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GENÈSE ET LIMITES
D’UNE PERSPECTIVE D’ANALYSE
Pablo Cuartas
Abstract: Considered under the prism of memory, some perspectives of analysis prove
to be less relevant than they are in the understanding of other social phenomena. It is the
case, for example, of the notion of “social distinction”, put into circulation in the space
of French sociology since 1925 by Edmond Goblot, rehabilitated in the 1980s by Pierre
Bourdieu. For one and the other, a more or less explicit intention to distinguish itself would
explain many choices and individual and collective behaviors, tending to assert an identity
on the moral and aesthetic level. This effort to distinguish oneself from others would there-
fore be the basis of a totally invisible coherence between apparently disconnected elections,
ranging from education to clothing, from tastes in culture to preferences in the field of
decoration (coherence that only the “wise” sociologist could bring to light). However, when
assessing attachment to objects of memory, the hypothesis of social distinction is insuffi-
cient. This article proposes to recall, in broad outlines, the origins of “social distinction” as
an interpretive lever in French sociology, its limits to phenomena involving memory rooted
in the object and the foundations of a “Methodological fetishism”, in this case much more
appropriate to the understanding of our relationships to the “object of memory”.
Keywords: mnemotechnic objects, social distinction, fetichism, material culture
1. Th. Bonnot, L’attachement aux objets, CNRS Éditions, Paris, 2014, p. 52.
2. M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Presses universitaires de France, Paris, 1947, p. 91.
XVIIIe siècle 3, pour les sciences humaines « l’objet fut constitué en source de savoir
positif, un échantillon de civilisation qui “ne peut ni mentir ni se tromper” » 4.
Les études contemporaines consacrées à la « culture matérielle » ont tenté
d’établir un champ de recherches appliquées à l’objet, pris dans une perspec-
tive large et inclusive. Dans le monde intellectuel anglo-saxon, par exemple, « les
material culture studies constituent un espace aux frontières parfois mouvantes
mais assez nettes, champ très productif des sciences sociales anglophones, au sein
duquel il est question des objets, de leurs relations avec les sujets, d’appropriations,
de production, de consommation et de commerce, de l’espace domestique, de
monuments et de toute autre thématique impliquant le monde matériel » 5.
D’où l’intérêt que ce programme de recherche porte à l’égard d’une sociologie
des objets de mémoire. La notion de « culture matérielle », en effet, « reste utile et
pertinente pour désigner un champ de recherche interdisciplinaire. […] Ce domaine
est celui des anthropologues, archéologues, historiens et sociologues qui consacrent
leurs recherches aux objets matériels et à leur place dans la production, l’échange,
la consommation, la mémoire, la construction symbolique notamment 6. »
Les material culture studies permettent de se concentrer sur la signification
mémorielle des objets dans l’espace domestique, devenant de cette sorte un socle
herméneutique incontournable pour saisir ce qui continue à travailler la culture
contemporaine : le désir d’intégrer le passé aux paysages quotidiens, la mise en
valeur de tout ce qui témoigne du souvenir, l’engouement qui ne cesse de se
manifester vis-à-vis des objets-traces, des objets-vestiges ou des objets-ruines. Ce
que diverses expériences actuelles et quotidiennes mettent en évidence exige la
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sociologie française explore dès les années 1925, notamment avec la publication
de La barrière et le niveau, d’Edmond Goblot, n’est pourtant pas la seule à décrire
les enjeux issus de nos rapports à la matérialité. Même s’il est certain que l’idée de
la « distinction sociale » a bénéficié longtemps d’un primat au sein de la sociologie
française, il convient de rappeler qu’une autre sensibilité théorique s’est employée
à déceler des questions concernant les sens relevés par la présence quotidienne
des objets. L’intention de Goblot étant celle d’établir les critères par lesquels les
individus se distinguent dans la société postrévolutionnaire, c’est-à-dire dans une
société sans castes, les questions relatives à d’autres appropriations de l’objet
n’ont pas bénéficié de l’attention qu’elles méritent. Dans le dessein d’établir ce
qui fédère culturellement les classes sociales, les objets apparaissent dans l’analyse
de Goblot comme les signaux d’un effort incessant d’apporter une cohésion, ne
serait-ce qu’esthétique, aux individus censés partager la même condition sociale.
À ce propos, traitant la question de la mode, Goblot signale que « ce qui distingue
le bourgeois, c’est la distinction » 8, à laquelle, par ailleurs, contribuent activement
les objets qui ornent l’espace domestique :
« Ce n’est pas pour être belle, c’est pour n’être pas confondue que la bour-
geoisie moderne s’applique à être distinguée dans sa tenue, ses manières, son
langage, les objets dont elle s’entoure. L’opposé de distingué est “commun” :
est commun ce qui ne distingue pas, vulgaire ce qui distingue en mal et trahit
une infériorité 9. »