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L’ESTHÉTIQUE DES PRODUITS DÉRIVÉS

Antoine Quilici

Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique »

2022/1 n° 29 | pages 49 à 57
ISSN 1969-2269
ISBN 9782130834991
DOI 10.3917/nre.029.0049
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ÉTUDES

ANTOINE QUILICI

L’esthétique des produits dérivés


De la culture de masse à celle des musées, nous pouvons aujourd’hui trou-
ver çà et là différents objets qui peuvent correspondre à la dénomination de
produit dérivé. La reconnaissance empirique, rapide, que nous en faisons semble
s’accorder avec leur positionnement secondaire dans la société de consomma-
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tion. Du mug qui reprend une œuvre de Disney à celui qui reprend une œuvre
de Hockney, la démarche est rarement inventive et se résume souvent à la
reproduction d’une image. Cet aspect rudimentaire ne doit pourtant pas nous
faire oublier la pratique même de son application sur un objet qui, malgré sa
simplicité, résulte toujours d’un choix, même inconscient. L’observation
appuyée des résultats des techniques des concepteurs et des conceptrices de
produits dérivés nous mène à constater que leur métier présente en réalité,
de manière plus ou moins forte, une dimension créative : ils et elles peuvent
sélectionner, recadrer, saturer, ajouter, supprimer ou réduire des détails à partir
d’une image donnée au sein d’entreprises dédiées au marketing, en artisans
humbles et discrets.

Par ailleurs, il serait insensé de penser que leur pratique n’ait pas gagné en
réflexivité alors qu’elle est l’héritière d’une longue histoire : depuis le XIXe siècle,
depuis la statue de la Liberté et la tour Eiffel, depuis Ally Sloper et Felix the
Cat, elle s’est en effet frayée, lentement mais sûrement, un chemin au travers
des stands touristiques et de différentes boutiques. De ce point de vue, si des
raisons de son succès se trouvent encore largement dans les références qu’elle
met en avant, en récupérant de façon prosaïque des rêves fabriqués avant elle,
pouvons-nous affirmer que l’image reprise constitue le seul argument de vente
du produit dérivé, comme une simple reproduction ? Autrement dit, pouvons-
nous trouver au produit dérivé une spécificité, un argument propre et si oui,
quelle place pourrait-on lui donner dans la société de consommation et dans
le paysage artistique contemporain ?

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ÉTUDES | Arts en marge

UN SAVOIR-FAIRE DISCRET AUX RÉPERCUSSIONS MASSIVES

En faisant une distinction entre l’objet et l’image qui viendra s’y appliquer,
des fabricants ont, dès les prémices de l’industrialisation, établi une méthode
de travail leur permettant de séduire rapidement les consommateurs et de
garantir un fort taux de rendement à leur production. La liberté que laisse ce
principe de création indique que la transition entre la création d’objets de styles
et celle de ce que l’on appelle aujourd’hui les produits dérivés ne peut être nette,
même si elle existe. La girafomania qui entourait l’arrivée de Zarafa à la Ména-
gerie Royale en 1827 nous offre à ce sujet de nombreux exemples d’objets de
différentes qualités, tous inspirés pourtant par un même engouement pour
l’animal venu d’Égypte [1]. Cadeau diplomatique envoyé à Charles X de la part
du pacha Méhémet-Ali, la popularité de la girafe avait en effet motivé la fabrica-
tion d’articles en tout genre sur lesquelles sa silhouette longiligne s’applique de
façon plus ou moins heureuse. Tandis que sur une élégante et riche horloge en
forme de vase Médicis, son cou se convertit en anse et se fond aisément dans
des guirlandes et des palmettes, au centre d’une assiette fabriquée dans une
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manufacture populaire, sa silhouette est rapidement esquissée et simplement
cernée par un filet. Si dans les deux cas l’absence de thème égyptien parle d’une
égyptomanie teintée d’éclectisme, typique de l’époque, l’absence de véritables
motifs ornementaux sur l’assiette sans noblesse indique que, désormais, la
reproduction du sujet populaire sera suffisante pour les plus nombreux. Le fait
que les palmettes et les guirlandes se résorbent en de simples filets dès que
Zarafa s’échappe du domaine de l’évocation pour se dessiner franchement au
milieu d’objets plus simples n’est pas anodin. Cette réaction, presque physique,
mettait déjà en forme une des facettes du système des produits dérivés, qui
oublie le caractère suggestif de l’ornementation, qui borde les contours de l’his-
toire des arts appliqués, pour se concentrer sur la reproduction.

Pourtant, lorsque les produits dérivés se cantonnaient aux phénomènes


culturels massifs, nous ne pouvions encore y déceler que les répercussions
industrielles d’un engouement autour d’un spectacle qui cristallisait habilement
les rêves de celles et ceux qui n’avaient plus le temps de les faire mûrir. De ce
point de vue, la promotion du formalisme que faisait Clement Greenberg au
début des années 1960 [2] mettait indirectement le doigt sur le tropisme figuratif
de la culture de masse que le système des produits dérivés a en réalité toujours
annoncé : par la reproduction du sommet de la tour Eiffel pour créer un dossier
de chaise, par la miniaturisation de Lady Liberty pour fondre un pied de lampe
à la chaîne, ils séduisaient par leur langage direct lors des expositions univer-
1. Voir notamment : Olivier Lebleu, Les Ava- selles et les inaugurations autant qu’ils inquiétaient, à côté de bibelots éclec-
tars de Zarafa : première girafe de l’histoire,
Paris, Arléa, 2006. tiques, quant au devenir des arts décoratifs.
2. Clement Greenberg, Art et Culture (1961),
Paris, Macula, 2010.

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L’esthétique des produits dérivés | ANTOINE QUILICI

Un demi-siècle plus tard, ils affichaient une assurance déconcertante. Ils


progressaient, se multipliaient, se perfectionnaient et rythmaient avec convic-
tion les logements populaires en travaillant avec les industries du divertisse-
ment. Le nez de Mickey se transformait en un bouton de radio, les yeux de
Felix marquaient les secondes sur une pendule… Et ils indiquaient qu’un pro-
duit dérivé n’est pas uniquement le support d’une image, mais plutôt une image
qui s’articule avec un objet. Alors, à partir de reprises simples des formes des
héros du cinéma, peut-être que les produits dérivés imaginaient en fait de nou-
velles façons de faire des objets, après la fin des styles amorcée avec la produc-
tion industrialisée. De ce point de vue, tandis que les critiques des Expositions
universelles s’alarmaient au sujet de l’avenir des arts appliqués, à une époque
où les machines commençaient à prouver que la poursuite des traditions déco-
ratives devenait impossible, les produits dérivés s’apprêtaient alors à leur offrir
une contre-histoire, écrite nulle part mais présente partout, dans laquelle la
reproduction de ce qui plaisait déjà ne pouvait être que la démarche créative
des temps industriels, avec l’intensification des cadences, le recul des savoir-
faire et l’importance des objectifs commerciaux qu’ils attendent.
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Lentement, la culture populaire, celle fabriquée par le peuple à une échelle
humaine, s’est transformée en une culture de masse bien plus puissante, par
laquelle les individus se sont vus principalement divertis au travers d’une offre
médiatique standardisée [3]. Le système des produits dérivés a bien accompagné
cette évolution, en affirmant que des articles peu onéreux, à la réalisation bru-
tale et aux qualités plastiques médiocres, pouvaient tout de même trouver un
nouvel argument de vente s’ils étaient justement associés à une reproduction
facilement répétable et reconnaissable, ouverte à l’identification et à la quête de
divertissement qui caractérisait la classe ouvrière. De cette façon, les procédés
de fabrication modernes trouvaient leur propre justification et ne se résumaient
plus en une pâle copie de l’artisanat d’antan. Ce constat a en réalité créé une
adéquation avec les industries culturelles qui ont, elles aussi, imaginé des per-
sonnages aux formes douces et malléables, à l’instar de Mickey, qui pouvaient
s’appliquer à tout. Il s’est ainsi naturellement dessiné une offre d’un nouveau
genre, caractérisée par un va-et-vient de formes entre les écrans et la production
industrielle d’objets qui se voyaient associés sans aucune retenue à des formes
joyeuses, accessibles, rassurantes [4]. 3. Au sujet de la dissociation entre la culture
populaire et la culture de masse, voir
notamment : Christopher Lasch, Culture de
masse ou culture populaire ? (1981), Castel-
UNE SURVIE FÉBRILE DU DÉCORATIF nau-le-Lez, Climats, 2011.
4. Les catalogues édités entre 1934 et 1949 par
Kay Kamen, publicitaire et vendeur des
Si la promotion du fonctionnalisme met un terme à la profusion décorative produits dérivés Disney, sont à sujets très
intéressants. Voir notamment : Daniel
caractéristique du XIXe siècle et de ses difficultés à s’émanciper des grammaires Kothenschulte (dir.), Walt Disney’s Mickey
des styles du passé pour offrir au monde mécanisé sa propre dimension esthé- Mouse. Toute l’histoire, Cologne, Taschen
GmbH, 2018.
tique, nous comprenons que cette révolution n’a pas empêché le système des
produits dérivés à pratiquer son savoir-faire, au travers de la culture de masse. nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 51
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ÉTUDES | Arts en marge

Le Bauhaus, sur sa grande route vers le design ascétique, avait pourtant bien
tenté de marier encore les forces de la pratique picturale avec les objets indus-
triels. La Tasse à thé et soucoupe réalisée en 1922 par Vassily Kandinsky peut, à
ce titre, être vue comme un joli exemple de cette ambition. On y découvre
notamment la théorie des formes et des couleurs du peintre se propager sur la
porcelaine afin de mettre en valeur les courbes d’un objet usuel. Mais force est
de constater que ce seront les surfaces planes, les matières brutes, les angles
droits et les aplats de couleur qui imposeront progressivement leur esthétique.
Et si le programme politique derrière cette valorisation de l’efficacité était bien
la popularisation du Beau, l’exigence qui se cachait derrière les matériaux
employés et la recherche de justesse n’a en réalité mené qu’une fine couche
aisée de consommateurs à profiter de ces efforts. C’est de cette façon que le
fonctionnalisme a su offrir dans la première moitié du XXe siècle un nouvel
élément dans la construction d’une esthétique bourgeoise qui voyait alors en la
promotion de l’ascétisme une nouvelle manière de se distinguer de la masse.
Une posture qui pouvait d’ailleurs prendre des accents autant formels que spiri-
tuels.
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C’est toute la thèse défendue par Pierre Bourdieu en 1979 dans La Distinc-
tion, étude qui nous laisse en effet découvrir une bourgeoisie de vieille souche en
pleine « ostentation de la discrétion [5] » et qui s’appuie sur les idées véhiculées
par le modernisme afin de se construire une culture impressionnante par son
ascétisme [6]. Si dans le domaine mobilier, c’est bien l’importance accordée à la
fonction qui a mené vers un refus de la séduction visuelle facile, c’est au
contraire la distance que prennent les plasticiens par rapport à la marchandisa-
tion de l’art qui les a conduit à développer les formes pour elles-mêmes et à
imposer, par conséquent, une lecture de l’art pure, formelle et anti-décorative,
que la bourgeoisie en quête de distinction devait épouser, avec l’aide de mar-
chands et de critiques qui généraliseront cette approche à toute l’histoire de
l’art [7]. Ainsi, tandis que la partie haute de l’échelle sociale apprenait lentement
de ses erreurs décoratives éclectiques, la partie basse plébiscitait de plus en plus
des sujets sentimentaux dont la géométrie permettait des jeux visuels sur les
objets. Plus précisément, des deux côtés de ce paysage culturel, le décoratif
qu’avait encore tenté Vassily Kandinsky se heurtait à des problématiques
sociales distinctes qui soit le reniaient, soit le dénaturaient en le bloquant aux
marges du divertissement. Cela entendrait-il que les produits dérivés ont main-
5. Pierre Bourdieu, La Distinction (1979),
Paris, Les Éditions de Minuit, 1979, p. 278. tenu à eux seuls une volonté d’appliquer sur les objets des formes et des motifs ?
6. Les recherches menées par Abraham Moles
sur les préférences décoratives des diffé-
rentes classes sociales dans les années 1960 Avant de développer cette idée, prenons le temps de distinguer le produit
allaient également dans le même sens. dérivé de l’objet d’art, en comparant les mugs dérivés de l’œuvre picturale de
Abraham Moles, Psychologies du kitsch
[1971], Paris, Agora, coll. « Pocket », 2016. Vassily Kandinsky avec la tasse et la soucoupe précédemment citées. Il serait en
7. Voir notamment : Karel Teige, Le Marché réalité possible d’affirmer que l’ensemble en porcelaine de saxe, imaginée par
de l’art (1936), Paris, Allia, 2010.
le peintre et fabriquée originellement par les ateliers d’État à Leningrad, s’inscri-
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 52 vait nettement dans les arts décoratifs, et non dans le système des produits
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L’esthétique des produits dérivés | ANTOINE QUILICI

dérivés, seulement en observant la cohérence de la répartition, sur les deux


parties de l’ensemble, des formes développées par l’artiste. Par exemple, sur la
soucoupe (diamètre : 16 centimètres), nous pouvons tout d’abord observer
deux filets parcourir ses volumes. Large et de couleur verte pour celui qui
souligne sa circonférence, plus fin et de couleur jaune pour celui qui met en
relief l’ourlet qui recueillera la base de la tasse, ces éléments indiquent tout
d’abord une prise en considération des limites de l’objet, nécessaire mais encore
sommaire. C’est au niveau des formes abstraites et colorées qui viennent s’épa-
nouir entre eux deux que se joue la différence : elles cherchent parfaitement à
complémenter l’espace qu’ils laissaient encore libre ; sur l’ensemble de l’aile,
des virgules noires, des courbes roses, des points bleus, un nuage violet et
d’autres formes étranges trouvent leur place et se répondent dans le but d’offrir
une composition adaptée à leur support, en partant du centre vers l’extérieur
et non en s’y concentrant. Il en va de même pour la tasse (diamètre : 5,5
centimètres) : cernée par les deux mêmes filets, à l’extérieur pour sa circonfé-
rence et à l’intérieur pour l’ourlet, nous y retrouvons un langage formel simi-
laire mais qui s’exprime encore différemment pour s’adapter à la surface, ici en
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partant de la base. Surtout, la superposition de la tasse sur la soucoupe termine
d’offrir à leur possesseur un spectacle plastique tout à fait cohérent, où les
formes semblent s’échapper avec vivacité de l’interstice qui les sépare.

Dans le sens inverse, le rayon des produits dérivés Kandinsky présente des
mugs bien moins lyriques. Cela s’explique simplement : qu’ils soient hauts ou
bas, larges ou fins, accompagnés d’une soucoupe ou non, ils se contentent tous
de représenter à la surface de la céramique une œuvre qui a été pensée avant
eux. Et, de ce fait, les possibilités du système des produits dérivés sont plus
limitées. Après avoir oublié l’idée d’un filet, elles peuvent tout d’abord se mani-
fester par la simple application de la photographie d’un tableau sur l’objet, ce
qui limite considérablement l’articulation entre les formes et leur support.
Ensuite, pour plus de sophistication, la couleur du fond de la toile peut quel-
quefois être supprimée pour tenter de rendre l’œuvre de référence et le mug
vierge un peu plus solidaires, en laissant les formes géométriques flotter sur la
céramique. Enfin, ces mêmes formes peuvent encore plus rarement être sélec-
tionnées et modifiées à divers degrés (par leur pivotement, leur coloration ou
un changement d’échelle) pour s’appliquer de façon plus adaptée sur l’objet.
Mais cette dernière technique, qui constitue le plus haut point de sophistication
de notre système, reste toujours limitée. Car la création par notre système ne
se fait qu’à condition de garder la référence reconnaissable.

Et voilà où se trouve la spécificité même d’un produit dérivé : au-delà de


la simple reproduction, qu’il vienne de Disneyland ou du Louvre, qu’il reprenne
un dessin animé populaire ou un tableau de maître, il puise aussi dans une
référence culturelle, et non dans des formes, une force décorative, quelles que
soient ses conditions de production ou de mise en vente. C’est sa définition nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 53
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ÉTUDES | Arts en marge

première, qui peut tout autant nous aider à le reconnaître, qu’expliquer son
caractère infiniment fuyant [8]. De façon sûrement paradoxale, le système des
produits dérivés ne fait pas uniquement rebondir une reproduction, c’est un
système qui doit aussi l’adapter, avec plus ou moins de talent et d’opportunité,
mais toujours avec fantaisie, à des objets, des fonctions, des usages. C’est
d’ailleurs la force de la référence employée qui pourrait nous le faire oublier.
Par extension, les produits dérivés de musées, dont le fort développement est
encore récent, semblent rebattre les cartes en ce qui concerne cette courte his-
toire des arts appliqués marginaux, en faisant revenir, d’une façon ou d’une
autre, cette question par l’application de l’art. Plus précisément, le raffinement
récent du système des produits dérivés dans le secteur artistique nous laisserait
penser que c’est le caractère à la fois exclusif et populaire des grandes œuvres
de musées qui motiverait leur dérivation sur différents objets, pour nous laisser
voir les deux régions culturelles manifester à nouveau le désir de voir revenir
des formes artistiques se développer librement à la surface de différents objets,
pour le simple plaisir des yeux. C’est aussi en cela qu’il constitue un savoir-faire
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particulier, en se faisant la traduction matérielle d’une philosophie culturelle
particulière selon laquelle tout pourrait être partagé de la même façon. Si l’on
comprend les produits dérivés de la culture de masse comme la manifestation
d’un jeu d’identification, il faudrait ainsi appréhender ceux de la culture noble
de la même façon, tout en constatant qu’ils promettent plus de créativité.

UN POTENTIEL INSOUPÇONNÉ

L’art institutionnalisé serait donc devenu le point de départ d’un retour de


l’artistique dans le monde des objets, ce qui indiquerait que cette pratique ne
se développerait pas véritablement au travers de la démocratisation des œuvres
d’art, mais, plus précisément, au travers du détournement du regard bourgeois
8. D’autant plus que le consommateur joue
également un rôle dans la fabrication du porté sur les œuvres d’art. Et, paradoxalement, c’est au travers de ce nivellement
produit dérivé : un même objet peut plaire par le bas que l’évolution du système des produits dérivés dans les musées
visuellement en passant par une référence,
il sera ainsi un produit dérivé, mais aussi mettrait en forme une volonté de revoir plus d’exigence dans le domaine déco-
sans que le consommateur la reconnaisse, ratif. Le capitalisme actuel n’est pas étranger à cette situation. Galvanisé par
ce qui l’extraira du système. Ce même objet
peut encore attirer uniquement pour cette nouvelle bourgeoisie, à la fois héritière du snobisme de ses parents et du
l’image qu’il retranscrit, comme une repro- déguisement démocratique de l’économie mondialisée, le sens de la distinction
duction sur un support inhabituel… Au-
delà de la pratique plastique, il en va donc
semble s’être transformé, sous sa pression, en un élitisme étrangement
également de la faculté de juger. ouvert [9]. Bien sûr, cette dynamique a dans un premier temps mis en vente des
9. « La nouvelle logique de l’économie substi-
tue à la morale ascétique de la production
produits dérivés aux traits humoristiques qui accompagnaient parfaitement le
et de l’accumulation, fondée sur l’absti- passage des œuvres de musées jusqu’aux sphères culturelles de masse : en par-
nence, la sobriété, l’épargne, le calcul, une
morale hédoniste de la consommation,
tant des techniques précitées, ils pouvaient pousser la Joconde à faire une gri-
fondée sur le crédit, la dépense, la jouis- mace ou la Jeune fille à la perle à faire un clin d’œil… De pauvres libertés prises
sance », Pierre Bourdieu, op. cit., p. 356.
envers l’œuvre originale qui laissaient tout de même entendre que la conception
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 54 de produits dérivés en musées s’éloignait aussi du domaine des reproductions.
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L’esthétique des produits dérivés | ANTOINE QUILICI

Car à la fin du XIXe siècle, il y avait bien des cartes postales vendues au
Louvre et des lithographies au Metropolitan Museum de New York, mais les
années 1970 ont intensifié le phénomène de marchandisation dans des hauts
lieux d’exposition qui se voyaient obligés de penser leur positionnement au sein
d’un marché culturel marqué par un tourisme massif [10]. Inclus dans une large
offre de divertissements, ils se sont mis à brasser des visiteurs/clients novices, à
la recherche de bon temps et d’appropriations. Stylos, crayons, gommes ont
tout d’abord accompagné les cartes postales dans l’élaboration d’une offre plus
dense. Aussi, malgré la rédaction d’une charte de déontologie du commerce en
musée outre-Atlantique, les fantaisies s’y sont faites, avec les années, de plus en
plus nombreuses et ont inspiré le marché mondial à faire preuve d’audace, en
se libérant définitivement du devoir pédagogique. C’est de cette façon que le
mélange des genres peut désormais étonner lors d’un passage en boutique de
souvenirs, où des cartes postales et des porte-clés made in China peuvent
côtoyer des services Bernardaud qui profitent également de l’exposition à
l’affiche pour proposer des articles originaux.
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En effet, depuis les années 2000, les boutiques de musées savent étoffer leur
offre au travers de rayons de produits dérivés luxueux qui tendent à inviter leur
système sur des terrains créatifs plus exigeants. La démarche devient même
ironique lorsque ces produits dérivés, dits haut de gamme, reprennent libre-
ment des codes esthétiques de mouvements dont la consistance tenait justement
à des restrictions formelles. Le MoMa Design Store, notamment, met en vente
une De Stijl Wall Clock qui commémore, pour une centaine de dollars, l’influ-
ence toujours vivante de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian en sélection-
nant puis en détournant des formes qui existaient au départ pour un usage
précis, dans le simple but d’orner joyeusement une horloge grâce à des réfé-
rences à leur travail passé. Le fait que cette même boutique vende la Kit-Cat
Clock qui reprend l’anatomie de Felix the Cat pour donner forme à une pen-
dule, est par ailleurs très parlant : qu’importe la portée qu’avaient ces deux
phénomènes plastiques dans les années 1920, il se fondent maintenant dans le
même moule.

Si ce grand écart culturel n’enlève rien au caractère uniformisant de ce vaste


marché, le raffinement plus marqué dont il fait preuve en marge de l’art des
musées et qui tire précisément parti des œuvres qu’il dérive, parviendrait à
nous signifier, de façon inattendue, que les techniques figuratives de notre sys-
tème peuvent désormais servir de canal pour répondre à une certaine carence
contemporaine en ornementation. Provoquée, comme nous l’avons noté, d’un
côté, par la dénaturation de sa logique évocatrice sous la pression d’industries
culturelles porteuses d’identifications et, de l’autre, par un refus de sa logique 10. Voir notamment : Mathilde Gautier, Le
formelle selon une philosophie culturelle en quête d’ascétisme, elle pourrait Commerce des musées d’art, Paris, L’Har-
mattan, 2014.
désormais se résoudre par l’application du principe figuratif des produits déri-
vés au champ de l’art noble qui, en ne contredisant pas l’intellectualisation de nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 55
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ÉTUDES | Arts en marge

l’histoire de l’art portée par la bourgeoisie bourdieusienne et les musées, trouve-


rait le moyen d’articuler sur différents objets des formes variées, à la fois
concrètes et abstraites, en reprenant des œuvres désormais devenues, à force de
répétition, des totems aussi rassembleurs et rassurants que le visage de Mickey,
quelle que soit la catégorie sociale du consommateur.

Ainsi, bien que de prime abord la question du décoratif paraisse éloignée


de celle des produits dérivés, nous devons pourtant comprendre que la force
de leur système réside au sein des deux éléments complémentaires que sont
l’image popularisée (un personnage d’un film célèbre ou un tableau tout autant
célèbre), puis son application adaptée à un article. C’est en cela que les produits
dérivés d’œuvres d’art constituent le prolongement naturel et incontournable
de notre système. Le musée lui offre un terrain d’expression qui lui permet de
se reconnaître lui-même et de comprendre par lui-même sa place dans la société
de consommation : celle de tisser, malgré lui, une contre-histoire des arts appli-
qués occidentaux, depuis la séparation entre le monde des artisans et celui des
artistes commencée il y a plus d’un siècle. D’abord, limité aux classes populaires
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qui ne parvenaient pas à se résoudre de voir leurs objets du quotidien être
privés de décor après l’éclectisme du XIXe siècle (qui, lui aussi, dérivait des
références dans une autre mesure), le phénomène s’est lentement développé
dans des sphères plus sophistiquées avec une certaine ironie, en reprenant ce
qui avait été célébré justement pour des raisons éloignées des arguments déco-
ratifs.

Soulignerait-il une volonté de la masse de posséder des biens aux qualités


plastiques plus exigeantes ? Indiquerait-il un revirement de situation du côté
élitiste qui serait de nouveau séduit par les joies rétiniennes de l’ornementa-
tion ? Inévitablement. C’est de cette façon que les arts majeurs en produits
dérivés révèlent véritablement la portée décorative de notre système marketing,
qui n’est pas uniquement fabricant de produits publicitaires, mais aussi d’un
nouveau mode ornemental symptomatique. Par leur capacité à être figurés
comme des références communes, les arts majeurs donnent accès à des jeux
plastiques bien plus fins, grâce à la forte proposition visuelle de leurs objets, et
cette opportunité a été saisie par les deux régions culturelles qui se rejoignent
finalement dans des démarches différentes mais complémentaires. Tandis que
la masse profite de la diffusion industrielle des œuvres bourgeoises par le sys-
tème des produits dérivés pour accéder à plus de raffinement décoratif malgré
un budget serré, la nouvelle bourgeoisie part de la réussite industrielle de sa
philosophie culturelle pour développer des produits dérivés qui, tout d’abord,
sauront répondre à cette nouvelle demande, mais qui pourront aussi lui offrir
des plaisirs visuels sans compromettre son premier positionnement ascétique,
par l’usage de la référence, encore garant d’une certaine supériorité culturelle,
d’une gravité. Elle marquera sa propre distinction en insistant sur la qualité des
nouvelle Revue d’esthétique no 29/2022 | 56 produits dérivés haut de gamme, que ce soit par l’originalité d’une démarche
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L’esthétique des produits dérivés | ANTOINE QUILICI

créative, par le choix de certains matériaux ou par des collaborations avec des
ateliers de fabrication européens ou des designers indépendants. C’est ainsi que,
d’un côté comme de l’autre, le décoratif peut revenir dans le quotidien.

CONCLUSION

Du XIXe au XXIe siècle, les produits dérivés ont suivi un chemin créatif
sinueux qui, lorsqu’on le retrace, nous permet d’observer une autre histoire des
arts appliqués, à partir de sa crise liée à l’industrialisation des formes. Nés de
la démocratisation du confort et des impératifs économiques qui en ont
découlé, ils se sont tout d’abord caractérisés comme des objets de qualité
médiocre dont l’argument de vente se situait dans le succès de l’image qu’ils
reprenaient. De Zarafa à Felix the Cat, il est certain qu’un phénomène culturel
extérieur au domaine décoratif a toujours participé à leur vente. Cette reprise,
d’abord caricaturale, mais qui portait toujours en germe des potentiels formels,
s’est lentement affinée au fil des décennies et du fort développement de la
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simplicité en décoration par le design, pour remettre en circulation, marginale-
ment et sûrement inconsciemment, des objets ornés, décorés, au travers de
la nécessité de maintenir une supériorité culturelle fondée sur l’ascétisme de
l’expérience esthétique.

La compréhension de ce paradoxe annonce maintenant un nouveau para-


digme : la récente sophistication du système des produits dérivés promet des
étalages composés d’objets plus fins, qui permettraient de recréer une commu-
nication, un va-et-vient encore fébrile, entre le monde de l’art et celui des
objets. Le fait que des designers, des artisans, des graphistes et d’autres créatifs
qui ne réclament pas forcément le statut d’artiste soient invités par des éditeurs
de produits dérivés pour imaginer des objets, en prenant comme inspiration
non plus une œuvre précise, mais toute l’esthétique qui peut se développer dans
une exposition dédiée à un artiste ou à un mouvement, pourrait représenter
de nos jours un renouveau de la question décorative. D’ailleurs, si les artistes
contemporains sont encore rarement emballés par la conception d’objets desti-
nés au marché traditionnel, dès que l’on dépasse les opérations purement com-
merciales, peut-être que l’originalité dont feront preuve certaines collections
saura convaincre, petit à petit, l’ensemble de la sphère artistique contemporaine
quant à la possibilité de recréer un dialogue entre l’art et le décoratif, garant de
qualités formelles et peut-être aussi d’une dédramatisation de la création. Ce
serait comme un retour à Arts & Crafts qui expliquerait cependant que le mode
de création des temps postmodernes ne peut être que celui du dérivé.

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