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LA DISTINCTION À L’ÉPREUVE DE LA MÉMOIRE.

GENÈSE ET LIMITES
D’UNE PERSPECTIVE D’ANALYSE

Pablo Cuartas

De Boeck Supérieur | « Sociétés »

2016/3 n° 133 | pages 21 à 27


ISSN 0765-3697
ISBN 9782807390775
DOI 10.3917/soc.133.0021
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-2016-3-page-21.htm
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Dossier

LA DISTINCTION À L’ÉPREUVE DE LA MÉMOIRE.


GENÈSE ET LIMITES D’UNE PERSPECTIVE D’ANALYSE
Pablo CUARTAS *

Résumé : Considérées sous le prisme de la mémoire, certaines perspectives d’analyse se


révèlent moins pertinentes qu’elles ne le sont dans la compréhension d’autres phénomènes
sociaux. C’est le cas, par exemple, de la notion de « distinction sociale », mise en circulation
dans l’espace de la sociologie française dès 1925 par Edmond Goblot, réhabilitée dans
les années 1980 par Pierre Bourdieu. Pour l’un comme pour l’autre, une volonté plus
ou moins explicite de se distinguer expliquerait nombre de choix et de comportements
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individuels et collectifs, tendant à affirmer une identité sur le plan moral et esthétique. Cet
effort de se démarquer des autres serait donc le fondement d’une cohérence tout à fait
invisible entre des élections apparemment déconnectées entre elles, allant de l’éducation
au vêtement, des goûts en matière de culture aux préférences dans le domaine de la déco-
ration, cohérence que seul le sociologue « avisé » pourrait mettre en lumière. Or, lorsqu’il
s’agit d’évaluer l’attachement aux objets de mémoire, l’hypothèse de la distinction sociale
s’avère insuffisante. Cet article se propose de rappeler, à grands traits, les origines de la
« distinction sociale » comme levier interprétatif dans la sociologie française, ses limites à
l’égard de phénomènes impliquant la mémoire enracinée dans l’objet et les fondements
d’un « fétichisme méthodologique », en l’occurrence bien plus approprié à la compréhen-
sion de nos rapports à l’« objet de mémoire ».
Mots clés : objets de mémoire, distinction sociale, fétichisme méthodologique, culture
matérielle

Abstract: Considered under the prism of memory, some perspectives of analysis prove
to be less relevant than they are in the understanding of other social phenomena. It is the
case, for example, of the notion of “social distinction”, put into circulation in the space
of French sociology since 1925 by Edmond Goblot, rehabilitated in the 1980s by Pierre
Bourdieu. For one and the other, a more or less explicit intention to distinguish itself would

* Docteur en sciences humaines et sociales, Université Paris Descartes Sorbonne.


Chercheur au Ceaq.

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explain many choices and individual and collective behaviors, tending to assert an identity
on the moral and aesthetic level. This effort to distinguish oneself from others would there-
fore be the basis of a totally invisible coherence between apparently disconnected elections,
ranging from education to clothing, from tastes in culture to preferences in the field of
decoration (coherence that only the “wise” sociologist could bring to light). However, when
assessing attachment to objects of memory, the hypothesis of social distinction is insuffi-
cient. This article proposes to recall, in broad outlines, the origins of “social distinction” as
an interpretive lever in French sociology, its limits to phenomena involving memory rooted
in the object and the foundations of a “Methodological fetishism”, in this case much more
appropriate to the understanding of our relationships to the “object of memory”.
Keywords: mnemotechnic objects, social distinction, fetichism, material culture

Quelques phénomènes, tels que l’intense circulation de l’« antiquaille » et la pré-


sence indéniable de la « désuétude » dans les paysages urbain et intime, exigent
la mise en place d’une sensibilité théorique particulière. L’évidence d’un tel goût,
s’étant répandue sans cesse depuis le milieu du XIXe siècle parisien, ne garantit
pas la pertinence des schémas interprétatifs dominants à l’égard de ce que les
brocantes et autres pratiques sociétales du même genre mettent en jeu. Il suffit
d’inverser le point de vue, de le déplacer de l’urbain au domestique, pour s’aperce-
voir que les rapports établis avec l’objet issu du « brocantisme » sont souvent mar-
qués par l’expérience mémorielle, expérience pourtant rarement invoquée dans
la pensée qui assume le matériel comme un « fait social ». Dès lors, afin de com-
prendre ces rapports sous le prisme de la mémoire – et non seulement comme un
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simple effet d’aliénation ou de distinction –, il serait possible et nécessaire d’enta-
mer « une ethnographie du minuscule où le processus de création de la valeur des
objets serait enfin visible » 1. C’est d’ailleurs l’intention commune à une série assez
hétérogène de réflexions contemporaines, centrées sur la signification des objets
dans l’espace domestique. En l’occurrence, l’ampleur culturelle de phénomènes
tels que les brocantes d’antiquités à Paris semble difficile à saisir sans amorcer
cette « ethnographie du minuscule », et notamment sans privilégier la question
de l’attachement comme levier interprétatif des objets à fonctionnalité minimale
et à signification maximale. Au fond, cette sensibilité méthodologique fait écho à
une tâche esquissée par Marcel Mauss lorsqu’il prônait l’observation attentive des
entourages matériels : « L’ enquêteur établira un inventaire au fur et à mesure qu’il
recueillera ses objets de collection. À tout objet recueilli correspondra en outre une
fiche descriptive détaillée, établie en double 2. »
Cette exigence de rigueur tient au fait que l’objet était considéré par l’ethnologue
comme une source de connaissance des sociétés encore vivantes, un peu comme
l’archéologue récoltait tout ce qu’il pouvait sur un lieu donné pour connaître une
civilisation disparue. En d’autres termes, à la manière des antiquaires amateurs du

1. Th. Bonnot, L’attachement aux objets, CNRS Éditions, Paris, 2014, p. 52.
2. M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Presses universitaires de France, Paris, 1947, p. 91.

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XVIIIe siècle 3, pour les sciences humaines « l’objet fut constitué en source de savoir
positif, un échantillon de civilisation qui “ne peut ni mentir ni se tromper” » 4.
Les études contemporaines consacrées à la « culture matérielle » ont tenté
d’établir un champ de recherches appliquées à l’objet, pris dans une perspec-
tive large et inclusive. Dans le monde intellectuel anglo-saxon, par exemple, « les
material culture studies constituent un espace aux frontières parfois mouvantes
mais assez nettes, champ très productif des sciences sociales anglophones, au sein
duquel il est question des objets, de leurs relations avec les sujets, d’appropriations,
de production, de consommation et de commerce, de l’espace domestique, de
monuments et de toute autre thématique impliquant le monde matériel » 5.
D’où l’intérêt que ce programme de recherche porte à l’égard d’une sociologie
des objets de mémoire. La notion de « culture matérielle », en effet, « reste utile et
pertinente pour désigner un champ de recherche interdisciplinaire. […] Ce domaine
est celui des anthropologues, archéologues, historiens et sociologues qui consacrent
leurs recherches aux objets matériels et à leur place dans la production, l’échange,
la consommation, la mémoire, la construction symbolique notamment 6. »
Les material culture studies permettent de se concentrer sur la signification
mémorielle des objets dans l’espace domestique, devenant de cette sorte un socle
herméneutique incontournable pour saisir ce qui continue à travailler la culture
contemporaine : le désir d’intégrer le passé aux paysages quotidiens, la mise en
valeur de tout ce qui témoigne du souvenir, l’engouement qui ne cesse de se
manifester vis-à-vis des objets-traces, des objets-vestiges ou des objets-ruines. Ce
que diverses expériences actuelles et quotidiennes mettent en évidence exige la
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conjonction de deux dimensions de l’objet, à savoir l’usage, émergeant de la des-
cription de pratiques, et la fonction, concernant la signification que l’objet peut
porter en deçà de son utilité. En d’autres termes, « il s’agit de donner ou de rendre
aux objets dans l’analyse sociologique une place qui ne les réduise pas aux rôles
d’outil, d’infrastructure ou d’écrans cantonnés à refléter le rang social et n’agissant
que passivement comme signes socialement distinctifs » 7.
Un « fétichisme méthodologique » s’avère donc essentiel pour comprendre les
appropriations mémorielles de l’objet que l’on continue d’apercevoir aujourd’hui.
Puisque le fétiche est fondateur dans un nombre important d’expériences contem-
poraines, il est important de l’assumer comme principe de compréhension des pra-
tiques liées à l’objet de mémoire. Par exemple, s’agissant des motivations que l’on
voit à l’œuvre dans les brocantes d’antiquités à Paris, il semblerait plus approprié
de proposer l’hypothèse d’un « attachement mémoriel » que d’assurer l’existence
d’une volonté inéluctable de « distinction sociale ». Cette perspective-là, que la

3. Voir notamment A. Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne,


Gallimard, Paris, 1983.
4. Th. Bonnot. L’attachement aux objets, op. cit., p. 18.
5. Ibid., p. 21
6. Ibid., p. 24.
7. Ibid., p. 44.

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sociologie française explore dès les années 1925, notamment avec la publication
de La barrière et le niveau, d’Edmond Goblot, n’est pourtant pas la seule à décrire
les enjeux issus de nos rapports à la matérialité. Même s’il est certain que l’idée de
la « distinction sociale » a bénéficié longtemps d’un primat au sein de la sociologie
française, il convient de rappeler qu’une autre sensibilité théorique s’est employée
à déceler des questions concernant les sens relevés par la présence quotidienne
des objets. L’intention de Goblot étant celle d’établir les critères par lesquels les
individus se distinguent dans la société postrévolutionnaire, c’est-à-dire dans une
société sans castes, les questions relatives à d’autres appropriations de l’objet
n’ont pas bénéficié de l’attention qu’elles méritent. Dans le dessein d’établir ce
qui fédère culturellement les classes sociales, les objets apparaissent dans l’analyse
de Goblot comme les signaux d’un effort incessant d’apporter une cohésion, ne
serait-ce qu’esthétique, aux individus censés partager la même condition sociale.
À ce propos, traitant la question de la mode, Goblot signale que « ce qui distingue
le bourgeois, c’est la distinction » 8, à laquelle, par ailleurs, contribuent activement
les objets qui ornent l’espace domestique :
« Ce n’est pas pour être belle, c’est pour n’être pas confondue que la bour-
geoisie moderne s’applique à être distinguée dans sa tenue, ses manières, son
langage, les objets dont elle s’entoure. L’opposé de distingué est “commun” :
est commun ce qui ne distingue pas, vulgaire ce qui distingue en mal et trahit
une infériorité 9. »

Dès lors, tous les choix, du vêtement à l’éducation, répondent au besoin


d’établir une barrière vers l’extérieur et un niveau à l’intérieur des classes, qui ne
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disposent plus de frontières solides et infranchissables. Et la bourgeoisie, toute nou-
velle sur la carte sociale française, ressent fermement la nécessité de s’affirmer et de
se distinguer par ses préférences afin d’exister en tant que classe. On retrouve cette
importance du goût et des choix, des plus simples aux plus sophistiqués, dans la
variation actualisée de l’œuvre de Goblot qu’est La distinction, de Pierre Bourdieu.
Même si cet auteur ne reconnaît pas Goblot comme source d’inspiration, sa « cri-
tique sociale du jugement » se révèle tributaire à part entière des intuitions déve-
loppées en 1925 dans La barrière et le niveau. Cette récurrence montre, d’autre
part, la primauté du thème de la distinction sociale dans les réflexions consacrées
à l’objet et aux fonctions multiples et diverses qu’ils exercent au quotidien.
Il est évident que la relation de l’objet à la mémoire exige le rétablissement
d’une perspective sociologique autre. Exclue des réflexions visant à expliquer
comment la distinction sociale se crée et s’exprime, la question mémorielle est
pourtant centrale dans la pensée sur l’attachement fétichiste à l’objet. L’œuvre de
Jean Baudrillard, en particulier Le système des objets, reste emblématique en la
matière. À l’encontre du privilège accordé à la distinction comme « lutte esthétique

8. E. Goblot, La barrière et le niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française


moderne (1925), Presses universitaires de France, Paris, 2010.
9. Ibid., p. 45.

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