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« Le psychanalyste, c’est la présence du sophiste

à notre époque, mais avec un autre statut », dit Lacan


en 1965. Est-ce cela qui le poussa à consulter Barbara
Cassin sur la doxographie ?

B a r b a r a C A S s i N Jacque n le Sopfuice
Dans le fil de cette rencontre, les outils de
l’helléniste servent à montrer les similitudes entre
parole analytique et discours sophistique et selon
quelles voies Jacques le Sophiste fait passer du « sens
dans le non-sens » (lapsus et mots d’esprit) au
« foncier non-sens de tout usage du sens ».
Aristote est ici interpellé par un Lacan, sophiste
moderne, qui pointe la « connerie » du Stagyrite à
l’endioit du principe de non-contradiction.
Comment parle-t-on, comment pense-t-on la
manière dont on parle, quand on place avec Lacan
l’énoncé « Il n’y a pas de rapport sexuel » en lieu et
place du premier principe aristotélicien ?

Barbara Cassin est directrice de recherches au Cnrs. Philologue


et philosophe, elle est spécialiste de la Grèce antique et
travaille sur ce que peuvent les mots.

23 €
ISBN 978-2-35427-025-4

£pd
78 2354 270254
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BARBARA CASSIN

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essais

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© EPEL, 2012
110, boulevard Raspail, 75006 Paris
epel.paris@wanadoo.fr
www.epel-edition.com

Diffusion ToThèraes Distribution Sodis


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ISSN: 1969-5683
ISBN : 978-2-35427-025-4
Dépôt légal février 2012
Barbara Cassin

Jacques le Sophiste

Lacan, logos et psychanalyse

EPEL
Je ne sais comment m'y prendre,
pourquoi ne pas le dire,
avec la vérité - pas plus qu'avec la femme.
J'ai dà que l'une et l’autre,
au moins pour l’homme, c'était la même chose.
Jacques Lacan, Encore

Trente-six fesses font dix-huit culs.


Jeanne BRÊCHON, dite « Toinère »
1
Prologue

« Comme c’est gentil


de me reconnaître »

—Allô, Uican ?
- Certainement pas.

Vous souvenez-vous de ce que disait Lacan, à


propos (Vagalrna, dans la « Proposition du 9 octobre
1967 » ?
« Comme tous ces cas particuliers qui font le
miracle grec, celui-ci ne nous présente que fermée la
boîte de Pandore. Ouverte, c’est la psychanalyse,
dont Alcibiade n’avait pas besoin1. »
En guise de prologue, je voudrais présenter une
boîte de Pandore fermée, la Grèce de loin, comme
elle arrive aux philologues-philosophes, ces
centaures boiteux à la Nietzsche. Elle, ou plutôt ses
textes, et surtout ses textes présocratiques parmi
lesquels les textes des sophistes, nous arrive par
fragments à travers ce qu’on appelle la « doxogra-
phie », et ce sera à vous de l’ouvrir, même si les
serrures manquent plus encore que les clés.
Cette question du rapport entre transmission de
l’Antiquité, via écoles et textes, et transmission de la
psychanalyse, m’a été posée jadis) par un ami

1. Jacques Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psycha­


nalyste de l’école », in Attires Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 251.
8 Jacques ijc Sophiste

argentin aujourd’hui disparu, Ezechiel de Olaso, très


proche de Borges. Je lui ai d’abord répondu par une
j anecdote - toute la doxographie, on va le voir, roule
sur de l'anecdote. Je lui racontai dans quelle
circonstance Lacan, ce devait être dans les années
1975, m’avait demandé de lui parler de doxographie.
Gloria m’appelle un dimanche matin à la
campagne. Je descendais de cheval tout essoufflée,
courant vers le téléphone (nous avions alors plus de
vingt chevaux dans notre maison de garde forestier,
pour les travailler en professionnels). Gloria, la
secrétaire en général du grand médecin en général
- un type d’universel analogue à celui des pommes
que mangeait Chirac, exergue des Universaux
d’Alain de Libéra : « J’aime les pommes en
général ». Il se trouve que mon oncle aussi était
grand médecin, interne d’ailleurs en même temps
que et avec Lacan (la salle de garde exaspérée avait,
aurait, dit-on - phêsin -, fait manger à Lacan un
placenta en sauce, bien accommodé).
« Ne quittez pas, le docteur va vous parler. »
« Allô », dit le docteur, et moi : « Salut ! Comment
vas-tu ? »
« Comme c’est gentil de me reconnaître. Jacques
Lacan.»
Jacques Lacan, que je n’avais jamais rencontré,
et non Jacques Caroli. Histoire de signaler sous q_uel
signe ^m/ïiVinitia mon rapport à Lacan, et s’effleu­
rèrent d’abord doxographie et psychanalyse.
J’ai bien supposé que quelque analysant avait
parlé de moi sur un divan pire qu’un oreiller, et de
* Comme c’est gentil de me reconnaître » 9

l’effet produit quand je « tapirisais » moyennant


finances ces analystes supposés savoir et qui
voulaient apprendre, vraiment fous du désir de
savoir, philo-sophes autant que sopho-philes, amou- -
reux du savoir et connaisseurs en amour. Nous
lisions alors dans le texte non_seulement le Phèdre
de Platon, mais tout l’amont que même Lacan,
comme Freud, n’avait pas en magasin, et d’abord la
Théogonie d’Hésiode, un texte à partir duquel, d’in­
ceste en émasculation du fils par le père, avec Gaïa
la Terre gardant ses petits dans ses entrailles pour
qu’Ouranos le Ciel ne les dévore pas, et Cronos leur
fils châtrant son père dont le sperme touchant l’eau
fit Aphrodite, avant que son fils Zeus ne le châtre à
son tour, n’importe quel Œdipe prenait une force
autrement pluS(Crùèv
C’était donc au moment où Lacan agitait sur son
bureau des nœuds borroméens, un moment très
particulier, un moment tardif où il cherchait non pas Ί
à faire école, ce qu’il avait fait depuis longtemps, *
mais plutôt quoi faire avec son école, ce qu’il n’a pas ^
cessé de chercher jusqu’à la dissolution et au-delà.
Je me suis rendue rue de Lille, régulièrement,
ponctuellement, mettons un matin tous les quinze
jours pendant d’assez longs mois (si j’ai oublié dates
et heures, je me souviens des vêtements que j’avais
achetés pour le rencontrer).
Un matin, assis de dos à son bureau et tripotant
ses nœuds, il m’a dit : allez voir Gloria.
Yeux ouverts adressés à son dos, j’ai répondu :
« Enfin, vous allez me payer ? »
ΙΟ Jacques u·: Sophiste

Il s’est retourné, illisible et les yeux opaques ou


troubles sous les verres de lunettes, et a proféré :
« Vous êtes bien Stéphanie Gilot ? »
Je suis allée voir Gloria, personne n’a payé
personne.
Ai-je dit ou ai-je seulement pensé assez fort pour
que cela ne puisse pas ne pas s’entendre : la boucle
est bouclée, c’est fini parce que cela finit comme
cela a commencé, par une erreur sur la personne.
Comme c’est gentil de me reconnaître, Jacques
Lacan / Vous êtes bjgn-^téphanie Gilot. une double
méprise pleine d’entraii'i, qui me met à ma place
pour commencex-etqui me laisse pour finir l’oppor­
tunité et le soin de clorpl Elleallège tout. L’erreur-
aller avait libéré la possibilité imprévisible de le
rencontrej^et_dejiie trouver propulsée en position-
maître démise d’embléè ; après une année d’angoisse
montante, où un coin de ma tête ne cessait d'affûter
et de tourner vers lui ce que je pouvais avoir à dire
depuis ma philologie-philosophie de moins de trente
ans, d’autant plus durement serrée que fragile, Ter­
reur-retour opérait le plouf d’une fin avec tout le
panaché du kairos. C’était donc vrai : qu’il n’écoutait
pas, qu’il attendait d’entendre, qu’il n’entendait rien
de mes textes choisis ni de mes démonstrations et
hypothèses. Ou pire. Mais quelle étrange maniaque
étais-je donc, en grec dans le texte.
C’est en écrivant cela aujourd’hui que je pense
en effet :
1. Que cela n’a pas été sans déterminer mon rapport
à la psychanalyse. Pas la peine d’aller voir un
Comme c’esl. gentil de me reconnaître » 11

analyste, les adorables méprises ordinaires sont


pleines d’efficace2.
2. Que cela n’a pas été sans déterminer mon rapport
à la science des hellénistes. L’exposé des
doctrines et trouvailles, J_a connaissance, c’est
- tant pis pour lespeers, les mépriseurs - d’abord
un discours.
Lacan était donc curieux d’apprendre des
premières grandes transmissions comment à travers
son école faire passer lui et la psychanalyse. Inutile '
de signaler qu’en français « faire passer » veut dire \
aussi avorter - faire passer un enfant. Comme si la
série de dispositifs théoriques et pratiques qu’il avait
mis en place, toutes ses mêhhanai (machinations, /
machines et machins), les Écrits, les séminaires, les
mathèmes, l’école, la passe, les cartels,(le cardp, n’y
suffisaient pas. Il cherchait une boîte de Pandore
comme la doxographie. Je rappelle la conclusion du
Congrès sur la transmission, de juin 1979 :
Ma proposition, celle qui instaure ce qu’on appelle la
passe, en quoi je fais confiance à quelque chose qui
s’appellerait la transmission, s’il y avait une trans­
mission de la psychanalyse. Telle que maintenant j’en
arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible.
C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque
psychanalyste soit forcé - puisqu’il faut bien qu’il y
soit forcé -, de réinventer la psychanalyse.

2. « “Nous ne savons même pas si l’inconscient a un être propre”,


écrit Lacan », écrit J.-A. Miller (Jacques-Alain Miller, « Vie de j·
Lacan ». La Cause freudienne, 2011, n° 79, p. 320), « et il va jusqu’à
dire que plus il est interprété, plus il est ». Voudrais-je dire que mon
inconscient « est » bien assez comme ça '?
12 Jacques le Sophiste

Voilà donc le moment où Lacan avait besoin


qu'on lui parle de doxographie.
Ce qui suit est grosso modo ce que je lui ai
raconté et qui, sans doute à juste titre, l’a endormi.
C’est pourquoi vous pouvez, si vous le préférez,
passer directement à la deuxième partie.
Première partie

Doxographie et psychanalyse,

minorons la vérité
comme elle le mérite

Le truc analytique ne sera pas malhématique.


Jacques Lacan, Encore
]

ÉCRIRE L’OPINION
La première chose qui a arrêté Lacan, c’est le mot
« doxographie ». Le mot, je n’ose pas dire le signi­ }·
fiant, mais en tout cas le mot.
Doxographie. On voit bien comment c’est fait.
« Graphie » : écrire, fixer ; il s’agit avec la doxogra­
phie du passage de l’oral à l’écrit, d'une modalité de
transmission à l’autre, d'une modalité de mémoire à
l’autre. Très exactement : du passage de l’enthou-,
siasme à l’éraflure.
L’« enthousiasme » est oral pour les Grecs, c’est
la manière dont le dieu « se met dans », dedans
nous, se transmet. Un dialogue de Platon, le Ion, est
là tout entier pour montrer comment l’oral est une
chaîne de présences : « Chante, déesse, la colère
d’Achille », de la muse au poète, du poète au rhap-
14 Jacques us Sophiste

sodé, et du rhapsode à l’auditeur. Et cela vaut pour


la pensée : on peut, d’une citation, le rendre sensible
dans le poème d’origine, le Poème de Parménide. Au
début du poème, « la déesse [...] m’accueillit avec
bienveillance, saisit ma main dans sa main droite,
prit ainsi la parole et s’adressa à moi : “Jeune
homme, etc.1” » : telle est la garantie de la parole et
de la transmission orale.
La transmission écrite n’a pas pour modèle le Ion,
mais le Phèdre, lui-même re-transmis par Derrida,
où l’écrit n’a plus qu’à se débrouiller seul. Juste une
citation, celle-là de Lacan, pour faire entendre le
nouveau statut de l’enthousiasme quand on passe à
cette éraflure qu’est la graphie. Il s’agit de la présen­
tation dans les Écrits du « Discours de Rome » : « Un
rien d’enthousiasme est dans un écrit la trace à
laisser la plus sûre pour qu’il date, au sens regret­
table2. »
À rapprocher de la lettre comme caput mortuum
du signifiant : « L’essence est que la lettre ait pu
porter ses effets au dedans : sur les acteurs du conte
y compris le narrateur, tout autant qu’au dehors : sur
nous lecteur, et aussi bien sur son auteur, sans que
jamais personne ait eu à se éoucier de ce qu'elle
voulait dire. Ce qui de tout ce qui s'écrit est le sort
ordinaire3. »

1. Voir mon Parménide. Sur la nature ou sur l’étant. La langue de


l’être ?, Paris, Seuil, colt. « Points-bilingues », 1998, ici p. 73.
2. Jacques I,acan, « Du sujet enfin en question », in Ecrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 229.
3. Id., « Le séminaire sur “La lettre volée” », in Écrits, op. cil.,
p. 57.
Doxographie et psychanalyse 15

C’est moi qui souligne, pour souligner du même


geste qu’avec la doxo-graphie, comme on verra,
personne, effectivement, ne s’est jamais soucié de
ce qu’elle voulait dire.
Voilà pour « graphie ». Doxa à présent, puisque
la doxographie est la graphie des doxai, l’« écriture
des opinions ». Avec doxa, on tient un mot grec bel-
et-bon, kalos kagathos comme un héros homérique,
et ces beaux bons mots grecs se caractérisent par
leur ambivalence. Freud, revu par Benveniste, a
raison quant aux sens opposés des mots primitifs : il
ne s’agit pas de contradictoires ou de contraires,
mais vraiment d’ambivalence. Il faudra resémantiser
« semblant », ou le pratiquer, pour que le mot n’en­
traîne pas d’un seul côté.
Le premier sens de doxa, c’est l’attente, expecta­
tion, ce à quoi l’on s’attend. Dokei moi veut dire « il
me semble », et les premiers usages dans Homère,
dans Pindare, sont des usages para-doxaux, au sens
strict, où il s’agit de ce qui apparaît apo doxês,
« contre toute attente ». Doxa est de la famille de
dekomai/dekhomai, qui signifie « recevoir», « ac­
cueillir », et doxazô veut dire « imaginer »,
« penser » - d’où le latin docere, « faire admettre »,
« enseigner». En quoi doxa est-il donc un terme
ambivalent ? Pour le caractériser rapidement, on
peut passer par l’allemand qui est, je crois, le plus
fidèle à l’amplitude, même s’il ne suffit pas à la
résumer: l’ambivalence varie de Schein à
Erscheinung, et chacun des deux termes est à
comprendre à la fois a parte rei et a parte subjecti.
16 Jacques le Sophiste

L’aspect objectif du Schein constitue P« apparence


trompeuse », le « faux-semblant » ; son aspect
subjectif, c’est la « conjecture », l’« hallucination »,
l’« erreur » -1’« opinion » en tant que non fiable. Du
côté Erscheinung, pensé par rapport à un objet, on
tient la « belle apparence », la force de la « mani­
festation », sa plénitude et, quand cet objet est quel­
qu’un, on en célèbre la « bonne réputation », la
/ « gloire », et même la « splendeur » (doxa est le
1 terme qui sert dans la traduction de la Bible à dési­
gner la gloire de Dieu) ; à supposer que l’on puisse
penser YErscheinung « subjectivement », il s’agirait
Î alors d’une « opinion vraie », de l’« opinion reçue »,
bref de l’opinion de ceux dont on a bonne opinion,
l’opinion des gens convenables (doxa est de la
/ famille du latin decet, « il convient », qui donne le
français « décent »). Telle est l’amplitude du terme,
dont les Grecs n’ont cessé de jouer. Un fragment
d’Héraclite, le fragment 28, avec les divergences de
ses interprètes, fait au mieux miroiter les valeurs
dans les choses et les personnes : Dokeontôn ho
dokimôtatos gignôskei phulassein, « Le plus connu
décide des choses reconnues, qu’il conserve »
[Bollack] / « Faux-semblants que celui qui a belle
apparence comprend, conserve » [Dumont4].

4. Jean Bollack et Heinz Wismann. Héraclite ou la séparation,


Paris, Éd. de Minuit, 1972 ; Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques,
Paris, Gallimard. 1988. Toute la dialectique d'Aristote repose sur ce
fait qu’on a raison de prendre pour base les idées admises, c’est-à-
dire les opinions fiables en tant que reçues par les hommes de bonne
réputation : les doxai des dokimôtaloi.
Doxografthie et psychanalyse 17

Si bien que le sens de doxa doit chaque fois se


négocier par rapport au sens d'alêtheia, opinion
versus vérité, depuis Pamiénide et les derniers vers
du fragment que je citais tout à l’heure, où la déesse
oppose « les opinions des mortels, dans lesquelles il
n’y a pas de persuasion vraie » au « cœur sans trem­
blement de la vérité qui persuade bien » - non sans
aussitôt remodeler positivement les dokounta, appa­
rences / apparitions, et la manière dont elles
devraient « être dokimôs [en leur apparaître], traver­
sant totalement toutes choses3 » (je paraphrase les
intraduisibles vers 29-32 du fr. I).
Il n’est pas faux de dire que toute la philosoph'
grecque poursuit la négociation entre ces dei
concepts, en une modulation des sens de doxa.
Ainsi, l’un des impacts les plus flagrants de
sophistique est de faire en sorte que la doxa soit tel
que Yalêtheia n’en puisse se disjoindre, à l’oppos^
de Parménide. L’un des fragments transmis de
Gorgias est à peu près le suivant : « L’être est invi-
sible [aphones] s’il n’atteint pas le paraître [dokein],
et le paraître est faible [asthenes] s’il n’atteint pas
l’être5 6. »

5. B. Cassin, Parménide. Sur la nature ou sur l'étant. Im langue de


l’être ?, op. cit., p. 72-73.
6. Gorgias, 82 B 26 DK, souvent cité par Hannah Arendt, pour
montrer comment la doxa, constitutive de la cité comme « espace des
apparences », fournit ce qu elle appelle « la solution des Grecs à la
fragilité des affaires humaines » (cf. par exemple La fie de l'esprit,
Paris, PliF, 1981, I, « La pensée», p. 40, et la suite commentant
Merleau-Ponty : « Tout Schein est une contrepartie d’un
Erscheinung »). Lorsque ce n’est pas précisé, les traductions du grec
sont de moi.
18 Jacques ijc Sophiste

C’est, au fond, tout ce mouvement-là de négocia­


tion entre alêtlieia et doxa qui se termine par la
phrase de Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles,
« Comment le “monde-vérité” devint enfin une fable
- histoire d’une erreur » : « Le monde vérité - dit
Nietzsche - nous l’avons aboli : quel monde nous est
resté ? Le monde des apparences peut-être ?... Mais
non ! Avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le
monde des apparences ‘ ! »
Sur fond d’histoire de la philosophie occidentale,
f comme on dit, drainant renversement du platonisme
et instauration de la phénoménologie, on comprend
que le mot « doxographie » ait sonné lourd aux
oreilles de Lacan, et digne d’intérêt.

Trop / pas assez de sens


Après le mot, la chose : qu’est-ce que c’est, la
doxographie ?
La doxographie est ce par quoi nous arrive une
( bonne partie de la philosophie grecque, pratique­
ment toute la philosophie présocratique, et beau­
coup, par exemple, de l’épicurisme ou du stoïcisme.
4 11 s’agit, en un premier sens, de tout ce qui n’est pas
i transmission directe, mais transmission de bouts
d’œuvres col^igé^s ou enchâssées qu’on ne peut plus
dès lors appeler^complètement perdues. On imagine
/comment Lacan, intéressé par Heidegger et cher-
» chant à comprendre ce qui se passe dans cette philo- 7

7. Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Paris, Denoël/


Gonthier, 1970, p. 37.
Doxographie. et psychanalyse 19

sophie qui propose une origine, devait s’arrêter à


cela même par quoi nous connaissons cette
prétendue origine.

Beaucoup de la philosophie et toute la philoso­


phie présocratique : la doxographie est donc quelque
chose de toute première importance. Et pourtant,
c’est aussi quelque chose de radicalement non fiable. \
Il est impossible, impossible pour des raisons à la fois 5
de contingence et de structure, d’opérer en doxogra-J
phie la séparation entre le fait et la fiction. Autrement *—
dit, pas sans elle, mais rien avec elle - rien voulant }
dire : pas une chose que l’on tienne. Nous plongeons )
avec la doxographie en pleine modernité nietz-_
schéenne ; car, avec la doxographie, force est de
constater comment il n’y a pas de faits, mais seule­
ment des interprétations et des interprétations d’in­
terprétations. Nietzsche était d’ailleurs très précisé­
ment contemporain du moment de la philologie Ί
allemande où s’est constitué l’objet doxographique, 1
et il fut lui-même le plus grand commentateur de
Diogène Laërce, le doxographe par excellence.

Avec la doxographie, le problème de la transmis­


sion est posé comme un problème herméneutique,
c’est une question de sens plutôt que de vérité. Et le 3
sens ne cesse d’osciller entre pas assez et trop.-Bour '
le faire comprendre, je me servirai de deux bouÇs de
textes, qui ne sont pas des textes doxographiques,
mais qui s’appliquent parfaitement à la doxographie.
Le premier est de Flaubert, dans Bouvard et
Pécuchet :
20 Jacques le Sophiste

vent - cornets de tabac, vieux journaux, affiches,


livres déchirés, etc. - (morceaux vrais et pastichés
typiques en chaque genre-idiots).
Puis éprouvent le besoin d’un classement, <ils> font
des tableaux, <des> parallèles, antithétiques comme
« crimes des rois et crimes des peuples » — bienfaits
de la religion, crimes de la religion - Beautés de l’his­
toire etc. Mais quelquefois ils sont embarassés de
tngèr la chose à sa place <et ils ont des> cas de
Onscience - Allons ! Pas de réflexions ! Copions tout
de même ! Il faut que le cadre <la page> s’emplisse -
égalité de tout du bien et du mal - du bien <farce> et
du mal <sublime> — du Beau et du Laid - de l’insi­
gnifiant et du sublime <caractéristique> Exaltation de
la statistique - il n’y a que des Faits - des phéno­
mènes.
Joie finale et étemelle.
[...]
f inir par la vue des deux bonshommes penchés sur
leur pupitre et copiant8.
Voilà la doxographie, d’une part. Allez donc
trouver le sens. En tout cas, à supposer qu’il y en ait,
il n’appartient pas au doxographe - « Allons, pas de
réflexions, copions tout de même ! » —, et c’est tant
mieux, puisque les copistes, moins ils en savent,
moins ils corrigent.

8. Gustave Flaubert, Bouvard el Pécuchet, édition critique


précédée de scénarios inédits, Alberto Cento, Naples, Istituto univer-
sitario orientale, et Paris, Nizet, 1964, p. 14, puis p. 116.
Doxographie et psychanalyse 21

Mais voici la doxographie, d’autre part, transie de


trop de sens, à l’aune des biographies et d es épony^)
mies exacerbées par Charles Nodier :
J’ai en horreur ces fictions sans naturel où le nom du
principal personnage vous indique d’avance le sujet et
le but du récit, sans égard pour l’illusion qui en fait
tout le charme.
Et quel intérêt voulez-vous que j’accorde à la mort
d’un Hippolyte, aux infortunes d’Œdipe et aux
combats de Diomède, quand je suis si bien averti que
le premier périra victime de ses chevaux furieux, que
les pieds enflés du second auront été traversés dans le
jeune âge par quelque courroie sanglante, et que le
troisième est nominalemènCprédestiné à triompher
des dieux mêmes ?
[...] Je n’ai pas d’objection à faire contre Nicias puis­
qu’il paraît que c’est en raison de son nom qu’il fut
porté au commandement de la guerre de Sicile.
Mais [...] quel critique judicieux serait assez crédule
pour adopter l’individualité d’un écrivain concis,
presque énigmatique, dont l’art est de cacher beau­
coup d’idées sous peu de mots, et qui s’appellerait
Tacite ?
[...] Inventions de studieux lainéapts qui se délais­
saient sagement des ennuis de Poffice en composant
des classiques latins à l’usage de l’ignorante postérité9.
De quoi ce paradoxal objet qu’est la doxographie
est-il constitué exactement ? Au fond, la doxogra­
phie est un cajpharnatiin, c’est sa première et peut-

9. Charles Nodier, Histoire du Roi de Bohème et de ses sept


châteaux [1830], Paris, éd. Plasma, 1979. p. 47-50.
22 Jacques le Sophiste

être sa meilleure définition. Ce ne sont que bouts,


fragments, citations, parties d’œuvres enserrés dans
. un tout étranger : placita, morceaux choisis. Le maté­
riel doxographique est infiniment varié : depuis les
dictionnaires - ainsi la Souda, ce dictionnaire qu’on
a longtemps pris pour un homme nommé Suidas - et
autres lexiques, manuels rhétoriques ou traités de
style, tous riches en exemples, jusqu’aux résumés,
commentaires suivis on critiques, comme ceux de
Simplicius, qui sont tissés de citations et de compa­
raisons, en passant par les biographies, ces vies
pleines de bons mots, d’anecdotes et de compilations
paraphrastiques. Tout ce capharnaüm a comme trait
commun qu’il s’agit d’insérer des corps étrangers
exemplaires dans une totalité orientée, mais dont le
-—^ sens ne va pas de soi.
/ Les pères à l’origine de la doxographie sont sans
doute Platon et Aristote. Avec Platon et Aristote, il
est clair que ce qu’ils disent des auteurs du passé
est approprié à d’autres fins, et rapporté à leur
propre philosophie. Par exemple dans le Sophiste,
Platon parle des Muses d’Ionie et de Sicile, et fait la
première doxographie sur le modèle : « L’un dit
que..., l’autre que..., mais chez nous, la gent éléa-
tique issue de Xénophane... dit que10» - toutes
disparités dont il se sert pour montrer que l’être, si
connu, est le plus aporétique des genres.
/ Aristote est le deuxième père de la doxographie,
1 ou le père de ce dont Platon serait le géniteur. Il

10. Platon. Sophiste, 242 od.


Doxographie et psychanalyse 23

restructure toutes les opinions de ses prédécesseurs^


et commence ses œuvres par une aporétique systé­
matique où il explore petit à petit, une par une, ■=<"’
comme au début de la Physique, toutes les diver­
gences et les difficultés. (Un ou plusieurs principes ?
Pensés comme immobiles ou en mouvement ?) Il les
utilise comme un repoussoir dans lequel il prend son
bien, et s’y adosse pour montrer l’aristotélisme de la
pluralité en mouvement.
C’est ainsi que Platon comme Aristote couchent
les opinions des autres dans leurs propres œuvres.
De manière analogue mais avec une tout autre
ampleur, à la fin du mouvement doxographique,
règne l’œuvre philosophique qui insère par néces­
sité interne le plus grand nombre de ces bouts : celle
de Sextus Eippiricus, le sceptique. Car un sceptique
doit faire floche de tous les bois pour démontrer
l’isosthénie, c’est-à-dire la force égale des opinions
- pas plus cela qu’autre chose, pas davantage ainsi
qu’autrement, ouden mallon -, afin de conclure à la
suspension du jugemefit. Et, à coup sûr, une certaine
vérité philosophique de la doxographie est ainsi
enclose dans le scepticisme.
Un capharnaüm donc, mais par un biais seule­
ment. Car la doxographie est aussi un genre à part .
entière. En effet, il y a des gens qui se disent, et que
l’on dit, doxographes. On ne dit pas que Platon est
un doxographe, pas plus qu’Aristote ni Sextus
Empiricus, même s’il y a de la doxographie dans leur
œuvre. En revanche, il y a un certain nombre d’au­
teurs que l’on qualifie traditionnellement de doxo-
24 Jacques le Sophiste

graphes - je me méfie, et vous allez tout de suite


comprendre pourquoi.
Les doxographes sont ceux qui ont voulu, en prin­
cipe, faire œuvre doxographique, et c’est tout : non
pas philosopher en leur propre nom, mais recueillir,
organiser et transmettre des informations concernant
la philosophie. Le problème, évidemment, est alors
de faire le partage entre la doxographie comme
source, comme catalogue, comme information objec­
tive, et la doxographie comme type d’œuvre, comme
manière d’informer l’information, comme déforma­
tion. Comment comprendre à quel intérêt le classe-
ment et la sélection obéissent, comment détecter le
Î principe organisateur d’une œuvre doxographique ?
Le fondateur de la doxographie comme genre, on
{ dit - on dit, phêsin, est le verbe doxographique par
excellence -, on dit que c’est Théophraste, le succes­
seur d’Aristote à la tête du Lycée, et c’est pourquoi
f l’on suppose en général que la (dé) formation des
informations est de type aristotélisant. Mais cette
phrase est d’autant plus doxographique que l’œuvre
de Théophraste, celle donc qui est censée constituer
la première œuvre doxographique, les Phusikôn
doxai, Les Opinions des physiciens (ou des « natura­
listes », des « philosophes de la nature »), est perdue.
Perte ô^combien paradigmatique ! Pourquoi ? Parce
/ que la doxographie, en tant que genre à part entière,
est surtout un artefact philologique.
Doxographie et psychanalyse 25

L’origine comme montage


De fait, la doxographie, telle qu’elle est pour nous
aussi un savant effet de mode, se résume à un nom
d’auteur, Hermann Diels. Et à un livre, les
Doxographi Grœci, paru à Berlin en 1879.
Oui, c’est du grec. Mais peu importe pour l’ins­
tant qu’on le lise ou non, car l’intérêt de cette page,
c’est sa structure : deux colonnes parallèles, et un
nom au-dessus de chaque colonne, Plutarque,
Stobée. La doxographie se constitue visiblement d’un
rapprochement entre plusieurs textes, dont on tâche
d’extraire les ressemblances. Vite une remarque : j’ai
dit « Plutarque », mais la chose continue ; car il ne
s’agit pas de Plutarque, mais d’un « Pseudo-
Plutarque » : on ne sait pas qui c’est, ni quand il a
écrit11. Quand à l’autre colonne, c’est bien du Stobée
(qui vivait, lui, au IVe siècle ap. J.-C.), mais cette fois
c’est le titre du chapitre des Eglogae physicae qui est
entre crochets : <Péri arkhôn>, Sur les principes, car
on l’a ajouté pour faire pendant au titre qu’on a de
l’auteur qu’on n’a pas (Péri arkhôn ti eisin, « Sur les
principes, quels ils sont »).
Les deux colonnes sont réunies en haut de chaque
surmontée de la simple

11. Cf. Hermann Diels, « Prolégomènes », in Doxographi Grœci,


Berlin, 1879, p. 1-40. Sans doute cette Epitomê, « L'Abrégé des
opinions », date-t-elle du il*' siècle ap. J.-C. Que « Plutarque » usurpe
le nom du très noble auteur se reconnaît aussi dans les Stromales à un
symptôme très sûr : le hiatus (« Le ténu de la matière et le galeux de
la forme, qui se perçoit surtout à la fréquence du hiatus, apportent les
plus évidents indices de la fraude », H. Diels, « Prolégomènes », op.
cit.., p. 156, c’est moi qui traduis).
26 Jacques ις Sophiste

276 _ AETII PLAC. I 3 l


PLUTARCHI BPIT. ÎT stobIeTbcl. I 10 H

σις. άμαρτάν» οδν δ Θαλής στοιχείον


χαΐ άρχήν λέγων τδ δδωρ.

γ. Περί άρχδν τί είσιν. <Πβρ1 <ίρχώ».>


Ε XIV 14 ι
• Θαλής δ Μιλήσιος άρχήν των δν- I Θαλής δ Μιλήσιος άρχήν των δν-
των άπεφήνατο τδ ύδωρ. [ΙοχβΓ δέ δ των άπεφήνατο τδ ύδωρ, έ£ δδατος
άνήρ οδτος άρξαι τής φιλοσοφίας χαΐ γάρ φησι πάντα είναι χαΐ βίς δδωρ
άπ αύτου ή Ίωνιχή αΓρεσις προσηγο- πάντα άναλύεσθαι.
ρ*υ&η· έγένοντο γάρ πλεισται διάδοχοί
ίο φιλοσοφίας, φιλοσοφησας δέ έν ΑΙ-
γύπτφ ήλθβν ιΐς Μίλητον πρβσβυτχρος.]
iz δδατος γάρ 91701 πάντα είναι χαΐ
βΐς δδωρ πάντα άναλύεσθαι. στοχάζε- στοχάζεται δέ πρώτον έχ τούτου,
ται δέ έχ τούτου πρώτον, δτι πάντων δτι πάντων των ζφων ή γονή άρχή
ι* των ζφων ή γονή άρχή έστιν δγρά έστιν δγρά ούσα. οδτως είχδς χαΐ
ο5σα· οδτως είχδς χαΐ τά πάντα i£ τά πάντα έξ δγροΰ τήν άρχήν ίχ«ν.
υγρού τήν άρχήν ίχειν. δεύτερον, δτι δεύτερον, (δτι) πάντα φυτά δγρφ τρέ- w
πάντα τά φυτά δγρφ τρέφεται χαΐ φβται χαΐ χαρποφορεΓ, άμοιρου ντα δέ
χαρποφορεΐ, άμοφουντα δέ ξηραίνεται. ξηραίνεται· τρίτον, δτι χαΐ αύτδ τδ
» τρίτον, δτι χαΐ αύτδ τδ πυρ τδ του ήλίου πυρ τδ του ήλίου χαΐ των άστρων
χαΐ των άστρων ταΐς των υδάτων άνα· ταις των δδάτων άναθυμιάσεσι τρέ­
θυμιάσβσι τρέφεται χαΐ αύτδς δ χύσμος. φεται χαΐ αύτδς δ χύσμος. “
1 δ (Α)Ο: om. B II 2 τδ αδτά Bodaeu* 1 titnlnm exeerpei ex pltnlore ο. 10 tapi
probante Xylandro et Wytteabachlo cf. Prol. άρχών χαΐ στοιχάων χαΐ τοΟ παντδς.
p.57. 180 II 8 ncpl άρχών AB: tapi τών dp- 6 δέ πρώτον laoob·: V tbl [cormptum
χων C et Psell. de omnlt d. c. 60 !| ri tfan olim ex Si ô] A
otn. C U 5 Μιλήβως cTc τών έπτά σοφών K cf. 8 οδσία A caju eonaentieoa in mendo cnm
Prol. p.8 H 6 cîvot ante το Interii E et Iuat. || Euaebil codd.
Plularcbi «mblema 3ox*T — πρ«{1δτ*ρος no tari10 8tt om. A [nt Kuueb.J: add. Ileeren
ProL p. 61 H 10 φιλοσοφίας om. K: τής addit 14 Μάτων C: θυμιαμάτων P
aote φιλοσοφίας C || 11 πρεσβδτερος ante ήλ-
êtv E D 13 ίζ Ματος jdp Iiutln. c£ [Plut.]
8troa. 1 : Ματος 31 E : βς έξ Ματος (A)BC
— de fonte Aêtii cf. Prol. p. 179. 230 || 14 ix
om. B d πρώτου E || 15 τών C»«v (A)C : om.
B: τών om. B || 16 ©δσα ABC Iuitin:
0vota E[copoi] D 17 δα om. E || 18 τ* xal
E H 20 τρίτον U δα E || τδ το& ήλίου EB: τδ
om. AC |j 21 xal τών K: xeel τδ τών (A}BC
TESTI ΜΟΝΙΑ P LUT ABC HI
S 1 [IukÜR.] eob. ad font. 8 Θαλής
μδν ydp δ Μιλήσιος δ πρώτος τής φυσιχής
φιλοσοφίας ίρξας άρχήν ιΐναι τών &των
άπάντβιν τδ Μωρ άπςφήνατο. ίζ Ματος jdp
φηβι ri πάντα tîvat xal *ίς ύδωρ τά πάντα

Reproduction de la page 276


des Doxographi Grçeci de Diels
Doxographie et psychanalyse 27

mention d’un titre et d’un nom : Aetii Placita.


L’accolade est là pour signifier que les ressemblances
entre Plutarque et Stobée permettent de reconstituer,
en droit sinon en fait, un texte-source, le texte
d’Aetius, qu’ils auraient lu et pillé tous les deux, à
deux siècles de distance. Le point de concours entre
Plutarque et Stobée, ce qui reste d’Aetius, n’apparaît
somme toute que comme un blanc entre deux
colonnes parallèles, et un nom hors texte. Car Aetius,
personne ne sait qui c’est. Non seulement on a perdu
son texte, mais on ne trouve son nom mentionné
qu’une seule fois, par Théodoret12. Aetius est un
inconnu, guère plus qu’une hypothèse de Diels. Mais
Aetius, entendez-vous ce que cela veut dire ?
« Aetius » : sur aitia, la « cause » ! Impossible de ne
pas entendre ficaner Charles Nodier. Personne ne
croit à un écrivain qui s’appelle Tacite et qui se tait.
Vous croyez, vous, à un écrivain qui s’appelle Aetius
et qui est la cause de plusieurs textes, et la source
majeure de nos Présocratiques ? Quant au texte
même de ces Placita, personne ne l’a, et une série
d’opérations relevant du chirurgien, du détective et
du moraliste permet surtout d’en parler : Diels en
imagine la forme après avoir colligé les membres
luxés et mal agglutinés pour les réduire à l’ordre
correct, compté avec la paresse des copistes et
déjoué les fraudes et les ruses finalement monotones
de compilateurs.

12. H. Diels, « Prolégomènes », op. cil., p. 45 el suiv.


28 Jacques ij·: Sophiste

Mais la problématique des sources est désespé­


rément inarrêtable, et Diels poursuit son retour
amo^t. Ces Placita, que l’on date du premier siècle
àp. j.-C., ne sont, eu égard à de nouvelles concor­
dances, que les vestiges d’un texte encore plus
perdu : les Vetusta Placita, écrites au premier siècle
avant, à l’époque de Posidonius et du Moyen
Portique, dont on ne sait autant dire rien sinon
qu’elles le furent. Reste toujours encore à chercher
la source des Vetusta Placita, ce qui relève, de l’aveu
même de Diels, d’une procédure de sourcier et de
sorcier - de la « sourcellerie1,5 ». Ainsi le philologue
parvient-il à rejoindre Théophraste, celui qu’il
nomme si joliment « premières lèvres », et le texte
origine de la doxographie comme genre, ces
Opinions des physiciens que, s’inspirant de son divin
maître et faute de continuer à penser, Théophraste
aurait engrangées aux bons soins des générations
futures. Texte origine évidemment perdu, et modelé
par Diels, suivant en cela son maître Usener, malgré
la diversité des titres transmis, comme une œuvre
enfin unique13 14.

13. « Plus nous remontons de l'âge des compilateurs aux sources


mêmes, plus difficile se fait la question et plus pleine de doute. Car
de Plutarque et Stobée. nous sommes par raison sûre passés à Aetius.
puis par conjecture probable nous avons séparé les anciens Placita de
la foule restante des extraits. Mais à présent, si nous cherchons à
progresser au-delà, il faut avec le plus grand soin prendre garde que
le feu dc^la-divinalion ne nous déporte à ce rivage qu’on dit habité
par les spngèÿl» (H. Diels, « Prolégomènes », op. cil., p. 214).
14. U liste des œuvres de Théophraste, donnée sous ses diffé­
rentes versions, occupe plusieurs pages des Vies de Diogène Laërce (V,
42-50), mais la seule œuvre de lui qui nous soit « directement »
parvenue est un fragment de l’une d’entre elles détaché dès l’époque
Doxographie et psychanalyse 29

Théophraste est bien le premier scripteur doxo-


graphique, il n’est pas pour autant la fin du parcours
de Diels. Car la doxographie n’est pas pour Diels la
fin de la doxographie. Les Doxographi Grœci^ùe.
1879 sont le moyen ou l'instrument d’un recueil
encore plus proche de l’origine : les Fragments des
Présocratiques, publié par Diels en 1905, qui
constitue toujours notre Bible présocratique et dont
les réfections, à commencer par celle de Kranz, ne
s’effectuent qu’à la marge. Les deux reconstructions
sont exactement emboîtées : on extraira par exemple
de la page ci-dessus, qui est une page comparant des
passages concernant les opinions de Thalès, par-delà
la reconstitution de la phrase et de la systématique
théophrastéennes, ce qu’a dû dire Thalès, ce qu’il a
vraiment dit. Et les Fragments des Présocratiques
engrangeront ces reconstitutions dans un chapitre
« Thalès », où l’on pourra distinguer les fragments A
renvoyant à des témoignages, et les fragments B, la
lettre même des dires de Thalès : les citations certi­
fiées exactes du grand présocratique soi-même.

alexandrine : les 91 paragraphes du Traité des sensations. L’unité des


Phusikôn ou Phusikai doxai se dessine seulement à travers la recons­
titution Diels-Usener, que suivront d’autres tentatives de philologues
plus « scientifiques », tel Jaap Mansfeld, malheureusement coutumier
d’un positivisme du mépris (pour un écho de ces discussions, portant
sur l’exemple du l)e Melisso Xenophane et Gorgia, voir B. Gassin,
/.'Effet sophistique. Paris, Gallimard. 1995, p. 121-128). L’étude de
référence sur Diels et la doxographie ancienne est désormais Jaap
Mansfeld, David T. Runia, Aëtiana. The Method and Inlellectual
Context of a Doxographer. vol. 1 : The Sources, Leyde, Brill, 1997 ; vol.
11.1-2 : The Compendium, Leyde, Brill, 2009 ; vol. III : Studies in the
Doxographical Traditions of Ancien! Philosophy, Leyde. Brill, 2009.
30 Jacques m Sophiste

Telle est l'architecture pour nous de la philoso­


phie présocratique. C’est même la construction
modèle pour notre connaissance de toutes les
*1 œuvres perdues, c’est-à-dire retrouvées.
Comprenons que la doxographie fonctionne de
Î perte en perte. Il importe de perdre tout ce qui
diffère pour fixer une identité, si pe^de chagrin
soit-elle. C’est la fonction de la « sourcellerie », cette
sorcellerie de sourcier, que de composer la chaîne
divinatoire : Plutarque / Stobée : « Aetius : “Vetusta
Placita : ‘Théophraste’” ». Nous n'avons que
Plutarque et Stobée, qui reprenaient Aetius, qui
reprenait les Vetusta Placita, qui s’inspiraient peut-
être de Théophraste. Et voici que Théppjiraste citait
Thalès. Comme si l’apparition d’un chaînon nouveau
( signait à l’instant même la perte du précédent.
Comprenons aussi, et c’est évidemment lié, que
/ l’idéal de Diels, l’idéal de la doxographie qu’il
t fabrique, c’est le copiste : le modèle est toujours
<—·y l’exactitude de la répétition. Pour Diels le philologue,
la doxographie est une répétition d’informations dont
la valeur est, exactement comme celle d’un manus­
crit, fonction de la proximité à l’origine et de la
neutralité ou de l’effacement des intermédiaires.
J Borges voyait juste, la forme moderne du fantas-
1 tique, c’est l’érudition.

L’exactitude littérale
La fin des fins est donc l’extraction des citations.
Or l’horreur est que la citation est inassignable.
Comment faire pour poser les guillemets ? Les
Doxographie et psychanalyse 31

guillemets n’existent pas en grec, faute certes d’un


imprimeur Guillaume (Guillaume, éponyme de
« guillemets ») pour les y mettre ; mais, plus radica­
lement, à cause des mœurs antiques concernant la
citation. La citation est en droit une appropriation, et
la phrase citée - si l’on peut encore dire - est modi­
fiable, coupable et suturable à merci pour que sa
syntaxe, voire son sens, s’accordent au contexte qui
impose son droit léonirh Toute la littérature grecque
est palimpsestique, tout texte est un texte de-textes,
à commencer par le texte-origine prôn£ par
Heidegger, le Poème de Parménide, qui reprend en
son cœur, lorsqu’il s’agit de décrire la sphère de
l’Être, les mots même dont Homère se sert dans
l'Odyssée pour décrire Ulysse passant au large des
Sirènes ligoté à son mât15. « La main et son index
doivent se trouver quelque part. Souvent une seule
particule est une indication de citation cachée. Mais
on doit certes d’abord s’être transposé dans la même
sphère que celui qui discourt16 17 » : Schleiermacher
souligne à quel point la citation relève alors, non
d’une philologie positive, mais de l’histoire de l’art.
Diels choisit de poser les guillemets nominatim1 7,
là où le nom apparaît. Mais, à y bien réfléchir, la
seule certitude, locale, est inverse : là où le nom
apparaît, les guillemets n’ont pas leur place.
Nominatim : quand on lit « Théophraste dit que... »,

15. Voir B. Gassin, Parménide. Sur la nature ou sur Pétant. La


langue de l’être ?, op. cit., p. 53-64.
16. Friedrich Schleiermacher, L’Herméneutique générale, 1809-
1810, trad. Christian Berner, Paris, Le Ceri/PüL, 1987, p. 97.
17. H. Diels, « Prolégomènes », op. cit., p. 132.
32 Jacques iæ Sophiste

« comme il semble à Théophraste » dans les


Doxographi Græci, ou « Thalès affirme que » dans
les Fragments des Présocratiques, on sait que ces
quelques mots ne sont pas de Théophraste ni de
Thalès, à moins qu’ils n’aient eu de temps en temps
une écriture à la César. Bref, c’est Diels qui décide.
La différence dans ses deux ouvrages entre carac­
tères serrés et caractères moins serrés engage l’his­
toire de la philosophie tout entière, et son histoire.
En caractères serrés, les erreurs, les interprétations
tendancieuses, tardives, qui sont autant de gloses
des citateurs. Par contre, les brusques irruptions de
caractères moins serrés sont l’équivalent des guille­
mets, et distinguent les citations. Le Diels des
Doxographi l’avoue bien simplement : tout passage
admirable (quanta est rerumgravitas, ordinis concin-
nitas, iudicii sagacitas) Xent -illico Théophraste à
plein nez (nec fieri potest cfuin illico Theophrasti quasi
quendam saporem sentias18). Ainsi, le seul critère de
l’origine est l’excellence. Le seul critère de l’excel­
lence, c’est le jugement de Diels. Et le jugement de
Diels, c’est, qui sait, bien des choses en somme.
La doxographie est donc l’objet philologique qui
répond à l’idéal d’une transmission intégrale par
répétition pure. Le doxographe idéal ne se distingue
pas du copiste idéal, qui lui-même n’est jamais
i qu’un parfait imprimeur, avec pour machine une
main adéquate. Moyennant quoi, il suffit au philo­
logue d’être simple lecteur, et même pas myope ni
ruminant comme le demandait Nietzsche. Le chan-

18. H. Diels, « Prolégomènes », op. cil., p. 163.

1
Doxographie et psychanalyse 33

gement de main produit une copie, la reprise doxo-


graphique produit une citation. .Mais dans la trans­
mission effective la lettre est fautive, et la citation
est inexacte, voire nulle. La doxographie construite
partiels est un fantôme, une fiction : telle est la
rançgii de la volonté de s’approprier l’origine,
Tnéophraste ou Thalès, premières lèvres.
À la décharge de Diels, il faut bien reconnaître
que c’est la doxographie elle-même qui induit à elle
seule ce type de méprise. Il est bien vrai qu’elle se
présente comme un recueil, un trésor où tout est
consigné et conservé pour la postérité. C’est particu­
lièrement sensible dans le plus grand monument
doxographique conservé qu’est Diogène Laërce. Pouf
fixer les idées, disons que la doxographie présente
deux grands types : celui, reconstruit par Diels, qui
renvoie à Théophraste et concerne au premier chef
les dires, les thèses et les systèmes : les « opinions »,
giand fournisseur de fragments B ; et la tendance
biographique, qui traite d’abord des « vies », four­ ]
nisseur plus attitré de fragments A ou témoignages
(mais filtrant bien sûr aussi des opinions), et dont
Diogène Laërce fôurnil) l’exemple le plus éclatant.
De même qu’avec Diels, on apprend ce qu’est une
citation, ou plutôt ce qu’elle n’est pas, avec Diogène
Laërce, on apprend ce qu’est un fait, un fait doxo­
graphique : comme une citation, c’est une fiction
signifiante, et très exactement la réification d’un sens.,
À Diogène Laërce, on reproche toujours de ne pas
penser, de s’arrêter aux anecdotes et aux bons mots.
Ainsi le préfacier et traducteur de Diogène Laërce,
34 Jacques i.e Sophiste

Robert Genaille - son travail est heureusement


remplacé depuis une dizaine d’années par une
nouvelle édition -, se permettait de présenter
l’œuvre ainsi :
[L’œuvre de Diogène Laërce présente] un défaut de
proportion et de régularit£^[l n’y a pas, pour chaque
biographie, un juste dosage entre l’étude de la vie,
celle des idées et le rappel des bons mots... La place
prépondérante est donnée aux anecdotes, elles font,
avec les bons mots, l’essentiel de la biographie des
Sept Sages, et l’on ne peut le critiquer, puisque tout ce
qu’on sait d’eux est légendaire. Mais elles ont aussi
une place de choix dans l’étude des cyrénaïques, des
cyniques et des sceptiques, philosophes dont les
idées, nous intéresseraient davantage19.
/ À côté de quoi Lacan écrit : « L’anecdote, ici
1 comme ailleurs, dissimule la structure20. » C’est
évidemment à la Lacan qu’il faut comprendre
Diogène Laërce !
Prenons par exemple la vie de Thalès. Thalès est
celui dont la page de Diels nous fournissait les cita­
tions. Maintenant sa vie, par Diogène Laërce. 11 n’y
a pas un brin d’anecdote, qu’il faut vraiment
entendre comme le récit d'un rêve, qui ne soit fiction
signifiante. Il appert que Thalès n’est rien d’autre

19. Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes


illustres, trac!. Robert Genaille, Paris, Garnier Flammarion, 1965, t. 1,
Préface, p. 16. On comparera avec D. Laërce, Vies et doctrines des
philosophes illustres, Marie-Odile Goulet-Cazé (sous la dir. de), Paris,
Librairie générale française, eoll. « La Pochothèque », 1999.
20. J. Lacan. « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits,
op. cit,, p. 474.
Doxographie et psychanalyse 35

que le sujet de l’énonciation « eau ». « Il supposa


que le principe de toute chose était l’eau21 22. »
Moyennant qltbi, on fait hommage à Thalès de tous
les objets précieux que l’on trouve dans l’eau, un
trépied par exemple, ramassé dans les filets des
pêcheurs milésiens, passe de main en main, jusqu’à
lui arriver comme à son seul destinataire possible.
Tout le monde connaît l’histoire de Thalès qui sort de
chez lui pour contempler les astres et qui tombe dans
un trou, le fameux « puits » du ThééthètejL·' Platon,
avec, la servante t h race'hilare qui, les poings sur les
hanche^, regarde de haut le philosophe incapable de
saVOÎr où il met les pieds. On sait moins comment il
s’en venge : il s’en venge par l’invention du capita­
lisme. 11 prévoit grâce à ses connaissances astrono­
miques qu’il fera très_sec et que la récolte d’olives
sera abondante ; il ti(usj£ alors en contre-saison tous
les pressoirs, pour les louer le moment venu au prix
qu’il veut ; inventant à la fois le monopole et la chré-
matistique, il prouve, dit Aristote, qu’« il est facile
aux philosophes de s’enrichir quand ilsje veulent,
mais que ce n’est pas là l’objet de leur zèler2 », Il a
fait de l’argent avec la météorologie et l’hygrômétpie.
Et sait-on comment il est mort ? Il est mort de
faiblesse en regardant les jeux gymniques parce qu’il
a eu trop chaud et trop soif. J’en conclus que le nom
de Thalès est la ride doxographique à la surface de

21. D. Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres,


op. cit.. I, 27.
22. Aristote, Politique, 1,11, 1259 a 6-23 ; cf. Aristote, Éthique à
Nicomaque. VI, 7, 1141 b.
36 Jacques le Sophiste

l’eau. On peut dire au choix que c’est un pur nom


propre, ou qu’il devient nom commun, comme déjà
« Homère », perdant la vertu d’identifier - d’en iden­
tifier rien qu’un - avec certitude. Il est à la fois
/ normal et remarquable que toutes les doxographies,
. toutes les vies composées par Diogène Laërce, se
terminent par une liste d’homonymes. Imaginons
que la vie de Lacan par Élisabeth Roudinesco se
terminât par une liste d’homonymes, elle aurait alors
rivalisé avec un bios doxographique.

Voilà donc ce qu’est une anecdote. Il en va de


même pour tout ce que notre brave préfacier pouvait
reprocher : manquer d’esprit critique, ne pas cher­
cher où est la vérité, se contenter de juxtaposer sans
aucun scrupule des traditions hétérogènes et contra­
dictoires - Untel dit que Xénophane est le fils
d’Untel, mais selon Untel il est le fils d’Untel, né
avant Parménide, après Parménide, etc. Car tout
cela implique à chaque fois une interprétation de la
( filiation, par exemple un certain rapport doctrinal à
l’éléatisme. I,e fait, date de naissance, n’est pas un
jj fait, mais le reste d’une opération complexe : la réifi-
1 cation d’un sens. Il ne faut pas le traiter chronologi­
quement, historiquement, positivement, mais l’en­
tendre comme une fiction, une interprétation, et
même une interprétation d’interprétation, et l’inter­
préter. Ainsi les versions différentes d’une même vie
ou d’une même doctrine, au sein d’un même texte
comme de texte à texte, ne sont des avatars inhérents
{ à la déperdition de l’information et des lapsj d’inat­
tentifs qu’à prendre avatar et lapsus pourdes symp-
r Doxographie et psychanalyse 37

tomes qu’ils sont. Et il n’est sans doute pas une seule


ligne dans toute la doxographie qui ne soit à lire 5
dans cette optique.
Pour conclure sur la doxographie et ouvrir sur
Lacan, la définition la plus juste de la doxographie
me paraît être celle d’un processus de citation géné­
ralisée. Le verbe doxographique par excellence, je
l’ai déjà fait remarquer, est phêsin, « dit-il », « on dit
que», «Untel dit que...», ou «dit-on». Or la
racine du verbe plumai, c’est *bha-, qui désigne, Pj
comme dit Benveniste, « spécifiquement la parole v
comme indépendante de qui la profère, et non en
tant qu’elle signifie mais en tant qu'elle existe2,5 ». J
Phanai, à la différence de legein par exemple, qui
veut dire « vouloir dire », gomme le sujet parlant et
l’intention signifiante, pour ne laisser subsister que la }
« répétition de la formule ». C’est le verbe qui permet
d’écrire la parole dite, en effaçant l’au moins double
énonciation, celle du doxographant et celle du doxo-
graphé - ou de la chaîne des doxographes -, derrière
l’identité littérale de l’énoncé. L’énoncé se retrouve
écrit de cette écriture orpheline depemte à Phèdre,
orpheline c’est-à-dire relevant d’une filiation
évanouie, sans autre garant ni répondant qu’elle-
même.
Il s’agit d’une citation généralisée en ce que tout
sujet, actuel ou non, s’y absente virtuellement : c’est
le dire, en tant qu’il a tout pour être écrit, puisque le
sujet n’y est pas. La citation,phêsin, dit-il, vient ainsi 23

23. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-euro­


péennes. Paris, Éd. de Minuit, 1970, t. Il, p. 133.
38 Jacques le Sophiste

/ comme un ersatz de la formalisation, le substitut


1 d’une écriture formelle.
Mais la vérité n’est plus alors soutenue par
personne. Le sens originel n’est pas disponible dans
la lettre, et il n’est pourtant disponible nulle part
'ailleurs. C’est pourquoi la citation est à transmettre
littéralement : elle ne vaut rien, mais rien ne la
vaudra jamais. Les deux caractéristiques de la doxo-
graphie : prétention à l’exactitude littérale et mani­
pulation à l’infini du sens, sont ainsi assurées de leur
^-fondation simultanée. Tel est le fin mot de la doxo-
graphie. Elle fait résonance pertinente quant à la
transmission de la psychanalyse lacanienne : la cita­
tion dans son impossible propre ne cesse de venir
au lieu du mathème. Non parce que dans le monde
lacanien on aurait affaire à des perroquets, mais
·< parce que l’autre de la citation, à savoir le mathème,
| est encore plus impossible et, quel que soit le désir
affiché de Lacan, peut-être encore moins souhai­
table. « Si donc la psychanalyse réussit, elle
s’éteindra, de n’être qu’un symptôme oublié24. »

Transmission - fixion / mathème


Entrouvrons la boîte de Pandore. Quels traits la
connaissance de la doxographie peut-elle souligner
de l’École fondée et dissoute par Lacan ? Je regrou-

24. J. Lacan. « La Troisième » [1974], 7° Congrès de l’École Freu­


dienne de Paris à Rome, conférence parue dans les Lettres de l'école
Freudienne, 1975, n" 16, p. 177-203. et récemment éditée par
Jacques-Alain Miller dans La Cause freudienne, n° 79,2011, p. 1-33,
ici p. 18.
Doxographie et psychanalyse 39

perai les pistes en deux séries, qui se rejoignent sous


un chef déjà entendu comme capital : celui de la
fiction. À écrire pour de bon avec un x : fixion,
comme Lacan dans « L’Étourdit ». Ces deux séries
sont le statut de l’enseignement d’une part, et le
statut du fait et de la vérité, d’autre part.
Commençons par l’enseignement. Interrogeons à
partir de la doxographie d’abord ce qu’est une École,
l’« École Freudienne de Paris ». Et prenons donc
pour nous aider, en contrepoint, la description que
fait Diogène Laërce, dans son introduction, des
Écoles.
École Freudienne de Paris. « Freudienne », le ^
maître a un maître ; « de Paris », le lieu s’oppose à
d’autres lieux. Soit le lieu : Paris. Il s’agit, pour Lacan,
d’ébruiter la différence entre la lignée française et
l’obédience anglophone, différence explicitée dans le
préambule publié après l’Acte de Fondation23 * 25. De
même, Diogène Laërce distingue aussi d’emblée deux
lignées par leur lieu, la lignée ionique et la lignée
italique. Or ces lignées ne prennent existence ou sens
que par rapport à des maîtres. Passons donc au
maître. Je cite Encore, d’une violence rare : « Marx et ~
Lénine, Freud et Lacan, ne sont pas couplés dans
l’être. C’est par la lettre qu’ils ont trouvée dans
l’Autre que, comme êtres de savoir, ils procèdent
deux par deux dans un Autre supposé26. » Diogène

23. « Préambule », préface à l’Annuaire de l'École Freudienne de


Paris, η" 1. 1965, repris dans J. Lacan, « Acte de fondation », in Autres
Écrits, ap. cit., ici p. 237.
26. J. Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89.
40 Jacques le Sophiste

Laërce maintenant : « La philosophie a connu deux


origines [arkhai] : l’une qui remonte à Anaximandre
et l’autre à Pythagore. Anaximandre avait été
l’auditeur de Thalès, tandis que le maître de
Pythagore avait été Phérécyde2'. » Notons : on parle
d’Anaximandre et de Pythagore, mais chacun a eu
un maître. Diogène poursuit : « La première lignée
fut appelée ionienne, parce que Thalès, un Ionien
puisqu’il était originaire de Milet, fut le maître
d’Anaximandre ; l’autre italique, d’après Pythagore,
parce que c’est en Italie que ce dernier exerça la
philosophie le plus longtemps. » Notons pour la suite
des événements (« École lacanienne ? ») que la
lignée italique est nommée d’après l’élève
(Pythagore, et son lieu : l’Italie) et non d’après le
maître (Phérécyde).
L’identité de ces topai a pour fonction de souli­
Î gner que l’origine d’une école est en même temps
une fiction d’origine. Comme disait Lacan dans la
« Proposition du 9 octobre 1967 », à propos de l’ar­
ticle d’Octave Mannoni et de l’analyse originelle :
« La vraie originelle ne peut être que la seconde, de
Î constituer la répétition qui de la première fait acte,
car c’est elle qui y introduit l’après-coup propre au
temps logique27 28... »
Deuxième question : qu’est-ce qu’on transmet
dans une école, qu’est-ce qui passe ? 11 faut ici

27. D. Laërce, Vies, doctrines et sentences des /ihilosophes illustres,


Prologue, 13, Irad. M.-O. Goulet-Gazé, op. cil., p. 73.
28. « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de
l’école ». in Autres Écrits, op. cit. p. 253.
Doxographie et psychanalyse 41

repartir de la citation pour réfléchir à l’oscillation £


entre citation littérale et mathème.
En ce qui concerne la citation littérale, Milner,
dans L'Œuvre claire29, propose le ternie de logion,
désignant par là une proposition transmissible
signalée par sa syntaxe la plus simple possible et par
sa récurrence, par exemple : « L’inconscient est
structuré comme un langage. » Voilà du Lacan, voilà
peut-être même Lacan. De même Thalès, c’est « Tout
est eau. » Parménide, c’est « Tout est un. »
Protagoras, c’est « L’homme est mesure de toutes
choses. » La citation littérale relève ainsi du bien-
dire, en tant qu’il e - à la postérité.
Le logion est fié par le mathème : c’est ce que
Milner appelle le second classicisme lacanien30.
Ainsi va Encore : « La formalisation mathématique
est notre but, notre idéal. Pourquoi ? Parce que seule
elle est mathème, c’est-à-dire, capable de se trans­
mettre intégralement31. » Cette vibration entre
citation littérale et mathème trouve son point
d’oscillation maximal dans « L'Étourdit ». Je cite une
phrase de « L’Étourdit », celle où apparaît justement
le terme de « fixion » : « Le non-enseignable, je l’ai
fait mathème de l’assurer de la fixion de l’opinion
vraie, fixion écrite avec un x non sans ressource
d’équivoque32. » Il n’est pas impertinent de nommer
doxa un tel non-enseignable intégralement

29. Jean-Claude Milner, L'Œuvre claire. Paris, Seuil, 1995.


30. Ibid., ehap. IV.
31. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 108.
32. Id., « L’Étourdit », Scilicet, nu 4. Paris, Seuil, 1973, p. 39.
42 Jacques ie Sophiste

« fix(ionn)é ». Milner en conclura justement que les


turbulences institutionnelles de l'Ecole Freudienne
ne relèvent pas de la chronique de cour mais du
savoir lacanien lui-même, et que dissoudre l’école
fut aussi à un certain moment dissoudre le mathème
- « mon obstination dans ma voie de mathèmes'55 ».
f La dissolution n’avait rien d’une anecdote. En
i idiome doxographique : il n’y a pas d’anecdote. Ou
encore : toute anecdote est signifiante. Ou encore :
ί il n’y a que de l’anecdote.
Troisième question relevant de l’enseignement :
qu’est-ce qu’un maître ?
Il y a clairement dans toute la doxographie oscil­
lation entre une présence réelle, Socrate par
exemple, évoqué dans sa singularité indéfectible, et
puis un nom propre, une simple position, échan­
geable avec d’autres. Selon Milner, on tient ainsi
l’opposition entre antiquité et modernité en ce qui
concerne la maîtrise : « Du monde antique à l’uni­
vers moderne, le mot de maître subsiste, mais au prix
d’une homonymie. Le maître antique était un maître
en tant que terme insubstituable [...] Le maître
moderne n’est tel que parce qu’il occupe une posi­
tion, où il est infiniment substituable à tout autre14. »
1 Je pense plutôt que la doxographie montre que le
^ maître antique est lui aussi, ou toujours déjà, carac­
térisé par cette oscillation entre une présence faite
, de singularités anecdotiques, signifiantes et 33 34

33. /</., « Lettre de dissolution » [1980], in Autres Écrits, op. cit..


p. 318.
34. J.-C. Milner. L'Œuvre claire, op. cit., p. 125.
Doxographie et psychanalyse 43

magiques, et une position fonctionnelle, substituable


de secte à secte. Ce sont là, je crois, deux aspects '
de Lacan : le Lacan du Séminaire, sa présence de
maître à disciple, parole, sagesse, sagesse / folie au-
delà du savoir, et puis le maître substituable, sujet
supposé (savoir), en sa « position » de maître
(« Salomon, [...] le senti-maître, un type dans mon
genre55 ») ; substituable-insubstituable, même, en
deux plus intimes modalités : le Lacan du Séminaire,
meilleur Gorgias de son époque, avec Deleuze,
Foucault puis Derrida en proxime rivalité, et le
Lacan psychanalyste, unique à chaque transfert,
mais prêt à choir^omme un objet a parmi d’autres.
Enfin, dernière question d’enseignement : qu’est-
ce qu’être membre d’une école ? Dans l’École
Freudienne, exactement comme dans la doxogra­
phie, on constate une oscillation, voire une négocia­
tion, entre secte et diadoqdies. Secte : c’est l’effet l
Bourbaki de Lacan. « Que le nom d’école ait été“
choisi de préférence au nom de Société ou d’institut,
cela tient [...] à un élément non trivial de la
doctrine35 36 » : effet Bourbaki comme vertu de l’ano­
nymat intellectuel collectif. Au contraire, les diado-'
quies mettent en scène, avec les lieutenants
d’Alexandre, une succession de noms propres et de i
narcissismes ouvrant sur des problèmes de succes­
sion empoisonnés, au sens meurtrier du terme. D’où
le jeu éminemment doxographique, exploré par

35. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 104, cité par J.-C. Milner, L’Œuvre
claire, op. cit., p. 128.
36. J.-C. Milner, ibid., p. 128.
44 Jacques le Sophiste

Milner, entre l’ésotérique et l’exotérique, entre le


parlé, l’écrit, et le transcrit. Là encore, ce qu’il y a de
neuf, de moderne comme dans l'art, c’est très préci­
sément la prise de conscience, manière de re­
prendre et de re-présenter avec des mots, qui vient
désigner une très ancienne et sempiternelle struc­
ture pour en permettre l’exploitation.
L’autre piste, liée au statut du fait et au statut de
elle servira à la fois de

y La doxographie est le révélateur de la dit-mension


" du fait, sous ses deux aspects complémentairement
lacanoïdes : d’une part, le fait est un factum, une
fabrication, une fiction ; d’autre part, cette fiction est
discursive, c’est un effet de signifiant, et elle est elle-
même signifiante, efficace, productrice d’effets,
v a La fine pointe de la conjonction « doxalytique »
* est le rapport à la répétition : qu’il s’agisse de guille­
mets dans la dit-mension. Servirait ici « La lettre
volée », qui insiste sur le triple filtre subjectif de la
narration : narration par l’ami de Dupin du récit par
quoi le préfet fait connaître à Dupin le rapport que
lui aura fait la Reine... Nous sommes dans Diels,
Doxographi Græci ! « La lettre volée », pur signi­
fiant, automatisme de répétition : « La vérité y révèle
son ordonnance de fiction37. » « Et la parenthèse
-4 redoublée, insiste Lacan, est fondamentale. Nous
l’appellerons guillemet ». C’est ici, ajoute-t-il, « que

37. J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée" », in Écrits, op. cil.,
p. 17 ; puis p. 54 ; puis p. 44.
Doxographie et psychanalyse 45

s’amorce la question de la transmission de l’expé­


rience psychanalytique ». Et c’est ainsi que la doxo­
graphie travaille « La lettre volée ».
Encore l’explicite à propos des Évangiles, qui
racontent « l’historiole, la petite histoire du Christ »,
l’histoire d’un homme qui s’est désigné comme le Fils
de l’Homme : « Ceux-là écrivent d'une façon telle
qu’il n’y a pas un seul fait qui ne puisse y être
contesté - Dieu sait que naturellement on a fonc^
dans la muleta. Ces textes n’en sont pas moins ce qui
va au cœur de la vérité, la vérité comme telle, jusques
et y compris le fait, que moi j’énonce qu’on ne peut
la dire qu’à moitié. [...] J’ai énoncé que la vérité, c’est
la dit-mension, la mension du dit. [...] Pour minoriser
la vérité comme elle le mérite, il faut être entré dans
le discours analytique'58. » La boîte de Pandore est
ouverte, y trouve-t-on ce qu’on attendait ?
Comment transmettre ? La réponse d’un doxo-
graphe amateur de Lacan ou d’un lacanien amateur
de doxograpjiie, c’est : par fixion. Tel est le moment
indéerottablenient doxographico-langagier de la
transnîîàsïOTi lacanienne. Le sort normal des*7
mathèmes, dont on ne sait ce qu’ils veulent dire, est (
d’avoir besoin du langage pour se transmettre
« C’est là toute la boîterie de l’affaire. » Pourquoi la
formalisation mathématique, la seule à se trans­
mettre intégralement, serait-elle (encore) notre but,
notre idéal, alors que pour se transmettre et pour
subsister il lui faut « la langue dont j’use » ? 38

38. J. I.acan, Encore, op. cil., p. 97-98 : puis p. 100 : puis p. 108.
46 Jacques ij·: Sophiste

L’« objection » (« nulle formalisation de la langue


n’est transmissible sans l'usage de la langue elle-
même ») invite en tout cas à se tourner vers l’usage
de la langue elle-même.
Minorons donc la vérité comme elle le mérite.
Deuxième partie

La présence du sophiste
à notre époque

J'ai le sentiment que le langage ne peut vraiment avancer


qu'à se tordre et à s’enrouler, à se contourner d'une façon dont,
après tout, je ne peux pas dire que je ne donne pas ici l’exemple.
Relever le gant pour le langage, [... |
il ne faut pas croire que je fasse ça tellement de gaieté de cœur.
J’aimerais mieux que ce soit moins tortueux.
Jacques Lacan, « La Troisième »

MUTHOS/LOGOS:LES PRÉSOCRATIQUES
ET LE « LONG DÉTOUR ARISTOTÉLICIEN »
Freud a habitué la « psychanalyse », mot des plus
grecs, à une certaine Grèce : celle du muthos, mythe
et récit, fiction-fixion, la Grèce des Tragiques
- Œdipe, Électre, Antigone - et de leur interpréta­
tion, avec la Poétique d’Aristote et sa catharsis. Par
ses lectures propres, ses références d’authentique
culture allemande fin dix-neuvième début vingtième,
il y trouve ce qu’il lui faut au bon moment, Élros et
Thanathos, l'Amour et la Haine d’Empédocle. Il
connaît et s’approprie. Mais, encore une fois, son
monde est le muthos, où phylogenèse et Kabbale
peuvent cheminer, plutôt que le logos : il s’épargne
assez souverainement le corpus platonico-aristotëli-
cien, comme, de manière générale, celui des philo­
sophes. S’il connaît le cynisme, la sophistique, le
Jacques i£ Sophiste

stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme, c’est comme


des titres au savoir, en lettré. Bref, il possède ses
classiques, finement et de longue date, mais ne se
mesure pas directement à la philosophie. Lacan en
fait le diagnostic à double tranchant dans les Écrits :
« L’analyse, de progresser essentiellement dans le
non-savoir, se rattache, dans l’histoire de la science,
à son état d’avant la définition aristotélicienne et qui
s’appelle la dialectique. Aussi bien l’œuvre de
Freud, par ses références platoniciennes, voire
présocratiques, en porte-t-elle le témoignage1 » :
Platon et les Présocratiques, mais côté muthos,
dialectique préaristotélicienne, et non pas Aristote,
côté logos.
C’est une différence majeure d’avec Lacan qui
non seulement s’intéresse mais prend part à la philo­
sophie comme logos et à son histoire, longue autant
qu’immédiate. Lacan est de son époque philoso­
phique et contribue à la faire, structurale, logique,
langagière, discursive et linguistico-contournée. Non
que Lacan n’incite à la plus vaste culture et ne
commente Antigone ou le Banquet autrement qu’en
analyste pour l’analyse. Mais, en tout état de cause,
c’est le logos, dans l’amplitude du terme revisitée
par l’analyse, qui passe au premier plan.
Aristote, « le long détour aristotélicien », fait
tournant : Freud revient, dit encore Lacan, « à ceux
d’avant Socrate, à ses yeux seuls capables de témoi-

1. Jacques Lacan, « Variantes de la cure-lype » [19531, in Écrits,


Paris. Seuil. 1966. p. 361.
La présence du sophiste à notre époque 49

gner de ce qu’ij.retrouvait2 ». Lacan ne « revient » à


personne, il engrangé Aristote, et fait (fèctïe de tôûF
bois, y compris dèceux d’avant Soc:rate. Mais'ce ne
sont pas tout à fait les mêmes Présocratiques que
ceux de Freud.
Lacan et les Présocratiques ? D’une part, Lacan
entend les Présocratiques de Freud plus « présocra-
tiquement » encore que Freud via leur écoute
heideggérienne ; du coup, Heidegger le conduit non
i
au muthos mais au logos présocratique, en prise avec }
le « dévoilement » de Yalêtheia et l’aurore de la
différence ontologique. D’autre part, et^ela fait
partie à mes yeux de sa manière forte de déniaiser la
philosophie, Lacan entend certains Présocratiques
tout à fait autrement que ne le fait Heidegger; par J
exemple Héraclite : les traductions-réinterprétations
du fragment 93, heideggériennement célébrissime,
illustrent parfaitement le ÎLougé/lacanien - Apollon
« fait du signifiant3 ». Simmèanément, Lacan en met
/7^\
2. « D’autres pas, sots énonçaient de l’oracle qu'il ne révèle ni ne
cache, sêmainei, il fait-rfgne. C’était au temps d’avant Socrate, qui
n’est pas responsable quoiqu’il fût hystérique, de ce qui suivit : le long
détour aristotélicien. D’où Freud, d’écouter les socratiques que j’ai
dits, revint à ceux d’avant Socrate, à ses yeux seuls capables de témoi­
gner de ce qu’il retrouvait » (J. Lacan, « Introduction à l’édition alle­
mande des Écrits » [1973], in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001. p. 558).
3. Ho anax, hou tou manteion esti to en Delphois, oute legei oute
kruptei'alla sêmainei (22 B 93 DK). Voici deux autres traductions qui
diffèrent significativement de celle donnée dans la note précédente :
« Parménide avait tort et Héraclite raison. C’est bien ce qui se signe
à ce que, au fragment 93, Héraclite énonce - il n'avoue ni ne cache,
il signifie -, remettant à sa place le discours du manche lui-même - le
prince, le manche, qui vaticine à Delphes » (J. Lacan, Encore 11973],
Paris, Seuil, 1975, p. 103), où j’apprécie qu’Héraclite ait raison contre
Parménide, quand Heidegger les veut aussi parménidéens l’un que
50 Jacques i.e Sophiste

d’autres dans le circuit, en particulier Démocrite


dont Heidegger n’a jamais su que faire et qui est, à
mes yeux, le présocratique lacanien par excellence.
(11 s’agit, avec Héraclite comme avec Démocrite, de
ceux que j’appelle « autrement présocratiques »,
Vc’est-à-dire de présocratiques irréductibles à l’in-
L terprétation heideggérienne. Ils sont tels que Lacan
puisse s’en servir à des fins lacaniennes, comme
paradigmes du signifiant.
Ce sera donc au logos que je m’intéresserai ici.
Le logos des Grecs, dont le muthos devient philoso­
phiquement un sous-ensemble, « peut tout » : « La
prétention la plus illimitée de pouvoir tout, comme
(rhéteujs ou comme stylistes, traverse toute l’Anti­
quité, d’une manière pour nous inconcevable », écrit
Nietzsche, dans son « Cours sur l’histoire de l’élo-
quence grecque1 ». « Sophistique » est le nom de
(cette prétention. Je tiens que les sophistes, dont
Lacan se sert assez peu directement'1, prisonnier
qu’il est de l’étiqnette platonicienne quand même il
la prend à recours, sont les présocratiques-maîtres 4 5

l’autre, dévoilanls-originaires. Et la plus ancienne, que je préfère


comme la plus lacanique : « Du prince, de celui à qui appartient le
lieu de la divination, celui qui est à Delphes, il ne dit pas, il ne cache
pas, il fait du signifiant » (J. I acan. Problèmes cruciaux de la psycha­
nalyse, 17 mars 1965, je souligne).
4. Friedrich Nietzsche, Nietzsche s Werke, Leipzig, Alfred Krtiner,
1912, Band XVIII. Philologica. Band II. p. 201 et suiv., puis p. 130.
5. Je renvoie pour la saluer à la thèse soutenue, mais non encore
publiée, par Elisabete Thamer « Logologie et parlélre : sur les rapports
y entre psychanalyse et sophistique dans l’œuvre de Jacques Lacan »
(Paris-Sorbonne, 13 décembre 2008). qui comporte en annexe le
relevé de toutes les occurrences de « sophiste » (12) et de « sophis­
tique » (7) dans l’œuvre de Lacan.
La présence du sophiste à notre époque 51

quant à l’intelligibilité des présocratiques non ï


heideggériens. La discursivité qu’ils mettent en J
œuvre permet d’éclairer (ne disons pas de }
comprendre) celle de Lacan, ou certains traits déci-
sifs de celle de Lacan. Elle éclaire simultanément t.
le sens du long détour aristotélicien et la manière J
dont Lacan le gère.

La présence du sophiste
À NOTRE ÉPOQUE
Freud, à la fin de « L’analyse finie et l’analyse l A'
infinie », parle de « l’amour de la vérité », définition
classique de la philosophie, comme au fondement
même de la relation analytique qui « exclut tout
semblant et tout {€uny », et recommande alors, après
un point à la ligne, de s’arrêter un instant, lui et nous
lecteurs, pour « assurer l’analyste de notre sincère
sympathie6 ». Analyser est le troisième « métier 7
impossible» avec éduquer et gouverner: somme
toute, trois métiers de philosophes-rois. Une nota­
tion dans Moïse et le monothéisme confirme la diffi­
culté ou la méfiance : « Jamais on n’a pu établir que
l’intellect humain possède une aptitude particulière
à discerner la vérité, ni que l’esprit humain tendit
spécialement à accepter la vérité7. »

6. Sigmund Freud, « L’analyse finie et l'analyse infinie », in


Œuvres complètes, XX, Paris, Pur, 2010, p. 50.
7. /</., Moïse et le monothéisme, Irad. Anne Berman, Paris, Galli­
mard, 1972, p. 173.
52 Jacques ie Sophiste

« Le psychanalyste, pointe Lacan de son côté,


c’est la présence du sophiste à notre époque, mais
i
avec un autre statut8 ». Jacques le Sophiste est une
glose de cette phrase. Il faudra voir ce que Lacan
saisit sous le nom de « sophiste », sous celui de
« psychanalyste » (et quel « le psychanalyste » il
est), ce qui singularise notre époque, ce qui diffé­
rencie les statuts. Disons par provision que le champ
partagé par la sophistique et la psychanalyse laca-
X' nienne est le discours dans son rapport rebelle au
sens, qui passe par le signifiant et la performance, et
sa distance d’avec la vérité de la philosophie. Notre
époque est celle du sujet de l’inconscient lié au
rapport sexuel qu’il n’y a pas, par différence avec
l’animal politique grec, mais l’un comme l’autre sont
d’abord des vivantsjqui parlent. Quant à l'altérité des
statuts qui en découlfj, elle est peut-être dicible en
termes de discours-'comme lien social, à négocier
entre médecine et politique, entre jouissance et
maîtrise. C’est en tout cas de discours qu’il s’agira
tout au long.
Philosophe / sophiste ? « On sait bien que “pour
les philosophes, la question a toujours été beaucoup
plus soqjph) et pathétique [...J ils veulent sauver la
vérité9”. » Soyons sensibles aux nuances : Freud est
plein de sympathie apitoyée pour ce philosophe qu’il
(n’)est (pas), et qu’il Hui) est « impossible » d’être.
Lacan lit, dans l’étreinte de Platon et du sophiste

8. J. l-acan. Problàmes cruciaux de la psychanalyse. 12 mai 1965.


9. Id., L'Envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris, Seuil.
1991. p. 71.
W

La présence du sophiste à notre époque 53

dans le Sophixfe, « la palpitation actuelle, présente,


dans l’hi^foire du psychanalyste lui-même10 ».
Freud p^ccdüchéur ironise et Jacques le Sophiste |
philosophistise11.
Je dis Jacques le Sophiste pour évoquer bien sûr 1.
Jacques le Fataliste : « Si nous oublions le rapport '
qu’il y a entre l’analyse et ce que l’on appelle le
destin, cette espèce de chose qui est de l’ordre de la
figure, au sens où ce mot s’emploie pour dire figure
du destin comme on dit aussi bien figure de rhéto­
)
rique, cela veut dire que nous oublions simplement
les origines de l’analyse, car elle n’aurait même pas
pu faire un pas sans ce rapport12.» Jacques le
psychanalyste est donc fataliste, avec en jeu la
rhétorique, qui fait aussi enjeu entre sophistique et
philosophie.
Mais il est d’abord Jacques le Sophiste de
présence directe, entraînant à sa suite une foule, une
cour, un ballet de jeunes et de moins jeunes éhautjjs
par les epid#Îxèj)s, les séminaires performances,
improvisés etTnon, que j’ai connus rue d’Ulm dans
une salle Dussane débordante, bourdonnante, et
soudain plus que silencieuse13. Effets de mode,
amours fous, hainamorations. La voix bourdonnante.

10. J. Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, 12 mai 1965.


11. C'est un mot de Novalis, dans ses « Fragments logologiques »,
in Œuvres complètes, trad. Armel Guerne, Paris, Gallimard, 1951,
n“ 15, p. 51.
12. J. Lacan, L· Transfert 11960-1961], Paris, Seuil, 2001, m 376.
13. Comme à Sainte-Anne, « il y avait là je ne sais quel cachet) de
toxicomanie et d’homosexualité » (J. Lacan, L'Envers de la psychana­
lyse, op. cit., p. 26).
54 Jacques le Sophiste

qui s’allonge et se retient, audible inaudible à la


Delphine Seyrig, a dû être décrite par Socrate au
début du Protagoras et mieux encore par Philostrate
dans les Vies des Sophistes14.
Lacan philosophistise en enseignant la psycha­
nalyse : c’est un Gorgias, qui se voit lui-même en
Socrate, dans la dialectique préaristotélicienne du
deux à deux, parce qu’il voit Socrate en analyste
— Socrate, « parfait hystérique, une sorte de préfigu­
ration de l’analyste. Eût-il demandé de l’argent pour
ça [...] que c’eût été un analyste, avant la lettre freu­
dienne. Un génie, quoi15 ! ». Analyste, au paiement
près - qui n’est pas rien, comme nous verrons avec
le logos-pharmakon. Avec la didactique qui assure le
lien entre Vepideixis et la chasse aux jeunes gens
riches. Ajoutons, puisque nous en sommes aux
signes extérieurs, les deux différences spécifiques
toujours avancées de Platon à Hegel : Socrate un
Athénien / Gorgias un étranger, Socrate un mort de
ce qu’il dit / Gorgias un vivant de ce qu’il dit. Lacan
alors, une fois côté Socrate, une fois côté Gorgias :
J recto et verso de la même feuille de papier. Où l’on
retrouve la question posée dans le prologue quant au
rapport entre le discours de Lacan, maître d’École,
et la parole ou le silence de Lacan analyste. Le lien
« logique » entre les deux, entre la performance des
séminaires ou autres Télévision (« faire le clown »,
dit Lacan de sa prestation) et le deux à deux vecto-

14. Voir infra, p. 75, note 48 ; p. 91-95 ; p. 172.


15. J. Lacan, « Joyce le symptôme » [1975], in Autres Écrits, op.
cit., p. 569.
La présence du sophiste à notre époque 55

risé du couple analytique, c’est que le maître / l’ana­


lyste est supposé savoir. Cette supposition qui fait le
nerf du semblant, semblant nerf du discours, fait
prendre le tout côté Gorgias, dont Socrate est l’en­
vers désupposant désupposé.
De Freud à Lacan, on sera passé décidément de
l’amour de la vérité au discours de la vérité (« Moi la
Vérité, je parle »), la vérité mi-dite soit, mais en tout
cas dite, fixionnée par le dire qui la produit comme
effet latéral.
Dans ce même séminaire du 12 mai 1965, après
avoir parlé de la « présence du sophiste », Lacan
lance deux pseudopodes, l’un contre le « logico­
positivisme » qui va « chercher le meaning of
meaning » pour « se prémutiir des surprises de la
conjonction signifiante » f l’autre pour pointer la
différence majeure d’avec le monde grec : « Je me
suis tout d’un coup frappé la tête en disant : “mais il
n’y a pas de mot grec pour désigner le sexe16”. » La
différence de « statut » entre sophiste et psychana­
lyse et le point d’impact de « notre époque » sont à
chercher là : « On sait pourquoi les sophistes à la
fois opéraient avec tant de force et aussi sans savoir
pourquoi. Le tant de force repose en ceci, que nous
apprend l’analyse, c’est qu’à la racine de toute
dyade, il y a la dyade sexuelle, le masculin et le
féminin. » C’est donc, très précisément, le

16. Une question qui le frappe en effet puisque, le 11 février


1970, il rebelote : « Je me suis tout à coup demandé — mais comment
dit-on le sexe en gree ? » (J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, op.
cil., p. 85).
56 Jacques le Sophiste

entre sens et sexe qui est en cause, et la bonne


1 manière de l’envisager est la surprise du signifiant.
Nous y viendrons. Mais permettez-moi d’opérer
de manière concentrico-déduetive, en faisant des
ronds dans l’eau. J’irai d’effet du logos en effet du
logos, en partant du bord externe, assez peu laca-
nien, pour progresser vers le point d’impact:
comment on (y, en),soigné ; puiscemment on (y, en)
signifie ; puis comment on (m, han) jouit - sans
toujours vous épargner les digressions touristiques
de la visite guidée d’une Grèce que peu de gens
connaissent.

De quoi la sophistique est-elle le nom,


COMME ON DIT ?
Lacan donc, à la différence de Freud, parle fron-
talement de sophiste et de sophistique à propos du
psychanalyste. Mais sans doute utilise-t-il, et utili­
sons-nous, ces termes sans être tout à fait sûrs de ce
qu’ils veulent dire, en perroquets platonicoïdes. Car
c’est de Platon et du Sophiste de Platon, même pas
du Gorgias, du Protagoras ou du Thééthète qu’à ma
connaissance il ne cite guère, que Lacan tient sa
connaissance de première, c’est-à-dire en l’occur­
rence de seconde, main. « Je me suis échiné pendant
ces pseudo-vacances sur le Sophiste. Je dtfis être trop
■4 sophiste, probablement, pour que ça m'intéresse. Il
doit y avoir là quelque chose à quoi je suis bouché.
J’apprécie pas. Il nous manque des trucs pour appré­
cier, il nous manque de savoir ce qu’était le sophiste
La présence du sophiste à notre époque 57

à cette époque, il nous manque le poids de la


chose17. » Aussi me semble-t-il indispensable de
réinjecter ici, pour avoir l’intelligence de la présence
du sophiste à notre époque, certains textes des
sophistes eux-mêmes (je me bornerai à Gorgias, un
peu du Traité du non-être et un peu de Y Éloge d'Hé­
lène, que j’aurais mieux fait de lire à Lacan).
Il me semble non moins indispensable d’apporter
dans la corbeille un autre que Platon, à savoir Aris­
tote. Platon est Yalter ego officiel de Lacan, avec 7 4Γ
transfert, eidos et mathème - Platon, selon Lacan, v
était lacanien18. Mais Aristote, certainement pas. ^
Quel que soit l’intérêt de ses trouvailles logiques, et
quelle que soit l’affection que Lacan lui porte
{Encore peut se lire aussi comme un long hommage (
très diversifié), Aristote est, nous allons le voir, 1
structurellement un adversaire. On dirait que Freud,
qui flirte avec l’amour de la vérité et s’arrête pour
compatir à l’analyste-roi, est aristotélicien, plus aris­
totélicien que Lacan, et que Lacan, qui supporte le
discours de la vérité et ne cesse d’accepter d’être
supposé savoir, est platonicien, plus platonicien que
Freud. Mais comme c’est un Platon / Lacan d’après"^

17. J. Lacan, « La Troisième » [1974], in Lettres de l'École Freu­


dienne, 1975, n° 16, p. 12.
18. « Eidos, qu’on traduit improprement par la forme, est quelque
chose qui déjà nous promet le cemage de ce qui fait béance dans le
dire. En d'autres termes, pour tout dire, Platon était lacanien. Natu­
rellement. il ne pouvait pas le savoir. En plus, il était un peu débile,
ce qui ne facilite pas les choses, mais l’a sûrement aidé. J’appelle
débilité mentale le fait d'être un être parlant qui ne soit pas solidement
installé dans un discours. C’est ce qui fait le prix du débile » (J. I.acan,
...ou pire [1972], Paris. Seuil. 2011, p. 131).
58 Jacques le Sophiste

/Aristote, d’après Nietzsche et non réductible à


I Badiou, il se montre décidément sophiste.
Puisqu’aujourd’hui nous sommes aristotéliciens,
ayant sucé la décision du sens avec le lait de notre
mère, la « sophistique » a besoin d’être définie.
Partons de la définition donnée par le Vocabulaire
technique et critique de la philosophie de Lalande,
qui reste la Bible des apprentis-philosophes fran­
çais. Son honnêteté vaut le détour.
Sophistique, subst.
A. Ensemble des doctrines, ou plus exactement atti­
tude intellectuelle commune des principaux sophistes
grecs (Protagoras, Gorgias, Prodicus, Hippias, etc.).
B. (Nom commun.) Se dit d’une philosophie de raison­
nement verbal, sans solidité et sans sérieux19. -
Sens A / sens B. Voilà la sophistique écartelée
entre deux définitions. La singularité de la sefrfiis-
* tique est d’être comme fait d’histoire un effet de
structure : « sophistique » est un concept philoso­
phique, dont le modèle est sans doute fourni par la
pratique réelle de ceux qui se sont appelés et qu’on
a appelés sophistes, mais qui sert à désigner en
philosophie l’une des modalités possibles du non-
t philosopher. La définition B se fait aussi magistrale
que mystérieuse pour désigner intemporellement la
sophistique, nom commun, comme « une philoso­
phie de raisonnement verbal, sans solidité et sans
sérieux ». Suivez mon regard de livre noir !

19. André Irlande, Vocabulaire technique et critique de la philo­


sophie. Paris, PliK. 1926, 2010.
La présence du sophiste à notre époque 59

Le point de soudure platonicien consiste à fondre


la sophistique comme réalité historique avec Parte- )
fact antiphilosophique produit par la philosophie. Le J
sophiste est Valter ego négatif du philosophe, son ?
mauvais autre. Ils se ressemblent, depuis la -
remarque de l'Étranger dans le Sophiste, « comme le
loun-ressemble au chien, le plus sauvage au plus
apf>rivt)isé20 ». Mais on ne sait pas dans la lettre du “ξ
texte lui-même qui est le loup et qui est le chien J
- c’est le point d’ironie sophistico-pfatonicien que-
de montrer comment Pidentité-çdlbuty se catas­
trophe si toi assignée. À mesurervla=s5phistique à
l’aune de l’être, de la vérité et du bien, il faut la
condamner comme pseudo-philosophie : philosophie ?
des apparences et apparence de la philosophie, J
« leurre et semblant » dira Freud. Moyennant quoi,
et trest cela bien sûr qui affleure dans le Sophiste
pour en affole)· la stricte organisation, l'artefact est à
son tour producteur de philosophie.

Une écoute sophistico-analytique


DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE :
PERFORMANCE ET HOMONYMIE
Le sophiste a ceci de singulier (et Socrate a ceci
de sophistique) qu'il entend : « les oreilles lui "V
servent d’yeux21 » (« Il t’aura l’air de quelqu’un qui
n’a pas d’yeux du tout », dit Platon dans le Sophiste).

20. Platon, Sophiste, 231 a.


21. Hitnère. Discours X, « Que les oreilles vous servent d’yeux ».
60 Jacques le Sophiste

Il ne cesse de prendre l'autre au mot, au pied même


de sa lettre, et contraint ainsi le philosophe à se
prêter l'oreille à lui-même.
La philosophie est fille de l'étonnement, et,
d’après la première phrase de la Métaphysique,
« tous les hommes désirent naturellement savoir ».
Pourtant, « ceux qui se posent la question de savoir
s’il faut ou non honorer les dieux et aimer ses parents
n’ont besoin que d’une bonne correction et ceux qui
se demandent si la neige est blanche ou non n’ont
qu’à regarder22 p^Le sophiste exagère : puisque rien
d’autre n’est acquis que le dire de l’autre, il pose
toujours, commWrrotagoras ou Antiphon, une ques-
# η tion de trop, il tire toujours une conséquence de
1 trop. Cette insolence ou cette indécence réussit à

/mettre la philosophie littéralement hors d'elle,


[ contraint l'amour de la sagesse à transgresser les
limites qu’elle s’assigne et à accomplir un certain
nombre de gestes - sortir le llâtoji — qui ne sont pas
du même ordre que le reste de sa démarche : la
J sophistique est en effet un opérateur de délimitation
' de la philosophie. Tirer toutes les conséquences,
celles qui crèvent les yeux, et prendre à la lettre,
^Constituent un seul et même geste : « la lettre
kvolée », tout Lacan, et, mais je m’avance, toute
analyse, en témoignent. La psychanalyse opérateur
de délimitation, on pourra le dire de celle de Freud
en tant que révolution subjective de l’amour-propre
à la Copernic et Danvin auquel Freud se compare.

22. Aristote, Topiques, I, 105 a 5-7.


La présence du sophiste à notre époque 61

comme de celle de Lacan en tant que genre de


discours, à l’aplomb de l’antiphilosophie.
Permettez-moi ce qui n’a d’une digression que
l’apparence. Je suis persuadée que toute l’histoire
de la philosophie, doctrinale, gagne à être écoutée-
interprétée avec cette oreille obstinée et sans
concession, une philologie stricto sensu non sans lien 7
avec l’attention flottante. Cette méthode du « au pied T
de la lettre » n’est pas seulement formelle : je crois
volontiers qu’en prenant ainsi à la lettre, pa^longe
dans ce que Lacan appelle le « trou du shufflejir23 ».
L’oreille vague insistante - et si c’est d’un sophiste,
insolente permet d’entendre à rebours et à
rebrduése-poil, donc précisément en toute justesse
et dans Jè bon sens. Ce que j’ai appelé autrefois
« histoire sophistique de la philosophie » est peut-
être, autant qu’une histoire racontée du côté de la
putain (Benjamin), une histoire entendue du côté de
l’analyste. Cela vaut particulièrement pour la philo­
sophie grecque qui, par essence et dévotion, est")
toute palimpsestique, transie de citations invisibles y
et de resémantisations homonymes. L’exemple du
mot « dialectique » est clair : il fait instantanément
voyager du doux dialogue socratique, qui terrasse et
torpille plus qu'aucun autre, à la contemplation
supfeme de l’idée du Bien (l’(in)articulation des
deux chez Platon lui-même, de quelle violente ironie

23. Dans un entretien avec des étudiants à Yale University, c’est


ainsi qu’il désigne « l’inconscient du sujet » (J. Lacan, « Conférences
et entretiens dans des universités nord-américaines ». 24 novembre
1975, Scilicet, n” 6/7, Paris, Seuil, 1976, p. 32).
62 Jacques le Sophiste

n’est-elle pas la trace), au sens strictement « peiras-


I tique » de Vorganon aristotélicien où la dialectique
sert à faire la distinction entre les raisonnements
corrects et les autres (là encore, quelle ironie et
quelle violence dans P(in)articulation avec Platon !),
sans parler des sens stoïcien, néoplatonicien, tout ce
dont Hegel pourra comme performativement par la
phénoménologie nourrir son système. On s’aperçoit
A alors que l’« inconscient » de la philosophie ou de

B la pensée ne se confond pas avec l’impgnsé de la


différence ontologique. Heidegger a Pouiq très fine
pour entendre les réinterprétations^aes mots-
concepts-clefs, et son tracé des trajectoires en
sémantique historiale, dans le Nietzche par exemple,
est fulgurant. Mais c’est la dit-mension de perfor­
mance qui ne cesse alors de manquer, le cas par cas
de l’énonciation se retrouvant tassé dans la Langue
ou dans la Dite, et commandé dèrfein par l’Être.

Le paradigme d’une telle écoute attentive à la fois


à la performance et à l’homonymie est selon moi la
manière dont Gorgias entend le Poème de Parmé-
{
nide dans son Traité du non-être et opère le retour à
l’envoyeur. Cela suffit à dégonfler l’être, faisant de
Heidegger un tardif symptôme de surdité sublime.
Deux points d’ancrage donc, très terre à terre :
repérer la performance (qu’on dise...), et désigner
1 les équivoques. Dans son Traité, Gorgias re-produit
pour le non-être l’ensemble des nœuds sémantiques
et syntaxiques qui ont servi à faire l'Être dans le
Poème. Il montre comment et par quelles opérations
intermédiaires la langue en acte, que j'appellerais
La présence du sophiste à mitre époque 63

volontiers l’acte de langage par excellence, fait


passer du fameux Est (esti) inaugural, verbe à la
3e personne du singulier du présent, au sujet Vêtant
(to eon), participe substantivé secrété par le verbe et
désormais sujet de l’ontologie24. On peut traduire esti
en français aussi bien par « est » que par « il est »,
« c’est », « il » ou « ça » existe, « il est possible » et
« c’est le cas », « il est vrai que » : l’exploitation de
toutes ces équivoques fait très précisément partie
des opérations reiquisejs. C’est pourquoi, même
monolingue (une caractéristique des Grecs : « fière-
ment monolingues » selon Momigliano), une telle J
histoire plonge dans l’épaisseur de ce qu’est une
langue, dans « l’intégrale des équivoques » qui J
constitue une langue, entre autres. C’est à dessein '
que j’évoque ici déjà « L’Étourdit » parce que cette
écoute sophistique de l’histoire de la philosophie est
nécessairement une écoute des philosophies en
langues, telles qu’elles sont dites, c’est-à-dire telles
qu’elles plongent dans la lalangue de chaque
langue25. C’est l’écoute de Gorgias qui rend mani- 7
feste que l’être est un effet de dire, et que l’onto- J
logie, le dire grec de l’être, est cela même qui fait de

24. Je me permets de renvoyer à nouveau à B. Cassin. Parménide.


Sur la nature ou sur l’étant. Im langue de l’être ?, Paris, Seuil, colt.
« Points-bilingues », 1998.
25. « Une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale
des équivoques que son histoire y a laissé persister » (J. 1 .aran.
« L’Étourdit », Scilicet, n" 4, Paris, Seuil. 1973, p. 47) est devenue 1
pour moi une phrase fétiche, rapportée au Vocabulaire européen <les '
philosophies, dictionnaire des intraduisibles (Paris, Seuil/Ie Robert,
2004). Voir infra, p. 206.
64 J acques le S ophiste

l’être un signifiant. Mais Gorgias ne parle pas de


signifiant. Inutile, n’est-ce pas, de savoir qui a
entendu l’ontologie en premier, de Lacan ou de
Gorgias, puisqu’il y aura toujours un^sophiste qui
aura lu Lacan et un lacanien appareillé par la
sophistique. Quoi qu’il en soit, « l’ontologie est ce
qui a mis en valeur dans le langage l’usage de la
copule, l’isolant comme signifiant. S’arrêter au verbe
être — ce verbe qui n’est même pas, dans le champ
complet de la diversité des langues, d’un usage
qu’on puisse qualifier d’universel — le produire
comme tel, c’est là une accentuation pleine de
risques26 ». tv
Ajoutons que les séquences, si feutrées soient-
elles, de l’histoire ainsi écoutée sont d’une sauva­
gerie absolue, non moins que les successions émas­
culantes de la Théogonie d’Hésiode. Un seul
exemple : l’Étranger du Sophiste propose un remake
du Traité du non-être de Gorgias, tout bénéfice pour
Î Platon puisqu’à la fois il retue le père Parménide,
déjà/nort, et s’en attribue la gloire ; ce faisant, il
désàmorfye la critique radicale de l’ontologie comme
discours producteur de l’être au profit d’un nouveau
discours ontologique, celui de Platon lui-même
évidemment, dans lequel le non-être peut prendre
place comme « autre », c’est-à-dire comme l’un des
; genres de l’Être : circulez, il n’y a rien à voir, la
forclusion est tout bénéfice pour l’ontologie. Platon
grâce à l’Étranger encore plus sophiste que Gorgias.

26. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 33.


Im présence du sophiste à notre époque 65

Dans « les sillons de l’alèthosphère27 », Lacan ne


refuse pas d’être situé en référence à Gorgias : « Je
me souviens que la première [référence] était à
Gorgias, dont soi-disant j’opérerais ici je ne sais
quelle répétition. Pourquoi pas ? Mais l’inconvé­
nient, c’est que dans la bouche de la personne qui
évoquait ce personnage dont nous pouvons mal, de
nos jours, mesurer l’efficacité, il s’agissait de quel­
qu’un appartenant à l’histoire de la pensée. C’est
bien là qu’est le recul qui me paraît fâcheux. » Il faut
donc repenser sophistiquement l’« histoire de la
pensée » pour y situer Lacan, dans l’idée peut-être,
comme dit Lacan lui-même, que la pensée n’est pas
une catégorie, mais un affect, un pathos du logos.

LOGOLOGIE : PARLER POUR LE PLAISIR


DE PARLER / PARLER EN PURE PERTE
« D’une façon générale, écrit Lacan, le langage
s’àvèrê un champ beaucoup plus riche de ressources
quVa’être simplement celui où s’est inscrit au cours
du temps le discours philosophique28. » Pour une
fois, il s’agit de « refile# quelque chose à la méta­
physique » au libtr de « prendre dans sa
mangeoire29 ». Quel est ce plus ? On peut repartir
de Eét'onnement de Benveniste quant à la singula­
rité de la psychanalyse, salué par Lacan comme un

27. J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse, op. cil.. p. 175 [20 mai


1970],
28. ld.. Encore, op. cil., p. 33.
29. Ibid.. p. 56.
66 J acques le S ophiste

J bon diagnostic : « Quel est donc ce “langage" qui


I agit autant qu’il exprime30 ? » Cet étonnement a pour
point de départ l’article que Freud publie en 1910
« Sur les sens opposés des mots primitifs » : la
conscience de l’acte de langage et du langage
comme acte (« L’énoncé est l’acte31 », c’est ainsi que
Benveniste définit le performatif) se trouve ainsi liée
d’emblée à l’homonymie motivée, soit les deux
Î points d’ancrage de la discursivité sophistico-analy-
tique.
Non seulement le langage « exprime », c’est-à-
dire « parle de », dit ce que je vois, dit ce qui est
— phénoménologie, ontologie. Non seulement il
/ « parle à », et ce faisant persuade et même soigne
- c’est la rhétorique et la pharmacie, première action
peut-être, comme nous allons le voir, extra-territo-
riale par rapport à l’analyse. Mais il « agit » tout
court, en tant que performance et pas d'abord en tant
que description ou information, ni en tant
qu’adresse : il est capable de produire un effet-monde
— ce que j’appelle après Novalis, la « logologie32 ».
C’est au fond une drôle de chose que de parler et
d’écrire ; la vraie conversation, le dialogue authen­
tique est un pur jeu de mots. Tout bonnement/âhur

30. fimile Benveniste, « Remarques sur la fonction du langage


dans la découverte freudienne » [1956], Problèmes de linguistique
générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 77.
31. Id., « La philosophie analytique et le langage », Les Études
philosophiques. nu 1, janvier-mars 1963, repris dans Problèmes de
linguistique générale, op. cit., chap. ΧΧ1Π, p. 274.
32. Novalis, « Fragments logologiques », in Œuvres complètes. I. II,
trad. Armel Gueme, Paris, Gallimard, 1975.
La présence du sophiste à notre époque 67

santé est l’erreur ridicule des gens qui se figurent


parler pour les choses elles-mêmes. Mais le propre du
langage, à savoir qu'il n’est tout uniment occupé que
de soi-même, tous l’ignorent. C'est pourquoi le
langage est un si merveilleux mystère et si fécond :
que quelqu 'un parle tout simplement pour parler, c’est
justement alors qu'il exprime les plus magnifiques
vérités. Mais qu’il veuille au contraire parler de
quelque chose de précis, voilà tout aussitôt la langue
malicieuse qui lui fait dire les pires absurdités, les
bourdes les plus grotesques. Aussi est-ce bien de là
que vient la haine que tant de gens sérieux ont du
langage. Sa pétulance et son espièglerie, ils la remar-
quenL^mais ce qu’ils ne remarqoeïit pas, c’est que le
bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si
dédaigné sont justement le côté infiniment sérieux de
la langue·53.
Ce texte, répertorié comme fragment 1941 des
« Fragments logologiques », me sert de tr^mpljrj.
D’abord parce qu’il s’agit de jeu de mots, de mot
d’esprit, de bavardage, bref de la différence entre le
sérieux des philosophes et le sérieux de la langue
telle que sophistique et psychanalyse incitent à le
penser. La logologie nomme le moment où le
discours est pensé d’abord par rapport à lui-même
et, en termes plus lacaniens, la langue par rapport à
la lalangue. Elle me paraît pouvoir désigner à la fois
la discursivité sophistique et psychanalytique, en
tout cas lacanoïde. Les sophistes, dit Aristote que
nous verrons de près, « parlent pour parler », logou 33

33. Novalis, « Fragments logologiques », op. cil., p. 86, je


souligne.
68 J acques le S ophiste

kharin legousin, pour ne rien dire, pour du beurre,


mais aussi rien que pour parler, « pour le plaisir de
parler ». Lacan définit la psychanalyse comme Aris­
tote la sophistique, avec une inversion révélatrice
des siècles aristotéliciens, de la réticence chrétienne
à l’égard du dionysiaque, de la modernité de l’effi­
cience et de la communication, mais aussi du cours
du désir, de la jouissance de la perte et de la struc­
ture du transfert : « La psychanalyse, à savoir l’ob­
jectivation de ce que l’être parlant passe encore du
temps à parler en pure perte34. » « Parler pour le
plaisir de parler » / « parler en pure perte », c’est
une première manière de désigner le changement
d’époque et la différence de statut.

Sophistique, psychanalyse
ET ANTIPHILOSOPHIE
j Lacan, comme la sophistique, articule cette
' réflexion sur l’action du langage en deux temps : un
temps critique par rapport à la philosophie, et un
temps déclaratif, où s’éclairent quelques formules-
clefs qui font logia.
Dans les deux textes qui me paraissent les plus
explicites de ce point de vue. Encore (1972-1973) et
la conférence du deuxième Congrès de Rome (1-11-
1974), il s’en prend d’abord à Parménide et, très
précisément, aux deux thèses qui fondent l’ontologie

34. Aristote. Métaphysique, IV. 5, 1009 a 20-21 ; J. Lacan, Encore,


op. cil., p. 79.
Im présence du sophiste à notre époque 69

et donnent au discours philosophique sa physio­


nomie des siècles à venir. La première est que 7
« l’être est et le non-être n’est pas » : « C’est bien J
parce qu’il était poète que Parménide dit ce qu’il a à
dire de la façon la moins bête. Autrement, que l’être
soit et que le non-être ne soit pas, je ne sais pas ce
que ça vous dit à vous, mais moi, je trouve ça bête.
Et il ne faut pas croire que ça m’amuse de le dire33. »
La seconde, c’est l’identité, ou la co-appartenance 7
de l’être et du pensé : « Je pense donc je souis. C’est ^
quand même mieux que ce que dit Parménide. L’opa- ")
cité de la conjonction du noein et de Veinai, de la V
pensée et de l’être, il n’en sort pas, ce pauvre -
Platon35 36 », dit Lacan, renvoyant à la façon dont
l’Étranger interprète Parménide dans le Sophiste. Et,
à propos d’Aristote : « Sa faute est d’impliquer que le
pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que
l’être pense3'. » L’ontologie, ancienne et moderne,7
du côté de la substance comme du côté du sujet, \
apparaît ainsi simplement comme une pétition de·
principe : « Le discours de l’être suppose que l’être
soit, et c’est ce qui le tient38. » Tel est exactement,
moins la dénégation de l’amusement à le dire, l’opé­
ration du Traité du non-être : Gorgias y montre que3'
l’ontologie ne tient sa position et n’occupe toute la '
scène que parce qu’elle oublie, non pas l’être, mais
qu’elle-même est un discours.

35. J. Lacan, Encore, op. cit.. p. 25.


36. /</., « La Troisième », op. cil., p. 12.
37. Id., Encore, op. cit., p. 96.
38. Ibid., p. 108, puis p. 107.
70 Jacques im Sophiste

Face à l’ontologie, la thèse sophistique et la thèse


lacanienne ne font qu’un : l’être est un effet de dire,
« un fait de dit ». C’est sur ce point, en ce position­
nement, que Lacan ne peut pas ne pas être dit
sophiste - même si, on l’a déjà senti, c’est toujours
aussi à regret que Lacan constate qu’il n’est pas
parménidéen, platonicien, aristotélicien, heideggé-
rien, philosophe. Pour expliciter la position logolo-
n gique de Lacan, on peut sans autre forme de procès
\ mettre côte à côte citation lacanienne et citation
' sophistique. L’être est un fait de dit : cela signifie
/ tout simplement qu’« il n’y a aucune réalité prédis-
f cursive. Chaque réalité se fonde et se définit d'un
discours59 ». Il faut inverser le sens du sens, qui ne
va pas de l’être au dire mais du dire à l’être - soit,
dans les termes du Traité du non-être de Gorgias
rapporté par Sextus : « Ce n’est pas le discours qui
commémore le dehors, mais le dehors qui vient
révéler le discours39 40. » Cette phrase explicite
l’énoncé emblématique de la discursivité sophis­
tique et son principe d’identité : « Celui qui dit dit
un dire41. » « Ce n’est pas le discours qui commé­
more le dehors » : le discours ne peut représenter le

39. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 33.


40. Gorgias. Traité du non-être (Sextus, VII. 85 = 82 B 3 DK), où
Sextus doxographe utilise la différence stoïcienne et sceptique entre
signe « commémoratif ». qui rappelle (parastatikon) et signe « indi­
catif », qui révèle (mênutihon).
41. Kai legei ho legôn... logon. Traité du non-être, dans la version
qu'en donne le traité anonyme Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias.
980 h 3-9 (voir mon Si Parménide, Lille, Pl.'t-Mstl, 1980, p. 540-541).
On retrouve dans I,aean un « Qui parle, parle », dans Un discours qui
ne serait pas du semblant [1971 ], Paris. Seuil. 2006. p. 146.
La présence du sophiste à notre épotpie 71

réel et il n’a pas à le faire, il ne tient pas lieu de, ne


fait pas référence à, une chose ou une idée exté­
rieures, étrangères à lui. Bref, nous ne sommes pas
dans le régime parménidéo-aristotélicien de la
communicabilité, qui va de la co-appartenance et de
l’éclosion simultanée à l’adéquation. « Mais c’est le
dehors qui devient le révélateur du discours » : si la
relation de signification existe, il faut l’inverser. Le
discours fait être, et c’est pourquoi son sens ne peut
être appréhendé qu’après coup, au vu du monde
qu’il a produit. On comprend qu’un de ces effets-
monde puisse être l’effet rhétorique sur le compor­
tement de l’auditeur, mais ce n’est qu’un de ses
effets possibles. Si l'on retrouve encore l’idée de
séduction, c’est avec un tour ontologique de plus,
qui fait toute la différence et peut servir à définir la
logologie : « Il faudrait étendre l'idée de séduction »,
écrit Jean-François Lyotard, « Ce n'est pas le desti­
nataire qui est séduit par le destinateur. Celui-ci, le
référent, le sens, n’en subissent pas moins que le
destinataire la séduction exercée12 ». Le discours
sophistique-ujest pas seulement une performance au
sens épidéictiqtie du terme, c’est de part en part un
performatif atfsens austinien du terme - How to do
things with words : il est démiurgique, il fabrique le
monde, il le fait advenir, y compris (nous y revien- 42

42. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Éd. de Minuit,


1983. § 118. J'étends cette phrase, magnifique, hors du genre de
discours dont elle relève ; en effet, il s'agit dans le contexte seulement
de la manière dont un genre de discours et son enjeu déterminent les
enchaînements entre phrases: « Un genre de discours exerce une
séduction sur un univers de phrases. »
72 J acques le S ophiste

drons pour poursuivre l’explicitation de Γ« autre


statut ») comme polis et politique. Puisque le dehors
n’est, comme l’être de Parménide entendu par
Gorgias, saisissable, structuré, existant qu’au fur et
à mesure de sa création discursive, alors le dehors
fournit nécessairement en retour des indications sur
le dire qui l’a construit. Le dehors se fait le « révé­
lateur » du discours, au sens où ce qui advient
accomplit le discours, comble la prédiction qu’il
constitue. Ce qui advient, quoi qu’il advienne ; car
quoi qu’il advienne, une chose ou son contraire,
l’oracle et le rêve auront toujours raison. Ce n’est pas
là une affaire de destin, c’est simplement une affaire
de logos : que le fils tue son père, cela se fait qu’il le
tue ou qu’il ne le tue pas, Freud nous l’a enseigné à
travers l’histoire d’Œdipe. C’est d’ailleurs pourquoi
les sophistes ne sont pas des devins, si l’on s’ima­
gine qu’un devin déduit de certains signes le savoir
de ce qui est déjà écrit ; mais ce sont des devins, si
l’on comprend que les devins, ou les thérapeutes,
font jouer la force du dire pour induire un nouvel
I état et une nouvelle perception du monde, lisibles
* dans la clarté de l’après-coup. Où l’on retrouve le
l fait comme fixion, minorant la vérité comme elle le
mérite : il n’y a que des interprétations et des inter­
prétations d’interprétations.

Disparaît l’objet subsistant et substantiel, au


profit de l’effet et de l’efficacité de cet effet : l’objet
a, c’est « l’objet dont justement il n’y a pas d’idée »
- « cela justifie les réserves [...] à l’endroit du préso-
cratisme de Platon ». De même, « le symbolique,
La présence du sophiste à notre époque 73

l’imaginaire et le réel, c’est l’énoncé de ce qui opère


effectivement dans votre parole, quand vous vous
situez du discours analytique, quand, analyste, vous
l’êtes. Mais ils n’émergent, ces termes, vraiment que
pour et par ce discours4'5 ». Ainsi la « réalité », le
« dehors », l’être en un mot, loin d’être antérieur, se
conforme, toujours dans l’après-coup, au discours
qui en a effectué la prédiction, et il tient son exis­
tence, comme l’étant de Parménide ou comme l’Hé­
lène de Gorgias et d’Euripide, cette concrétioji_féti-
chisée de souffle, seulement d’avoir été discouny.
Une série de propositions négatives s’ensuit, qui
affectent de naïveté les discours scientifiques tradi­
tionnels. Par exemple, la « cosmologie » : « Est-ce
qu’il n’y a pas dans le discours analytique de quoi
nous introduire à ceci que toute subsistance, toute
persistance du monde comme tel doit être aban­
donné43 44 » ; la « physique » : « En quoi cette nouvelle
science concerne-t-elle le réel ? », et, dans le même
sac aristotélicien, le « behaviourisme » ; enfin,
« l’histoire » qu’on peut extrapoler de « l’histoire du
christianisme », où « il n’y a pas un seul fait qui ne
puisse être contesté », et où toute la vérité est d’être
« dit-mention, la mention du dit ». Cette série de
négations culmine dans la formule : « Il n’y ajaas de
langage de l’être », et Lacan peut enfin désamorcer
la proposition ontologique fondamentale en Pâffec-
tant d’un indice d’énonciation, qui caractérise
comme nous savons la procédure doxographique :

43. J. Lacan, « La Troisième », op. cil., p. 15.


44. «.. Encore, op. cit., p. 43, puis 96 et 97.
74 J acques ie S ophiste

« L’être est, comme on dit, et le non-être n’est pas. »


On conclura sur la puissance de la logologie elle-
même : « Je me distingue du langage de l’être. Cela
implique qu’il puisse y avoir fiction de mot. Je veux
dire à partir du mot4'1. »
Que l’être soit un fait de dit invite à prendre des
Î précautions en ce qui concerne la signification. La
précaution élémentaire est de « distinguer la dimen­
sion du signifiant ». « Distinguer la dimension du
signifiant ne prend relief que de poser que ce que
vous entendez, au sens auditif du terme, n’a avec ce
que ça signifie, aucun rapport45 46 47. » Et de même que
la logologie ne procède pas de l’être au dire mais du
dire à l’être, on n’ira pas du signifié au signifiant,
mais à l’inverse : « Le signifié, ce n’est pas ce qu’on
entend. Ce qu’on entend, c’est le signifiant. Le
signifié, c’est l’effet du signifiant. » La fiction de mot
signe la rupture avec la philosophie (« Comment
vous sortir de la tête l’emploi philosophique de mes
termes, c’est-à-dire leur emploi ordurier4' ? »), donc
la nouvelle situation du discours (dans les sons et
dans l’écriture homonymique-de l’homonymie) et de
la pensée (« dans les peàucier^ du front », comme
y chez le hérisson). La psychanalyse, s’appuyant sur
i l’autonomie d’un discours défini comme son, fait
bruire le signifiant - ce pourquoi Lacan lacanise,
comme Gorgias, ses contemporains le disaient avec

45. J. Lacan, Encore, op. rit., p. 107.


46. Ibid., p. 31, puis p. 34.
47. ld., « La Troisième », op. riL, p. 14.
La présence du sophiste à notre époque 75

non moins d’hainamoration, gorgianise48. Ici tout se


précipite^x)uj)lütôt tout se tient, que nous repren­
drons brin à bjia.
J’en conclus provisoirement que psychanalyse et
sophistique occupent la même position par rapport à
la philosophie. Alain Badiou nomme cette position
« antiphilosophie », mais il conteste l’équivalence
entre l’antiphilosophie du sophiste et celle de Lacan,
au moins dans l’un de ses premiers glands textes sur
« Lacan et Platon49 50 ». J’aimerais m’y arrêter un
instant.
« 11 s’agit de savoir, une bonne fois pour toutes,
demande Badiou, si l’antiphilosophie dont Lacan se
réclame est à nos yeux, nécessairement, une figure
sophistique50. » Tout se joue pour moi (le tour philo­
sophique est joué) à l’instant d’avant, du moment où
Badiou définit la sophistique comme organisée
autour de l’énoncé « il n’existe aucune vérité » :
« L’adversaire immémorial du philosophe se nomme
le sophiste ; et il se reconnaît à ceci qu’en tout point
semblable au philosophe, armé de la même rhéto­
rique, puisant aux mêmes références, il n’en orga­
nise pas moins son propos autour de l’énoncé “il
n’existe aucune vérité”. » Je conteste que tel soit

48. Philostrate, Epistulae 73 (= 82 À 35 DK). Voir supra, p. 54 ;


infra, p. 91 -95 ; p. 172.
49. Alain Badiou, « Lacan et Platon : le mathème est-il une
idée ? », Lacan avec les philosophes, Jacques Derrida (sous la dir. de),
Paris, Albin Michel, 1991, p. 135-154.
50. En attendant la République : « Le symptôme Platon vaut
universellement pour ce qui est de la position de nos contemporains
à l’égard de la philosophie » (ibid., p. 136).
76 J acques i£ S oi- histe

l’énoncé princeps de la sophistique. Le sophiste sait


' qu’urucontre-torpilleur est d’abord et avant tout un
torpillefir. Ce sont les philosophes, de Sextus Empi-
ricusa Heidegger, qui le font passer pour un scep­
tique inconséquent, affirmant contre le scepticisme
l’impossible « vérité sceptique » qu’il n’y a pas de
/ vérité. La position du sophiste n’est pas quant à la
j vérité, mais quant au discours : l’être, la vérité si l’on
( y tient, est un effet de dire. C’est autour de « celui
qui dit dit un dire » qu’il organise son propos, non
pas affirmatif mais nul par soi, tautologique sauf à
se déployer en syntaxe ou en grammaire, tout proche
d’un geste soustractif comme le den qui marque l’in­
vention de signifiant51. Car, comme avec le den, ce
dont il s’agit en cette phrase-clef est de l’ordre du
temps, inscription du temps dans le logos qui vient,
dans le dis-cours chaîne.
À partir de quoi, les trois thèses capitales de
Lacan sur la vérité importent au philosophe et
signent son point de vue, mais elles ne marquent
aucune différence de fond d’avec la sophistique.
Rappelons-les telles qu’Alain Badiou les forujtde:
1. « Il y a de la vérité, thèse par quoi Lacan congédie
l’axiome de la sophistique » 2. « Une vérité-'ést
toujours pour part en reste de ce qui s’en dit, ne
pouvant [...] qu’être mi-dite. Par où Lacan, quelle
que soit l’importance accordée au langage, congédie
toute équivalence entre la pensée et la ressource
langagière comme telle » 3. « Il n’y a pas de critère

51. Voir infra, cinquième partie.


Ui présence du sophiste à noire époque 77

de la vérité. Car la vérité est moins un jugement «


qu’une opération. » Il n’y a là de mon point de vue
nulle contre-indication par rapport à la sophistique
ou à ce que je Actionne comme tel. Mettons qu’il y
ait de la vérité, du plus vrai pour, et qu’on puisse
produire assez de vérité pour... La vérité est un mot
dont un sophiste comme un psychanalyste se sert, et 1
ce qui d’elle reste mi-dit fait toucher au réel de
lalangue, quelle qu’elle soit, en prise sur quelque
trou du souffleur. C’est d’ailleurs aussi ce qui peut )
arriver de mieux au mathème, qui se trouve logé à la J
même enseigne.
Il n’est donc pas question d’embarquer, de se
laisser embarquer : « Ce par quoi la vérité signe son
excès sur les ressources du dire, rien ne s’oppose à ce
que nous l’appelions l’être, l’être en tant qu’être, que
Lacan distingue avec constance du réel »... Et encore
moins embarquer jusqu’à bon port : « Comment ne
pas reconnaître, dans cet être qui fait surprise, ce que
j’appelle l’événement, d’où s’origine toute vérité sur
l’être singulier, ou être en situation^2 ? »
J’aimerais tenter une définition commune réorga­
nisant les éléments proposés par Alain Badiou qui
conviendrait à l’antiphilosophie de Lacan-et-de-la-
sophistique : plus que la vérité, le sens (ses néga- /
tions et privations multiples, non-sens et ab-sens), ♦
et plus que le sens, le discours, c’est-à-dire les effets J
de discours. Vérité, sens, effet, on trouve toujours
une citation qui convient : 52

52. Alain Badiou, « Lacan et Platon : le mathème est-il une


idée ? », Lacan avec les philosophes, op. cit., p. 137.
78 J acques le S ophiste

Ce n’est pas parce que le sens de leur interprétation


a eu des effets que les analystes sont dans le vrai,
puisque même serait-elle juste, ses effets sont incal­
{ culables. Elle ne témoigne de nul savoir, puisqu’à le
prendre dans sa définition classique, le savoir s’as­
sure d’une possible prévision.
Ce qu’ils ont à savoir, c’est qu’il y en a un de savoir
qui ne calcule pas, mais qui n’en travaille pas moins
pour la jouissance53.
Je résumerai donc les choses ainsi : les deux
points de cohésion quant à la technique discursive
entre sophistique et psychanalyse lacanienne sont
la performance et l’homonymie. D’une part : « qu’on
dise », l’insistance sur l’acte de langage et ce qui
I s’ensuit comme effet-monde. D’autre part : la force
du signifiant, liée à l’équivoque, l’ambiguïté, l’ho­

t monymie. Elles sont nouées l’une à l’autre comme


des dit-mensions inséparables. À elles deux, elles^
en font voir des vertes et des pas mûres, play Old
Harry, aux deux fétiches qu’Austin désignait àdaii»
son essai : le fétiche vérité / fausseté et le fétiche
valeur / fait. Dans le cas de la performance comme
dans celui de l'homonymie, c’est Aristote qui opère
^ le refoulement, le long détour aristotélicien.

53. J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », op.


Troisième partie

Le logos-pharmakon

Ce qui s'est imposé, c'est que


- Freud ne déconne pas.
Jacques Lacan,
L'Envers de la psychanalyse [1970|

Parler / payer : un cabinet sur l’agora


Le premier effet du discours rapporté à lui-même,
c’est-à-dire délié de la référence, est d’être une
drogue, qui soigne / empoisonne. Le logos, c’est du
pharmakon.
De la sophistique à la psychanalyse, la ressem­
blance extérieure n’est que trop frappante. Le plus
scandaleux, aux yeux de la philosophie comme de
l’opinion publique, est que sophistes ou psychana­
lystes vendent, et toujours trop cher, leur savoir-faire
discursif. Ils monnayent, comme les « putains » à
qui les compare le Socrate de Xénophon, ce qui ne
devrait pas l’être et qui, à l’être, devient tout autre :
non plus sagesse et vérité, mais habileté et opportu­
nisme, bref tekhnê. En langage aristophanesque,
c’est « une race de ventrelangues omnicapables »,
panourgon egglôtogastêrôn genos1.

1. Aristophane, Les Oiseaux, v. 1696.


80 J acques le S ophiste

t
L’argent sert à deux ehoses bien distinctes, mais
qui se rejoignent. D’une part, il sert à prouver que le
logos sophistique / analytique sert à quelque chose.
Si on paye, c’est que cela en vaut la peine. Le paie­
ment et l’efficacité se garantissent l’un l’autre, c’est
facile à comprendre — « Il y a en somme un black-out
sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes.
C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque
nous savons qu’on les payait très cher, comme les
psychanalystes2. » On retrouve là toutes les histoires
du misthos de Protagoras par exemple, qui se faisait
payer quoi qu’il arrive3. On paye un médecin, un
avocat, un professeur, parce qu’on a besoin d’eux,
comme il arrive qu’on paye pour prendre plaisir.
D’autre part, l’argent garantit en même temps
qu’il ne peut pas s’agir de vérité, impayable dans
tous les sens du terme. On ne paye par principe
platonico-kantien ni la vérité ni la vertu ni l’amour,
bien trop précieux pour ça. L’argent est le symptôme

i que ce n’est pas d’eux qu’il s’agit - « je te demande


de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas
ça ». Quand un philosophe se fait payer une confé-

2. Jacques Lacan, « Mon enseignement, sa nature et ses fins »


[1968], in Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, cité par Elisabete
Thamer, p. 287 de sa thèse.
3. Voir ainsi, outre Platon, Diogène tierce (ΓΧ, 56 = 80 A 1 DK)
pour le différend avec son élève Euathle qui refusait de le payer, et le
diagnostic de Philostrate ( Vies des Sophistes, 1, X, 1 = 80 A 2 DK) :
« Il fut le premier à avoir l'idée de se faire payer pour ses séances^,
le premier à transmettre la chose aux Grecs, ce qui n’est pas à dédai­
gner, car ce à quoi nous nous appliquons moyennant finance, rtoua
nous y attachons bien plus qu’aux choses gratuites. »
Le logos-pharmakon 81

rence, c’est en tant que conférencier et non en tant


que philosophe qu’il reçoit l’argent.
L’argent est donc réellement le symptôme d’une
pratique analogue, non philosophique, du discours,
et l’on observerait un ensemble de stratégies qui
condamnent sophistes el-psyckatudystes au rôle
d’objet a, à la fois « chiure de moucfte » et « sujet
supposé savoir ». C’est la marque de leur-différence
d’avec Socrate, car un objet a ne boit 'pas la cigi
L’une des vertus majeures de l’argent est deprôuver
la disjonction entre le logos de la psychanalyse et de
la sophistique et le logos philosophique, même si
Lacan palpite. Il n’y a guère que l’argent pour » X
neutraliser la vérité, pour le meilleur et pour le pire.
Et, côté sagesse, pour neutraliser le transfert et faire
en sorte d’émanciper le jour venu - « N’est-ce pas
la responsabilité que leur transfert comporte, que
nous neutralisons en la faisant équivaloir au signi­
fiant le plus annihilant qui soit de toute signification,
à savoir l’argent4. »
Le premier cabinet aura donc été ouvert sur
l’agora par Antiphon le sophiste, que Jean-Paul
Dumont, dans sa toute première traduction des
sophistes, désignait déjà comme « l’inventeur de la
psychanalyse5 » :
Antiphon a composé en plus de la poésie un art du
déchagrin [tekhnê alupias] comme la thérapie en

4. « Séminaire sur “La lettre volée” » [1966], in Écrits, Paris.


Seuil, 1966, p. 37, cité par E. Thamer.
5. Jean-Paul Dumont, Les Sophistes, fragments et témoignages,
Paris, PüF, coll. « Sur - Les grands textes », 1969.
82 J acques le S ophiste

usage chez les médecins pour les malades. Il installa


un cabinet [oikêma ti] près de l’agora à Corinthe, et
sur la plaque inscrivit [proegraphen] qu’il pouvait
soigner ceux qui souffrent [toiw lupomenous, les
chagrinés, les affligés] rien qu’avec des mots [dia
logôn iherapeueiri] et que, par la prise de conscience
des causes \punthanomenos tas aidas], il réconforte­
rait les fatigués en les exhortant par la parole \j>are-
rnutheito tous kamnontas6],
Lucien l’appelle P« hypocrite des rêves » :
L’île des Rêves est près des deux temples d’illusion
(Apatê) et de Vérité. Là se trouvent leur enceinte
sacrée et l’oracle à la tête duquel se trouve Antiphon
qui prophétise, le déehiffreur de rêves (hupokritês :
celui qui répond / celui qui feint) à qui Sommeil
accorda cet honneur7.
Désignons donc ce type de pratique discursive du
nom de logos-pharmakon, et entendons que lephar-
makon n’est pas lié à la vérité, mais à l’interpréta­
tion.
Ici, le dictionnaire mérite le détour. Un phar-
makon, Derrida nous y a habitués, est un remède /
poison. Ses équivalents, à suivre le Greek-English
Lexicon, sont: A. 1.drogue, bonne ou nocive;
2. remède, médecine; 3. potion enchantée, philtre;
4. poison ; 5. lessive / B. 1. en général, remède, trai­
tement ; 2. moyen de produire qqch. / C. Teinture,
peinture, couleur / D. Réactif chimique utilisé pour

6. Plutarque, Vies des dix orateurs, I, 833 c (= Antiphon. 87 A 6


DK).
7. Lucien, Histoire véritable, II, 33 (= Antiphon, 87 A 7 DK).
L·. logos-pharmakon 83

tanner. Le logos comme pharmakon : « le discours


comme remède », « le langage comme drogue », « le
rapport comme poison », « la définition comme
charmé », « le mot comme colorant », « le terme
comme tanin?» et « le raisonnement comme
lessive », on devrait se donner un instant le droit
rigolard de tout entendre.
« Je fonde, disait Lacan le 21 juin 1964, l’École
française de psychanalyse8. » « Nous constituerons
trois sections », poursuivait-il, et il les intitulait
respectivement : 1. Section de psychanalyse pure »
- rien d’autre que la psychanalyse didactique,
2. « Section de psychanalyse appliquée, ce qui veut
dire de thérapeutique et de clinique médicale », et
3. « Section de recensement du champ freudien ».
La première fait le lien entre la performance épidic^)
tique des séminaires et les demandes d’arialyse
(« chasseur de jeunes gens riches », dit donc Platon
du sophiste). La seconde intéresse le pharmakon :
elle vaut déclaration, sans flbn-flpn, que la théra­
peutique n’est pas hors champ. La psychanalyse,
qu’elle serve ou non de « paratonnerre » dans un
« aujourd’hui » qui dure, s’est « d’abord distinguée
de donner accès à la notion de guérison en son
domaine, à savoir : rendre leurs sens aux symptômes,
donner place au désir qu’ils masquent, rectifier sous
un mode exemplaire l’appréhension d’une relation
privilégiée9 ». La condition est de nouveauté freu-

8. J. Lacan, « Acte de fondation », in Autres Écrits, op. cit.. p. 229.


9. Ibid., p. 239.
84 J acques le S ophiste

dienne : qu’on reconnaisse le sujet de l’inconscient


(symptôme, désir, transfert) ; mais l’effet : qu’on
atteigne fieux qui parlent par ce qu’ils disent au-delà
ou en deçà lie ce qu’ils disent et que la parole, dans
un complexe parler-entendre, fasse effet thérapeu­
tique, est vieux comme l’homme, vieux comme le
rapport de l’homme au logos. L’étonnant, c’est qu’« il
y ait réponse » à la demande de guérisop, « et que de
tout temps la médecine ait fait mducne par des
mots10».
Le pharmakon de la talking cure est précisément
Î à l’antique articulation de la rhétorique et de la
magie. Freud le sait, qui place d’emblée l’entretien
malade-médecin sous le chef de l’influence :
Dans le traitement analytique, il ne s’agit de rien
d’autre que d’échange de paroles entre l’analysé et le
médecin. Le patient parle, raconte ses expériences
passées et impressions présentes, avoue ses désirs et
troubles sentimentaux. Le médecin entend, cherche à
diriger les associations d’idées du patient, admoneste,
pousse son attention dans certaines directions ; lui
donne des clarifications et observe les réactions de
compréhension ou de refus, avec lesquelles il remonte
à la maladie. [...] Les paroles étaient originairement
magiques et la parole a conservé encore aujourd’hui
beaucoup de son ancien pouvoir magique. Par le biais
des paroles un homme peut rendre heureux un autre
homme ou l’amener au désespoir, par le biais des
paroles le professeur peut transférer sa connaissance
aux élèves, par le biais des paroles l’orateur entraîne

10.J. Lacan, «Télévision» [1973], in Autres Écrits, op. cil..


Le logos-pharmakon 85

l’assemblée d’auditeurs avec lui et détermine leurs


jugements et décisions. Les paroles provoquent des
affects et sont le moyen général pour influencer les
hommes les uns par rapport aux autres11.
Gorgias décrit les mêmes phénomènes sous le (
chef générique de « poésie », art du faiseur)
La poésie tout entière, je la considère et la définis
comme un discoursjiyant mesure. Survient en ceux
qui l’écoutent le frisson qui transit de peur, la pitié
qui abonde en larmes, et l’âme éprouve, devant des
bonheurs et des revers qui sont le fait d’actions et de
corps étrangers, par l’entremise des discours une
passion qui lui est propre. Les incantations que les
dieux inspirent viennent à travers les mots du discours
conduire le plaisir, éconduire la peine ; car la puissance
de l’incantation, pénétrant l’opinion de l’âme, l’attire,
la persuade, la transforme par magie. On a découvert
des arts doubles, de sorcellerie et de magie, capables
d’être des erreurs de l’âme et des illusions de l’opi­
nion. Tant il y en a qui ont persuadé et persuadent,
tant de gens et de tant de choses, en fabriquant un
discours faux12.
L’intérêt de la séquence pharmakon-magie-rhéXo-
rique, présente dans l'Éloge d’Hélène, est qu’elle est
vectorisée par la puissance, non pas seulement de
produire des affects sur l’autre, de soigner et

11. Sigmund Freud, « Vorlesungen zur Einfiihmng in die Psychoa­


nalyse » [1916-1917], GW XI, p. 10, traduit et commenté par
E. Thanier, p. 46 de sa thèse (je souligne).
12. Gorgias, Éloge d’Hélène (82 B 11 DK), § 9-11 (je souligne).
J’en donne une traduction complète dans Voir Hélène en toute femme,
d’Homère à Lacan, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond (Seuil),
2000, p. 78-81.
86 J acques i . e S ophiste

persuader, mais de produire des objets nouveaux


comme Hélène (effet-monde) et, en même temps ou
par là, de jouir et faire jouir (poésie). C’est en cela
que le pharmakon excède la rhétorique, telle du
moins que la philosophie la pense d’ordinaire.
Je voudrais suivre un moment le fil du logos-phar-
makon dans sa pêlotejgrecque, pour voir comment il
noue l’âme aù corps et comment il noue cet
ensemble âme-corps au coips politique, à la cité
comme organisme ou organisation, ce qui ne
manquera pas d’être instructif par rapport au chan­
gement d’époque, et aux réticences ou aux absences
lacaniennes.

La voix de la / une femme


a Le texte clef de la médecine analogique de l’âme
1 et du corps, psychosomatisation de la parole, se
trouve dans YÉloge d’Hélène de Gorgias. C’est lui
qui sert de matrice à toutes les réfections ultérieures,
en particulier à celle de Platon. Mais le mot de phar­
makon est déjà lié par Homère lui-même à Hélène
aux bras blancs, hainamorée entre toutes les
( femmes, cause du désir par excellence. Sans cette
1 scène magnifique qui court sous tous les palimp­

sestes, on n’entendrait pas suffisamment ni Gorgias


ni, peut-être, Encore, et c’est pourquoi je commen­
cerai par là.
Dans P Odyssée, la guerre est finie, Troie est
détruite, des milliers de guerriers venus de toutes
les parties de la Grèce sont morts, Hélène est de
!/· logos-pliarmakon 87

retour à Sparte avec son mari. Ménélas ne l’a pas


tuéef'H ne s’est pas vengé, nous sommes dans le
conjugo, avec la bourgeoise. Bonne maîtresse de
maison, elle commande les servantes et fait préparer
le dîner. Surviennent des hôtes inattendus, dont
Télémaque, parti à la recherche de son père puis-
qu’Ulysse est le seul des rois grecs survivants à ne
pas connaître encore le jour du retour. Or, c’est le
jour du mariage d’un desjeqfants de Ménélas et
d’Hélène, Télémaque pleurniche et ses pleurs vont
gâcheî le dîner. Alors, Hélène a une idée : elle
appointe un pharmakon qu’elle a ramené d’Égypte, à
mettre dans le vin pour que tous ceux qui boivent
soient guéris de leur tristesse et puissent, sous leurs
yeux, voir assassiner leur père et leurs frères sans
pleurer. Ce pharmakon nepenthes takholon, « qui
dissipe la douleur et la colère », sert, est-il dit, à se
laisser aller au plaisir des discours (muthois
terpesthe : « jouissez des récits »). Il y va donc d’un
pharmakon premier, dont l’effet est de rendre
possible la jouissance discursive.
Hélène verse le pharmakon, tout le monde boit,
on parle et tout le monde prend plaisir. Voici la
scène :
Mais la fille de Zeus, Hélène, eut son dessein.
Soudain, elle jeta une drogue [pharmakon] au cratère
où l’on puisait à boire : cette drogue, calmant la
douleur, la colère, dissolvait tous les maux ; une dose
au cratère empêchait tout le jour quiconque en avait
bu de verser une larme, quand bien même il aurait
perdu ses père et mère, quand, de ses propres yeux, il
88 J acques ij : S ophiste

aurait devait lui vu tomber sous le bronze un frère,


un fils âîné/ Remède ingénieux \pharmaka mêtioenta
eslhla\ïtlont la fille de Zeus avait eu le cadeau de la
femme de Thon, Polydamna d’Égypte : la gl élite en ce
pays produit avec le blé mille simple? divers
[pleista... pharmaka] ; les uns sont des poisons [polla
de lugra], les autres des remèdes [polla men esthla
memeigmena], pays de médecins, les plus savants du
monde...
l’Hélène eut jeté sa drogue et fait
rit emplir les
elle prit à nouveau la parole et leur dit :
'Ce soir, dînez bien installés dans la salle et
jouissez des discours [muthois terpesthe]. Je vais vous
raconter des choses ressemblantes / vraisemblables/
appropriées [eoikota katalexô13].
Elle raconte alors comment elle a reconnu Ulysse
quand il a pénétré dans Troie déguisé en mendiant
et qu’elle ne l’a pas dénoncé, se réjouissant même
en son cœur de l’entendre massacrer quelques
Troyens, toute au regret d’avoir quitté sa fille et son
mari - il y aurait beaucoup à dire sur cette scène de
ruse et de duplicité redoublées. Puis Ménélas prend
la parole : « Ah, comme en tout cela, ma femme, tu
dis juste. » Et d’en rajouter pour dire les hauts faits
d’Ulysse : « Sachez ce qu’entreprit, ce que fit réussir
1/énergie d’Ulysse ! Dans le cheval de bois, nous
gîtions tous, les meilleurs, qui portions aux Troyens
la mort et le meurtre. » Le cheval de bois, dans
lequel les guerriers grecs se sont cachés, a été rentré

13. Homère, Odyssée, IV, 221-290. Je cite ici, avec très peu de
modifications, la traduction de Victor Bérard, belle malgré tout, dans
L'Odyssée * Poésie homérique », Paris, Les Belles Lettres, 1972. t. I,
p. 83-86.
Le logos-pharmakon 89

dans la ville, il est à l’intérieui/de Troie où Hélène


vit depuis dix ans et où elle â épousé successive­
ment Paris et, quand Pâris a été tué, son frère
Déiphobe. Je cite, et je glose en italiques :
Mais alors, tu survins^ΐOf, dit Ménélas en parlant à
Hélène, en cet endroit quelque dieu t’amenait pour
fournir aux Troyens une chance de gloire, [sur tes pas,
Déiphobe allait beau comme un Dieu] — athetèse, car
pourquoi Ménélas rappellerait-il « par combien de bras
Hélène avait passé avant de lui être rendue », note
Bérard qui a le sensdgs convenarwes - et par trois fois
tu fis le tour de l’embuscade creuse en la touchant tout
autour. Tu appelaSTnom parndm, les meilleurs des
Danaéens, [rendant ta voix semblable à celle des
épouses de chaque Argien] — athétèse unanime —
... Moi, le fils de Tydée et le divin Ulysse, assis au
milieu, nous t’entendions crier; tous les deux, nous
n’en pouvions plus de désir, nous nous élancions pour
sortir, mais Ulysse nous retint et mata notre envie14.
Voyez la situation complexe : Hélène, quoi qu’elle
ait prétendu juste avant, est en train de trahir les
guerriers grecs, parmi lesquels Ulysse et Ménélas,
son époux aujourd’hui retrouvé. Et c’est lui qui
raconte aujourd’hui l’histoire. Elle se doutait qu’ils
étaient dans la machine-cheval, elle voulait qu’ils se
trahissentr^Eu pour qu’ils se trahissent, elle les a
rendus éperdus de désir - raconte-t-il donc - en
imitant, pbùr chacun d’eux, la voix de la femme qu’il
n’avait pas vue depuis dix ans. Elle appelle alors
chacun d’eux par son nom, elle dit « Ajax » avec la

14. Homère. Odyssée, op. ciL, v. 273-284, p. 88 : les crochets sont


de Bérard, et mes italiques rendent compte de ses nol
90 J acques le S ophiste

voix de la femme d’Ajax, « Ulysse » avec la voix de


Pénélope, et « Ménélas » avec sa propre voix
d’Hélène. Évidemment, « l’imitation des voix est
impossible, tout à fait ridicule » dit le scoliaste ;
« quant au vers 279, il est pleinement incompré­
hensible : comment Hélène pourrait-elle imiter la
voix de chacune des reines achéennes, et pour
quelle raison1 ’ ? » se demande Bérard 'et Jaccottet,
qui a pourtant lu Freud et Lacan, pèaufibe : «Ce
J vers, qui a paru suspect à plus d’un Critique, peut
Λ simplement s’entendre qu’Hélène parle grec, et non
' troyen15 16 »...
J’en retiens pour ma part, ravie par tant de déné-
yJ gâtions, que le phannakon égyptien ouvre à la
compréhension de la voix comme pharmakon,
\ remède-poison, par excellence. L’objet du désir, c’est
la voix don juane qui appelle chaque homme par son
nom, un par un : « La voix est libre, si je puis dire,
libre d’être autre chose que substance17.» J’en
[ déduis qu’Hélène est l’équivalent général de toutes
les femmes, que c’est la / une femme. Tel est le texte
homérique, première couche de tous les palimp­
sestes. Il noue femme et drogue discursive - et
même la / une femme, voix et signifiant. C’est un bon
' début pour une fin lacanienne.

15. Homère, Odyssée, op. cit., note 1, p. 88.


16. Homère, Odyssée, traduction de P. Jacottet, Paris. Maspéro,
1982, p. 65, note 7.
17. J. Lacan, « I-a Troisième » 11974], T Congrès de l'École Freu­
dienne de Paris à Rome, conférence parue dans les lettres de l’École
Freudienne, 1975, n° 16, p. 11.
If logos-pharmakon 91

La théorie du logos-pharmakon
Rien d’étonnant à ce que soit dans YÉloge
d'Hélène que Gorgias fasse la théorie du logos-phar­
makon. Son discours est la première performance
pharmaceutique: il soigne les Athéniens qui
commettaient l’erreur de blâmer Hélène, et produit
en parlant une nouvelle Hélène à jamais louable..
C’est pourquoi il sert d’emblème à la logoldgie: /
Revenons un instant sur les sens du mot perfor­
mance tel que je l’utilise ici. C’est la meilleure
traduction du grec ejtuieixis, par lequel j’ai proposé
de désigner les séminaires de Lacan. Epideixis est
le nom même par lequel Platon désigne le discours 1
suivi d’un Prodicos, Hippias, ou Gorgias, par oppo­
sition au dialogue par questions et réponses qu’af- J
fectionne Socrate18. Quelque chose comme une
« conférence », une « prestation », une « perfor­
mance » justement, tant l’orateur donne de sa
personne (« Les Thessaliens essayent de gorgianiser,
ils auraient critiasé si Critias était allé leur faire chez
eux une epideixis heautou sophias, une démonstra­
tion de sa sagesse19 »). Le mot est fait sur deixis,
l’acte de montrer, index tendu, mais il se différencie
du terme philosophique courant, apodeixis ou
« démonstration ». H apodeixis est l’art de montrer
« à partir de » ce qui est montré, en faisant fonds sur
lui, de « dé-montrer » : on fait en sorte que le phéno­
mène devienne objet de science, de « logique », et

18. Voir pur exemple Platon, Hippias majeur. 282 c, 286 a, Hippias
mineur. 363 c, ou Gorgias, 447 c.
19. Philostrate, Vies des Sophistes, I, 16.
92 J acques le S ophiste

qu’on y adhère. L'epideixis est l’art de montrer


« devant » et de montrer « en plus », suivant les deux
grands sens du préverbe. Montrer « devant », publi­
quement, aux yeux de tous (une epideixis peut être
ainsi le déploiement d’une armée, chez Thucydide
par exemple, ou une manifestation de foule) ; mais
aussi montrer « en plus », en montrer «plus » à
l’occasion de cette publicité : en faisant 0alâ^e d’un
objet, on se sert de ce qu’on montre centime d’un
exemple ou d’un paradigme, on le « sur-fait »
- « faire d’une mouche un éléphant » dit Lucien, qui
pratique les éloges paradoxaux. Et l’on se montre
ainsi soi-même « en plus », comme orateur de talent,
comme faiseur. Il y va donc, au sens large, d’une
« prestation », improvisée ou non, écrite ou parlée,
mais toujours rapportée à l’apparat, à l’auditeur, au
public ; et, au sens restreint, précisément codifié par
la.^b^torique d’Aristote, de l’« éloge » ou du
« blâme » qui dit le beau ou le honteux et vise le
plàisir- l’éloquence épidictique, par différence avec
l’éloquence du conseil et celle du procès. Avec la
sophistique, les deux sens de performance et d’éloge
se conjuguent et s’amplifient l’un l’autre : la plus
mémorable epideixis de Gorgias (le one man show
qui l’a rendu célèbre à Athènes), c’est une epideixis,
ΓÉloge d'Hélène, où « louant le louable et blâmant
le blâmable », il n’en a pas moins réussi à innocenter
l’infidèle que tous accusent depuis Homère. Le
supplément de deixis qu’est YepideLxis parvient ainsi
à faire virer le phénomène en son contraire, à en
faire apparaître un autre, comme un lapin du
Le logos-pliamiakon 93

chapeau : le phénomène devient l’effet de la toute-


puissance du logos.
C’est pourquoi tout éloge est aussi ou avant tout
un éloge du logos, une preuve de bien-fondé logolo-
gique :
Le discours est un grand potentat (dunastês megas)
qui, au moyen du plus petit et du plus inapparent des
corps, perforine les actes les plus divins ; car il a le
pouvoir de mettre fin à la peur, écarter la peine,
produire la joie, accroître la pitié20.
Cette définition du logos, ou plutôt de sa manière
d’opérer, est toute nouvelle. Nous ne la saisissons
bien qu’a parte post, en l’opposant à celle qui s’y
opposera et dont avec Aristote nous héritons comme
régime normal : le logos épidictique de Gorgias est
un pharmakon, le logos apodictique d’Aristote est un,
organon.
Comme pharmakon, remède / poison, pour le
meilleur et pour le pire, le logos se caractérise par
son effet :
I
Il y a le même rapport [/ogos] entre pouvoir du
discours [logos encore] et disposition de l’âme, dispo­
sitif des drogues et nature des corps : comme telle
drogue fait sortir du corps telle humeur, et que les
unes font cesser la maladie, les autres la vie, ainsi,
parmi les discours, certains chagrinent, d’autres.char­
ment, font peur, mettent l’auditoire en h^îdieWe, et
certains, par quelque mauvaise persuasiorvdroguent
l’âme et l’ensbrcellent21.
T7
20. Gorgias, Éloge d'Hélène, § 8.
21 .Ibid.. § 14.
94 J acques le S ophiste

Comme organon en revanche, le langage est l'ins­


t trument / organe propre de l'homme, qui lui sert à
déployer, à démontrer la chose à partir d’elle-même ;
il culmine, non dans Pépidictique rhétorique, mais
dans la phénoméno-logie et Papodictique logique.
D’un côté donc, le pouvoir et l’effet, de l’autre, le
dévoilement et l’adéquation.
L’analogie fondatrice (logos encore, au sens
mathématique de « proportion ») est ainsi celle que
Gorgias pose dans Y Éloge d'Hélène. On l’allège, par
raccourci, en métaphore : le logos est le pharmakon
de Pâme. On l’écrit :
pouvoir du logos dispositif des drogues
disposition de l’âme nature des corps
Dans le logos-organon, devenu maître, les mots
sont des stimuli substitutifs, qu’on utilise au lieu des
choses, par convention et convenance (« puisqu’il
n’est pas possible d’apporter quand on parle les
choses elles-mêmes, mais qu’au lieu des choses nous
devons nous servir de leurs noms comme de
symboles22 »). Dans le logos-pharmakon, en
revanche, les mots sont, non pas des stimuli substi­
tutifs, mais les seuls stimuli, efficaces sur Pâme au
même titre que les remèdes sont efficaces sur les
corps. Ce sont les mots, et non les choses sous les
mots, qui transforment nos dispositions : les mots à
eux seuls produisent des réorganisations d’âmes.
D’une idée du discours à l’autre, change évidem­
ment l’accent mis sur la matérialité du mot, comme

22. Aristote, Réfiitations sophistiques, 165 a 6-8.


Le logos-pharmakon 95

son, comme signifiant, à soi seul déjà efficace.


Goygias « gorgianise », dit Philostrate, il invente et
ébruite les figures de la lexis, du prononcé, redou­
blements reprises retournementscorrespondances
antithèses balancements homëotéléutes, impacts du
pharmakon qu’on verse dans Pâme par les oreilles2,5
— de la langue à haute voix, un genre de lalangue au
plus près du gongorisme et du lacanisme. Ce motif
sonore relève d’une rhétorique qui tient au temps et
que la philosophie ne subjugue pas. L’incantation et
la mélopée du pharmakon résistent aux figures et
aux tropes, on retrouvera cette rhétorique anti-aris­
totélicienne comme échappée signifiante au large du
sens, et on la retrouvera ab-aristotélicienne comme
jouissance. Les mots, le bruit qu’ils font, sons et
signifiants, voilà précisément ce qu’il va falloir inter­
dire. Nous reviendrons sur la manière dont Lacan
recharge en signifiant, c’est-à-dire en temps, en dis-
cursivité, les lieux ou topoi de la rhétorique aristo­
télicienne, en l’occurrence les tropes ordinaires de la
métonymie et de la métaphore fabriqués pour spatia­
liser le temps, mais qu’il réussit sans coup férir à re-
temporaliser24.

Pharmacie, politique et semblant


Les Grecs, avant les Modernes, n’ont cessé de
travailler le rapport entre la scène du corps propre et
de l’organisme individuel et la scène de l’autre orga- 23

23. Philostrale. Vies des Sophistes. 82 A 2 et 4 DK.


2t. Voir infra, p. 172-176.
% Jacques le Sophiste

nisation qu’est le corps politique. Comment le logos-


pharmakon est-il pharmakon sur une plus grande
scène ?
Les sophistes sont, Hegel le dit très simplement,
les « maîtres de la Grèce ». Maîtres en paideia
(éducation et culture, toutes sciences et sciences
humaines) et maîtres en politique (fondateurs et
législateurs, orateurs présents en tous domaines,
tribunal, conseil, grandes occasions épidictiques).
Leur pharmacie ne s’arrête évidemment pas à la
personne. L’éloge lui-même se fait remarquer comme
un moment d’invention politique, qui sert à faire
passer de la communion dans les valeurs de la
communauté (y compris la communion dans les
valeurs partagées de la langue, via le sens des mots
et des métaphores, comme le souligne Nietzsche) à
la création d’objets et de valeurs nouveaux qui font
{bouger le consensus.
Les deux premiers paragraphes de l'Éloge
d'Hélène témoignent de ce passage et commencent à
le produire. Je ne vais pas en reprendre toute l’ana­
lyse, juste l’esquisser en les citant :
(1) Ordre, pour la cité, est l’excellence de ses
hommes, pour le corps, la beauté, pour l’âme, la
sagesse, pour la chose qu’on fait, la valeur, pour le
discours, la vérité. Leur contraire est désordre.
Homme, femme, discours, œuvre, cité, chose, il faut,
à ce qui est digne d’éloge, faire l’honneur d’un éloge,
à ce qui en est indigne, appliquer un blâme ; car
blâmer le louable ou louer le blâmable est d’une égale
erreur et d’une égale ignorance.
Le logos-pharmakon 97

(2) C’est au même homme qu’il appartient de dire


avec rectitude ce qu’il faut, et de contredire <...> ...
ceux qui blâment Hélène, femme qui rassemble, en
une seule voix et en une seule âme, la croyance des
auditeurs des poètes et le bruit d’un nom qui porte
mémoire des malheurs. Moi, je veux, donnant logique
au discours, faire cesser l’accusation contre celle dont
on entend tant de mal, démontrer que les blâmeurs se
trompent, montrer la vérité et mettre fin à l’igno­
rance25.
C’est ainsi que la liturgie (kosmos, kallos, sophia,
aretê, alêtheia) ouvre, via la manière dont un « moi »
donne logismon au logos - « venez passer de l’un à
l’autre en mon discours26 » —, sur un happening qui
perforine un autre monde, avec une nouvelle Hélène,
une autre histoire de la Grèce et un nouveau rapport
au discours.
C’est contre ce pouvoir polilique-là que Platon et
Aristote s’insurgent chacun à leur manière. Platon
le fait très directement en complétant l’analogie
pharmaceutique de Gorgias pour mieux la démettre
comme illusoire : tout logos délié, enté sur lui-même
et non sur la vérité, est du semblant. L’analogie
devient mimétique, avec eidos, idée, et eidôlon,
fantôme, flatterie, semblant.
Le Gorgias commence par un récit pharmaceu­
tique : «Souvent j’accompagnai mon frère...»,
« longtemps je me suis levé de bonne heure... ».

25. Gorgias, Éloge d’Hélène, § 1-2.


26. Phere dê gros allon ap’ailou melastô logon, ibidem, § 9 : c’est
ainsi que Gorgias ponctue son éloge de la poésie, en attirant l'atten­
tion sur l’acte de langage en train de s’accomplir et d’opérer.
98 Jacques us Sophiste

Souvent donc Gorgias accompagnait son frère ou


d’autres médecins chez un malade qui refusait de se
laisser soigner : « Il ne voulait pas boire le phar-
makon, mais moi je le persuadais. » « J’affirme
- poursuit Gorgias - que, dans n’importe quelle cité,
si un orateur et un médecin se présentent ensemble,
et qu’il y a compétition de discours, à l’assemblée
ou dans n’importe quelle réunion, pour savoir lequel
des deux on doit choisir comme médecin, le médecin
aura l’air de rien, et l’on choisira celui qui est capable
de parler, s’il le veut2'. » Socrate construit une
contre-analogie, palimpseste de l'Éloge d'Hélène,
mais où le logos n’est plus du pharmakon, mais un
fantôme de pharmakon, un eidôlon28 comme l’Hélène
d’Euripide sur les remparts de Troie. « Pour ne pas
faire un discours long, je veux te parler comme les
géomètres, et peut-être ainsi me suivras-tu : la
cuisine est à la médecine ce que la toilette est à la
gymnastique. Mieux : la sophistique est à la législa­
tion ce que la toilette est à la gymnastique, et la
rhétorique est à la justice ce que la cuisine est à la
médecine. » On l’écrit :
AME CORPS
RÉGIME
eidôlon
eidos

REMÈDE
eidôlon Ηιόι<)ΐί(|ΐι>· cuisine eidôlon
eidos justice médecine eidos

27. Platon. Gorgias, 456 l>c.


28. Ibid., 463 d. Je cite ensuite 465 bc.
L· logos-phamiakon 99

Socrate prouve qu’il est un médecin hippocra­


tique vraiment scientifique en dédoublant l’ana­
logie : régime d’une part (la gymnastique / les lois) à
fonction structurante, remède de l’autre (la méde­
cine / la justice), à fonction réparatrice. Du coup,
c’est la rhétorique qui se trouve en position de phar­
makon au lieu de la sophistique — cette substitution
est d’ailleurs l’une des manipulations du dialogue
(Gorgias ou de la rhétorique) pour faire passer la
sophistique devenue introuvable sous le joug de la
philosophie via l’invention de la rhétoricpxe.dNous
sommes dans l’histoire longue. Mais pour l’immé­
diat, ce qui frappe comme grassement platonicien
est le dédoublement eidos-eidôlon. IJ'eidos, la forme
(législation, gymnastique, justice, médecine), vise le
bien parce qu’elle connaît. L’eidôlon, lui, est alogon
pragma, une « chose sans logos », une « pratique
sans raison29 » (magnifique et trivial usage de la
grande univocité plurielle du grec quand cela s’ap­
plique au logos lui-même - notons-le : la rhétorique
ne parle pas). Les eidôla - sophistique, toilette,
rhétorique, cuisine — relèvent de l’empirie, de la
routine (ce mot de trihê, « frottement », a une conno­
tation délibérément obscène), de la flatterie, du
semblant. Pour couper court à la prétention politique
du logos-pharmakon : la rhétorique, c’est de la
cuisine, pas de la médecine. Et le sophiste est un
semblant de philosophe-roi, à la vérité près.

29. Platon, Gorgias, oj). cil., 465 a.


1(X) Jacques i£ Sophiste

y L’intelligence lacanienne du semblant et le mi-


dire de la vérité remontent l’analogie à l’envers et
retournent Platon en doigt de gant. Mais la question
a du mal à se fermer : le philosophe-roi qui s’auto-
définit de connaître la vérité est-il meilleur guéris­
seur politique que le sophiste logologue ? Ou bien,
mes frères, dirait Nietzsche, ou bien... Tout le
monde s’affaire à compléter l’analogie, mais pas la
psychanalyse. Lacan - sans rentrer dans les polé­
miques concernant Freud — n’a pas voulu sortir du
suspens (à prononcer à l’anglaise et à la française).
C’est là que le changement d’époque fait change­
ment de statut. Il est très remarquable, mais très
normal aussi puisque transfert et homonymie sont à
la manœuvre, que chacun s’y retrouve en Lacan,
c’est-à-dire fixionne son Lacan pour en recevoir ce
qu’il s’autorise à lui demander (et je n’y fais certes
en rien exception). Un exemple, criant et donc peut-
être de mauvais goût : dans l’entretien titré « Choisis
ton Lacan » qu’iilisabeth Roudinesco et Alain
Badiou ont donné à Philosophie-Magazine de
septembre 2011, je lis que « Il ne faut jamais céder
sur son désir » est pour É. Roudinesco le fin mot de
l’éthique lacanienne ; ce qu’A. Badiou retraite en
« céder sur le communisme, c’est céder sur toute
forme de désir politique30 ». « Conservateur éclairé »,
telle sera donc la position d’ambiguïté maximale en
effet, féminisée, masculinisée, neutralisée.

30. Alain Badiou, p. 78, puis p. 79 de ce numéro de Philosophie-


Magazine.
L· logos-pharmakon 101

AU BOUT DU PALIMPSESTE :
UNE PSYCHANALYSE À L’ÉCHELLE D’UN PAYS ?
Au bout contemporain du logos-pharmakon™, je
voudrais évoquer la commission Vérité et Réconci­
liation, comme une sorte d’épiphanie politique. Elle
me servira de point de comparaison moderne pour
instruire le statut lacanien de la guérison, qu’il
convient de minorer comme la vérité.
La Commission est la clef du dispositif inventé
par l’Afrique du Sud pour éviter le bain de sang
prévisible à la fin de Y apartheid. Elle doit contribuer
à produire une nouvelle nation, rainbow people, le
peuple arc-en-ciel, un nouvel objet du monde. Or
elle est, et elle n’est que, un dispositif de parole
explicitement lié au logos-pharmakon et à la perfor­
mance discursive. Desmond Tutu et Nelson Mandela
parlent alors d’une « nouvelle Athènes ».
« Athènes » parce que la politique y est affaire de
discours ; « nouvelle », parce qu’il s’agit de créer le
« peuple arc-en-ciel » après le péché mortel de
Y apartheid, que l’idée de « barbarie » grecque dans
laquelle on ne cesse de se prendre les pieds entre
nature et culture ne suffit pas à penser. Mais
« nouvelle » aussi parce que le dispositif induit
explicitement, c’est dit et répété, une « psychana- 31

31. Je me permets de renvoyer, pour l'histoire du logos-pharmukon


entre Gorgias et Desmond Tutu (qui passe par le Gorgias de Platon,
mais aussi par Ælius Aristide et ses Discours sacrés) à Voir Hélène en
toute femme, d’Homère à Lacan, op. cil., p. 105-112.
102 Jacques le Sophiste

Pour promouvoir ce que Tutu appelle « le miracle


de la solution négociée », il faut faire appel à la
drogue douce de la parole contre la drogue dure de
la justice punitive habituellement mise en œuvre,
par Nuremberg comme par les tribunaux internatio­
naux. On ne s’étonnera donc pas d’entendre
Desmond Tutu, archevêque anglican du Cap et prix
Nobel de la paix, parler comme Gorgias :
C’est un lieu commun de traiter le langage simple­
ment comme mots et non comme actes. [...] La
Commission souhaite adopter ici un autre point de
vue. Le langage, discours et rhétorique, fait les choses
[Languuge, discourse and rhetoric, does things] : il
construit des catégories sociales, il donne des ordres,
il nous persuade, il justifie, explique, donne des
raisons, excuse. Il construit la réalité. 11 meut certains
contre d’autres52.
Il n’est pas difficile de faire le rapprochement
entre la pharmacie logique de Gorgias et les mots
d’ordre de la Commission. « Revealing is healing »,
«Révéler, c’est soigner», sur la couverture des
dossiers qu’elle instruit, « Healing our land »,
« Soigner notre pays », sur les banderoles des
séances publiques. La thérapie se déploie dans la
métaphorique un peu obsessionnelle de Y apartheid
comme maladie du corps social, avec syndromes. 32

32. Desmond Tutu, Report, III, § 124, selon la numérotation qui


figure dans la version de 1998 remise à Nelson Mandela et publiée
dans les principaux journaux. Je traduis ici un passage du rapport
qui ne figure pas dans Amnistier l'apartheid. Travaux de la commis­
sion Vérité et Réconciliation sous la présidence de Desmond Tutu. trad.
P.-J. Salazar. Paris, Seuil, 2004, auquel je renvoie.
Le logos-pharmakon 103

symptômes, blessures, antiseptiques, médicaments.


Parler, dire, tell the story, tell your story, full disclo-
sure, scandent une entreprise de soins à la fois indi­
viduels et collectifs (« personal and national
healing », « healing through truth telling » V, § 5).
Or comme c’est d’une maladie de l’âme qu'il s’agit
- c’est, somme toute, une manière courante de conce­
voir le péché (Fapartheid a fini, bien tard, par être
condamné comme péché mortel), et même le mal
depuis Socrate pour qui nul n’est méchant volontai­
rement - et puisqu’on la soigne en parlant, il y va
explicitement d’une psychanalyse à l’échelle d’un
pays qui d’ailleurs, en bon analysant, en assume le
coût. La Commission s’inscrit donc en toute
conscience dans une lignée de thérapie discursive
qui va de la sophistique à la psychanalyse, via la
catharsis.
Ce faisant, elle minore effectivement la vérité
comme elle mérite : elle ne veut pas la vérité, rien
que la vérité, toute la vérité, qu’elle soit historique,
judiciaire ou individuelle, mais il lui suffit de
produire « assez de vérité pour » construire le-
peuple arc-en-ciel, et la vérité n’est rien d’autre que
« l’ingrédient essentiel de l’antiseptique social35 ».
Cette vérité-là se définit essentiellement comme une
vérité sur le passé : il faut en savoir assez pour
partager un passé commun (que personne ne puisse
dire : « je ne savais pas »), afin de ne pas construire
du neuf sur la toxicité d’un refoulement générateur 33

33. D. Tutu, Report, op. cil., V, § 12.


104 Jacques u: Sophiste

de symptômes et de violences continuées. Force est


d’admettre que la vérité ne préexiste pas à la procé­
dure : l'apartheid lui-même n’est pas une vérité-
origine, mais une vérité-résultat, produite et fixée
dans et par l’après-coup.
Simultanément, l’effectivité du dispositif de
parole est produite par une ruse, à savoir le dispositif
d’amnistie lui-même - dont il n’est pas simple, mais
pas impossible, d’entendre le rapport avec le dispo­
sitif de la cure analytique : tout ce qui est dit ne sera
pas puni, mais seul ce qui est dit ne sera pas puni.
L’injonction est celle de la full disclosure, « tout
dire », car ce qui est dit, et seulement cela, peut être
amnistié. L’amnistie se définit comme « la vérité en
échange de la liberté », si bien que la vérité est
minorée une seconde fois : elle n’importe pas comme
telle, mais c’est une simple monnaie d’échange. Elle
n’est pas toute, mais seulement en tant qu’elle est
toute dite. L’amnistie est ainsi décollée de son
doublet grec, l’amnésie34 35. Moyennant quoi l’anam­
nèse individuelle qu’il s’agit de verser au collectif
est assimilée au récit : « La fonction narrative est
rédimante par elle-même. Elle fait [...] comme si il
y avait un dernier mot. Les récits repoussent l’évé­
nement aux confins30. »
Ce dispositif est génial en ceci qu’il ne contraint
que les demandeurs, ceux que l’insoutenable apar-

34. Les deux mots français ne font qu’un en grec, et la première


amnistie connue, celle du décret de 403 qui a suivi à Athènes la
guerre civile et la tyrannie des Trente, imposait de mê mnêsikakein, de
« ne pas rappeler les maux », sous peine de mort.
35. D. Tutu, Report, op. cil,, V, § 219.
Ije logos-pharmakon 105

theid oblige à sortir du silence et du refoulement,


mais aussi qu’il invite tout un chacun à être deman­
deur. Il ne s’agit pas de poursuivre les coupables,
conpTie dans la justice punitive, mais d’entendre des
reqiijérams. Avec, en tiers entre soi et les autres, ou
entre soi et soi-même comme un autre, la Commis­
sion dont le supposé savoir se nourrit de tout ce
qu’elle apprend par ailleurs, audition après audi­
tion ; on suppose que ce qu’on lui dit ne fait
qu’ajouter au savoir qu’elle a déjà et qui vous ferait
condamner si on ne le lui disait pas. Elle, elle ne fait
qu’entendre, et ne juge ni ne pardonne, mais elle
recommande l’amnistie. Carie seul verdict possible,
si on lui a « tout » dit, sera l’amnistie...
Est-ce parler de psychanalyse en termes trop
crus ? Voilà que story-telling et amnistie tiennent
lieu d’anamnèse et de guérison. À moins que cette
« psychanalyse à l’échelle d’un pays », avec sa phar­
macie cathartique non moins anglo-saxonne que
grecque, ne rende sensible que ce n’est pas tout à
fait ainsi qu’agit la psychanalyse, lacanienne du
moins ; et que cette étrange fin de partie montre la
difficulté qu’il y a pour la psychanalyse à rejoindre
simplement et la politique et la médecine.

UN « BÉNÉFICE DE SURCROÎT » - SI L’ON EST


ENCORE LÀ DANS LA PSYCHANALYSE
Soigner donc, un individu, un pays. Dans la ligne
de l’anti furor sanandi, la guérison, dit Freud dit
Lacan, catharsis ou pas, est un « bénéfice de
106 Jacques le Sophiste

surcroît » de la cure analytique36. C’est même, selon


l’expression de Serge Cottet, un bénéfice « latéral3' »
- après tout, la santé n’est pas si sûre, ni quant à sa
définition ni quant à la sécurité qu’elle entraîne, et
l’on risque toujours pire que le symptôme. Les
critères thérapeutiques s’évanouissent « à mesure
même qu’on y appelle une référence théorique »,
pour faire de la guérison, comme de la vérité, une
question extra-territoriale. Plus que jamais, la
« santé mentale », DSM IV à l’appui, est pour nous
tous, nos enfants et nos hôpitaux, un risque majeur.
ÿ Faire de la santé mentale la question centrale et la
finaljlé-Nde l'action, c’est peut-être le nœud du
démêlé^objectif entre psychanalyse et politique. La
politique aujourd’hui ne cesse d’afficher son rapport
à la prévention et au soin, care ou non, pour opti­
miser la performance sociale dont le bien-être indi­
viduel est une garantie. En politique, il faut aussi
diagnostiquer ce qui ne va pas, et vouloir que cela
aille mieux. Où passe la différence ? Elle tient à la
place du discours. On peut le dire sans crainte de se
tromper, il suffit de visionner le documentaire
« Sainte-Anne, hôpital psychiatrique38 » pour saisir

36. J. I.acan. « Variantes de la cure-type », in Écrits, op. cit.,


p. 324.
37. Serge Cottet, « latéralité de l’effet thérapeutique en psycha­
nalyse », Mental, 10, Qu’est-ce que la psychanalyse appliquée ? (en
ligne).
38. Documentaire d’Ilan Klipper (I,es films Grain de Sable/Arte
France, 2010), l’un des documentaires montrés et discutés lors du
festival « Vous êtes fous ! ? » proposé par l’Appel des Appels au
Cinéma des 3 Luxembourg, Paris, juin 2011.
L· logos-phannakon 107

l’horreur de l’absence de discours-pharmakon. Des


neuroleptiques, des électrochocs, des lits de conten­
tion, de pair avec une absence d’écoute, génèrent
des comportements d’infirmiers-matons et de méde­
cins terrorisé-/ terrorisants, avec des malades indi­
gnés ou hébétés en pyjamas ouverts. La science
exclut la parolé - parler pour parler, parler en pure
perte, bref le logos-pharmakon - avec toutes les
apparences de la légitimité, y compris celle démo-
craticoïde de la même chose pour tous. Plus d’autre
pharmakon ici que celui de l’industrie pharmaceu­
tique.
Quand Lacan, à dire l’envers de la psychanalyse,
laisse enfin pour une fois (nous sommes juste après
1968) se poser « la question de la place de la
psychanalyse dans le politique », il commence (et
d’ailleurs finit) en stipulant que « l’intrusion dans le
politique ne peut se faire qu’à reconnaître qu’il n’y
a de discours, et pas seulement l’analytique, que de
la jouissance, tout au moins quand on en espère le
travail de la vérité39 ». La jouissance est alors plutôt
jouissance féminine, puisqu'il est clair que « ce n’est
pas par hasard quedeqiot vérité provoque chez elles
ce particulier frértiissefiient » : « elles », en l’occur­
rence les analystes-femmes, qu’anime « la vertu
révolutionnaire de l’analyse40 ». Voilà l’analyse qui
se retrouve politisée comme pour de rire côté femme
à condition qu’elle soit philosophe (ou, allons.

39. J. Lacan, L’Envers de la psychanalyse [1969-1970], op. cil.,


p. 90.
40. Ibid.. p. 62.
108 Jacques i£ Sophiste

assistante-philosophe, avec toute la distance entre


l’amour et le frémissement) - femme-politique-philo­
sophe, au plus loin de la Grèce - puisque ce dont
elle frémit est l’espoir du travail de la vérité...
L’amour de la vérité de l’analyste-rpè^freudien,
devenu celui de l’analyste-reine qui manié le mot
vérité hors de la salubrité de la logique proposition­
nelle, s’en retrouve analysé sans détour. « Qu’est-ce
que l’amour de la vérité ?» : « L’amour de la vérité,
À c’est l’amour de cette faiblesse dont nous avons
1 soulevé le voile, c’est l’amour de ceci que la vérité

cache, et qui s’appelle castration41 » - « ce que c’est


que la vérité, savoir, l’impuissance », soit : « vérité,
sœur de jouissance », au titre de la quatrième
séance, celle qui suit. Nous y reviendrons au dernier
chapitre. /-/ΓΝ
Il faudrait, qhiffons rouges et leurres, continuer à
questionner err-fûnction de la -psychanalyse le
7 rapport entre micro et macro, individu et cité, sujet
et état ou république, re-questionner l’éthique « de »
la psychanalyse en même temps que l’articulation
entre éthique et politique.
Il n’est pas impossible que Protagoras n’aide {ne
explétif) à comprendre pourquoi ou comment Lacan
s’aventure si peu en politique, à parler de politique.
Car le sophist^contrairement à l’analyste (à la
nalyste), est d’eqibhêe en politique sans espérer de la
jouissance discursive le moindre travaille la vérité :
le travail de la vérité ne le fait pas frémir. De cette

41. J. Lacan, L'Envers de la psychanalyse [1969-1970], op. cit.,


p. 58, comme la citation suivante.
Le logos-pharmakon 109

jouissance, il n’espère rien que le politique, le


travail du politique, directement. Je dirais volontiers,
contre les adhérences platoniciennes stipulées avec
tant d’ironie par Lacan, en me servant grossièrement
de Protagoras et d’Arendt42, que parler de vérité, et
pas moins de celle du mathème que de celle de la
castration, c’est prendre pied hors du domaine poli­
tique. Protagoras (il est vrai qu’il parle par la bouche
de Socrate qui en fait l'apologie !) est parfaitement
clair : « On n’a jamais fait passer personne d’une
opinion fausse à une opinion vraie43 » — « cela n’est
à vrai dire ni à faire ni faisable ». Mais il faut
« opérer la transformation d’un état à l’autre » et
« faire passer d’un état moins bon à un état
meilleur ». Protagoras change la donne : il substitue
à la bivalence vrai / faux un comparatif « meilleur ».
Et il définit plus précisément ce meilleur comme un
« meilleur pour » un individu ou une cité, proposant
ainsi ce que j’appelle un comparatif dédi^, dédié au
cas par cas bref : clinique. Celui qui sait opérer la
transformation des états est un sage : « Le médecin
produit cela par des remèdes \pharmakois\, le
sophiste par des discours [logois] », et Protagoras, le
plus sage de tous, a toute raison de se faire payer le
plus cher. Où l’on voit, à partir d’un relativisme
conséquent, le lien entre discours, soin, compétence
et argent, les ingrédients du pharmakon ; et, puisque
la cité est une création continue de discours (« le

42. Voir Hannah Arendt, « Vérité et politique », in Im Crise de la


culture, Paris, Gallimard. 1972.
43. Je cite et commente ici Platon, Thééthite, 166 b-167 e.
110 Jacques le Sophiste

monde le plus bavard de tous », disait Jacob Burck-


hardt que ne cesse de citer Arendt), le lien entre
discours, pragmatique, jouissance et politique. Ces
bouclages sommaires sont aussi difficiles à penser
qu’à éviter. L’une des manières les plus efficaces de
s’y soustraire est sans doute en effet de ne pas en
parler. Ce qui serait congruent avec le diagnostic de
Lacan sur la métaphysique : « Pour mon “ami”
Heidegger évoqué plus haut du respect que je lui
porte, qu’il veuille bien s’arrêter un instant, vœu que
j’omets purement gratuit puisque je sais bien qu’il
ne saurait le faire, s’arrêter, dis-je, sur cette idée que
la métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se
prolonger qu’à s’occuper de boucher le trou de la
politique. C’est son ressort41. » Mais un tel silence,
à supposer que ce soit un bon mode de négation
pragmatique pour l’analyste, peut alors faire jaser
presque autant qu’un discours de rectorat.

Pharmakon et lien social


La position commune Gorgias-Lacan, par rapport
à la philosophie et à l’ontologie, tient à leur
commune conception du langage et, plus précisé­
ment, du discours comme lien. « Le mot référence
ne peut se situer que de ce que constitue comme lien
le discours. » « Le signifiant comme tel ne se réfère
à rien si ce n’est à un discours, c’est-à-dire à un 44

44. J. Lacan, « Inlroiluclion à l’édition allemande des Écrits ». in


Autres Écrits, op. cil, p. 553-554.
L· logos-pharmakon 111

mode de fonctionnement, à^une utilisation du


langage comme lien4’. » NeMchons pas le politique.
Le logos pharmakon est aussi pharmakon, peut-être
surtout, en ce qu’il est constitutif du lien social ; en
Grèce : créateur-facilitateur de la polis, en Afrique
du Sud : du peuple arc-en-ciel.
C’est la définition même que Lacan donne du
discours, et qu Encore ne cesse de répéter :
En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social. Je le
désigne du terme de discours parce qu’il n’y a pas
d’autre moyen de le désigner dès qu’on s’est aperçu
que le lien social ne s’instaure que de s’ancrer dans la
façon donl le langage se situe et s’imprime, se situe
sur ce qui grouille, à savoir l'être parlant45 46 47.
Un discoute'"aétermine « une forme de lien
social », et les quatre discours ensemble sont « le
lien social ». Le -discours de l’analyste a comme e

singularité de «vise)[ au sens » : non pas viser la


vérité comme le discours philosophique, mais pas
non plus viser le sens. « Viser au sens », je ne l’en-^
tends pas comme « viser le sens » : on vise au sens
comme on vise à la tête ou au cœur, et comme on
« aime à vous ». « Ce que le discours analytique fait
surgir, c’est justement l’idée que ce sens est du
semblant » ; « mot », motus, « le sens est la direction L
vers laquelle il échoue4, ». Ί
Le changement d’époque est là : le discours
comme jouissance peut consister en politique, ou

45. J. Lacan. Encore, op. cil., p. 32.


46. Ibid., p. 51.
47. Ibitl., p. 76, puis p. 74.
112 Jacques h: Sophiste

s’« effonder », pour reprendre le terme forgé par


Deleuze, dans le trou du rapport sexuel qu’il n’y a
pas, non pas dans la réalité politique, mais dans le
réel de l’inconscient. La différence d’époque (et de
statut) rejoint peut-être en termes lacaniens celle
entre réalité et réel. Mais le point de conjonction qui
s’en maintient est le primat du signifiant, qui fait
circuler les trous, tous rapportables les uns aux
autres, trou du réel, trou du souffleur, trou du poli­
tique, etc. /''"N
Au point où j’en suis, ce qui fera caillou blanc est
la manière dont Lacan, dans ces « Variantes de la
cure-type » dont il tenait en 1966 le titre pour
« abject », passe aussitôt de la guérison à l’ambi-

48. On sait, en s'appuyant sur le eh. 1 de L’Envers de la psychana­


lyse (« Production des quatre discours », et te ch. 2 de Encore, « À
Jakobson »), qu’il n’y a pas de place pour un cinquième discours, le quart
de tour opérant sur quatre termes dont la séquence est immuable fait
quatre discours et pas un de plus. S’il y en avait un autre, mais il n’y en
a pas d’autre (je paraphrase Lacan sur la jouissance), s’il y avait un
discours du sophiste, si..., on peut toujours imaginer qu’il aurait en
commun avec celui de l’analyste d’avoir la même position pour a, comme
agent, et qu'il aurait pour différence de ne pas mettre le savoir, S2, en
position de vérité, sous la barre du a. On le remplacerait par S,, le signi-
fiant-maître, S2 se retrouvant de l’autre côté sous la barre en position de
production... Rappelons les places et les éléments ou termes :
Places Éléments ou termes
l’agent —» l’autre S, signifiant maître
la vérité la production S2 savoir
8 sujet
a plus-de-jouir
le philosophe, qui aime faire le malin, aurait peut-être envie d’écrire, en inver­
sant les termes dans les places :
Analyste Sophiste
a -* 8 a -» 82
S2 s, S, S2
Le logos-phannakon 113

guïté, « l’ambiguïté insoutenable qui se propose à la


psychanalyse49». «Elle est» (poursuit-il en la
mettant en œuvre, car s’agit-il de l’ambiguïté ou de
la psychanalyse, autant l’une que l’autre grammati­
calement autorisées ?) « à la portée de tous ». « C’est
elle qui se révèle dans la question de ce que parler
veut dire, et chacun la rencontre à seulement
accueillir un discours. » Côté discours, vouloir dire
« dit assez qu’il ne le dit pas ». Côté auditeur, le
vouloir dire se dédouble encore : il y a ce que celui
qui parle « veut lui dire », le sens qu’il lui adresse,
et ce que le discours « lui apprend de la condition du
parleur », ce que le discoure lui dit « de qui le dit ».
Le sens est un produit, un résultat, mais le sujet qui 1
parle est lui aussi un produit, un résultat.
I’après-coup du sens et l’après-coug^u sujet,
leur fixion, sont remarquablement pré-emptés sous
le chef de l'ambiguïté. C’est du « parlera » qu’il'
s’agit, de ce qui constitue la rhétorique par diffé-i
rence avec le « parler de » qui constitue la philoso-,
phie : cela que Lacan appelle alors le « pouvoir
discrétionnaire de l’auditeur », que l’analyste ne fait_
jamais que « porter à une puissance seconde ».
L’analyste, en imposant la^teùble règle d’un discoure
« continu » ou « sans relâché » (tel que le silence
parfe^œt d’un discours « sans retenue » ou « sans
véfgogne », porte au carré la caractéristique même
du discours comme tel, à savoir l’ambiguïté. Il y va

49. J. Lacan, « Variantes de la cure-type », in Écrits, op. cit.,


p. 330.
114 Jacques ij·: Sophiste

dès lors d’« une ambiguïté sans ambages50 » liée à la


position d’interprète - qui se répercute en une
« secrète sommation » et que le parleur « ne saurait
écarter même de se taire ». Avec comme seule
limite, d’ailleurs peu remarquée, la syntaxe qui, dit
Lacan en bon saussurien, articule la parole du sujet
en discours dans la langue qu’il emploie.
Ce que je veux ici souligner avec force, c’est
comment la problématique du logos-pharmakon
s’ouvre dans l’analyse en problématique de Γambi­
guïté, liée à la parole, au discours et à la langue.
Nous rentrons dans la gigantomachie, habituelle en
philosophie, qui fait de l’homonymie, d’abord
incarnée par la discursivité sophistique, le mal
radical.

50.J. Lacan, « Variantes de la cure-type», in Écrits, op. cit.


Quatrième partie

Sens et non-sens
ou l’anti-aristotélisme de Lacan

Cette identité phonématique, des noms du père


et des non-dupes errent, ne croyez pas qu'il n’y ait pas
d'énigme pour moi-même - et c’est bien de ça qu’il s’agit.
Jacques Lacan,
Les non-dupes errent [13 novembre 1973]

L’énigme, c'est probablement cela, une énonciation... ?


Jacques Lacan,
L'Envers de la psychanalyse [1969]

Aristote contre les sophistes,


Freud et Lacan
Si les deux mondes, lacanien et sophistique, sont
comparables, c’est très précisément parce que les
sophistes et Lacan ont le même autre: le régime
philosophique « normal » du discours, défini par
l’équivalence entre « dire » et « signifier quelque
chose », à savoir « quelque chose qui ait un seul
sens et le même pour soi-même et pour at^rai.». La
série est élaborée par Aristote comme paradé à la
sophistique ; cette décision normative est claire pour
Lacan1. Il est donc au moins plausible qu’un régime

1. La « parole pleine » est line parole « pleine de sens » : « la


volonté de sens consiste à éliminer le double sens », « Vers un signi­
fiant nouveau », 15 mars 1977, Ornicar?, 17-18, Paris, Seuil, Navarin,
ici p. 11.
116 Jacques i.e Sophiste

anté-aristotélicien et un régime post-aristotélicien


comme la psychanalyse lacanienne puissent commu­
niquer dans leur non-aristotélisme, même si les
modes du « non » a parte ante et a parte post, priva­
tion, négation, escape, restent à élucider.
L’intérêt du retour à l’antique est de permettre de
détailler l’emprise du discours normal, c’est-à-dire
1) la manière dont nous nous y conformons, dans la
mesure où nous sommes tous, que nous le voulions et
sachions ou non, des aristotéliciens ordinaires ; et
2) la manière dont nous le transgressons, dans la
mesure où le régime aristotélicien est un universel
construit par interdiction de tout autre régime.
J’aimerais insister en passant sur ce fait de langue,
que les meilleurs dictionnaires ne commentent pas :
quand on dit de manière inter, « entre », le même inter
habermassien qu’« inter-rogation » ou qu’« inter­
disciplinaire », voilà qu’au lieu de communiquer et
de pratiquer des ponts, l’on exclut et l’on interdit...
L’enjeu est d’analyser ce que j’ai appelé la « déci­
sion du sens ». Quel est après coup le type d’anor­
malité des sophistes ? J’ai mis une virgule dans mon
titre : les sophistes, Freud et Lacan. La virgule est
tout à fait intentionnelle ; je pense que Freud et
Lacan sont, à l’aunè aristotélicienne et en fonction
/ de cette décision du sens, aussi des sophistes, et
peut-être même d’abord et avant tout des sophistes.
À ceci près que Lacan l’est plus (autrement plus)
que Freud.
Dans la scène primitive se décident en même
temps ce que parler veut dire et ce que c’est qu’être
Sens et non-sens ou l'anti-arislotélLsme de Lacan 117

un homme, un animal cloué de logos. Comme souli­


gnant le fondé de ma virgule, « parlêtre » est la
traduction lacanienne de cette définition aristotéli­
cienne de l’homme. Lacan, qui invente l’expression
dans les années 1974, propose dans « Joyce le
Symptôme » qu’on la substitue à « l’ICS de Freud
(inconscient qu’on lit ça) : pousse-toi de là que je
m’y mette2 ». Avec « parlêtre », Lacan relit (et relie)
Aristote avec Freud via Gorgias, et met en prise la
logologie, critique de l’ontologie, et l’inconscient,
trouvaille freudienne :
C’est un cercle vicieux de dire que nous sommes des
êtres parlants. Nous sommes des « parlêtres », mot
qu’il y a avantage à substituer à l’inconscient, d’équi-
voquer sur la parlote d’une part, et sur le fait que cest
du langage que nous tenons cette folie qu’il y a de
l’être3.
La scène primitive se déploie au livre Gamma de
la Métaphysique d’Aristote, au moment de la
démonstration du principe de tous les principes, à
savoir le principe de non-contradiction, « le plus
ferme de tous les principes sans exception4 ». Lacan
ne s’y trompe pas, c’est là-dessus qu’il focalise son
diagnostic :
Lisez la Métaphysique d’Aristote et j’espère que
comme moi vous sentirez que c’est vachement con.

2. Jacques Lacan, « Joyce le Symptôme », in Autres Écrits, Paris,


Seuil, 2001, p. 565-566, cité et commenté par Elisabete Thamer,
p. 71-72 de sa thèse, comme la citation suivante.
3. Conférence à Columbia Universitv [1975], in ScUicet, 6/7.1976,
p. 49.
4. Métaphysique, IV, 3, 1005 b 19-23.
118 Jacques le Sophiste

[...] Trois ou quatre siècles après Aristote, on a


commencé à émettre les doutes naturellement les plus
sérieux sur cfe-téxte parce qu’on savait encore lire
[...]. Je dois dire que Michelet5 n’est pas de cet avis
et moi non plus parce que vraiment, comment dirais-
je, la connerie fait preuve pour ce qui est de l’au­
thenticité. Ce qui domine, c’est l’authenticité de la
connerie. [...] La connerie, c’est ça, c’est ce dans quoi
<on> entre quand on pose les questions à un certain
niveau qui est, celui-là précisément, déterminé par le
fait du langage, quand on approche de sa fonction
essentielle qui est de remplir tout ce que laisse de
béant qu'il ne puisse y avoir de rapport sexuel. [...].
C’est passionnant de voir quelqu’un d’aussi aigu,
d’aussi savant, d’aussi alerte, aussi lucide, se mettre
à patauger là de cette façon, parce que quoi ? Parce
qu’ifs’interroge sur le principe. Naturellement il n'a
pas la moindre idée que le principe, c’est ça : c’est qu ’il
n’y a pas de rapport sexuel. Il n’en a pas idée, mais on
voit que c’est uniquement à ce niveau-là qu’il se pose
toutes les questions6.
La connerie, c’est de se tromper de principe. Elle
est passionnante et authentique parce qu’elle est en
prise sur la fonction essentielle du langage, boucher
les trous. Il n’y a que le trou qui vaille (rions) et tous
les trous se valent : la métaphysique, même et
^ surtout dépassée par Heidegger, est le bouche-trou
de la politique (la connerie de Heidegger a été de
rendre cela visible), le principe de non-contradic-

5. « Pas notre poète», mais «un type de l’Université de


Berlin »...
6. J. Lacan, ...ou pire 115 déc. 1971], Paris, Seuil, 2011. p. 29.
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 119

tion est le bouche-trou du langage ; et tous ces trous


reviennent au trou de souffleur, celui de l’incons­
cient structuré comme un langage, mais un langage-!
en prise sur le réel, dont le premier principe est qu’il (
n’y a pas de rapport sexuel. Tel est ce autour de quoi
je tourne dans les deux chapitres suivants, pour
tenter de repérer peut-être une autre sorte de
connerie.
L’énoncé inaugural du principe de non-contra­
diction est, je le rappelle : « Impossible que le
même, simultanément appartienne et n’appartienne
pas au même et selon le même. » Croire que tel est
le premier principe, c’est donc cela que Lacan
nomme la connerie d’Aristote. On distinguera en
lisant Aristote la procédure de démonstration, à
savoir la réfutation, et ce qu’elle montre au principe
du principe.
La procédure d’abord. Le principe, on ne peut pas
le démontrer directement : on ne démontre pas
directement le principe de tous les principes, telle
est même l’aporie de la fondation ultime, marquée
d’Aristote (anagkê stênai) à Heidegger ou Karl-Otto
Apel'. On ne peut, du principe, que faire la pétition.^
Mais puisque des mal élevés persistent à en
demander une démonstration, Aristote leur propose
une démonstration par réfutation, qui les met en
cause eux-mêmes en tant qu’ils parlent et quoi qu’ils
disent, en tant qu’hommes donc. Voici cette réfuta­
tion, dans laquelle je souligne les passages qui 7

7. Voir Barbara Cassin, Aristote et le logos, Paris, PUF, 1997,


chap. 1.
120 Jacques le Sophiste

semblent aller de soi mais créent le forçage et font


toucher le fonds du principe :
On peut cependant démontrer par réfutation [...] qu’il
y a impossibilité <que le même appartienne au même
et selon le même> pourv u seulement que l’adversaire
dise quelque chose [an monon ti legêi] ; et s’il ne dit
rien [an de mêthen], il est ridicule de chercher quoi
dire en réponse à celui qui ne tient de discours sur rien
[ton mêthenos ekhonta logon], en tant que par là il ne
tient aucun discours [mêthena ekhei logon] ; car un tel
homme en tant qu’il est tel est d’emblée pareil à une
plante [homoios phutôi] [...]
Le point de départ dans tous les cas de genre n’est pas
de réclamer que l’on dise que quelque chose ou bien
est ou bien n’est pas (car on aurait tôt fait de soutenir
que c’est là la pétition de principe), mais que du
moins on signifie quelque chose, et pour soi et pour un
autre [sêmainein ge ti kai autôi kai allai], car c’est
nécessaire du moment qu’on dit quelque chose [eiper
legoi it]. Car pour qui ne signifie pas, il n’y aurait pas
discours [ouk an eiê logos], ni s’adressant à soi-même
ni adressé à un autre. Et si quelqu’un accepte de
signifier, il y aura démonstration : dès lors en effet il
y aura quelque chose de déterminé [it hôrismenon].
Mais le responsable n’est pas celui qui démontre, c’est
celui qui soutient l’assaut car en détruisant le
discours, il soutient un discours.
[...]. Si [...] on affirmait signifier une infinité de
choses, il est clair qu’t/ n’y aurait pas de discours [ouk
an eiê logos] ; car ne pas signifier une chose unique,
c'est ne rien signifier du tout [to gar mê hen sêmainein
outhen sêmainein estin], et si les mots ne signifient
pas, on détruit la possibilité de dialoguer les uns avec
Sens et non-sens ou l'anli-wistolélisme de Lacan 121

les autres, et à la vérité avec soi-même : car on ne peut


rien penser en ne pensant rien d’unique, et si on le
peut, c’est qu’on poserait alors un mot unique sur
cette chose-là8.
Aristote démontre l’indémontrable principe de
non-contradiction au moyen d’une série d’équiva­
lences, prises comme des évidences : parler c’est
dire quelque chose, dire quelque chose c’est signi­
fier quelque chose, signifier quelque chose c’est
signifier quelque chose qui a un sens et un seul, le
même pour soi-même et pour autrui. C’est cela la
« décision du sens ». Vouloir dire quelque chose,
legein ti, sêmainein ti, sêmainein hen, telle est donc
la décision qu’Aristote exige de tout homme, s’il veut
être un homme, c’est-à-dire un animal doué de logos.
Le principe de non-contradiction est fondé dans
l’univocité du sens et nulle part ailleurs. Ce qui est
impossible, ce n’est pas qu’une substance soit sujet
de prédicats contradictoires, mais c’est que le même
mot simultanément ait et n’ait pas le même sens. Le
sens est la première entité rencontrée et rencon-
trable à ne pas tolérer la contradiction. Ce n’est pas
l’inconscient, c’est le monde lui-même qui est struc­
turé comme un langage, ou encore : l’étant est fait
comme un sens. I>a prohibition de l’homonymie est
au langage ce que l’interdiction de l’inceste est à la
société.

8. Aristote, Métaphysique, IV, 4, 1006 a 1-1006 b l (je souligne).


Je donne ici la traduction, faite avec M. Narcy, dans Ixi Décision du
sens. Paris, Vrin. 1989, p. 127-129.
122 Jacques le Sophiste

C’est simplement quand nous imaginons qu’Aristote


veut dire quelque chose que nous nous inquiétons de
ce qu’il entoure. Qu’est-ce qu’il prend dans son filet,
dans son réseau, qu’est-ce qu’il retire, qu’est-ce qu’il
manie, à quoi a-t-il affaire, avec qui se bat-il, qu’est-
ce qu’il soutient, qu'est-ce qu’il travaille, qu’est-ce
qu’il poursuit9 ?
Lacan réfléchit l’exigence aristotélicienne en
l’appliquant à Aristote lui-même comme objet
herméneutique : Aristote « veut dire quelque
chose ». Lacan a sur Aristote l’avantage de rendre
manifeste que le sens prend sens seulement via une
opération et un dispositif, en fonction de l’adver­
saire, en termes de manipulation et d’objectif — ce
que parler veut dire. Très exactement : sans excep­
tion à l'universel, sans autre qui dit non, et à condi­
tion de prendre cet autre au mot, pas de démonstra-
r lion possible. Il faut un « c’est toi qui l’as dit ». Seule

la réfutation fait valoir que l’adversaire lui-même,


en niant le principe, l’a toujours déjà présupposé.
C’est là une procédure de démonstration irréfutable,
et qui nous arrive plus souvent qu’à notre tour, non
sans lien avec la logique intuitionniste dont on
connaît l’usage dans la « pédagogie » des psycho­
tiques que nous sommes aussi, particulièrement en
matière de principes. Car pour y échapper, il laut
(mais sans doute suffit-il aussi) que nous ne disions
pas ce que nous disons, et que nous ne soyons pas
nous-mêmes. Évidemment, qu’on nous oblige à le
voir complique un peu les choses. Tout compte lait.

9. J. Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1978, p. 51.


Sens et non-sens ou l’anli-aristolélisme de Lacan 123

avec Aristote comme dans le dispositif de la


commission Vérité et Réconciliation et comme dans
le dispositif de l’analyse, il s’agit toujours de faire
en sorte que l’autre parle, fût-ce par son silence
même. Alors, entendant qu’il dit, on lui fait entendre
ce qu’il dit. C’est en ce point de réflexion du dispo­
sitif que Lacan est hyper-aristotélicien, mais, s’il
l’est, c’est parce qu’Aristote, usant de la procédure
notoirement sophistique qu’est la réfutation, est bel
et bien sur ce point sophiste. Aristote fait entendre
à l’animal doué de logos qu’il tient un logos normal-
normé-normatif, Lacan fait entendre au parlêtre qu’il
échappe à cette norme. La norme est ainsi circons­
crite deux fois. D’une part, elle a besoin de l’excep­
tion pour confirmer la règle : elle n’est fondée que
par son dehors. D’autre part, elle apparaît comme un
sous-ensemble remarquable d’un massif plus vaste,
telle une espèce dominante car bien adaptée à
l’usage, au même titre que la géométrie euclidienne
par rapport à la géométrie riemanienne, ou que l’on­
tologie par rapport à la logologie. De fait, le parlêtre
est en excès sur l’animal doué de logos10.

« Le logos qu’il y a dans les sons


DE LA VOIX ET DANS LES MOTS »
Les parlêtres en tant que tels sont exclus de l’hu­
manité par la démonstration aristotélicienne. Parmi
les adversaires du principe de non-contradiction, ce

10. Voir tableau 1. l.’homme / LOM, p. 130.


124 Jacques i.e Sophiste

sont des irrécupérables, qui ne parleront jamais


comme Aristote, qui ne « parleront » donc jamais.
Ils ne répondent pas à sa définition de l’homme
— homoios phutôi, ce sont des « plantes » qui parlent.
Leur caractéristique est de « parler pour parler »,
legein logou kharinn . Je propose d’entendre à
présent ce redoublement comme un déplacement du
rsens de logos : le logos propre à l’homme, celui que

le génie latin traduit par ratio et oratio et que systé­


matise Vorganon aristotélicien, n’a égard chez eux
qu’au « logos qui est dans les sons de la voix et dans
les mots11 12 ». On ne peut pas les réfuter puisqu’ils ne
(s’en) tiennent pas au sens des mots, donc à l’univo­
cité, mais seulement aux sons et aux mots eux-
mêmes : pour les « guérir » (iasis) de cette attention-
là, il faudrait les obliger à ne plus entendre le
signifiant mais seulement le sens, le sens-un, le
logos univoque, celui qui relève non pas du phar-
makoninais exclusivement de Vorganon. En somme,
ils vaquênt dans l'autotélie du logos, et à cause d’eux
la décision du sens apparaît comme une norme
extrinsèque, liée à une conception-valorisation
partielle de l’humanité de l’homme. Il y a une façon
de concevoir le logos, il y a du logos, qui est - qui
n’est que - dans les sons de la voix et dans les mots,
et un tel logos n’est pas normé par l’exigence aristo-

11. Aristote, Métaphysique, IV : «Ce n’est pas sur ce qu’ils


pensent, mais sur ce qu’ils disent qu'on les affronte », 1009 a 18-19 ;
« parler pour parler », 1009 a 21 et 1011 b 2 s. « ne faire que dire ces
dires », 1011 a 4.
12. Tou en têiphonêi logou kai en lois ommasin (ibid.. 1009 a 21-
22).
Sens et non-sens ou l'anli-aristotélisme de Lacan 125

télicienne de signification. Si ce logos n’a pas de


sens au sens aristotélicien, c’est qu’il n’a pas un seul
sens, ni le même sens pour tous, même si ce qu’on y
prononce et ce qu’on y entend ne cesse de se
présenter comme logos : c’est le logos où se laisse
ébruiter l’impensable, et qui devrait être ineffable,
« en même temps » de la contradiction. « En effet,
ils estiment (possible, normal, légitime de) dire des
contraires dès qu’ils en disent13. » Les hommes
plantes sont « nature » après tout, en ce qu’il:
peuvent dire tout ce qu’ils disent parce que leu
discours ne s’autorise que de lui-même, ou, comme
disait plus simplement Gorgias dans le Traité du
non-être, parce que « celui qui parle parle14 ».
Aristote n’isole pas plus avant le logos qui est
dans les sons de la voix et dans les mots du sens qu’il
a. Il ne distingue pas comme telle la dimension du
signifiant, même si l’arbitraire du signe comme son
et comme lettre est, non seulement compatible avec,
mais consubstantiel à sa conception du logos : le
langage dont l’homme est doué phusei, « par
nature », est un fait de « convention », nomôi et non
phusei - il n’y a là aucune contradiction, mais bien
plutôt la preuve que la nature de l’homme, c’est sa
culture. Il existe de fait une pluralité de langues et
d’alphabets, et cela explique qu’on ne comprenne
pas une langue étrangère ; mais cet arbitraire du son

13. Aristote, Métaphysique, IV, 6, 1011 a 16.


14. Kni legei ho legôn (Ps.-Aristote, Sur Mélissus, Xénopliane et
Gorgias. 980 b 4 :cf B. Cassin, Si Parménide, Lille. Puk-Msh, 1980.
p. 98 et suiv.).
126 Jacques le Sophiste

et de la lettre, que Ton peut rapprocher à bon droit


de notre arbitraire du signe, ne fait jamais qu’exem­
plifier l’univocité à chaque fois constitutive de la
possibilité du sens, condition transcendantale pour
que le signe ne se contente pas de « faire signe »
(sêmainei) comme dans la mantique du dieu de
Delphes, mais pour qu’il « signifie effectivement
quelque chose » (sêmainei ti), qu’il « parle » au sens
de « relève du logos » (legei). La différence des
signifiants, symptôme d’arbitraire, est en effet
redimée par l’identité du signifié (l’« homme »,
comme l’« anthrôpos », sont homme, l’essence de la
chose donne le sens du mot) et le partage des réfé­
rents (le monde est monde pour tous les hommes).
Le De Interpretatione l’explicite ainsi : ce qu’il y a
dans l’écrit est le symbole de ce qu’il y a dans la
voix, qui diffère selon les langues, mais les lettres
comme les sons sont les symboles des « affections
de l’âme » (pathêmala, affects, idées, représenta­
tions, états mentaux) qui, elles, sont identiques chez
tous, parce qu’elles sont elles-mêmes les signes des
« choses » (pragmata) qui précisément sont iden­
tiques15. Telle est la prégnance du fonds physique /
anthropologique / éthique / ontologique qui nous est
familier, d’où découle sans coup férir la communi­
cation.

15. Pour une analyse du passage-clef du De Interprétations


d’Aristote que je glose ici, je renvoie aux articles « Signe » et
« Signifiant » du Vocabulaire européen des philosophies, dictionnaire
des intraduisibles (Paris, Seuil/!-e Robert, 2004).
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Uu-an 127

La différence des langues et l’arbitraire du signe


cessent donc d’inquiéter dès qu’on part des choses et
non des mots16 17 — c’est la phrase-clef du Cratyle de
Platon, à laquelle se conforme Aristote en en tirant
les conséquences, ou plutôt en en déployant les
prémisses, du côté de la théorie du langage. En
revanche, quand on suppose que les mots consti­
tuent le point de départ ou l’aire de stationnement,
alors on change de monde. On distingue la dimen­
sion du signifiant et la logologie opère l’inversion qui
mène du mot à la chose et du signifiant au signifié :
répétons-le avec Lacan pour mettre les points sur les
i sophistiques, « distinguer la dimension du signi­
fiant ne prend relief que de poser que ce que vous
entendez au sens auditif du terme, n’a avec ce que ça
signifie aucun rapport », et « le signifié, c’est l’effet
du signifiant1, ». La maladie du logos sophistico-^
analytique a pour symptôme, dans le cadrage aristo- (
télicien, le libre jeu des signifiants contre l'univo­
cité de la signification. Aristote ne peut rien contre
elle, sauf la dénier et l'expulser (une peste, un logos je
de plante). Non seulement elle est là dans sa réfuta­
tion à la fois comme ne devant pas y être, ou devant
ne pas y être, et comme ne pouvant pas ne pas y être
pour que la réfutation fonctionne, mais en plus elle
revient par la fenêtre. C’est ici, en effet, qu’il
convient de verser au dossier l’échec des Réfutations
sophistiques.

16. Platon, Cratyle, 439 a.


17. J. Lacan. Encore, op. cit., p. 31 et 34.
128 Jacques ii: Sophiste

j Dans ce texte que tous les analystes devraient


l lire18, Aristote montre comment ne jamais se laisser
prendre aux sophismes : il faut et il suffit de déployer
les homonymies et les amphibolies (ou homonymies
dans la syntaxe) en distinguant les uns des autres
tous les sens de tous les mots et de toutes les tour­
nures, et en refusant de les prendre en même temps
(le fameux hama du principe de non-contradiction).
La solution pour réfuter quelqu’un qui use d’un logos
homonyme, qu’il s’agisse de l’équivoque d’un mot
(« apprendre » ?) ou de l’amphibolie d’une construc­
tion (« me souhaiter la capture ennemie » ?),
consiste donc à « faire d’emblée porter la réponse
sur l’ambiguïté du mot et de l’énoncé19 ». Il faut et il
suffit d’assigner le point d'homonymie, et de faire
valoir l’autre sens : faire voir à tous que sous une
seule et même lexis (mot, énoncé, seul ou pris dans
un argument) se logent plusieurs sens. Le philosophe
est d’abord et inlassablement critique, sémanticien
et grammairien.
Ou plutôt cela suffit presque toujours, car il est un
cas où le remède est impuissant. C’est quand il s’agit
seulement du signifiant, du signifiant pur, celui qui
se loge dans les scansions et les accents de la voix
- « composition, séparation et prosodie », dit
Aristote ; car c’est dans son identité même qu’il est
multiple, au travail dans l’en même temps de sa
seule énonciation. Dans ce cas-là, il n’y a pas

18. Jusqu’ici j’en conseille vraiment deux : la Théogonie d’Hésiode


et les Réfutations sophistiques d’Aristote, deux grands chantiers...
19. Aristote, Réfutations sophistiques, 177 a 20-21.
Sens et non-sens ou Γαηΐί-aristolélLsnie de Laean 129

d’homonymie à dissiper, on ne peut en appeler au


pragma contre Ponoma ni discriminer des signifiés
sous le signifiant. Il ne s’agit plus de distinguer entre
les sens, mais entre des sons. On peut seulement
prêter l’oreille : oros, sans aspiration, « la
montagne », et horos, avec aspiration, « la limite »,
« voir quelqu’un frappé [silence] avec les yeux » et
« voir quelqu’un [silence] frappé avec les yeux ». Et
« répliquer, dès que conclu, par la scansion
inverse » en faisant retour symétrique à l’envoyeur :
« Si l’argument tient à la composition, la solution
consiste dans la division, s’il relève d^eia division, la
solution est dans la composition ; derechef, si l’ar­
gument dépend d’une accentuation aiguë, la solu­
tion est l’accentuation grave, et s’il dépend d’une
accentuation grave, la solution est dans l’aiguë20. »
Suivant Lacan et ses jeux sur le mot « sens » dans
Encore, je désigne les irréductibles outsiders par un
petit tas de syllabes à entendre avant de l’écrire :
« Pubiens » est un signifiant fabriqué ad hoc pour
susurrer les contraires. Le terme joue sur deux sens
et, comme tel pour Aristote, c’est un mot qui n’a
aucun sens. Évidemment, ces deux sens sont chacun
indispensables à notre propos. Le premier sens
c’est : « un sens et pas deux ». Autrement dit l’exi­
gence aristotélicienne (semainein, signifier, c’est
semainein hen, signifier une seule chose) est
comblée. Mais à cause du deuxième sens, elle est
mise en abîme ou en ironie : le deuxième sens, avec

20. Aristote, Réfutations sophistu/ues. chap. 20-23 (ici 23, 179 a


12-15).
130 Jacques i.e Sophiste

le in privatif du latin, veut dire « zéro sens ». Ainsi


le lacanien nomothète joue sur le fait que avoir du
sens comme un-sens, avoir un seul sens, c’est ne pas
en avoir.
Temps, performance et homonymie sont noués
dans « ce qu’il y a dans les sons de la voix et dans les
mots » pour faire pièce à la possibilité même de
l’univocité. C’est là où se conjuguent plaisir de
parler et trou du souffleur. Ce que fait entendre
LOM, dans le déchaînement de la chaîne des signi­
fiants à l’œuvre dans « Joyce le symptôme » : « Nous
sommes z’hommes. LOM : en français ça dit bien ce
que ça veut dire. Il suffit de l’écrire phonétique­
ment : ça le faunétique (faun...), à sa mesure:
l’eaubscène. Écrivez ça eaub... pour rappeler que
le beau [...]» etc. «LOM, LOM de base, LOM
cahun corps et nan-na Kun21. »

Aristote Sophistes, Freud et Lacan


Un sens = un seul sens Un-sens / in-sens
parler de + parler à parler pour le plaisir / parler en pure perte
sens-signifié-référence signifiant (ce qu'il y a dans les sons
de la voix et dans les mots)
univocité de la signification performance et homonymie

Homme = animal doué de logos Parlêtre = LOM = logos de plante


ONTOLOGIE LOGOLOGIE

LOGOLOGIE

Tableau 1
L’homme / LOM

21.J. Lacan, «Joyce le symptôme», in Autres Écrits, op. cil.,


p. 565.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Ixicari 131

Drôles de plantes quand même, puisque comme


des bêtes, elles font du bruit avec leur bouche.
Homoios phutôi, tu es semblable à une plante si tu
parles sans signifier. Pourquoi cette comparaison, se
demandent toujours les spécialistes d’Aristote, et ils
se grattent la tête. Lacan peut aider. Il parle de ~
« jouissance de la plante » quand il définit le champ j
lacanien22. Le fameux lys des champs, « nous
pouvons bien l’imaginer comme un corps tout entier
livré à la jouissance », jouissance de la plante ou
peut-être « douleur infinie », rien en tout cas ne
permet de lui échapper, à la différence de l’animal
qui peut toujours se mouvoir pour obtenir le moins
de jouissance, obéissant ainsi à ce qu’on appelle le
principe du plaisir. La plante reste « là où on jouit »,
et « Dieu sait où ça peut mener ». Tu es semblable à
une plante si tu parles sans signifier, à comprendre :
quand, ou si, pour toi, parler, c’est jouir. Jouir, c’est
cela que parler ne doit pas être, en tout cas pour
Aristote. Telle est sa définition du pervers, qui
pervertit l’ordre du monde.
Les pervers [...], c’est ceux-là qu’Aristote ne voulait
voir à aucun prix. Il y a chez eux une subversion de la
conduite appuyée sur un savoir-faire, lequel est lié à
un savoir, au savoir de la nature des choses, il y a un
embrayage direct de la conduite sexuelle sur ce qui
esrsa vérité, à savoir son amoralité23.

22. J. Lacan, L'Envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris,


Seuil, 1991, p. 88.
23. Id„ Encore, op. cil., p. 80.
132 Jacques œ Sophiste

L’homme non pervers se définit d’être à sa place


dans le cosmos, au milieu des vivants, zôia : ni
plante ni Dieu, et pas n’importe quel animal, un
animal / un vivant (les deux traductions valent) doué
de logos, zôion logon ekhon. La hiérarchie des genres
fait loi, et c’est elle que la jouissance du langage
remet en cause. C’est ce que je lis dans « La
Troisième » :
Ce qui est frappant, c’est ceci : c’est que s’il y a
/ quelque chose qui nous donne l’idée du « se jouir »,
~ c’est l’animal [...].
La question devient intéressante à partir du moment
où on l’étend et où, au nom de la vie, on se demande
si la plante jouit. La question a bien un sens, parce
que c’est quand même là qu’on nous a fait le coup24.
On ne nous a pas seulement fait le coup biblique
du lys des champs — « ils ne tissent ni ne filent, a-t-
on ajouté » -, avec contre-coup de la réfutation
scientifique - maintenant qu’on les voit au micro­
scope, il est manifeste que « c’est du filé », et « c’est
peut-être de ça qu’ils jouissent, de tisser et de filer ».
Car la question flottante est celle du rapport d’en­
semble entre vie et jouissance :
La question reste à trancher si vie implique jouis­
sance. Et si la réponse reste douteuse pour le végétal,
ça ne met que plus en valeur qu’elle ne le soit pas
pour la parole. Lalangue où la jouissance fait dépôt,
comme je l’ai dit, non sans la mortifier, non sans

24.J. Lacan, «La Troisième» [1974], 7e Congrès de l’École


Freudienne de Paris à Rome, conférence parue dans les Lettres de
l’École Freudienne. 1975, nu 16, p. 22.
Sens et non-sens ou Vanti-aristotélisme de Lacan 133

qu’elle ne se présente comme du bois mort, témoigne


quand même que la vie, dont un langage fait rejet,
nous donne bien l’idée qu’elle est quelque chose de
l’ordre du végétal23.
Pour Lacan pervers, trop pervers / trop sophiste
pour que le Sophiste de Platon l’intéresse, il n’est pas
douteux que parler soit jouir. Mais il est difficile de
savoir si pour le vivant doué de logos, cette jouis­
sance est liée à la vie ou au logos. Si l’animal, et si
la plante même, jouissent, c’est que le logos défini­
toire de l’homme est enté sur la vie. Le langage est
un « rejet » de la vie25 26, et ce qui en témoigne est le
rapport entre la lalangue et le langage. La langue de
l’inconscient, lala langue de chaque freudo-lacanien,
fait un dépôt de jouissance dans le logos. Ce n’est
pas le logos qui jouit (ni die Sprache ni die Sage),
mais chaque animal doué de logos redéfini comme-
parlêtre.
Aristote ne voulait-voudrait à aucun prix voir les
pervers, les sophistes, Lacan^Qar avec la jouissance
déposée dans lalangue, l’embrayage est direct de la
conduite discursive sur ce qui est sa vérité, à savoir
son amoralité. Sur la vérité que le principe du
discours, c’est qu'il n’y a pas de rapport sexuel. Que
la seule jouissance est la jouissance discursive
proprement dite, et non celle de la vérité, ou du
désir, ou de l’amour de la vérité. Quant à la vérité,
reste à savoir si ce qu’il y a « avec » elle, n’est pas

25. J. Lacan, « l.a Troisième », op. cil., p. 23.


26. Aristote, lui. parle de « rejet » (paraphues li. Rhéloruiue, 1356
a 25), à propos de la rhétorique par rapport à la dialectique.
134 Jacques im Sophiste

non de l’ordre de la jouissance mais de l’ordre du


plaisir, en tant qu’il est signe de bonheur et non de
manque. « Les “êtres” parlants sont heureux,
heureux de nature, c’est même d’icelle) tout ce qui
leur reste2' . » Visez-vous le plaisir du mathème ou la
jouissance de lalangue, telle est la question ?
Si l’homme grec se caractérise d’être ni un animal
ni un dieu, il n’est pas impossible que la femme,
lacanienne en tout cas, soit ce genre de plante
parlante. C’est pour l’annoncer ou l’amorcer que
s’invente la jouissance de la plante : « Elle porte vers
le plus-de-jouir, parce qu’elle plonge ses racines,
elle, la femme, comme la fleur, dans la jouissance
elle-même27 28. » Métaphores et toboggan habituels ?
Nous y reviendrons pour sûr.

Po n d é ra t io n s du sen s et du no n-sen s :

Freud / Lacan

La seule place où peuvent se situer les sophistes


Freud et Lacan est côté plante. C’est faux dans la
mesure où ils sont, où nous sommes tous, aristotéli­
ciens. Mais c’est juste de par un certain nombre de
positions à la fois caricaturales et capitales qui ont
l’immense intérêt de rendre autrement attentifs à ce
dont il s’agit - par exemple comment le texte sur le
mot d’esprit chez Freud et son commentaire par
Lacan privilégient tantôt le sens dans le non-sens,

27. J. Lacan, « Introduction à l’édition allemande des Écrits »


11973], in Autres Écrits, op. cil., p. 556.
28. Id.. L’Envers de la psychanalyse, op. cil., p. 89.
Sens et non-sens ou l’anli-aristotélisme de Lacan 135

tantôt le non-sens dans le sens, et comment Lacan


désaristotélise ou sophistise Freud à l’occasion privi­
légiée du mot d’esprit.
Freud, comme toute la tradition, philosophique et
comme nous tous, s’est engouffré dans l’exigence
aristotélicienne du sens. Il n'est pas un trait de la
théorie ni de la pratique analytiques qui n’en puisse
témoigner. Le projet freudien consiste, somme toute,
à étendre de façon virtuellement infinie le domaine
du sens de sorte qu’y puisse rentrer ce qui fut
toujours, plus ou moins lourdement, considéré
comme insensé. Il fait rentrer dans le rang du sens
« le secret du symptôme » : « domaine immense
annexé par le génie de Freud et qui mériterait le titre
propre de “sémantique psychanalytique” : rêves,
actes manqués, lapsus du discours, désordres de la
remémoration, caprices de l’association mentale
etc.29 30 », bref, tout ce qui fait ou témoigne que l’in­
conscient est constituant, structuré comme un
langage. L’inconscient lui-même, dont ces
« désordres » sont les formations plus ou moins
directes, ne doit son statut d’« hypothèse nécessaire
et légitime » qu’à un « gain de sens et de cohé-
if)
rence ».
Parmi toutes les définitions du mot d’esprit que
recueille Freud, celle, récurrente, de « sens dans le

29. J. Lacan, « Variantes de la cure-type », in Écrits, Paris, Seuil,


1966, p. 333.
30. Sigmund Freud, Métapsychologie, p. 66 et suiv., trad. Jean
L^tplanche et Jean-Baptiste Pontalis, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,
1968.
136 Jacques ije Sophiste

/ non-sens », revêt à ses yeux une importance parti-


1culière31 : aux nôtres, cette formule pourrait définir
le projet freudien tout entier comme soumis à l’aris­
totélisme. C’est sur ce point précisément que Lacan
f passe au-delà de Freud et qu’il est à mes yeux le
plus conséquent des non-aristotéliciens : qu’il est
\-plus sophiste que Freud.
Mais Freud déjà pousse à tel point l’aristotélisme
qu’il en devient sophiste, ou, à tout le moins, qu’il
oblige à reconsidérer de fond en comble la délimi­
tation des territoires. Ce qui fait oscillation est la
1 manière dont Freud se démène entre deux caracté-
i risations du mot d’esprit, celle de sens dans le non-
sens et celle de non-sens dans le sens.
Nous
y lirons cette oscillation d’abord à travers les
embrouillaminis de Freud, qui classe les mots d’es­
prit selon différentes taxinomies (selon la « tech­
nique » : mots / pensée, selon la « tendance » : inof­
fensive / tendancieuse) et distingue une partie
analytique, une partie synthétique et une partie
théorique, de manière telle que les résultats sont très
difficiles à articuler. Comme c’est réellement
embrouillé, je préfère annoncer la couleur. Le
problème est de savoir s’il s’agit de non-sens réel
sous du sens apparent (une « façade » de sens), ou
bien s’il s’agit d’un non-sens apparent sous du sens
réel. Où est donc la façade, le semblant, et qu’y a-t-
il au fond ? L’analyse dangereuse et que Freud

31. S. Freud, Le Mut d’esprit et ses rapports avec l'inconscient, trad.


Marie Bonaparte et Marcel Nathan, Paris, Gallimard, coll. « Idées »,
1930. p. 16, p. 90 et suiv.. p. 215 et p. 227 note 7.
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 137

s’évertue à dépasser est celle qui fait lire dans le mot


d’esprit du non-sens se faisant passer pour du sens :
en tant que non-sens (réel) dans le sens (apparent),
le mot d’esprit, que Freud appelle sophisme, est
répugnant. La « bonne » analyse pour Freud l’aris­
totélicien est celle qui parvient à lire le sens (réel)
sous le non-sens (apparent) : la position finale de
Freud est que le fin mot du mot d’esprit est son sens,
valorisé comme sérieux et comme école de liberté, et
je la qualifierais volontiers d’humaniste. C’est ainsi
que je comprends la « charité de Freud » :
« L’analyse est venue nous annoncer qu’il y a du
savoir qui ne sait pas, un savoir qui se supporte du
signifiant comme tel. [... j C’est là où Saussure attend
Freud. Et c’est là que se renouvelle la question du
savoir. » « Charité de Freud » : « Avoir permis à la
misère des êtres parlants de se dire qu’il y a - puis­
qu’il y a l’inconscient — quelque chose qui trans­
cende, et qui n’est rien d’autre que ce qu’elle habite,
cette espèce, à savoir le langage ? » Car « n’est-ce
pas, oui, charité que de lui annoncer cette nouvelle
que dans ce qui est sa vie quotidienne, elle a avec le
langage un support de plus de raison qu’il n’en
pouvait paraître, et que, de la sagesse, objet inattei­
gnable d’une poursuite vaine, il y en a déjà là32 ? ».
Le sens dans le non-sens domine et rassure, essen­
tiellement et existentiellement.

32. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 88.


138 Jacques le Sophiste

Mais tout l’intérêt de Freud tient pour moi à son


ambivalence quant à ces deux positions et à l’oscil­
lation entre son aristotélisme et sa sophistique.
Nous lirons ensuite cette oscillation à travers la
lecture de Lacan, qui privilégie tour à tour chacune
des définitions. Mais Lacan finit par privilégier, ce
que Freud ne fait pas, le non-sens dans le sens : c’est
en quoi, étant lui-même plus sophiste, il sophistise
Freud. Le « sens » qu’il donne alors au non-sens est
une manière très forte d’échapper au sens aristotéli­
cien, pour laquelle il convient d’inventer une néga-
J tion qui n’a plus rien à voir avec le face-à-face sens /
non-sens. Elle fait trembler, Aristote le prédit et
nous sommes dans les grands mots, l’humanité dans
l’homme.

L’oscillation de Freud : non-sens


dans le sens ou sens dans le non-sens ?
La première occurrence du terme « sophisme »
apparaît à propos d’une histoire de saumon mayon­
naise ; c’est l’exemple que je vais suivre car Freud y
revient à plusieurs reprises avec des valorisations et
des pondérations sens / non-sens différentes, voire
opposées.
Un malheureux, en pleurant sa misère, emprunte
vingt-cinq florins à un ami riche. Le jour même, le
bienfaiteur le trouve attablé au restaurant devant une
portion de saumon à la mayonnaise. Il lui en fait
reproche : « Comment ! Vous me tapez et vous vous
offrez du saumon mayonnaise ! Voilà l’emploi de mon
argent !» — « Je ne comprends pas, dit l’autre ; sans
argent, impossible de manger du saumon mayonnaise ;
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lncan 139

j’ai de l’argent, je ne dois pas manger de saumon


mayonnaise ; quand donc mangerais-je du saumon
mayonnaise33 ? »
« Sophisme » désigne très précisément dans la
reprise de l’exemple un « déplacement du cours de
la pensée » tenant à la « déviation du sens du
reproche dans la réponse34 » :
Le pauvre se défend d’avoir employé l’argent prêté à
une gourmandise, et demande, avec un semblant de
raison, quand il lui sera permis enfin de manger du
saumon. Mais ce n’est pas là la réponse exacte à la
question ; le bienfaiteur ne lui reproche pas de s’être
offert du saumon le jour même de son emprunt mais
lui fait sentir que, dans la situation où il se trouve, il
n’a pas du tout le droit de penser aux friandjses. Notre
gourmet décavé ne tient aucun compte du seul sens
possible afe-céite réprimande ; il répond à côté comme
s’il avait mal compris.
Cette réponse « certainement illogique », dit
encore Freud, revêt « de façon frappante le carac­
tère de la logique » : le sophisme, c’est donc l’illo-^i
gique caché sous le logique, qui réduit la logique à y
n’être qu’un « revêtement », un « semblant », un
« comme si », une « façade », un « étalage » : le sens./)
sert de façade au non-sens.

33. S. Freud, L· Mot d'esprit..., op. cil., p. 79.


34- Le saumon mayonnaise « nous présente [...] une façade qui
ébloujt par un étalage d’élaboration logique; or l’analyse nous a
montré que cette logique cache un sophisme, en particulier un dépla­
cement du cours de la pensée » (ibid., p. 89). Je reviens ensuite aux
pages 79-80.
140
Jacques le Sophiste

Tableau 2
Pondération du sens et du non-sens dans Le Mot d’esprit
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 141

Avec cette distorsion entre belle ou saine appa­


rence et réalité décevante, Freud retrouve l’une des
caractérisations les plus traditionnelles de la sophis­
tique depuis Platon et Aristote, celle qui, pour s’en
tenir au premier chapitre des Réfutations sophis­
tiques, fait comparer les raisonnements sophistiques
à ces hommes qui paraissent beaœHi force de se
farder, ou aux objets de litharae, dœtain ou de métal
jaune. La sophistique chien-loup joue sur le pseudos,
mélange de faux et de mensonge ou de mauvaise foi,
pour se faire passer pour ce qu’elle n’est pas :
logique et sagesse.
La suite de cette taxinomie, qui a pour critère la
« technique » mise en œuvre dans le mot d’esprit,
ne laisse pourtant pas d’être troublante. Nous
sommes toujours, au sein de « l’esprit de la pensée »
par différence avec « l’esprit des mots », dans les
«fautes de raisonnement». Viennent après le
saumon mayonnaise, deux autres séries d’exemples

Première taxinomie : technique

I. esprit des mots II. esprit de la pensée


I
1. fautes de raisonnement 2. unification 3. représentation
indirecte
1__________ L 1
a) sophistiques b) automatiques
1
a) saumon b) Iliig C) gâteau
mayonnaise chaudron

Sens (façade) > Non-*cn* (façade) >


Nonttrn* (radié) Sens (carhé)

Tableau 3
Les fautes de raisonnement sophistiques (détail)
142 Jacques le Sophiste

à regrouper sous un chef unique : celui des fautes de


raisonnement sophistiques.
On doit pourtant remarquer que le terme de
sophisme n’est prononcé que pour la première (notre
saumon mayonnaise) et la dernière série : la série
intermédiaire présente en effet une difficulté. Voici
comment Freud l’introduit : « Ce mot [saumon
mayonnaise] peut-être, par simple contraste, nous
aiguille sur çflautres mots d’esprit qui, tout au
contraire, étaient ouvertement le contresens, le non-
sens et la \ » L’exemple « le plus net et le
plus pur » en est celui de l’artilleur Itzig, intelligent
mais indiscipliné, à qui un supérieur bienveillant
conseille d’acheter un canon pour s’installer à son
compte. Or « ce conseil fort comique est évidemment
un non-sens », mais « un pareil non-sens spirituel
n’est pas dépourvu de sens » : « il se conforme à la
sottise d’Itzig, la lui fait toucher du doigt ». Avec
( Itzig, c’est cette fois le non-sens qui sert de
« façade » au sens. La pondération du sens et du
non-sens a changé avec leur place. Freud retrouve
ainsi tout naturellement la définition canonique du
mot d’esprit comme « sens dans le non-sens », mais
elle se laisse à présent lire de façon ambiguë à la
fois comme inversion et comme espèce du sophisme.
Ainsi, dans cette première taxinomie, Freud
reprend-il tous les éléments les plus traditionnels de
la dévalorisation de la sophistique, à une distorsion
près, de taille puisqu’elle coïncide avec l’apparition 35

35. S. Freud, L·Mot d’espril.,.,ορ. cil., p. 89 (mes italiques) ; puis


p. 90.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 143

du sophisme parmi les mots d’esprit : celle selon


laquelle il pourrait s’agir, au moins dans la seconde
série d’exemples, de l’élément sens dans le non-sens
plutôt que de l’élément non-sens dans le sens.
L’analyse de la seconde taxinomie va permettre
de poursuivre de façon non moins hésitante dans
cette voie nouvelle. Freud propose une taxinomie qui
a cette fois pour critère la « tendance » ou intention
attribuable à l’auteur lui-même. L’esprit peut être
soit inoffensif soit tendancieux. Or l’analyse de l’es­
prit tendancieux permet d’attirer sans reste le non-
sens sous la juridiction du sens, en assignant un sens
- et quel sens - au non^eris. Car le sophisme.,
devient pour Freud le truchement de la vérité. J
À lire de près, Freud indiquait déjà cette piste
lorsqu’il proposait dans la première taxinomie la
« version réduite » du saumon mayonnaise, afin de
prouver que cette catégorie de mots d’esprit tient non
pas aux mots mais à la pensée, et au déplacement
reproche-réponse. En effet, quand le gourmet répond
« sur le mode direct », il n’y a plus de quoi rire. « La
version réduite serait alors la suivante : “Je ne puis
me passer de manger ce que j’aime, et peu m’importe
d’où vient l’argent. Voilà pourquoi c’est aujourd’hui
que je mange du saumon mayonnaise, après que
vous m’avez prêté de l’argent.” » Mais, ajoute Freud, '
« ce ne serait plus de l’esprit, ce serait du
cynisme36 ». Lorsqu’il reprend l’analyse du saumon '
mayonnaise dans la perspective de la seconde taxi-

36. S. Freud, Le Mot d’esprit..., op. cil., p. 82 et suiv.


144 Jacques le Sophiste

nomie, Freud découvre, à côté des deux tendances


obvies que sont l’intention obscène (l’esprit qui
déshabille) et l’intention agressive ou hostile, une
tendance plus difficile à cerner, et qu’il qualifie
provisoirement d’« intention sérieuse'57 ». La façade
logique qui, dans la première taxinomie, ne
masquait qu’une « faute » dévalorisée comme illo­
gique, prend maintenant une autre fonction, celle de
dissimuler qu’il se dit là « quelque chose de
défendu'58 », ou, plus terminologiquement, celle de
« détourner l’attention » du fait qu’il s’agit là de « la
levée de l’inhibition37 38 39 » :
Nous ne craignons pas de nous tromper en supposant
. que toutes ces histoires à façade logique veulent vrai-
Λ ment dire ce quelles prétendent dire avec des arguments
\ volontairement erronés. C’est précisément cet emploi
' du sophisme comme truchement de la vérité qui lui
confère le caractère de l’esprit, caractère qui dépend
ainsi avant tout de la tendance40.
La vérité, qui était jusqu’à présent l’autre du
sophisme, se trouve maintenant révélée par celui-ci.
/’ Freud lève non seulement le refoulement aristotéli­
cien mais aussi le refoulement tout court pour laisser
parler le désir. Le sens n’est plus là où il paraissait,
dans la façade logique, mais il se tient au lieu et
place du non-sens. Un mot d’esprit sophistique ne
peut plus s’analyser ni comme non-sens dans ou

37. S. Freud, L· Mol d’esprit..., op. cil., p. 175.


38. Ibid., p. 172.
39. Ibid., p. 250.
40. Ibid., p. 175, je souligne.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Isican 145

sous le sens, ni seulement comme sens dans le non-


sens : c’est le non-sens fait sens.
Freud poursuit alors « l’interprétation » du
saumon mayonnaise pour tenter de donner un « nom
spécial » au troisième genre d’esprit tendancieux.
Lorsque la façade d’une histoire se présente avec
toutes les apparences de la logique, la pensée qu’elle
recouvre voudrait bien dire, sérieusement : « cet
homme a raison », mais ne se risque pourtant pas, en
présence de la contradiction qu’elle rencontre, à lui
donner raison, sauf sur un point où son erreur est faci­
lement démontrable. La « pointe » choisie est un véri­
table compromis entre son « tort » et sa « raison », ce
qui n’est certes pas une solution, mais correspond
parfaitement à notre propre conflit intérieur41.
La façade logique devient maintenant l’indice ou
le symptôme de notre approbation ; la pointe - qui
provoque notre rire— est une formation de
compromis, et la contradiction logique / illogique ne
fait que manifester, ou travestir, la contradiction
moralité / immoralité dans laquelle nous sommes
tous plongés. Enfin, si nous sommes « choqués »,
c’est parce que l’homme au saumon proclame la '■
vérité du désir à l’occasion d’une jouissance « infé­
rieure » ou « superflue ». Quant au nom spécial, on
ne saurait manquer de remarquer que Freud fait
appel successivement à toutes les écoles marginales
ou hétérodoxes de l’antiquité : après la sophistique,
l’épicurisme, puis le cynisme et même, plus loin, le
scepticisme. Car le saumon mayonnaise serait, pour-

41. S. Freud, Le Mot d’esprit..., op. cil., p. 178.


146 Jacques le Sophiste

suit-il, une histoire « simplement épicurienne » : elle


revient à dire « cet homme a raison, il n’y a rien au-
dessus de la jouissance, peu importe la façon de se
la procurer42 ». L’apologie du Carpe diem, chuchotée
« à voix basse » par les mots d’esprit, est hautement
réaffirmée de nos jours, et par Freud ici même bien
longuement, en face d’une morale qui « exige
toujours sans indemniser » : si Dieu est mort, cette
morale n’est plus que « le décret égoïste de quelques
sujets riches et puissants qui peuvent, eux, toujours
sans délai, satisfaire tous leurs désirs «^Eeqt homme
de bonne foi, et donc Freud, « finira, in petto] tout au
moins par en faire l’aveu43 ». Et Freud ajoute abrup­
tement, renouant avec sa première analyse : « Nous
sommes enfin en état de donner à ces mots d’esprit
le nom qui leur convient : ce sont des mots d’esprit
cyniques, ce qu’ils recouvrent, c’est du cynisme. »
D’où l’abondance, dans le corpus sophistique, des
histoires de mariages et de marieurs, qui disent la
vérité du conflit entre civilisation et liberté sexuelle,
et la prégnance des histoires juives, où s’expriment
« l’autocritique du peuple juif » et les « mille aspects
de sa misère sans espoir». Signalons enfin l’appel
au « scepticisme » comme « recherche du critérium
de la vérité », à propos de l’histoire unique mais si
marquante des deux Juifs dans le train (« Vois quel
menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour
que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien
que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors

42. S. Freud, Le Mot d'esprit..., op. cil., p. 178.


43. Ibid., p. 180.
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 147

mentir44 ? »). Car, de la sophistique au scepticisme,


non seulement, de façon négative, la tendance
sérieuse rejoint la-tendance du mot d’esprit sans
tendance : « ébranlef le respect dû aux institutions et
aux vérités45 », en se faisant critique de la raison
critique. Mais, par-delà et de façon positive, elle
prône,' au moyen de la levée de l’inhibition, par
déplacement et contradiction, au lieu de la « vérité
philosophique » cette vérité plus vraie qu’est l’ex­
pression de l’inconscient, rejoignant ainsi, sous le
nom des écoles antiques, les topoi mêmes de la
sophistique : nature et loi, désir, plaisir, jouissance,
mesure subjective.
Le sophisme truchement de la vérité vraie, quel
triomphe ! Mais Freud à triompher de la philosophie
n’a pas plus que Lacan le cœur gai. Voyons cela.
On notera d’abord que le sophisme se retrouve
aussi de l’autre côté de la taxinomie par tendance,
du côté inoffensif et non plus tendancieux. Je
voudrais m’y arrêter, parce que c’est là me semble-
t-il que l’hésitation de Freud devient une gêne si
tangible qu’elle engendre visiblement de l’incohé­
rence et quelque chose comme de la honte, une
impossibilité de penser jusqu’au bout. C’est là que
Lacan manque encore, avec ses sïfbots de signifiant
et jouissance. V__-
Dans la partie synthétique, Freud regroupe toutes
ses indications taxinomiques et s’interroge sur « le
mécanisme du plaisir » produit par le mot d’esprit, si

44. S. Freud. Le Mot d’esprit..., op. cil., p. 189.


45. Ibid., p. 219.
148 Jacques u: Sophiste

bien que je m’en servirai pour expliciter les notations


de la taxinomie « tendance inoffensive » qui m’oc­
cupent à présent. En quoi les mots d’esprit sophis­
tiques sont-ils inoffensifs, et quel plaisir engendrent-
ils alors ? Lorsqu’il est inoffensif, « l’esprit se suffit
à lui-même en dehors de toute arrière-pensée46 »,
« il est à lui-même sa propre fin4' » : nous cherchons
seulement avec ce fonctionnement « autonome »,
analogue à la représentation esthétique, à éveiller le
plaisir chez l’auditeur et à nous procurer à nous-
mêmes du plaisir46 48. Freud remarque, chemin faisant,
que « les jeux de mots inoffensifs et superficiels
présentent le problème de l’esprit sous sa forme la
plus pure parce qu’ils [...] nous font échapper à l’er­
reur de jugement qui tient à la valeur du sens49 50 51 ». Il
réitère cette remarque dans la partie synthétique en
notant en bas de page que « les mots d’esprit
“mauvais” » — comme « home-roulard », le gâteau
roulé fait à la maison30, où l’homophonie ne corres­
pond à aucune liaison « fondée sur le sens » - « ne
sont nullement mauvais comme bons mots, c’est-à-
dire ne sont point inaptes à engendrer le plaisir ».
Dans l’inoffensif pur, dans le mauvais jeu de mots, il
n’y a pas de sens mais encore du plaisir, et l’on peut
même parler de « plaisir du non-sens31 ».

46. S. Freud, L· Mot d'esprit..., op. cil., p. 145.


47. Ibid., p. 156.
48. Ibid., p. 154 et suiv.
49. Ibid., p. 152.
50. Ibid., p. 152, et p. 198, voir aussi p. 202.
51. Ibid., p. 206.
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 149

Freud tente alors de rendre compte de ce type de


plaisir en l’ajustant à son principe général du plaisir
comme « épargne ». Cela génère à mon avis l’un des
texJLes le plus fous du Mot d'esprit. Il n’est pas un
brin de ce texte qui ne laisse incrédule, comme s’il
ne s’agissait que d’une vaste dénégation. On sait
déjà que laisser le son prendre le pas sur le sens,
c’est « économiser un effort psychique », comme un
enfant, voire comme un malade52. Chose plus
surprenante, l’esprit de la pensée, et donc les fautes
de raisonnement, relève du même mécanisme :
Il est plus facile et plus commode d’abandonner le
chemin déjà battu par la pensée que de s’y tenir, de
rassembler pêle-mêle des éléments hétéroclites que
de les opposer les uns aux autres ; il est particulière­
ment aisé d’admettre des formules syllogistiques
répudiées par la logique, et enfin d’accoupler les mots
et les idées sans souci de leur sens, voilà qui est hors
de doute53.
Le péremptoire sera aussi symptomatique que les
hésitations précédentes, car des siècles de résis­
tance aux sophismes, la difficulté d’abandonner le
« chemin battu » — tracé déjà par la déesse à
Pannénide : l’être est, le non-être n’est pas -, enfin
l’attitude de Freud lui-même, n’engagent guère à
croire qu’il soit si facile d’abandonner le sens. Il est
vrai qu’alors il ne s’agit plus de « la vie sérieuse »,
mais dérécjiéf de l’enfant, du toxicomane - le bagout
de la bfere —, du lycéen névrosé et de certaines

52. S. Freud, Le Mot d’esprit..., op. cil., p. 197.


53. Ibid., p. 206, comme la citation suivante.
150 Jacques ij: Sophiste

catégories de psychopathes. Et Freud de s’étonner


que, « ce faisant, l’élaboration de l’esprit soit une
source de plaisir, puisque, en dehors de l’esprit,
toute manifestation analogue du moindre effort intel­
lectuel éveille en nous de désagréables sentiments
de répulsion ». L’enfant, le sauvage, le toxicomane,
le névrosé, le psychopathe : voilà cette fois toute la
série des équivalences freudiennes en consonance
avec la sophistique.
Nous sommes là en pleine ambivalence. Car cette
dévalorisation du plaisir du non-sens se trouve tout
simplement juxtaposée à la valorisation que suggé­
rait déjà le fonctionnement autonome : il s’agit, « en
pleine conscience de son absurdité et pour le seul
^utrah du fruit défendu par la raison », d’employer
hrnon-sens, comme l’enfant le jeu, de « secouer le
joug de la raison critique », de s’élever contre les
contraintes tyranniques « que nous impose l’ap­
prentissage [...] de la réalité, du vrai et du faux ».
L’analyse des « exemples extrêmes » que Freud
propose dans une note, tout à la fin de cette première
partie synthétique, éclaire mieux encore ce plaisir
que l’adulte aristotélicien éprouve à retomber en
enfance54. Plaisir auquel je ne saurais résister. « Un
convive, à qui l’on servait du poisson, plonge à deux
reprises les mains dans la mayonnaise et se les passe
dans les cheveux. L’étonnement de son voisin de
table semble lui faire reconnaître son impair, et il
s’en excuse en disant : “Pardon, je croyais que

54. S. Freud, L· Mol d’esprit..., op. cil., note 1, p. 228. Voir aussi
la « Partie théorique », p. 360 et suiv.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 151

c’étaient des épinards !” » Freud, qui ne sait


comment nommer ce type de mots — « [ils] semblent
avoir droit à la dénomination de “sottises d’appa­
rence spirituelle” » -, nous explique qu’ils produi­
sent leur effet parce qu’ils tiennent « l’auditeur dans
l’expectative d’un mot d’esprit, de telle sorte qu’il
s’efforce de découvrir le sens caché par le non-sens,
sans pourtant le trouver, puisque c’est un non-sens
pur et simple » (c’est moi qui souligne). L’analyse du
plaisir provoqué par le non-sens est sans équivoque,
c’est le pl<û§ir un Peu cruel du « teiçmême » dans la
cour de récré» : « Ce sont des traquenards qui font un
certain plaisir au narrateur, en déroutant et en irri­
tant l’auditeur. Ce dernier tempère son dépit par la
perspective d’en devenir lui-même, à son tour, le
narrateur. » Telle est exactement l’attitude
qu’Aristote assigne à la victime d’un sophisme telle­
ment lié au signifiant, accentuation et coupures, qu’il
en devient impossible à réfuter : l’absurdité qui n’est
susceptible d’aucune clarification, ni dans ni hors
de l’expression, il faut la retourner à l’envoyeur en la
répétant tout simplement, et que la victime devienne
ainsi bourreau.
Il y a ainsi comme une tendance de l’esprit non
tendancieux qui consiste à se servir des armes de la
raison - le principe d’économie, la prégnance des
formes logiques, le réflexe du sens - contre la raison
même, en une violence toujours seconde, toujours
critique, pour rétablir des « libertés primitives » et
« alléger le joug de l’éducation intellectuelle55 ».

55. S. Freud. Le Mot d’esprit..., op. cit., p. 210.


152 Jacques m Sophiste

Mais c’est là, comme la sophistique, une manifesta­


tion à la fois salutaire et répugnante, dont il faut
maintenir le caractère marginal. Bref, quand le
plaisir du non-sens permet de se déprendre de la
pesanteur de la logique, il est à peu près valorisé,
mais quand il n’y a que le non-sens sous le non-sens,
alors l’horreur doit nous prendre56. Tous les éléments
d’une réinterprétation positive de la sophistique sont
ainsi présents chez Freud : sur fonds de l’attention
prêtée au dire, pertinence de ce qu’il ne nomme pas
jeux de signifiant, et pertinence des fautes de
logique. Mais force est de constater qu’il est exclu,
de facto, que cette analyse si neuve du plaisir de
parler s’effectue, quand même la vérité changerait
de sens, hors du registre aristotélicien du sens.
On retrouve bien en place le rôle d’aiguillon
logique qu’assigne le philosophe au sophiste, chez
Alain Badiou par exemple, le même d’ailleurs sans
surprise que celui que Catherine Malabou assigne à
la femme philosophe : « La femme n’invente peut-
être pas de questions philosophiques mais elle crée
des problèmes. Partout où elle le peut, elle met des

56. l.’« ombilic du rêve » est aussi un point d’arrêt du sens et de


l'interprétation, mais il n’a rien d’horrible car il n’y a pas de volonté,
puérile ou mauvaise, de non-sens pour le non-sens ; c’est simplement
un point d’origine ou point d’attache à la fois contingent et structurel
à l’inconscient ; je remarque qu’il est affecté cependant d'un même
« circulez il n’y a rien à voir » : « Les rêves les mieux interprétés
gardent un point obscur ; on remarque là un nœud de pensées que
l’on ne peut défaire, mais qui n’apporterait rien de plus au contenu du
rêve. C’est ('“ombilic” du rêve, le point où il se rattache à l’Inconnu »
(S. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson revue par
D. Berger. Paris, Puf, 1967, p. 446).
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 153

bâtons dans les roues des philosophes et desJîhilo-


sophèmes5'. » Lacan le dit ainsi : « C’est l’oréd de la
critique du sophiste. À quiconque énonce ce qui est L
toujours posé comme vérité, le sophiste démontre
qu’il ne sait pas ce qu’il dit. C’est même là l’origine^
de toute dialectique57 58 59. » Mais quand on prend vrai-·
ment plaisir au non-sens (et sans doute faudra-t-il
employer là avec constance le terme de jouissance
au lieu de plaisir, lié à celui d’ab-sens au lieu dej)
non-sens), alors c’est terrifiant. En termes lacaniens,
c’est terrifiant parce qu’on touche au réel : « Le réel (
s’affirme, par un effet qui n’est pas le moindre, de *
s’affirmer dans les impasses de la logique [...]. Nous
touchons là du doigt, en un domaine en apparence le
plus sûr [l’arithmétique], ce qui s’oppose à l’entière
prise du discours, à l’exhaustion logique, ce qui y
introduit une béance irréductible. C’est là que nous
désignons le réel ’9. » D’où ma question, qui perdure )
depuis le prologue : y aurait-il deux manières bien Γ rk
distinctes de toucher au réel, la jouissance di\J
discours et le mathème ?

57. Catherine Malabou, Changer de différence. Les femmes et la


philosophie, Paris, Galilée, 2009, p. 128.
58. J. Lacan, ...oupire [12 janvier 1972], op. cil., p. 41. Voir infra,
p. 185 et suiv.
59. Ibid.
154 Jacques ij·: Sophiste

Gardez-vous de comprendre !
L'hésitation de Lacan : un autre sens,
ou le foncier non-sens
de tout usage du sens ?
Telle est donc l’oscillation, chez Freud, entre
l’aristotélisme galopant et la psychanalyse naissante.
Ce que Lacan retraite avec un mot d’ordre : Gardez-
vous de comprendre ! C’est en cela même que
consiste l’opération lacanienne de rendre Freud à
Freud.
Dans « Situation de la psychanalyse en 1956 »,
Lacan magnifie la phrase de Freud, « le rêve est un
rébus », et la commente ainsi : « Les phrases d’un
rébus ont-elles jamais eu le moindre sens, et son
intérêt, celui que nous prenons à son déchiffrement,
ne tient-il pas à ce que la signification manifeste en
ses images est caduque, n’y ayant de portée qu’à
faire entendre le signifiant qui s’y déguise60 ?» Le
tout est précédé par une réflexion sur la « finitude
ordinale » de la batterie mantique, où rien ne vaut
que la combinatoire, « où le géant du langage », dit
Lacan, « reprend sa stature, d’être soudain délivré
des liens gullivériens de la signification ».
Lacan prend ainsi à rebrousse-poil le côté
Aristote de Freud, et cela se termine par cette
superbe apostrophe :
« Gardez-vous de comprendre ! » et laissez cette caté­
gorie nauséeuse à MM. Jaspers et consorts. Qu’une de

60. J. Lacan, « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits,


op. cil., p. 470.
Sens et non-sens ou l’anti-arislolélisme de Lacan 155

vos oreilles s’assourdisse, autant que l’autre doit être


aiguë. Et c’est celle que vous devez tendre à l’écoute des
sons ou phonèmes, des mots, des locutions, des
sentences, sans y omettre pauses, scansions, coupes^
périodes et parallélismes, car c’est là que se prépare
le mot à mot de la version, faute de quoi l’intuition
analytique est sans support et sans objet61.
Gardez-vous de comprendre !
Pourtant, dans le séminaire sur la relation d’objet,
qui date de 1956-1957, Lacan lui aussi hésite entre
privilégier le sens ou privilégier le non-sens. Je
voudrais juxtaposer ces deux textes, l’un précédant
l’autre, l’un où Lacan choisit le sens, le jeu sur le
sens et la création de sens, et l’autre où il fait appa­
raître la force du non-sens, sa force et son intimité
avec le signifiant. Premier texte :
L’homme, parce qu’il est homme, est mis en présence
de problèmes qui sont comme tels des problèmes de
signifiants. Le signifiant, en effet, est introduit dans
le réel par son existence même de signifiant, parce
qu’il y a des mots qui se disent, parce qu’il y a des
phrases qui s’articulent et s’enchaînent, liées par un
médium, une copule de l’ordre du pourquoi ou du
parce que. C’est ainsi que l’existence du signifiant
introduit dans le monde de l’homme un sens
nouveau. PpurAe dire dans les termes dont je m’ex­
primais naguère) à la fin d’une petite introduction du
premier nWiéro de la revue La Psychanalyse - C’est,

61. J. Lacan, « Situation de la psychanalyse en 1956 », in Écrits,


op. cit., p. 471, où nous retrouvons clairement « ce qu’il y a dans les
sons de la voix et dans les mots », qui échappe au traitement aristo­
télicien de l’homonymie.
136 Jacques le Sophiste

à croiser diamétralement le cours des choses que le


symbole s’attache, pour lui donner un autre sens. Ce
sont alors des problèmes de création de sens, avec
tout ce qu’ils comportent de libre et d’ambigu, la
possibilité étant toujours ouverte de tout réduire au
néant arbitrairement. L’irruption du mot d’esprit a
toujours un aspect tout à fait arbitraire, et Hans est
comme le Humpty-Dumpty d’Alice au pays des
merveilles. Il est capable de dire à tout instant - Les
choses sont ainsi parce que je le décrète, et que je suis le
maître62 63.
Bizarre. Vous voyez le glissement. « Le logos qu’il
y a dans les sons de la voix et dans les mots », celui
du legein logou kharin d'Aristote, autrement dit chez
nous « l’existence du signifiant », loin de marquer le
bastion de la résistance sophistique au sens, sert au
contraire à introduire dans le monde de l’homme un
sens nouveau. Mutadis mutandis, le signifiant est
pourtant plus que jamais lié à l’homonymie — c’est
même là sa différence d’avec le signifié : comme le
souligne Lacan à propos du petit Hans, « aucun des
éléments signifiants de la phobie n’a de sens
univoque, n’est l’équivalent d’un signifié unique6'5 ».
Cette caractéristique du signifiant est liée à sa fonc­
tion de symptôme (non plus une plante qui parle,
mais un phobique) : « Le signifiant symptomatique
est constitué de telle sorte qu’il est de nature à
recouvrir au cours du développement et de l’évolu-

62. J. Lacan, La Relation d'objet [10 avril 1957], Paris, Seuil,


1994, p. 293, les italiques sont de Lacan, mais je souligne (en gras).
63. Ibid., p. 286.
Sens et non-sens ou l’anti-aristolélisme de Lacan 157

tion de multiples signifiés, et les plus différents. Non


seulement il est de sa nature de le faire, mais c’est
sa fonction64 65. » Le cheval est ainsi « un signe propre
à tout faire, exactement comme l’est un signifiant
typique63 ».
Or cette même homonymie du signifiant permet,
somme toute, une maîtrise supplémentaire : celle de
la libre création. L’homme se retrouve simplement
avec encore plus de puissance nomothétique : « Les
choses sont ainsi parce que je le décrète et que je
suis le maître. » Bref, le signifiant, en donnant du
jeu au sens, fait, magistralement, le jeu du sens.
Maintenant, deuxième citation, qui suit la
première, et que j’entreglose :
Le Witz de Freud pointe directement, sans fléchir ni
s'égarer dans des considérations secondaires, à l'es­
sentiel de la nature du phénomène. De même que dès
le premier chapitre de la Traumdeutung, il met au
premier plan que le rêve est un rébus, et personne ne
s’en aperçoit — cette phrase est jusqu’ici passée
complètement inaperçue — [souvenons-nous du
« Gardez-vous de comprendre ! »], de même on ne
semble pas s’être aperçu que l’analyse du trait d’esprit
commence par le tableau de l’analyse d’un phéno­
mène de condensation, le mot famillionnaire, fabri­
cation fondée sur le signifiant, par superposition de
familier et de millionnaire. Tout ce que Freud déve­
loppe par la suite [moi, j’aurais plutôt dit : pas tout ce
que Freud développe par la suite] consiste à montrer
l’effet d’anéantissement, le caractère véritable-

64. J. Lacan, La Relation d’objet, op. cit., p. 288.


65. Ibid., p. 289.
158 Jacques ij·: Sophiste

ment détruisant, disrompant, du jeu du signifiant


par rapport à ce qu’on peut appeler l’existence
du réel. A jouer avec le signifiant, l’homme met
en cause à tout instant son monde, jusqu’à sa
racine. [Quel diagnostic et digne d’Aristote !] La
valeur du trait d’esprit, et qui le distingue du comique,
c’est sa possibilité de jouer sur le foncier non-sens
de tout usage du sens. Il est, à tout instant, possible
à mettre en cause tout sens, en tant qu’il est fondé
sur un usage du signifiant. En effet, cet usage est en
soi-même profondément paradoxal par rapport à toute
signification possible, puisque c’est cet usage même
qui crée ce qu’il est destiné à soutenir66.
Lacan tout à l’heure n’entendait pas exactement
Freud ni le signifiant de cette oreille. Il ne s’agit plus
de « la création d’un sens nouveau » - être plus aris­
totélicien qu’Aristote -, mais « du foncier non-sens
de tout usage du sens » : voilà justement ce qui
faisait peur à Freud dans le mot d’esprit, ce qui
engendrait toutes ses hésitations, ce qui le dégoûtait
tout en l’excitant, ce qu’il fallait récupérer par tous
les moyens et faire rentrer dans le giron tutélaire du
, sens. Sur le fond, Freud et I^acan sont évidemment
d’accord : s’arrêter au foncier non-sens de tout usage
du sens suffit à faire trembler le monde aristotéli­
cien, celui de l’animal doué de logos, jusqu'à sa
' racine, à savoir le principe de non-contradiction
Hcomme décision du sens. Mais ils n'ont pas tout à
fait la même réaction : pour Freud, la valeur du non-
sens, c’est son sens ; pour Lacan, la valeur du non-

66. J. Lacan, La Relation d'objet, op. cil., p. 294. Je souligne (en


gras).
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Ixican 159

sens, c’est encore le non-sens. Du Witz comme


nouveau Traité du non-être, « détruisant, disrompant
ce qu’on peut appeler l’existence du réel ». Et pour
les mêmes raisons que chez Gorgias. Il faut et il
suffit de montrer que le sens, ou la sphère de l’être,
l’ontologie, etc., repose sur un husteron proteron
qu’on peut nommer « paradoxal » : seul l’usage du
signifiant crée la signification, ou encore l’être est
un effet de dire. « C’est cet usage même qui crée ce
qu’il est destiné^ soutenir » et c’est pour cela que
tout peut s’effondrer : vous ne trouverez pas de
meilleure illustration de la nécessité et de l’impos­
sibilité de la démonstration-réfutation. Bref, «cela
devient très drôle, avec ce que ce mot, drôle, peut
comporter de résonances étranges6, ».

In c u r sio n s so phistiqu es

D A N S L A T E C H N IQ U E A N A L Y T IQ U E

Des trois homonymies constituantes


et de l’homonymie de l’homonymie
Les conditions de possibilité de l’insens en général
sont : qu’il y ait une norme du langage et que cette
norme puisse être (voire : ne puisse pas ne pas être)
transgressée. Depuis Gamma, la norme du langage,
c’est la signification, dont je rappelle une dernière
fois la formule séquentielle : parler (legein), c’est dire
quelque chose (legein ti), c’est-à-dire signifier
quelque chose (sêmainein ti), c’est-à-dire signifier 67

67. J. I>acan, La Relation d’objet, op. cit., p. 295.


160 Jacques le Sophiste

une seule chose pour soi-même et pour autrui (sêmai-


nein lien autôi kai allôï). Or, à lire Aristote avec l’œil
(faute d’oreille) sophistico-analytique, on constate
que la transgression de cette norme est inscrite dans
le langage lui-même, et à trois niveaux bien
distincts : celui de la constitution même du langage
ou métaphysique, celui de l’invention supplétive ou
^poésie, celui du signifiant ou sophistique analytique.
/ Le troisième niveau radicalise un changement dans
la définition de l’homonymie et fait passer d’une
homonymie antique ou classique, celle d’Aristote,
I lorsqu’un même mot désigne des choses dont la défi­
nition diffère, à l’homonymie moderne, en réalité une
homophonie, lorsqu’une même séquence sonore
désigne plusieurs choses68. L’homonymie de l’homo­
nymie est ce passage d’une homonymie de significa­
tion à une homophonie du signifiant.
Premier niveau, diagnostiqué par Aristote au
premier chapitre des Réfutations sophistiques comme
mal radical du langage :
Les mots sont finis, ainsi que la quantité des énoncés,
alors que les choses sont infinies en nombre. Il est
donc nécessaire que le même énoncé ou qu’un mot
unique ait plusieurs sens69.

68. Disant cela, je crois décrire de manière moins aristotélicienne


que Lacan les trois niveaux de l’équivoque tels que déployés dans
« L’Étourdit », et faire droit à ma déception d’alors (// n’y a pas de
rapport sexuel. Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan, avec Alain
Badiou, Paris, Fayard, 2010, p. 30-44). L’essentiel demeure évidem­
ment : c’est l'homophonie qui fait tournant, que I^acan met en acte et
écrit.
69. Aristote, Réfutations sophistiques, 1, 165 a 12 s.
Sens et non-sens ou Γαηΐί-arislotélisme de iMcan 161

Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel


qu’aucun homme peut en rêver, il y plus de prag-
mata que de mots existants dans le système, fût-il
en expansion, de notre langage et sans doute aussi
plus d’états du monde que de phrases. L’utilité du
langage, c’est d’abord tout bêtement de substituer la
relation symbolique à la relation déictique : il est
plus facile de parler d’un troupeau d’éléphants que
de l'amener sur la table. Quand on est aristotélicien,
si l’homonymie est inévitable, c’est donc parce que
les choses ne cessent naturellement d’affluer et que
les conventions verbales ne suivent pas. Du coup,
bien qu’inévitable, elle est en droit toujours aussi
réductible, et le mal est sans doute plus infini-indé­
fini que radical : lorsqu’on s’aperçoit que deux
choses qui n’ont pas la même définition portent le
même nom, il suffit d’inventer un nouveau mot.
Aristote déploie donc une inlassable activité nomo-
thétique : chaque analogie, chaque classement, qu’il
s’agisse d’ontologie, de zoologie ou d’éthique, fait
apparaître des distinguos ou des places encore
anonymes. Le travail d’Aristote, travail du philo­
sophe, dans toute son œuvre (qu’on pense à Delta,
premier dictionnaire des homonymes) comme dans
le point chaud des Réfiitations sophistiques, consiste
à distribuer un signifiant par signifié.

Or, deuxième niveau, l’homonymie est liée au


remède qu’est l’invention langagière. Car, comme le
poète et, tout bonnement, comme tout être parlant,
ne cessent de le prouver, ce qui permet de fabriquer
au mieux ces mots qui ne cessent de manquer, à
162 Jacques le Sophiste

savoir la perception des ressemblances, relève de


l’homonymie. Et au premier chef, la métaphore dont
le propre est de voir les ressemblances et de les
exprimer. La Poétique et la Rhétorique contrevien-
j. nent de ce fait à la Métaphysique, et à Vorganon. La
f métaphore est définie comme Γ« application d’un
nom impropre'0 », mais cette impropriété même qui
fait appeler quelque chose par un nom qui convient
à autre chose « produit une science et une connais­
sance » : « Comme en philosophie, voir le semblable
dans ce qui est très éloigné appartient à celui qui
vise juste'1.» En admettant que Ton puisse se
passer, quel que soit le prix à payer, de dire que le
soir est la vieillesse du jour, comment parler du pied
d’une table ou d’une montagne autrement qu’en
disant « pied », qui ne convient en propre qu’au
coips animal ?
Ressemblance et homonymie. Je voudrais m’y
arrêter un instant, car on mesure mal (et je crois que
Lacan fait partie de ce « on ») à quel point la concep­
tion antique de l’homonymie et de la métaphore va
contre tout ce que nous pensons aujourd’hui : s’il y a
ressemblance, n’est-ce pas qu’il y a motivation,
image, flux sémantique, tout sauf homonymie ? On
touche ici du doigt la différence qui fait époque.
Reportons-nous pour en comprendre les attendus à
la définition canonique de l’homonymie, telle qu’elle
est lancée — et cette place seule mérite révérence —
aux premières lignes des Catégories. Voici le texte : 70 71

70. Aristote, Poétique, 21. 1457 b 7-8.


71. ld.. Rhétorique, lit. 1410 b 15-16 et 1411 b 22-24.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 163

On parle d’homonymes dans le cas de ce qui a en


commun seulement du mot, alors que la définition de
l’essence qui correspond au mot est différente : par
exemple sont « animai » à la fois l'homme et le dessin
qui en est fait ; car seul un mot leur est commun, mais
la définition de l’essence qui correspond au mot est
différente; de fait, si on explicite ce qu’est pour
chacun d’entre eux l’animalité, on donnera une défi­
nition distincte pour l’un et pour l’autre'2.
L’exemple est frappant : une image et son modèle
sont des homonymes. La ressemblance (celle qui
informe stricto sensu la systématique platonicienne,
eidos — eidôlon, modèle - image et semblant, que
vise évidemment Aristote !) est de l’homonymie.
Ailleurs, il s’agit d’un homme et d’une statue ; ou,
très fréquemment, d’un organe vivant et d’un organe
mort (main, œil). Même ceux que YÉthique à
Nicomaque appelle les « homonymes de fortune » ou
« homonymes par accident » (ta apo tukhês homô-
numa7i) se ressemblent ; Aristote donne pour
exemple kleis, la « clef » et la « clavicule », « celle
qui est sous le cou des animaux et ce avec quoi on
ferme les portes », ainsi que les non moins fameux
chien aboyant et Chien céleste, ou l’aigle et le
fronton qui déploie ses ailes au-dessus des colonnes,
mais quoi, sinon la ressemblance, a bien pu présider
à la nomination ? Si bien que les usages métapho­
riques d’un terme - et, n’oublions pas, « bien faire
des métaphores, c’est voir le semblable72 73 74 » - sont

72. Aristote, Catégories, 1,1a 1-6.


73. LL. Éthique à Nicomaque, I, 4. 10% b 26 s.
74. LL. Politique, 22. 1039 a 7 s.
164 Jacques ijc Sopiiistk

effectivement des cas d’homonymie. Ce qui est inad­


missible, pour les linguistes modernes, est très
précisément qu’il y ait de la ressemblance dans l’ho­
monymie75. Pour ne plus risquer le reste de ressem­
blance définitionnelle qu’on pourrait trouver entre
les clefs qui verrouillent portes et épaules, ou nos
iris (qu’on lisevh^nn de Leltera amorosa de René
Char), contre la justesse des métaphores à l’œuvre
pour nommer « blanche » une voix et une nuit, on
prend désormais pour exemple quelque chose
comme « verre » et « vair », car quel enfant ne s’est
trompé sur la matière de la pantoufle de Cendrillon ?
C’est ainsi que nous sommes conduits au troi­
sième niveau. Avec le son, le signifiant délié du
sens, du moins jusqu’à Freud, on ne risquait rien.
Mais dès lors que le signifiant relève du sens (sens
dans le non-sens ou non-sens dans le sens, n’im­
porte) ou, pour lacaniser, dès que son effet est le
signifié, alors bien sûr il n’y a plus de hasard ni de
fortune, seulement encore et toujours du sens à
trouver, du logos qu’il y a dans les sons de la voix et
dans les mots, à interpréter.
L’homonymie est une troisième fois nécessaire et
inévitable : parce que, côté signifiant, elle est la
manière privilégiée dont s’exprime l’inconscient
comme parlêtre, encombrant de sens multipliés,

75. Voir par exemple Hintikka, pour qui il va de soi que “homo-
nymy eijuals accidentai homonymy” (“Aristotle and the Ambiguity of
Ambiguity”, Inquiry 11. automne 1959, p. 137-151, ici p. 139 [repris
dans Time and Necessily, Oxford, Oxford Clarendon Press. 1976. p. 1-
26|), et l'article « Homonymie » dans le Vocabulaire européen des
philosophies, op. cil.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 165

sinthome, non-dupes errent, l’insu que sait de l’une-


bévue s’aile à mourre. Avec comme modus operandi :
les coupes du temps et le passage à l’écriture.

Le kairos,
scansion et temps dans le discours
« Il faut s’en remettre au flair. Une fausse
manœuvre ne peut plus être rattrapée. Le proverbe
“Le lion ne bondit qu'une fois” a nécessairement
raison76 », dit Freud à propos du « bon moment »
pour la « mesure d’extorsion », le chantage en
somme, que constitue la fixation d’un terme de l’ana­
lyse par l’analyste lui-même. Le flair, nous, caracté­
rise autant le chien d’Ulysse, le premier à recon­
naître (noein) son maître et qui en tombe mort sur
son tas de fumier, que le dieu d’Aristote et sa noêsis
noêseôs, intuition d’intuition. L’instantané du bon
moment, tel est le temps de l'analyse tant pour la fin
de la manœuvre que pour la coupe de la séance et la
scansion de l'interprétation.
Les Grecs ont un mot pour dire ce temps non*^
spatialisable qui, au même titre que Vepideixis, est Y
une caractéristique de la sophistique : le kairos. Il y
est représenté sous les traits d’un beau jeune
homme, les ailes au talon, avec un grand toupet par-
devant et chauve par-derrière, une occasion à saisir.
Kairos, l’un des plus intraduisibles des mots grecs, )
est certainement, sur fonds de corpus hippocratique t
d’une part, de poésie pindarique de l’autre, urJ

76. S. Freud, L’Analyse finie et l’Analyse infinie, in Œuvres


complètes, vol. XX. Paris, Pi f-, 2010, p. 20.
160 Jacques le Sophiste

propre de la temporalité sophistico-analytique' Le


kairos est dangereux. C’est, comme l’instant zen du
tir à l’arc, le moment d’ouverture des possibles :
celui de la « crise » pour le médecin, c’est-à-dire de
la décision entre la guérison ou la mort, celui du trait
décoché par l’archer pindarique ou tragique, entre
l’atteinte ou le loupé. Le kairos, à la différence du
{ skopos (le « but », au centre de la cible), nomme,
pour Onians, le point où « une arme pourrait péné­
trer de manière fatale » : il y va du trait comme
destinai, touchant à cœur. C’est le nom du but en
tant qu’il dépend tout entier de l’instant, le nom du
lieu en tant qu’il est temporalisé sans reste ; on peut
entendre comment le latin tempus ne veut pas seule­
ment dire « temps », mais « tempe » aussi : la consi­
dération du kairos fait comprendre que la « tempe »,
le « temps » et le « temple » sont une même famille
de mots, sur le grec temnô, « couper ». Avec kairos,
il s’agit en même temps de coupure et d’ouverture :
très exactement du « défaut de la cuirasse », comme
dans Y Iliade, de la « suture osseuse », de l’« oppor­
{ tunité » en tant que « port » et « porte ». 77

77. On se reportera à l'ouvrage de Bernard Gallet, Recherches sur


kairos et l’ambiguïté dans la poésie de Pindare, Pessac, Presses
Universitaires de Bordeaux, 1990; au travail de Monique Trédé,
Kairos : l’à-propos et l’occasion (L· mot et la notion d'Homère à la fin
du l\r siècle avant J.-C.), Klineksieck, 1992 : et, avant tout, au livre de
/ Richard Broxton Onians, Les Origines de la pensée européenne - sur le
J corps, l’esprit, l'âme, le monde, le temps et le destin [ 1951], traduction
I française par Barbara Cassin. Arraelle Debru, Michel Narcy. Paris,
II Seuil, 1999, p. 405-412 - cet ouvrage est le troisième dont je recom­
mande la lecture à tous les analystes !
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 167

L’hypothèse superbe d’Onians est que kairôs,


avec accent sur le omicron (« le point juste qui
touche au but », dit Chantraine78) et kaîros, avec
accent sur le iota (« la “corde” qui fixe l’extrémité
de la chaîne au métier », dit Chantraine, qui n’est
pas hostile au rapprochement) « ne font qu’un à l’ori­
gine ». Pour Onians, le kaîros est le nom de l’espa­
cement, du vide, de l’ouverture créée par les lisses.
Gallet montre qu'il ne s’agit pas de cette ouverture
même, mais plus exactement de la « tresse régula­
trice » qui, comme notre peigne, « sépare les fils de
chaîne en les maintenant parallèles pour qu’ils ne
s’embrouillent pas », les reliant aussi du même coup,
et qui règle ainsi à la fois l’ordre vertical et l’ordre
horizontal d’insertion de la trame en délimitant la
zone de travail ; la tresse est parfois couplée avec un
dispositif installé tout en haut du métier et « qui
maintient le sommet de tout l’ouvrage79 ». C’est ainsi
que le terme est employé, par syllepse, chez Pindare,

78. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue


grecque: histoire des mots, Paris, Klincksieck. 1968-1980, rééd. en
un volume en 2009.
79. Gallet dégage, puis vérifie, les quatre fonctions techniques qui
produisent une descendance sémantique : comme « fil conducteur »,
le kairos est une « prise », une « influence », un « contrôle » ; comme
« fil régulateur » de la largeur du métier déterminant la zone de
tissage, c’est une « règle », un « bon ordre », une «juste mesure »,
une « brièveté » et un « avantage » : comme « fil entrelacé », rencon­
trant à angles droits chacun des fils de chaîne, c’est une « conjonc­
tion », une « conjoncture », une « occasion », un « moment propice » ;
comme « fil séparateur » entre la nappe des fils pairs et celle des fils
impairs, c’est un « choix », une « séparation ». un «jugement ». une
« décision » (B. Gallet, Recherches sur kairos et l'ambiguïté dans la
poésie de Pindare, op. cil., p. 65 et suiv.).
168 Jacques u·: Sophiste

au propre, comme au figuré pour désigner le


« procédé de l’entrelacement des thèmes ». Dans
l’articulation du kairos - et « articulation » est à
entendre dans tous les sens du français : kairon ei
phthegxaio, « si l’on articule », « si l’on énonce », le
kairos, dit Pindare80 -, les mots sont à la fois déco­
chés et tissés. Le kairos est autotélique, il contient en
lui sa propre fin ; c’est le moment où la poiêsis et la
tekhnê, le faire et le savoir-faire dont l’œuvre est un
produit externe, sont au sommet de leur inventivité
et touchent à la praxis, à l’acte qui est à soi-même sa
propre fin, quelque chose comme une intériorisation
^divine de la finalité. Mais peut-être n’est-ce pas
encore assez radical, et faut-il aller jusqu’à dire que
le kairos est le poros, le « passage » qui permet de
faire l’économie du telos et de l’idée de finalité (d’où
la monotonie des fins prêtées à qui se laisse aller au
kairos, aux sophistes et aux analystes en général
- l’argent ?). On soulignera dès lors le lien entre
kairos et singularité: avec le kairos, on s’engouffre
dans un cas, il n’y a même que du cas.
J’ai bien l’impression de toucher ainsi ce que j’ai­
merais saluer du nom d’éthique de la psychanalyse,
au moins autant sinon plus que le vade mecum « ne
pas céder sur son désir ». Quoi qu’il en soit, le lien
avec la pratique analytique et sa temporalité propre
ne fait aucun doute. L’un des lieux d’apparition laca-
A nien le mieux connu et profilé du terme « sophis-
^ tique » est, très tôt, « Le temps logique » : Lacan y

80. Pindare, Pylhiques, I, 81 = Str. 5, 157.


Sens et non-sens ou ianti-aristotélisme de Lu-an 169

parle de la « valeur sophistique » de la solution dans


le dispositif très ad hoc qu’il décrit, non pas parce :
qu’il y aurait faute de raisonnement mais, pour de
bon, parce que le temps fait partie de la logique : pas
de solution au problème sans les deux « scansions
suspensives81 ». Le rôle de ces deux scansions
« n’est pas celui d’une expérience dans la vérifica­
tion d’une hypothèse, mais bien d’un fait intrinsèque
à l’ambiguïté logique ». Le trait important est celui
de l'ambiguïté, elle est liée au laps de temps qui .
effectue l’intégrale des équivoques et impose une
interprétation et une action. La « fonction de la
hâte » ou saisie du kairos (c’est presque déjà tropj
tard) est ce qui signale l’acte.
L’interprétation, comme l’acte, est du kairos, mais
cette fois en prise sur l’ambiguïté langagière, liée au
dis-cours, au laps « entre » les sons qui font signi­
fiant, quelque chose comme une ambiguïté sous­
tractive dont le den fera paradigme (ce que Celan
pouvait encore tolérer de l’allemand, entendu à
travers une Sprachgitter, cette grille du confessionnal
qui structure par cro^fÎldhs de silence la chaîne
signifiante et qui permet d’hésiter et de soustraire
pour rendre vivable). « Un heureux hasard d’où
jaÎfljf un éclair ; et c’est là que peut se produire l’in­
terprétation » ; à cause de l’attention flottante, nous
entendons tout de travers, « du fait d’une espèce
d’équivoque, c’est-à-dire d’une équivalence maté­
rielle » et permettons à celui qui vient de parler

81. J. l-acan, « Le Temps logique », in Écrits, op. cit., p. 201, puis


p. 202.

J
170 Jacques u; Sophiste

d’apercevoir d’où émerge « sa sémiotique à lui », sa


lalangue82. Interprétation décochée et tissée,
plongée dans le trou du souffleur. La perception et
l’exploitation de l’homonymie via l’indépendance du
signifiant, marque du discours d’analyse, sont
rendues possibles par l’espacement entre la chaîne
et la trame, qui tisse les signifiants, donc les
silences, hiatus ou béances en tous genres, qui les
scandent, les dé- et les re-scandent, écartent les
fibres du temps. Jusqu'à « kaironiser » l’être lui-
même, comme verbe et comme sujet : comme on sait,
« l’ontologie est ce qui a mis en valeur l’usage de la
copule, l’isolant comme signifiant83 ».
Bref, la logologie est une chronologie : c’est le
temps qui est le principe efficace du discours. C’est
pourquoi je tiens que la « rhétorique » philosophi­
quement pensée est l’invention de l’ontologie pour
domestiquer — pour spatialiser — le temps dans le
discours. Dès le (kirgias de Platon, le temps se
trouve réduit à l’espace : un discours est un orga­
nisme qui s’étale (il a un « plan ») et s’articule (il
faut, dit Platon, savoir le « découper»). La rhéto­
rique est adossée chez Aristote à toute la physique
(le temps cormiie image du mouvement) et à tout l'or-
ganon qui organise les logoi selon le hama, « en
même temps », du principe de non-contradiction,
avec tous les suri (syn-taxe, syl-logisme) requis pour
le mettre en visibilité. Il s’agit toujours de faire

82. Je paraphrase et cite Jacques Lacan, Les non-ilupes errent,


11 juin 1974.
83. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 33.
Sens et non-sens ou l’anli-aristotélisme de Lacan 171

passer de la considération de l’énonciation à celle


des énoncés, de la chaîne signifiante et de la saisie
du kairos, pointe du temps, au topos et aux lopoi,
lieux du bien parler. S’il y a une particularité sophis-
tico-analytique de la pratique du langage, elle
implique donc quelque chose comme une rhétorique
du temps, par différence avec la rhétorique philoso­
phique de l’espace. Une phrase de Gorgias comme
une phrase de Lacan peuvent nous rendre sensibles
à ses caractéristiques différentielles, que je résu­
merai de la façon suivante :
-le présent, et en particulier le présent de l’énon­
ciation, produit par elle, est inclus dans la chaîne et
ne saurait s’en excepter : il n’y a ni présence réma­
nente du présent, ni place pour un métalangage.
D’où les contradictions, les renversements, bref : la
paradoxologie. C’est le modèle du temps logique,
de ses scansions et retournements conclusifs ;
-le sens est créé au fur et à mesure de l’énoncia­
tion. C’est ce à quoi nous rend sensibles à jamais
le Traité du non-être de Gorgias et son exploitation
du caractère glissant de toute proposition d’iden­
tité : « le non-étant est [...] » [il existe, donc] « [...]
non-étant » [le voilà qui n’existe pas]. C’est ce glis­
sement que bloque la spatialisation de la syn-taxe
où sujet et prédicat sont produits comme des
places non négociables ;
— l’attention est attention de l’oreille, qui se porte sur
le logos qu’il y a dans les sons de la voix et dans les
mots ; d’où, d’une part, le privilège de la voix
(bombos, phônê) ; d’autre part, celui de l’homo-


172 Jacques lf. Sophiste

nymie, portée par les signifiants et les silences ; ce


qui, joint à la rapidité de l’instant, produit le mot
d’esprit, et lait résonner le symptôme et l’interpré­
tation ;
— l’improvisation, si bien nommée éloquence ex
tempore, est la manifestation par excellence de la
rhétorique du temps. Les skhedioi logoi, « les
discours improvisés », sont les « radeaux », ces
« rapprochements liés », sur lesquels l’homme
s’embarque au fil du temps, comme Ulysse pour
quitter Calypso et retrouver Ithaque. « C’est
Gorgias, poursuit Philostrate, qui fut à l’origine de
l’improvisation : s’avançant dans le théâtre à
Athènes, il eut l’audace de dire : “Proposez !”et il
fut le premier à articuler un tel risque, faisant
montre par là d’une part qu’il savait tout et, d’autre
part, qu'il parlerait sur tout en se laissant aller à
l’opportunité [ephieis toi kairôi] ». Libérez l’asso­
ciation, devenu mot d’ordre : une « séance » (pour­
quoi n’avoir pas encore traduit epideixis ainsi...),
dites ce qui vous vient, « allez-y, dites n’importe
quoi, ce sera merveilleux84 ! ». Car, que vous le
sachiez ou non, et surtout si vous n’en savez rien,
vous savez tout.

84. J. Lacan, L'Envers de la psychanalyse, op. cil., p. 59.


Sens et non-sens ou ïanli-aristotélisme de iMcan 173

Pourquoi Lacan s ’intéresse tant


à la métonymie et à la métaphore,
ou comment elles deviennent
des lieux du temps
L’un des fruits les plus aboutis de la rhétorique
philosophique est la théorie des lieux (topoi) et des
figures (tropoi, tours), ou rhétorique restreinte. Rien
de plus explicitement spatial que ces répertoires
techniques cfteXuÏÏés aux arts de la mémoire, qui
disent où chercher et quels tracés mobiliser. Or, là'
encore, la sophistique se caractérise d’échapper à la
spatialisation. « Gorgianiser » : le mot inventé pai
Philostrate85 en dit long de par son pouvoir phonique
et de par sa formation gongorique et hainamourée.
Gorgias avec ses figures sonores confère du mètre,
de la musique, à la prose ; c’est d’ailleurs pourquoi[
Aristote l’accuse d’avoir « un style poétique » (poie-
tikê [...] lexis) et de n’avoir pas encore compris que
« le style du logos est autre que celui de la
poésie86 ». La Souda affirme qu’il donne à la rhéto­
rique sa « phrastique », et lui attribue l’usage d’à
J
peu près toutegjes figures (tropes, métaphores, allé­
gories, hypzfllages, catachrèses, hyperbates), mais

85. Voir supra, p. 75. On trouve par exemple^dans les Vies des
Sophistes : « Agathon [...] gorgianise souvent en iamhes » (493) ; et :
quand Proclus de Naucratis se lançait dans un exortie, « c'était à un
Hippias ou à un Gorgias qu’il ressemblait » (hippiazonti te (...] kai
gorghizonti, 604) ; « gorgianiser » est aussi, foi de Platon, ce que font
les cités de Thessalie (501).
86. Aristote, Rhétorique, III, 1404 a 24-29 ; voir 1406 b 9.1408 b
20. Aristote précise que « la forme du style (lo skhênia lês lexeôs) ne
doit être ni métrique (emmetron) ni arythmique » (b 21 et suiv.).
174 Jacques le Sophiste

les figures proprement gorgianesques sont celles,


d’abord sonores ou audibles, sur lesquelles s’achève
rémunération : « et redoublements (anadiplôsesi) et
reprises (epanalêpsesi) et retournements (apostro­
phais) et correspondances (parisôsesin) » ; ce sont en
tout cas celles que retient Diodore lorsqu’il décrit la
surprise des Athéniens « philologues », amoureux
des discours, écoutant pour la première fois Gorgias
et ses figures « extraordinaires » : « et antithèses
(ianlühetois) et balancements (isokolois) et corres­
pondances (parisôsin) et homéoteleutes (homoiote-
leutois87) ». L'Éloge d’Hélène ne s’entend bien qu'en
grec : itération d’allitérations — ho smikrotatôi sômati
kai aphanestatôi thewtata erga apotelei, succession
de sons pour décrire la nature du logos et témoigner
de sa dynastie.
/ Aux tropes gorgianesques s’opposent nos ordi-
( naires tropes spatiaux. La métaphore et la méto-
< nymie sont deux manières bien connues de faire de
la géométrie panoptique, en établissant une analogie
de proportion (« le soir est la vieillesse du jour »),
ou en comptant la partie pour le tout (la voile pour le
navire) : il s’agit toujours de « voir le semblable »
pour décrire intégralement la scène du monde et en
étaler le graphe réglé. C’est du moins ce que je
pensais avant de comprendre ce que Lacan fait de la
métaphore, et pourquoi il tient la métonymie pour
première.

87. Souda = 82 A2 l)K (H, p. 272) : Diodore. Histoire, XII. 53 = 82


A4 DK (p. 273).
Sens et non-sens ou iont i- aristotélisme de Lacan 175

Reprenons dans l’ordre. Le lacanisme est encore


mieux intraduisible que le gorgianisme, et pour des
raisons de fond, c’est-à-dire d’époque, de conscience
de l’inconscient, qui donnent toute sa charge de réel
au signifiant et au symptôme. Nous y reviendrons
avec ce summum du lacanisme, théorique et
pratique, qu’est « L’Étourdit ». Il faut cependant
bien faire la différence entre, d'une part, le style de
Lacan, sa « rhétorique » à lui, la manière dont il
« lacanise » et, d’autre part, la manière dont il s’in­
téresse à la rhétorique. Or, et c’est vraiment un geste
remarquable, Lacan s’approprie la métaphore et la
métonymie, ou plutôt la métonymie et la métaphore,
à partir du signifiant et non plus à partir du signifié,
si bien qu’il les fait passer d’une rhétorique de l’es­
pace et du signifié à une rhétorique du temps et du
signifiant : je dirai qu’il les rend à la logologie.

La métonymie est constamment et vigoureuse­


ment première chez Lacan lecteur de la
Traumdeutung : elle n’est plus comme dans nos
manuels une figure spatiale qui permet simplement
de désigner quelque chose par sa partie décisive ou
remarquable, de second ordre face à l’inventivité de
la métaphore ; elle est bien plutôt, au cœur de la
découverte freudienne, comme le vecteur du flux qui
permet de passer d'un signifiant à un autre. La méto­
nymie devient, pour le dire en termes ultra-philoso­
phiques, la condition transcendantale du nouveau
sujet barré d’inconscient. Elle assure la possibilité
du logion-clef « un signifiant, c’est ce qui représente
un sujet pour un autre signifiant », si bien que, beau-
176 Jacques le Sophiste

coup plus simplement, « le sujet, ce n’est rien


d’autre [...] que ce qui se glisse dans une chaîne de
signifiants88 ». Or ce processus qui lie le signifiant à
un autre signifiant dans une chaîne est, ou se
confond avec, le cours du temps dans le dis-cours.
On comprend que la « coordination signifiante »
qu’est la métonymie soit préalable et nécessaire pour
que puissent advenir les « transferts de signifié »
que sont les métaphores : « Il n’y aurait pas de méta­
phore s’il n’y avait pas de métonymie89. » Quant à la
métaphore, il n’y a que cela, c’est ainsi que l’on
parle. C’est ainsi qu'elle parle et cela se voit, elle côté
femme, dont le discours déqôniqiié dans Encore ne
cesse d’attester que la jouissance ne convient pas au
rapport sexuel. Elle ferait mieux de se taire, mais
cela rendrait l’absence du rapport sexuel encore plus
lourde. Donc elle ne se tait pas et le premier effet du
refoulement, c’est qu’elle parle d’autre chose :
« C’est ce qui fait de la métaphore le ressort90. »
Aristote et Freud, non plus se traversant l'un l’autre,
mais tombés dans le trou du souffleur, voilà ce qui
nous attend.

88. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 48.


89. ld.. Les Formations de l'inconscient [1957-1958], Paris, Seuil,
1998, p. 75. Je renvoie sur ce rapport métonymie / métaphore à la
remarquable analyse d'F.lisabele Thamer, « 1,‘antériorité de la méto­
nymie par rapport à la métaphore », aux p. 67-70 de sa thèse, avec
laquelle cette fin de chapitre ne cesse de dialoguer.
90. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 57. Voir infra, p. 230 et suiv.
Cinquième partie

La jouissance du langage
ou l’ab-aristotélisme de Lacan

Le signifiant, c'est la matière qui se transcende en langage.


Je vous laisse le choix d'attribuer cette phrase
à un Bouvard communiste ou à un Pécuchet
qu'émrfusiillenl les merveilles de I'Adn.
Jacques Lacan,
« Réponse à des étudiants en philosophie »

Pour ce qui est du champ de la jouissance - hélas.


qu’on n’ap/>ellera jamais (...] le champ lacanien,
mais je l’ai souhaité -, il y a des remarques à faire.
Jacques Lacan,
L’Envers de la psychanalyse

L’ab-sens et le den

Le sens et ses trois négations


« Je suis assez maître de lalangue, celle dite fran­
çaise, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine
de témoigner de la jouissance propre au symptôme.
Jouissance opaque d’exclure le sens. On s’en doutait
depuis longtemps. Être post-joycien, c’est le savoir1. » >
Cette phrase exclut effectivement le sens — de
très peu. S’il n’y avait pas protestation de maîtrise,
on en douterait et on suivrait la^ént^ du sens en

1. Jacques Lacan, « Joyce le symptôme », in Autres Écrits, Paris,


Seuil, 2001, p. 570.
178 Jacques ij: Sophiste

prenant le droit de transformer la performance en


faute de frappe. Mais il n’y a, quand on lacanise, ni
métalecture ni métalangage, rien que l’apprentissage
de la/une lalangue en immersion, c’est ce qui rend
la chose si prenante.
Alain Badiou, en particulier dans son commen­
taire de « L’Étourdit », veut réinscrire Lacan en tant
qu'antiphilosophe dans la philosophie. Le point de
réinscription est « la critique du sens au profit d’un
savoir du réel2 3 ». La critique du sens (« Oui, nous
désirons l’ab-sence du sens ») est en effet commune
au philosophe et au psychanalyste antiphilosophe.
La différence, c’est que la philosophie critique le
sens au nom de la vérité (« la vérité en effet, dont
toute philosophie est comme chacun sait l’amour, ne
peut s’accommoder de la variabilité du sens5 »), pas
Lacan qui, lui, passe du sens au réel et non du sens
à la vérité (il demeure un « anti » « de ne pas voir ni
vouloir que “vérité” soit ce dont tout savoir tient
qu’il touche à quelque réel4 »). Selon Lacan, à la
différence de la philosophie telle qu’il la conçoit, il
n’y a pas de « vérité du réel », accessible comme
sagesse et consolante.
Pour suivre Jacques le Sophiste, il faut à mon avis
lier directement critique du sens et réel (qu’est-ce
que c’est, ou plutôt : comment dire ce que c’est, le
réel ?) avec discours et jouissance. C’est ce que je

2. Alain Badiou. Barbara Cassin, Il n’y a pas (le rapport sexuel.


Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan, Paris, Fayard, 2010. p. 107.
J'aimerais en prolonger ici la discussion.
3. Ibid.
4. Ibid.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 179

voudrais faire en repartant de l’idée d’« ab-sens »


telle qu’elle apparaît dans « L’Étourdit ».
Ce qu’il y a de sûr, et je suis là en plein accord
avec Alain Badiou, c’est que le réel, que nous
sachions ou non ce que c’est, se définit à partir de
l’absence de sens. Or, ajoute-t-il, « l’absence en tant
que soustraction au sens ou à la décision classique
du sens [...] ne peut pas être mise du côté du sens
ou de la décision du sens de type aristotélicien. Mais
elle ne peut pas être mise non plus dans un renver­
sement négatif du côté du non-sens0 ». Je suis à
nouveau d’accord pour distinguer radicalement « ab-
sens » et « non-sens ». Mais c’est le pas suivant, dit
Badiou, qui est capital : « 11 est capital de bien voir
que les expressions négatives (“il n’y a pas”, “il y a
ab-sens”) viennent équivaloir à une formule non-
négative, qui est : sens ab-sexe5 6 7 ». Je suis d’accord
là encore, mais à une condition, expresse et consis­
tante : il faut tenir bon que la formule « non néga­
tive » — sens ab-sexe — n’est pas une formule positive
mais une formule soustractive. « Une absence dans
le sens, un ab-sens, ou une soustraction du, ou au,
sens » : c’est parfaitement dit. C’est pourquoi je ne
suis plus d’accord pour définir le réel comme « le
sens en tant qu’ab-sens1 ». Car c’est donner au sens
la main sur l’ab-sens, ce qui opère à mes yeux une
confusion dommageable des négations. Le sens est

5. A. Badiou. B. Cassin, // n’y a pas de rapport sexuel, op. cil..


p. 112.
6.Ibid., p. l i t .
7. Ibid., p. 110, souligné par Badiou.
180 Jacques le Sophiste

en tant que tel sur le même plan que le non-sens :


ils font la paire, c’est une paire de contraires/
contradictoires. L’ab-sens n’est pas plus du sens que
du non-sens. C'est un trou dans la paire. Ce n’est
{évidemment pas pour autant non plus du hors-sens.
On n’appelle l’« ab-sens » du « sens » (« du sens
absexe », le prédicat devrait quand même déséman-
tiser le sujet en le dramatisant) que dans la mesure
où l’on est aristotélicien quand on parle (Lacan l’est
aussi), puisqu’on est ce qu’Aristote a vu et fait de
nous. Mais comme on est aussi sophistico-analyste,
on distinguera mordicus entre les au moins trois
négations du sens^qui permettent de nous en aller
dis-courir.
De fait, les négations sont au nombre d’au moins
trois.
l.Le non-sens qui fait couple avec le sens, paire
orientée par le sens, comme le non de « non-
sens » l’indique. C’est l’orbe de la norme décrite
par Aristote. Que la paire soit orientée signe la
force réfutativement universelle du dispositif, rien
de moins, rien de plus ; en d’autres termes, c’est
l’effet de la décision du sens que quelque chose ou
bien ait du sens ou bien ne soit pas. Mais
personne n’est, ni n’a à être, aristotélicien en tout
ni jusqu’au bout.
2. Le hors-sens (je l’ai appelé dans un premier
tableau « un-sens /in-sens » pour le débrancher
de l’univocité8) ou logos de plante, exorbité

8. Tableau 1, p. 130.
Im jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 181

comme inhumain par Aristote. Quand il est reven­


diqué comme logologie sophistico-analytique, via
performance, homonymie, signifiant et jouissance,
il détermine de l’extérieur l’orbe sens/non-sens
et la dessine comme partie d’un dispositif plus
englobant. C’est là que la réfutation, qui requiert,
nous l’avons vu, au moins une exception pour faire
démonstration et qui performe l’universel seule­
ment par une procédure d’exclusion, produit un
effet sophistique contre lequel Aristote ne peut
rien puisqu’il en a besoin (il aurait sans doute dû
ne pas énoncer le principe pour ne pas Peffonder
mais, pour reprendre le Witz du gâteau et du verre
de liqueur9, il ne l’aurait pas fondé non plus...).■)·

L’ontologie, en tant que telle « humaniste


devient un sous-ensemble particulièrement prosS 'J
père de la logologie.
3. L'ab-sens comme trou dans la nonne sens / non; )
sens ; c’est un hors-sens du dedans, un trou dans ■
l’orbe sens-non-sens, une « extimité ». C’est cela
qui nous intéresse à présent.
Je dis « au moins trois » négations, car resterait à
situer la dénégation : négation modale ou subjective,
comme on dit en grammaire grecque, interdiction via * il

9. « Un monsieur entre dans une confiserie et demande un gâteau ;


il l’échange ensuite contre un petit verre de liqueur. Il le boit et veut
sortir sans payer, le patron le retient. “Que voulez-vous ?” — “Payez
votre liqueur” - “Mais je vous ai donné un gâteau en échange” -
“Vous ne l’avez pas payé non plus” - “Mais je ne l'ai pas mangé” »,
Sigmund Freud, Le Mol d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, trad.
Marie Bonaparte et Marcel Nathan, Paris, Gallimard, coll. « Idées ».
1930, p. 95-96.
182 Jacques le Sophiste

un « tout sauf ça » (on l’exprimerait en grec par mê :


le mê on, le « non-être », c’est ce qui n’est absolu­
ment pas, ce qui ne peut et ne doit pas être), mais
travestie en négation de fait, objective, adossée à une
privation tranquille qui implique l’horizon partagé
d'une prédication au moins potentiellement
commune, avec possibilité du « ça » (on l’exprime­
rait par un alpha privatif ou par un ouk : ouk on est
« ce qui se trouve ne pas être », et peut se dire d’un
mort, qui a été vivant), le tout désignant avec la
dernière précision que c’est de « ça » qu’il ne faut
pas dont il est de fait question10.
On pourra donc figurer de la manière suivante le
sens avec ses au moins trois négations :

10. Sur cette différence ou / mê, on se reportera à infra, p. 196 et


suiv., note 46.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 183

Pour comprendre la différence entre sens-non-


sens. hors-sens et ab-sens, L’Étourdit » fournit le
modèle du den de Démocrite, « passager clan­
destin » de toute l’ontologie et « dont le clam fait
notre destin11 » — le ver qui creuse le bois dont on se
chauffe d’habitude. Le den est très précisément la
manière dont le hors-sens fait retour (ou a toujours
déjà fait retour comme un symptôme qui arrive à
chaque fois dans son entière nouveauté) en ab-sens
dans l’orbe du sens / non-sens. Den, le mot cjui n'en
est pas un, permet de repérer qu’avec l’ab-sens il
s’agit de soustraction, et de comprendre dans quel
type de secondarité signifiante l’on se meut. 11 faut
tenir bon le modèle soustractif du den, capable de
lier dans la même botte signifiant, réel et jouissance
- et je vais le déployer en détail tout à l’heure. Mais
ce qu’il m’importe de souligner à présent est la rela­
tion suivante : c’est le hors-sens (logos de plante),
lui seul et rien d’autre que lui, qui revient pour faire
trou dans le sens / non-sens. 11 revient comme extime
au sens, en tant qu’ab-sens. L’organisation de la
philosophie (ce que j’ai appelé « écoute sophistico-
analytique de l’histoire de la philosophie12 ») est
structurée comme le refoulement. Le retour (du
refoulé) produit la différence d’époque : tel est le
« Aristote avec Freud » dont parle Lacan. Le 7
sophiste revient en psychanalyste lacanien guettètir F
du sens absexe — symptôme, interprétation, jouis­
sance - qui n’est ni du non-sens, ni non plus du

11. J. Lacan. « L’Étourdit ». Scilicel. n°4. Paris. Seuil. 1973, p. 51.


12. Voir supra, p. 59.
184 Jacques le Sophiste

sens, mais un bel et bon effet de ce qu’Alain Badiou


appelle les « douteuses propriétés du langage13 ».
Je voudrais conclure provisoirement sur l’accord /
désaccord avec Alain Badiou quant à la soustrac­
tion. Selon moi, le trou dans le sens n’est pas du
sens, le sens ab-sexe n’est pas du sens, pas plus du
sens que du non-sens. Pourquoi cette chicane ?
Parce que si c’est du sens (du sens ab-sexe, mais du
sens absexe), alors se trouve fondée « la possibilité
du mathème, de la transmission intégrale, bref de la
formule». Le blocage, comme dans la polémique
philosophique entre Leibniz et Arnauld dans
la correspondance qui suit le Discours de
Métaphysique (ce qui n’est pas un être n’est pas non
plus un être, répétaient-ils tous deux en accentuant
tantôt être et tantôt un), tient à l’accent. Sens ab-sexe
; ou sens ab-sexe ? L’accent révèle la finalité, le souci
f existentiel si l’on veut : pourquoi pas le mathème,
entre autres ? — dirais-je volontiers, comme le
sophiste à propos de la vérité ; mais pourquoi, pour
qui, cette « transmission intégrale » (j’aime encore
mieux : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testa­
ment »...)? Avec le geste d’Alain Badiou, il s’agit
au premier abord, orthodoxe, de la transmission de
la psychanalyse, qui tente Lacan maître d’école.
Mais c’est en réalité bien plutôt de philosophie qu’il
s’agit, et de ce que j’appellerais une procédure de
réinsertion, non pas tant de Lacan dans la philoso­
phie, que de la philosophie dans le lacanisme : « La

13. A. Badiou, B. Cassin, Il n'y a pas de rapport sexuel, op. cil.,


p. 136.
!λ jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Ijican 185

philosophie peut se mouvoir à haùtëqr de psychana­


lyse sans avoir à jeter aux ortie$/, au profit des
douteuses propriétés du langage, sa conviction que
si hors-sens, ou ab-sens, qu’elle soit, une vérité n’en
est pas moins un touché pur du réel14. »
Ma question demeure la même depuis le début :
le mathème et le discours touchent-ils différentiel-
lement au réel ? Je voudrais pour ma part, avec un
autre accent, au lieu d’accrocher mathème et
angoisse - l’angoisse est « la garantie latente de
l’effet de vérité produit par la fonction du savoir dans
le réel » souligne Badiou15 -, accrocher discours et
jouissance. Un monde que Badiou / Lacan pourront
dire féminin, mais c’est, comme nous verrons, une
autre, et non moins violente, paire de manches.

« Le langage mange le réel »,


ou la définition lacanienne de la logologie
On sait que la position philosophiquement
correcte reconnue au sophiste par la philosophie est
d’être un aiguillon critique16. En langage lacanien, '
le sophiste, qui met le doigt sur les « impasses de la
logique », se tient au seuil du réel. Avec les impasses
de la logique, il faut entendre (« L’Étourdit » met là
les points sur les i de manière très aristotélicienne)
tout ce que nous avons examiné sous le chef de l’m-
sens et du logos de plante : ce qui relève du raison-

14. A. Badiou, B. Cassin, Il n'y a pas de rapport sexuel, op. cil.,


p. 136.
15.Ibid., p. 131.
16. Voir supra, p. 153.
186 Jacques le Sophiste

nement ou articulation des propositions entre elles


(« sophisme » proprement dit), ce qui relève de la
syntaxe et de la grammaire d’une proposition isolée
(amphibolie), ce qui relève enfin de l’homonymie-
homophonie proprement dite (un mot, une séquence
de signifiants), cette dernière instance suffisant
d’ailleurs à générer toutes les autres.
J Le réel |__ ] s'affirme dans les impasses de la logique.

[...] Nous touchons là du doigt, en un domaine en


apparence le plus sûr [l’arithmétique], ce qui s’oppose
à l’entière prise du discours dans l’exhaustion logique,
ce qui y introduit une béance irréductible. C’est là
t que nous désignons le réel. [...]
Le discours naïf s’inscrit d’emblée comme tel comme
vérité. Or, il est depuis toujours apparu facile de lui
démontrer, à ce discours, qu’il ne sait pas ce qu’il dit.
Je ne parle pas du sujet, je parle du discours. C’est
l’orée de la critique du sophiste. À quiconque énonce
ce qui est toujours posé comme vérité, le sophiste
démontre qu’il ne sait pas ce qu’il dit. C’est même là
l’origine de toute dialectique. [...] Au niveau de l’ac­
tion sophistique, c’est au discours lui-même que le
sophiste s’en prend17.
Peut-on poursuivre dans la direction du langage
et non dans celle du mathème ? Bien sûr. On touche
•même là à « u n e vérité principielle » (on dirait
Platon qui fait répondre alêthestata, « rien de plus
vrai », au moment de chaque impossibilité maximale
du vrai) :

17. J. Lacan, ...ou pire [12 janvier 1972], Paris, Seuil. 2011.
p. 41-42.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 187

Pour moi en effet, à défaut d’admettre cette vérité


principielle que le langage est lié à quelque chose qui
dans le réel fait trou, il n’est pas simplement difficile
mais impossible d’en considérer le maniement [...]
C’est de cette fonction de trou que le langage opère
sa prise sur le réel18.
La série des trous, qui nous arrêtait19, s’origine
bien ici, dans le rapport du langage au réel. « Il n’y
a de vérité possible que d’évider ce réel », ajoute
Lacan. « D’ailleurs le langage mange le réel20. »
La clef du rapport entre le langage et le réel, c’est
le symptôme. Le symptôme se définit comme « ce qui
vient du réel21 », et l’équivoque est la seule réponse
au symptôme, l’interprétation opérant uniquement
par l’équivoque (« nous n’avons que ça, l’équivoque,
comme arme contre le sinthome22 »). La psychana-
lyse est un vaste symptôme, auquel on demande de
nous débarrasser du réel et du symptôme, et donc
d’en finir avec elle-même si elle réussit, exactement
comme la dictature du prolétariat.
Le lien langage-réel, la manière dont le langage
mange le réel, voilà l’« ab-sens ». Le terme dit la
manière dont le réel et le sens sont distincts (« On
peut dire que le réel a et n’a pas un sens au regard

18. J. Lacan, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005.


19. Voir supra, p. 118 et suiv.
20. J. Lacan, Le Sinthome, op. cil., p. 31.
21. « J’appelle symptôme ce qui vient du réel » (J. Lacan, « La
Troisième» [1974], 7' Congrès de l’École Freudienne de Paris à
Rome, conférence parue dans les Lettres de l'École Freudienne, 1975,
n° 16. p. 5).
22. J. Lacan, Le Sinthome, op. cil., p. 17.
188 Jacques lf. Sophiste

de ceci, que le champ du sens en est distinct2'5 »). Il


rend présent le trou dans l’orbe sens / non-sens que
le réel langagièrement (ou que le langage réellement)
opère. Nous rencontrons ainsi la définition la plus
lacanienne de la logologie : « L’efficace du langage »,
c’est « que le langage n’est pas en lui-même un
message, mais qu’il ne se sustente que de la fonc­
tion de ce que j’ai appelé trou dans le réel23 24 ».
Pour que la définition soit complète, il faut y arti­
culer la jouissance. « Là où ça parle, ça jouit et ça
sait rien », titre le chapitre IX de Encore :
L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, comme l’im­
plique pourtant ce qu’on en dit dans la science tradi­
tionnelle — l’inconscient, c’est que l’être, en parlant,
jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus.
J’ajoute que cela veut dire - ne rien savoir du tout25.
Et l’on reboucle avec le sens d’où nous étions
partis :
La jouissance phallique se situe à la conjonction du
symbolique avec le réel. Ceci, pour autant que, chez
le sujet se supportant du parlêtre, qui est ce que je
désigne comme étant l’inconscient, il y a le pouvoir
de conjoindre la parole et ce qu’il en est d’une
certaine jouissance, celle dite du phallus, qui est
éprouvée comme parasitaire, du fait de cette parole
elle-même, du fait du parlêtre.
J’inscris donc ici la jouissance phallique comme
balance à ce qu’il en est du sens. C’est le lieu de ce

23. J. Lacan, Le Sinthonie, op. cit., p. 134.


24. Ibid., p. 31.
25. Id., Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
Im jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 189

qui, est en conscience désigné par le parlêtre comme


pouvoir26 27 28.
Peu importe la date du séminaire ou de l’écrit,
nous sommes là dans la plus pérenne des nouveautés
de Jacques le Sophiste : depuis « La signification du
phallus2' » [1958] jusqu’à D’un discours qui ne serait
pas du semblant28 [1971] et au-delà, ce qu’on
appelle « phallus », c’est le pouvoir de signification :
« Die Bedeutung des Phallus est, en réalité, un pléo­
nasme. Il n’y a pas dans le langage d’autre
Bedeutung que le phallus. Le langage, dans sa fonc­
tion d’existant, ne connote, en dernière analyse, que
l’impossibilité de symboliser le rapport sexuel chez
les êtres qui l’habitent, ce langage, en raison que
c’est de cet habitat qu’ils tiennent la parole29. »
Simplement, on peut interpréter positivement le
phallus, comme un ancrage premier, voire une bonne
nouvelle — charité de Freud. Il est l’équivalent de la
« copule logique », le signifiant « destiné à désigner
dans leur ensemble les effets de signifié » via les
deux versants générateurs de la métonymie et de la
métaphore car il « donne la raison du désir » ; Lacan
positive ainsi en profondeur toute la fresque de
l’Antiquité jusque dans ses mystères pompéiens :

26. J. Lacan, L· Sinthome [1975], op. cit., p. 56.


27. Id., in Écrits, Paris, Seuil, 1966.
28. Id., D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris. Seuil,
2007.
29. Ibid., p. 148. Voir aussi id., ...ou pire (19 avril 1972), op. rit.,
ou la définition du phallus dans Le Sinthome [1975-1976]: «Le
phallus, c’est la conjonction de ce que j’ai appelé ce parasite, qui est
le petit l>out de queue en question, avec la fonction de la parole »
(p. 15).
190 Jacques ij·: Sophiste

« La fonction du signifiant phallique débouche ici sur


sa relation la plus profonde : celle par où les Anciens
y ancraient le Nous et le Logos » - dit-il à la dernière
phrase de « La signification du phallus*0 ». Ou bien
on l’interprète soustractivement, et on en fait le nom
commun de Pab-sens, lié à l’absence de rapport
sexuel, dont le langage et ce que ça dit constituent le
foisonnement aussi excitant que monotone. Le signi-
/ fiant le mieux adapté à signifier soustractivement ce
ij signifiant premier, autrement dit le nom propre de la
soustraction, est alors, de par la manière même dont
il est fabriqué, le den de Démocrite.

Le passager clandestin :
le den, signifiant du signifiant
Soit donc la séquence logologique lacanienne :
performance, homonymie, signifiant, symptôme, réel,
ab-sens, jouissance. Je voudrais donner deux coups
de projecteur sur les deux points qui m’intéressent
particulièrement : le paradigme du signifiant qu’est
le den de Démocrite, et le rapport entre jouissance
discursive, jouissance phallique et jouissance fémi­
nine.
De l’anti-aristotélisme à l’ab-aristotélisme, on
passe du refus du principe « il n’y a pas de contra­
diction » au principe « il n’y a pas de rapport
sexuel ». C’est la discursivité de ce nouveau prin­
cipe, il n’y a pas de rapport sexuel, que
« L’Étourdit » met en œuvre. 30

30. J. Lacan, « La signification (tu phallus », in Écrits, op. cil.,


p. 695.
Ut jouissance du lançage ou l'ab-aristotélisme <le Ijacan 19]

« L'Étourdit », texte en langue, et même en sur-


ou en méta-français, est à mes yeux le texte contem­
porain qui met de son côté le plus de chances
d’échapper à l’aristotélisme, précisément parce qu’il
est, non pas anti-aristotélicien, mais très activement
ab-aristotélicien.
Démocrite est le point d’aboutissement de
« L’Étourdit », son échappée finale avec le « joke sur
le mêden ». Car Démocrite est le premier / le seul
dans l’Antiquité (dois-je dire : avant Lacan ?), non
seulement à écrire le signifiant, mais à l’écrire en
prise sur la négation, précisément comme Lacan fait
dans « L’Étourdit » :
Qu’ on en rie, la langue que je sers s’y trouverait refaire
le joke de Démocrite sur le mêden : à l’extraire par
chute du mê de la (négation) du rien qui semble l’ap­
peler, telle notre bande le fait d’elle-même à sa
rescousse.
Démocrite en effet nous fit cadeau de Yatomos,
du réel radical à en élider le « pas », mê, mais dans
sa subjonctivité, soit ce modal dont la demande
refait la considération. Moyennant quoi le den fut
bien le passager clandestin dont le clam fait main­
tenant notre destin.
Pas plus matérialiste en cela que n’importe qui de
sensé, que moi ou que Marx par exemple. Pour Freud
je n’en jurerais pas : qui sait la graine de mots ravis
qui a pu lever dans son âme d’un pays où la Kabbale
cheminait51. 31

31. J. Lacan, « L’Étourdit », op. cil., p. 50-51.


192 Jacques ue Sophiste

Si le den se retrouve « passager clandestin », c’est


qu’Aristote et la philosophie qui lui emboîte le pas
lui interdisent d’apparaître. Ils le travestissent au
moyen d’une traduction radicale qui annexe l’opéra­
tion de Démocrite à la physique, au sens et à la
vérité. Je détaille ailleurs32 comment Aristote et toute
la doxographie ont transformé l’étrangeté du den, ce
mot qui n’existe pas, en nom de l’atome, par diffé-
' rence avec le vide, et ont ainsi naturalisé la relation
signifiante den/mêden, en désignation physico-onto-
[ logique, avec les atomes comme nom de l’étant et le
rien comme nom de l’espace. Den et mêden, atome et
vide, l’étant sous forme de corpuscules insécables
illimités en nombre dans un espace illimité en gran-
^ deur^çirculez, il n’y a rien à voir, l’ontologie est
inentajhée et l’on peut renouveler la science.
-Lacan défait la mascarade, il entend avec une
justesse confondante et le « rire » et le « rien » à
partir du symptôme qu’est le den, signifiant, non pas
qui les vaut tous comme le phallus, mais signifiant
modèle ou paradigme de ce qu’est (barrons « est »,
ce sera toujours ça de fait) un signifiant. Une incise
à cette occasion : lorsqu’un historien de la philoso­
phie lit Lacan, si j’en juge par moi-même, il est scan­
dalisé par tant de désinvolture quant à ce qu’il
connaît bien et ne travaille qu’avec les pincettes du
scrupule révérentiel. Puis, quand il connaît vraiment
tout à fait bien et, mettons, s’autorise de lui-même,
alors les traits lacaniens lui parviennent décochés et

32. Voir A. Badiou. B. Cassin, Il n'y a pas de rapport sexuel, op.


cil., p. 64-69. J'en reprends ici les analyses autant que de besoin.
La jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lican 193

tissés, ils franchissent la distance selon le kairos de


l’interprétation. Si bien que les deux sens d’inter­
prétation, l’herméneutique historico-historiale et
l’interprétation analytique, font enfin couple ambigu.

Rire et rien
Rire et rien. Partons du rire. « Démocrite riait
tout », egela panta, dit Hippolyte33 : le rire est le bon
allié de l’interprétation psychanalytique. Démocrite
est le philosophe qui rit, par différence avec
Héraclite qu’on représente en pleurs devant la fuite
des êtres et du temps. On attribue dans les bons
manuels ce rire à son matérialisme zen : il n’y a que
les atomes et le vide, pas la peine de s’en faire ; et on
l’adosse au contentement moral du sage antique,
lauré par Pierre Hadot comme par Michel Foucault,
heureux dans son autosuffisance d’échapper aux
troubles humains et méprisant ses congénères en
leur assénant des apophtegmes moraux bien gnan­
gnan (ces apophtegmes démocritéens, si nombreux,
il faudrait les interpréter eux aussi et réinventer la
« convention » comme Démocrite demande qu’on
réinvente le blanc et le noir et toutes les qualités
sensibles). Regardons de plus près la trogne des
Démocrite peints par les Hollandais, cebri'de Ter
Brugghen avec toque de travers et index pointé, et
celui de Johan Moreelse donc, qui tend les deux
doigts du cornuto : c’est pourtant clair qu’il fait la
nique, la nique à la physique représentée par le

33. Aristote. Réfutations sophistiques, 1. 13 = 65 A 40 DK, t. II.


p. 94.
194 Jacques le Sophiste

Johannes Moreelse,
Démocrite, le philosophe rieur (vers 1630)

globe terrestre sur lequel il s’appuie, la nique à l’on­


tologie34. La physique et l’ontologie sont cocues !
« Allons donc, et que les Cieux prospères nous
donnent des enfants dont nous soyons les pères ! »
conclut L’Étourdi de Molière. J’aime que l’huile sur
toile rende plus perspicace que des siècles de
commentaire.
Partons du rien à présent, dans son rapport au
rire : « rie ».

34. Voir « Le passage clandestin » [sur « Démocrite, le philosophe


rieur » de Johan Moreelse], dans Portraits de la pensée, sous la dir.
d'Alain Tapié et Régis Cotentin, Palais des beaux-arts de Lille, Paris,
éd. Nicolas Chaudun, 2011, p. 130-133.
La jouissance du langage ou Pub-aristotélisme de Lacan 195

Les atomes, contrairement à ce que la tradition


en a fait, ne sont pas des corps insécables, même les
plus petits qui soient : ce ne sont pas des choses ni
des êtres, mais des « idées » et des « schèmes ».
Atomos idea : l’atome est une idée — « Les atomes
qu’il appelle aussi idées sont tout35 ». Démocrite
n’est pas « matérialiste » ; pas plus que Freud ou que
vous et moi, dit Lacan qui le convoque très réguliè­
rement au point d’articulation avec l’idéalisme, dans
« L’Étourdit », Encore ou Les Quatre Concepts. L’idée
qu’est l’atome n’a cessé d’être travestie en matéria­
lisme et rephysicisée ; mais le mot den fait symp­
tôme, obligeant qui veut l’entendre à ne pas passer
si vite. C’est véritablement le signifiant qui signifie
le signifiant. Comment cela ?
Démocrite fabrique un mot qui n’existe pas dans
sa langue. Il coupe mêden « rien », un pronom usuel
et bien fait, sur mêd’hen, « pas même un », pour
inventer den, quelque chose comme « moins que
rien », un bout du mot rien mal coupé, une sous-·
traction de rien. Pour rendre ce machin-là comme il
est fait, on pourrait dire comme Lacan en laissant
tomber le n, quelque chose comme rie ; ou plutôt, en
coupant le début comme fait Démocrite et en lais­
sant tomber le r, quelque chose comme ien. Den en
effet n’est pas un mot grec, il ne figure ni dans le
dictionnaire Bailly, grec / français, ni dans le Liddell
Scott Jones, pourtant plus complet, grec / anglais, il
n’existe pas dans la nomenclature finie que constitue

35. Plutarque, Adversus Colotem, 8, 68 A 57 DK. p. 110 F.


196 Jacques uc Sophiste

la langue grecque ancienne36. Il figure cependant


dans un excellent dictionnaire, le Dictionnaire
étymologique de la langue grecque de Chantraine3',
qui renvoie précisément au fragment 156 de
Démocrite, dans la formule : mê malion to den ê to
mêden einai, où den est explicité par sônui, « corps »,
et mêden par kenon, « vide » : « n’être pas plus corps
que vide38 39 ». Chantraine ajoute qu’« il s’agit nette­
ment d’un terme plus ou moins artificiellement tiré
de ouden ». Plus ou moins artificiel, et plutôt plus
que moins, ce machin que l’on ne trouve pas dans
les dictionnaires de langue est un « mot forgé » dit
justement Lacan dans 1res Quatre Concepts™. Le
j terminus technicus démocritéen est un jeu de mots
grec. Pour comprendre les modalités de sa fabrica­
tion, il faut des outils comme : signifiant, écriture.

36. L.e premier à avoir attire l'attention sur den (la mienne en tout
cas) et le premier à avoir interprété l'atomisme à partir de cette inven­
tion de Démocrite et contre sa ré-écriture aristotélicienne est Heinz
Wismann, dans ses séminaires et. par exemple, dans « Atomos Idea »,
Neue Hefiefür Philosophie. XV-XVI, 1976, p. 34-52. Voir plus récem­
ment tes Avatars du vide. Démocrite et les fondements de l'atomisme,
Paris. Hermann. 2010.
37. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque: histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968-1980, rééd. en
un volume en 2009.
38. Chantraine ajoute qu’un génitif denos se trouve déjà chez Alcée
le lyrique (vif-VI" av. J.-C.. Aie. 320 LP), « dans un texte douteux et
obscur, kai k'ouden ek demis genoito, où l’on traduit denos par “rien”
ou plutôt “quelque chose” ». « Rien », ou plutôt « quelque chose » :
i l'équivalence est à souligner. Et il conclut par une somptueuse déné-
j gation « Rien à voir avec le grec moderne den, “rien” » (ibid., p. 251).
39. J. Lacan, les Quatre Concepts fondamentaux de la psychana­
lyse [1964], Paris, Seuil. 1973, p. 62. C’est, avec Encore [1972-1973]
(op. cit.. p. 66-67), l'autre grand passage où il en parle, et nous revien­
drons sur ces deux textes. Voir infra, p. 200 et suiv., note 43 ; p. 202.
Lajouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 197

négation, modalité, un, et surtout, il faut l’idée de


coupe, de fausse coupe. Le den est, si je voulais le
définir pour qu’on n’y comprenne encore « rien », un
signifiant fabriqué au moyen d’une coupure atopique
dans l’écriture de la négation modale subjective de,
telle sorte qu’en disant l’un cela fasse l’autre.

La fausse coupe, ou du « motérialisme »

Tenons bon le mot qui n’existe pas, car c’est d’une


façon très particulière qu’il n’existe pas. Comme tous
les signes, il est « arbitraire » au sens où il n’a de
valeur que par différence. Ce qui existe, et dont il se
différencie, c’est le terme négatif, qui peut prendre
deux formes, ouden ou mêden. Ce sont là deux
adjectifs (« aucun, aucune ») et deux pronoms
(« personne, rien ») qui, à l’accusatif neutre, peuvent
servir d’adverbes (« en rien, pas du tout »). Qu’ils
soient deux est très caractéristique de la langue
grecque : elle possède en effet, nous l’avons évoqué,
deux types de négation, une négation dite de fait, ou
objective, en ou, et une négation modale, d’impossi­
bilité et d’interdiction, dite prohibitive et subjective,
en mê. On utilise la seconde, essentiellement aux
modes autres que l’indicatif, dans les principales
comme dans les subordonnées, pour les ordres, les
avertissements, les souhaits et les regrets, les éven­
tualités et les virtualités que l’on refuse ou que l’on
appréhende. Mêden, comme mê on, c’est quelque
chose qui ne peut pas et qui ne doit pas être, ni être
là, ni être comme ça, le néant peut-être. En
revanche, ouden, comme ouk on, c’est simplement
198 Jacques i£ Sophiste

j quelque chose qui n’est pas, qui n’est pas là, qui
A n’est pas comme ça, mais qui pourrait bien être ou
I qui a pu être, un mort par exemple, un rien peut-
Vêtre40. Den contraste donc avec ouden (dans la doxo-
graphie démocritéenne de Simplicius) et, de façon
plus insistante et volontariste, avec mêden (dans
celles de Plutarque et de Galien). Dans un cas
comme dans l’autre, le mot négatif est très transpa­
rent : il est fait sur hen, « un », l’adjectif numéral au
neutre, précédé d’une particule négative. Il ne s’agit
pas d’ailleurs de la négation simple (ou ou mê : « ne
pas », « non »), mais de la plus simple des négations
composées, composée en l’occurrence avec la parti­
cule oppositive la plus courante et la plus insigni­
fiante de toutes en grec : de (ou-de, mê-de : « pas
même », comme le latin ne quidem, ou « ni... ni... »
quand elle est redoublée41). On entend donc dans
ouden comme dans mêden : oude hen, « pas même
un », et mêde hen, « pas même, et surtout pas, un ».
De oude hen et mêde hen à ouden et mêden, la consé­
quence est sûre : du bon grec, de la saine étymologie.
Le problème est que, sur cette voie, on ne
rencontre pas den ; je dirais même : il est impossible
de rencontrer den quand on suit le fil de la langue (et

40. La différence est mise en scène dans le Poème de Parménide


(voir B. Cassin, Parménide. Sur la nature ou sur l'étant. La langue de
l'être ?, Paris, Seuil, coll. « Points-bilingues », 1998, p. 200-211).
41. Qu’il s’agisse d’une négation composée n’est pas sans effet sur
le sens produit par la syntaxe des négations. En grec, quand une néga-
tion composée suit une négation simple, cela ne vaut pas une affir­
( mation comme nous pourrions le penser à partir du français, mais tout
au contraire cela renforce la négation.
la. jouissance du langage ou l'ab-aristotéiisme de Lacan 199

pour dire cette dernière phrase en grec, j’utiliserais


mê et non pas ou !). Den est le produit d’une fausse /
coupe, aberrante par rapport à l’étymologie inscrite
dans les mots : c’est du signifiant signé, une fabrica-y
tion volontaire, la marque d’un écart.

Affirmation Négation Négation subjective, Invention


objective interdiction signifiante
hen ouden - oud'hen mêden - mêd'hen mê/den —> den
(mol racine) (étymologie) (étymologie) (fausse coupe)
« un » « rien » = pas « rien » = tout moins que rien,
même un sauf un « iun »

Tableau 5
Den. le signifiant du signifiant

J’ajoute qu’il est impossible de prendre cela pour


autre chose qu’une violence, violence perceptible
par, j’ose le dire, tous les Grecs. La négation a dans
toutes les langues une hérédité ontologiquement
chargée. Le français d’aujourd’hui l’atteste de
manière pour nous plus perceptible que le grec ;
ainsi, « personne », c’est d’abord quelqu’un, une
personne, sur persona, le masque de l’acteur, qui
n’est certes pas une entité anodine ; et « rien », c’est
d’abord rem, une chose, à l'accusatif, « une rien » en
ancien français, qu’« un rien » élimine progressive­
ment : « le mot offre », dit précisément le
Dictionnaire historique de la langue française « un
raccourci de l’évolution du sens étymologique de
“chose” renversée en “néant42” ». De même pour

42. Dictionnaire hislorit/ue de la langue française. Alain Rey (sous


la dir. de), Paris, Le Robert, 1993, vol. Il, p. 1808.
200 Jacques le Sophiste

l’hispanique nada, fait sur le latin [res] riata (parti­


cipe passé de nasci, « naître ») : « rien », c’est-à-dire
« une née ». Et quand ce n’est pas l’entité positive
qui, directement, vire de sens, la différence et l’in­
ventivité des langues se lisent dans le choix de ce
qui est nié : « je n’y crois pas », « je n’y vois goutte »,
« je n’y entends mie », et j’y entrave même que dalle.
Mêden, métis, pas un, pas n’importe qui ; nihil : pas
(si les dictionnaires savent ce qu’ils disent) de hilum,
ce petit point noir au bout de la fève, et nemo, pas un
homme ; nothing et nobody, pas une chose et pas un
corps ; et nichts, pas un Wiht, petit démon, côté
mulhos, ou alors, côté logos, pas de Wicht, sur Wesen,
l’essence.
C’est de cet ordre général des langues, l’ordre de
leur sens, qui fait de la négation la négation d’une
entité positive (omnis determinatio est negatio
acquiert encore plus un sens), que le den s’écarte
tout en le rendant manifeste. Par l’amalgame insolite
de la dernière lettre de la négation et du positif nié,
il oblige à entendre que l’atome, non seulement n’est
pas une affirmation ou une position, l’être ou l’un,
mais encore qu’il n’est pas leur négation, qu’il n’a
pas consistance de « né-ant » ni de « rien » : « Rien,
peut-être ? non pas - peut-être rien, mais pas rien4 5. » 43

43. Voici le passage complet que j’ai commenté par mibes): « . . . la


luchê nous ramène au même point où la philosophie présocratique
cherchait à motiver le monde lui-même. Il lui fallait quelque part un
dinamen. Démocrite - quand il a tenté de le désigner, se posant déjà
comme adversaire d’une pure fonction de négativité pour y introduire
la pensée - nous dit - ce n'est pas le mêden qui est essentiel, et il ajoute
- vous montrant que, dès ce qu’une de nos élèves appelait l’étape
La jouissance du langage ou l'ab-arislotélisme de Lacan 201

L’atome est littéralement moins que rien, c’est pour-^y


quoi j’ai proposé de l’appeler « ien », ou mieux pour y
garder l’étymologie retoquée : « iun ». Den, iun, estJ
le nom de l’atome en tant qu’on en peut plus ni le
confondre avec l’être de l’ontologie ni le prendre
pour un corps élémentaire de la physique. C’est bel
et bien un jeu de mots, plutôt drôle. Pour nous^
avertir que l’atome n’est pas d’abord un corps mais (
d’abord un signifiant, que la physique n’est pas ^
d’abord de la matière mais plutôt de la langue, et
même de l’écriture, un jeu d’écriture. Démocrite « rit
tout » parce que le « matérialisme » est, en toute J
rigueur de terme, un « motérialisme* 44 ».

De la jouissance de l’être
à la jouissance du corps
Encore thématise très clairement ce premier bout
de la traversée : d’Aristote à Démocrite, on passe de
l’être et de la « jouissance de l’être » (avec tout le
saint frusquin de Thomas à Rousselot, et la charité
bien ordonnée) à, s’il faut garder encore le mot être,
« l’être de la signifiance », et à sa raison d’être, « la
jouissance du corps » :

archaïque de la philosophie, la manipulation des mots était utilisée


tout comme au temps de Heidegger - ce n’est pus un mêden c’est un
den, ce qui en grec est un mot forgé. Il n’a pas dit lien pour ne pas
parler de l’on, il a dit quoi ? — il a dit, répondant à la question qui
était la nôtre aujourd’hui, eelle de l’idéalisme. - Rien, i>eut-être ? non
pas - peut-être rien, mais pas rien. » (J. Lacan, Las Quatre Concepts
fondamentaux de la psychanalyse [1964J, op. cit., p. 61-62.
44. J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme du 4 octobre
1975 » parue dans Le Bloc-notes de la psychanalyse, 1985, n° 5. p. 5-
23.
202 Jacques le Sophiste

Ce que cherche Aristote, et cela a ouvert la voie à tout


ce qu’il a ensuite traîné après lui, c’est ce qu’est la
jouissance de l’être. [...]
L’être, - si l’on veut à tout prix que je me serve de ce
terme - l’être que j’oppose à cela — [...] c’est l’être de
la signifiance. Et je ne vois pas en quoi c’est çléchqi}
aux idéaux du matérialisme — je dis aux idéaux parce
que c’est hors des limites de son épuré que de recon­
naître la raison d’être de la signifiance dans la jouis­
sance, la jouissance du corps.
Mais un corps, vous comprenez, depuis Démocrite, ça
ne paraît pas assez matérialiste. Il faut trouver les
atomes, et tout le machin, et la vision, l’odoration et
tout ce qui s’ensuit. Tout ça est absolument solidaire.
Ce n’est pas pour rien qu’à l’occasion, Aristote, même
s’il fait le dégoûté, cite Démocrite, car il s’appuie sur
j lui. En fait, l’atome est simplement un élément de
signifiance volant, un stoikheion tout simplement45.
L’atome est un élément de signifiance volant,
comme le « mana » est un signifiant flottant : ce sont
des signifiants conformes à leur être qui n’en est pas
un, à savoir leur être équivoque de signifiant, leur
absence d’identité (un déni, si j’osais). Car, on finit
par le savoir, « ce qui caractérise le signifiant, c’est
seulement d’être ce que tous les autres ne sont pas »,
il manifeste « la présence de la différence comme
telle et rien d’autre46 ».

45. J. Lacan, Encore [1972-1973], op. cit., p. 66-67. je souligne.


46. Id., « L’Identification » [6 décembre 1961].
La jouissance du langage ou Lob-aristotélisme de Lacan 203

Il faut maintenir fortement que ce n’est pas là une


manière de fonder l’un. Le den ne s’apprivoise pas
en ce qu’il ne devient pas principe. C’est pourquoi il
diffère très sensiblement de ce que Lacan, à peu
près au même moment de son attention, nomme,
tirant explicitement parti de nada, « la nade »,
première avant la monade, « constituée de cet
ensemble vide dont le franchissement est justement
ce dont l’Un se constitue », « la porte d’entrée qui
se désigne du manque », « la place où se fait un
trou », le « sac troué » au « fondement du
Yad’lun4‘ ». Le den ne se pense en effet qu’après
l’un, comme opération soustractive et non comme
provenance, trouée ou non. Non dialectisable, préci­
sément en ce qu’il n’est pas une négation de la néga­
tion, assumée et relevée, mais une soustraction
depuis la négation, et par là un prestige, une fiction,
obtenu par secondarité critique. Ce n’est pas une
porte d’entrée, majsune porte de sortie, une échap­
patoire qui fait achopper l’origine et dévier l’histoire
de la philosophie, donc aussi celle de la physique,
comme le clinamen auquel Lacan l’a tôt comparé47 48.
Peut-être au lieu du trou, faudrait-il maintenir la
coupe, et retrouver la Bedeutung dont nous sommes
partis : « Le phallus, c’est la conjonction de ce que
j’ai appelé ce parasite, qui est le petit bout de queue
en question, avec la fonction de la parole49. »

47. J. Lacan, ...oupire [19 avril 1972], op. cit., p. 147.


48. ld.. Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse
[1964], op. cit., p. 61-62.
49. Id., Le Sinthome [1975-1976], op. cit,, p. 15.
204 Jacques le Sophiste

Le den, petit bout coupé, est à son tour le parasite


de l’ontologie... C’est avec la signifiance qu’il
incarne, qu’on passe de la jouissance de l’être, jouis­
sance phallique, hors corps, celle d’Aristote qui
philosophe, à la jouissance du corps - laquelle, celle
de qui au juste ?

La lettre et la lalangue
La force du den, représentée par la fausse coupe,
c’est que la soustraction y est écrite : il n’existe que
comme un effet d’écriture dans la scriptio continua.
C’est en quoi il peut servir de paradigme : « Le signi­
fiant n’est pas le phonème. Le signifiant c’est la lettre.
Il n'y a que la lettre qui face trou3°. »
« L’Étourdit », qui inscrit dans son titre l’équi­
voque de la lettre pour mieux mettre en avant le
signifiant, a d’autant plus raison de s’arrêter au den
I que Démocrite conçoit ses atomes comme des
lettres. Les propriétés de l’atome renvoient au ductus
de l’écriture. Aristote, qui travestit l’atomisme en
physique des corps élémentaires, est suffisamment
intègre et suffisamment rusé pour ne rien taire du
modèle de l’écriture, tout en en proposant immédia­
tement une traduction-réduction à des caractéris­
tiques compatibles avec celles des corps de sa
propre physique. Au livre Alpha de la Métaphysique,
les trois « différences » qui sont causes de toutes les 50

50. Questions et réponses (Lacan au tableau noir). Massachusetts


Institute of Technology [2 décembre 1975], « Conférences et entre­
tiens dans des universités nord-américaines », in Scilicet, n° 6/7,
Paris, Seuil. 1976, p. 60.
La jouissance du langage ou Vab-aristotélisme de Lacan 205

autres sont ainsi nommées par Leucippe et


Démocrite, et renommées par Aristote :
<Leucippe et Démocrite> disent qu’il y a trois diffé­
rences : la figure [skhêma], l’ordre [taxin\ et la position
[thêsin], Ils disent en effet que l’étant se différencie
seulement par le rythme [rhusmôi], le contact
[diatigêi] et le tour [tropêi]. Or le rythme, c’est la
figure ; le contact, c’est l’ordre ; et le tour, c’est la posi­
tion. Ainsi le A diffère du N par la figure ; AN diffère
de NA par l’ordre ; et Z diffère de N par la npsition51.
Le « rythme », celui des vagues, des aléas de la
vie, des humeurs des hommes, ne désigne pas la
« figure » ou la « forme », le « schème » visible
(skhêma, morphê, eidos) qui fait qu’un objet est iden­
tique à lui-même et reconnaissable pour qui le
regarde, mais la manière dont l’objet surgit de son
mouvement, pris dans le devenir et dans le flux
comme l’est une musique, le ductus de l’écriture qui
fabrique une lettre plutôt qu’une autre. Le
« contact », ce n’est pas « l’ordre » qui inscrit la
succession dans l’espace et dans la hiérarchie, mais
les points de contact qui déterminent tant la manière
dont le ductus se recoupe en intersections pour faire
une lettre, que la manière dont les lettres se côtoient
pour produire des mots. Le « tour », tournure ou
trope, n’est pas la « position » pérenne qu’occupe un
objet dans l’espace, mais la manière dont le ductus

51. Aristote, Métaphysique, A, 985 b 13-19. la comparaison avec


les lettres est attestée dans le contexte du De Generalione et
Corruptione à titre d’exemple de la plasticité des liaisons entre
atomes : « En effet, ce sont les mêmes lettres qui produisent la'
tragédie et la comédie » (1,2, 315 b 14 s.).
206 Jacques le Sophiste

tourne pour produire la trajectoire d’une lettre, et


l’inscription de cette trajectoire dans l’espace. Des
ondes et des propagations, des effets et des effets
.d’effets, avant d’être des corps. Den : le nom du
I signifiant quand il s’invente comme tel, ne pouvant
se confondre avec aucun signifié ni aucun référent,
est donc lié à la lettre et à la présentation du
discours par la lettre. Telle est l’amplitude du
clam » qui fait l’engrenage de « L’Étourdit ».
La séquence logologogique lacanienne se précise
Γ et se poursuit en : signifiant-lettre-lalangue. « Il n’y
a pas de lettre sans de lalangue. C’est même le
problème - comment lalangue peut-elle se précipiter
dans la lettre52 ? » Cette propriété étrange,
« L’Étourdit » la met en rapport avec le caractère
constituant de l’équivoque : « Le dire de l’analyse ne
procède que du fait que l’inconscient, d’être struc­
turé comme un langage, c’est-à-dire lalangue qui
L l’habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se
distingue. Une langue, entre autres, n’est rien de
/plus que l’intégrale des équivoques que son histoire
(y a laissé persister53. » Cette dernière phrase, je le
répète, est devenue pour moi une phrase fétiche54
car quand on s’arrête de lire ici, omettant les
lalangues dont il s’agit et que c’est d’inconscient
qu’il est question, quand on prend la phrase pour ce
qu’elle dit, on fait un dictionnaire des intraduisibles,
vocabulaire européen des philosophies, qui prend

52. J. Lacan, « La Troisième » [1974], op. cit., p. 24.


53. ld., « L’Étourdit », op. cit., p. 47.
54. Voir supra, p. 63.
La jouissance du langage ou ïab-aristolélisme de Lacan 207

appui sur l’intégrale des équivoques que l’histoire de


chaque langue a laissé persister - les langues
d’Europe en l’occurrence, quand on ne sait pas
mieux faire. On prend appui sur les équivoques et
les homonymies : « sens », « sens » et « sens » (direc­
tion, sémantique, perception), mir (paix / monde /
commune paysanne) ou logos, et on les travaille texte
à texte comme des symptômes de mondes.

Monotonie du
« il n y a pas de rapport sexuel »
Mais il y a une suite à cette phrase dans
« L’Étourdit ». Que voici : « Une langue, entre autres,
n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que
son histoire y a laissé persister. C’est la veine dont le
réel, le seul pour le discours analytique à motiver son
issue, le réel qu’il n’y a pas de rapport sexuel, y a
fait dépôt au cours des âges. » Et là, il se peut que le
philosophe, au fond, déchante, ou s’ennuie. Dans un
dictionnaire des intraduisibles, prenant chaque r
langue comme une lalangue, on aura trouvé la
manière dont le réel, à savoir qu’il n’y a pas de
rapport sexuel, a fait dépôt. Ce n’est pas très drôle
- ou peut-être est-ce très drôle ? À réduction, réduc­
tion et demie. À quoi revient le gain ? Il revient à
passer de la vérité au réel, et le réel c’est, point barre,
qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est de là que tout
part et c’est là que tout revient. L’être est un effet de
discours parmi d’autres, « notamment », et l’onto­
logie est une honte (« hontologie55 »), mais « que

55. J. Lacan, L'Envers de la psychanalyse [17 juin 1970], op. cit.


208 Jacques u: Sophiste

dire » ? Le réel, qu’il n’y a pas de rapport sexuel :


non plus notamment mais monotamment. Qu’il n’y a
pas de rapport sexuel. Pas d’autre réel, et rien d’autre
à dire. C’est monotone. Et la manière de le dire, c’est
d’écrire le Réel, qui dès lors n’est pas du réel, avec-
une majuscule. Plus facile à écrire qu’à dire, quoique
certains puissent en avoir plein la bouche.
D'un discours qui ne serait pas du semblant, puis
Encore, explicitent le lien du nouveau principe à la
lettre. « Il n’y a pas de rapport sexuel » ne doit
évidemment pas s’entendre en hontologue : il n’est
pas question d’essentialiser le non-rapport - « on fait
quand même l’amour, hein56? ». Simplement, « le
> rapport sexuel ne peut pas être écrit57 ».
S’il n’y avait pas de discours analytique, vous conti­
nueriez à parler comme des étourneaux, à chanter le
disque-ourcourant, à faire tourner le disque, ce disque
qui tourne parce qu'il n’y a pas de rapport sexuel
^ l° — c’est là une formule qui ne peut s’articuler que grâce
çijV- v à toute la construction du discours analytique, et que
depuis longtemps je vous se(ine^
\J
Mais, de vous la seriner, il faut encore que je l’ex­
plique — elle ne se supporte que de l’écrit en ceci que
le rapport sexuel ne peut pas s’écrire. Tout ce qui est
écrit part du fait qu’il sera à jamais impossible
d’écrire comme tel le rapport sexuel. C’est de là
qu’il y a un certain effet du discours qui s’appelle

56. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant [19711,


op. cil., p. 107.
57. Ibid., p. 135 (je souligne). « Qu’il n’y ait pas de rapport sexuel,
je l’ai déjà fixé sous cette forme, qu’il n’y a aucun mode de l’écrire
actuellement » (ibid., p. 83).
La jouissance du langage ou l'ab-aristolélisme de Ixtcan 209

l’écriture.
On peut à la rigueur écrire x R y, et dire x c’est
l’homme, y c’est la femme, et R c’est le rapport sexuel.
Pourquoi pas ? Seulement voilà, c’est une bêtise,
parce que ce qui se supporte sous la fonction de signi­
fiant, de homme et de femme, ce ne sont que des signi­
fiants tout à fait liés à l’usage courcouranl du langage.
S’il y a un discours qui vous le démontre, c’est bien le
discours analytique, de mettre en jeu ceci, que la
femme ne sera jamais prise que quoad malrem. La
femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel
qu’en tant que la mère.
Ce sont là des vérités massives, mais qui nous mène­
ront plus loin, grâce à quoi ? Grâce à l’écriture58.
Tout ce qu’on dit quand on parle (« le disque-
ourcourant ») exprime ce non-rapport, dont la
psychanalyse lacanienne construit et serine l’évi­
dence. Cette évidence a besoin de l’écriture pour se
voir ou pour se penser, mais la mise en scène de
l’impossibilité d’écrire le rapport conduit à une
prolifération analogue à celle du discours : tout ce
qui s’écrit ne s’écrit jamais qu’à partir de cette
impossibilité, procède du même trou et tombe dans
le même trou. Quand on écrit x R y, on l’écrit,
« seulement voilà, c’est une bêtise ». La femme ne
sera jamais prise que quoad matrem et l’homme
quoad castrationem : en tant que, als, hêi, comme
l’étant d’Aristote hors de la philosophie première en
tant que nombre, ligne, feu, mais pas en tant

58. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 35-36 (les italiques sont de Lacan,
mais je souligne en gras).
210 Jacques le Sophiste

qu’étant. Nous sommes en doctrine dure. Nous n’en


sortons pas : Aristote « n’a pas la moindre idée que
le principe c’est ça : c’est qu’il n’y a pas de rapport
sexuel ». « Le langage [...] ne connote en dernière
analyse que l’impossibilité de symboliser le rapport
sexuel chez les êtres qui l’habitent, ce langage, en
raison de ce que c’est de cet habitat qu’ils tiennent
la parole'^9. » Cette phrase marquante, à la déchif­
frer jusqu’au bout sans nuance, est l’équivalent final
ou fini de l’animal doué de logos, avec, pour tenir
lieu du politique (« plus politique que tous les autres
animaux », commençait Aristote, justement parce
qu’il est doué de logos), quelque chose de
l’« habitat » heideggérien. « Il n’y a pas de rapport
sexuel » se met à ressembler à un voilement-dévoi-
lement originaire, trou recteur (si j’ose dire) et proli­
fération des guises — sans qu’on imagine d’ailleurs
comment l’écriture, formules et mathèmes, pourrait
échapper au dispositif.

Ab-sens et joui-sens
Récapitulons.
Le passager clandestin de toute l’ontologie, c’est
Î le réel radical. Le den de Démocrite est la signature
de l’opération discursive sophistico-analytique dans
(ou comme ?) l’inconscient de la philosophie. Par
rapport au langage lui-même (« L’inconscient ne veut
rien dire si ça ne veut pas dire ça, que, quoi que je
dise, et d’où que je me tienne, même si je me tiens 59

59. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, op. cil.,
p. 148.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 211

bien, je ne sais pas ce que je dis... Même si je ne


sais pas ce que je dis [...], je dis que la cause de ceci
n’est à chercher que dans le langage lui-même. Ce
que j’ajoute à Freud..., j’ajoute ceci, que l’incons­
cient est structuré comme un langage60 61 »), l’ab-sens
se tient au lieu même du rapport entre performance
et signifiant, ou encore : le rapport entre performance
et signifiant définit la sophistique lacanienne.

Si l’on arrive à penser le Réel, le réel du principe


« il n’y a pas de rapport sexuel », sous l’aspect,
rendu illisible par Aristote, du passager clandestin
qu’est le den, peut-être que ça devient effectivement
un peu plus drôle. Lacan fait dire à Démocrite :
« Rien, peut-être ? non pas - peut-être rien, mais pas
rienM » ; j’aimerais lui faire dire : Pas rien, mais
moins que rien - iun, puisque hihanappât62. L’ab-'
sens est lié aux impasses de la logique (le rapport/
sexuel ne s’écrit pas) et à (l’être de) la lettre comme
pur jeu de mots. Certes, l’absence de rapport sexuel'
détermine l’ab-sens comme plat unique au menu du j
trou du souffleur. Pas moins monotone, voire plus
monotone, que le sens. À ceci près que ces appari­
tions monotones, lapsus, symptômes et interpréta-

60. J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant [1971],


op. cit., p. 44.
61. « 11 n’a pas dit hen pour ne pas parler de l’on, il a dit quoi ?
- il a dit, répondant à la question qui était la nôtre aujourd’hui, celle
de l’idéalisme. - Rien, peut-être ? non pas - peut-être rien, mais pas
rien » (J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse
[1964], op. cil., p. 61-62).
62. « Hihanappât », « Le savoir du psychanalyste », 1"juin 1972.
212 Jacques le Sophiste

tions, ont pour elles, non pas d’être vraies, même


passées en écriture, mais, peut-être, d’être drôles.
Pour le dire de manière plus lacanique, il s’agit de
rapporter l’ab-sens à la, ou peut-être au, joui-sens.
« Joui-sens » ? C’est un terme que Lacan invente
dans « Télévision » - ay^e^n enjeu plus lourd que la
simple allégresse des foisons de Encore : « mi-sens »,
« indé-sens », « réti-sens63 64 ». « Ces chaînes », dit-il
en parlant à propos du symptôme des nœuds de
signifiants et de matière signifiante, « ne sont pas de
sens, mais de jouis-sens, à écrire comme vous voulez
conformément à l’équivoque qui fait la loi du signi­
fiant64 ». On jouit du sens : à l’opposé de la tristesse,
de la faute morale, de la lâcheté qu’est la psychose
mélancolique, comprise comme retour dans le réel
de ce rejet de l’inconscient qu’est le langage, il y a la
vertu du « gay scavoir ». Ce dont on jouit alors, c’est
du déchiffrage : « Non pas comprendre, piquer dans
le sens, mais le raser d’aussi près qu’il se peut sans
qu’il fasse glu pour cette vertu [“le gay scavoir”],
pour cela jouir du déchiffrage6''’ », et cela fait « bon
heur » exactement partout. « Le sujet est heureux »
quand il est philologue et herméneute... « J’ouïs-
sens66 » : le sujet est heureux quand il est, ant / é,
dans l’analyse. Jouis-sens, j’ouïs-sens : il faut faire
confiance à la singularité du rire, homonymie et

63. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 79.


64. Ici., « Télévision » [1973], in Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 517.
65. Ibid,, p. 526.
66. Ici.. Le Sinthome, op. cil., p. 73.
La jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Ixtcan 213

signifiant, pour tenir, tenir « encore », que l’qnalyste


et le sujet qui vient ne rentrent pas dans le girort du
sens qu’ils rasent (serait-ce rasant ?), et qiteTab-
sens, c’est du bonheur.
« Maintenant, la jouissance du corps, s’il n’y a
pas de rapport sexuel, il faudrait voir en quoi ça peut
y servir67. »

Elles ne savent pas ce qu’elles disent

Jouissance et vérité
Il faut marquer fermement, pour commencer, le
rapport entre jouissance et vérité, en quoi consiste la
limitation seconde de la vérité.
La première limitation, c’est que la vérité ne peut
être que mi-dite. Comme Encore ne cesse de le souli­
gner, elle est « pas-toute », comme la femme68. C’est
sur cette qualité / quantité partagée que nous ne
cessons de faire fond.
Mais il y a seconde limitation : « Autre chose
encore nous ligoté quant à ce qu’il en est de la vérité,
c’est que la jouissance est une limite [...] La jouis­
sance ne s’interpelle, ne s’évoque, ne se traque, ne
s’élabore qu’à partir d’un semblant69. » La jouis­
sance dans son rapport au semblant limite la vérité.

67. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 67.


68. « Il n’y a qu’une manière de pouvoir écrire la femme sans
barrer le la- c’est au niveau où la femme, c’est la vérité. Et c’est pour
ça qu’on ne peut qu’en mi-dire » (ibid., p. 94).
69. J. Lacan, « Télévision », in Autres Écrits, op. cit., p. 85.
214 Jacques is. Sophiste

Devant une proposition aussi simple, chacun de


nous prend le risque de la comprendre en faisant
appel à son expérience, et ce d’autant plus qu’il n’est
pas assuré du sens des mots.
Pour ma part, j’ai parlé comme si la chose allait
de soi de «jouissance discursive ». Cette épithète
de nature ressort avec évidence à mes yeux de
l’« expérience » du discours sophistique comme du
discours lacanien. Lacan quant à lui parle de jouis­
sance liée au discours ou / et de jouissance liée au
langage, à la parole et, plus singulièrement, de jouis­
sance liée à lalangue (« lalangue où la jouissance
fait dépôt70 »), mais à ma connaissance il n’utilise
pas l’adjectif, ni ne subjecte-objecte le substantif
« discours » en génitif.
L’idée que je voudrais soutenir est que jouissance
discursive et jouissance féminine ont partie liée, se
laissent penser d’un seul trait par rapport, ou par
comparaison avec, les autres jouissances, en parti­
culier par rapport à la jouissance par excellence
qu’est la jouissance phallique. C’est très logique­
ment une cause ou un effet, n’importe, de la position
de la vérité comme pas-toute, pas-toute comme la
femme, et du rapport entre jouissance et vérité.
Les textes lacaniens me sont d’autant plus diffi­
ciles à articuler en la matière que comme d’habitude
(et cela est au sens strict fascinant) je crois les
comprendre seulement à l’instant impossible où je
les tiens en entier tous ensemble, fuyants et non

70. J. Lacan, « La Troisième », op. cil., p. 23.


La jouissance du langage ou l'ab-arislolélisme de Lacan 215

publiés, au moment où je les rerererelis - is a rose


quatre et non trois fois, selon Gertrud Stein'1. Mais
il y va peut-être aussi d’une raison plus violente
encore : « Je ne sais comment m’y prendre, pourquoi
ne pas le dire, avec la vérité — pas plus qu’avec la
femme. J’ai dit que l’une et l’autre, au moins pour
l’homme, c’était la même chose'2. » En effet, on ne
peut pas ne pas penser que changer le sujet de
l’énonciation en la matière, dès lors qu’il s’agit
d’autre et d’Autre, et qu’une femme se mette à dire
je, jusque « pour l’homme », n’a sans doute rien
d’innocent.

Petit inventaire des jouissances


Jouissance de la vie. Jouissance du chat.
Jouissance de la pensée. Jouissance de l’être.
Jouissance phallique. Jouissance sexuelle. Jouissance
pénienne. Jouissance du corps. Jouissance du corps
de la femme. Jouissance de l’Autre. Jouissance de
l’Autre de l’Autre. Jouissance de la femme.
Jouissance des mystiques. Jouissance de Dieu.
Jouissance du langage. Jouissance du signifiant.
Jouissance du bla-bla. Jouissance du déchiffrage.
Jouissance de lalangue. Et j’en passe, c’est sûr, de
plus ou moins terminologiques. 71 72

]
71. « Π suffit de dix ans pour que ce que j’écris devienne clair
pour tous », et « Je rétablis que ce qui s’énonce bien, l’on [un « on »
long...] le conçoit clairement -clairement veut dire que cela fait son
chemin » (J. Lacan, « Télévision », op. cil., p. 544).
72. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 108.
216 Jacques le Sophiste

De certaines, on sait qu’il y a : jouissance phal­


lique, oui. D’autres, on sait qu’il n’y a pas : jouis­
sance de l’Autre, de l’Autre de l’Autre, non. De
certaines, peut-être bien que oui, peut-être bien que
non, c’est selon'5. Comment les articuler, les
contraster, les confondre, les déduire ? Quand leur
faire place — en théorie s’entend ?
La plus simple à traiter, niveau zéro en somme,
est la jouissance de la vie, où résonne la fruitio juri­
dique : elle tient au réel, et on ne peut rien en dire.
« De la vie, hormis ce terme vague qui consiste à
énoncer le jouir de la vie, incontestablement nous ne
savons rien d’autre... [...]? Tout ce à quoi nous
induit la science, c’est à voir qu’il n’y a rien de plus
réel que ça, ce qui veut dire rien de plus impossible
à imaginer73 74 75. » La plus glissante, à l’autre bout, est
la jouissance de l’Autre. Comme on voit dans « La
Troisième » : « Cette jouissance de l’Autre, chacun
sait à quel point c’est impossible » ; chacun peut le
lire, ne sachant à quelle opposition se fier,
puisqu’« elle n’existe, ne saurait exister que par l’in­
termédiaire de la parole », la parole d’amour, alors
que pourtant elle est « hors-langage, hors-symbo­
lique », si bien qu’il n’y a qu’une seule façon de la
remplir, « le champ ou naît la science'5 ». À lire le
schéma bien balancé que Ton trouve à la fin de « La

73. Outre Encore et « Télévision », je m’appuie plus particulière­


ment sur « La Troisième » [1974] et Le Sinthome [1976] (notamment
le chapitre Vlll).
74. J. Lacan, » La Troisième », op. cil., p. 30.
75. Ibitl., p. 31-32.
Im jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 217

Troisième », sans cesse repris et amendé, si clair que


les termes en fonctionnent pour moi comme de pures
« définitions de mots » à la Leibniz, la jouissance de
l’Autre, grand A qu’il faudra barrer, se pose à l’in­
tersection du réel et de l'imaginaire, la jouissance
phallique à l’intersection du réel et du symbolique,
le sens (quelle jouissance : la joui-sens ?) à l’inter­
section de l’imaginaire et du symbolique et, bingo, le
petit a « plus de jouir » à l’intersection des trois'6.
Or la femme, « la » en minuscule sans italiques, dit
Lacan très tôt, « porte vers le plus-de-jouir, parce
qu’elle plonge ses racines, elle, la femme, comme la
fleur, dans la jouissance elle-même76 77 78 ».
Il y aurait, selon Nestor Braunstein, trois sortes
de jouissances : la jouissance de l’être de la chose
(mythique), la jouissance phallique (du signifiant,
langagière), et une troisième, supplémentaire, à
laquelle il propose de réserver le nom de jouissance
de l’Autre (féminin, ineffable). Telle est du moins sa
dernière « synthèse », qu’il qualifie de « concen­
trique'8 ». Mais il mœbiuse aussitôt les cercles - non
sans forcer, dit-il - pour éviter que la conception
lacanienne de la féminité ne transforme « les
femmes en êtres qui ne pourraient ex-sister qu’en
tant que langagières et liées à l’ordre et à la loi du

76. J. Lacan, « La Troisième », op. cit., p. 29. Voir par exemple


J. Lacan, Le Sinthome, op. cit., p. 72, même schéma, au quart de tour
près, mais avec barre actée sur le A.
77. J. Lacan, L'Envers de la psychanalyse [1969-1970], Paris,
Seuil, 1991, p. 89.
78. Nestor Braunstein, La Jouissance, un concept lacanien,
Toulouse. Érès, 2005, ici p. 143.
218 Jacques le Sophiste

phallus », si bien que, « en tant que femmes, il ne


leur resterait d’autre réduit que ce lieu impensable
de la Chose où le silence se confond avec le cri, où
toutes les significations s’évanouissent ». Aux
femmes donc, si l’on n’y prend garde, la jouissance
phallique comme les hommes et, en propre, le
silence des arbres et des huîtres79.
Il a raison de se méfier, car c’est bien ainsi
qu'Encore se laisse lire, vu d’avion comme on voit le
tracé du fleuve Amour quand on survole la Sibérie
au petit matin. Avec les points sur les t du schéma
bifide et dédoublé côté femme80 : a) la jouissance
phallique est la chose du monde la mieux partagée,
indifférente à la différence des sexes ; c’est la jouis­
sance pénienne/la jouissance clitoridienne (plus
petit, soit, mais mieux irrigué, isn’it). Puisque
l’homme est un parlêtre et pas un lapin, elle n’existe
que jointe au symbolique qu’est le langage ; c’est la
jouissance de l’idiot(e), qui n’en est pas moins
homme (femme). Elle est liée au fait qu’il n’y a pas
de rapport sexuel, ni côté homme ni côté femme.
Elle est d’ailleurs constamment dite hors-corps (ce
qui ne va pas sans discordance avec le discours
courant de l’expérience sensible), en ce que pénis

79. N. Braunstein, La Jouissance, un concept lacanien, op. cil.,


p. 148.
80. Voir le schéma à la p. 73 de J. Lacan, Encore, op. cil.

3X ΦΧ Hx Φχ
VX ΦΧ V X ΦΧ

S(A)
Φ ------
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 219

ou clitoris ne sont pas du corps ni dans le corps, mais j


des excroissances, b) La « troisième », la troisième ?
Une autre jouissance, au-delà du phallus, propre
alors aux femmes, sans équivalent chez l’homme, et
hors langage. Trop la chance : une femme peut jouir
de deux manières (Tirésias préférait être une femme,
c’est-à-dire jouir comme un homme et comme une
femme), elle se dédouble, c’est l’avantage du « pas-
toute ». Seulement la deuxième manière, que Lacan
aurait rencontrée, dit-on, de facto chez au moins une
compagne, }a troisième jouissance, celle de la
grande secousse et de la pâmoison, toute corps donc,
les fait mijet^es. Hors symbolique, comme la jouis­
sance de l’Àutre barré, avec la confusion qui guette
entre jouissance autre et jouissance de l’Autre (J).
On dévale alors en effet, via Hadewijch d’Anvers et
les mystiques (« il y a des hommes qui sont aussi
bien que les femmes81 »), de la jouissance de la
femme à la jouissance de Dieu. Lacan y « croit », dit-
il : « Je crois en la jouissance de la femme en tant
qu’elle est en plus, à condition que cet en plus, vous
y mettiez un écran avant que je l’aie bien expliqué. »
« Et pourquoi ne pas interpréter une face de ΓAutre,
la face Dieu, comme supportée par la jouissance
féminine ? », d’un Dieu « qui n’a pas encore fait son
exit82 ». Toute la ruse et la précaution sont évidem­
ment dans le la, qu’on peut la-uner et pluraliser, ou
majusculer et barrer : « La toute nécessité de

81. Celte citation et les suivantes sont tirées de J. Lacan, Encore,


op. cit., p. 70.
82. Ibid., p. 78.
220 Jacques i.e Sophiste

l’espèce humaine était qu’il y ait un Autre de l’Autre.


C’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais
dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement La
femme83. » L’analyse aura donc déniaisé le thomiste
qui sommeillait en puissance dans Aristote, et
l’époque aura révélé que La femme n’est ni plus ni
moins, aussi peu donc, que Dieu dont elle serait, si
) cela n’a pas déjà changé, le dernier nom.

Encore Hélène
J’aimerais tenter une autre lecture de Encore,
traquer-détraquer le schéma, et jouer avec le même
texte une autre expérience du lien entre jouissance
féminine et langage.
Nous en étions donc aux sophistes et aux psycha­
nalystes, du même côté de la taxinomie du sens.
J’aurais pu dire aussi bien : aux plantes et aux
femmes, homoios phutôi, un discours de plante.
«11 n’y a pas La femme puisque [...] de son
essence, elle n’est pas toute84. » Si Hélène peut
servir ici d’emblème, c’est que justement elle, qui
par excellence les vaut toutes (s’il y avait une La
femme, ce serait elle), est par excellence pas-toute.
Et pour des raisons qui tiennent au langage, selon
un motif que je crois déterminant de la jouissance
comme féminine.

83. J. Lacan. Le Sinthome, op. cil., p. 128.


84. Id., Encore, op. cil., p. 68.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 221

La thèse hélénique
Gorgias fait voir le lien entre jouissance féminine
et langage, en deçà et au-delà de son Éloge d'Hélène.
Nous l’avons approché via la mise en scène homé­
rique de la voix85. C’est encore plus clair a parte
post, via la mise en scène du rapport entre chose et
mot qui constitue l’intrigue de l'Hélène d’Euripide,
explicitement liée à la « nouvelle Hélène » de
Gorgias. Dans l'Hélène d’Euripide, le nouveau est
qu’il y a pour de bon deux Hélène. Il y en a une vraie
- enfin, je ne sais pas laquelle il faut dire vraie.
Disons qu’il y a une Hélène qui est Hélène, et que
Héra, l’épouse par excellence, pour la faire échapper
à Paris et à l’infidélité, transporte en Égypte chez
Protée, un vieux roi qui ne peut plus guère lui faire
de mal. Là, Hélène attend et fait des sacrifices, en
parfaite épouse de mari parti à la guerre. Et puis, il
y a une deuxième Hélène qui n’est rien d’autre que
du flatus vocis, du brouillard de son, un agalma de
nuage, un eidôlon, un fantôme : le nom d’Hélène,
« Hélène ». Cette Hélène-là est celle que Pâris a
enlevée, qui a navigué jusqu’à Troie, qui monte sur
les remparts, celle pour laquelle les Grecs combat­
tent et s’entretuent86. C’est aussi celle que Ménélas

85. Voir supra, p. 86 et suiv. Je renvoie pour tout ce qui suit aux
analyses de Voir Hélène en toute femme, d'Homère à Lacan, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond (Seuil), 2000.
86. Voici comment Hélène présente elle-même les choses dans
son premier monologue : « Héra, qui reproche à Pâris de ne pas l’avoir
fait vaincre les déesses, fait que mon lit ne soit pour lui que du vent,
elle lui donne non pas moi, mais, semblable à moi, une idole qui
respire, faite en morceaux de ciel pour le fils du roi Priam. Et il croit
222 Jacques ijc Sophiste

reprend, avec laquelle il échoue au rivage d'Égypte


et qu’il met à l’abri dans une grotte.
Prend place alors une géniale scène de mécon­
naissance-reconnaissance que je ne peux résister à
raconter trivialement. Quand Ménélas débarque, il
voit une femme qui ressemble terriblement à
Hélène, et il lui dit dans sa stupéfaction quelque
chose comme : « Ah ! Comment tu t’appelles ? » Elle
répond : « Hélène. » « Enfin, tu ne peux pas être
Hélène puisque je l’ai là, avec moi, je l’ai laissée à
côté dans une grotte. » Elle, à son tour : « Qu’est-ce
que tu ressembles à Ménélas ! » Comme elle
comprend tout, elle tente de lui expliquer que « le
nom peut se trouver en plusieurs lieux, pas le
corps ». C’est alors que Ménélas résiste de toute la
force de cette phrase magnifique : « C’est la gran­
deur de mes souffrances là-bas qui me persuade et
non toi8'. » Ernst Bloch le répète fortement pour
Ménélas dans Le Principe Espérance : je crois en
« ces dix années utopiques, avec l’amère douleur et
l’amour-haine du mari trompé, avec toutes ces nuits
passées si loin de la patrie », et non en toi que je
vois, non en toi que je touche et qui me parles, je
crois, même si c’est une ombre, en ce qui a eu, pour
moi et pour tous les Grecs, tant d’effet. Cette tragi- * 87

m’avoir, vide apparence, en ne m’ayant pas. [...] Nous mîmes sous la


protection de l’élan des Phrygiens, non pas moi, mais mon nom, prix
de la lance pour les Grecs » (v. 31 et suiv.) — à ne pas lire dans la
traduction Grégoire que proposent les Belles Lettres, qui rend par
exemple « Je fus nommée Hélène » par « Je suis Hélène » (v. 22).
87. Euripide, Hélène, v. 593, cité par Ernst Bloch. Le Principe
Espérance, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, I,
p. 228 ; je cite ensuite les p. 224-225.
La jouissance du langage ou l'ab-arislotélisme de Lacan 223

comédie d’Euripide est la plus anti-platonicienne


qui soit, car le mot est plus réel que la chose et le
réel dans le mot, c’est l’effet qu’il fait.
Hélène est « Hélène » parce qu’« Hélène » est le
nom du dire comme efficace. Hélène est ainsi un
objet qui en dit long sur l’objet : que c’est un effet, un
raté, un semblant. C’est ce type de constitution de
l’objectivité qui lie rigoureusement sophistique et
analyse lacanienne.
On dirait qu Encore ne traite que d’Hélène,
comme objet du ratage côté homme, et comme sujet
du ratage côté femme.
S’il ne traite que d’Hélène, c’est pour une raison
très simple : Lacan passe, en général et quant à la
femme, de l'anatomique au discursif. Le pain quoti­
dien n’est plus fait de « quelques conséquences
psychiques de la différence anatomique entre les
sexes88 », mais de quelques effets de la différence
des discours. Non plus : l’anatomie c’est le destin,
mais : dis-moi comment tu parles.
Pour autant, la logique du manque n’est pas
démise. Elle est plutôt généralisée, si bien que le
manque ne constitue aucune différence pertinente
entre homme et femme. Mais la trope du manque, si.
La posture lacanienne est, on l’a vu, sophistique,
logologique : « Chaque réalité se fonde et se définit
d’un discours89. » Parmi les discours performants, la

88. Tilre de l’article de Freud (1925). trad. in Daniel Guérineau,


La Vie sexuelle, Paris, PtT. 1973.
89. Je cite J. I.aean. Encore, op. cil., p. 33 pour les deux premières
citations, puis p. 54 et suiv.
224 Jacques le Sophiste

psychanalyse : « C’est en cela qu’il importe que nous


nous apercevions de quoi est fait le discours analy­
tique... On y parle de foutre — verbe, en anglais, to
fiick -, et on y dit que ça ne va pas. » Le ratage « est
la seule forme de réalisation du rapport sexuel », « 11
ne s’agit pas d’analyser comment ça réussit. Il s’agit
de répéter jusqu’à plus soif pourquoi ça rate ».
D’où, par transitivité, la thèse : « La réalité est
abordée avec les appareils de la jouissance. [...]
d’appareil, il n’y en a pas d’autre que le langage.
C’est comme ça que, chez l’être parlant, la jouis­
sance est appareillée90. » Ce nœud entre réalité
- langage - jouissance, je propose de l’appeler thèse
hélénique. Elle contraste opportunément avec la
thèse ontologique de Heidegger lisant le Poème de
Parménide et affirmant la co-appartenance de l’être,
du penser et du dire, avec l’homme en berger de
l’Être, transi par le dire.

Côté homme : Hélène petit a


Or, il y a deux manières de dire que ça ne va pas,
et donc deux manières que ça n’aille pas. Lacan les
distingue comme « d’un côté » homme et « de
l’autre » femme : « Il n’y a pas de rapport sexuel
parce que la jouissance de l’Autre prise comme
corps est toujours inadéquate - perverse d’un côté,
en tant que l’Autre se réduit à l’objet a — et de
l’autre, je dirai folle, énigmatique91. » Quelle folie,
quelle énigme ?

90. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 52.


91. Ibid., p. 131, puis 67, puis 13.
La jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 225

Côté homme - on n’oubliera pas que Γ« on s’y


range en somme par choix — libre aux femmes de s’y
placer si ça leur fait plaisir. Chacun sait qu’il y a des
femmes phalliques, et que la fonction phallique
n’empêche pas les hommes d’être homosexuels.
Mais c’est aussi bien elle qui leur sert à se situer
comme hommes, et aborder la femme ». Côté homme
donc, ça rate pour deux raisons liées : la fonction
phallique et l’objet a. Ça rate quant au phallus : « La
jouissance phallique est l’obstacle par quoi l’homme
n’arrive pas à jouir du corps de la femme, précisé­
ment parce que ce dont il jouit, c’est la jouissance de
l’organe. » Il aime « à » elle, mais il ne jouit pas
« de » elle, mais de lui - l’anatomie devient presque
son destin à lui. Elle, de son côté, n’est pas toute,
pas toute à lui. En tout cas, le plaisir d’organe fait
obstacle à la jouissance, parce que ce n’est pas ça :
« ça n’est pas ça — voilà le cri par où se distingue la
jouissance obtenue de celle attendue92 ».
Ça rate, d’autre part, quant à l’objet du désir :
« C’est pour autant que l’objet a joue quelque part
- et d’un départ, d’un seul, du mâle - le rôle de ce
qui vient à la place du partenaire manquant, que se
constitue ce que nous avons l’usage de voir surgir
aussi à la place du réel, à savoir le phantasme93. »
Pour le mâle, il n’y a de partenaire que manquant,
relancé en cause du désir.
Il n’est pas difficile de coller à l'exemplum.
Hélène fonctionne pour l’homme comme un objet a.

92. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 103.


93. Ibid., p. 58.
226 Jacques le Sophiste

cause du désir ; elle est eidôlon, nouée au phan­


tasme. On peut même broder et raffiner. Car, à
Hélène, il y a deux manières de faire l’amour, c’est-
à-dire de ne pas le lui faire, et elles valent la diffé­
rence amant-mari, Pâris-Ménélas. « Pour l’homme, à
moins de castration, c’est-à-dire de quelque chose
qui dit non à la fonction phallique, il n’y a aucune
chance qu’il ait jouissance du corps de la femme,
autrement dit, fasse l’amour. C’est le résultat de l’ex­
périence analytique. Ça n’empêche pas qu’il peut
désirer la femme de toutes les façons, même quand
cette condition n’est pas réalisée. Non seulement il
la désire, mais il lui fait toutes sortes de choses qui
ressemblent étonnamment à l’amour » ; ce que
l’homme aborde, « c’est la cause de son désir, que
j’ai désignée de l’objet a. C’est là l’acte d’amour.
Faire l’amour, comme le nom l’indique, c’est de la
poésie. Mais il y a un monde entre la poésie et l’acte.
L’acte d’amour, c’est la perversion polymorphe du
mâle, cela chez l’être parlant94 ». Première manière :
celle de Pâris : Pâris homosexualisé, tout en chairs
rondes et beaux habits, « fait l’amour », c’est-à-dire
poétise, poématise, avec Peithô, la persuasion du
logos, en intermédiaire. Deuxième manière, forte :
Ménélas sur tous les vases poursuit Hélène, l’at­
trape, la tire, fait quelque chose mais quoi, qui
ressemble à de l’amour, épée basse, fourreau brandi.
Silence actif, acte sidéré de pervers polymorphe.

94. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 67-68.


La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 227

Côté femme : une autre satisfaction,


la satisfaction de la parole
Côté femme, ça rate de manière « folle, énigma­
tique ». Qu’est-ce à dire ? Partons de la provocation :
« Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des
choses qui est la nature des mots, et il faut bien dire
que s’il y a quelque chose dont elles-mêmes se plai­
gnent assez pour l’instant, c’est bien de ça — simple­
ment, elles ne savent pas ce qu’elles disent, c’est
toute la différence entre elles et moi. » Qu’est-ce que
Lacan sait qu’elles ne savent pas encore ? Il sait que
la femme est « pas-toute » : « La femme, ça ne peut
s’écrire qu’à barrer le La. Il n’y a pas La femme,
article défini pour désigner l’universel. 11 n’y a pas
La femme puisque - j’ai déjà risqué le terme et pour­
quoi y regarderais-je à deux fois - de son essence,
elle n’est pas toute95. »
Ce pas-toute définit le rapport de la femme au
langage : « Nos collègues, les dames analystes, sur la
sexualité féminine, elles ne nous disent... pas tout !
C’est tout à fait frappant. Elles n’ont pas fait avancer
d’un pas la question de la sexualité féminine. Il doit
y avoir à cela une raison interne, liée à la structure
de l’appareil de jouissance96 » - appareil qui ne l’ou­
blions pas est et n’est que le langage. D’après le
principe hélénique en effet, sont co-définis le
rapport de la femme au corps, au langage, à la jouis­
sance : « L’être sexué de ces femmes pas-toutes ne

95. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 68.


96. Ibid., p. 54.
228 Jacques t£ Sophiste

passe pas par le corps, mais par ce qui résulte d’une


exigence logique dans la parole9,. » Compact, dit-il.
On tient là la manière dont ça rate côté femme.
« Du côté de ]Λ femme, c’est d’autre chose que de
l’objet a qu’il s’agit dans ce qui vient à suppléer ce
rapport sexuel qui n’est pas97 98 99 » : il s’agit « d’une
autre satisfaction, la satisfaction de la parole ».
De même qu’il arrive à Platon de donner la parole
à Protagoras par la bouche de Socrate de la manière
la plus protagoréenne qui soit (c’est l’« Éloge de
Protagoras » dans le Thééthète■"), de même il arrive
à Lacan d’articuler le discours de la jouissance fémi­
nine de la manière la plus fémininement jouissive
qui soit. Mais chez Platon comme dans Lacan, il est
difficile de décider en quoi le passage par la bouche
de l’Autre déforme.

Le Traité du non-être
de la jouissance féminine
11 est facile, en revanche, d’isoler dans Encore ce
qui constitue le Traité du non-être de la jouissance
féminine, ou Traité de la non-jouissance féminine.
Comme l’être dans le Traité du non-être de
Gorgias, la jouissance féminine est abordée selon une
structure logique très précise, que Freud déjà nomme
« sophisme ». On sait que « A a emprunté à B un
chaudron de cuivre ; lorsqu’il le rend, B se plaint de
ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors

97. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 15.


98. Ibid., p. 59, puis 61.
99. Voir supra p. 109.
La jouissance du langage ou l’ab-arislotélisme de Lacan 229

d’usage. Voici la défense de A : LiPrimo, je n’ai jamais


emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron
avait un trou lorsque je l’ai emprunté à B ; enfin, j’ai
rendu le chaudron intact100” ». Cette structure de
recul est constitutive du Traité du non-être de
Gorgias, où le sophiste démontre successivement
trois thèses : 1. « Rien n’est. » 2. « Même si c’est,
c’est inconnaissable. » 3. « Même si c’est et si c’est
connaissable, on ne peut pas le montrer à autrui101. »
Voici le nouveau traité :
Première thèse : Rien n’est = Elle ne jouit pas
Cette thèse se décompose elle-même selon la
même structure :
a) « Il n’y a pas d’autre jouissance que la jouissance
phallique. »
b) Et s’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas
d’autre, « s’il y en avait une autre que la jouissance
phallique, il ne faudrait pas que ce soit celle-là ».
S’il y en avait une autre, mais il n’y en a pas d’autre
que la jouissance phallique — sauf celle sur laquelle
la femme ne souffle mot, peut-être parce qu’elle ne la
connaît pas, celle qui la fait pas-toute. Il est faux qu’il
y en ait une autre, ce qui n’empêche pas la suite d’être
vraie, à savoir qu’il ne faudrait pas que ce soit celle-
là102.

100. S. Freud, Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient


[1930], op. cit., p. 99.
101. Gorgias, Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias, 979 a 12 s., voir
82 B 3 DK. J'ai traduit et commenté ce texte dans L’Effet sophistique,
Paris, Gallimard, 1995.
102. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 56.
230 Jacques ije Sophiste

La deuxième thèse est impliquée dans l’enroule­


ment de la première : « il n’y en a pas d’autre sauf »,
de manière à ce que l’exception soit retoquée,
refoulée, en vertu de la vieille stratégie dénégation­
niste de l’implication matérielle stoïcienne (ex falso
sequitur quodlibet) : il est faux qu’il y en ait une
autre, mais il est vrai que ça ne serait pas celle-là.
L’être n’est pas chez Gorgias pour deux raisons
complémentaires : parce qu’il n’existe pas comme
verbe (il n’« est » pas), et parce qu’il n’a aucun
prédicat possible (il n’est pas tel). De même, la jouis­
sance féminine n’est pas, et si elle est, elle n’est pas
telle — à savoir, féminine. Il y a à cela deux très
lourdes raisons complémentaires.
En effet, « l’univers, c’est là où, de dire, tout
réussit [...] - réussit à faire rater le rapport sexuel
de la façon mâle103 ». Pourquoi ? Parce que « c’est
ça que je dis quand je dis que l’inconscient est struc­
turé comme un langage ».
Ou à cause, et cela revient au même, du rapport
entre dire et jouissance : de la jouissance, on peut
simplement dire que ce n’est pas ça. « On la refoule,
ladite jouissance, parce qu’il ne convient pas qu’elle
soit dite, et ceci pour la raison justement que le dire
n’en peut être que ceci - comme jouissance, elle ne
convient pas104. » Le refoulement signifie que « la
jouissance ne convient pas — non decet — au rapport
sexuel. À cause de ce qu’elle parle, ladite jouis-

103. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 53.


104. Ibid., p. 57, pour tout le paragraphe.
La jouissance du langage ou l'ab-aristolélisme de Lacan 231

sance, lui, le rapport sexuel, n’est pas. C’est bien


pour ça qu’elle fait mieux de se taire, avec le résultat
que ça rend l’absence même du rapport sexuel
encore un peu plus lourde. Et c’est pour ça qu’en fin
de compte elle ne se tait pas et que le premier effet
du refoulement, c’est qu’elle parle d’autre chose.
C’est ce qui fait de la métaphore le ressort ».
« Elle » : c’est vrai de la jouissance, mais c’est vrai
de vrai de la jouissance qu’il ne faudrait pas, la
jouissance féminine. La jouissance fait rater le
rapport parce qu’elle parle — sois belle et tais-toi, le
silence est le kosmos des femmes, leur « monde »,
disait Hésiode. Alors la femme, pour ne pas faire
rater le rapport, elle parle d’autre chose : le refoule­
ment produit la métaphore ; ou pire, elle ne parle de
rien, elle parle pour parler. Comment c’est enroulé
au langage : il est indécent que sa jouissance parle,
et insupportable qu’elle ne parle pas.
« Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des
choses, qui est la nature des mots. » Pas de quoi
s’étonner que, côté femme, ça rate « de manière
folle, énigmatique » : ça rate parce que toute la
réalité, tout l’univers est une fleur de rhétorique
mâle, bla-bla de l’être, et ça rate simultanément
parce que la jouissance, en tant que par essence elle
ne convient pas, est féminine.
Deuxième thèse :
Si c’est, c’est inconnaissable = Si elle jouit,
elle n’en sait rien
La structure de recul permet de repartir de la
négation de la thèse précédente.
232 Jacques le Sophiste

Mettons qu’elle jouisse : « Si elle est exclue par la


nature des choses, c’est justement de ceci que, d’être
pas toute, elle a par rapport à ce que désigne de
jouissance la fonction phallique, une jouissance
supplémentaire » (« vous remarquerez - ajoute
Lacan - que j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit
complémentaire, où en serions-nous ! On retomberait
dans le tout105 »). On suppose donc qu’« il y a une
jouissance [...] au-delà du phallus » - mais l’hypo­
thèse a du mal à passer sans johe, « c’est pour le
prochain de la collection Galilée — au-delà du
phallus. Ce serait mignon ça. Et ça donnerait une
autre consistance au Mlf. Une jouissance au-delà
du phallus ».
Soit la nouvelle thèse : si elle jouit, alors elle n’en
sait rien.
Il y a une jouissance à elle, à cet elle qui n’existe pas
et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont
peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle
l’éprouve - ça, elle le sait. Elle le sait, bien sûr, quand
ça arrive. Ça ne leur arrive pas à toutes.
Thèse alanguie, quasi fraternelle : dont « peut-
être » elle même ne sait rien, « sinon qu’elle
l’éprouve ». C’est déjà pas mal pour un savoir, de
savoir qu’on éprouve quelque chose, surtout en
matière de corps, c’est un savoir plutôt bien su que
d’éprouver.
Le tranchant est ailleurs. Non seulement elle est
pas-toute, ce qu’on vient d’accommoder en jouis-

105. J. Lacan, Encore, op. ciu, p. 68, puis 69.


La jouissance du langage ou l’ab-aristolélisrne de Lacan 233

sance supplémentaire, mais elle n’est « pas toutes »,


au pluriel. « Ça ne leur arrive pas à toutes. »
Sauvage partition apparemment « réelle » entre les
chanceuses et les autres ?
Je ne voudrais pas en venir à traiter de la prétendue
frigidité, mais il faut faire la part de la mode concer­
nant les rapports entre les hommes et les femmes.
C’est très important. Bien entendu, tout ça, dans le
discours, hélas, de Freud comme dans l’amour cour­
tois, est recouvert par de menues considérations qui
ont exercé leurs ravages. Menues considérations sur la
jouissance clitoridienne et sur la jouissance qu’on
appelle comme on peut, l’autre justement, celle que je
suis en train de vous faire aborder par la voie logique,
parce que jusqu’à nouvel ordre, il n’y en a pas d’autre.
Déniez, laissez frapper la mode. Mais les femmes
se remettent moins bien de cette étrange partition
qui, elle, n’est pas encore analysée comme logique,
ou, plutôt, dont l’énoncé, par Jacques Lacan, n’est
pas encore analysé dans Encore.
Troisième thèse : Si c’est et si c’est connaissable,
c’est incommunicable = Si elle jouit
et si elle le sait, elle ne peut pas le dire
Ce qui laisse quelque chance à ce que j’avance, à
savoir que, de cette jouissance, la femme ne sait rien,
c’est que depuis le temps qu’on les supplie, qu’on les
supplie à genoux — je parlais la dernière fois des
psychanalystes femmes — d’essayer de nous le dire,
eh bien, motus ! On n’a jamais pu rien en tirer. Alors
on l’appelle comme on peut, cette jouissance, vagi­
nale, on parle du pôle postérieur du museau de
l’utérus et autres conneries, c’est le cas de le dire. Si
234 Jacques le Sophiste

simplement elle l’éprouvait et n’en savait rien, ça


permettrait de jeter beaucoup de doutes du côté de la
fameuse frigidité.
Admettons, pour pacifier, que ce qui ne leur
arrive pas à toutes, ce soit de le savoir. La troisième
thèse est que, si elles le savent, et même elles sont
payées pour le savoir, les analystes, elles ne savent
pas le dire, le communiquer à autrui.
Fuisqu’à la fin des fins les femmes ne « disent »
pas, alors on comprend, en bonne logologie, que
l’univers soit une fleur de rhétorique mâle. « La
réalité est abordée avec les appareils de la jouis­
sance [...] d’appareil, il n’y en a pas d’autre que le
langage. C’est comme ça que, chez l’être parlant, la
jouissance est appareillée » : si La / une femme ne
dit pas, mais métaphorise, bavarde et se tait, on
comprend qu’en ce qui la concerne, la thèse hélé-
nique, si j’ose dire, se morde la queue.

L’homme rate et jouit en philosophe,


la femme rate et jouit en sophiste
On risquera tout net le commentaire suivant : du
côté mâle, le ratage et la jouissance sont liés à
l’objet, du côté femelle, le ratage et la jouissance
sont liés à la parole. Côté homme : « La pensée est
jouissance. Ce qu’apporte le discours analytique,
c’est ceci, qui était déjà amorcé dans la philosophie
de l’être — il y a jouissance de l’être106. » Côté
femme, on vient de le dire : « Une autre satisfaction :

106. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 66.


La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 235

la satisfaction de la parole. » L’homme rate et jouit


en philosophe, la femme rate et jouit en sophiste.
Plus lacaniquement, Hélène est l’objet a, cause
du ratage côté mâle, Socrate est le sujet supposé
savoir, cause du ratage côté femelle. Évidemment,
l’homme est le maître, c’est « la bêtise du discours
m’être ».
Cela dit, l’homme est moins bête quand il est
lacanien, puisqu’il sait que l’être auquel il s’adresse
est un semblant d’être : « La jouissance ne s’inter­
pelle, ne s’évoque, ne se traque, ne s’élabore qu’à
partir d’un semblant. L’amour lui-même [...]
s’adresse au semblant. Et s’il est vrai que l’Autre ne
s’atteint qu’à s’accoler au a, cause du désir, c’est
aussi bien au semblant d’être qu’il s’adresse. Cet
être-là n’est pas rien. 11 est supposé à cet objet qu’est
le a10'.» Il s’y connaît en Hélène, en a, c’est
Gorgias, c’est Euripide, c’est Nietzsche (« Il n’y a
qu’une manière de pouvoir écrire la femme sans
avoir à barrer le la - c’est au niveau où la femme,
c’est la vérité. Et c’est pour ça qu’on ne peut qu’en
mi-dire107 108 »). L’homme est moins bête, le philosophe
est moins maître, quand il est trempé d’analyse ou de
sophistique. Il voit Hélène en toute femme, « répète
jusqu’à plus soif pourquoi ça rate109 », le fait « parce
que parler d’amour est en soi une jouissance ».

107. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 85.


108. Ibid., p. 94.
109. Ibid., pour les trois citations suivantes, respectivement p. 55,
77 et 10.
236 Jacques n: Sophiste

L’amour, dit-elle, j’aime qu’on me le dise et qu’on


me le fasse. Quant à la jouissance, on le sait depuis
le début, « la jouissance, c’est ce qui ne sert à rien
[...] Rien ne force personne à jouir - sauf le surmoi.
Le surmoi, c’est l’impératif de la jouissance
— Jouis ! ».

Une fem me et lalangue — la vérité,


mon imbaisable partenaire
Au lieu de l’échappée bâ femme et Dieu risquée
tout à l’heure, on en reste à présent à lalangue, pas
pour rien dite maternelle110, et c’est de ce côté qu’on
s’échappera le plus volontiers. Avec Jacques le
Sophiste et la part femme de lui-même. Nous disons
donc qu’il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être
parlant; le rapport sexuel, c’est la parole111.
Présence du sophiste, mais à notre époque, l’in­
conscient, c’est que l’être en parlant jouisse112 *. Le
signifiant, c’est la cause de la jouissance1 15, le signi­
fiant où s’écrit l’équivoque, dans une lalangue qui
en est l’intégrale singulière114. L’inconscient est un
savoir-faire avec lalangue115. Mais lalangue où la
jouissance fait dépôt se présente comme du bois
mort116. Ce n’est pas parce que l’inconscient est

110. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 126.


111. Id., D’un discours qui ne sérail /xis du semblant, op. cil., p. 65,
puis p. 83.
112. Id., Encore, op. cil., p. 95.
U3.lbirL,p. 27.
114. Id., « L’Étourdit », op. cit., p. 47.
115. Id., Encore, op. cit., p. 127.
116. Id., « La Troisième », op. cit., p. 22.
La jouissance du langage ou l’ab-arisloUlisme de Lacan 237

structuré comme un langage que lalangue n’a pas à


jouer contre son jouir puisqu’elle s’est faite de ce
jouir même11'. C’est pourquoi la seule chose inté­
ressante, c’est ce qui se passe dans la performance,
à savoir la production du plus-de-jouir1 *8. « La
vérité, mon imbaisable partenaire117 118 119 » : si c’est une
femme qui parle, elle l’entendra alors comme d’une
autre femme, dont on dit qu’elle n’est pas baisable.
Le psychanalyste, Lacan en particulier, c’est la
présence du sophiste à notre époque. Il ne baise ni
ne cherche à baiser la vérité, imbaisable de toute
manière. Sophiste, il y va avec lui et selon lui d’un
discours qui agit plus qu’il n’exprime, et non par
persuasion mais par performance ; un logos-phar-
makon avec effet sur l’autre et effet-monde ; via les
mêmes stipulations anti-aristotéliciennes : perfor­
mance-énonciation et homonymie-signifiant. Mais
elles sont devenues à notre époque, c’est-à-dire avec
l’inconscient en trou du souffleur, ab-aristotéli-
ciennes, si bien qu’elles font retour dans la décision
du sens pour l’effonder à cœur. Ce que je retiens ici
comme avancée, précisément : le hors-sens du
sophiste aristotélicien devient de l’ab-sens, grâce à
la transformation du sens dans le non-sens, freu­
disme hyperaristotélicien, en non-sens dans le sens,
lacanisme qui fait bel et bien trembler le monde de
l’homme jusqu’à sa racine. Le hors-sens fait ainsi
retour au sein même du sens grâce à la sophistique

117. J. Lacan, « La Troisième », op. cit., p. 20.


118. Id., D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 48.
119. Ibid., p. 147.
238 Jacques le Sophiste

moderne de Lacan qui fore le trou du souffleur dans


l’orbite du sens. Le sophiste expulsé comme plante
revient en psychanalyste lacanien pour diagnosti­
quer la connerie d’Aristote et effonder le sens. Des
opérateurs minutieux l’y aident, fabriqués par Lacan
pour manifester le nouveau principe (qu’il n’y a pas
de rapport sexuel, dit-il), sous le nom de den et de
jouissance féminine, comme des quintessences de
rien plus fuyantes que l’objet a, liées au signifiant
du signifiant et à ce qu’il n’y a pas s’il y avait. Le
changement d’époque se signale sans surprise mais
avec vigueur par la présence pesante du sujet, si
barré soit-il, au lieu du politique, si toujours à
constituer et si fantomatique soit-il. Lacan de rester
les bras ballants entre l’amour du mathème aux
relents de philosophie et l’effectivité, au moins aussi
joyeuse qu’angoissante, d’un blabla de parlêtre — que,
et pas seulement en tant que femme, je choisis.
Épilogue

Noyade d’un poisson

Λ un moment donné de ma vie, j'ai été pédagogue


d'adolescents psychotiques à l'hôpital de jour Étienne
Marcel, rue Étienne-Marcel à Paris. Vacataire, puis
cadre. Je préparais en même temps une thèse (de
3e cycle, comme on disait : « Si Parménide »). C’était
mon premier travail. J’ai aimé ce travail sans restric­
tion. Y compris les raideurs ou les prestances un peu
construites des réunions de synthèse dans la cave avec
les vrais soignants, les analystes de métier, les
psychiatres, les pédagogues chevronnés. J’avais tout à
apprendre, sur tout, et j’avais l’impression de l’ap­
prendre. Je serais bien restée là, et j’aurais alors,
évidemment, fait une analyse. Mais sans analyse,
c’était merveilleux, merveille, parce que je ne cessais
de deviner et de ne pas savoir, sans contrainte et sans
peur, avec la très indubitable, la très constante,
impression de vieillir de deux secondes par seconde.
C’était ma seule certitude, du matin au soir. Sur le fil
du rasoir, mais sans jamais sentir que c’était coupant,
au contraire ; quand on le tient, quand on s’y tient, le
fil est beaucoup plus large qu’on ne croit, comme un
tremplin, sans doute parce qu’on n’y est pas seul mais
au moins deux. Si bien que tout est possible encore ;
encore après que rien n’arrive, quelque chose arrive.
Ou quelque chose d’autre, quelque chose d’un autre,
et la vie vous prend aux tripes, aussi tendrement qu ’un
lys des champs.
240 Jacques le Sophiste

Ή δ'άλήθεια, καί τούτο τοϊς άλλοκ; έοικε


συγκεκροτήσθαι- ή γάρ θεία τού δντος φορά
έοικε προσειρήσθαι τούτψ τφ ρήματι, τρ άληθεία,
ώς θεία οόσα άλη.

L’alêtheia, la vérité, on dirait que c’est aussi un composé ;


on dirait que c’est le mouvement divin de l’être
qui est désigné par ce mot-là, la « vérité » :
une « divine course », lheia alê
Pl.ATON, Cratyle, 421 b

Distinguer la dimension du signifiant ne prend relief que de


poser que ce que vous entendez, au sens auditif du terme, n’a avec ce
que ça signifie aucun rapport. C’est là un acte qui ne s’institue que
d’un discours, le discours scientifique. Cela ne va pas de soi. Cela va
même tellement peu de soi que tout un discours, qui n’est pas une
mauvaise plume puisque c’est le Cratyle du nommé Platon, est fait
de l’effort de montrer qu’il doit bien y avoir un rapport, et que le
signifiant veut dire, de soi-même, quelque chose. Cette tentative, que
nous pouvons dire, d’où nous sommes, désespérée, est marquée par
l’échec, puisque d’un autre discours, du discours scientifique, de son
instauration même, et d'une façon dont il n’y a pas à chercher
l’histoire, il vient ceci, que le signifiant ne se pose que de n’avoir
aucun rapport avec le signifié.
Jacques Lacan, Encore, p. 31-32

Le langage n’est que ce qu’élabore le discours scientifique pour


rendre compte de ce que j’appelle lalangue. Uilangue sert à de toutes
autres choses que la communication. C’est ce que l’expérience de
l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette
lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mol, pour désigner
ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas
pour rien dite ainsi [...] L’inconscient est un savoir, un savoir-faire
avec lalangue. El ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de
beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage.
Jacques Lacan, Encore, p. 126
Nomade d’un poisson 241

Elle campait avec des fous.


La veille au soir, avec une entomologue, elles
avaient fait du lapin, pour quarante, mais au petit
matin, des bulles jaunes s’étaient formées, bassine
Titicaca, et il fallut tout jeter.
Ils partirent à dix avec des conserves, sardines,
cassoulet, ananas, lait concentré sucré, pour
installer un sous-camp près de l’étang. C’était l’été le
plus chaud depuis 1904, l’air craquait, la forêt
fumait, l’étang crachait de la brume, un peu puant,
à point pour des hippopotames et les matelas pneu­
matiques. Après tout, il y avait un homme, authen­
tique prof de gym, maigre et coulissant malgré la
chaleur, pour surveiller avec elle les enfants.
Non seulement elle n’avait jamais eu d’enfant,
trop jeune pour cela, mais elle était bien du genre à
ne pas supporter les enfants des autres, aucun enfant
donc. C’était son premier travail rémunéré, trouvé
par hasard, c’est-à-dire grâce à un amoureux, parce
que ses études de philosophie menaient vraiment
nulle part. Sauf là, à l’hôpital. Dans un hôpital de
jour pour adolescents psychotiques, où elle dépar­
tageait tant bien que mal ce qu’elle savait et ce
qu’elle ne savait pas. Sans armes, sans protection,
sans filet. Lisant par exemple le Cratyle de Platon
en pleine basse-cour, dans un immeuble cerné par
les putes, pour faire percevoir à ces drôles d’enfants,
rien qu’avec l’écriture du grec au tableau noir, les
formes sensiblement étranges des lettres, les blancs
entre elles, esprits, accents torsions, toutes choses
bonnes à sonoriser, qu’une langue leur était encore
242 Jacques le Sophiste

mieux inconnue que la leur. D’où ressortait, avec


l’affect logique le plus implacablement chaleureux,
qu’ils avaient, quoi qu’ils en pensent, une langue
maternelle. En tout cas plus maternelle que les
autres. Nous savons tous, ne le savons-nous pas, que
clans le Cratyle, Socrate invente des étymologies
biscornues, hypersignifiantes et glorieusement
contradictoires, pour un seul et même mot, il brûle
l’onomatopée par les deux bouts avec la désinvol­
ture d’un dauphin et la violence d’une torpille. Cela
les faisait rire, ils prenaient de l’audace, de la liberté
de son et de sens avec cette foutue maternelle qui
les avait faits muets, pour proposer tous ensemble
avec jubilation l’étymologie de « con-cierge ». On
riait tous ensemble avec les moyens du bord, tripaux,
bizarres, qui faisaient certainement vieillir de deux
secondes par seconde. Impréparation, impropriété,
qui, répondant à l’inadapté par l’inadapté, osait faire
institution, comme les tambours, les fifres, les
fantassins, la chair à pâté pour gagner les guerres.
Quel snobisme dans le scoutisme, quel scoutisme
dans le snobisme, dans l’amour de l’art et dans l’ex­
ploitation.
Au début de l’été, l’hôpital partait aux champs,
en camp. Il arrivait, c’était même la coutume, que
les -ants se proposassent des accouplements tente
par tente, secrets ou publics. Quant aux -és, on ne
savait trop, on supposait que non, on supposait que
si oui, un mieux se profilerait.
Un sous-camp mal payé avec des fous. Des
garçons fous, des filles folles, enfin, capitaine, des
Noyade d’un poisson 24,3

psychotiques, vous savez peut-être ce que le mot


veut dire. De psukhê, l’âme, et tique, comme caho­
tique, chaotique, signalant la monotonie dans l’in­
ventivité du malheur. On ne s’en est aperçu qu’à
l’heure du dîner, en distribuant les rations, parce
qu’il y avait le nombre d’assiettes et que la dernière
restait pleine. Mais j’avais engueulé tout le monde
l’après-midi parce qu’un matelas traînait au milieu
de l’étang.

On le rencontrait au coin des murs, on croyait


qu’on allait s’y cogner, plat contre le mur, comme le
mur, comme l’angle du mur. Il avait lui-même
toujours l’air de se cogner à un prolongement trans­
lucide de mur. Il ouvrait la bouche en ovale, avec un
tout petit mouvement de cou comme une tortue,
toutes les quelques secondes, dans le plus grand
calme, comme Anna Karina dans Pierrot le fou,
moins la main pour faire bocal, sans cinéma. Il
devait être beau, grand, blond, musclé, avec du
duvet sur le menton et sur les joues, une ombre de
moustache - un aimé grec, s’il n’avait été blanchâtre,
dématérialisé, avec des morceaux opaques et des
morceaux transparents, renvoyant et absorbant la
lumière comme ceux de la lune ou les aveugles du
grand bleu. Il ne parlait pas. Quand il parlait, il
disait quelque chose de sensé, mais il ne parlait pas.
Il se contentait d’ouvrir un peu plus grand la bouche,
et quand on ne prêtait pas l’oreille, on pouvait croire
l’entendre. Personne ne lui parlait. Personne ne le
connaissait. Je ne suis plus sûre de son nom. On
connaissait seulement ses coins, les parois où le
244 Jacques us Sophiste

trouver. Il m’est arrivé de le ramener par la main vers


le milieu d’une pièce, de m’adresser à lui en le
regardant, de lui rire, et peut-être que ses yeux chan­
geaient, qu’il se mettait à avoir des yeux. J’avais
plaisir à le faire parce qu’on constatait à le toucher
qu’il était beau, c’est-à-dire antitypique, mais l’ec­
toplasme faisait retour comme un glaçage en risée
sur du gâteau cellophane. Je crois qu’il ne s’était
jamais vu, il vivait dans les grands fonds qu’il avait
rejoints, j’imagine, quand son père était mort et que
son frère aîné en avait pris la place dans le lit
perméable de leur mère. Alors, de mur en mur, il
s’était institutionnalisé poisson peu souvent pêché.

Ce jour-là nous étions tous, affolants et affolés,


fatigués par l’installation.

Le pyromane avait aussitôt planqué ses allu­


mettes dans les bois. C’était un pyromane encadré.
Pyromane était plutôt sa deuxième profession, un
hobby. Sa première était encadré ambulant, James,
encadrant sa tête à l’intérieur de ses bras, le gauche
à angle droit vers en bas et le droit à angle droit vers
en haut ; il manquerait toujours d’un côté, faute de
troisième bras. Mais ainsi transformé en image télé,
il émettait quelques mots d’anglais inconnu, inter­
rompu par des crachouillements de poste à galène.
Dans la famille agréée qui l’avait recueilli, et où l’on
mangeait assez gentiment des pommes de terre, il
avait volé que son père était une vedette américaine.
Ainsi cadré, il lui arrivait de libérer ses mains pour
mettre le feu, ou faire semblant de mettre le feu, et
Noyade d’un poisson 245

dans le sous-bois torride, je tombais sans cesse sur


des petits tas de feuilles et de brindilles en attente.

Le plus préoccupant toutefois pour nous profes­


seurs moniteurs gardiens bonnes à tout faire
déportés déserteurs, le plus préoccupant pour nous,
c’est qu’il y a des garçons et des filles qui, voyez-
vous, n’ont quand même pas le même sexe. Mixtes
sont les fous, et en cette mixité ils sont comme nous
normaux, attentifs romantiques coléreux, ils désirent
et excluent. Tout ce groupe qui sait tant être morne,
étincelle dans le plein air de ses quatorze-dix-sept
ans, poussiéreux et chaud comme la boue des bords
du lac. Cette mixité à l’air libre, chair plutôt moins
terne et larvée que sur une plage, nous faisait dire
qu’ils allaient bien, que le sous-camp était une réus­
site, qu’on pouvait s’organiser comme en colo, capi­
taine. Pour moi, je n’y voyais que le feu qui n’était
pas encore mis, le feu du mane, et c’étaient les rica­
nements de son chewing-gum que je surveillais.
« Eh bien, vous avez relâché votre vigilance ? », m’a
dit la directrice la nuit dernière, arrivée expressé­
ment de Paris, mais déjà en chemise de nuit sur sa
graisse ferme de cantatrice catholique. Madame de
Grand Air dans Bécassine. Vous comprenez bien,
capitaine, qu’il est impossible, avec ou sans compé­
tence, de vigiler sur les bords d’un lac une douzaine
de psychotiques vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Et que personne ne m’a demandé si je savais
nager, ni ne m’a expliqué comment faire pour aider
un poisson.
246 Jacques le Sophiste

On a battu les bois. Il a plu. Après deux jours de


recherche, on a retrouvé son corps dans la vase du
lac. Sa mère et son frère sont venus l’identifier. Elle
était soulagée que tout soit fini, et on les a aidés à
s’en rendre compte pour qu’il n’y ait pas de procès.
Le cadavre bandait terriblement à la reconnaissance
du corps, et j’ai cru comprendre que vous-même
l’aviez trouvé beau.
Mais je dois ajouter encore un fait.
Dans le train du retour, comme un rêve en rému­
nère un autre, il s’est à nouveau passé quelque
chose. Nous étions plus fatigués, tous plus fatigués
les uns que les autres si c’est possible. Je tombais-
chutais de sommeil. Dans une cacophonie de régi­
ment en perm, de cantine au dessert. Je tombais
dans un sommeil à filet de bave, coupé de noix de
coco sur la tête. Un enfant, toujours le même, me
tirait dessus par col et par manche pour me réveiller.
Une fois, dix fois, éternellement. Cet enfant profé­
rait des sons de boîte à musique cassée, une suite
de bruits soigneusement articulés à toute vitesse tels
que jamais personne n’y avait pu reconnaître le
moindre mot. Pas de partage de langue, des regards,
des regards bousculés. Pour la dixième fois, il me
tirait du sommeil pour me borborigmer à la figure.
Soudain je me suis fâchée, réveillée au dedans, je
me suis redressée sur la banquette, j’ai passé la main
dans mes cheveux, et je lui ai dit enfin avec la plus
grande clarté, comme il arrive qu’on dise « je
t’aime » juste avant de faire l’amour : « Écoute-moi
bien. Tu vois que je n’en peux plus, je meurs de
247

sommeil. Mais tu viens de me réveiller encore une


fois. Eh bien je suis d’accord pour me réveiller
encore une fois. Je me réveille parce que tu me
réveilles. Mais alors attention, je t’écoute. Toi, à ton
tour, en ce cas, en échange, tu dois dire quelque
chose. »
Il tenait à peine debout dans le couloir entre les
banquettes, oscillant avec les cahots. Il cillait
comme sous un choc. Il avait dans la main l’horaire
des chemins de fer qu’il avait pris à la gare. Il l’a
levé ouvert à la hauteur de ses yeux, et il a lu solen­
nellement : « Poitiers 9 h 02 avec supplément,
arrivée Paris 12 h 15. Nemours... » C’est avec ces
mots-là qu’il s’est mis à parler pour toujours. La
directrice n’en aura rien su. Mais moi j’ai été déli­
vrée, j’ai pu partir.
Remerciements

Ah ! vous voyez... c'est que tout est là mon vieux,


pour arriver à ce qu’ils en sortent, vous y entrez
Jacques Lacan,
« L’Impromptu de Vincennes » [3 décembre 1969]

Je trame ici des textes inventés dans des cadres hétéro­


gènes comme La Décision du sens (Paris, Vrin, 1989, avec
Michel Narcy), L'Effet sophistique (1995), Voir Hélène en
toute femme (2000, avec Maurice Matieu), Avec le plus
petit et le plus inapparenl des corps (Paris, Fayard, 2007),
Il n'y a pas de rapport sexuel (Paris, Fayard, 2010, avec
Alain Badiou) ainsi que dans un ouvrage inédit écrit à la
demande de Diana Rabinovitch pour Manantial
(Argentine), et les croise avec des analyses suggérées par
des dialogues avec Françoise Gorog, avec Elisabete
Thamer dans sa thèse « Logologie et Parlêtre » (soutenue
en 2008), avec Monique David-Ménard dans son Éloge
des hasards dans la vie sexuelle (Paris, Hermann, 2012).
Le motif de ce petit livre, confectionné à la demande de
Jean Allouch et de Thierry Marchaisse qui en a inventé
le titre, est de donner aux lecteurs de Lacan et aux
psychanalystes certains outils et concepts grecs qui me
paraissent non pas nécessaires mais avantageux, non pas
vrais mais utiles, pour lire dans Lacan un certain Lacan,
et pour voir dans la psychanalyse un certain type de
pratique discursive dont on pourra contester l’exclusivité
et la primauté, mais non l’intérêt.
Je remercie Sophie Legrain pour son aide à la confection
du manuscrit.
Table

Prologue
« Comme c’est gentil
de me reconnaître » .................................................. 7

Première partie
Doxographie et psychanalyse,
ou minorons la vérité
comme elle le mérite ............................................. 13
Écrire l’opinion ...................................................... 13
Trop / pas assez de sens ......................................... 18
L’origine comme montage ..................................... 25
L’exactitude littérale............................................... 30
Transmission - fixion / mathème ........................... 38

Deuxième partie
La présence du sophiste à notre époque .. 47

Muthos / logos: les Présocratiques


et le « long détour aristotélicien » ..... >................... 47

La présence du sophiste à notre époque ................ 51


De quoi la sophistique est-elle le nom,
comme on dit ? ....................... ,.............................. 56
Une écoute sophistico-analytique
de l’histoire de la philosophie :
performance et homonymie.................................... 59
252 Jacques le Sophiste

Logologie : parler pour le plaisir


de parler / parler en pure perte ............................... 65
Sophistique, psychanalyse et antiphilosophie ........ 68

Troisième partie
Le logos-pharmakon .............................................. 79
Parler / payer : un cabinet sur l’agora .................... 79
La voix de la / une femme ...................................... 86
La théorie du logos-pharmakon ................................ 91
Pharmacie, politique et semblant ........................... 95
Au bout du palimpseste :
une psychanalyse à l’échelle d’un pays ?............. 101
Un « bénéfice de surcroît » - si l’on est
encore là dans la psychanalyse ........................... 105
Pharmakon et lien social......................................... 110

Quatrième partie
Sens et non-sens
ou Γanti-aristotélisme de Lacan............................. 115
Aristote contre les sophistes, Freud et Lacan ...... 115
« Le logos qu’il y a dans les sons de la voix
et dans les mots » ................................................. 123
Pondérations du sens et du non-sens :
Freud / Lacan.......................................................... 134
L’oscillation de Freud : non-sens
dans le sens ou sens dans le non-sens ?........... 138
Gardez-vous de comprendre !
L’hésitation de Lacan : un autre sens,
ou le foncier non-sens de tout usage du sens ? ....154
Table 253

Incursions sophistiques
dans la technique analytique................................. 159
Des trois homonymies constituantes
et de l’homonymie de l’homonymie ............... 159
Le kairos, scansion et temps dans le discours .. 165
Pourquoi Lacan s’intéresse tant à la métonymie
et à la métaphore, ou comment elles deviennent
des lieux du temps........................................... 173

Cinquième partie
La jouissance du langage
ou rab-aristotélisme de Lacan .............................. 177
L’ab-sens et le den................................................ 177
Le sens et ses trois négations .......................... 177
« Le langage mange le réel »,
ou la définition lacanienne de la logologie ..... 185
Le passager clandestin :
le den, signifiant du signifiant ......................... 190
Rire et rien ................................................. 193
La fausse coupe, ou du « motérialisme » .. 197
De la jouissance de l’être
à la jouissance du corps ............................. 201
La lettre et la lalangue .................................... 204
Monotonie du
« il n’y a pas de rapport sexuel »..................... 207
Ab-sens et joui-sens......................................... 210
Elles ne savent pas ce qu’elles disent .................. 213
Jouissance et vérité.......................................... 213
Petit inventaire des jouissances ...................... 215
Encore Hélène ...................................................... 220
La thèse hélénique.......................................... 221
Côté homme : Hélène petit a .......................... 224
Côté femme : une autre satisfaction,
la satisfaction de la parole .............................. 227
254 Jacques le Sophiste

Le Traité du non-être
de la jouissance féminine ................................ 228
L’homme rate et jouit en philosophe,
la femme rate et jouit en sophiste ................... 234
Une femme et lalangue — la vérité,
mon imbaisable partenaire .............................. 236

ÉPILOGUE

Noyade d’un poisson .................................... 239

Remerciements .................................................... 249


Table .................................................................... 251
Du même auteur
Si Parménide
Lille, Pui.-Msh, 1980

La Décision du sens
Avec Michel Narcy
Paris, Vrin, 1989
L'Effet sophistique
Paris, Gallimard, 1995
Aristote et le logos
Contes de la phénoménologie ordinaire
Paris, PlJF, 1997
Parménide. Sur la nature ou sur l'étant
le grec, langue de l'être ?
Paris, Seuil, coll. « Points-bilingues », 1998
Voir Hélène en toute femme. D'Homère à Lacan
Illustrations de M. Matieu
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000
Avec le plus petit et le plus inapparent des corps
Paris, Fayard, 2007
Il n'y a pas de rapport sexuel
Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan
Avec Alain Badiou
Paris, Fayard, 2010
Heidegger, le nazisme, les femmes, la philosophie
Avec Alain Badiou
Paris. Fayard, 2010

Vocabulaire européen des philosophies


Dictionnaire des intraduisibles
Sous la dir. de Barbara Cassin
Paris. Seuil/Le Robert, 2004
les Origines de la pensée européenne
- sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin
de R. B. Onians, trad. Barbara Cassin,
en collab. avec A. Debru et M. Narcy, présentation par B. Cassin
Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1999
Fabrication : Transfaire, 04250 Turriers

Dépôt légal février 2012

N° 842442G

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