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B a r b a r a C A S s i N Jacque n le Sopfuice
Dans le fil de cette rencontre, les outils de
l’helléniste servent à montrer les similitudes entre
parole analytique et discours sophistique et selon
quelles voies Jacques le Sophiste fait passer du « sens
dans le non-sens » (lapsus et mots d’esprit) au
« foncier non-sens de tout usage du sens ».
Aristote est ici interpellé par un Lacan, sophiste
moderne, qui pointe la « connerie » du Stagyrite à
l’endioit du principe de non-contradiction.
Comment parle-t-on, comment pense-t-on la
manière dont on parle, quand on place avec Lacan
l’énoncé « Il n’y a pas de rapport sexuel » en lieu et
place du premier principe aristotélicien ?
23 €
ISBN 978-2-35427-025-4
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78 2354 270254
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BARBARA CASSIN
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© EPEL, 2012
110, boulevard Raspail, 75006 Paris
epel.paris@wanadoo.fr
www.epel-edition.com
ISSN: 1969-5683
ISBN : 978-2-35427-025-4
Dépôt légal février 2012
Barbara Cassin
Jacques le Sophiste
EPEL
Je ne sais comment m'y prendre,
pourquoi ne pas le dire,
avec la vérité - pas plus qu'avec la femme.
J'ai dà que l'une et l’autre,
au moins pour l’homme, c'était la même chose.
Jacques Lacan, Encore
—Allô, Uican ?
- Certainement pas.
Doxographie et psychanalyse,
minorons la vérité
comme elle le mérite
ÉCRIRE L’OPINION
La première chose qui a arrêté Lacan, c’est le mot
« doxographie ». Le mot, je n’ose pas dire le signi }·
fiant, mais en tout cas le mot.
Doxographie. On voit bien comment c’est fait.
« Graphie » : écrire, fixer ; il s’agit avec la doxogra
phie du passage de l’oral à l’écrit, d'une modalité de
transmission à l’autre, d'une modalité de mémoire à
l’autre. Très exactement : du passage de l’enthou-,
siasme à l’éraflure.
L’« enthousiasme » est oral pour les Grecs, c’est
la manière dont le dieu « se met dans », dedans
nous, se transmet. Un dialogue de Platon, le Ion, est
là tout entier pour montrer comment l’oral est une
chaîne de présences : « Chante, déesse, la colère
d’Achille », de la muse au poète, du poète au rhap-
14 Jacques us Sophiste
L’exactitude littérale
La fin des fins est donc l’extraction des citations.
Or l’horreur est que la citation est inassignable.
Comment faire pour poser les guillemets ? Les
Doxographie et psychanalyse 31
1
Doxographie et psychanalyse 33
35. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 104, cité par J.-C. Milner, L’Œuvre
claire, op. cit., p. 128.
36. J.-C. Milner, ibid., p. 128.
44 Jacques le Sophiste
37. J. Lacan, « Séminaire sur “La lettre volée" », in Écrits, op. cil.,
p. 17 ; puis p. 54 ; puis p. 44.
Doxographie et psychanalyse 45
38. J. I.acan, Encore, op. cil., p. 97-98 : puis p. 100 : puis p. 108.
46 Jacques ij·: Sophiste
La présence du sophiste
à notre époque
MUTHOS/LOGOS:LES PRÉSOCRATIQUES
ET LE « LONG DÉTOUR ARISTOTÉLICIEN »
Freud a habitué la « psychanalyse », mot des plus
grecs, à une certaine Grèce : celle du muthos, mythe
et récit, fiction-fixion, la Grèce des Tragiques
- Œdipe, Électre, Antigone - et de leur interpréta
tion, avec la Poétique d’Aristote et sa catharsis. Par
ses lectures propres, ses références d’authentique
culture allemande fin dix-neuvième début vingtième,
il y trouve ce qu’il lui faut au bon moment, Élros et
Thanathos, l'Amour et la Haine d’Empédocle. Il
connaît et s’approprie. Mais, encore une fois, son
monde est le muthos, où phylogenèse et Kabbale
peuvent cheminer, plutôt que le logos : il s’épargne
assez souverainement le corpus platonico-aristotëli-
cien, comme, de manière générale, celui des philo
sophes. S’il connaît le cynisme, la sophistique, le
Jacques i£ Sophiste
La présence du sophiste
À NOTRE ÉPOQUE
Freud, à la fin de « L’analyse finie et l’analyse l A'
infinie », parle de « l’amour de la vérité », définition
classique de la philosophie, comme au fondement
même de la relation analytique qui « exclut tout
semblant et tout {€uny », et recommande alors, après
un point à la ligne, de s’arrêter un instant, lui et nous
lecteurs, pour « assurer l’analyste de notre sincère
sympathie6 ». Analyser est le troisième « métier 7
impossible» avec éduquer et gouverner: somme
toute, trois métiers de philosophes-rois. Une nota
tion dans Moïse et le monothéisme confirme la diffi
culté ou la méfiance : « Jamais on n’a pu établir que
l’intellect humain possède une aptitude particulière
à discerner la vérité, ni que l’esprit humain tendit
spécialement à accepter la vérité7. »
Sophistique, psychanalyse
ET ANTIPHILOSOPHIE
j Lacan, comme la sophistique, articule cette
' réflexion sur l’action du langage en deux temps : un
temps critique par rapport à la philosophie, et un
temps déclaratif, où s’éclairent quelques formules-
clefs qui font logia.
Dans les deux textes qui me paraissent les plus
explicites de ce point de vue. Encore (1972-1973) et
la conférence du deuxième Congrès de Rome (1-11-
1974), il s’en prend d’abord à Parménide et, très
précisément, aux deux thèses qui fondent l’ontologie
Le logos-pharmakon
t
L’argent sert à deux ehoses bien distinctes, mais
qui se rejoignent. D’une part, il sert à prouver que le
logos sophistique / analytique sert à quelque chose.
Si on paye, c’est que cela en vaut la peine. Le paie
ment et l’efficacité se garantissent l’un l’autre, c’est
facile à comprendre — « Il y a en somme un black-out
sur ce que les gens tiraient de l’oracle des sophistes.
C’était sans doute quelque chose d’efficace, puisque
nous savons qu’on les payait très cher, comme les
psychanalystes2. » On retrouve là toutes les histoires
du misthos de Protagoras par exemple, qui se faisait
payer quoi qu’il arrive3. On paye un médecin, un
avocat, un professeur, parce qu’on a besoin d’eux,
comme il arrive qu’on paye pour prendre plaisir.
D’autre part, l’argent garantit en même temps
qu’il ne peut pas s’agir de vérité, impayable dans
tous les sens du terme. On ne paye par principe
platonico-kantien ni la vérité ni la vertu ni l’amour,
bien trop précieux pour ça. L’argent est le symptôme
13. Homère, Odyssée, IV, 221-290. Je cite ici, avec très peu de
modifications, la traduction de Victor Bérard, belle malgré tout, dans
L'Odyssée * Poésie homérique », Paris, Les Belles Lettres, 1972. t. I,
p. 83-86.
Le logos-pharmakon 89
La théorie du logos-pharmakon
Rien d’étonnant à ce que soit dans YÉloge
d'Hélène que Gorgias fasse la théorie du logos-phar
makon. Son discours est la première performance
pharmaceutique: il soigne les Athéniens qui
commettaient l’erreur de blâmer Hélène, et produit
en parlant une nouvelle Hélène à jamais louable..
C’est pourquoi il sert d’emblème à la logoldgie: /
Revenons un instant sur les sens du mot perfor
mance tel que je l’utilise ici. C’est la meilleure
traduction du grec ejtuieixis, par lequel j’ai proposé
de désigner les séminaires de Lacan. Epideixis est
le nom même par lequel Platon désigne le discours 1
suivi d’un Prodicos, Hippias, ou Gorgias, par oppo
sition au dialogue par questions et réponses qu’af- J
fectionne Socrate18. Quelque chose comme une
« conférence », une « prestation », une « perfor
mance » justement, tant l’orateur donne de sa
personne (« Les Thessaliens essayent de gorgianiser,
ils auraient critiasé si Critias était allé leur faire chez
eux une epideixis heautou sophias, une démonstra
tion de sa sagesse19 »). Le mot est fait sur deixis,
l’acte de montrer, index tendu, mais il se différencie
du terme philosophique courant, apodeixis ou
« démonstration ». H apodeixis est l’art de montrer
« à partir de » ce qui est montré, en faisant fonds sur
lui, de « dé-montrer » : on fait en sorte que le phéno
mène devienne objet de science, de « logique », et
18. Voir pur exemple Platon, Hippias majeur. 282 c, 286 a, Hippias
mineur. 363 c, ou Gorgias, 447 c.
19. Philostrate, Vies des Sophistes, I, 16.
92 J acques le S ophiste
REMÈDE
eidôlon Ηιόι<)ΐί(|ΐι>· cuisine eidôlon
eidos justice médecine eidos
AU BOUT DU PALIMPSESTE :
UNE PSYCHANALYSE À L’ÉCHELLE D’UN PAYS ?
Au bout contemporain du logos-pharmakon™, je
voudrais évoquer la commission Vérité et Réconci
liation, comme une sorte d’épiphanie politique. Elle
me servira de point de comparaison moderne pour
instruire le statut lacanien de la guérison, qu’il
convient de minorer comme la vérité.
La Commission est la clef du dispositif inventé
par l’Afrique du Sud pour éviter le bain de sang
prévisible à la fin de Y apartheid. Elle doit contribuer
à produire une nouvelle nation, rainbow people, le
peuple arc-en-ciel, un nouvel objet du monde. Or
elle est, et elle n’est que, un dispositif de parole
explicitement lié au logos-pharmakon et à la perfor
mance discursive. Desmond Tutu et Nelson Mandela
parlent alors d’une « nouvelle Athènes ».
« Athènes » parce que la politique y est affaire de
discours ; « nouvelle », parce qu’il s’agit de créer le
« peuple arc-en-ciel » après le péché mortel de
Y apartheid, que l’idée de « barbarie » grecque dans
laquelle on ne cesse de se prendre les pieds entre
nature et culture ne suffit pas à penser. Mais
« nouvelle » aussi parce que le dispositif induit
explicitement, c’est dit et répété, une « psychana- 31
Sens et non-sens
ou l’anti-aristotélisme de Lacan
LOGOLOGIE
Tableau 1
L’homme / LOM
Po n d é ra t io n s du sen s et du no n-sen s :
Freud / Lacan
Tableau 2
Pondération du sens et du non-sens dans Le Mot d’esprit
Sens et non-sens ou l’anti-aristotélisme de Lacan 141
Tableau 3
Les fautes de raisonnement sophistiques (détail)
142 Jacques le Sophiste
54. S. Freud, L· Mol d’esprit..., op. cil., note 1, p. 228. Voir aussi
la « Partie théorique », p. 360 et suiv.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 151
Gardez-vous de comprendre !
L'hésitation de Lacan : un autre sens,
ou le foncier non-sens
de tout usage du sens ?
Telle est donc l’oscillation, chez Freud, entre
l’aristotélisme galopant et la psychanalyse naissante.
Ce que Lacan retraite avec un mot d’ordre : Gardez-
vous de comprendre ! C’est en cela même que
consiste l’opération lacanienne de rendre Freud à
Freud.
Dans « Situation de la psychanalyse en 1956 »,
Lacan magnifie la phrase de Freud, « le rêve est un
rébus », et la commente ainsi : « Les phrases d’un
rébus ont-elles jamais eu le moindre sens, et son
intérêt, celui que nous prenons à son déchiffrement,
ne tient-il pas à ce que la signification manifeste en
ses images est caduque, n’y ayant de portée qu’à
faire entendre le signifiant qui s’y déguise60 ?» Le
tout est précédé par une réflexion sur la « finitude
ordinale » de la batterie mantique, où rien ne vaut
que la combinatoire, « où le géant du langage », dit
Lacan, « reprend sa stature, d’être soudain délivré
des liens gullivériens de la signification ».
Lacan prend ainsi à rebrousse-poil le côté
Aristote de Freud, et cela se termine par cette
superbe apostrophe :
« Gardez-vous de comprendre ! » et laissez cette caté
gorie nauséeuse à MM. Jaspers et consorts. Qu’une de
In c u r sio n s so phistiqu es
D A N S L A T E C H N IQ U E A N A L Y T IQ U E
75. Voir par exemple Hintikka, pour qui il va de soi que “homo-
nymy eijuals accidentai homonymy” (“Aristotle and the Ambiguity of
Ambiguity”, Inquiry 11. automne 1959, p. 137-151, ici p. 139 [repris
dans Time and Necessily, Oxford, Oxford Clarendon Press. 1976. p. 1-
26|), et l'article « Homonymie » dans le Vocabulaire européen des
philosophies, op. cil.
Sens et non-sens ou l'anti-aristotélisme de Lacan 165
Le kairos,
scansion et temps dans le discours
« Il faut s’en remettre au flair. Une fausse
manœuvre ne peut plus être rattrapée. Le proverbe
“Le lion ne bondit qu'une fois” a nécessairement
raison76 », dit Freud à propos du « bon moment »
pour la « mesure d’extorsion », le chantage en
somme, que constitue la fixation d’un terme de l’ana
lyse par l’analyste lui-même. Le flair, nous, caracté
rise autant le chien d’Ulysse, le premier à recon
naître (noein) son maître et qui en tombe mort sur
son tas de fumier, que le dieu d’Aristote et sa noêsis
noêseôs, intuition d’intuition. L’instantané du bon
moment, tel est le temps de l'analyse tant pour la fin
de la manœuvre que pour la coupe de la séance et la
scansion de l'interprétation.
Les Grecs ont un mot pour dire ce temps non*^
spatialisable qui, au même titre que Vepideixis, est Y
une caractéristique de la sophistique : le kairos. Il y
est représenté sous les traits d’un beau jeune
homme, les ailes au talon, avec un grand toupet par-
devant et chauve par-derrière, une occasion à saisir.
Kairos, l’un des plus intraduisibles des mots grecs, )
est certainement, sur fonds de corpus hippocratique t
d’une part, de poésie pindarique de l’autre, urJ
J
170 Jacques u; Sophiste
■
172 Jacques lf. Sophiste
85. Voir supra, p. 75. On trouve par exemple^dans les Vies des
Sophistes : « Agathon [...] gorgianise souvent en iamhes » (493) ; et :
quand Proclus de Naucratis se lançait dans un exortie, « c'était à un
Hippias ou à un Gorgias qu’il ressemblait » (hippiazonti te (...] kai
gorghizonti, 604) ; « gorgianiser » est aussi, foi de Platon, ce que font
les cités de Thessalie (501).
86. Aristote, Rhétorique, III, 1404 a 24-29 ; voir 1406 b 9.1408 b
20. Aristote précise que « la forme du style (lo skhênia lês lexeôs) ne
doit être ni métrique (emmetron) ni arythmique » (b 21 et suiv.).
174 Jacques le Sophiste
La jouissance du langage
ou l’ab-aristotélisme de Lacan
L’ab-sens et le den
8. Tableau 1, p. 130.
Im jouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 181
17. J. Lacan, ...ou pire [12 janvier 1972], Paris, Seuil. 2011.
p. 41-42.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 187
Le passager clandestin :
le den, signifiant du signifiant
Soit donc la séquence logologique lacanienne :
performance, homonymie, signifiant, symptôme, réel,
ab-sens, jouissance. Je voudrais donner deux coups
de projecteur sur les deux points qui m’intéressent
particulièrement : le paradigme du signifiant qu’est
le den de Démocrite, et le rapport entre jouissance
discursive, jouissance phallique et jouissance fémi
nine.
De l’anti-aristotélisme à l’ab-aristotélisme, on
passe du refus du principe « il n’y a pas de contra
diction » au principe « il n’y a pas de rapport
sexuel ». C’est la discursivité de ce nouveau prin
cipe, il n’y a pas de rapport sexuel, que
« L’Étourdit » met en œuvre. 30
Rire et rien
Rire et rien. Partons du rire. « Démocrite riait
tout », egela panta, dit Hippolyte33 : le rire est le bon
allié de l’interprétation psychanalytique. Démocrite
est le philosophe qui rit, par différence avec
Héraclite qu’on représente en pleurs devant la fuite
des êtres et du temps. On attribue dans les bons
manuels ce rire à son matérialisme zen : il n’y a que
les atomes et le vide, pas la peine de s’en faire ; et on
l’adosse au contentement moral du sage antique,
lauré par Pierre Hadot comme par Michel Foucault,
heureux dans son autosuffisance d’échapper aux
troubles humains et méprisant ses congénères en
leur assénant des apophtegmes moraux bien gnan
gnan (ces apophtegmes démocritéens, si nombreux,
il faudrait les interpréter eux aussi et réinventer la
« convention » comme Démocrite demande qu’on
réinvente le blanc et le noir et toutes les qualités
sensibles). Regardons de plus près la trogne des
Démocrite peints par les Hollandais, cebri'de Ter
Brugghen avec toque de travers et index pointé, et
celui de Johan Moreelse donc, qui tend les deux
doigts du cornuto : c’est pourtant clair qu’il fait la
nique, la nique à la physique représentée par le
Johannes Moreelse,
Démocrite, le philosophe rieur (vers 1630)
36. L.e premier à avoir attire l'attention sur den (la mienne en tout
cas) et le premier à avoir interprété l'atomisme à partir de cette inven
tion de Démocrite et contre sa ré-écriture aristotélicienne est Heinz
Wismann, dans ses séminaires et. par exemple, dans « Atomos Idea »,
Neue Hefiefür Philosophie. XV-XVI, 1976, p. 34-52. Voir plus récem
ment tes Avatars du vide. Démocrite et les fondements de l'atomisme,
Paris. Hermann. 2010.
37. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue
grecque: histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968-1980, rééd. en
un volume en 2009.
38. Chantraine ajoute qu’un génitif denos se trouve déjà chez Alcée
le lyrique (vif-VI" av. J.-C.. Aie. 320 LP), « dans un texte douteux et
obscur, kai k'ouden ek demis genoito, où l’on traduit denos par “rien”
ou plutôt “quelque chose” ». « Rien », ou plutôt « quelque chose » :
i l'équivalence est à souligner. Et il conclut par une somptueuse déné-
j gation « Rien à voir avec le grec moderne den, “rien” » (ibid., p. 251).
39. J. Lacan, les Quatre Concepts fondamentaux de la psychana
lyse [1964], Paris, Seuil. 1973, p. 62. C’est, avec Encore [1972-1973]
(op. cit.. p. 66-67), l'autre grand passage où il en parle, et nous revien
drons sur ces deux textes. Voir infra, p. 200 et suiv., note 43 ; p. 202.
Lajouissance du langage ou l’ab-aristotélisme de Lacan 197
j quelque chose qui n’est pas, qui n’est pas là, qui
A n’est pas comme ça, mais qui pourrait bien être ou
I qui a pu être, un mort par exemple, un rien peut-
Vêtre40. Den contraste donc avec ouden (dans la doxo-
graphie démocritéenne de Simplicius) et, de façon
plus insistante et volontariste, avec mêden (dans
celles de Plutarque et de Galien). Dans un cas
comme dans l’autre, le mot négatif est très transpa
rent : il est fait sur hen, « un », l’adjectif numéral au
neutre, précédé d’une particule négative. Il ne s’agit
pas d’ailleurs de la négation simple (ou ou mê : « ne
pas », « non »), mais de la plus simple des négations
composées, composée en l’occurrence avec la parti
cule oppositive la plus courante et la plus insigni
fiante de toutes en grec : de (ou-de, mê-de : « pas
même », comme le latin ne quidem, ou « ni... ni... »
quand elle est redoublée41). On entend donc dans
ouden comme dans mêden : oude hen, « pas même
un », et mêde hen, « pas même, et surtout pas, un ».
De oude hen et mêde hen à ouden et mêden, la consé
quence est sûre : du bon grec, de la saine étymologie.
Le problème est que, sur cette voie, on ne
rencontre pas den ; je dirais même : il est impossible
de rencontrer den quand on suit le fil de la langue (et
Tableau 5
Den. le signifiant du signifiant
De la jouissance de l’être
à la jouissance du corps
Encore thématise très clairement ce premier bout
de la traversée : d’Aristote à Démocrite, on passe de
l’être et de la « jouissance de l’être » (avec tout le
saint frusquin de Thomas à Rousselot, et la charité
bien ordonnée) à, s’il faut garder encore le mot être,
« l’être de la signifiance », et à sa raison d’être, « la
jouissance du corps » :
La lettre et la lalangue
La force du den, représentée par la fausse coupe,
c’est que la soustraction y est écrite : il n’existe que
comme un effet d’écriture dans la scriptio continua.
C’est en quoi il peut servir de paradigme : « Le signi
fiant n’est pas le phonème. Le signifiant c’est la lettre.
Il n'y a que la lettre qui face trou3°. »
« L’Étourdit », qui inscrit dans son titre l’équi
voque de la lettre pour mieux mettre en avant le
signifiant, a d’autant plus raison de s’arrêter au den
I que Démocrite conçoit ses atomes comme des
lettres. Les propriétés de l’atome renvoient au ductus
de l’écriture. Aristote, qui travestit l’atomisme en
physique des corps élémentaires, est suffisamment
intègre et suffisamment rusé pour ne rien taire du
modèle de l’écriture, tout en en proposant immédia
tement une traduction-réduction à des caractéris
tiques compatibles avec celles des corps de sa
propre physique. Au livre Alpha de la Métaphysique,
les trois « différences » qui sont causes de toutes les 50
Monotonie du
« il n y a pas de rapport sexuel »
Mais il y a une suite à cette phrase dans
« L’Étourdit ». Que voici : « Une langue, entre autres,
n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que
son histoire y a laissé persister. C’est la veine dont le
réel, le seul pour le discours analytique à motiver son
issue, le réel qu’il n’y a pas de rapport sexuel, y a
fait dépôt au cours des âges. » Et là, il se peut que le
philosophe, au fond, déchante, ou s’ennuie. Dans un
dictionnaire des intraduisibles, prenant chaque r
langue comme une lalangue, on aura trouvé la
manière dont le réel, à savoir qu’il n’y a pas de
rapport sexuel, a fait dépôt. Ce n’est pas très drôle
- ou peut-être est-ce très drôle ? À réduction, réduc
tion et demie. À quoi revient le gain ? Il revient à
passer de la vérité au réel, et le réel c’est, point barre,
qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est de là que tout
part et c’est là que tout revient. L’être est un effet de
discours parmi d’autres, « notamment », et l’onto
logie est une honte (« hontologie55 »), mais « que
l’écriture.
On peut à la rigueur écrire x R y, et dire x c’est
l’homme, y c’est la femme, et R c’est le rapport sexuel.
Pourquoi pas ? Seulement voilà, c’est une bêtise,
parce que ce qui se supporte sous la fonction de signi
fiant, de homme et de femme, ce ne sont que des signi
fiants tout à fait liés à l’usage courcouranl du langage.
S’il y a un discours qui vous le démontre, c’est bien le
discours analytique, de mettre en jeu ceci, que la
femme ne sera jamais prise que quoad malrem. La
femme n’entre en fonction dans le rapport sexuel
qu’en tant que la mère.
Ce sont là des vérités massives, mais qui nous mène
ront plus loin, grâce à quoi ? Grâce à l’écriture58.
Tout ce qu’on dit quand on parle (« le disque-
ourcourant ») exprime ce non-rapport, dont la
psychanalyse lacanienne construit et serine l’évi
dence. Cette évidence a besoin de l’écriture pour se
voir ou pour se penser, mais la mise en scène de
l’impossibilité d’écrire le rapport conduit à une
prolifération analogue à celle du discours : tout ce
qui s’écrit ne s’écrit jamais qu’à partir de cette
impossibilité, procède du même trou et tombe dans
le même trou. Quand on écrit x R y, on l’écrit,
« seulement voilà, c’est une bêtise ». La femme ne
sera jamais prise que quoad matrem et l’homme
quoad castrationem : en tant que, als, hêi, comme
l’étant d’Aristote hors de la philosophie première en
tant que nombre, ligne, feu, mais pas en tant
58. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 35-36 (les italiques sont de Lacan,
mais je souligne en gras).
210 Jacques le Sophiste
Ab-sens et joui-sens
Récapitulons.
Le passager clandestin de toute l’ontologie, c’est
Î le réel radical. Le den de Démocrite est la signature
de l’opération discursive sophistico-analytique dans
(ou comme ?) l’inconscient de la philosophie. Par
rapport au langage lui-même (« L’inconscient ne veut
rien dire si ça ne veut pas dire ça, que, quoi que je
dise, et d’où que je me tienne, même si je me tiens 59
59. J. Lacan, D'un discours qui ne serait pas du semblant, op. cil.,
p. 148.
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 211
Jouissance et vérité
Il faut marquer fermement, pour commencer, le
rapport entre jouissance et vérité, en quoi consiste la
limitation seconde de la vérité.
La première limitation, c’est que la vérité ne peut
être que mi-dite. Comme Encore ne cesse de le souli
gner, elle est « pas-toute », comme la femme68. C’est
sur cette qualité / quantité partagée que nous ne
cessons de faire fond.
Mais il y a seconde limitation : « Autre chose
encore nous ligoté quant à ce qu’il en est de la vérité,
c’est que la jouissance est une limite [...] La jouis
sance ne s’interpelle, ne s’évoque, ne se traque, ne
s’élabore qu’à partir d’un semblant69. » La jouis
sance dans son rapport au semblant limite la vérité.
]
71. « Π suffit de dix ans pour que ce que j’écris devienne clair
pour tous », et « Je rétablis que ce qui s’énonce bien, l’on [un « on »
long...] le conçoit clairement -clairement veut dire que cela fait son
chemin » (J. Lacan, « Télévision », op. cil., p. 544).
72. J. Lacan, Encore, op. cil., p. 108.
216 Jacques le Sophiste
3X ΦΧ Hx Φχ
VX ΦΧ V X ΦΧ
S(A)
Φ ------
La jouissance du langage ou l'ab-aristotélisme de Lacan 219
Encore Hélène
J’aimerais tenter une autre lecture de Encore,
traquer-détraquer le schéma, et jouer avec le même
texte une autre expérience du lien entre jouissance
féminine et langage.
Nous en étions donc aux sophistes et aux psycha
nalystes, du même côté de la taxinomie du sens.
J’aurais pu dire aussi bien : aux plantes et aux
femmes, homoios phutôi, un discours de plante.
«11 n’y a pas La femme puisque [...] de son
essence, elle n’est pas toute84. » Si Hélène peut
servir ici d’emblème, c’est que justement elle, qui
par excellence les vaut toutes (s’il y avait une La
femme, ce serait elle), est par excellence pas-toute.
Et pour des raisons qui tiennent au langage, selon
un motif que je crois déterminant de la jouissance
comme féminine.
La thèse hélénique
Gorgias fait voir le lien entre jouissance féminine
et langage, en deçà et au-delà de son Éloge d'Hélène.
Nous l’avons approché via la mise en scène homé
rique de la voix85. C’est encore plus clair a parte
post, via la mise en scène du rapport entre chose et
mot qui constitue l’intrigue de l'Hélène d’Euripide,
explicitement liée à la « nouvelle Hélène » de
Gorgias. Dans l'Hélène d’Euripide, le nouveau est
qu’il y a pour de bon deux Hélène. Il y en a une vraie
- enfin, je ne sais pas laquelle il faut dire vraie.
Disons qu’il y a une Hélène qui est Hélène, et que
Héra, l’épouse par excellence, pour la faire échapper
à Paris et à l’infidélité, transporte en Égypte chez
Protée, un vieux roi qui ne peut plus guère lui faire
de mal. Là, Hélène attend et fait des sacrifices, en
parfaite épouse de mari parti à la guerre. Et puis, il
y a une deuxième Hélène qui n’est rien d’autre que
du flatus vocis, du brouillard de son, un agalma de
nuage, un eidôlon, un fantôme : le nom d’Hélène,
« Hélène ». Cette Hélène-là est celle que Pâris a
enlevée, qui a navigué jusqu’à Troie, qui monte sur
les remparts, celle pour laquelle les Grecs combat
tent et s’entretuent86. C’est aussi celle que Ménélas
85. Voir supra, p. 86 et suiv. Je renvoie pour tout ce qui suit aux
analyses de Voir Hélène en toute femme, d'Homère à Lacan, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond (Seuil), 2000.
86. Voici comment Hélène présente elle-même les choses dans
son premier monologue : « Héra, qui reproche à Pâris de ne pas l’avoir
fait vaincre les déesses, fait que mon lit ne soit pour lui que du vent,
elle lui donne non pas moi, mais, semblable à moi, une idole qui
respire, faite en morceaux de ciel pour le fils du roi Priam. Et il croit
222 Jacques ijc Sophiste
Le Traité du non-être
de la jouissance féminine
11 est facile, en revanche, d’isoler dans Encore ce
qui constitue le Traité du non-être de la jouissance
féminine, ou Traité de la non-jouissance féminine.
Comme l’être dans le Traité du non-être de
Gorgias, la jouissance féminine est abordée selon une
structure logique très précise, que Freud déjà nomme
« sophisme ». On sait que « A a emprunté à B un
chaudron de cuivre ; lorsqu’il le rend, B se plaint de
ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors
Prologue
« Comme c’est gentil
de me reconnaître » .................................................. 7
Première partie
Doxographie et psychanalyse,
ou minorons la vérité
comme elle le mérite ............................................. 13
Écrire l’opinion ...................................................... 13
Trop / pas assez de sens ......................................... 18
L’origine comme montage ..................................... 25
L’exactitude littérale............................................... 30
Transmission - fixion / mathème ........................... 38
Deuxième partie
La présence du sophiste à notre époque .. 47
Troisième partie
Le logos-pharmakon .............................................. 79
Parler / payer : un cabinet sur l’agora .................... 79
La voix de la / une femme ...................................... 86
La théorie du logos-pharmakon ................................ 91
Pharmacie, politique et semblant ........................... 95
Au bout du palimpseste :
une psychanalyse à l’échelle d’un pays ?............. 101
Un « bénéfice de surcroît » - si l’on est
encore là dans la psychanalyse ........................... 105
Pharmakon et lien social......................................... 110
Quatrième partie
Sens et non-sens
ou Γanti-aristotélisme de Lacan............................. 115
Aristote contre les sophistes, Freud et Lacan ...... 115
« Le logos qu’il y a dans les sons de la voix
et dans les mots » ................................................. 123
Pondérations du sens et du non-sens :
Freud / Lacan.......................................................... 134
L’oscillation de Freud : non-sens
dans le sens ou sens dans le non-sens ?........... 138
Gardez-vous de comprendre !
L’hésitation de Lacan : un autre sens,
ou le foncier non-sens de tout usage du sens ? ....154
Table 253
Incursions sophistiques
dans la technique analytique................................. 159
Des trois homonymies constituantes
et de l’homonymie de l’homonymie ............... 159
Le kairos, scansion et temps dans le discours .. 165
Pourquoi Lacan s’intéresse tant à la métonymie
et à la métaphore, ou comment elles deviennent
des lieux du temps........................................... 173
Cinquième partie
La jouissance du langage
ou rab-aristotélisme de Lacan .............................. 177
L’ab-sens et le den................................................ 177
Le sens et ses trois négations .......................... 177
« Le langage mange le réel »,
ou la définition lacanienne de la logologie ..... 185
Le passager clandestin :
le den, signifiant du signifiant ......................... 190
Rire et rien ................................................. 193
La fausse coupe, ou du « motérialisme » .. 197
De la jouissance de l’être
à la jouissance du corps ............................. 201
La lettre et la lalangue .................................... 204
Monotonie du
« il n’y a pas de rapport sexuel »..................... 207
Ab-sens et joui-sens......................................... 210
Elles ne savent pas ce qu’elles disent .................. 213
Jouissance et vérité.......................................... 213
Petit inventaire des jouissances ...................... 215
Encore Hélène ...................................................... 220
La thèse hélénique.......................................... 221
Côté homme : Hélène petit a .......................... 224
Côté femme : une autre satisfaction,
la satisfaction de la parole .............................. 227
254 Jacques le Sophiste
Le Traité du non-être
de la jouissance féminine ................................ 228
L’homme rate et jouit en philosophe,
la femme rate et jouit en sophiste ................... 234
Une femme et lalangue — la vérité,
mon imbaisable partenaire .............................. 236
ÉPILOGUE
La Décision du sens
Avec Michel Narcy
Paris, Vrin, 1989
L'Effet sophistique
Paris, Gallimard, 1995
Aristote et le logos
Contes de la phénoménologie ordinaire
Paris, PlJF, 1997
Parménide. Sur la nature ou sur l'étant
le grec, langue de l'être ?
Paris, Seuil, coll. « Points-bilingues », 1998
Voir Hélène en toute femme. D'Homère à Lacan
Illustrations de M. Matieu
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000
Avec le plus petit et le plus inapparent des corps
Paris, Fayard, 2007
Il n'y a pas de rapport sexuel
Deux leçons sur « L’Étourdit » de Lacan
Avec Alain Badiou
Paris, Fayard, 2010
Heidegger, le nazisme, les femmes, la philosophie
Avec Alain Badiou
Paris. Fayard, 2010
N° 842442G