’il est
« mon prochain » ? La trace de son
altérité nous précède dans un passé
dont nous perdons la trace justement
alors même que nous croyions en
connaître l’histoire. L’histoire, ce sont
des faits que l’on peut dater, la trace c’est celle d’un « passé immémorial » pour
reprendre l’expression de Lévinas, d’un passé sans dates. Autrui, c’est aussi
celui-là même que nous avons rencontré bien avant même de savoir qu’il était
une personne différente de nous-mêmes, dans la mesure où il nous parlait avant
même de nous voir, dans la mesure où le langage dans lequel nous échouons
avec lui, déjà présents mais ignorant cette présence, ce langage est le fil tenu
mais non ténu du lien à l’autre et plus généralement aux autres.
Ce fil fait bouger nos certitudes, nous ne sommes jamais en repos, nous
rappelle Lévinas. Dans la rencontre avec l’Autre, tout se passe comme si le
Moi se trouvait troublé en sa quiétude, quiétude qu’il croyait assurée et réas-
surée par le retour au même. Le visage, c’est l’exigence d’Autrui qui expulse
le Moi de son tranquille repos. Le visage, c’est la trace du mouvement éthique,
qui sort le Même pour l’amener vers l’Autre.

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PHILOSOPHIE

Dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, l’ouvrage qui m’a


servi de fil rouge, nous voyons Autrui échapper à sa manifestation visible
comme s’il quittait un vêtement. Le visage n’est pas seulement visible, il signi-
fie d’une autre manière, d’une manière qui n’est pas une monstration mais un
appel. Le visage ne fait pas signe, il laisse une trace, une trace qui nous fait
entrevoir l’autre derrière sa forme, derrière
son apparence, une trace qui est comme une
ouverture en abîme.
Regarder un visage de cette manière-là,
n’est pas comprendre ni la personne, ni son
histoire, ce qu’elle va nous dire ou ce qu’elle
est. Le visage est nu, il est dénudé de sa pro-
pre image, dit Levinas comme si l’image du
visage n’étant qu’un masque informatif, pouvait se dépouiller, se vider, deve-
nir alors ce visage nu, misérable, exposé : la cible de tous les meurtres.

Le visage, c’est l’irruption de l’autre dans mon existence, mais une irrup-
tion qui ne vient pas de là où j’étais déjà, une irruption de l’étrangeté pour-
rait-on dire, une irruption qui jamais ne sera un signe, même venu d’ailleurs
pour que je puisse comprendre l’autre dans son altérité. Si je pouvais lire l’Au-
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tre, dans une représentation qu’il saurait donner de lui-même, il n’y aurait
alors plus d’altérité tant il est vrai que toute connaissance revient à un retour
identificatoire à soi. La question que se pose et nous pose Lévinas concerne
bien ce mystère de l’altérité d’Autrui, altérité que le visage jette à notre face.

 Le visage, trace de l’Infini, lieu de l’éthique

Lévinas, appelle Infini cette trace dans le visage de l’autre, et nous allons
maintenant développer cette idée d’Infini. La trace de l’Infini est inscrite dans
le visage de l’Autre, là où rien ne marque, rien n’est visible du visage de l’Au-
tre, mais le voir ce visage c’est voir infiniment plus qu’il n’est montré, et c’est
la raison pour laquelle il la nomme trace de l’Infini.
Quelques mots pour nous aider à penser cette idée de l’Infini. Descartes
disait que l’idée de l’Infini est une idée trop grande pour être contenue dans un
esprit fini, Lévinas fait sienne cette idée. Pensons ainsi cette idée d’Infini, le
plus grand ou le plus petit, comme impensable, inconcevable. Comment peut-
on l’imaginer ou se le représenter ? Les mathématiciens, pour symboliser l’in-
fini, ont trouvé un signe, au fond assez étrange, cette petite ligne qui se
retourne sur elle-même, par une torsion pour se fermer. Rien de moins méta-
phorique dans ce signe qui ne marque absolument pas le dépassement, mais au

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Sens-Dessous - juin 2012

contraire le retour permanent. Sans doute n’existe-t-il pas pour l’Infini un


signe qui puisse le signifier. L’infini fait trace. Fugitivement, dans la pensée,
il affole qui veut le penser à tout prix, et il dérange qui veut le connaître. La
meilleure image, me semble-t-il, reste la plus simple, celle de Kant et de son
« ciel étoilé au-dessus de moi ». Il s’agit bien d’une image, pas d’une com-
préhension.
Ce qui témoigne de l’Infini dans le visage
de l’autre, ce qui fait trace inoubliable, ce n’est
pas seulement qu’il échappe à sa manifesta-
tion plastique, à ce que je vois, à ce que je
scrute parfois de lui ; semblable à un maquil-
lage réussi – il se dissimule derrière cette appa-
rence. Mais ce qui me signifie son altérité
fondamentale, son altérité inatteignable, ce
qui témoigne de l’Infini entre lui et moi c’est
qu’il m’appelle hors de moi, qu’il m’impose un
lâcher de soi qui est peut-être difficile mais qui
est irrémissible. L’appel de l’Autre dans la
nudité de son visage, est une violence, c’est la
violence du « pour l’Autre », qui m’appelle
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sans retour, qui me dés-intéresse de moi-même dit Lévinas, l’Autre me sort
de moi, ainsi l’éthique devient première dans mon rapport au monde. Le
visage parle et me commande.
En s’adressant à moi, le visage énonce un commandement non visible, un
commandement auquel je réponds, car il s’agit bien de responsabilité, je pour-
rais aussi détourner le regard et ne pas répondre.
Ma responsabilité ne vient pas de ma bonne volonté qui l’accepterait par
bonté ou la refuserait par méchanceté, elle ne vient pas non plus d’une
« volonté bonne » au sens kantien dans la mesure où il ne s’agit pas de la loi
morale, immanente au sujet et qui le fait être un être moral. Elle ne vient pas
de l’autonomie de ma volonté, elle ne vient pas non plus du ciel, elle est tout
près, imposée par Autrui. C’est une responsabilité qui m’incombe et me fait
advenir comme Moi unique. Dans la responsabilité à Autrui je suis irrem-
plaçable. Par Autrui j’adviens comme sujet libre, parce que cette responsa-
bilité m’incombe, je peux y répondre ou ne pas y répondre. Être Moi ce n’est
pas parler au nom d’un Je de bon aloi, au nom d’un pronom personnel pre-
mier et unique, qui croit garantir mon unicité. Être moi devant autrui c’est
répondre en disant : Me voici, et le me de « me voici » nomme ma responsa-
bilité, comme si « je » amenait « moi » devant l’autre.

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PHILOSOPHIE

Voici le Moi, par la grâce du visage de l’Autre définitivement convoqué,


interpellé, responsable. Dans Humanisme de l’autre homme, Lévinas l’exprime
ainsi : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni
l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère4. »
Il n’est de Moi qu’interpellé par l’Autre, et interpellé, remis en cause, remis
en question, acculé devant la responsabilité de devoir répondre : Me voici.
Ce mouvement du Moi vers Autrui est aussi un mouvement de libération du
Moi. Enchaîné au soi, le Moi ne conquiert sa liberté que par l’Autre, aliéné à lui-
même il ne peut se libérer qu’en dehors de lui-même. La socialité, le lieu où sont
avec le Moi les autres, c’est une sortie de soi, définitive, un appel de l’Autre. Si
l’image d’Abraham « partant sans se retourner » s’impose ici, c’est que le com-
mandement du visage est une ouverture à la transcendance. Ce que le visage
commande, c’est un « penser par l’autre », et cela prend la forme d’une inquié-
tude, d’un éveil à l’autre qui ne trouve pas son sens dans une positivité de la
terre ferme. Le visage ne me dit pas ce dont il a besoin, il ne me donne aucun élé-
ment de connaissance ni de ses
besoins, ni même de ses dires, pour cela
le langage peut tout aussi bien me les
communiquer. Le visage me parle, me
questionne sans que je puisse être
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sourd à son appel, il manifeste l’incon-
tenable. Le visage, c’est un appel sans
retour, c’est une trace en moi inscrite.
Il n’y a de relation avec le pro-
chain que dans la proximité du
visage de l’autre homme, proximité
qui me rend responsable, moi seul et unique responsable, ne pouvant céder à
quiconque cette responsabilité, me faisant un Je, définitivement otage de l’au-
tre. On ne saurait dire de quelle manière le visage fait tout cela. À plusieurs
reprises, Lévinas parle de l’abstraction du visage, disons pour comprendre
cela que le visage est abstrait comme l’art est abstrait. Comme dans l’art dit
« abstrait », il ne s’agit pas de donner un visage aux choses, de leur donner une
figure, une image qui soit représentative au point de la ressemblance ou de l’évo-
cation, le visage ne ressemble pas, il parle. Il dit, il demande, il appelle une
réponse, et en ce sens il mène à Autrui, il est d’emblée relation à l’autre.
Sur cette question de l’abstraction, Lévinas fait un rapprochement
avec les analyses de Sartre dans L’Être et le Néant, dans les pages sur l’exis-
tence d’autrui par lesquelles Sartre nous invite à penser le regard de l’au-
tre comme « masquant ses yeux ». Mais Lévinas va plus loin et fait de

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Sens-Dessous - juin 2012

l’abstraction du visage une modalité de l’altérité en cela que si le regard


de l’autre selon Sartre me transperce et revient vers moi, le visage de l’au-
tre pour Lévinas me sort, m’évade de moi-même, me fait échapper à l’en-
gluement en soi-même, selon les termes mêmes de l’existentialisme
sartrien.
Le visage est abstrait, au sens où il manifeste une absence. Il est regardé, et
en cela il est visible, mais il ne donne rien d’une signification directe, comme si
le visage vu se cachait, s’invisibilisait dans sa forme. Il s’agit d’une absence, qui
fait trace, d’un inconnaissable qui n’appartient ni à l’autre ni à moi, un « au-delà
de l’être », l’appelle Levinas, une Troisième personne, Il. Ce Il fait trace.
Cette trace est l’absence que révèle le visage, non pas une présence en
creux, un caché, mais telle la fleur de Mallarmé, « l’absente de tout bouquet ».
Le visage vient d’une absence, qu’on ne trouvera pas dans l’ordre de l’être,
dans ce qui est ou qui existe. Le visage, c’est la trace de ce quelque chose qui
toujours échappe, quelque chose d’une transcendance qui nous commande.
En présence d’Autrui, donné en son visage, nous répondons à un ordre qui
échappe à toute logique de connaissance, à toute explication historique, reli-
gieuse ou juridique. Le « tu ne tueras
point », paroles on ne peut plus
claires, précises, presque matérielles,
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est un commandement donné par la
nudité du visage, dans sa parfaite
abstraction.
Lévinas, avec ce Il, forge un
concept qui échappe à l’ontologie.
Mais rien n’est plus inconfortable. Ce
Il échappe à l’ontologie parce qu’il n’a
pas les qualités d’un être que l’on pour-
rait substantifier même symbolique-
ment, comme on substantifie symboliquement le Dieu des religions. Dieu, celui
qui croit au ciel comme celui qui n’y croit pas, sait de quoi il s’agit. Il a pu pren-
dre le nom de Morale civile ou déifiée comme elle a pu l’être par les moralistes au
XVIIIe siècle. Alors est-ce Dieu pour Lévinas ? Peut-être. Sans doute. Mais il faut
bien comprendre qu’il est trace et non pas être, et accepter aussi que ce Il peut
ne pas prendre le nom de Dieu pour le philosophe Lévinas ou pour d’autres. Mais
Il, cette troisième personne est un au-delà de l’être, qui me dit que je suis res-
ponsable de l’autre. C’est le concept si abstrait de fraternité en ce qu’il n’est pas
un vain mot. Nous sommes responsables de nos frères et c’est ainsi que nous
sommes faits sujets humains. Cette responsabilité comment nous viendrait-elle ?
De notre for intérieur, à l’instar de la morale kantienne qui en fait une voix imma-

110
PHILOSOPHIE

nente au Moi, lui disant « tu dois le faire » ? Cette responsabilité nous vient non
pas de nous-mêmes mais de ce qui est fondamentalement extérieur à nous, l’Au-
tre, Autrui en son visage. La question de l’autonomie de la volonté du sujet chère
à Kant est là dépassée, c’est au contraire l’hétéronomie qui fait le ferment de
l’éthique de Lévinas.
Pour conclure, la trace dans le visage de l’autre, c’est la trace d’un Infini
commandement, qui ne peut me venir que de l’autre rencontré en son visage.
Nous avons voulu montrer que ce visage, n’est pas la figure habillée de ses ori-
peaux, ni même de ses beaux habits de visage. Le visage qui commande, il
faut aller le chercher là où il n’y a rien. Le visage comme nudité absolue,
comme dénuement total, le visage qui est tellement exposé qu’il me commande
sans me dire. Le visage comme manifestation de l’éthique. Parce que le visage
est nu, ça me regarde, sa nudité, son dénuement, me regardent et la conscience
est alors confrontée à ce qui n’est pas elle et qui pourtant l’interpelle, la sup-
plie, exige. La conscience de soi que tout sujet peut invoquer à tout moment,
dans toutes les circonstances, lorsque le monde s’impose à elle, l’interpelle et
lui représente les choses, cette conscience de soi se voit interdire tout retour en
elle-même devant le visage. Je ne peux oublier ce que dit le visage, mais je ne
puis être ni sourd, ni aveugle. Maria Salmon
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1. Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 112.
2. Alain Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Folio essai, 1984, p. 142.
3. Il en est ainsi des sciences historiques, par exemple. Tout ce qui fait trace du passé irréversible devient
le signe d’un monde passé certes, mais dont la cohérence et l’unité d’avec notre monde sont d’emblée réa-
lisées. Il s’agit de ramener l’autre au même en faisant être tout ce qui fut, en dévoilant l’autre par l’histoire
et les récits explicatifs pour qu’il perde de son altérité. On trouve cela dans En découvrant l’existence avec
Husserl et Heidegger dans le premier article intitulé : « L’œuvre de Edmond Husserl », Éd. Vrin, 2001, pp.
48 et 49.
4. Emmanuel Lévinas, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p.49.

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