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Jean-Claude Ruano-Borbalan
2017/1 n° 52 | pages 17 à 41
ISSN 1267-4982
ISBN 9782807391086
Article disponible en ligne à l'adresse :
© De Boeck Supérieur | Téléchargé le 21/11/2020 sur www.cairn.info via ESC Tunis - CNUDST (IP: 197.26.50.31)
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RÉSUMÉ
L’article montre la généralisation depuis deux siècles de la technoscience industrielle, l’ex-
tension de l’éducation et de la formation dans les pays développés, le développement des
médias de masse. Il souligne l’avènement d’un nouveau régime dominant de production
technoscientifique depuis les années 1980, la généralisation planétaire de la scolarisation
et de la communication de masse ou en réseau, tous processus fondés sur une forte standar-
disation. La standardisation du savoir porte aujourd’hui sur les comportements et de l’ac-
quisition des « compétences » (key competencies, transfer of economic valuable knowledge).
Cette mise en standard des comportements se nourrit d’un contrepoint : la promotion
de la créativité et de l’identité individuelle. Ces derniers discours, fondés sur une tradi-
tion longue d’innovation pédagogique ou entrepreneuriale, sont aujourd’hui promus par
de nombreux acteurs institutionnels, économiques, politiques et sociaux. Ils constituent
l’envers en tension de la généralisation des formes de la standardisation massive du savoir
et de la connaissance.
Mots-clés : Standardisation, Société de la connaissance, Science, Éducation, Institutions,
Histoire économique
ABSTRACT
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duction et diffusion du savoir en société :
–– la généralisation de l’éducation et de la formation à partir de la fin
du 18e siècle pour la scolarisation primaire, durant la seconde moitié du
20e siècle pour la scolarisation secondaire et supérieure ;
–– l’institutionnalisation de la science et des technosciences, devenues
progressivement le mode de production dominant du savoir durant
l’après seconde guerre mondiale ;
–– l’avènement de la communication de masse et en réseau, au cours du
20e et début du 21e siècle.
On constate à ce point de vue l’existence de plusieurs moments histo-
riques, cristallisés dans des configurations dominantes et « régimes de pro-
duction des savoirs » (Pickstone, 2001)1. Les guerres, et particulièrement la
première, puis la seconde guerre mondiale, joueront un rôle considérable
d’accélération des processus de production de la connaissance : la réalisa-
tion de la première bombe atomique (projet Manhattan) qui mobilisera plus
de 100 000 collaborateurs et scientifiques constituant, par exemple, un saut
1. John Pickstone (2001) propose, pour la période qui va de la fin du 19e siècle à nos jours, trois
étapes, qui sont peu ou prou communément admises aujourd’hui :
– au 19e siècle, le règne de l’expérimentation et de l’invention lors de l’émergence industrielle ;
– au 20e siècle, l’alliance des industries désormais puissantes et des universités dans le cadre de ce
qu’il nomme un technoscientific complex ;
– depuis les années 1970-1980, la dialectique entre technoscience et public understanding of
science, soit la confrontation entre le « progrès » technoscientifique et les réactions politico-
sociales, qui sont aujourd’hui une préoccupation majeure des Sciences sociales.
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de l’Etat-Nation et l’emprise des cadres et normes administratives (Bezes,
2014), et d’autre part, le développement de la science, c’est-à-dire des cadres
et procédures scientifiques tant au plan matériel (les instruments) que du
point de vue des procédures et théories, comme le soulignent nombre de
travaux contemporains d’histoire des sciences et notamment le travail de
Françoise Waquet (2016).
L’article examine en premier lieu la période du 19e et du premier 20e siècle
où se sont cristallisées, en lien avec l’industrialisation, les formes dominantes
de cadrage de la science et de l’ordre étatique contemporain. Il reprend
l’analyse désormais très documentée de la co-évolution des systèmes indus-
triels, étatiques et scientifiques (Jones, Zeitlin, 2007) qui, sous l’impulsion
d’une « rationalité » issue des sciences de l’ingénieur et de la production
scientifique, ont convergé pour former un ordre industriel dont les résultats
furent contradictoirement catastrophiques (idéologies totalitaires, conflits
mondiaux), et, au contraire, porteurs d’avancées sanitaires, de développe-
ment humain.
En second lieu, l’article examine le développement des formes de cadrage
et standardisation à l’œuvre dans la société de l’information et de la connais-
sance, particulièrement spectaculaire après la seconde guerre mondiale.
Il souligne le rôle des théories de l’information (cybernétique notamment)
et la prise en compte de l’immatériel dans la théorie économique.
Pour cette période, l’article note la congruence de plusieurs phénomènes
majeurs : la généralisation de la technoscience industrielle, l’extension de
l’éducation et de la formation dans les pays développés, le développement
des médias de masse. Il rappelle que, dans les années 1970-1980, la mutation
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pétences pour l’entrepreneuriat et l’économie, l’insertion professionnelle,
etc.).
Dans le même temps, et parfois contradictoirement, l’individualisation
due aux outils de communication en réseau et à la standardisation digitale
s’est développée. Cette émergence de possibilités sans précédent dans l’accès
à l’information et aux connaissances via les réseaux et la communication de
masse a fait penser que l’école, comme l’enseignement supérieur, seraient en
phase de vivre leurs derniers instants, en tout cas dans leur forme dite « tra-
ditionnelle » : de nombreux discours ou initiatives, notamment issus des
milieux industriels de la communication tendent à vouloir en accélérer la
chute. Des formes pédagogiques plus participatives et en lien avec des projets
commandités sont en forte augmentation, notamment dans l’enseignement
supérieur et la formation à l’innovation.
Pour autant, le constat de la réalité institutionnelle ou des pratiques va
dans un sens différent : la standardisation scolaire se nourrit de la standardi-
sation digitale, qui fondamentalement ne la remet pas en cause. On assiste
plutôt à une convergence de multiples formes de rationalisations, qui per-
mettent par leur succès même, le développement de formes « customisées »
des usages, pratiques, et apprentissages individuels.
L’article montre ainsi que le processus progressif d’approfondissement
de la « standardisation » s’est accéléré et renforcé dans la dernière période
(à partir des années 1970), notamment dans l’ordre de la production et du
transfert des informations, de la connaissance et du savoir. Cette standar-
disation de la connaissance et des formes de son transfert constituent l’un
des éléments majeurs des politiques de croissance et d’innovation dans les
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des savoirs et connaissances.
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Une mention spéciale doit revenir à l’extension et l’efficacité des tech-
niques et savoirs des ingénieurs. La rationalité technique se déploya dans
de multiples domaines : du management à la construction en passant bien
entendu par la production industrielle (Grossetti, 2004).2
Ces diverses techniques et formes ont été produites (et ont contribué à) de
fortes « rationalisations », corollaires notamment du développement indus-
triel. Il convient de noter que les divers dispositifs institutionnels ou intel-
lectuels ayant contribué à la rationalisation et standardisation des savoirs
n’étaient pas donnés d’avance comme victorieux. Les pratiques institution-
nelles ou techniques intellectuelles devenues dominantes furent concurren-
cées. Leur avènement ne constitue en rien une « nécessité », mais corres-
pond à la mise en place de configurations et solutions ayant émergé au sein
de processus conflictuels. On le constate notamment en éducation, où des
formes institutionnelles et pédagogiques différentes se sont concurrencées
fortement : formes mutualistes, libertaires ou coopératives (Querrien, 2005).
Enfin, durant le 19e et le début du 20e siècle, l’organisation disciplinaire
de la science s’affirme et deviendra dominante (Blankaert, 2006). Les règles
et procédures de ce qui fait la « bonne science » qui, au début du 19e siècle,
faisait encore l’objet d’âpres débats vont se codifier autour de la définition
de « l’objectivité ». Cette notion se traduit par un ensemble de pratiques
2. Michel Grossetti (2004), s’appuyant sur l’histoire des institutions de formation et de science
de l’ingénieur, réfute l’hypothèse d’un mode 1 et 2 de savoir, se succédant (Nowotny et al.,
2003). Il souligne que ce sont souvent les milieux universitaires ou académiques, et non les
milieux industriels, qui ont poussé à la mise en place de liens entre science et industrie, notam-
ment dans les écoles d’ingénieurs en France.
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comme les formes désormais normalisées d’éducation ou de management en
émergence, constituent une part d’un processus de standardisation et ratio-
nalisation très général des sociétés les plus industrialisées qui s’est affirmé au
19e siècle et au début du 20e siècle. Ce processus global a affecté les sphères
de l’économie et de l’échange ainsi que l’ensemble des rapports politiques et
sociaux. Il est lié autant au rôle progressivement accru de la bureaucratie de
l’État-Nation, qu’au processus conjoint de stabilisation et fiabilisation des
formes de « l’administration de la preuve » scientifique.
La « rationalisation » de l’ensemble des formes administratives, étatiques
ou managériales, correspond à des pratiques devenues dominantes, en lien
avec des techniques ou des groupes professionnels combattant avec force
pour les imposer.
La littérature contemporaine en sciences sociales reconnaît à ce propos
le rôle déterminant de la mesure et de la statistique. Ces techniques et tech-
niques intellectuelles, utilisées notamment au sein des pratiques des agents
d’administration et ingénieurs, tant dans le domaine politique qu’écono-
mique (management, industrialisation, rationalisation de la production,
architecture, urbanisme, etc.), seront l’une des grandes affaires du 19e et du
début du 20e siècles.
Les capacités de mesure et d’observation (astronomiques, océanogra-
phiques, géographiques, médicales, etc.) ont constitué l’un des points cen-
traux du processus d’avènement scientifique au 19e siècle et leur « rationali-
sation ». Ce processus a fortement accompagné le renforcement de l’État et
de l’administration, comme l’industrialisation.
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scientifique du travail, diffusée à partir des États-Unis. Le sociologue Yehouda
Shenhav (1999, chapitre 5 : Engineers and American Exceptionalism) montre
à ce propos que la mise en place de cette « révolution managériale » a eu
lieu aux États-Unis en raison de la structure spécifique des grandes firmes et
entreprises. Dans ce contexte, les dirigeants et « cadres » salariés étaient pro-
portionnellement en nombre plus important qu’en Europe. Les ingénieurs
qui sont à son origine ont alors pu développer une doctrine d’administration
scientifique, détachée de toute vision politique ou morale. Cette doctrine a
fini par apparaître comme détachée de toute conflictualité et supposée fondée
sur la pure « efficacité », ce qui était censé constituer sa justification. Cette
transformation dans la conduite des entreprises et fabriques industrielles a
conduit au renforcement des grandes firmes, à la mise en place de produc-
tions standardisées, à l’essor des processus statistiques et à la mécanisation
de toutes les tâches, jusque et y compris à la « mécanisation des individus »,
dont l’emblème sera définitivement le film de Chaplin : Les temps modernes.
Cette « révolution managériale » s’est fondée notamment sur des proces-
sus et « techniques intellectuelles » comme par exemple la comptabilité et
des techniques de rationalisation des tâches et procédés : particulièrement
les activités de bureau, en croissance exponentielle de la fin du 19e siècle au
20e siècle. La généralisation des machines et de l’organisation de bureau qui
court des années 1880 aux années 1930 constitue, de ce point de vue, l’un des
aspects majeurs des transformations administratives, commerciales et comp-
tables tant des firmes que des institutions publiques. Delphine Gardey qui en a
effectué l’analyse note que : « La tonalité générale est dans les années 1920-1930
à la délégation aux artéfacts. Le discours de l’Automaticité, de la simplicité, de
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lisés » et standardisés, seront parmi les bases d’une société désormais centrée
sur la consommation et la production massive de biens (Rosenberg, 2009).
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est fait à l’origine par les ingénieurs », et où « le manœuvre d’antan vient remplir
son rôle en collaborateur souple et intelligent ». Dans cet univers tout mécanisé
et si harmonieux, la « standardisation » et le « travail en série » sont des impé-
ratifs de gouvernement rationnel que permettent les « laboratoires » et les
« études expérimentales », l’alliance de la science et de l’industrie.
Le rapport Clémentel était parfaitement clair sur la nécessité d’alliance
entre politique, science et industrie : « le savant doit sortir de sa tour d’ivoire
et l’industriel s’élever au-dessus des préoccupations immédiatement utilitaires (...)
Les nécessités de la guerre ont mis en contact le savant et l’industriel ; désormais ils
ne s’ignorent plus ». Le programme défini était net et devait englober, « Non
seulement les énergies humaines [qui] sont mobilisées dans ce grand dessein, mais
aussi les énergies fossiles et celles produites par les centrales électriques. Toute une
série de solutions techniques mais aussi législatives sont préconisées afin d’optimiser
leurs usages. L’agriculture est également soumise à l’injonction de la mécanisation
et à l’utilisation des engrais chimiques que la France peut désormais produire en
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abondance » (Letté, 2010, p. 6).
L’histoire industrielle mondiale de l’entre-deux-guerres et de la seconde
guerre mondiale, on le sait, constituera l’actualisation de ces perspectives,
notamment aux États-Unis, en Europe ou au Japon. La seconde guerre mon-
diale constituant un moment supplémentaire d’accélération, qui ne fléchira
pas durant la guerre froide. La nouvelle période verra le déploiement de
l’alliance désormais consubstantielle et à des niveaux inégalés entre science,
politique publiques et industrie. Cette alliance s’incarnera au travers de
ce qu’à la suite du mot prononcé par le président Eisenhower en 1961 on
dénomme le « complexe militaro-industriel ».
La mobilisation des talents scientifiques pour la guerre aux États-Unis, de
1941 à 1945, s’incarne, par exemple, dans l’implication majeure de l’appa-
reil d’État. Un financement fédéral sans précédent a permis la réalisation de
projets (à des fins militaires) que les chercheurs réalisent au sein de leur uni-
vers habituel universitaire. À cette occasion, naît une « nouvelle alliance »
(Pestre, 2010), qui rassemble autour de la réalisation d’objets techniques
devant être rapidement opérationnels, des scientifiques, des industriels, des
militaires et des politiques. Ce « complexe d’intérêts » fut aussi la consé-
quence du changement qui se mit en place pendant la guerre et continua
ensuite : matrice du développement de ce que l’ensemble des Sciences and
technologies studies contemporaines nomment la « technoscience » et qui
constitue le régime de savoir et d’innovation économique commun à toutes
les sociétés industrielles.
Cependant, il ne faudrait pas avoir une vision univoque et purement
fonctionnelle du « complexe militaro-industriel » : concernant le nucléaire
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lement, la mathématisation des sciences économiques. Mathématisation et
modélisation seront initialement employées dans le cadre de la résolution
des problèmes soulevés par la volonté de réalisation de la bombe atomique
dans le projet « Manhattan », notamment liées aux nécessités de calcul et à
la modélisation statistique du comportement des particules durant l’explo-
sion. La mathématisation de l’économie, quoique plus précoce était en phase
d’échouer jusqu’à ce que dans les années 1950 et dans le cadre de ce que
Philip Mirowski nomme la « réorientation mentaliste », la théorie économique
fut ainsi « de plus en plus re-conceptualisée en traitement de l’information ».
Mirowski ajoute que parallèlement la théorie économique avait pris « du
galon (épistémologique), passant du statut d’étude d’une partie de l’expérience
humaine à celui de discipline susceptible d’embrasser toute activité humaine et non
humaine » (Mirowski, 2012, p. 6).
Ainsi l’après-guerre verra une puissante vague de développement de la
théorie de l’information et progressivement l’avènement de la modélisation,
accompagnant non seulement le développement de la technoscience, mais
aussi les formes d’analyse et d’interprétation de l’économie. Cette formali-
sation a donc accompagné l’alliance entre la production de connaissances
et l’opérationnalisation des connaissances dans les processus de production
économiques ou industriels qui caractérise notre époque contemporaine.
La standardisation des formes de la diffusion de l’information et de la
connaissance sera renforcée par l’avènement des technologies de la commu-
nication et des réseaux (Webster, 2014).
Du point de vue de la société et de l’économie réelle, l’information ou
la connaissance ont toujours constitué des éléments centraux (processus
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ment difficile. La théorie économique, qui ne la prenait pas en compte dans
les formes concrètes, a intégré progressivement le fait que l’information est
une dimension cruciale des échanges et de la production : par exemple que
les systèmes productifs intègrent (de plus en plus) de « biens immatériels »,
dont la valeur s’attache notamment aux procédés techniques, brevets, formes
de conception, compétences et capacités des individus, etc. Dans le même
temps, de nombreux travaux de sociologie économique montraient que le
travail avait perdu et surtout allait perdre, pour l’essentiel, sa part manuelle
et énergétique, au profit précisément d’aspects plus immatériels ou intellec-
tuels et informationnels. Il se caractérise la plupart du temps par des opéra-
tions mentales et intellectuelles. Les activités purement mécaniques, cen-
trales dans la période précédente de « mécanisation des travailleurs » étant
remplacées par celle des outils robotiques, physiques ou algorithmiques.
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la communication et de ses industries, en lien avec les régimes de produc-
tion technoscientifiques contemporains. De nouvelles règles de la standar-
disation productive dans le domaine de la connaissance se sont développées
dans lesquelles jouent à plein les réalités du web et notamment les possibili-
tés du Web 2.0 qui permettent l’intervention des individus, devenant alors
eux-mêmes des auxiliaires de production.
En lien avec l’émergence d’une économie de l’immatériel et de la trans-
formation de la géographie du système mondial de production, les sciences
sociales, les sciences économiques et les pouvoirs publics ont de plus en plus
accordé d’importance à la recherche scientifique, au développement de la for-
mation et de l’éducation et de la connaissance, au sein des entreprises notam-
ment. C’est précisément la conjonction entre des doctrines et analyses de la
théorie économique ou de géographie économique, des politiques publiques
scientifiques et scolaires, ainsi que la promotion de la R&D dans les firmes
qui donne à la période actuelle, depuis les années 1970-1980, sa dynamique.
Cette étape est notamment caractérisée par la généralisation de la scola-
risation au plan mondial dont nous avons fait par ailleurs l’analyse (Ruano-
Borbalan, 2007), par le développement et la standardisation des procédures
de vastes systèmes de production scientifiques eux-aussi intégrés au plan
mondial, et l’avènement des technologies de la communication, des réseaux
et des médias. Bien qu’au plan sociétal on constate un approfondissement
de l’individualisme promu notamment par le marketing (Da Silveira et al.,
2001 ; Da Silveira et al., 2012), la période actuelle ne signifie en rien la fin
de la standardisation des activités intellectuelles ou institutions de savoir,
mais, leur transformation :
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Du point de vue des régimes de production et circulation des savoirs
et connaissances l’une des caractéristiques majeure est l’avènement à des
dimensions inégalées des évaluations et comparaisons à toutes les échelles.
Ces évaluations, permises pour l’économie et les activités de production ou
diffusion de la connaissance, par des techniques managériales et de consul-
tance, ont été reprises par les institutions internationales et justifiées par
les sciences de gestion et l’économie. Ces vastes pratiques et doctrines
d’évaluation sont accompagnées par une utilisation de plus en plus forte de
l’expertise scientifique, dans tous les domaines de la vie sociale, au plan juri-
dique, économique, etc. Les institutions scientifiques ou universitaires et les
systèmes d’éducation, quant à eux, usent, sous la pression des institutions
politiques et économiques internationales, mais aussi en raison de luttes et
compétitions internes, de l’évaluation comme forme de cadrage de la pro-
duction de connaissance.
La question de l’évaluation est évidemment au cœur de la gouvernance
des grands systèmes technoscientifiques contemporains, notamment au cœur
des questions posées par le développement humain, social, économique et
les questions majeures que posent les activités humaines en matière environ-
nementale, climatique, etc.
Désormais, les politiques de croissance passent dans de nombreux pays
par des subventions à la recherche, par le développement de l’enseignement
supérieur et du développement des territoires innovants et créatifs : pôles de
compétitivité, districts et clusters. Elles passent, en entreprise, par une meil-
leure information des divers acteurs, par le développement de la R&D ou de
la formation, par des réformes des droits de propriété intellectuelle (brevets,
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affirmée par les Etats de l’OCDE et l’Union Européenne, par exemple, de
promouvoir la formation tout au long de la vie, comme réponse aux boule-
versements en cours dans le système productif et sur le marché du travail.
L’Union européenne, la Banque mondiale et toutes les instances poli-
tiques s’accordent aujourd’hui sur la doctrine selon laquelle « l’apprentissage
tout au long de la vie » est le pendant nécessaire d’une économie globalisée
basée sur la connaissance. Cette volonté politique est relayée dans chaque
institution ou entreprise, par le développement des « ressources humaines »,
également d’une ingénierie de production de connaissances technoscienti-
fiques ou managériales, et enfin d’un développement des systèmes d’informa-
tion comme enjeux majeurs.
Ainsi, pour la période contemporaine, celle qui a vu émerger un monde
connecté, globalisé, le rôle et la place des secteurs et régimes de production
ou de propagation de la connaissance sont devenus l’une des dimensions
majeures du développement économique ou sociétal. L’un des points cen-
traux de la mise en place d’une société et d’une économie de la connais-
sance étant le développement de la formation, et particulièrement dans les
3. Quoique le terme « innovation » et son utilisation ait une histoire et des acceptions fort diffé-
rentes selon les époques, il permet par sa plasticité, son imprécision et sa généralité de construire
des interprétation à de multiples échelles ( Nations, territoires, firmes, individus), et aux confins
de plusieurs disciplines (économie, science politique, sociologie des sciences et technologies,
urbanisme, design, sciences de gestion, psychologie, sciences de l’ingénieur, etc.) et développer
des vision cohérente de l’évolution économique ou politique: comme dans la communauté des
économistes, politistes et sociologues de l’innovation institutionnelle qui développe des analyses
en termes de systèmes nationaux, régionaux ou locaux d’innovation (voir Boutillier et al., 2014).
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Jean-Claude Ruano-Borbalan
LA STANDARDISATION SCOLAIRE
ET UNIVERSITAIRE
Comme l’ont montré les travaux des historiens et sociologues ou les pro-
ductions des grands organismes internationaux comme l’OCDE, la Banque
mondiale ou l’UNESCO, l’éducation constitue une part absolument essen-
tielle de la société, tant par les coûts ou la taille des institutions, que par les
objectifs qui lui sont assignés. Or, un certain nombre de transformations
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assez massives se sont produites au sein des systèmes éducatifs et de forma-
tion au cours de la seconde moitié du 20e siècle et au début du 21e siècle. On
a observé en particulier au plan mondial une généralisation des institutions
d’enseignement, ayant peu ou prou adopté la forme scolaire occidentale.
Aujourd’hui, par exemple, contrairement à ce qu’on observait un siècle plus
tôt, on trouve des lycées quasiment partout. Ce mouvement est en cours
de généralisation pour les universités, même si la proportion de jeunes qui
fréquentent l’enseignement supérieur n’atteint jamais la totalité d’une classe
d’âge – ce qui est le cas pour la part obligatoire de l’enseignement (de 5/6 ans
à 15/16 ans) – mais plafonne au seuil d’environ 45-50% (Ruano-Borbalan,
2017).
Cette globalisation s’accompagne d’une standardisation majeure des
« processus de production » de transfert/diffusion et d’apprentissage du savoir,
particulièrement du savoir scolaire. La question des types de savoirs et disci-
plines scolaires est certes différenciée selon les pays, pour ce qui concerne les
fondements de l’apprentissage de la langue nationale ou de la citoyenneté,
mais la nature et les formes d’apprentissages dans les disciplines de connais-
sance sont convergentes, et les modalités professionnelles de diffusion et
formes d’évaluation, sont relativement similaires. Comme l’ont montré les
analyses comparatives, les similarités et convergences se sont développées de
plus en plus au plan mondial, notamment sous l’effet puissant de l’importa-
tion des modèles occidentaux de transmission et l’adoption des cursus fondés
sur les disciplines scientifiques ou techniques (Yates, Young, 2010).
Les savoirs d’origine universitaire se sont progressivement imposés
dans le monde comme cadrage du cursus scolaire, au fur et à mesure de
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sion de la culture scientifique (vision française) et du public understanding of
science ou public communication of science, selon les pays.
Au cours du 20e siècle, on a donc assisté à l’incorporation des formes
scientifiques dans le système éducatif comme déterminant ultime de ce que
l’on doit enseigner, du moins pour les parties supérieures de l’enseignement.
Si les savoirs scientifiques et scolaires sont liés, mais distincts4, nous
savons en revanche de manière de plus en plus renseignée que depuis les
années 1950 la convergence se développe dans un souci de diffusion des
savoirs scientifiques par l’école, tant pour des questions de définition de la
« culture scientifique » nécessaire à des sociétés avancées et de plus en plus,
pour concourir au développement économique (Schiele et al., 2012).
L’interprétation des phénomènes contemporains de standardisation du
savoir suppose la prise en compte d’une triple poussée. D’abord, la comparai-
son et les transferts de forme pédagogique ou administrative, dont l’OCDE
ou l’Union Européenne, par exemple, sont les acteurs principaux. En second
lieu, la standardisation du régime de production de savoir scientifique et sa
4. Les savoirs scolaires et universitaires ne se confondent pas. Si les disciplines scientifiques,
au plan académique et universitaire, sont déterminées par la capacité à trouver des doctorants
et à avoir des écoles doctorales reconnues, les disciplines scolaires sont quant à elles toujours
déterminées par des considérations politiques et internes aux systèmes eux-mêmes : en France,
par exemple, par la négociation des ordres d’enseignement, représentés par leurs inspections, les
universitaires spécialistes, les syndicats, etc. qui tentent contradictoirement de définir et préser-
ver des territoires qui intègrent certes les savoirs académiques, mais aussi des traditions propres
à l’enseignement. Prenons l’exemple de l’économie. On ne peut que noter la distance entre la
discipline économique académique et la discipline économique enseignée dans les lycées et les
classes préparatoires, distance qui fait d’ailleurs régulièrement l’objet d’âpres débats.
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mais considérés comme les meilleures manières de développer la croissance
économique. Les débats de politique économique ne portent plus sur ces
points, mais sur les meilleures manières de contribuer au développement
du savoir (politiques et structuration de la recherche) ou du transfert des
savoirs et d’information, qu’ils soient tacites ou formels, incorporés au sein
de systèmes informationnels et de réseaux, etc. De ce fait, on constate d’ail-
leurs aujourd’hui le renouvellement de très vieilles interrogations autour des
connaissances à transmettre : la question des humanités qui a, par exemple,
agité les débats sur les contenus scolaires pendant plus d’un siècle, reprend.
Le débat sur les humanités techniques et scientifiques qui s’est développé
fortement à partir des années 1950-60 est aujourd’hui revivifié, notamment
autour des questions de literacy numérique, de l’apprentissage du « code »
mais aussi des formes de l’enseignement scientifique, ou technologique5.
En contrepoint, la question des compétences a émergé, initiée dans les
années 1960, comme une manière de désigner des types de savoirs com-
plexes, non formatés, que la psychologie ou les sciences de gestion com-
mençaient à mettre au jour : le tacit knowledge notamment. De nombreuses
réflexions sont aujourd’hui développées autour de cette notion de compé-
tences, très présente, mais aussi critiquée, au sein des sciences de l’éducation.
L’OCDE et l’Union Européenne mettent en avant la notion de key compe-
tencies, qu’il faudrait promouvoir et généraliser sur base de modèles standards
5. Voir par exemple le rapport de l’académie des sciences : enseigner l’informatique à l’école,
il est urgent de ne pas attendre, mai 2013 (http://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/
rads_0513.pdf).
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La « grande standardisation » et les transformations du savoir
(Hutmacher, 1997). Ces key competencies ne sont pas des savoirs au sens
scolaire ou universitaire de production écrite ou orale, évaluable par une
note ou par jugement des pairs, mais concernent des aspects de communi-
cation, de compétences générales en mathématiques et en technologie, des
compétences digitales, des capacités d’apprendre à apprendre, des capacités
entrepreneuriales, de créativité, etc. Leur définition est un approfondisse-
ment potentiel de la mise en place de comportements commun, destinés à
fournir aux individus des capacités de s’adapter aux exigences économiques,
citoyennes, sociales : core competencies, selon les vocables managériaux ou
technocratiques européens par exemple.
La question de la production, la circulation et la diffusion du savoir légi-
time n’est pas tranchée. Nombreux sont les auteurs qui partant de divers
points de vues (rôle de l’information et de la communication, transformation
des processus économiques, rôle politique des mobilisations et de la démo-
cratie technique, modèles d’éducation coopératifs, future studies, etc.) font
l’hypothèse d’une transformation radicale en cours. L’émergence de l’imma-
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tériel constitue le point nodal d’une transformation majeure de l’histoire
humaine, qui, pour certains, s’accompagnent même de mutations radicales
dans les conceptions, et façons de penser le monde (Passet, 2010).
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sance. La forme scolaire de transmission des savoirs, nous l’avons montré par
ailleurs, est massivement victorieuse au plan mondial, pour les parties secon-
daire et supérieure des institutions scolaires et universitaires. C’est en effet
bien le modèle de la classe exporté partout dans le monde, qui cadre et for-
mate la transmission du savoir, bien qu’évidemment il ne s’agisse que d’une
part du savoir social ou individuel. L’introduction des « Moocs », tableaux
interactifs et autres outils connectés au sein des pratiques scolaires ne sont pas
pour l’heure une transgression réelle de ce modèle. La modification en cours,
autour des design schools et de leur cursus renouvelés par projet, s’adresse pour
l’heure à la partie finale du système de transmission scolaire. Ces formes
d’apprentissage par projet ou collaboration interdisciplinaires sont pour l’es-
sentiel très restreintes et cantonnées à des franges spécifiques des systèmes
de production de la connaissance « légitime ». Le tour pris par la standar-
disation des activités de production scientifique (unification mondiale des
formes universitaires et des évaluations individuelles ou institutionnelles)
elles-mêmes, et ce malgré de vibrants plaidoyers pour la reconnaissance du
rôle de la « curiosité » ou de la créativité scientifique, va dans le même sens.
En fait, il semble que le développement technoscientifique, notamment
dans les domaines des réseaux, de l’innovation, de l’intelligence artificielle,
malgré son caractère majeur et global, n’ait pas particulièrement vocation à
transformer le processus dominant de transfert et de production de savoirs et
connaissances légitimes. Ceci étant, et les recherches manquent pour l’heure
pour en mesurer et l’ampleur et la potentialité, des phénomènes intéressants
sont à l’œuvre dans la période récente : création de cadres autonomes de
formation dans les milieux entrepreneuriaux innovateurs ; convergences
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La « grande standardisation » et les transformations du savoir
de pratiques issues d’horizons très différents dans des lieux comme les
« fab labs » et autres lieux participatifs, mise en avant par les institutions
étatiques ou internationales de la nécessité de promouvoir la controverse, la
délibération, la pluridisciplinarité, etc.
La réalité des institutions de production et de transmission de connais-
sances est pour autant et de manière massive, toujours fondée sur le contrôle
de la qualité dans le cadre d’un vaste processus de certification et de diplômes
ou carrières (par exemple le processus de Bologne en Europe). Les systèmes
scolaires et universitaires sont conçus essentiellement comme des succes-
sions de barrières filtrantes. Ces systèmes de production sont intégrés à des
ensembles plus vastes, politiques et économiques au plan territorial, qui sont
autant de milieux de circulation et de transfert de connaissances multiples,
et pas seulement scientifiques ou scolaires.
L’hypothèse « utopique » d’une transformation radicale de la production
et de la circulation des savoirs, due à la généralisation numérique ou au déve-
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loppement par tache d’huile de formes pédagogiques par projet ou issues des
fortes traditions de pédagogies actives (Montessori, Freinet, etc.), n’est pas
vérifiée dans le cœur des institutions scientifiques ou scolaires. La culture
scolaire et universitaire, si massive, demeure toujours distincte des autres
formes contemporaines de culture, notamment de la culture numérique en
général et de celle des jeunes en particulier.
Si l’école, les universités et l’enseignement supérieur voient leur mode
traditionnel de légitimation contesté, ce n’est pas directement, mais par des
comportements de résistance et de déviance : hacking, plagiat, etc. (Losh,
2014). Psychologues et pédagogues observent aussi que les nouvelles généra-
tions de digital natives résistent par la passivité vis-à-vis des savoirs de l’école
ou de l’Université. Ils pratiquent en toutes circonstances, grâce à des termi-
naux mobiles, une multi-activité et multi-connexion, dont on ne sait pas
encore si elles auront des conséquences sur tout le cycle de vie des individus.
La remise en cause la plus directe des savoirs scolaires et universitaires
provient des cercles de production de la culture numérique et des industries
de la communication elles-mêmes, notamment des essayistes et consultants
américains dont les succès de librairie sont considérables, et plus directement
des milieux industriels eux-mêmes. Le présent article se place en contrepoint
de la littérature fort nombreuse qui, de Manuel Castells à René Passet, des
Future studies aux multiples instituts et think tanks éducatifs, qui « parient »
sur une transformation radicale des modèles de pensée, dont le soubassement
technique serait les réseaux et les outils de communication. Cependant, si
l’on continue de prendre comme point d’analyse les systèmes d’enseignement
et les systèmes de production de la connaissance scientifique, on constate
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Selon une étude menée par la fondation européenne des sciences, la
science et la technique sont au cœur d’enjeux d’expertise ou de conflits por-
tés par des acteurs de plus en plus divers, mais surtout construites par des
acteurs multiples6. L’élévation des niveaux de scolarité et le développement
des médias et réseaux interactifs influent de manière cruciale sur les rela-
tions entre science et société (Rosanvallon, 2015). De nombreux acteurs
développent des compétences qualifiées « d’expertise interactionnelle » qui
occasionnent et sous-tendent des débats et discussions à propos des activités
technoscientifiques et leurs conséquences environnementales, sociales ou
politiques.
CONCLUSION
L’extension des formes de la standardisation et rationalisation du savoir
et de la connaissance s’enracine en longue durée. Nous avons montré le rôle
central d’une alliance entre les besoins de l’administration, tant industrielle
qu’étatique et les nécessités (ou possibilités des savoirs technoscientifiques).
Cette standardisation est particulièrement spectaculaire dans la période
contemporaine, notamment en raison de trois phénomènes majeurs : la géné-
ralisation de la forme scolaire, la création d’un régime de production scien-
tifique planétaire standardisé dans ses formes et contenus, le développement
6. Voir notamment les travaux de la Fondation Européenne de la Science (2013) : Science
in Society: Caring for Our Futures in Turbulent Times, Science Policy Briefing, Strasbourg, juin
(http://www.esf.org/fileadmin/Public_documents/Publications/spb50_ScienceInSociety.pdf)
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La standardisation s’effectuant désormais sur des registres multiples, liés
à la production scientifique ou économique, aux modèles et usages urbains,
à la médiatisation, à la formation et éducation, notamment au travers de
modèles comportementaux et de définitions de compétences sociales, cultu-
relles ou politiques communes.
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