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Baptiste MORIZOT
HASARD ET INDIVIDUATION
CHEZ G. SIMONDON
Préface de
Jean-Hugues BARTHÉLÉMY
PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, Place de la Sorbonne v·
2016
À Estelle,
sans qui rien n'a cet éclat.
jusqu ' ici par les commentateurs - et de l ' information chez Simondon sont
un modèle de travail exégétique, dans le même temps qu' elles rendent
possible la réflexion finale de Morizot à propos des questions socio
logiques qui le préoccupent, et que le philosophe français ne pouvait se
poser : « les changements conjoncturels sociohistoriques sont susceptibles
de faire saillir des problèmes théoriques nouveaux [ . . ]. La conjoncture
.
l' individu ation comme « genèse absolue »- dont la cristà llisation fournit le
paradigme - et l ' individualisation comme « genèse continuée » - dont le
vivant manifeste la réalité -, en signalant que la seconde est certes en vérité
toujours impliquée dans la première si toute genèse est aussi et d'un même
mouvement différenciation individualisante - toute unité est aussi uni
cité-, mais en pensant essentiellement le processus universel de genèse, au
détriment de /'individualité de toute chose. Ici l' interrogation sur le hasard
de la rencontre individuante vient fournir de quoi penser ce que Simondon
avait négligé, préoccupé qu' il était de distinguer de grands « régimes »
d' un même processus d' individuation afin de dialoguer d' une part avec
Bergson, d' autre part avec le Merleau-Ponty de La structure du compor
tement, dont il entendait revisiter les visées ontologiques à partir de
l' apport anti-substantialiste de l' épistémologie bachelardienne, reprise par
lui sous le nom de « réalisme des relations ». Comme l' écrit très justement
Morizot, « pour penser le processus d'individuation comme matrice, le
concept de hasard n' est absolument pas nécessaire : il suffit de décrire la
rencontre d' une singularité et d ' un milieu métastable, comme opération
individuante, sans spécifier la nature modale de cette rencontre, c' est-à
dire sans s ' interroger sur le mode d' apparition de cette singularité dans ce
milieu métastable ». La thématisation du hasard ne devient nécessaire qu ' à
partir d u moment où « s e pose l e problème d e l a singularité d e l ' individu
comme eccéité. Spécifier la "survenue" en termes de hasard est en effet
nécessaire pour penser les individuations différentes induites par la
présence de cette singularité plutôt que de cette autre singularité » .
Mais l ' introduction d' une thématisation expresse d u hasard au cœur
même de la théorie simondonienne de 1' individuation ne peut s' avérer véri
tablement nécessaire à 1' éclairage du versant individualisant de la genèse
que parce que réciproquement la théorie de l' individuation suscite une
interrogation nouvelle sur ce hasard qui en est le réquisit absolu et
l' impensé relatif. Le geste théorique de Moriwt est donc double, et la
« notion » de hasard doit être elle-même revisitée pour devenir un
« concept » : « l' intervention du hasard dans l ' individuation est toujours
celle d ' un hasard contraint, objectivement par le contenu du milieu d' indi
viduation, subjectivement par la compatibilité de l' individu à l ' égard des
rencontres à venir, compatibilité élaborée historiquement suivant les struc
turations induites par les rencontres antérieures ». Cette thèse, ici formulée
en des termes relativement non techniques - Morizot est aussi un péda
gogue-, est le résultat d'un cheminement personnel qui croise certains
grands pans du contexte d' élaboration théorique de Simondon lui-même :
ici, les travaux de Jacob von Uexküll et de Georges Canguilhem. Mais c' est
IO PRÉFACE
même : la conception d'un individu fermé sur soi, possédant tout son être
en lui-même, est caduque devant l' idée de processus, car le processus a
pour fonction de mettre constamment en rapport l' extériorité et l' inté
riorité. Or cette confrontation à l 'extériorité, dès lors que l' idée de finalité
ne régit pas la totalité de la transformation, peut être légitimement ques
tionnée en termes de hasard.
La question qui se pose à 1' orée de ce travail est celle du rôle du hasard
dans le processus de constitution de l' individu. L' individu en question
n' est pas nécessairement l' individu humain, mais de manière plus générale
toute entité qui est analysable selon le modèle simondonien du processus
d' individuation.
S' il fallait retracer le processus d'individuation de cette recherche, on
aurait besoin dès l ' origine des acquis qu' elle amène dans ses derniers déve
loppements : en effet, le processus de recherche s' est individué suivant une
série de rencontres théoriques individuantes, sélectionnées par l' horizon
problématique dans lequel se mouvait la recherche, mais qui ont successi
vement restructuré cet horizon de telle manière que sa trajectoire était
imprédictible. L' intuition première tenait en ceci : la théorie simon
donienne de l' individuation propose une série de concepts d' une grande
précision pour penser le processus d ' individuation dans la succession
d' opérations précises qui le caractérise. Cette théorie semblait rendre
compte avec minutie de la seule réalité individuelle, dont les êtres indi
vidués ne sont que des « résidus », à savoir le processus d' individuation.
Mais alors même que cette théorie met au jour ces opérations, il nous
semblait qu ' un paramètre majeur manquait, comme si la description
laissait constamment dans l ' ombre du texte, entre deux phrases, dans l' ina
nalysé d ' un mot, un élément majeur, et en même temps assez dangereux
pour être constamment passé sous silence. En approfondissant notre
lecture de Simondon, en thématisant les problèmes depuis lesquels on le
lisait, il nous est apparu que cet élément était le problème du hasard, c' est
à-dire de l ' historicité contingente des événements individuants dans leur
rapport au processus d ' individuation, et plus précisément de l ' absence de
finalité qui caractérise l ' opération d'individuation comme rencontre entre
singularité et champs métastable. Cette hypothèse posée, la lecture des
textes de Simondon est devenue plus nette et a permis de mettre en lumière
l ' omniprésence de ce thème, comme les raisons de son occultation.
INTRODUCTION 13
schème hylémorphique : l ' intériorité de l' individu est une forme fixe (celle
du métabolisme dans sa faculté préformée à assimiler des types de
nutriments pour reproduire sa structure matérielle). Le nutriment est une
matière passive que la fonction digestive informe. Or ce qui nous intéresse
ici est bien plutôt la faculté de l' extériorité à jouer, non pas le rôle de
matière informe, mais celui d' « information active », c'est-à-dire sa faculté
à produire des formes de l ' intériorité, à mettre en place de nouvelles
structures identitaires, comme des équilibres métastables, qui pourront être
réformées par l ' intervention d' autres singularités à venir, instituant de
nouvelles formes métastables. C'est-à-dire que la structure même
(la forme au sens hylémorphique) de l' individu se transforme. Dans cette
mesure, est posée de manière aiguë la question de l' identité : comment
penser la conservation de l ' identité de l ' individu si l ' on postule que le
processus d' individuation transforme jusqu' aux structures intimes qui le
constituent ? L' approche de Simondon affirme que les structures ne sont
pas ce qui constitue l' identité de l ' individu à lui-même ; ce qui assure cette
identité, c'est le processus même dans sa continuité temporelle, où la trans
formation des structures comportementales par intégration de l ' extériorité
intervient comme résolution de problèmes. Nous interrogerons le concept
problématique d' identité processuelle : quelle est l' identité d'un
processus ?
On explicitera d' abord le déploiement des concepts analytiques de
Simondon destinés à penser dans toute sa précision le processus de genèse
individuelle (singularité, métastabilité, ouverture de dimensions de l'être,
néoténisation). Ces concepts seront ensuite omniprésents jusqu' au terme
de la réflexion, lorsqu' elle s' appliquera au problème de l ' individuation
humaine, pour tenter de répondre à cette question : qu 'est-ce que c'est que
ce que nous sommes, et appelons, trop rapidement, un individu ?
1 . P. Valéry, Regards sur le monde actuel, « Auctuations sur la liberté » ( 1 938), dans
Œuvres complètes, t. Il, Paris, Gallimard, 1 960, p. 95 1 .
2 . Voltaire, Dictionnaire Philosophique ( 1 764 ), « Atomes » : http ://www. voltaire
integral.com/Html/ 1 7/atomes.htm.
16 INTRODUCTION
ce n' est pas cet usage du terme de hasard qui nous occupe. En effet, cet
usage implique de manière massive une impossibilité de penser le hasard :
dans les deux cas, le terme renvoie précisément à ce qui est extérieur à la
pensée, l' ignoré ou l' impensable. Cette perspective clôt le débat avant
même qu' il puisse avoir lieu. Cet usage du terme hasard est pertinent dans
une perspective critique ou polémique, mais il est profondément limité
lorsqu' il s' agit de rendre positivement intelligibles les phénomènes de
prise de forme. Dans la perspective qui nous occupe, penser le hasard est
parfaitement possible, mais exige une lenteur indéfinie, qui impose de
revenir toujours sur le sens des termes utilisés, et sur leur articulation dans
une proposition. « Penser le hasard » est probablement une formule dénuée
de sens, sauf si penser signifie élaborer un schème conceptuel précis et
circonstancié pour résoudre des problèmes théoriques dans la perspective
de rendre intelligibles certains phénomènes. Le problème n'est donc pas de
penser le hasard, mais de penser avec le hasard, institué en opérateur
théorique rigoureusement défini.
On entend, à la suite de Darwin et en reprenant le schème théorique
qu' il élabore et qu' il nomme « hasard », instituer le hasard en concept,
c' est-à-dire en opérateur théorique et schème d'intelligibilité qui ne se
cantonne pas à être un terme vide qualifiant le champ de notre ignorance, ni
un principe métaphysique polémique. On essaiera de montrer en effet qu ' il
est nécessaire, pour faire un usage philosophique fécond du terme hasard,
d' opérer deux transmutations : la première consiste à transformer le terme
vague en concept rigoureux, adapté à un milieu théorique précis ; la
seconde consiste à transformer le principe métaphysique en opérateur
théorique, qui prend place dans une conceptualité visant à une description
fine des opérations d ' individuation.
Le terme lui-même mérite une brève analyse. Il provient étymo
logiquement du mot arabe « az-zahr », qualifiant le dé ou jeu de dé. Cette
étymologie ne lui donne aucun contenu significatif du point de vue philo
sophique, mais permet de comprendre ses premiers usages dans la langue
française. Selon le dictionnaire Lalande, on le trouve au XVI• siècle, sous la
forme archaïque « jeu de hasart », qui désigne des jeux où n ' intervient pas
l' habileté du joueur, mais où le gain et la perte sont déterminés par un
ensemble de causes trop complexes pour être prévues. C' est ce qui induit sa
définition traditionnelle comme : ce que nous ne pouvions prévoir et
n' avions pas voulu 1• Cette assimilation du hasard au jeu de hasard va
les effets du hasard » (maxime 57), dans Maximes et réflexions diverses (1655), Paris,
Garnier, 1978, p. 19.
1. Voir G. Milhaud, « Le hasard chez Aristote et Cournot», Revue de métaphysique,
Novembre 1902, et notre article « Hasard et rencontre : pour une topique philosophique»,
dans Stéphane Lojkine et Pierre Ronzeaud (dir.), Fictions de la rencontre. Le Roman comique
de Scarron, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2011.
18 INTRODUCTION
à donner au terme une extension s i ample qu'il perd tout pouvoir explicatif.
En fait, les phénomènes de hasard vraiment intéressants interviennent
quand l'absence de finalité se double d'un enjeu de prise de forme dans le
cadre d'un processus. Ce problème de l'enjeu est crucial pour saisir l'usage
du concept de hasard que l'on entend faire dans cette recherche. Il a été
soulevé avec clarté par la définition qu'Ernest Renan donne du hasard,
dans L 'avenir de la science: « Le hasard est ce qui n'a pas de cause morale
proportionnée à l'effet » 1• La rencontre de hasard manifeste une dispro
portion morale entre la cause et l'effet. Un exemple lumineux de ce phéno
mène est exprimé par l'anecdote pascalienne du calcul rénal de Cromwell
(bien que chez Pascal, l'objet de la démonstration soit très différent - mais
l'exemple est significatif) : « Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la
famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit
grain de sable qui se mit dans son uretère » 2• Cette disproportion morale
entre cause et effet - un calcul rénal vient changer le cours de l'Histoire
manifeste l'effectivité d'un événement dans un processus qui implique des
enjeux de prise de forme, sans que cet événement intervienne suivant la
finalité de produire cet effet. La définition de Renan est d'une grande
subtilité, en ce qu'elle couple deux problématiques hétérogènes pour
circonscrire le problème de hasard, la causalité physique et la proportion
morale. En effet, notre rapport immédiat au monde physique nous donne
un sentiment de proportion entre cause physique et effet physique, caracté
ristique de notre rapport inductif aux phénomènes mécaniques : si vous
refermez ce livre doucement, un son léger se produira ; si vous le refermez
plus rapidement, un son plus fort se produira. Dans le cadre de la méca
nique classique, réfractée par la « physique naturelle » utilisée par notre
cerveau, qui régit notre rapport aux objets physiques, il y a proportion entre
cause et effet. Or dans le cas des phénomènes de hasard, d'une petite cause
physique procède un événement décisif du point de vue moral, c'est-à-dire
concernant les affaires humaines. C'est l'équivalent du tirage de dé qui fait
tout perdre au joueur, ou qui lui fait tout gagner. Il y a un décrochage entre
deux ordres, celui de la causalité physique, et celui de l'existence
« morale », décrochage que qualifie proprement le terme « hasard » : on
assiste à l'effectivité de la causalité physique non finalisée dans le monde
humain. La disproportion est morale au sens où elle produit des effets dans
un autre ordre de réalité : ici un problème physiologique vient influer sur
un phénomène historique à vaste échelle. Il y a hasard parce que ce
l . Ernest Renan, L'avenir de la science, éd. A. Petit, Paris, Flammarion, 1 995, p. 24.
2. Pascal, Pensées, B176, Paris, Poeke!, 2004.
20 INTRODUCTION
Du substantifà la substance
1. C. Lenay, Enquête sur le hasard dans les grandes théories biologiques de la seconde
moitié du XIX' siècle, thèse de doctorat de l ' Université de Paris-1, 1989.
INTRODUCTION 23
l . Ibid. , p. 62.
2. I have hitheno sometimes spoken as if the variations [ . ] had been due to chance.
« - . . -
This, of course, is a wholly incorrect expression, but it serves to acknowledge plainly our
ignorance of the cause of each panicular variation. » (Darwin ( 1 859), L 'Origine des Espèces,
Paris, Maspéro, 1 987, p. 1 3 1 ) Pour approfondir l'analyse du sens du terme « accidentel», voir
F. Merlin, Le hasard et les sources de la variation biologique: analyse critique d 'une notion
multiple, dirigée par J. Gayon, à l' adresse suivante: http ://www-ihpst.univ-paris l .fr/fichiers/
theses/francesca_merlin_80.pdf, p. 1 55 - 1 74.
3. P. Ton (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l 'évolution, op. cit. , p. 2 1 44.
26 INTRODUCTION
Darwin conçoit avec une grande clarté le jeu entre causalité et hasard
dans le cadre de sa théorie : « naturellement », les variations ne sont pas
accidentelles « en ce qui concerne la cause ou l ' origine », parce que cause et
origine sont de l' ordre de la causalité, et que le hasard n' est pas un accident
au regard de la cause, mais un accident « en ce qui concerne le but », donc à
l' égard du problème de la finalité.
Résumons : selon Darwin, le mécanisme du changement évolutif est à
deux composantes (dans une perspective allagmatique, on verrait un
processus articulé en deux opérations) : le hasard est à l ' origine de la varia
bilité. C ' est du hasard en ce qu ' il n'est pas en vue de la sélection, c' est-à
dire qu' il y a hasard vers l' aval, mais déterminisme en amont, en ce que les
variations ont des causes déterminées. Puis agit la sélection naturelle, qui,
dans la foule des variants, opère un tri et ne retient que ceux d' entre eux qui
sont porteurs des meilleures qualités, pour engendrer, à partir d' une popu
lation souche, les générations suivantes.
En ce sens, on peut dire que chez Darwin, aucune des opérations consti
tutives du processus n 'est hasardeuse selon la causalité (la variation est
causale, la sélection est causale). C'est seulement la rencontre des deux
opérations et l' absence de finalité de l' une pour l' autre qui est hasardeuse ;
le hasard ne renvoie pas à un être, mais à une relation. Or, dans la pensée de
Gilbert Simondon, ce qui a éminemment valeur d' être, c'est la relation :
1. Aristote, Physique, éd. et trad. P. Pellegrin, Paris, GF, 1 999, II, 4, l 96b.
30 INTRODUCTION
sur un chan gement d' accent à l' égard du problème théorique qu' on entend
résoudre , c'e st-à-dire ici à l' aspect de l' individualité que l ' on entend rendre
intell igible.
H ORIZON DE LA RECHERCHE :
PENSER LE PROCESSUS DE GEN È SE DU MILIEU DE V I E INDIVIDUEL
On peut dès maintenant anticiper sur l' horizon visé par cette élabo
ration théorique : il consiste d' abord à appliquer à la théorie de
l ' individuation les formules nodales que Simondon met en place pour
penser la mémoire vivante dans MEOT 1 •
La mémoire humaine accueille des contenus qui ont un pouvoir de forme en
ce sens qu' ils se recouvrent eux-mêmes, se groupent, comme si l 'expé
rience acquise servait de code à de nouvelles acquisitions pour les inter
préter et fixer : le contenu devient codage, chez l ' homme et plus généra
lement chez le vivant, alors que dans la machine codage et contenu restent
séparés comme condition est conditionné. Un contenu introduit dans la
mémoire humaine va se poser et prendre forme sur les contenus antérieurs :
le vivant est ce en quoi l ' aposteriori devient apriori ; la mémoire est la
fonction par laquelle des a posteriori deviennent des a priori 2.
1 . Du mode d 'existence des objets techniques [dorénavant MEOn ( 1 969), Paris, Aubier,
200 1 .
2. lbid. , p. 1 23.
3 . lbid. Cette formule qualifie la mémoire des vivants dans l' argumentaire de Simondon.
INTRODUCTION 39
contenu (la singularité) porte sur un point marginal ou apporte une infor
m ati on minimale ; comme elles peuvent être décisives pour la forme
indi viduelle, si le contenu intégré implique une reconfiguration en un
point-clé de l'individuation, ou si l ' information qu' il porte est maximale
_ c' est le phénomène que nous qualifions de « rencontre individuante ».
C' est précisément cette thèse que nous entendons soutenir et expliciter,
non seulement à l' égard de la mémoire, mais de l ' individuation au sens
fort : les singularités, apparues au hasard dans le milieu d ' individuation,
mais sélectionnées par la compatibilité, ont un « pouvoir de forme ».
Cette élaboration d' équations conceptuelles à l ' intérieur du corpus
métastable que constitue l' œuvre de Simondon a pour vocation de mettre
en lumière une certaine articulation de thèses simondoniennes qui
constitue peut-être l' originalité de cette recherche. L' articulation de
l' information à un phénomène de hasard contraint ; de la singularité à une
information ; de l ' opération d ' individuation à une genèse de structuration
issue d' une information active, dessine une trajectoire théorique qui induit
finalement quelque chose comme un schème d'intelligibilité relativement
neuf, en tant qu' il éclaire la dimension singulière et processuelle du
pouvoir de qualification de l 'environnement physique en milieu de vie,
pouvoir qui caractérise le mode d' existence singulier et historiquement
constitué d'un être individuel. Pour faire comprendre cette articulation, il
faut revenir à l' origine de ces thèses : l' idée de pouvoir de qualification de
l' environnement en milieu de vie trouve nettement son origine dans la
pensée de Jacob Von Uexküll. Dans Mondes animaux et monde humain 1 ,
elle caractérise le fait que chaque vivant sélectionne dans l' environnement
objectif des données, en occulte d' autres, transforme des variations
physiques quantitatives en stimuli vitaux et des stimuli en signaux, et des
signaux en signification. De cette manière, le vivant élabore à l ' intérieur de
l'environnement objectif un milieu de vie, configuré et agencé par lui, qui
induit son mode d' existence, comme mode de rapport à l' expérience et à la
signification. Mais dans sa version éthologique, ce pouvoir de qualification
de l 'environnement en milieu est strictement spécifique et inné, c ' est-à
dire qu ' il caractérise non pas un individu, mais une espèce : il y a un
pouvoir distinct de l' oursin, l' abeille, la mouche, la tique, le chien 2• Dans la
version éthologique de cette idée, les modes d 'existence sont donc spéci
fiques et innés. Simondon a accès à cette idée par l ' intermédiaire des
1 . Jacob Von Uexküll, Mondes animaiu et monde humain ( 1 934), Paris, Denoël, 1 984.
2. Voir sur ce point les illustrations explicites présentés dans Mondes animaiu et monde
humain, op. cit. , cahier d' illustration, de Pl. 4a à Pl. 7c.
40 INTRODUCTION
ai nsi l'ex périence, est, dans ses phases de stabilité relative, ce que le
l angage commun appelle un « individu ».
Cette idée constitue en quelque sorte une version processuelle, indivi
duel le, historicisée et singulière, de l' idée sociologique d' habitus. C ' est
pour cette raison que la réflexion implique un dialogue critique avec le
concept bourdieusien d' habitus. Le concept de Bourdieu, comme on le
montrera, s'élabore avec une grande netteté à partir de l' idée de
Von Uexküll, à la nuance près que la dimension générique du pouvoir de
qualification n'est plus chez Bourdieu l' espèce biologique, mais la classe
sociale. L' habitus de classe est la forme sociologique du système de quali
fication de l'environnement physique en milieu de vie qui caractérise chez
Von Uexküll une espèce biologique. Mais on ne peut pour autant, dans la
perspective qui nous occupe, être convaincu par tous les aspects du concept
d' habitus : l' habitus, comme système de dispositions qui agence l' expé
rience, organise les rencontres et qualifie l ' environnement en milieu,
fonctionne comme un principe d' individuation, et ce sur un mode hylé
morph ique, en négligeant l ' historicité de la genèse du schème lui-même 1 •
Le hasard de l 'atomisme
Le terme « hasard » apparaît en de rares occurrences dans le texte de
L 'individuation à la lueur des notions de forme et d 'information. Si l'on
excepte sa présence dans des syntagmes qui n'ont aucune dimension
théorique (par exemple la formule rhétorique « ce n'est pas un hasard
si . . . » ), on peut en pointer les occurrences décisives, ce qui aura pour
vocation de montrer le sens que Simondon donne à cette notion, et le posi
tionnement théorique qu'il revendique à son égard. Il nous faudra montrer
que ce positionnement est essentiellement critique, mais qu'il n'est valable
qu'à l' égard du sens et des enjeux spécifiques que Simondon articule à la
notion restreinte de hasard qu 'il mobilise, de telle manière que toute autre
tentative de conceptualiser autrement le hasard ne sera pas frappée du
même discrédit.
La première occurrence du terme se trouve dans l ' introduction, et on y
trouve le schème théorique à partir duquel Simondon va déduire les impli
cations du concept : c' est le schème théorique de l'atomisme. Celui-ci
induit toute une série d'éléments et d'enjeux théoriques : atomes,
clinamen, absence de processus de genèse au profit d' un acte instantané de
genèse, absence d' activité de l'individu lors de genèse au profit d' une
passivité de la genèse, principe d' individuation antérieur à l' individuation
44 CHAPITRE PREMIER
l . L' atomisme est ici critiqué par Simondon comme une théorie de l ' individu qui
substitue une recherche du principe a priori à une analyse du processus ; à cet égard, I 'ato
misme est considéré comme un analogue de l' hylémorphisme.
2. ILFJ, p. 24.
LE PROBLÈME DU HASARD 45
Hasard et signification
On peut dans un second temps souligner le rapport déceptif que
Simondon entretient à l' égard de la notion et du terme de hasard, et ce sur
plusieurs points. On a vu qu ' il était récusé en tant qu' il impliquait un mono
pole du hasard créateur sur la prise de forme, hasard qui annihile l ' activité
de l' individu lors du processus ; mais la raison de son discrédit dans la
pensée de Simondon revient aussi au fait qu' il récuse la problématique du
sens de l ' individuation. Le hasard, dans certaines de ses connotations,
induit la détermination d'un phénomène comme arbitraire, donc absurde
du point de vue du sens. Or la problématique du sens de l ' individuation est
centrale chez Simondon. Ce caractère déceptif apparaît dans le texte de
Simondon à l'occasion d' une réflexion sur les possibilités de survie du
sujet après sa propre mort :
La seule chance pour l ' individu, ou plutôt pour le sujet, de se survivre en
quelque façon est de devenir signification, de faire que quelque chose de lui
devienne signification. Encore y a-t-il là une perspective bien peu satis
faisante pour le sujet, car la tâche de découverte des significations et du
collectif est soumise au hasard t .
Ici, le terme de hasard caractérise seulement l ' arbitraire et l ' aléa selon
laquelle une survie en termes de signification est possible. Or cet arbitraire
n ' est pas considéré d ' un point de vue neutre par Simondon : il est considéré
d'un point de vue déceptif car cette perspective est « bien peu satis
faisante ». Cette neutralisation du hasard en tant qu' il s' oppose à un « sens »
de l' individuation a été soulignée par Anne Fagot-Largeault dans son
article sur l ' individuation biologique chez Simondon 2 :
Il fallait des motivations philosophiques fortes, dans les années 1 960, pour
refuser de voir que la biologie de l ' évolution et la biologie moléculaire
naissante convergeaient vers une représentation des processus évolutifs
sous le signe d ' un jeu entre hasard et nécessité 3.
l . /LF/, p. 3 1 2.
2. Gilbert Simondon. Une pensée de l 'individuation et de la technique, colloque consacré
à la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, Albin Michel, Bibliothèque du Collège
International de Philosophie, avril 1 992.
3. lbid. ' p. 40.
LE PROBLÈME DU HASARD 47
l . Ibid.
2. lbid.
3 . lbid.
4. lbid.
50 CHAPITRE PREMIER
valide - si toutefois elle est abstraite suivant les structures et les opérations
intimes de la prise de forme technique concrète. La bonne métaphysique ne
vient pas du ciel, elle se fait dans l' atelier de l' artisan, et mieux, depuis
l' intérieur du moule de la brique.
C' est cette prise de forme technique observée de manière probe et
rigoureuse qui va alors manifester sa divergence d' avec le schème hylé
morphique abstrait, par la mise en exergue de l' inadéquation du second à la
première.
Or, dans l ' opération technique qui donne naissance à un objet ayant forme
et matière, comme une brique d' argile, le dynamisme réel de l ' opération est
fort éloigné de pouvoir être représenté par le couple forme-matière.
La forme et la matière du schéma hylémorphique sont une forme et une
matière abstraites. L' être défini que l ' on peut montrer, cette brique en train
de sécher sur cette planche, ne résulte pas de la réunion d' une matière quel
conque et d' une forme quelconque 1 •
Si dans l ' atomisme, ce terme premier est l' atome, dans l ' hylé
morphisme, ce terme premier est évidemment la forme. C' est la forme qui
e st « un certain caractère qui préfigure l ' individualité constituée » avec ses
« propriétés » ; c' est la forme qui est principe d' individuation en ce qu' elle
« porte » l ' individualité de l' individu et son eccéité. La forme du moule
préfigure en effet l' individualité de la brique avant que le moulage ait lieu.
D ans l ' interprétation même que Simondon donne de l' idée de principe
d' individuation, on voit l' amorce de la dimension téléologique de la forme.
Le vice logique que Simondon localise dans cette thèse consiste à montrer
que ce geste théorique implique de localiser un individu (la forme) à l' ori
gine de l' individu (le composé) : c' est là le paradoxe du terme premier
- il présuppose ce qu' il prétend expliquer. La forme est considérée, dans sa
version aristotélicienne, comme un « terme premier de cet ordre » : « Tout
ce qui peut être support de relations est déjà du même mode d' être que
l' individu, que ce soit l' atome, particule insécable et éternelle, la matière
prime, ou la forme [ . . . ] » 4• C' est en localisant un individu à l ' origine de
l . L'origine de ce débat revient à la complexité des textes d' Aristote sur la détermination
de la matière ou de la forme comme substance, comme cela apparait dans enquête fameuse de
Métaphysique, Z 3 , 1 029, op. cil.
2. Ibid. ' p. 23.
3 . /bid.
4. lbid.
54 CHAPITRE PREMIER
pas de l' ordre de l a finalité : l e gland est principe d' individuation d u chêne
si et seu lement si c' est la finalité qui dirige le processus qui va du gland au
s
chê ne . C' est la raison pour laquelle le concept de forme dans le chème
hy l é morphique aristotélicien est un concept intrinsèquement téléologique,
structuré selon le double statut de cause formelle et cause finale.
Si mondon n ' ignore pas ce pan de l' hylémorphisme, comme il le montre
dans sa reformulation du schème hylémorphique, servant d' autres fins
argu mentatives, dans « Forme, information, potentiels » . Le problème de
! ' entéléchie est nommément évoqué, mais sa dimension téléologique est
encore une fois obérée par Simondon, qui préfère interpréter l' entéléchie
comme tendance plutôt que comme finalité :
La forme du schème hylémorphique, telle qu' elle se trouve présentée chez
Aristote, est une forme qui est à l ' intérieur de l 'être individuel, dans le
synolon, dans le « tout-ensemble » qu' est l 'être individuel ; elle n' est plus
antérieure ni supérieure à la genesis et à la phtora, à la génération et la
corruption ; elle intervient à l ' intérieur du jeu d ' interaction entre structure
et matière, à l' intérieur de l ' être sensible 1 •
l . ILFI, p. 536. Dans le texte de Simondon, les mots en italique sont donnés dans leur
graphie grecque.
56 CHAPITRE PREMIER
l . ILFI, p. 49.
LE PROBLÈME DU HASARD 57
l . lbid., p. 49.
2. /bid. , p. 41 .
3 . Ibid. , p. 49.
58 CHAPITRE PREM IER
1 . /LFI, p. 5 1 .
LE PROBLÈME DU HASARD 59
la réflex ion simondonienne portant sur l ' individuation� Alors qu' il nous
semble très nettement que cette problématique est absolument nécessaire si
) ' on veut s ' interroger sur l' analogue de l' « intention fabricatrice » lors de
la prise de forme physique, vitale et psychosociale, c' est-à-dire sur le
problème de la finalité dans le processus d' individuation.
Lorsque Simondon dit que « la prise de forme elle-même demande
matière, forme et énergie, singularité » 1 , il résume les apports de sa
réflex ion sur le schème hylémorphique en obérant un aspect qu' il a lui
même dit crucial : l ' intention fabricatrice. Il cède avec une netteté
énigmatique à la tentation qu' il évoque plus haut :
le schéma hylémorphique risque d' objectiver abusivement un apport du
vivant dans l ' opération technique ; c' est l ' intention fabricatrice qui
constitue le système grâce auquel l ' échange énergétique s 'établit entre
matière et énergie dans la prise de forme [ . ] 2.
. .
l . Ibid. • p. 52.
2. Jbid. , p . 49.
60 CHAPITRE PREMIER
qui viendrait informer la matière de l' événement, mais une structure méta
stable compatible avec plusieurs événements structurants.
La négligence de la problématique de la finalité dans la réforme du
schème hylémorphique implique que Simondon ne souligne pas qu ' H s' en
détache explicitement, ce qui induirait les conséquences théoriques
majeures qui consistent à penser un processus de genèse de forme san s
finalité. Pour soutenir cette thèse, nous allons montrer comment le principe
de l' opération de prise de forme devient la « singularité », et dans cette
mesure, que la question de la finalité et du hasard dans le processus d' indi
viduation devient la question du statut de la singularité et de la modalité de
son apparition dans un milieu métastable. L' exemple le plus pédagogique
de Simondon est sans doute celui de la cristallisation. Il s ' agit donc de
montrer dans un premier temps, lors de la prise de forme du cristal, la possi
bilité d ' interpréter en termes de hasard la rencontre entre singularité
(germe cristallin) et milieu métastable (eau-mère sursaturée).
Le processus de cristallisation
Pour cela, le paradigme premier qu' utilise Simondon est celui de la
genèse d ' un cristal. Il se fonde sur des analyses de cristallographie, disci
pline à la frontière entre la physique et la chimie, qui s' intéresse à cette
entité minérale aux propriétés proches, en un certain sens, du vivant. Le
cristal est chez Simondon une analogie maîtrisée, en ce qu' elle repose
selon lui sur une proximité réelle : les processus d'individuation du cristal
se retrouvent, selon des modalités analogues, dans l ' individuation vivante,
psychique, sociale.
On remarquera la subtilité métaphysique du choix de Simondon : le
cristal donne en effet à l ' origine l ' image parfaite de l' individu substantiel.
Il montre une forme pure, absolument stable, sans plasticité, sans porosité,
sans rapport à l' extériorité ; il est l' archétype de la substance en soi, fermée
LE PROBLÈME DU HASARD 61
1 . Grand commentaire de la Métaphysique d 'A ristote, livre Beta, trad. fr. L. Bauloye,
Paris, Vrin, 2003 ; et Grand commentaire sur la Métaphysique (livres XI et XII), trad. fr.
M. Aubert, Paris, Les Belles Lettres, 1 984.
2. ILFI, p. 97.
62 CHAPITRE PREMIER
1 . Pour être absolument rigoureux, il faudrait qualifier cette solution de « champ », car le
milieu est pour Simondon un produit, secondaire à l ' individuation : il est ce qui reste à
l ' extérieur de l ' individu constitué après la prise de forme. Néanmoins, pour des raisons
d'intelligibilité, on emploiera dans cette enquête le terme milieu pour qualifier indiffé
remment le champ métas table avant et après l ' individuation.
LE PROBLÈME DU HASARD 63
l . lbid. • p. 6 1 .
2. Ibid. • p. 78.
3. Ibid.
64 CHAPITRE PREMIER
l . ILFI, p. 8 1 .
LE PROBLÈME DU HASARD 65
Indétermination et hasard
Une toute autre approche du problème de la cristallisation apparai t
dans : « L' individuation psychique ». Ce dernier, dans un tout autre
contexte (il traite des psychologies de la perception), revient sur la prise de
forme du cristal, en l ' interrogeant cette fois-ci explicitement du point de
vue de la finalité. On observe dans ce texte un phénomène philosophique
significatif : dans la mesure où le problème philosophique qu' il est en train
de résoudre est différent, et qu' il met en scène des enjeux hétérogènes,
Simondon va reprendre son analyse de la cristallisation en soulevant des
aspects qu'il avait laissés dans l ' ombre jusqu' ici. Le problème de l' indéter
mination apparaît dans ce texte, qui traite du problème du préformisme, et
Simondon montre que toute théorie qui prend au sérieux la question de la
genèse effective de la forme se trouve confrontée à une « certaine »
indétermination comme condition nécessaire à la prise de forme 1 •
Le problème du préformisme
Simondon questionne ici les théories de la perception dans leur capacité
à rendre compte de la ségrégation des unités perceptives. Il récuse l' alter
native classique entre théorie de la forme et associationnisme pour lui
substituer la nécessité d' une théorie de l' individuation des formes
perceptives. On remarquera que les thèses défendues dans ces lignes ne se
cantonnent pourtant pas à la seule théorie de la perception : par l' analogie et
du fait des enjeux, l' extension du propos inclut la théorie de l' individuation
toute entière, comme certains marqueurs lexicaux le prouvent.
Or, la théorie de la Forme [en psychologie] laisse subsister un problème
important, c' est précisément celui de la genèse des formes. Si la forme était
véritablement donnée et prédéterminée, il n ' y aurait aucune genèse, aucune
plasticité, aucune incertitude relative à l ' avenir d ' un système physique,
d ' un organisme, ou d ' un champ perceptif ; mais ce n ' est précisément pas le
cas. Il y a genèse des formes comme il y a une genèse de la vie. L'état
1 . Cf H. Atlan qui cite ce passage dans son dernier ouvrage sur la postgénomique
(Le vivant post-génomique ou qu 'est-ce que l 'auto-organisation ?. Paris, Odile Jacob, 201 1 )
pour souligner une convergence entre s a théorie d u hasard organisateur et l a pensée de
Simondon. On peut dire dès maintenant que si des convergences existent, une différence
majeure subsiste entre les deux modèles : le rôle du hasard (comme bruit) dans l' auto
organisation revient à amplifier l organisation du système, à enrichir sa réactivité ; chez
Simondon, comme singularité, ! ' effet de hasard instaure des structures individuées nouvelles.
LE PROBLÈME DU HASARD 67
Ce texte manifeste avec clarté l ' attitude ambigüe que Simondon entre
tient à 1' égard de cette thématique de 1' indétermination, du hasard, de la
conti ngence : sa probité descriptive lui impose de leur laisser une place,
mai s son rationalisme tend toujours à les cantonner à un rôle limité : « 1' état
d' entél échie n'est pas entièrement prédéterminé ». On peut se demander à
quoi Simondon fait référence ici ; il semble que le terme entéléchie qualifie
la formule « genèse de la vie » située dans la phrase précédente.
Néanmoins, c' est une citation gênante : Simondon semble ici revenir à une
biologie aristotélicienne de l' entéléchie, qu' il se contente de nuancer.
Quoiqu ' il en soit de cet usage du terme entéléchie, qui caractérise
ensemble l' état de plein développement dans l' ontogénèse d ' un vivant, et
la tendance téléologique pour y parvenir, il est seulement ici nuancé par le
modalisateur « pas entièrement ». II y a donc une forme de prédétermi
nati on. Ce partage, dans la genèse, entre détermination et indétermination,
sera explicité dans notre analyse de la critique simondonienne du concept
de « hasard pur ». On retiendra néanmoins de ce passage que la forme ne
peut être prédéterminée.
La critique de l 'hylémorphisme chez Simondon assume donc le refus
de la cause finale : il faut penser une « incertitude quant à l' avenir », une
plasticité. Si l' individuation n ' est pas entièrement déterminée dans le
faisceau de virtualités, quelle est la marge d'indétermination et comment la
penser ?
C' est là que s' insère en fait notre enquête : proposer un concept opéra
toire de hasard qui puisse s ' insérer dans l' axiomatique simondonienne de
l' individuation, pour rendre intelligible la part d ' indétermination, d' histo
ricité, de hasard, constamment évoquée par Simondon mais laissée dans
l'ombre théorique de cette formule récurrente : « une sorte de relative
indétermination » 2.
Cette indétermination est, sinon expliquée, du moins affirmée avec
force, quelques lignes plus loin, où la critique de la théorie de la Forme
appliquée à la perception revient à 1 ' exemple du cristal :
Dans ce moment de métastabilité, aucun déterminisme de la « bonne
forme » n' est suffisant pour prévoir ce qui se produit : des phénomènes
comme l' épitaxie montrent qu'il existe à l ' instant critique (au moment où
l . ILFl, p. 234.
2. Ibid.
68 CHAPITRE PREMIER
l . ILFI, p. 234.
LE PROBLÈME DU HASARD 69
l ' évène ment, donc d' être là et de jouer un rôle décisif sans finalité, donc
d • être là par hasard.
Ce silence conceptuel assourdissant s' explique ainsi : pour Simondon,
l a factic ité de l' intervention de la singularité n' est pas cruciale, parce que
ce qui est décisif, c 'est la métastabilité elle-même. L' accent de la formule
citée porte sur l' « instant critique », et non sur l' indétermination. Pour le
dire autrement, peu importe en un sens quelle singularité est présente de
fait s ur les lieux, l 'essentiel est qu' il y a prise deforme ; et il n ' y a prise de
forme que parce qu' il y a métastabilité. Le fait majeur de l' individuation,
c' est la prise de forme, et non cette prise de forme. Or celle-ci tient à la
métas tabilité, non à cette singularité en particulier, plutôt qu' une autre.
Encore une fois, le « véritable individu » n' existe que dans le moment de
métastabilité, le reste singulier, vous et moi, ce cristal particulier, c' est-à
dire ce qu' on qualifie habituellement d' individu, est un « résultat qui va en
se dégradant » 1 • On trouve ici une des premières apparitions d ' un paradoxe
sur lequel on reviendra : si Simondon néglige le statut de l' intervention de
la singularité dans le milieu métastable, c ' est parce qu' en dernière
instance, n ' importe quelle singularité compatible fera l' affaire : elle
induira une individuation. Ce que Simondon néglige ici, c' est la différence
entre une individuation et cette individuation. C' est seulement si l ' on
s' intéresse à la genèse de cette forme individuée singulière que la question
du statut de l' origine de la singularité va devenir central. Simondon se
concentre sur le problème de la capacité des êtres à devenir ; nous nous
concentrons sur la raison de devenir cet êtreplutôt qu 'un autre.
Or, on peut prendre appui sur sa théorie, pour montrer que c' est un
problème majeur : en effet, si n ' importe quelle singularité compatible
aurait déclenché la prise de forme dans un « instant critique » de méta
stabilité, la singularité ne se contente jamais de déclencher la prise de
forme : elle l ' oriente. Elle détermine son « qui » futur. Elle n' est pas l ' allu
mette quant au baril de poudre, selon la métaphore nietzschéenne.
1 . Cf. ILFI, p. 6 1 , qui inverse la polarité traditionnelle entre individu et processus : l' indi
vidu devient un résidu secondaire : « Le véritable individu n'existe qu'un instant pendant
l'opération de cristallisation : il existe tant que dure la prise de forme [ . . . ]. Après cette opé
ration, ce qui subsiste est un résultat qui va en se dégradant, non un véritable individu ; c'est un
être individué plutôt qu'un individu réel, c'est-à-dire un individu s' individuant ».
70 CHAPITRE PREMIER
hasard dans l ' individuation des personnes. Elle est exposée par Nietzsche
au paragraphe 360 du Gai Savoir. Elle pose le problème de la causalité, et
de la pertinence à concevoir le hasard comme une cause. C' est précisément
le problème qui nous occupe : y-a-t-il une pertinence à questionner le
concept de singularité en termes de hasard, si celle-ci n ; est qu' un
« accident local » qui déclenche l' individuation ? La problématique du
hasard n'est pertinente que si l ' événement de hasard est à l' origine d'une
genèse de forme : il faut qu' il mime la finalité. Si l' événement n' est qu'un
prétexte (une allumette) auquel tout autre événement aurait pu se substituer
pour jouer le même rôle, il n' est pas pertinent d'évoquer le hasard, il suffit
de considérer l' événement comme unfait indéterminé.
Le texte de Nietzsche entend distinguer « deux espèces de causes que
l ' on confond ». Il considère cette distinction comme l ' un « de [ses] progrès
les plus importants » :
J ' ai appris à distinguer la cause de l ' action en général de la cause d'une
action particulière, d' une action dans tel ou tel sens, dans tel ou tel but. La
première espèce de cause et une quantité de force accumulée qui attend
d' être dépensée n' importe comment, pour n ' i mporte quoi ; la seconde
espèce par contre, mesurée à l'étalon de cette première force, est quelque
chose de tout à fait insignifiant, généralement un petit hasard, grâce auquel
cette quantité se « dégage » maintenant d' une façon unique et déterminée :
c' est le rapport de l ' allumette au baril de poudre 1 •
Ce texte prend pour problème l ' explication des actions humaines. Mais
la distinction peut être appliquée par analogie au problème de l' indi
viduation. L' intérêt de cette analogie va consister à montrer les points
de convergence entre cette distinction et celle qu' on trouve dans l' indivi
duation, mais sa fécondité revient à pointer les divergences majeures entre
ces deux modèles, car la singularité ne peut être assimilée, on le verra, à une
allumette : elle n' est pas seulement un déclencheur, elle est surtout une
« information active » .
Cette parabole d e ! ' allumette et d u baril d e poudre permet d e mettre en
scène avec assez de précision les deux causalités à l ' origine d' une indivi
duation singulière, qui nous fait devenir ceci ou cela. D ' un côté, il y a
l' énergie latente de la métastabilité, qui attend d' être déclenchée (le baril
de poudre), et qui en un sens explique le phénomène d' individuation, préci
sément parce qu' une entité stable, comme une entité instable, ne montrent
pas d' individuation, dans la mesure où elles ne sont pas susceptibles de
l . Cf. Le Gai Savoir ( 1 882), M. Sautet (éd.), Paris, Livre de Poche, 200 1 , § 360,
p. 385-386.
LE PROBLÈME DU HASARD 71
trans formation. De ce point de vue-là, c' est la métastabilité qui est la cause
es sentiel le de l ' individuation : un cristal formé, une psyché rigide et sur
strUcturée, ne se transforment plus. C ' est la position que Simondon tend à
pri vilégi er, en tant qu 'il met l' accent sur l' activité et l' autonomie de l ' être
indi viduel dans sa propre prise de forme.
Le problème revient à distinguer force motrice et force directrice :
Je compte parmi ces petits hasards et ces allumettes tout ce que l ' on nomme
« cause » et tout ce que l ' on nomme « vocation » : elles sont relativement
quelconques, arbitraires, presque indifférentes, comparées à cette énorme
quantité de force qui tend, comme je 1' ai indiqué, à être utilisée d' une façon
quelconque. On considère généralement la chose d' une autre façon : on est
habitué à voir laforce motrice dans le but (la fin, la vocation, etc . ) confor
mément à une erreur ancienne, - mais le but n ' est que la/orce directrice, on
confond le pilote avec la vapeur. Et ce n ' est quelquefois pas même la force
dirigeante, le pilote . . . 1 •
D'un autre côté, l a singularité joue le rôle de l' allumette, considéré par
N ietzsche comme un prétexte. La singularité est bien un prétexte dans la
mesure où elle ne fait qu' exprimer l ' énergie possédée en propre par la
métastabilité. Néanmoins, elle devient la cause décisive s ' il s' agit de
comprendre, non pas l' individuation comme opération, mais cette indivi
duation précise en tant qu' elle prolonge cette singularité particulière. La
métastabilité est certes la force motrice, mais la singularité est la force
directrice. Chez Nietzsche, la force directrice qu' est la singularité (l' allu
mette) est déterminée comme un « petit hasard ». C' est dire que ce type de
cause n ' intervient pas pour déclencher, et qu' il intervient comme un fait,
qui a posteriori et par hasard (sans finalité) va déclencher l ' autre causalité.
Chez Nietzsche encore, cette cause est secondaire à l' égard de la poudre
e lle-même. La force motrice est plus pertinente pour comprendre la causa
lité que la force directrice. Néanmoins c' est ici un effet de contexte : chez
Nietzsche, ce texte a pour fonction de remettre en cause les théories
idéalistes du but, et de la volonté dans l ' action humaine, pour pointer le
fond pulsionnel de toute action singulière, en tant qu' elle n' est pas
e xpliquée pertinemment par la raison qu' on en donne. Le modèle des deux
causalités peut donc être configuré différemment en fonction du problème
philosophique que l' on va résoudre.
Cette parabole est éclairante pour comprendre la coprésence de deux
perspectives théoriques complémentaires, mais qui tendent à se phago
cyter mutuellement, dans les théories de l ' individuation : est-ce que c' est
l . lbid.
72 CHAPITRE PREMIER
l' individu dans sa capacité à se transformer qui est la cause majeure de son
individuation, ou l' événement extérieur qui le transforme ? Soit
l' explosion d ' un baril de poudre, à quoi doit-on accorder la causalité
majeure ? Est-ce à l' allumette, ou bien à la propension explosive de la
poudre ? L' allumette n ' est-elle qu'un prétexte qui révèle la propension de
la poudre à exploser, comme n ' importe quelle étincelle aurait pu le faire ?
Ou bien est-elle la cause singulière et précise qui seule peut déclencher un
phénomène de cet ordre ? On voit bien que l' exemple du baril de poudre
chez Nietzsche est choisi dans le cadre d' une stratégie argumentative très
raffinée. Elle impose discrètement au lecteur de pencher expressément
dans la première direction : l' allumette n' est qu' un prétexte. La cause
singulière et précise n'est qu' un prétexte, car c' est la poudre qui explose, id
est qui déploie son énergie. Nietzsche a beau répéter que cette énorme
quantité de force tend « à être utilisée d' une façon quelconque », la méta
phore impose bien une représentation de cette « utilisation » qui est
toujours la même, indifféremment du type de cause qui l ' a déclenchée. Le
baril de poudre ne peut qu' exploser, il n'engendrera pas une cathédrale ou
une fleur : son déploiement d' énergie est limité à l'explosion. De sorte que
l' allumette peut à bon droit être qualifiée de prétexte : elle ne fait
qu' exprimer la tendance unique et exclusive de la poudre. Chaque individu
est d' abord un baril de poudre, une force vitale, peu importe l' allumette :
qu' elle en fasse un artiste ou un capitaine d ' industrie, un militant ou un
ascète, c' est sa force propre qui est importante, et qui se révèlera toujours
dans l' intensité avec laquelle il devient ce qu' il est.
Simondon parfois semble céder au modèle du baril de poudre et de
l' allumette pour penser le rapport qui articule métastabilité et singularité,
précisément lorsqu' il met l ' accent sur la métastabilité comme problème
majeur de la prise de forme : « Avant l' apparition du premier cristal existe
un état de tension qui met à la disposition du plus léger accident local une
énergie considérable » 1 • Voilà évoqué le modèle du baril de poudre : si l ' on
centre la focale sur la métastabilité, la singularité devient un prétexte : un
phénomène non pas négligeable, car il est nécessaire comme déclencheur,
mais interchangeable. La singularité voit son rôle limité à celui le plus
ténu, le plus limité, le plus dérisoire possible, par le biais du superlatif, de
« plus léger accident local » 2. Le modèle de l' accident est à cet égard inté
ressant : l' accident est ici un prétexte qui vient déclencher ce qui était en
attente. N ' importe quelle singularité anonyme viendra exprimer l ' énergie
l . /LFJ, p. 234.
2. lbid.
LE PROBLÈME DU HASARD 73
De sorte que « le plus léger accident local » est en même temps l' origine
des structures d'individuation les plus intimes et les plus définitoires de
l' être individué. La singularité n' est pas une allumette, car elle n ' a pas
qu' un effet possible sur la poudre (la faire exploser), c 'est elle qui déter
mine l ' orientation selon laquelle l' énergie considérable de la métastabilité
va se déployer et s ' individuer : donner forme à cette destinée plutôt qu' à
une autre.
Si la métastabilité est la condition majeure de l ' individuation comme
une prise de forme, la singularité historique et locale est la condition
majeure de 1' être individué comme cet être. Ceci est à nouveau éclairé par
la parabole nietzschéenne :
J ' ai appris à distinguer la cause de l ' action en général, de la cause d' une
action particulière, d ' une action dans tel ou tel sens, dans tel ou tel but 2.
1 . lbid.
2. Nietzsche, Le Gai Savoir ( 1 882), éd. citée, § 360, p. 385-386.
74 CHAPITRE PREMIER
L E CONCEPT DE SINGULARITÉ
Notre hypothèse est que c' est par le biais de la « singularité » que le
hasard intervient dans la genèse de forme. Mais à quoi, concrètement,
renvoie ce concept de singularité ? Il apparaît pour la première fois dans
l ' argumentation de Simondon par l ' intermédiaire de l' idée de « forme
implicite » . La forme implicite renvoie à une critique du schème hylémor
phique appliquée à la prise de forme technique. En effet, la prise de forme
technique ne met pas en rapport une forme pure et une matière informe,
mais une « forme matérialisée et une matière préparée » 2• Cette matière
préparée n' est pas strictement informe, elle possède une (ou des) forme
implicite qui va rendre possible la production de l' artefact dans sa particu
larité. Par exemple, dans le cas de la brique, l ' argile est une forme
préparée : elle possède une forme implicite qui est celle de la plasticité (qui
rend le moulage possible), et de la solidification (qui rend le démoulage
possible). Mouler un volume de gravier, ou un volume d' eau, est
1 . Ibid. , p. 51.
76 CHAPITRE PREMIER
apportées par la matière trouvent leur origine dans une certaine extériori té.
Elles sont extérieures à la forme comme moule et extérieures à l ' inten tion
fabricatrice.
La singularité est historique, c' est-à-dire qu 'elle n ' est pas présente dan s
une préformation ou dans un programme. Cette dimension historique de la
singularité présente nettement une prise de position de Simondon à l'égard
du problème de la finalité qu'il ne pose pas : c'est une solution sans
problème. De plus, la singularité «joue le rôle d ' information active » ,
c' est-à-dire qu ' elle ne se contente pas d' être une matière qui va être
informée par l' essence formelle de l' individu, mais qu' elle produit une
forme nouvelle dans l' individu, c' est-à-dire qu'elle met en place une
nouvelle configuration structurale et fonctionnelle : elle individue.
Le terme apparaît en deux occurrences, dans l ' un appareil de notes qui
vient commenter le premier chapitre, non de manière marginale, mais de
manière technique, conceptuelle, et fondamentale : mise en place de la
ligne conceptuelle des ordres de grandeur, de la théorie énergétique qui e st
à peine évoquée dans le corps du texte, et du concept de singularité. Ainsi
c' est dans la note 5 de la page 44 que le concept de singularité fait sa
première apparition :
C ' est en cette interaction des deux ordres de grandeur, au niveau de l ' indi
vidu, comme rencontre de forces, que consiste la communication entre
ordres de grandeur, sous l ' égide d' une singularité, principe de forme,
amorce d' individuation. La singularité médiatrice est ici le moule ; en
d' autres cas, dans la nature, elle peut être la pierre qui amorce la dune, le
gravier qui est le germe d' une île dans un fleuve charri ant des alluvions :
elle est de niveau intermédiaire entre la dimension inter élémentaire et la
dimension intra élémentaire.
1 . La méthodologie de Frédéric Cossutta sur l'analyse des exemples est éclairante, dans
Eléments pour la lecture des textes philosophiques, Paris, Bordas, 1 993, chap. III : « La réfé
rence : du concept à l' exemple ». Cossutta montre que le choix des exemples peut entrer en
LE PROBLÈME DU HASARD 77
contraction avec la démonstration, ou l ' infléchir par des effets de décalage entre les exemples
pris et les thèses avancées. Nous nous sommes beaucoup inspirés de sa méthodologie de
lecture pour structurer notre recherche.
78 CHAPITRE PREMIER
d' analogue dans les cas de prise de fonnes physiques naturelles. Dans la
mesure où cette intention fabricatrice joue le rôle de la finalité, on dira qu ' il
n ' y a, dans les processus de prise de fonnes naturelles, pas de finalité. Or
l' absence de finalité dans un processus effectif de prise de fonnes (dune ou
île alluviale), c'est la définition précise que nous avons donnée au tenne de
hasard, depuis le schème théorique darwinien.
La quatrième occurrence du concept manifeste une dimension
nouvelle. Cette fois la notion de singularité vient prendre place dans la défi
nition même du principe d ' individuation :
On pourrait dire que le principe d' individuation est l ' opération allagma
tique commune de la matière et de la forme à travers l actualisation de
l ' énergie potentielle. Cette énergie est énergie d'un système ; elle peut
produire des effets en tous les points du système de manière égale ; elle est
disponible et se communique. Cette opération s ' appuie sur la singularité ou
les singularités du hic et nunc concret ; elle les enveloppe et les amplifie.
la réaction dépend, plutôt que des propriétés matérielles des stimuli, de leur
signification vitale 1 .
L'occasion est une alternative à l' idée de cause : l a cause joue u n rôle
déterministe dans la production de ses effets, quand l' occasion implique un
intermédiaire agissant, l' individu, qui joue par rapport à l ' occasion le rôle
d' un sél ecteur. Cette thèse de Merleau-Ponty a pour fonction de désa
morcer tout risque de réductionnisme qui ramènerait le vivant à un méca
nis me déterministe stimulus-réponse. Or cet enjeu est précisément celui
qui anime Simondon dans sa théorie de l' individuation : la singularité n ' est
pas une cause d ' individuation, car le processus d' individuation n' est pas
un simple effet des rencontres, il est aussi le milieu et l 'agent de la rencontre
avec la singularité.
Pourtant, il nous semble bien, dans le cadre d' une lecture symptomale 2,
qu' on peut comprendre l' apparition de termes décisifs, mais non
conceptuellement thématisés, comme des réponses à des problèmes qui ne
sont pas non plus thématisés. Le problème en question, c' est celui dont
nous nous sommes attachés à démontrer la nécessité dans le cadre d' une
réforme du schème hylémorphique : il s' agit du problème de la finalité lors
de la rencontre entre singularité et milieu métastable dans les cas d' indi
viduations où il n ' y a pas d' intention fabricatrice.
Si ce n'est pas pour donner forme téléologiquement à la matière que le
principe informatif intervient, c' est comme occasion pour la prise de
fo rme. Le terme occasion appartient nettement à l ' isotope du hasard.
L ' argument de l ' isotope ne permet pas de fonder notre thèse, mais il permet
d' orienter la réflexion. On parle d' occasion lorsqu'un phénomène entre
: une ca use
dans une relation spécifique à l' égard d'un autre il n'en est pas
nécessaire, de même qu ' il n'entre pas avec lui dans une relation de final ité ;
dans une relation de rencontre possible mais n on
mais il en tre avec lui
nécessaire , susceptible de produ ire des effets .
Les sing ularités sont les « occasions » des individuations particuliè res .
En plusieurs de ces attributs, le concept simondonien de singularité rend
possibl e de poser la question du hasard. Celui-ci est le premier : com me
« occasions » des processus d'individuations, il faudra se demander quel
est le mode d' apparition de cene singularité dans ce milieu métastable - et
si ce mode n' est pas définissable comme hasard.
En plus de s ' instituer comme centre et médiation de l' individu, la
singularité joue le rôle d' origine de l' individu ; l' idée de principe d' indivi
duation ayant été dévaluée, il s ' agit de localiser ce qui est le fondement de
l' individu, mais plus comme principe ; désormais, comme origine singu
lière et concrète. La singularité est alors ce qui permet aux termes extrêmes
- forme et matière - d' entrer en communication interactive pour produire
l ' individuation : « l' information, la singularité du hic et nunc de l'opé
ration, événement pur à la dimension de l' individu en train d' apparaître » 1 •
Comme « événement pur », l' idée de singularité manifeste l a seconde
ouverture à la question du hasard. On notera à nouveau que le terme
d' « événement » n' est pas thématisé conceptuellement. On fera néanmoins
l' hypothèse qu' il faut comprendre cette qualification de la singularité
comme « événement » comme une amorce pour penser le mode d' inter
vention de la singularité dans le milieu métastable dans le cadre du
problème de la finalité : la singularité est un événement pur, c' est-à-dire un
phénomène non finalisé, non prévisible, qui n' appartient pas à une préfor
mation ni à un programme, mais qui intervient hors de toute dimension
téléologique pour « casser le temps en deux » 2•
Comme événement et comme occasion, la singularité individuante qui
joue le rôle structurant dans la rencontre se détermine comme intervention
non finalisée. Cette intervention non finalisée va être rendue explicite
par l' utilisation massive que Simondon va faire plus loin du terme
l . ILF/, p. 5 1 .
2. Voir le concept deleuzien d'événement, beaucoup plus élaboré que celui de Simondon,
et adapté à d'autres fins théoriques, mais qui reprend probablement à Simondon le syntagme
« événement pur » ; concept dont les formulations sont synthétisées par R. Sasso dans le Voca
bulaire de Gilles Deleuze, et A. Villani, Les cahiers de Noesis, n° 3, Mayence, 2004, p. 1 38 sq.
Sur le concept d'événement dans la philosophie française, E. Balibar, « La philosophie et
l'actualité : au-delà de l'événement ? », dans Patrice Maniglier (dir. ), Le moment philo
sophique des années / 960 en France, Paris, P.U.F., 20 1 1 .
LE PROBLÈME DU HASARD 81
l . ILFI, p. 53, n. 1 1 .
2. Ibid. , p. 48, n. 8.
82 CHAPITRE PREMIER
antérieurement la matière : action des vents qui vont donner une oblique à
la direction de croissance du tronc, action des animaux qui vont ébrancher
les parties basses de l' arbre. Le principe de prise de forme ne trouve pas son
origine dans une forme préformée ou préprogrammée, mais il e st
l' ensemble des opérations concrètes par lequel des singularités indiffére m
ment internes ou externes (selon la frontière issue de l' ancienne conception
hylémorphique) le structurent dans sa forme singulière. Pour le dire en
termes aristotéliciens, la forme comme essence n ' a aucune prééminenc e
sur les accidents quant à la prise de forme : les deux instituent des opé
rations concrètes de prise de forme en tant qu' elles jouent le rôle de
singularités.
Le concept de singularité critique sans le montrer une conception
finaliste de la prise de forme, dans la mesure où il prive le concept hylé
morphique de forme de sa dimension téléologique (entéléchie), et accorde
le statut privilégié d' événements structurants aux accidents de la matière
aussi bien qu' aux principes de développement internes du vivant. C' est
donc lorsqu ' on l ' articule à la conception traditionnelle de l ' hylé
morphisme, dans laquelle seule l ' essence est structurante, les accidents ne
produisant jamais que des modifications de surface lors du processus
d' individuation, que les implications philosophiques profondes du concept
de singularité apparaissent : ce concept déboute le finalisme implicite ou
explicite des théories hylémorphiques traditionnelles en ne donnant
aucune prééminence dans la structuration de l' individu au principe formel
interne sur les singularités externes et accidentelles.
C'est pourquoi Simondon en vient à nuancer le paradigme du moulage
pour penser l ' individuation réelle : le moulage de la brique, lorsqu' il est
pris comme paradigme, induit une prééminence et une exclusivité de la
fonction structurante accordée à la forme sur une matière passive, dans la
mesure où cette opération technique, parce qu'elle prépare la matière en la
rendant homogène (l' argile prélevée sur la rive de l ' étang est ensuite
tamisée, broyée, purifiée), lui enlève tout pouvoir structurant (les impu
retés qui auraient donné à chaque brique une singularité formelle sont
évacuées). C ' est parce qu' une opération technique de purification de la
glaise vient préparer l' argile avant le processus même d' individuation, que
cette argile est considérée comme passive quant à la structuration formelle.
Si on ne préparait pas la glaise, les graviers et impuretés donneraient à
chaque brique une structure formelle singulière, elles auraient des effets
structurants sur chaque brique dans sa singularité, manifestant donc que les
singularités proviennent aussi bien de la forme que de la matière.
LE PROBLÈME DU HASARD 83
Le cas de la brique n' est donc pas le plus rigoureux lorsqu'il s ' agit de
L' action de l' information singulière est masquée par le paradigme que
constitue le moulage de la brique, alors que c' est cette information singu
lière intégrée dans le processus comme opération qui est effectivement
structurante, et que cette information singulière ne provient pas d' une
forme téléologique, mais d' une rencontre, d' une occasion non finalisée,
c'est-à-dire d'un phénomène de hasard, lors de la prise de forme, entre
singularité et milieu métastable.
Ce que fait apparaître l ' analyse de la dimension technique de l 'hylé
morphisme, c' est avant tout ce lieu médian de l' opération qu 'est la
rencontre, où est localisée la singularité. Au point même que le concept de
singularité vient se substituer au couple forme-matière, qui a pourtant servi
à le faire apparaître.
Il est probable que les cas technologiques d ' i ndividuation en lesquels
forme et matière ont encore un sens sont encore des cas très particuliers, et
rien ne prouve que les notions de forme et de matière soient général isables.
Par contre, ce que fait apparaître la critique du schème hylémorphique,
l ' existence entre forme et matière, d' une zone de dimension moyenne et
intermédiaire - celle des singularités qui sont l ' amorce de l ' individu dans
l ' opération d ' i ndividuation - doit sans soute être considéré comme un
caractère essentiel de l ' opération d' individuation 2.
l . ILFl, p. 57.
2. Ibid. , p. 60.
84 CHAPITRE PREMIER
principe d ' i ndividuation, sous forme de l ' amorce de l ' opération de l ' indivi
duation : on peut donc se demander si l ' individuation en général ne pourrait
pas être comprise à partir du paradigme technique obtenu par une refonte du
schème hylémorphique laissant, entre forme et matière, une place centrale
à la singularité, jouant un rôle d ' information active 1•
Pour penser l' individuation sous ses formes naturelles, c'est donc le
concept de singularité qu' il faut analyser, en tant qu ' il se substitue au
couple forme/matière, et aux connotations téléologiques qui articulent ce
couple (entéléchie), même si elles ne sont pas explicitées par Simondon.
Ceci étant posé, on peut se demander, suivant l' interrogation exposée
plus haut : quel est l' analogue de l ' intention fabricatrice dans l ' apparition
des singularités au cœur d'un milieu métastable lorsqu' il s' agit de
processus d' individuation non pas technique, mais naturel ? Une forme
minimale de la question peut se formuler ainsi : d'où vient la singularité ?
Elle est dite issue de « l 'extérieur », mais c'est elle qui institue l' inté
riorité, ce qui ne laisse pas de poser certains problèmes. Cela pose la
question du rapport de l ' intrinsèque et de l 'extrinsèque dans la définition
de l ' individu, et par là du statut de la singularité. On doit se demander si la
singularité ou les singularités d'un individu jouent un rôle réel dans l' indi
viduation, ou bien si ce sont des aspects secondaires de l' individuation,
ajoutés à elle, mais n' ayant pas de rôle positif.
Elle a été définie comme principe, mais comme telle, où réside-t-elle ?
Le principe d'individuation ne peut pas préexister à l' opération sans être
localisé dans la forme ou dans la matière, or ces deux solutions sont
erronées.
Le principe d' individuation est l ' état du système individuant, cet état de
relation allagmatique à l ' intérieur d ' un complexe énergétique incluant
toutes les singularités ; le véritable individu n' existe qu'un instant pendant
l ' opération technique : il existe tant que dure la prise de forme 2•
l . ILFI, p. 60.
2. lbid.
3. ILFI, n. 1 6, p. 6 1 .
LE PROBLÈME DU HASARD 85
l ' individuation vivante : « La vie est une individuation perpétuée, une indi
viduation continuée à travers le temps, prolongeant une singularité » 1• Ici
la singularité est à nouveau présentée comme point de départ d' une série,
origine temporelle absolue reprise par les opérations d' individuation : or,
cette origine absolue peut être pensée en termes de hasard.
l . ILFI, p. 63.
2. G. Simondon, Communication et information, op. cit. , p. 20.
LE PROBLÈME DU HASARD 87
Cette « opération d' une chose », dans le lexique d ' ILFI, est l a singu
larité, quand le « système » est le milieu métastable. On a vu qu' il était
passible d ' interpréter l ' apparition de cette « chose » dans le système sur le
mode de l' absence de finalité, que nous avons qualifiée de hasard. Cette
possib ilité va être corroborée par la définition que Simondon donne de
l' infonnation. Cette définition apparaît dans l' introduction de « L' amplifi
cation des processus d'information » paru en 1 962, quatre ans donc après la
soutenance de la thèse principale. Néanmoins elle ne fait que formaliser
des positions qui sont présentes de manières latentes dans L 'individuation
à la lumière des notions de forme et d 'information. Le titre en est signifi
catif : « La métastabilité du récepteur est la condition d' efficacité de
l' information incidente » . Ceci signifie que c' est en tant que l ' information
transforme activement un récepteur disponible à la transformation, qu ' il y
a information.
Être ou ne pas être information ne dépend pas seulement des caractères
internes d ' une structure ; l ' information n ' est pas une chose, mais l ' opé
ration d' une chose arrivant dans un système et produisant une transfor
mation. L ' information ne peut se définir en dehors de cet acte d ' i ncidence
transformatrice et de l ' opération de réception. Ce n ' est pas l ' émetteur qui
fait qu' une structure est information, car une structure peut se comporter
comme information par rapport à un récepteur donné sans avoir été
composée par un émetteur individualisé et organisé ; des impulsions
provenant d ' un phénomène de hasard peuvent déclencher un récepteur
déterminé aussi bien que si elles provenaient d ' u n émetteur [ . . . ] 2.
Ce texte détermine l ' information comme « acte d' incidence transfor
matrice », ce qui permet de localiser son effectivité au niveau de « l' opé
ration de réception » . Ce sont ces deux aspects qui vont retenir notre
attention, en tant qu' ils permettent de déduire la possibilité pour un
« phénomène de hasard » de constituer une information effective. Si
l'information est définie du point de vue de la réception, il n' est donc pas
l . lbid. , p. 1 59.
2. lbid.
88 CHAPITRE PREM IER
nécessaire que ce qui est reçu comme information ait été émis comme infor
mation, id est que l' information soit un phénomène téléologique.
L' information est acte chez Simondon.
L'information n' est donc information que si elle est reçue comme telle.
Le phénomène de l ' information n' est pas déterminé par son émission fina
lisée mais par la facticité de la prise de forme. Il y a information lorsqu' il y a
prise de forme : l' information n' est pas un message destiné à donner forme
mais le fait de la prise de forme induit par une réception. J.-Y. Chateau
souligne avec clarté la possibilité pour un phénomène de hasard de
fonctionner comme une information, qui est une conséquence de la défi
nition de l' information comme réception :
En revanche, ce qui a pu être émis intentionnellement comme signal peut ne
pas être reçu comme tel, et, dans ce cas, n ' existe que comme énergie qui va
se dégrader dans tel ou tel système. Et inversement, preuve décisive, sobre
et élégante, une structure quelconque, qui n ' est pas produite pour constituer
une information ( « un phénomène de hasard »), peut de fait déclencher le
système, qui se conduit alors comme un récepteur : c ' est cela qui fait
qu' elle est information, en acte, et on peut dire aussi , dans ces conditions,
que le récepteur est agent 1 .
L ' i ncidence de l ' information, de l ' énergie quand elle prend valeur
d ' i nformation, ne peut être assimilée à l ' action d' une cause, tel qu' elle est
comprise en général dans la physique classique. Car la communication
avec un système n' est pas la transmission à ce système de réalité donnée,
mais (communication externe et communication interne étant indisso
ciables) l ' incidence de ce qui fait qu ' i l communique avec lui-même (réso
nance interne), c'est-à-dire q u 'il s' individue 1.
Cette citation de J.-Y. Chateau montre bien u n point de l' aporie : s ' il
faut reconnaître, comme il le dit, que la communication n' est pas trans
mission d' une réalité donnée, on ne peut être convaincu par la description
de ce qu' elle est. La seconde partie de la phrase est alors inintelligible ; en
tout cas elle ne permet pas de comprendre la genèse d' une dune, d' un
individu vivant ou même d ' un cristal. On pourrait formuler la question
ainsi : comment un être pourrait-il s' individuer dans sa relation à
!'extériorité sans recevoir de ! ' extériorité une réalité donnée ? C' est toute la
question de Simondon : comment penser la prise de forme en dehors de tout
schéma hylémorphique ; c' est-à-dire sans imposition de forme pré
existante à une matière plastique ? Le problème consiste à penser un type
de phénomène apte à donnerforme sans pour autant être uneforme ; id est à
individuer sans pour autant être déjà individuel.
L'information devient alors « une amorce d' individuation, une
exigence d ' individuation », ou « la formule de l ' individuation ». C ' est pour
cette raison que chez Simondon, et c' est d' ailleurs son paradigme de
!' action le plus significatif : « des causes minimes peuvent produire des
effets considérables » précisément parce que la singularité comme infor
mation est minime en termes d' énergie, mais décisive en termes
d' information. Comme le dit Chateau :
Cette cause n ' agit pas à proportion de sa quantité d' énergie (en addi
tionnant ou retranchant sa quantité d ' énergie de celle du système auquel
elle s ' applique), mai s elle déclenche, en revanche, dans le système, un effet
« d' amplification » et produit en lui une modification qui concerne son
processus d ' i ndividuation. Une incidence énergétique quelconque,
minime, relativement indéterminée, à partir du moment où elle est reçue
par un système qui réagit comme un individu dans sa forme, sa structure,
l ' équilibre de l ' énergie et la répartition de la matière en lui, méritent d' être
appelé « information » 2.
l . lbid. , p. 1 9.
2. Ibid. • p. 22.
90 CHAPITRE PREMIER
C' est à ce modèle de l ' information que s' applique le plus parfaite ment
l' idée d'individuation par le biais de phénomènes de hasard. Le phéno
mène de hasard se définit précisément comme l ' information : il n' est pas
émis intentionnellement vers le récepteur, mais il est susceptible de
déclencher en lui des transformations majeures.
C'est de ce point de vue que l' on peut qualifier le rapport du phénomène
de hasard à l' individuation sur le modèle de la communication :
Pour le dire de façon aussi peu technique que possible, informer, dans tous
les cas, qu ' il s ' agisse d ' un système physique, vivant, humain, c ' est
communiquer avec lui, c ' est-à-dire non pas le modifier par la puissance, en
lui appliquant directement la quantité massive d' énergie nécessaire à son
remodelage en force de l ' extérieur, mais appliquer à une entrée juste
l énergie nécessaire pour déclencher un processus par lequel il se modifie
lui-même par actualisation de son énergie potentielle 1•
2 . lbid. , p . 1 52 .
LE PROBLÈME DU HASARD 91
l . lbid. , p. 1 60.
92 CHAPITRE PREMIER
l . ILFl, p. 2 1 5 .
LE PROBLÈME DU HASARD 93
interprétation. L' absence de destin n' est donc pas strictement liée à la mon
comme problème non résolu ou mal résolu ; elle est articulée à la
description positive du processus d'individuation comme résolution
conjointe du « système du monde et de lui-même ». Cette formule ne vi se
plus la détermination de la mort adverse, mais du processus de genèse de
formes en tant qu' il produit des structurations effectives ; mais cette
structuration n' est pas le produit d'un programme ou d'un destin
précontenu dans l' individu. Cette prise de forme effective s' oppose au
destin en tant qu' elle articule l' intériorité à l'extériorité, ou plus exac
tement l' individu à l' extériorité que constitue le monde, dans une relation
active et constituante qui est le processus d' individuation. Dans ce passage,
le hasard comme absence de destin, c' est-à-dire absence de programmes
précontenus dont le processus d'individuation ne serait que le dévelop
pement déterminé apriori, c' est-à-dire le hasard comme absence de fina
lité, apparaît comme la condition de possibilité du processus d' indi
viduation, en tant qu'il n ' est pas seulement ouvert au monde, mais qu'il est
le processus même d 'ouverture et de relation qui articule l ' être et le monde .
Penser un processus de genèse sans destin, et sans programme, c'est
créer les conditions théoriques d' une interrogation sur le rôle précis du
hasard dans chaque processus d ' individuation.
C HAPITRE Il
RENCONTRE ET COMPATIBILITÉ
Ici, l a singularité n' est pas l' information : c' est l'arrivée de l a singu
larité en tant qu'elle a des effets individuants qui constitue l ' information.
De nouveau, l' usage du suffixe « -ation » prend sa pleine valeur chez
Simondon : l ' information est une opération complexe et prolongée, et pas
une entité porteuse d'un message, ou un signal. Comme « arrivée d'une
singularité », l ' information se trouve déterminée comme rencontre. C' est
cette détermination de l' information comme événement de la rencontre
entre singularité et milieu métastable qui permet de saisir sa définition
l . ILFI, p. 1 5 1 .
96 CHAPITRE l i
comme « tension entre deux réels disparates » 1 • C' est cette déterminati on
de l ' information comme « arrivée d' une singularité » dans un milieu méta
stable qui nous a amené à prêter attention aux choix lexicaux que fait
Simondon pour qualifier cette « arrivée ». On va voir que le choix des
verbes ( « se présenter », « apparaître », « être apportée du dehors »,
« arriver ») détermine la survenue de la singularité sur le mode de la facti
cité neutre, sans finalité.
Nous touchons ici l ' aspect premier et fondamental de l ' i ndividuatio n
physique. L' individuation comme opération n ' est pas liée à l identité d'une
matière, mais à une modification d' état. Du soufre conserve son système
cristallin tant qu' une singularité ne se présente pas pour faire disparaître la
forme moins stable. Une substance conserve son individualité quand elle
est dans l ' état le plus stable en fonction des conditions énergétiques qui
sont les siennes 2.
C' est dans l' espace ouvert par ce caractère « généralement » non
immanent de la singularité que se situe la problématique énoncée dans cette
étude. La singularité a une nature historique, elle intervient dans le
processus sur le modèle de l ' événement, excluant toute préformation.
« L' individuation d' une forme allotropique part d' une singularité de nature
historique » 4•
On objectera que la singularité ne peut être intégrée, c' est-à-dire jouer
le rôle d'information active, que s ' il y a compatibilité avec le milieu méta
s table en question, et que cette compatibilité repose sur des lois physiques
et une causalité stricte. Mais cela n' implique pas pour autant de nécessité ni
de finalité : la compatibilité est multiple. On doit avérer la possibilité pour
plusieurs singularités différentes de jouer un rôle d' information, et c' est
Cette infinité des entités individuées est due à l a multiplicité des singu
larités et des milieux métastables, ainsi qu ' à la multiplicité des rencontres
entre singularités et milieu, c' est-à-dire des conditions hic et nunc de I' opé
ration d' individuation, de sorte qu' on n ' en trouvera jamais deux stricte
ment identiques.
Le paradigme de cette singularité fondatrice qui intervient de
l'extérieur, et, comme « effet de hasard » dans l ' individuation, c' est la
poussière qui produit la cristallisation. C' est la poussière qui est à l' origine,
non du cristal, mais de sa structure individuée, de sa forme (tétraédrique ou
octaédrique par exemple, pour le soufre) constituée autour de ce centre
polarisant, apparu dans une rencontre contingente entre singularité et
milieu métastable.
Néanmoins, le caractère contingent de cette rencontre ne permet pas de
déduire qu' un hasard pur est à l' origine des structurations individuelles :
car la rencontre se redouble d' une compatibilité qui permet de penser la
l . Ibid.
98 CHAPITRE II
leur localité, mais rencontre et compatibili té, qui sont les opérateurs préc is
de ces deux abstractions, articulés dans le processus de prise de forme.
Et dès Je début, il nous est apparu que cette individuation était une opératio n
résul tant de la rencontre et de la compatibilité d' une singularité et de s
conditions énergétiques et matérielles. On pourrait donner Je no m
d' allagmatique à une pareille méthode génétique qui vise à saisir les être s
individués comme Je développement d' une singularité qui unit à un ordre
moyen de grandeur les conditions énergétiques globales et les conditions
matérielles 1•
L' enquête textuelle sur les choix lexicaux de Simondon fait apparaître
un isotope majeur, abondamment utilisé sans qu' il ne soit j amais théma
tisé, et qui nous semble mériter pour cette raison une lecture symptomale :
c' est celui de la « rencontre ». Ce terme est omniprésent dans ILF/, et il
vient articuler de manière discrète les concepts techniques de Simondon. Il
était déjà présent dans de nombreuses citations que nous avons présentées.
L E STATUT DE LA RENCONTRE :
THÉORIE SIMONDONIENNE DE L' ÉVÉNEMENT
l . ILFI, p. 82.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 99
que le terme de hasard recouvre chez Simondon une option théorique qu'il
rejette , en tant qu' elle implique une passivité radicale de l' entité qui s' indi
vi d ue à l'égard de sa propre individuation ; si « l' individu est un acte », cela
i mpli que que c' est l 'entité qui s' individue qui possède l' initiative de l' acte
d ' indi viduation, et qu ' on ne peut donc l' accorder à une extériorité aléatoire
pure. La notion de rencontre dans le texte de Simondon manifeste de
maniè re latente la problématique du hasard au sens où nous l' entendons
( relation positive d' absence de finalité qui articule les opérations succes
sives d' un processus effectif de genèse de forme).
Le premier élément qui montre le caractère nodal du problème de la
« rencontre » repose sur une image spatiale dont est tirée une abstraction
si mple : deux entités issues de lieux différents convergent vers un point où
elles sont mises en présence. Un Athénien se rend au marché depuis son
domici le ; son créditeur fait de même depuis le sien ; les deux hommes se
rencontrent au marché. C' est d' ailleurs à partir de cette image que Cournot
va déterminer un concept de hasard à partir de la notion de rencontre, en
s ub stituant aux entités concrètes deux notions abstraites. Dans la définition
de Cournot, ce sont des séries causales temporelles qui se rencontrent en un
point, et plus des hommes dans l ' espace. Ceci pour dire que la notion de
rencontre implique l' idée d' une origine différente des entités qui vont se
renco ntrer ; or cette dimension est présente dans le texte simondonien, et
légitime son usage du terme spécifique de rencontre, dans la mesure où « le
plus souvent, dans la cristallisation, des germes sont apportés du
dehors » 1 •
Cette localisation d e l' origine des singularités e n dehors d u milieu
métastable permet de parler d' une rencontre entre singularité et milieu
métastable. Cette rencontre se constitue comme événement dans la mesure
où elle possède une dimension historique : « Il y a donc un aspect historique
de l'avènement d' une structure dans une substance, il faut que le germe
structural apparaisse » 2. C' est cette apparition de la singularité, qui est un
germe structural, apporté du dehors, qui amène la détermination de ce
phénomène en termes de rencontre. Néanmoins, si la nécessité de ce terme
apparaît bien au vu du réseau conceptuel qui l' entoure et du statut du
phénomène qu' il prétend décrire, les implications d' une telle description
sont laissées dans l ' ombre par Simondon. Qu' implique de décrire l' opé
ration d' individuation en termes de rencontre ? Les enjeux impliqués sont
de l' ordre de l' historicité et de la contingence dans le processus d' indi
viduation.
L' aspect historique de l ' individuation provient du caractère temporel
de l' événement de la rencontre entre singularité et milieu métastable. Mais
Simondon donne une seconde dimension à l ' historicité de l' avènement de
la structure : « Le pur déterminisme énergétique ne suffit pas pour qu' une
substance atteigne son état de stabilité. Le début de l' individuation structu
rante est un événement pour le système en état métastable » 3.
C 'est donc pour récuser la thèse d ' un déterminisme que Simondon fait
intervenir le concept historique d'événement comme origine de la structu-
l . ILFI. p. 79.
2. lbid.
3. Ibid.
1 02 CHAPITRE II
ration ; cet événement est une rencontre qui met en présence une entité avec
une autre entité, extérieure à lui : « Dans l'individuation la plus simple en tre
ainsi, en général, une relation du corps considéré avec l ' existence tempo
relle des êtres extérieurs à lui, qui interviennent comme condition événe
mentielle de sa structuration » 1 .
L' opération d ' individuation est donc un événement constitué par la
rencontre entre les conditions énergétiques, matérielles et la condition
informationnelle ; or c ' est la condition informationnelle qui va jouer le rôle
d' information active, c ' est-à-dire qui, si elle est compatible avec les autres
conditions, va orienter et déterminer la structuration de l' individu ; et cette
condition informationnelle est apportée « généralement » du dehors, dans
une rencontre non finalisée. L' entité qui possède la puissance d' infor
mation se retrouve être celle qui vient de l'extérieur, dans une rencontre
non téléologique. Certes, ce n' est pas une extériorité purement aléatoire
dans la mesure où la rencontre exige compatibilité ; et certes, la singularité
ne possède pas le monopole de la structuration formelle, car les conditions
énergétiques et matérielles jouent un rôle actif dans la réception de cette
information ; néanmoins, la singularité qui s' avère avoir un rôle éminent
dans la prise de forme, provient bien, dans la description de la rencontre, de
l'extériorité contingente, d'un événement de hasard au sens où nous
l' avons défini.
La rencontre devient alors l' événement définitoire d' une entité indi
viduelle qui y trouve son critère spécifique ; il n ' y a d' individus ou d' indi
vidualités que produits par une série de rencontres : « Les uns comme les
autres sont individuels parce qu 'ils résultent de la rencontre [nous
soulignons] de conditions énergétiques et de singularités, ces dernières
étant historiques et locales » 2• En effet, on le verra plus loin, ce qui diffé
rencie l ' individuation physique de l' individuation vitale et psychosociale,
c' est que ces dernières impliquent une individuation prolongée comme
série de rencontres successives avec des singularités, permises par le
maintien de leur métastabilité.
La mise en lumière de l ' effectivité du problème de la rencontre n ' a pas
pour seul effet de rendre visible la question du rôle du hasard dans l' indivi
duation. Il est nécessaire d' analyser la détermination de la rencontre
comme relation dans le cadre de la théorie simondonienne de la relation :
« Dans l' individuation la plus simple entre ainsi, en général, une relation
du corps considéré avec l' existence temporelle des êtres extérieurs à lui,
l . ILFI, p. 79.
2. lbid.• p. 8 1 .
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 03
l . ILFJ, p. 234.
2. Au sens que Simondon donne à ce terme dans « Forme, information, potentiels », JLFJ,
p. 535 sq.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 05
bonne forme qui va légitimement pouvoir informer la matière. C' est une
entité qui rend raison de l ' individuation autant qu' elle en rend justice, en
localisant une entité téléologique à l ' origine d'un processus de prise de
forme, pour justifier son ordre et son sens. Le concept de principe, dans les
théories du principe d' individuation, a une fonction légitimante. Il légitime
)' ordre du monde dans chaque individuation singulière. Ici, toutes ces
imp lications légitimantes du concept de principe sont mises à mal par
) ' assimilation du principe à un instant incertain de rencontre. On peut y voir
assez nettement une inversion de la conception de l' individuation, qui n' est
p lus déterminée par une Origine ou une Fin (selon la formule nodale du
« matérialisme de la rencontre » d' Althusser analysée en conclusion) mais
p ar quelque chose comme un accident, c' est-à-dire un phénomène déter
miné par son absence de dimension téléologique. C ' est en effet l' enjeu que
recouvre l' usage de ce terme dans la description que Simondon fait de la
rencontre : l' état de tension met à disposition « du plus léger accident
local » une énergie considérable.
Cette formule très dense renvoie à plusieurs positions théoriques de
Simondon : l ' idée que la singularité, qui en elle-même possède une énergie
négligeable, va pouvoir utiliser une énergie considérable, qui est celle de la
métastabilité du milieu d' individuation, est une détermination essentielle
du concept de singularité. Celle-ci n ' agit pas sur le milieu métastable sur le
modèle de l'échange d' énergie, id est comme une boule avec une énergie
cinétique propre viendrait taper dans une autre boule, lui transmettant son
énergie ; la spécificité physique des phénomènes d' individuation consiste
en ce qu' ils ne sont pas des échanges d'énergie, mais des mises en relation
d' une information avec une énergie potentielle, la première n' ayant pas
besoin de posséder une énergie propre pour disposer de (ou avoir un effet
sur) l ' énergie considérable du milieu métastable. C' est pour cette raison
qu' un « accident local » peut jouer le rôle d' information dans un milieu
métastable, et le transformer/structurer de manière décisive. Pour donner
un exemple éclairant de ce phénomène dans le cadre de l ' individuation
psychique humaine, on peut évoquer le cas de la rencontre de hasard avec
une idée, ou une phrase dans un livre, phrase qui est susceptible de
fonctionner comme singularité, et d' induire une structuration nouvelle,
i. e. un nouveau schème mental et schème de conduite dans le processus
d' individuation psychique. Cette problématique apparaît nettement ici :
La vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie[ . ]
. .
C' est encore Baudelaire qui a dicté à Barthes une de ses citations préférées,
dans une formule qui dévoilait une passion ambivalente des formes.
Barthes a souvent mobilisé ce fragment du Peintre de la vie moderne,
1 06 CHAPITRE li
Uusque dans son essai sur le catch, cette tragédie de consomm ation
courante); dérivant en lui pendant trente ans, ce souvenir de lecture a
exercé sa force plastique sur sa vie, dans une pluralité de circonstance s
d' écriture et de pensée. La phrase ici n ' a pas fonctionné comme un cadre de
perception, dans lequel il fallait apprendre à se mouvoir, mais comme une
véritable « idée de conduite » . Et pas seulement cette phrase-ci, mais tou te s
celles qui ont pu arrêter le lecteur, lemporter et, justement, le conduire '·
n'i mp lique pas de dire qu' elle intervient de manière parfaitement aléa
toire : dans un premier temps, le concept de hasard n ' a qu' une dimension
négati ve, il est absence de finalité, mais il ne nous permet pas de nous
prononcer quant à la modalité positive de l' apparition de la singularité dans
le milieu. Cette modalité positive, qui précise le sens de la rencontre 1, sera
en grande partie apportée par la problématique de la compatibilité.
Et Simondon articule très précisément le concept de rencontre et celui
de compatibilité, la compatibilité venant restreindre et structurer le champ
d'effectivité de la rencontre : si la rencontre entre un milieu métastable et
n'importe quelle entité n' est pas individuante, c ' est parce que l ' événement
individuant n' implique pas seulement rencontre, mais aussi compatibilité :
« Et dès le début, il nous est apparu que cette individuation était une opé
rati on résultant de la rencontre et de la compatibilité d' une singularité et
des conditions énergétique et matérielle » 2.
La compatibilité est la contrainte qui s ' impose au hasard de la ren
contre. Le hasard se définit alors comme un principe de distribution relati
vement aléatoire, et ce relativement aux contraintes de compatibilité, qui
orientent, canalisent et rendent possibles son expression. La compatibilité
entre singularité et milieu métastable est ce qui assure apriori que n' im
porte quel accident local aléatoirement mis en présence du milieu méta
stable ne jouera pas le rôle d' information active, c' est-à-dire ne constituera
pas une singularité réelle. Ceci apparait dans l' exemple de Simondon qui
met en scène la rencontre entre un germe cristallin et un verre d' eau: il n'y a
pas de compatibilité entre l' accident et le milieu, et donc la rencontre ne
déclenche pas de processus d ' individuation/cristallisation.
Le concept de rencontre joue donc un rôle nodal dans le cadre de la
problématique de l ' injection d' une dimension non téléologique, histo
rique, et contingente dans le processus d' individuation, en tant qu' il rend
possible de penser la dimension hasardeuse de la rencontre comme évé
nement d'individuation, sans céder à une conception purement aléatoire de
la genèse individuelle, dans la mesure où il n'y a rencontre individuante
que si et seulement si il y a compatibilité. La compatibilité étant un attribut
appartenant en propre au processus d' individuation, le hasard pensé
comme pur aléa n ' a donc aucune dimension créatrice à lui seul, il ne
vient pas, comme dans l' atomisme, jouer le rôle de cause formelle de
1 . La rencontre n'est pas nécessairement un impact ponctuel et frontal : elle peut être une
insémination insidieuse, une porosité, ou s' opérer progressivement du fait qu'un individu est
plongé de manière régulière dans un milieu d'individuation.
2. Ibid.' p. 82.
1 08 CHAPITRE li
1 . On pourrait ébaucher ici une détermination des entités qu' un processus d' indivi
duation psychique et vital est susceptible de rencontrer : des personnes, des collectifs, des
livres, des combats, des idées, des mobilisations, des œuvres, des événements - mais non pas
comme tels : comme des singularités qui fonctionnent comme informations actives.
2. Une philosophie de la rencontre est préférentiellement une philosophie du vivant, car la
pierre n'a « pas de monde », selon la formule heideggérienne; en termes simondoniens, il faut
dire qu' une fois individuée, elle n' est plus susceptible de rencontrer des singularités. La
rencontre implique métastabilité, et seul le vivant conserve de la métastabilité.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 09
est s usceptible de rencontrer et d' être compatible avec d' autres singu
larités. En première approximation, le degré d' ouverture de la compati
bi li té est proportionnel au degré de métastabilité du système, une méta
stabilité nulle (état stable) induisant une compatibilité nulle (le cristal
constitué). Ensuite, il apparaît que la métastabilité correspondant à l' ouver
ture de la compatibilité à plusieurs types de singularités différents est
val orisée chez Simondon 1•
Dans la théorie de la communication de Simondon 2, on retrouve en
quelque sorte une intuition analogue en un point au « Tout conspire »
stoïcien, sous la forme d'un « Tout communique ». Précisons cette
intuition : tout communique, mais pas avec tout ; tout communique avec
q uelque chose, ou plutôt, le mode de relation dominant entre toutes choses
est la communication.
Cette intuition repose d' abord sur un phénomène stylistique prégnant
dan s le texte de ce cours. En effet Simondon semble disposer, dans son
tissu cognitif, du monde entier pour exemple : le passage des exemples
biologiques aux exemples techniques, physiques, culturels donne ce
sentiment que tout communique. La succession horizontale et sans
hiérarchie de l' exemple de la communication du train avec un buisson, des
articles de ! ' Encyclopédie entre eux, de l' étincelle avec la maison de bois,
présente sur un même plan, actif et communicatif, tant les phénomènes
naturels que techniques, humains et non-humains. Ceci tient au sens subtil
mais universel du concept de communication de Simondon : l ' exemple du
train qui communique en enflammant des buissons sur son passage devient
significatif : tout ce qui produit des effets communique. Mais pourquoi
mobiliser le concept de communication alors que le concept de cause /effet
semble suffisant ? La thèse de Simondon, c ' est que le concept d' effet est
trop pauvre pour dire la spécificité de ce qui se passe en réalité. Commu
niquer, en effet, c ' est ce qui a lieu quand une information émise est reçue.
Il affirme que, même quand le signe n' est pas émis volontairement, il y a
communication dès qu'il y a réception.
Et c ' est là le point central : recevoir une information n' est pas
seulement être l ' effet d' une cause : car ce qui reçoit sélectionne, ne reçoit
de cause que s ' il y a compatibilité, compatibilité qui est impliquée par sa
structure, et pas par la cause ; il y a donc un rôle actif de tout ce qui subi t, qui
consiste en une aptitude à être affecté, c'est-à-dire à fonctionner comme un
récepteur. L' effet du train sur le buisson n' est pas juste un effet, car le
buisson ne subit pas toutes les causes, il ne s 'enflamme pas pour rie n, ni
avec tout : il sélectionne. Il y a des choses qu' il néglige. Tout communique,
au sens où pour recevoir une information, il faut être compatible, et donc en
un sens, sélectionner, donc avoir une part d' activité dans la rencontre. Cette
équation théorique, dont on voit les effets stylistiques dans le Cours sur la
communication, réenchante le monde : reprenant l ' intuition de la formule
d' Héraclite : « Ici aussi il y a des dieux ». Ici, dans le four à pain selon
l' anecdote, donc partout. Les buissons communiquent avec les trains, les
savoirs communiquent entre eux, les miroirs communiquent parce qu ' ils
inversent les images.
Répétons que cette communication n'a pas un modèle spirituel : elle
n'implique aucun animisme ; elle met juste en exergue les spécificités
singulières des choses de l' expérience, en tant qu' elles se comportent
singulièrement les unes envers les autres ; elle remet au goût du jour
l ' intérêt du naturaliste pour les réactions chimiques d' une solution sur un
minerai, d'un ruissellement d' eau dans une certaine glaise, d'un animal
envers une certaine plante. C' est un réenchantement impromptu du monde
qui découle du concept simondonien de communication : chaque chose
réagit à sa manière propre, il y a une force des choses, un « parti pris des
choses », les faits sont têtus, chaque chose a son comportement propre, et
devient par là un interlocuteur actif, dont il faut respecter le mode de
fonctionnement. C' est une théorie simple mais qui insuffle aux phéno
mènes de la singularité et du sens, en réfutant le mécanisme réductionniste
qui rend passifs tous les objets et phénomènes par le schéma cause/effet.
On sort du naturalisme mécaniste dans lequel la phusis est morte, pour
entrer dans une grande nature multiple et sans esprit où les individuations
communiquent.
Dans « Forme, information, potentiels », consacré à la description du
rôle du germe archétypal (reformulation de la singularité) dans l ' opération
de prise de forme, Simondon évoque les limites de la compatibilité :
Toutefois, cette forme ne peut structurer le champ que parce que celui-ci est
en état métastable et peut passer à l ' état stable quand il reçoit la forme : dans
l ' opération transductive de modulation qui est véritablement l ' opération
hylémorphique, ce n ' est pas n ' i mporte quelle forme qui peut déclencher
l ' actualisation de l 'énergie potentielle de n ' importe quel champ méta-
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 111
l . ILFI, p. 546.
1 12 CHAPITRE II
car c' est toujours une singularité qui vient déclencher le processus d'in di
viduation ; ceci est une règle ; ce qui nous intéresse, c'est de s ' interroger sur
quelle singularité est susceptible de produire quelle individuation plu tôt
qu' une autre ceci n' étant pas généralement une problématique si mon
-
donienne.
Ce problème appelle une conceptualisation du hasard qu' il faut étudier,
puisqu ' il devient le principe de distribution de cette singularité plutôt que
d' une autre, contraint et borné par le dispositif de compatibilité constitué
par les structures déjà individuées dans l' individu. C' est le problème de la
liberté limitée :
Un liquide sursaturé surfondu ne peut cristalliser à partir de n ' importe quel
genne, il faut que le genne cristallin soit du même système cristallin que le
corps cristallisé : il y a donc dans les couplages possibles de fonnes et de
matières une certaine liberté, mais une liberté limitée 1 •
l . ILF/, p. 546.
2. lbid. , p. 545.
POUR UNE TH ÉORIE DE LA RENCONTRE 1 13
solutions à des problèmes passés 1 • C' est en ce point que l'on retrouve un
rai sonnement analogue à celui de Jean-Jacques Kupiec dans sa réflexion
sur l'historicité de la cellule : le hasard accumule des structures dans l' indi
vi du qui vont fonctionner comme des contraintes de compatibilité à l' égard
des fu tures rencontres de hasard. Le hasard génère des contraintes qui
limitent l'expressionfuture du hasard.
Si l ' on s ' intéresse à la localité des opérations de production d' indivi
dualité singulière, il va apparat"tre qu ' une rencontre aléatoire va induire
cette structuration singulière chez un individu, alors qu' une autre singu
larité toute aussi compatible, mais non rencontrée, aurait induit une autre
structuration décisive pour sa trajectoire d' individuation. En conséquence,
la question qu'il faut poser devient : la compatibilité se limite-t-elle à une
seule forme, un seul type de singularité (par exemple le germe octaédrique
pour le cristal de soufre) ? Dans tous les cas d' individuation où la réponse
est non, on est en présence d' une effectivité du hasard. Or on est obligé
d'avoir au moins deux types de rencontres possibles, sinon on se retrouve
dans un schéma hylémorphique. Si, en effet, une eau-mère cristalline n' est
compatible qu' avec un seul type de germe structural octaédrique, elle n' est
susceptible de s ' individuer que d'une seule manière ; elle devient une
matière qui attend sa forme unique et nécessaire ; l' énergie potentielle
devient un état de latence d' une structure unique, d' une préformation qui
attend la seule singularité avec laquelle elle est susceptible de réagir. Or ce
cas est récusé par Simondon : le moment de la rencontre est celui de la plus
grande incertitude. On peut en déduire une nécessité du hasard dans le
processus singulier d' individuation.
s' opposent pas ici comme des entités métaphysiques, mais sont le statut
local et naturel des opérations successives d'un processus d' individu ati on.
C'est pourquoi il faut une pensée allagmatique pour dire ce phéno mène et
le passage par la pensée de Simondon est ainsi nécessaire. En tenne s
simples, la réponse à cette question pourrait être formulée ains i : le s
événements nous arrivent par hasard, mais ils nous affectent et nous trans
forment pour une raison. L ' intervention de la singularité structurale dans Je
milieu est non finalisée, elle est donc hasardeuse, mais la compatibili té à
l' égard de cette singularité qui rend la rencontre possible, c ' est-à-dire qui
rend la prise de forme effective, est quant à elle déterminée par la compa
tibilité de l' être individué, qui est induite par la structure individuelle qu ' il
a produite le long de sa trajectoire d' individuation.
Il n'y a de rencontre que dans cette double détermination : événement
de hasard (non finalisé et non nécessaire) et compatibilité intégratrice.
Reste qu'un autre événement aurait pu survenir, et que l ' être individué
aurait aussi pu y être compatible, avec d' autant plus de probabilité qu' il est
plus métastable. Il aurait été autre. Aussi bien, rien n' aurait pu survenir, il
aurait aussi été autre.
rencontre qui est l ' objet de la théorie de Simondon, ce n' est pas la rencontre
entre deux individus atomiques, mais la rencontre qui individue 1• De telle
man ière que la notion de rencontre doit désormais être exprimée selon la
formule tautologique mais conceptuellement exacte de « rencontre indi
viduante ».
Si donc le problème de la rencontre est central chez Simondon, le type
spécifique de rencontre qu' est la rencontre de hasard dans l' atomisme (ou
clinamen) n'en est pas une formulation pertinente aux yeux de Simondon,
et ce po ur les raisons suivantes. D' abord c ' est une rencontre entre individus
(les atomes) et non une rencontre qui individue (elle ne génère que des
agrégats, pas des individus) ; ensuite le principe de détermination de la
pri se de forme est aléatoire, c ' est-à-dire qu' il ne manifeste pas d' ordre ni de
sens (absence de sens que Simondon pourrait à la rigueur accepter pour
)'i n dividuation du cristal). Enfin et surtout, le hasard comme principe
déterminant de la prise de forme est récusé en tant qu' il prive l' être de toute
initi ative, de toute activité propre dans le processus de genèse, alors que ce
postulat de l ' initiative et de l' activité de l ' individu dans la prise de forme
est un présupposé central de la théorie de Simondon.
En conséquence, on voit que la pensée de Simondon ne récuse pas de
manière massive tout concept de hasard. C' est précisément celui de l' ato
misme qui est récusé. Il suffit de faire intervenir un concept de hasard qui
ne mette pas en relation des individus constitués (par exemple, un concept
de hasard individuant qui permet de penser la rencontre non nécessaire et
non finalisée entre singularité et milieu métastable chez Simondon) ; qui ne
s' institue pas comme cause formelle, c ' est-à-dire comme hasard créateur
ayant le monopole de la création de forme (impliquant la substitution du
hasard comme attribut d'un phénomène, au hasard comme sujet gramma
tical et ontologique) ; enfin qui s ' insère dans la prise de forme selon une
modalité d' appropriation par le processus lui-même, et dans cette mesure
ne récuse pas tout sens ni ordre à l' individuation, du fait qu'il n' est pas
déterminant et créateur, mais déterminé dans sa réception par le processus
lui-même, qui retrouve de cette manière son initiative et sa dimension
active à l ' égard de la prise de forme.
1. On remarquera que c' est dans cette notion de rencontre que Deleuze semble trouver
l' intuition et l ' enjeu majeur de sa propre théorie de la rencontre, en tant qu' elle ne met pas en
présence des entités individuées, et implique la notion de « devenir ».
1 18 CHAPITRE I I
l . MEOT, p.123.
2. lbid., p.120.
3 . /bid.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 19
désordre; la mémoire humaine triomphe dans l ' unité des formes et dans
l ' ordre 1 •
peut dire que la fonction de conservation des souvenirs est dans la mémoire,
chez l ' homme, car la mémoire, conçue comme ensemble de formes, de
schèmes, accueille le souvenir qu' elle enregistre parce qu'elle le rattache à
ses formes [ . . . ] 2.
1. Jbid. , p. 122.
2. lbid.
3 . Ibid.
4. /bid. , p. 123.
1 20 CHAPITRE Il
1. Voir l ' analyse du concept de champ dans « Forme, information, potentiels », ILFI,
p. 538-540.
POUR UNE THÉORI E DE LA RENCONTRE 121
l. MEOT, p. 1 22.
1 22 CHAPITRE I I
Il faut déterminer avec précision l' enjeu et la fonction de l' usage allusif
que Simondon fait ici de la distinction kantienne entre a priori et
a posteriori. L' apparition des deux termes sans référence pourrait prêter à
confu sion, mais l ' absence de détermination ou d' explicitation de cette
formule induit une interprétation selon laquelle, c ' est parce que la réfé
rence coule de source que la formule, si l ' on peut dire, tient debout toute
seule, et possède un sens et un essor propre sans nécessiter de commen
tai res. Il semble donc bien que ce soit ici un usage subverti d' une problé
m atique kantienne qui donne à cette thèse une dimension décisive, dans la
m esure où elle convoque des notions qui sont lourdes de sens tout en inflé
chissant leur rapport. Comme à son habitude, Simondon fait un usage très
désinvolte des références philosophiques, les infléchissant selon les
courbes propres de son projet théorique et instrumentalisant leur pouvoir
sémantique à son profit. Ici l' a priori est ainsi convoqué, hors de toute la
théorie kantienne de l' expérience, pour qualifier le code, c ' est-à-dire la
structure d' interprétation qui rend l' expérience possible, et qui la déter
mine antérieurement et indépendamment de cette expérience, comme cette
expérience particulière. Le modèle technique est le code : le code est
antérieur à toute expérience particulière, et c ' est lui qui configure et
organise des datas en cette expérience particulière. Le paradoxe mis en
place revient à ceci : le code est antérieur à et indépendant de l' expérience
particulière, il semble jouer le rôle de forme immuable à l' égard de la
matière plastique de l' expérience, et pourtant l' expérience, dans un second
temps, possède un pouvoir de forme, qui va réformer le code lui-même.
L'expérience particulière a un pouvoir de forme, précisément parce que le
mode d' accueil du contenu mémoriel n' est pas hylémorphique (dans ce cas
l' a priori serait toujours le même, originel et immuable, depuis le début du
processus) 1 , mais intégratif. La formule « l ' a posteriori devient l' a priori »
n'est que la révélation des enjeux philosophiques de la formule : « le
contenu devient codage ». Ce code revient à un « codage vital que constitue
l'expérience ». En effet :
La mémoire de l ' homme et celle qui, à plusieurs années d ' intervalle,
évoque une situation parce qu' elle implique les mêmes significations, les
mêmes sentiments, les mêmes dangers qu' une autre, ou simplement par ce
1 . MEOT, p. 1 23 .
2 . S u r l a portée philosophique d u concept d e membrane, voir les analyses
d' A. Sauvagnargues, dans Deleuze. L 'empirisme transcendantal, op. cit. , p. 283 sq.
POUR UN E THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 25
l . lbid. , p. 1 34.
2. /bid. , p. 1 35.
3 . Simondon parle, dans un autre contexte (Imagination et Invention, op. cit. ), de « hasard
brownoïde » .
1 26 CHAPITRE li
Si donc l ' information doit se distinguer du hasard pur pour exister, pour
autant, elle possède avec lui des traits communs :
L' information est, en un sens, ce qui apporte une série d' états impré
visibles, nouveaux, ne faisant partie d' aucune suite définissable d' avance ;
elle est donc ce qui exige du canal d ' information une disponibilité abso lue
par rapport à tous les aspects de la modulation qui achemine ; le canal
d' information ne doit apporter de lui-même aucune forme prédéterminée,
ne pas être sélectif 1 .
On voit exposée ici une articulation fine de l ' information à l 'égard des
phénomènes de hasard, qui fonde une des thèses majeures de ce livre. Ce
texte étant d' une grande technicité, le commentaire va consister en une
reformulation explicative du phénomène technique, qui ne peut se passer
de quelques biais métaphoriques. L'information pour être telle, id est pour
transmettre effectivement quelque chose à un récepteur, doit apporter « une
série d' états imprévisibles, nouveaux, ne faisant partie d' aucune suite défi
nissable d' avance ». En effet, pour qu' il y ait information réelle, il faut que
le message institue dans le récepteur une suite de signaux que le canal
d' information ne possédait pas ni ne pouvait prévoir, sinon l ' information
serait tautologique à l ' égard de l' état du récepteur 2•
Ce caractère imprévisible et nouveau a pour conséquence la nécessité
d' une disponibilité absolue du canal d ' information : celui-ci ne peut sélec
tionner, infléchir, rejeter par absence de compatibilité aucun élément de
l ' information, sous peine de ne pas la recevoir comme telle, mais de la
tamiser au point de la défigurer. C'est pourquoi, pour que l ' information
soit fidèle, « le canal d' information ne doit apporter de lui-même aucune
forme prédéterminée, ne pas être sélectif ». C'est de ce point de vue que :
« l ' information a certains caractères communs avec les phénomènes
purement contingents, sans loi . . . ». On soulignera ici à nouveau l 'équation
produite par Simondon entre information et singularité, selon laquelle,
1. Jbid. , p.134.
2. lbid. , p. 1 36.
128 CHAPITRE I I
En d' autres termes, i l faut une part de hasard pour qu' il y ait une in for
mation réelle, mais le hasard est aussi le critère qui distingue l' inform atio n
réelle du bruit : autrement dit, le hasard est une condition de possibilité de
l ' information, mais c ' est dans le même temps ce qui définit l' absence
d' information.
Pour résoudre le paradoxe évoqué dans ce court texte, Simondon v a
faire appel à une modalisation dans le taux même de hasard accordé à
l'information par le biais de l' indice lexical « une certaine indéter
mination ». Cette subtilité stylistique a pour fonction de penser ensemble le
hasard comme à un certain degré, définitoire de l' information, à un autre
degré, plus élevé, définitoire de l ' absence d'information (le bruit). Ce
degré n' étant pas définissable, il va être marqué par cet indice lexical vague
mais central qui va instituer une formule récurrente dans ce texte, comme
dans ILF/, et d' une importance capitale dans la pensée de Simondon : « un
certain degré d'indétermination » ou « une certaine indétermination » sont
nécessaires. Il faudrait produire une liste de ces occurrences, pour montrer
comment elles prennent discrètement place dans des points majeurs de la
réflexion de Simondon, instillant avec discrétion la problématique du
hasard dans la théorie de l' individuation. Voyons désormais la genèse de
cette formule, qui entend qualifier la position médiane de l' information,
entre le hasard pur, et la prévisibilité parfaite.
Si les bases de temps étaient véritablement indéréglables comme les
monades de Leibnitz, on pourrait réduire autant qu'on le voudrait le
moment de sensibilité de l' oscillateur à synchroniser [ . . . ) Le signal de
synchronisation n' aurait plus aucun caractère d'imprévisibilité par rapport
à l ' oscillateur à synchroniser ; pour que la nature d' information du signal
subsiste, il faut qu ' une certaine marge d'indétermination subsiste 2•
1. Cl, p. 1 36.
2. MEOT, p. 1 36.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 129
pur dans un très grand nombre de cas, la préformant partiellement. L' infor
mati on est ainsi à mi-chemin entre le hasard pur et la régularité absolue » 1•
Voilà donc déterminé Je statut de l' information : elle n' est pas hasard
p ni régularité absolue, mais elle manifeste une marge de hasard néces
ur
saire pour que l'information amène une nouveauté effective - cette marge
est impliquée dans notre réflexion par le phénomène non finalisé de la
rencontre - ; comme elle manifeste une forme de régularité, qui est induite
par la prévisibilité, en tant qu ' elle « préforme partiellement » l' infor
mation. Cette prévisibilité est l' analogue dans notre réflexion de la compa
tibilité , déterminée par la structure individuée historique qui reçoit les
singularités nouvelles comme un récepteur reçoit une information. Nous
voyons ici la détermination du statut de l' information dans une situation
parfaitement analogue à celle que nous avons attribuée, dans notre com
me ntaire du phénomène de la rencontre individuante, à la singularité, qui se
manifeste selon un double statut : une certaine marge d' indétermination,
induite par les hasards de la rencontre, et une forme de prévisibilité, induite
par la structure de compatibilité qui caractérise le récepteur individuel.
C'est d' ailleurs dans cette perspective que Simondon distingue à
nouveau la forme de l' information, mais cette distinction s' applique tout
aussi bien à la définition de la singularité : si la singularité n' est pas une
forme, c ' est parce qu' elle n' est pas individuée, c ' est pourquoi elle est
susceptible de jouer Je rôle d'information active :
On peut dire que la forme, conçue comme régularité absolue, tant spatiale
que temporelle, n'est pas une information mais une condition d' infor
mation ; elle est ce qui accueille l ' information, l'apriori qui reçoit l ' infor
mation. La forme a une fonction de sélectivité 2.
l. lbid.
2. /bid. , p.137.
130 CHAPITRE I l
Si la structure d' accueil est une forme, l ' information, comme la singu-
larité, n'a pas de forme :
Mais l information n' est pas de la forme, ni un ensemble de formes, elle es t
la variabilité des formes, l' apport d' une variation par rapport à une forme.
Elle est l'imprévisibilité d' une variation de forme, non la pure imprévi
sibilité de toute variation. Nous serions donc amenés à distinguer trois
termes : le hasard pur, la forme, et l ' information 1 •
L' apport majeur de ce texte pour notre réflexion tient en cette défi
nition : l' information est « l ' imprévisibilité d' une variation de forme, non
la pure imprévisibilité de toute variation ». C' est en prenant pour postul at
cette définition de l ' information que nous allons multiplier les explici
tations de son fonctionnement comme singularité individuante dans le
cadre d' une individuation travaillée par les variations du hasard, d ' un
hasard localisé dans la distribution des événements individuants qui
échoient à l' individuation, mais qui est limité et contraint par la structure
d' accueil qui le sélectionne et le « préforme partiellement », tout en étant
elle-même le produit de l ' intégration des hasards historiques qui ont
fonctionné comme singularités structurantes lors de la trajectoire
d' individuation.
Ce texte est central pour notre réflexion, dans la mesure où il définit les
effets de hasard sur lesquels on travaille, comme localisés entre le hasard
pur et la forme fixe ; ainsi, l ' information comme effet de hasard est défi
nissable comme l ' imprévisibilité d' une variation de forme ; ce qui la
distingue du hasard pur, c ' est d' abord que c'est toujours une variation de
forme et non « la pure imprévisibilité de toute variation » ; ensuite que
celle-ci manifeste une compatibilité avec le récepteur, en l' espèce le milieu
métastable. C' est donc bien un phénomène de hasard comme variation de
forme qui est susceptible de jouer le rôle d' information dans la philosophie
de Simondon.
À partir de cette détermination de l ' information entre hasard et régu
larité, Simondon revient à la distinction entre machine et vivant qui nous
occupait plus haut.
La pensée philosophique ne pourra bien saisir le sens du couplage de la
machine et de l' homme que si elle arrive à élucider le véritable rapport qui
existe entre forme et information. Le vivant transforme l ' information en
forme, l'a posteriori en a priori; mais cet a priori est toujours orienté vers
la réception de l ' information à interpréter. La machine au contraire a été
l . MEOT, p. 1 37.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 131
l . MEOT, p. 1 37 .
132 CHAPITRE li
1 . MEOT, p. 379.
2. lbid.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 1 33
que dans la mesure où il peut accueillir d' autres faits et d' autres événements
qui viendront mêler de nouveaux apports à sa substance 1 •
La modalité de l ' intégration ne peut être le mélange passif : elle doit être
de l' ordre de la structuration active du métastable. Néanmoins cette
strocturation n' est pas nécessairement de l ' ordre de la mise en tension de
deux dimensions internes, mais de la mise en présence d' une singularité
hi storique et du métastable propre à un individu, dans l ' orbe du processus
d' individuation. La singularité n' est alors plus extérieure puisqu' elle s' est
intégrée au milieu associé, sans être pour autant une dimension interne - au
sens des couples de base évoqués par Simondon. La singularité, comme la
poussière avant la cristallisation, se donne depuis une extériorité initiale
qui va être intériorisée. Dans cette mesure, la question à poser n' est plus
« Qu'est-ce qu'un individu ? Quelle est la définition de l'essence de l' indi
vidu ? », mais « Où se joue l ' individuation ? ». Celle-ci se joue très préci
sément sur la membrane.
l . lbid.
2. Ibid. , cf partie li, « L' individuation des êtres vivants », chap. II, « Individuation et
information », II, « Information et ontogénèse », 5. « Topologie et ontogénèse ».
3. Ibid. , p. 225.
1 34 CHAPITRE I I
fait que le vivant est à chaque instant vivant, parce que cette membrane est
sélective : c'est elle qui maintient le milieu d'intériorité comme milieu
d ' intériorité par rapport au milieu d'extériorité 1 •
1 . MEOT, p. 225.
2. lbid.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 135
sélective est l e présent d u vivant, qui est fait d e cette polarité d u passage et
du refus, entre substances passées et substances qui adviennent, présentes
l' une à l' autre à travers l' opération d'individuation ; le présent est ce tte
métastabilité du rapport entre intérieur et extérieur, passé et avenir ; c · e st
par rapport à cette activité de présence mutuelle, allagmatique, que
l extérieur est extérieur et l ' intérieur intérieur 1 •
L' individu est du passé incorporé confronté à l' avenir. Ce qui fai t
l ' individualité d'un être, c ' est la présence actuelle d'un passé singu lier
incorporé et disponible pour le présent. L' atome, la particule ne sont pas
des individus, au même titre que le sujet, car ils n'ont pas de mouchetures,
de cicatrices, de dispositions qui sont du passé incorporé agissant au
présent. Là résident la singularité et la spécificité de l ' individu.
1 . MEOT, p. 228.
POUR UNE THÉORIE DE LA RENCONTRE 137
l ' individu physique. Par contre, si cette apparition de l' individu ne détruit
pas le potentiel de métastabilité du système, alors l' individu est vivant, et
son équilibre est celui qui entretient la métastabilité : il est en ce cas un équi
libre dynamique 1 •
l . ILFI, p. 237.
2. lbid
3. MEOT, p. 1 44 .
144 CHAPITRE Ill
On ne peut manquer d' être fasciné par la tension interne à tous les textes
de Simondon, par laquelle les schèmes se superposent quasi instanta
nément, produisant une densité parfois inanalysable, sa capacité à avancer
dans la pensée malgré la présence de contradictions effectives.
L' opération de résolution de problème dans son rapport à la méta
stabilité a donc pour fonction de résoudre l ' incompatibilité, opération qui
était assumée dans le régime cristallin par la rencontre non finalisée avec
un germe cristallin.
[ . ] or les systèmes vivants, ceux qui précisément manifestent la plus
. .
grande spontanéité d' organisation, sont des systèmes d' équilibre méta
stable ; la découverte d' une structure est bien une résolution au moins
provisoire de son incompatibilité, mais elle n'est pas la destruction des
potentiels ; le système continue à vivre et à évoluer ; il n' est pas dégradé par
l' apparition de la structure ; il reste tendu et capable de se modifier 3.
l . /LFI, p. 264.
1 46 CHAPITRE Ill
l . ILF/, p. 264.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 47
l' usage d' une singularité comme « amorce de résolution », que celle-ci
vienne de l' individu lui-même, ou qu'elle soit aussi rencontrée dans le
milieu . On notera que l' individu joue un rôle dans la formulation du
prob lème, même s ' il ne le choisit pas ni ne le produit pas : il le rencontre
dans l ' extériorité, mais au sens où la rencontre est aussi active et configu
ratri ce, et induit une formulation 1• Quoi qu' il en soit, le problème inter
venant comme événement dans le processus d' individuation sans avoir
pour fin l' individuation, il est à nouveau qualifiable selon le concept de
hasard que nous avons mis en place. Le hasard joue donc encore un rôle
si gnificatif dans la distribution non finalisée des événements-problèmes
qui imposent à l' individu vivant un acte résolutif. On voit ici depuis une
autre perspective un des motifs qui amènent Simondon à tenir à distance la
p roblématique du hasard. Simondon refuse l ' idée de hasard, non pas parce
qu ' il réfute la contingence de l' événement, mais parce qu' il réfute son
effectivité directe : l'événement est toujours médiatisé par une résolution
de problème. L' événement ne détermine pas, il pose problème ; ce qui est
déterminant et structurant, ce n' est pas l' événement dans sa contingence,
c'est la résolution individuante et individuelle du problème.
L' erreur de Simondon sur ce point consiste à souscrire à la définition
personnalisante du hasard, qui en fait une instance de création possible :
c'est toujours le hasard de l ' atomisme qui est réfuté chez lui. Comme
instance personnalisée de création de forme, le hasard n'est en effet pas un
bon candidat de création. Le postulat de Simondon, dont nous recon
naissons la pertinence, est que le hasard, pensé comme instance autonome
de création de forme, n'est pas susceptible de créer de la bonne forme.
La bonne forme ne peut apparaître que par résolution de problèmes, et pas
par automaton, ou par clinamen.
C' est encore une fois la seconde voie de l' individuation que l' on entend
mettre en lumière : mais peu importe désormais de localiser l ' origine de la
singularité dans une extériorité non finalisée, il suffit en effet de penser
l' opération d' individuation comme rencontre non finalisée avec un
problème, pour conserver l' opérateur hasard que nous avons mis en place
plus haut. Dans le modèle de la résolution de problème, le rapport du
1 . La meilleure formulation d' une rencontre co-constitutive, où ce qui est rencontré est
pour une part objectif, mais aussi pour une part formulé et configuré par l 'entité qui rencontre,
revient à l idée deleuzienne de « double capture » (voir sur ce point le modèle de la rencontre
entre la guêpe et l' orchidée, dans Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1 980, p. 1 7). Le terme
« capture » pointe une dimension majeure de ces phénomènes de rencontre que l on essaie de
penser ici : la rencontre n' est pas un phénomène passif de réception ; elle est active, comme
capture, et donc co-constitutive de la rencontre elle-même, comme de ce qui est rencontré.
148 CHAPITRE Ill
problèmes du milieu qui lentoure et qui est son milieu ; le vivant est un être qui se perpétue en
exerçant une action résolvante sur le milieu » (ILF/, p. 264 ).
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 149
dans lequel et avec lequel s' individue l' être. Il faut reconnaître ici que nous
subis sons les mêmes limites théoriques que nous avons localisées chez
Si mondon : l' inertie d'un choix théorique principiel (distinguer dyna
mis me interne et individuation par extériorité) obscurcit notre réflexion dès
qu'elle se déplace vers l'individuation humaine. En conséquence, il nous
faut affirmer dès maintenant que ce couple que nous avons institué n' est
p lus pertinent pour résoudre le problème qui nous occupe, dans la mesure
où la localisation (déjà complexe dans la pensée de Simondon) entre
intériorité et extériorité, quant à l' origine de la singularité, n 'est pas un
critère décisifdu rôle du hasard dans l' individuation psychique. Il suffit que
la relation entre les entités qui se rencontrent soit non finalisée et ouverte,
pour qu' il se manifeste un phénomène de hasard. Il faut donc revenir à la
définition générique du hasard que nous avons donnée comme relation
d' absence de finalité entre les opérations d'un processus d' individuation,
indépendamment du fait de localiser dans un dedans ou un dehors l ' origine
du phénomène de hasard. Si nous revenons à notre définition principielle,
le problème se résout de lui-même : toute relation d' absence de finalité
dans une rencontre individuante manifeste une efficience du hasard dans la
genèse de formes. C' est cette forme de hasard qui nous intéresse lorsqu' il
s'agit de penser l' individuation selon le modèle de la résolution de
problèmes.
L' opposition entre voie de l ' individuation par dynamisme interne (où le
concept de problème est phagocyté par le modèle de la disparation qui met
en tension des dimensions strictement internes), et la voie de l' indivi
duation par rencontre avec l' extériorité (où la singularité apparaît dans le
milieu métastable depuis une extériorité non finalisée), est commode à
certains égards : elle nous a permis de montrer la propension de la théorie
de Simondon à tendre vers une monadologie fluide, à cause du primat trop
lourd d' autonomie individuante qu' il entend reconnaître aux individus.
Mais cette opposition doit être complexifiée dès lors qu'on passe au
modèle de la résolution de problème (et plus seulement de la rencontre
singularité/métastabilité), modèle caractéristique du régime d' indivi
duation psychique.
On peut en effet complexifier cette opposition, par l' analyse du raison
nement de Simondon qui présente le « dynamisme autoconstitutif » de
l' individualité psychologique. À nouveau, ce raisonnement semble carac
tériser la voie théorique de l ' individuation par dynamisme interne, mais
dans sa complexité, il permet d'entrevoir une modalité du croisement entre
les deux voies.
1 50 CHAPITRE III
C' est cette dernière formulation qui nous semble éclairer le rapport
complexe entre les deux voies : lorsqu'on s'y penche, il apparaît que
chacune des entités en présence, individu et milieu, apparaissent à deux
niveaux dans l ' apparition d'un problème. L' individu formule et rencontre
le problème, il le détermine et est déterminé par lui : il apporte une partie
des données, et une partie de la solution. Comme le précise Simondon,
l ' individu figure « parmi les données [du problème] et les éléments de la
solution » 3• Dans cette mesure, Simondon peut dire que le problème
comporte l' individu « à double titre dans sa structure, bien que l' individu
paraisse s' approprier le problème » 4• C' est ce qui amène Simondon à
proposer le modèle d'un « schème de mutuelle inhérence » pour penser le
rapport entre individu et problème :
[ ] individu et problème se dépassent l'un l' autre et se croisent en quelque
. . .
l. ILFl, p. 277.
2. lbid.
3 . lbid.
4. lbid.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT J5J
mesure où il pose et résout un problème, mais le problème n' existe que dans
la mesure où il oblige l' individu à reconnaître son caractère limité tempo
rellement et spatialement ' .
l . lbid.
2. Simondon, une philo.wphie de / 'individuation et de la technique, op. cit.
152 CHAPITRE Ill
d' individuation que Simondon accorde la place la plus nette à la poss ibil ité
du hasard 1 • En effet, on a montré que le rôle de l' information était joué par
la singularité, et qu' un « phénomène de hasard » est susceptible de fonc
tionner comme information, puisque l ' information n' exige pas pour être
telle, d' être émise comme telle, mais seulement d' être reçue comme tel le.
Sur cette ligne de pensée, Simondon néglige tous les apports de sa
propre réflexion, en réactivant un aristotélisme hylémorphique exp licite
dans le choix de certains exemples. La graine « porte un message spéc i
fique complet et est douée pour un certain temps (plusieurs années gé né
ralement) d' une absolue autonomie » 2• On voit bien selon quel type
d'exemple Simondon se voit justifié à parler d' autonomie du point de vue
de l' information : ce sont les exemples de maturations, qui ont fourni
depuis l' Antiquité ses paradigmes les plus convaincants à l' hylémor
phisme. C'est précisément l' exemple classique de la substance enté
léchique, dans lequel l' individuation se développe selon un programme de
développement complet et parfaitement autonome, à l' égard duquel la
temporalité réelle, et le rapport à l ' extériorité, sont parfaitement niés, en
tout cas considérés comme accidentels et secondaires. Or ces exemples ne
sont pas des faits, ils sont des données interprétées et configurées pour
donner une impression de finalité et de téléologie, d' autonomie du vivant à
l' égard de l' environnement, et qui vont servir d' illustration continue de la
finalité biologique depuis l ' entéléchie aristotélicienne jusqu' au concept de
programme génétique 3.
Sur certains points, le « présupposé subjectif » chez Simondon
dominant de l' activité et de l ' autonomie de l' individu gauchit la réflexion
pour la ramener précisément vers ce que Simondon avait critiqué abon
damment dans ses intuitions les plus fortes. En effet, Simondon critique la
préformation et l' idée de programme. Mais toute la question, pour
comprendre cette critique, revient à saisir les motivations profondes qui la
portent : cette critique n'a pas pour fonction de mettre en place une théorie
de l' historicité ou du hasard ; elle vise plutôt à soutenir une autre thèse :
celle qui consiste à conserver un primat absolu de l' activité autonome de
l' être qui s' individue. On remarque en effet que l ' idée de préformation
s' oppose en fait, non à une idée mais à plusieurs idées ; on peut critiquer
cette préformation pour défendre une autre voie théorique, mais le tiers
n'est pas exclu. L' alternative n' est pas binaire. Simondon critique l' idée de
préform ation, mais pas au profit de la contingence : il la critique parce
qu'elle nie tout aussi bien l' activité de l ' individu dans sa prise de forme. De
sorte que sa critique du substantialisme finaliste l ' amène à une mona
dologie fluide, où la monade comme processus d'individuation, se crée
dan s une certaine indétermination, mais qui n ' a rien à voir avec son
i nserti on dans une extériorité susceptible de la transformer, car cette indé
termin ation est strictement contenue en elle.
Tout notre problème revient donc, puisque c' est d' une théorie de l' indi
viduation et non de l' évolution qu'il s ' agit ici, à conserver ce primat de
l' activité, mais en réformant le concept d' activité. Ce en la pensant non
comme autonomie fonctionnelle, mais comme opération de résolution de
problèmes à l ' égard des hasards d' extériorité, opération d'intégration/in
corporation sur le modèle simondonien de la membrane. Cette réforme
théorique consiste à rouvrir et approfondir une problématique latente dans
la théorie métastable de Simondon. Elle implique néanmoins de réformer
le concept de problème, qui ne peut se cantonner au modèle de la dispa
ration comme la tension de deux dimensions internes au processus d' indi
viduation. L'extériorité manifeste une résistance et une incidence décisive
dans l' individuation, et c' est sur celle-ci que nous entendons insister, pour
s' écarter de la voie d' une monadologie fluide dans laquelle certains textes
de Simondon s' engagent.
Dans sa théorie de l ' invention, l ' idée selon laquelle toute invention
suppose un acte, et donc un agent, nous semble être un postulat d' une
nécessité décisive. Néanmoins la nécessité d'un acte et d'un agent
n' implique pas que cet agent soit déterminé a priori, c' est-à-dire qu' il
possède une forme fixe. Or la force de Simondon consiste précisément à
penser un agent qui n' est pas déterminé, qui est métastable, et qui se trans
forme dans le moment même où il agit et invente 1 ; ce n'est donc pas un
sujet, mais un processus d'individuation qui « résout le système de lui et du
monde » . C' est dans cette subtilité que se joue la possibilité d' une
rencontre significative entre les effets de hasard et le processus métastable
d' individuation.
« lai sse affleurer une hypothèse de type néodarwinienne » 1 • C' est la confé
re nce de 1 960, « Forme, information, potentiels » . Il interroge dans une
di gression l' application du modèle de la rencontre entre métastabilité et
singul arité dans le cadre des phénomènes historiques de masse. Il se réfère
à une étude de P. Auger, dont la référence n' est pas donnée. À partir de cette
référe nce, il admet que dans certains états psychosociaux métastables,
comme les états prérévolutionnaires,
la résolution peut advenir soit par le fait qu' une idée tombe d ' ailleurs - et
immédiatement advient une structure qui passe partout - soit peut-être par
une rencontre fortuite, encore qu ' i l soit très difficile d' admettre que le
hasard ait valeur de création de bonne forme 2•
Ce texte doit être replacé dans son contexte pour bien saisir le sens des
alternatives qu'il propose :
[ . ] un état pré-révolutionnaire, voilà ce qui apparaît comme le type même
. .
de l ' état psycho-social à étudier avec l ' hypothèse que nous présentons ici ;
un état pré-révolutionnaire, un état de sursaturation, c ' est celui où un évé
nement est tout prêt à se produire, où une structure est toute prête à jaillir ; i l
suffit que l e germe structural apparaisse e t parfois le hasard peut produire
l équivalent d'un germe structural 3.
l . lbid.
2. ILFI, « Forme, information, potentiels », p. 550.
3. Ibid. , p. 549-550.
1 58 CHAPITRE I I I
l . MEOT, p. 1 55 .
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT J6J
vecteur de l' individuation est tout entier orienté vers la résolution, qui se
mani fe ste par 1' avènement de structures. Or la détermination du statut de
ces structures est relativement négligée par Simondon, lorsqu' il s' agit de
penser l' individu vivant, et de déterminer concrètement et précisément ce
qu' est une structure individuée ou individuante. Comme on va le voir,
Si mondon multiplie les usages du terme, et le qualifie de diverses
manières, mais sans jamais le thématiser conceptuellement, et lui donner
une exte nsion précise dans le champ de l expérience. On remarquera ainsi
q ue le concept de structuration est absent par exemple du Vocabulaire de
Simondon, pourtant très complet et extrêmement précis ; comme il n' est
pas an alysé thématiquement dans la plupart des analyses portant sur
)'œu vre de Simondon. Or la question qui nous intéresse est celle de la
nature et du fonctionnement d' une structuration dans le cas du processus
d'individuation du vivant psychique.
Quelle est la nature de ces structurations, quel est leur fonctionnement,
dans le cadre de l ' individuation du vivant psychique ? (L' animal, en tant
« qu'il pense parfois », comme le dit Simondon, appartient donc à cette
catégorie). La réflexion suivante consiste donc en un sens à chercher dans
sa pensée des linéaments de ce qu ' aurait pu être une détermination précise
et poussée de ces structurations. C' est donc une virtualité théorique de
l'œuvre de Simondon que nous mettons en place, un accès d' individuation
à partir de la métastabilité du milieu théorique qu' est son œuvre. Il est donc
net que cette voie n' est ni nécessaire, ni exclusive, elle permet de répondre
à des problèmes que pose l' intelligibilité de l individuation humaine.
Structurations et métastabilité
Simondon pointe leur apparition dans le régime d'individuation propre
au vivant. Leur détermination apparaît d' abord dans la distinction entre
cristal et vivant :
Par contre, si cette apparition de l' individu ne détruit pas le potentiel de
métastabilité du système, alors l ' individu est vivant, et son équilibre est
celui qui entretient la métastabilité : il est en ce cas un équilibre dynamique,
qui suppose en général une série de structurations successives nouvelles,
sans lesquelles l 'équilibre de métastabilité ne pourrait être maintenu 1 .
l . lbid.
2. Voir Imagination et invention ([dorénavant //] 1965- 1 966, Chatou, Les Éditions de la
Transparence, 2008) et voir ILFJ, p. 279 : « Cependant, le monde psychologique existe dans la
mesure où chaque individu trouve devant lui une série de schèmes mentaux et de conduites
déjà incorporés à une culture, et qui l ' incitent à poser ses problèmes particuliers selon une
normativité déjà élaborée par d' autres individus. » Lorsque Simondon aboutit au concept de
sujet comme forme psychosociale de l ' individuation, les solutions aux problèmes, schèmes
intellectuels (reprise à peine déclinée de schèmes mentaux) sont mêmes qualifiées d' « atti
tudes vitales. » : « Le sens de la valeur réside dans le sentiment qui nous empêche de chercher
une solution déjà donnée dans le monde ou dans le moi, comme schème intellectuel ou attitude
vitale [ . . . ] » (JLFJ, p. 507).
1 64 CHAPITRE Ill
qui est cruciale : le schème de conduite n' est pas cette condu ite pan;.
culière, mais un « instrument » sensorimoteur modulaire applicab le à de s
situations analogues, et susceptible de résoudre des problèmes. Le sc hème
de conduite diffère de la conduite, ou du souvenir de la conduite, co mme la
carte diffère du territoire, ou du souvenir du territoire. Le schème de
conduite fonctionne comme « une réserve de solutions pour l ' invention
concrète, un peu comme une carte routière est une réserve toujours prête
d' itinéraires » 1 • Cette analogie très limitée mais éclairante est propo sée p ar
Simondon pour qualifier le statut des images lors de l ' invention.
L'image, système actif de réception des données sensorielles, quand ell e
peut se développer comme mode de compatibilité pluri-sensorielle, est u ne
réserve de solutions pour l ' invention concrète, un peu comme une cane
routière est une réserve toujours prête d ' itinéraires. On comprend pourquoi
l ' organisation préalable d ' un territoire avec explorations multiples et
variées est une des conditions de la résolution des problèmes de détour, car
c ' est l' occasion du développement d'images comptabilisant les données
des divers sens ; les détours possibles préexistent dans l ' i mage, et ils so nt
d' autant plus rapidement découverts que cette image est plus précise 2•
L' analogie est possible dans la mesure où c' est comme contenu
psychique que l ' image est un instrument résolutif, au même titre que le
schème mental.
Le schème de conduite est une habitude résolutoire, une disposition à
l ' invention de solutions à un type de problèmes précis. Mais dans le même
moment où la structuration est déterminée comme un instrument pour
résoudre les problèmes futurs, elle est aussi déterminée comme « obstacle
pour accéder à des types nouveaux de problèmes et de situation ». C 'est-à
dire que dans la mesure où elle implique un schème de comportement
déterminé, celui-ci va refermer le champ de la compatibilité à la rencontre,
au point de développer une cécité aux situations nouvelles, inouïes, en
ayant tendance à les considérer et les traiter comme des situations problé
matiques analogues aux situations déjà rencontrées, et qui ont structuré
l' individu selon des schèmes de conduite précis.
Comme schème de conduite ou attitude vitale, c' est-à-dire instrument
comportemental de résolution des problèmes futurs et obstacle à la décou
verte de problèmes réellement nouveaux, la structuration individuelle du
vivant-pensant a la nature conceptuelle d' une habitude. L' habitude, en
effet, est au sens éthologique une séquence comportementale acquise, qui
1 . 1/, p. 1 45 .
2. lbid.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 165
l . /LF/, p. 237.
1 66 CHAPITRE I l l
1 . Ce texte étant postérieur de six ans à ILFI, il ne s ' agit pas de postuler une continuité
parfaite entre les deux thèses, mais pédagogiquement, d' éclairer l ' une par l ' autre : « [ . ] Par
. .
exemple, selon le thème d' une fable classique, le rocher qui roulait au milieu d'un chemin
encaissé arrête successivement plusieurs voyageurs, car il est trop lourd pour un seul homme,
mais il est aisément mis de côté par tous les voyageurs unissant leurs efforts ; [ . . . ] déjà, dans
les conditions du problème se manifestent négativement les lignes possibles d' une solution ;
laccumulation de gens arrêtés par le rocher les uns après les autres constitue progressivement
une simultanéité des attentes et des besoins, donc l ' attention vers une simultanéité des départs
quand 1' obstacle sera levé ; la simultanéité virtuelle des départs imaginés régresse vers la
simultanéité des efforts, en laquelle gît la solution » (Il, p. 1 40).
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VI VANT-PENSANT 1 67
l . ILFI, p. 237.
2. Ontologie de l ' accident, op. cit. , p. 1 2.
168 CHAPITRE I I I
des structurations historiques (les vivants) aux entités qui n ' accumulent
pas de structurations (le cristal), révèle le rapport que la structuration entre
tient avec la mort :
Dès que les fonctions de succession des conduites et de séquences tempo
relles des actes apparaissent, une irréversibilité qui spécialise l ' indiv idu est
la conséquence de cette apparition des lois temporelles : pour chaque type
d' organisation, il existe un seuil d' irréversibilité au-delà duq uel tout
progrès fait par l ' individu, toute structuration acquise, est une chance de
mort ' .
l . ILFI, p. 238.
2. L'éthologie de K. Lorenz par exemple, trouve sa spécificité dans l ' analyse des actes
humains comme des séquences comportementales d' actes articulés. Voir sur les causes, les
origines et les fonctions d ' un comportement, J .-L. Renck et V. Servais, L ' tthologie, Histoire
naturelle du comportement, Paris, Seuil, 2002, p. 1 1 3- 1 8 1 .
3 . ILF/, p. 238.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 69
1. On trouve ici une idée analogue à celle de H. Jonas, développée comme « dialectique
du vivant », dans Le Phénomène de la vie, Vers une biologie philosophique, trad. fr. D. Lories,
Bruxelles, De Boeck, 200 1 , thèse qui peut décrire la condition de l'individuation, au sens où
l on parle de « condition humaine » .
2. ILFI, p . 238.
170 CHAPITRE l l l
ont une nature corporelle, dans la mesure où ce ne sont pas des phénomènes
strictement psychiques, mais psychosomatiques.
Psychiquement, l ' individu continue son individuation par le moyen de la
mémoire et de l ' imagination, fonction du passé et fonction de l ' avenir selon
les définitions courantes. [ . . . ] c ' est la mémoire qui crée le passé pour l ' être,
de même que l ' i magination crée l ' avenir ; le produit de cette individuation
psychique n' est en fait psychique qu' au centre ; le psychique pur est
! ' actuel ; le passé devenu passé lointain et ! ' avenir lointain sont des réalités
qui tendent vers le somatique ; le passé s ' incorpore, ainsi que l ' avenir, sous
forme d' attente. Le passé en s' éloignant du présent devient état contre le
moi, disponible pour le moi, mais non directement parent du moi, non
adhérent au moi 1 .
On peut s' arrêter ici sur l ' explication de la formule « disponible pour le
moi ». Il s' agit d'un point crucial de la théorie mémorielle de Simondon.
On revient ici à la membrane comme dispositif mémoriel, et on retrouve la
pertinence de l 'usage topologique de ce modèle : dans la topologie,
l ' espace n' est pas homogène et extensif, et donc tous les contenus
mémoriels sont disponibles « à la surface » .
Pour continuer l 'enquête sur l a nature des structurations indivi
dualisantes, on verra qu'elles sont des habitudes ou schèmes de conduite au
sens où elles sont avant tout psychosomatiques. C' est comme idées incor
porées, c ' est-à-dire comme règles de conduites incarnées dans un savoir
vital (mais potentiellement théorique ou abstrait) que la structuration
acquise se présente.
Il y a dans l ' i ndividu vivant des structures et des fonctions presque
purement somatiques, au sens où pourrait l 'entendre le matérialisme ; il y a
aussi des fonctions presque purement psychiques ; mais il y a surtout des
fonctions psychosomatiques ; c'est le psychosomatique qui est le modèle
du vivant ; le psychique et le somatique ne sont que des cas limites, jamais
offerts à l ' état pur 2.
l . ILFJ, p. 287.
2. /bid. , p. 27 1 .
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 17 1
l . lbid.
2. Voir sur ce point le manuel de psychologie évolutionniste de Workman et Reader,
op. cit. , p. 20 1 -202, et l ' article S. B Klein, J. Loftus, J. F. Kihlstrom, « Self-knowledge of an
1 72 CHAPITRE I l l
souvenir brut a pour contenu des sensations et des émotions singu lières ,
celles de l'expérience passée concrète (le chemin était poussié reu x, le
rocher en basalte sombre, les voyageurs attendaient avec des chapeau x . . . ).
Le souvenir dérivé consiste en une abstraction du schème de conduite grati
fiant inventé dans l' expérience passée, par le biais de la recollection et de la
configuration des apprentissages induits par la résolution de problème, ce
que le sens commun nomme « avoir de 1' expérience ». On peut prendre
pour exemple les deux formes mémorielles impliquées par une expérie nce
ancienne de brûlure à la main. Le souvenir brut retrouvera l' image du lieu,
des odeurs, de la date, des objets et des personnes présentes, quand le sou
venir dérivé se contentera de conserver l' expérience de la douleur induite
par la séquence corporelle, et donc le schème de conduite qui implique
d' éviter un contact direct avec un objet brûlant dans des situations
analogues.
On retrouve très nettement cette distinction dans la détermination
simondonienne des critères d ' un souvenir, ou contenu symbolique, qui est
recrutable dans un processus d' invention, c'est-à-dire dans un processus de
résolution de problème. Cette analyse ne vise pas l' individuation,
puisqu' elle se trouve dans la partie consacrée à l ' invention d' Imagination
et invention. Néanmoins, dans la mesure où ce texte définit l ' invention
comme résolution de problème, et que l' opération d'individuation est
clairement définie comme une résolution de problème inventive 1 , il
semble légitime d' appliquer cette analyse, pourtant postérieure, au cas qui
nous occupe. Le problème qui occupe Simondon consiste en la détermi
nation du fonctionnement des images mentales incorporées dans la
mémoire lors des processus d'invention, théorique ou esthétique par
exemple. Simondon a distingué l ' image du symbole, en tant que le sym
bole possède un degré d' abstraction supérieur à l' image, comme le sou
venir dérivé à l' égard du souvenir brut. C'est précisément dans la mesure
où le symbole est moins lié, dans la mémoire, à une situation empirique
singulière, qu' il devient mobilisable pour des inventions ultérieures. Car
bien qu'il soit plus abstrait que l ' image, le symbole ne conserve pas de la
situation une image vague et générale : il ne conserve que son point-clé,
Alors que l ' image conserve dans la mémoire les qualités sensibles de
l' objet, le symbole renvoie à l' objet « vu de profil ». Cette formule reste
énigmatique tant qu ' on ne localise pas son origine dans la réflexion de
Simondon. Dès lors, cette métaphore devient particulièrement éclairante.
Ce que Simondon entend par « vu de profil » renvoie à la distinction, issue
de l' héraldique, qu'il fait entre le symbole et l' image : le symbole est
« passant » quand l' image est « issante ». En héraldique, passant caractérise
une figure présente sur un blason et « se dit de tous les animaux qui
paraissent marcher. Cette attitude étant celle ordinaire du léopard, il est
inutile de l ' exprimer en blasonnant, mais lorsque le lion est figuré dans
cette allure, il doit être dit léopardé » 3• Le terme issant, quant à lui, « se dit
de tout animal, lion, aigle ou autre, dont on ne voit figuré que la tête et une
petite partie du corps ».
Ce recrutement d'un vocabulaire héraldique largement réinterprété
permet de distinguer le statut fonctionnel de l ' image et du symbole selon la
logique suivante, où la structure du contenu mémoriel induit les possi
bilités de son usage dans l' invention. L'image renvoie à un souvenir de
l ' objet dans une de ses fonctions particulières (souvenir brut), et non pas
1 . Voir la théorie simondonienne des points-clés, dans MEOT, 3e partie, chap. premier :
« Genèse de la technicité ».
2. li, p. 1 36.
3 . « Glossaire de l ' héraldique », présenté à l' adresse: http ://www.blason-armoiries.org.
Les définitions sont issues de L.-A. Duhoux d' Argicoun, Alphabet et figures de tous les
tennes du blason, Paris, L. Joly, 1 899.
1 74 CHAPITRE I l l
1 . 11, p. 1 37.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 175
l . /bid. , p. 1 38.
2. /bid. , p. 1 37.
1 76 CHAPITRE III
1 . 11, p. 1 37.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 177
l . /LFI, p. 237.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 79
L' incompatibilité entre les segments de l ' action, entre les conditions en
présence, caractérise le problème. C' est par exemple l ' incapacité du singe
à atteindre la nourriture cherchée simplement selon la locomotion naturelle
de son corps : même en pleine extension, son corps reste trop petit pour
atteindre la nourriture placée en hauteur. Dans cette perspective, Simondon
se trouve justifié à définir la solution comme restitution de continuité :
« [ . . . ] les solutions apparaissent comme des restitutions de continuité auto
1 . 11, p. 1 39.
2. lbid.
1 80 CHAPITRE Ill
C'est pour rétablir la continuité de l' action que l' invention résolutrice
implique les opérations concrètes du détour, de la « fabrication d' instru
ments » , ou « l' association de plusieurs opérateurs ». La notion de détour ne
doit pas être entendue ici en un sens trop littéral. Le détour n' est pas néces
sairement un phénomène de déplacement moteur : il caractérise plutôt la
mise en place d' une médiation entre l' individu et son but, médiation qui
peut être instrumentale, et qui consiste à articuler une série d' opérations
complexes, plutôt que de chercher une résolution directe et frontale. La
résolution directe et frontale consisterait, dans notre exemple éthologique,
pour le singe cherchant à atteindre la nourriture en hauteur, à multiplier
vainement les tentatives directes de saut.
Le détour consiste lui à substituer à la tentative de résolution directe une
médiation. Cette médiation peut être un détour par le passé. C'est
précisément le cas qui nous intéresse :
[ ] il s'agit du recrutement sélectif de certaines données de l' expérience
. . .
Le détour apparaît donc ici comme détour par l 'expérience passée, qui
met en série les données incorporées, pour les orienter et les articuler de
telle manière à chercher un rétablissement de continuité dans le
1 . 11, p. 1 39.
2. /bid. , p. 1 5 1 .
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 181
Ces images mentales, comme les schèmes, ont précisément été incor
porées dans la trajectoire historique d' expérience de l' individu. En toute ri
gueur, les images mentales évoquées ici par Simondon mériteraient d' être
qualifiées de symbole, selon sa distinction, car le propre des images est
d' être trop singularisées dans leur rapport à leur situation concrète pour être
aisément mobilisables dans le cadre d' une invention 2 - mais la distinction
entre image et symbole n' apparaît que plus tard dans le texte de Simondon.
Si l ' on veut appliquer désormais ce modèle de l ' invention résolutive
par le détour, à la résolution de problème qui caractérise les accès d' indi
viduation, on trouvera pour analogue à ces images mentales, ou symboles,
les schèmes de conduite acquis dans l' expérience passée. Ces schèmes,
selon le modèle de la membrane, sont disponibles à la surface, et
susceptibles d' être recrutés, configurés, et associés dans la séquence
complexe d' actions qui caractérise l ' invention résolutive.
Or on remarquera que la condition de possibilité de ce recrutement
consiste en la disponibilité de ces schèmes. On peut désormais analyser le
sens et l ' origine de cette disponibilité selon le modèle que Simondon
propose à l 'égard des images/symboles.
Des images trop accentuées ne permettent pas l' invention, mais seulement
l itération, la persévération ; pour que les images soient des instruments
d' invention obéissant à la situation finalisée où elles s' organisent, il faut
l . lbid.
2. Voir la distinction exposée plus haut entre image et symbole.
1 82 CHAPITRE III
qu' elles soient dans un état voisin de la neutralité tout en restant faibl ement
chargées 1 •
1 . //, p. 1 52.
2. lbid.
3 . /bid. , p. 1 53.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 183
1 . 11, p. 1 85.
1 84 CHAPITRE I l l
par l' activité orientée d'un organisme » 1 • Ce qui caractérise l' objet carac
térise aussi le schème, dans la mesure où celui-ci reconfigure le milieu en
transformant la conduite. Le schème de conduite nouveau configure le
milieu en tant qu ' il qualifie d' une manière nouvelle les entités en présence :
d' anciens obstacles deviennent des adjuvants, d' anciennes fins deviennent
obsolètes, des entités anciennement neutres deviennent des fins nouvelles.
Si l' environnement physique n' est pas reconfiguré objectivement par le
schème de conduite (bien qu'il finisse par l ' être, puisque le schème de
conduite agit sur le milieu de manière à le transformer, comme le schème
de conduite du singe l ' amène à obtenir effectivement la nourriture placée
en hauteur), le milieu de vie, lui, est directement reconfiguré par le schème
de conduite, qui le qualifie d' une nouvelle manière. Le schème de conduite
médiatise le rapport au milieu, comme l' outil, comme le chemin : « L' outil
et l' instrument font, comme les chemins et les protections, partie de l' enve
loppe de l ' individu et médiatisent son rapport avec le milieu. C' est topolo
giquement qu' il faut caractériser cette médiation » 2• Dans une perspective
topologique, la différence entre schème de conduite et outil devient
secondaire : si l' outil fait partie de l' enveloppe de l ' individu, comme
système de couplage entre vivant et milieu, il est topologiquement de la
même nature que le schème de conduite. De ce point de vue, le fait que
l' objet soit matériel et que le schème n'ait pas de matérialité extérieure
autre que des techniques du corps (il est psychosomatique) est une
distinction artificielle : ils sont analogues par leur origine et par leur
fonction d' organisateurs du milieu 3•
C' est cette relative extériorité qui se réalise dans l ' invention par la position
d' objets créés servant d' organisateurs au milieu. Un objet créé n ' est pas
une image matérialisée et posée arbitrairement dans le monde comme un
objet parmi des objets, pour surcharger la nature d'un supplément d'arti
fice ; il est, par son origine, et reste, par sa fonction, un système de couplage
entre le vivant et son milieu, un point double en lequel le monde subjectif et
le monde objectif communiquent. Dans les espèces sociales, ce point est un
l . lbid.
2. /bid. , p. 1 86- 1 87 .
3. Cette intériorisation d e l objet créé est encore plus nette lorsqu'on l étend p ar analogie
à cenains vivants, sur le modèle de I' extended phenotype proposé par R. Dawkins, par
exemple. Cf. Il, p. 1 89 : « L' objet créé est d' abord le monde comme réalité organisée en terri
toire ; il est aussi l ' enveloppe des existences concrètes individuelles, de manière si étroite que
pour certaines espèces il se confond presque avec l' organisme, comme chez les coraux. »
1 86 CHAPITRE I I I
point triple, car il devient une voie de relations entre les individus, orga
nisant leur fonction réciproque 1 .
1 . /1, p. 1 86.
2. L' analyse commune de l ' objet et du schème comme des dispositifs d' action configu
rateurs de milieu revient alors à ce que Simondon appelle une « praxéologie générale », étude
des modes d'action universels du vivant, centrée sur le rapport individu-milieu, et qui assimile
les adaptations fonctionnelles des vivants non humains (les coraux par exemple) à des
inventions configuratrices. La synthèse de cette problématique est formulée par Simondon
dans la conclusion de Il, p. 1 9 1 : « L'étude de l'image mentale et de l ' invention nous conduit
ainsi à la praxéologie, "science des formes les plus universelles et des principes les plus élevés
de l ' action dans l 'ensemble des êtres vivants", selon la définition donnée en 1 880 par Alfred
Espinas dans l ' article intitulé Les Origines de la technologie [ . . . ] ».
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 87
Il existe une parenté de problème entre l' analyse sociologique de l ' indi
vidu suivant un processus de socialisation, et la théorie du processus
d' individuation. De même, il y a une analogie très nette entre la détermi
nation par Simondon des structurations individuelles comme schèmes de
conduite acquis lors du processus d' individuation, avec l' idée socio
logique de dispositions acquises lors de la socialisation. En effet, ces
schèmes de conduite individuels (qu' on peut se représenter comme des
solutions inventées face à des problèmes rencontrés dans l' histoire person
nelle, incorporées sous la forme d' habitudes, c ' est-à-dire comme des
manières propres de voir, concevoir, évaluer et agir) sont chez Simondon
des a priori du comportement (schèmes), c ' est-à-dire des manières
structurées et intériorisées de se rapporter à l ' expérience vécue et de la
traduire en problèmes 1 • Parallèlement, on peut interpréter philosophi
quement les dispositions en sociologie (essentiellement ici chez
P. Bourdieu et B. Lahire), comme des transcendantaux du comportement,
propres à un habitus partagé : manières de faire et de dire qui sont comme la
« grammaire générative » des actions singulières de chaque agent.
L ' intérêt d' une perspective croisée consiste alors à redoubler l' analyse
bourdieusienne de la genèse de l ' individu par le social (point de vue
extérieur sur les trajectoires individuelles), par une perspective simondo
nienne, qu' on pourrait dire interne, au sens où Simondon dit qu' il faut être
à l 'intérieur du moule pour voir l ' individuation de la brique. Cette
1 . Sur la nature de ces structurations, cf. B. Morizot, « Le hasard contraint comme moda
lité de l 'individuation >>, dans J H Barthélémy, Cahiers Simondon, n°4, Paris, 20 1 2.
.
-
.
1 88 CHAPITRE I l l
préciser des études empiriques ou des cadres théoriques, selon l'avis même
des sociologues.
Par ailleurs, et pour continuer à débouter les préjugés qui verrouillent la
frontière entre philosophie et sociologie, il ne s'agit pas d' opposer une so
ciologie déterministe à une philosophie de la liberté. Le concept idéaliste et
mystérieux de liberté n 'est pas à nos yeux un concept fonctionnel. À la
rigueur, la perspective simondonienne permet-elle de définir, dans leur lo
calité, les opérations de bricolage des déterminismes, que certains appel
lent, de manière solennelle et « chantante », des expressions de la Liberté.
l . lbid.
2. Cf l' usage récurrent que B . Lahire fait de ces métaphores techniques dans la théorie de
l ' action proposée par L 'homme pluriel. Les ressorts de l 'action, Paris, Hachette Littératures,
200 1 , Scène II : « Les ressorts de l action » .
1 92 CHAPITRE III
lorsqu ' on interroge l' individuation : les conduites ne sont pas déclenchées
ou activées, parce que le milieu n'est pas seulement un environnement
objectif pourvoyeur de stimuli, c ' est un milieu de vie où les stimuli sont
saisis et interprétés sous forme de problèmes. On remarquera que I' acti
vation et le déclenchement sont des métaphores techniques. Simondon, par
ailleurs, multiplie les métaphores techniques pour penser l' individuation
(modulation, amplification, information . . . ). Mais si le geste semble ana
logue, il ne l' est pas en réalité, car Simondon fait subir un traitement à ces
analogies techniques nettement plus élaboré que celui qui instaure le dé
clenchement ou l' activation comme modèle de l' usage d' une disposition.
Cette instauration est dans la sociologie dispositionnelle une simple méta
phore. Simondon montre par ailleurs que les analogies techniques néces
saires pour penser les opérations concrètes d' individuation et d' action indi
viduelle sont d' une telle complexité, que les modèles simples de
l' activation et du déclenchement ne sont pas assez élaborés pour en rendre
compte en profondeur. Un complexe théorique d' une grande multiplicité
est nécessaire pour penser ce phénomène local et microscopique de l ' opé
ration d' individuation humaine, comme de son action, où se manifestent
ses schèmes de conduite (analogues ici aux dispositions). Ce complexe
implique de questionner la rencontre, l' événement, la singularité comme
information, la différence entre signal et signification, entre stimulus
réflexe et activité vitale, et la résolution de problème comme invention.
l . /LFI, p. 279.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 93
l . lbid. , p. 89.
2. lbid.
1 94 CHAPITRE III
On remarquera ici avec intérêt l a manière dont Bourdieu fait siennes les
avancées théoriques permises par l ' éthologie de Von Uexküll. Cette
dernière consiste à penser l 'expérience comme organisée par une configu
ration de l ' environnement objectif en milieu de vie, qui qualifie certaines
données en stimuli et néglige les autres. Ces thèses ont eu une influence
l . ILFI, n. 3, p. 89.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 1 95
1 . Par exemple « Le vivant et son milieu », dont on a analysé plus haut les influences
majeures sur les thèses de Simondon, concerne le rapport entre l'individu et son milieu dans le
processus d'individuation.
2. Georges Canguilhem a dirigé la thèse de Gilbert Simondon, et Bourdieu, dans son
autobiographie théorique proposée dans les Méditations pascaliennes, intitulée « Confes
sions impersonnelles », se réfère à Canguilhem comme son professeur, et comme figure
totémique de tous ceux qui voulaient rompre avec les modèles dominants (cf. Méditations
pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 59-60).
3. Le Sens pratique, op. cit. , p. 92 : « Échappant à l ' alternative des forces inscrites dans
l' état antérieur du système, à l ' extérieur des corps, et des forces intérieures, motivations
surgies, dans l ' instant, de la décision libre, les dispositions intérieures, intériorisation de
/ 'extériorité, permettent aux forces extérieures de s'exercer, mais selon la logique spécifique
des organismes dans lesquels elles sont incorporées, c ' est-à-dire de manière durable, systé
matique et non mécanique [ . . . ] » .
1 96 CHAPITRE Ill
Du principe au processus :
sociétés closes/ sociétés àforte différenciation
Le concept d' habitus de classe, principe d' individuation commun à
plusieurs et continu dans son élaboration, n' est en fait pertinent, comme on
va le voir maintenant, que dans le cas des sociétés traditionnelles et conser
vatrices - modèle qui n'est plus pertinent pour penser les socialisations
contemporaines.
Ce fait est parfaitement souligné par Bernard Lahire, qui en fait l ' un des
enjeux majeurs de sa critique de la conception systématique de l' habitus
chez Bourdieu. Dans le chapitre de L 'homme pluriel consacré aux
« conditions socio-historiques de l ' unité et de la pluralité », il montre que le
postulat abstrait d' une unité de l' individu, comme celui d' une fragmen
tation de l' individu, ne sont en fait que des modèles extrêmes caracté
ristiques de cas extrêmes de conditions socio-historiques de socialisation.
Dans un premier temps, la société traditionnelle est Je modèle d'un régime
de socialisation où les individualités sont moins développées, et ce en
partie du fait de l' homogénéité des conditions extérieures où tout contribue
à réduire les différences et les variations au minimum. Or, et c' est la thèse
de Lahire, c ' est pour penser ce modèle de la société traditionnelle,
faiblement différenciée, à savoir la société kabyle, que Bourdieu
réactualise Je concept d' habitus.
Du fait de la grande homogénéité, de la grande cohérence et de la grande
stabilité des conditions matérielles-culturelles d'existence et des principes
de socialisation qui en découlent, les acteurs façonnés par de telles sociétés
sont dotés d'un stock de schèmes d'action incorporés particulièrement
homogène et cohérent 1 .
Pour pouvoir observer une telle « force formatrice d' habitudes », il faut
que les conditions socio-historiques manifestent une homogénéité et une
invariance très exceptionnelles, comme Panofsky Je souligne dans Archi
tecture gothique et pensée scolastique, texte dont la sociologie implicite a
profondément influencé la conception de l' habitus chez Bourdieu. Comme
Je dit Lahire, Bourdieu n'a pas souligné dans son commentaire de
Panofsky, dont il signe la postface, « l' exceptionnalité du contexte étudié.
En tenir compte l' aurait sans doute amené à devoir relativiser l' unicité, la
durabilité ou la transposabilité des schèmes ou des dispositions constitutifs
de l ' habitus » 2.
Il faut distinguer ces sociétés faiblement différenciées qui ne manifes
tent pas de variations majeures des conditions d' existence, et les « sociétés
à forte différenciation qui, par définition, produisent nécessairement des
acteurs plus différenciés entre eux, mais aussi intérieurement » 3•
L' aspect de cette différence qui nous intéresse pour la réflexion qui
nous occupe tient à la question de la durabilité des conditions d' existence
au cours de la vie individuelle : dans la société peu différenciée, ou tradi
tionnelle, « [ . . ] la stabilité et la durabilité des conditions auxquels sont
.
3 . Ibid. , p. 43.
4. lbid.
1 98 CHAPITRE Ill
1 . B. Lahire, L 'homme pluriel, op. cit, p. 54, « Nous vivons donc (relativement) simulta
nément et successivement dans des contextes sociaux différenciés. » Il évoque en I' occur
rence la famille, l ' école, les univers professionnels, l'église, l' association, le club sportif, le
monde de l ' art, de la politique, le groupe d' amis.
2. ILFI, p. 23.
200 CHAPITRE Ill
l . ILFI, p. 94.
2. Ibid p. 96.
. •
LES STRUC1URATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 20 1
rateur est-il un principe unique et fixe acquis par le biais d' une socialisation
primaire et secondaire univoque et monolithique, ou bien un processus,
dont la sensibilité à la transformation décroît au cours du temps, mais reste
pour autant métastable au-delà de la simple phase des socialisations ?
Cette différence entre habitus comme principe ou comme processus
d' individuation a des effets sur la question majeure de l' invention des
pratiques :
[ . . ] système acquis de schèmes générateurs, l' habitus rend possible la
.
production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les
actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de
sa production, et de celles-là seulement 1 •
Cette liberté limitée par « les conditions de production » est une thèse
irréductible, dès que l on accepte le modèle éthologique du système
qualifiant : chaque schème fonctionne comme une habitude, de cette
manière, il ne peut inventer a priori des conduites qui ne sont pas permises
par sa gamme d' action. Comment penser alors le phénomène de l' appa
rition de nouvelles conduites ? Comment comprendre l évolution et le
changement dans les modes d' existence et les formes de vie ?
À y bien regarder, cette liberté limitée de l ' habitus est assez bien décrite
dans une analyse de Simondon qui distingue l 'esclave de la machine. Dans
cette perspective, l' individu porteur de l' habitus est ni plus ni moins que
voué à une activité machinique :
Toutes les machines sont comme des machines à calculer. Leur axio
matique est fixe pendant la durée d' une opération, et l' accomplissement de
l' opération ne réagit pas sur l' axiomatique. Au contraire, l ' individu est un
être dans lequel l' accomplissement de l' opération réagit sur l' axiomatique,
par crises intenses qui sont une refonte de l ' être. C' est précisément ces
crises intenses qui permettent de penser la spécificité du vivant sur la
machine ; sa liberté n' est pas seulement celle des combinaisons d' une
gamme, mais une réforme potentielle de la structure de la gamme 2•
Cette transformation des fins de l' action dans et par le cours de l' action
devient une courbe modèle des trajectoires existentielles, qu' on pourrait
synthétiser ainsi : vivre = chercher quelque chose, trouver autre chose.
La machine peut se dérégler et présenter alors des caractéristiques de
fonctionnement analogues à la conduite folle chez un être vivant. Mais elle
ne peut se révolter. La révolte implique en effet une profonde transfor
mation des conduites finalisées, et non un dérèglement de la conduite 2.
l . ILFI, p. 5 1 8.
2. lbid.
LES STRUCTURATIONS INDIVIDUELLES DU VIVANT-PENSANT 203
la perdurance des dispositions dans une société close, sur un temps rela
tivement court, elle produit une fiction parfaitement fantasmatique, digne
des livres de science-fiction d' Orwell ou d' Huxley, si on la prend pour
modèle général du monde social.
Pour penser l' individuation, aussi bien que pour penser I' évolutivité et
le changement du monde social, il est donc nécessaire de penser l' habitus
non pas comme une essence ou un principe d' individuation, mais comme
un processus d ' individuation dans lequel la structure de sélection se trans
forme au gré des rencontres avec des singularités fonctionnant comme des
événement� individuants ; et dans un second temps, que cette structure
invente des dispositions nouvelles par la rencontre entre une compétence
en vacance fonctionnelle et un nouveau milieu, nouveau problème, qui
appelle et rend possible une nouvelle fonction. Ces inventions disposition
nelles sont susceptibles d' être créées de manière transindividuelle, et si ce
n' est pas le cas, de s' étendre depuis l' individu inventeur, par transfert
amplifiant, à d' autres individus et d' autres groupes sociaux ; c'est ici la
condition de l origine plurielle et pluricentrée des transformations
sociales, qui peuvent en partie être pensées selon le modèle des inventions
dispositionnelles induites par des problèmes nouveaux.
Du stable au métastable
L' analogie ente habitus et système de structurations issu de l ' indivi
duation nous a permis d' éclairer réciproquement ces deux phénomènes,
comme de montrer leurs limites potentielles, au regard de la problématique
qui est la nôtre. On a ainsi montré que l' habitus devait être réformé depuis
son statut de principe d' individuation en un processus d'individuation ; et
ce par une variation de l' échelle d'historicité depuis laquelle on observe les
processus individuels. C ' est donc les divergences entre les deux modèles,
rendues manifestes par l analogie, qui ont apporté le plus de lumière sur les
phénomènes visés. On entend montrer ici qu' il existe une troisième diver
gence majeure entre le concept d' habitus, même pensé comme processus,
et la théorie de l ' individuation. Si les deux phénomènes constituent des
structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures
structurantes, leur tendance fondamentale, c' est-à-dire le tropisme de leur
structuration, n'est pas orientée de la même manière.
Bourdieu élabore son concept d' habitus en lui donnant une tendance,
un télos, une entéléchie propre qui consiste toujours dans la conservation
d'un état ancien. Pourquoi l' habitus serait-il nécessairement et dans tous
les cas un « principe d' une perception sélective des indices propre à le
confirmer et à le renforcer plutôt que le transformer » 3 ?
Cette tendance défensive à la conservation des structures acquises peut
être interrogée de plusieurs manières. Dans la pensée de Bourdieu, elle a
pour fonction de rendre compte de la continuité des pratiques et des insti
tutions par le biais de la reproduction sociale. Mais si l'on prend au sérieux
l ' hypothèse que l'on a proposée plus haut, selon laquelle un des modèles
théoriques de Bourdieu pour penser l ' habitus trouve son origine dans le
modèle de la relation entre le vivant et son milieu théorisée par
Von Uexküll et Canguilhem, on peut en proposer une interprétation diffé
rente. Comme « principe d' une perception sélective des indices », l ' habitus
L' hypothèse que l'on présente ici consiste à avancer que Bourdieu
localise comme fonctionnement naturel et nécessaire de l' habitus les
modalités pathologiques du comportement du vivant en situation de crise,
qui se caractérisent par une sur-structuration et une crispation sur les
structures anciennes, qu'on peut penser comme une conservation de
stabilité, servie par un retour tendanciel à l' état stable. On remarquera que
c' est précisément un point sur lequel la théorie simondonienne de l'indi
viduation propose des vues différentes.
l' habitus érigé proposé « sur les épaules de Bourdieu »), proposée par
Bernard Lahire, qui met en lumière les déterminismes sociaux multiple s
qui concourent à cliver les habitus, comme les changements de milieux qui
sont susceptibles d' amener des inventions dispositionnelles (ce dernier
point est un apport strictement simondonien).
L ' intérêt de croiser les thèses de la sociologie dispositionnelle avec les
réflexions de Simondon concernant l ' individuation psychique dans son
rapport à la culture, tient au gain réciproque que cela est susceptible
d' apporter pour les deux théories. Ce gain, appliqué à la théorie de I' indi vi
duation, montre bien que l ' alternative binaire entre liberté et déterminisme
manque une voie qui est précisément celle de l' individuation. Entre le
modèle du choix et celui du mimétisme reproductif caractéristique de
l ' incorporation de l' habitus, il existe le modèle qui pense le rapport
singulier aux situations comme rencontre avec un état de tension, un
drame, formulé en problème, auquel le processus invente une solution. Le
problème est relativement commun car il appartient à une conjoncture
sociohistorique partagée, mais il est singulier parce qu' il est toujours en
partie formulé par l' individu (c' est la double dimension des inventions de
formes de vie alternative, de celle de Pierre Rabbi au Retour aux sources du
Pléistocène de Paul Shepard, en passant par les saint-simoniens et les
utopies marxistes).
La solution est partageable parce qu' elle répond, comme on l'a vu, au
point-clé de la situation problématique, mais elle est singulière en tant
qu' elle est une invention, elle est un mixte d' objectif et de subjectif.
La résolution inventive est un modèle de l ' action dans ses phases critiques
(points singuliers), et non comme expression d' une habitude (points
réguliers) ; dans ce second cas, il ne se pose pas vraiment de problème, c' est
pourquoi les schèmes fonctionnent de manière fluide et inquestionnée.
Ce modèle permet de penser l' action individuelle comme non indéter
minée (choix libre) puisqu' elle est déterminée par le problème, et par le
système de schèmes qui s ' y insère et contribue à le formuler. Mais cette
détermination n' est pas de l ' ordre du déterminisme laplacien, rapport de
cause à effet, elle est de l ' ordre du rapport du problème à l 'égard d 'une
solution inventée. Et il est aussi peu pertinent de parler de choix que de
déterminisme, pour qualifier une invention résolutrice.
B. Lahire expose une théorie de l ' acteur pluriel, qui débouche sur le programme d' une socio
logie psychologique, qui s'intéresse aux « plis les plus singuliers du social ».
CONCLUSION
Ici, c ' est l ' activité individuante qui a le primat dans l' individuation,
dans la mesure où sa force propre consiste à sélectionner et domestiquer
tous les hasards, de sorte qu' ils ne sont incorporés qu' après avoir été
dominés, ce qui détruit leur pouvoir de transformation majeure. On notera
que cette articulation du hasard avec l' activité individuante semble corres
pondre à la position la plus explicite de Simondon sur cette question, en tant
qu'il met constamment l' accent sur l' activité et l' autonomie de l ' être indi
viduel dans sa propre prise de forme, sans récuser pour autant le hasard
comme distributeur de singularités.
À l' opposé de cette position, cette fois entre la zone médiane et le
primat du hasard, on pourrait positionner le modèle surréaliste du « hasard
objectif» dans son rapport à l' individuation du poète, et à la création
artistique. Breton insiste sur la passivité de l ' esprit dans sa manipulation
des hasards rencontrés, enfin, d'un certain esprit : de la conscience. L' acti
vité consiste à s' acharner méthodiquement à être passif, à ouvrir son apti
tude à être affecté par le hasard. On substitue aux rencontres artificielles de
l' art les rencontres subies de la vie. Ferdinand Alquié, dans sa Philosophie
du surréalisme, voit ici le problème essentiel que pose philosophiquement
le surréalisme : « Avant le surréalisme, l' étonnement devant les rencontres
était abandonné à la superstition. Le surréalisme propose qu' il révèle le
rapport de l ' homme au réel » 2• Dans cette perspective, le hasard a un primat
dans la rencontre, au sens où il n' est pas sélectionné ; mais l ' activité indi
viduante garde un rôle majeur, car c'est elle qui joue le rôle d' interprète,
1 . Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Paul Mathias, Blaise Benoît, trad. fr.
Geneviève B lanquis, Paris, Flammarion, 2006, Ill , 5-3.
2. F. Alquié, Philosophie du surréalisme, Paris, Flammarion, 1 977, p. 1 49.
214 CONCLUSION
1 . A. Breton, « Equation de l' objet trouvé », Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard,
1 992.
2 . Selon la distinction proposée par Canguilhem dans « Machine et organisme » ,
La connaissance de la vie, op. cit.
CONCLUSION 215
et primitive, elle est historique, car elle possède une métastabilité constante
qui permet des rencontres restructurantes avec d' autres singularités de
hasard. On se retrouve avec un schème théorique médian : pas de pur
hasard, pas de déterminisme, mais une sélection des hasards par des
contraintes qui ont été structurées elles-mêmes historiquement par des
rencontres de hasard 1 • La sélection n' est pas à entendre dans un sens
darwinien, mais au sens de l' action de la compatibilité définie par
Simondon. C' est ce qui est assez novateur dans la représentation de la
genèse individuelle : tout discours déterministe néglige le fait qu'il n'y a
jamais de cause, mais des informations, jamais de détermination mais des
résolutions ; toute théorie substantialiste manque le fait que la substance
n' est que le système de structurations à un instant t du processus, issue de
l'historicité des rencontres, et qui va induire les conditions des rencontres
futures. La compatibilité d' une structuration individuelle à l' égard des
rencontres futures peut être appelée « condition individuelle », comme on
parle de condition humaine. C'est elle qui circonscrit l' horizon des
rencontres possibles et impossibles. La première forme de compatibilité
est celle du régime d'individuation (vivant ou non vivant, par exemple), à
partir duquel on distingue des individuations physiques imposant une
rencontre unique, et les individuations vitales continuées. Par ailleurs, la
condition de vivant fait de la blessure physique, de la maladie, de la mort,
des conditions d' individuations constantes. La compatibilité dépend
ensuite du régime d ' individuation psychique ou non psychique : l' humain
a pour condition une ouverture de son champ d'individuation au rencontres
avec des singularités symboliques (idées, significations, symboles), plus
facilement que les autres mammifères ; ensuite et enfin ces conditions sont
individuelles, et elles sont construites à partir des structurations historiques
de chaque individualité.
La méthode historique la plus apte à rendre intelligibles des processus
de genèse tels qu' on les a analysés devient, avec un grande nécessité, la
généalogie nietzschéenne, en tant qu'elle redouble logiquement l' opé
ration biologique d' exaptation, qui est un modèle de l ' opération
d' invention individuante. La généalogie est la philosophie de l ' histoire de
l'individuation par intégration des effets de hasard.
1 . Pour proposer ce schème, on s' est inspiré (par transposition est composition de
schème) de celui que propose J.-J. Kupiec pour penser les structurations de la cellule bio
logique, dans L 'origine des individus, op. cit. , au chap. VJ.3 : « La théorie darwinienne de la
différenciation cellulaire ».
216 CONCLUSION
Anthropologie de l 'habitude
La fécondité de penser la genèse des structurations individuelles dans
un processus de résolution de problème, et de postuler une équivalence
entre ces structurations et des dispositions, ou des habitudes, consiste en la
réévaluation du problème de l 'habitude. Cela permet de penser une anthro
pologie de l' habitude qui définit l' individu comme un système d' habitudes
CONCLUSION 217
Quelles sont les conditions philosophiques d' une description de l' opé
ration d'individuation comme rencontre individuante et inventive ? Il
s' agit en quelque sorte de mettre en question la plateforme ontologique à
partir de laquelle une théorie de la rencontre est susceptible de se déployer
dans des usages analytiques.
Par le biais de la lecture symptomale invoquée plus haut, notre
recherche a mis en lumière la place théorique nodale de la rencontre dans la
218 CONCLUSION
Que l origine de tout monde, donc de toute réalité et de tout sens soit due à
une déviation, que la Déviation et non la Raison ou la Cause soit l origine
du monde, donne une idée de laudace de la thèse d' Épicure 1 •
1 . lbid.
2. lbid.
3 . lbid. , p. 565.
222 CONCLUSION
clinamen et l' atomisme sont pour Althusser des métaphores, qui figurent et
fondent des postulats matérialistes forts, et non un modèle théorique qui
entend rendre intelligible ce qui se passe techniquement au moment de la
rencontre.
Le second postulat est qu' il n'y a de rencontre qu ' entre plusieurs séries.
Althusser se réfère sur ce point, de manière allusive, à Cournot. Le dernier
postulat implique que « chaque rencontre est aléatoire, non seulement dans
ses origines mais dans ses effets » 1 • Cette thèse majeure est synthétisée par
Althusser selon la formule de « double contingence » . Elle est explicitée
ainsi :
Autrement dit toute rencontre aurait pu ne pas avoir lieu, bien qu'elle ait eu
lieu, mais son possible néant éclaire le sens de son être aléatoire. Et toute
rencontre est aléatoire en ses effets en ce que rien dans les éléments de la
rencontre ne dessine, avant cette rencontre même, les contours et les déter
minations de l' être qui en sortira. Jules II ne savait pas qu'il nourrissait dans
son sein romagnole son ennemi mortel, et il ne savait pas non plus que ce
mortel allait frôler la mort et se trouver hors histoire au moment décisif de la
Fortune, pour aller mourir en une obscure Espagne, sous un fort inconnu 2.
La thèse d' Althusser peut donc être résumée ainsi : les vies, les États,
les époques sont doublement contingentes : elles auraient pu ne pas
advenir, et elles ne visent aucune fin ultime. Cela induit une inversion du
rapport entre nécessité et contingence : « Au lieu de penser la contingence
comme exception de la nécessité, il faut penser la nécessité comme le
devenir-nécessaire de la rencontre des contingents » 3•
On ne peut interroger les processus de prise de forme ni en termes de
finalité, ni en termes de fondement. En quels termes alors les interroger ?
La théorie simondonienne de l ' individuation fournit précisément la
conceptualité qui permet d'interroger ces processus qui ne sont pas assi
gnables à une finalité ou à un fondement, tout en expliquant ce
qu' Althusser ne permet pas de penser : leur unité et leur organisation mini
male, qui est le produit du processus d' individuation. On peut désormais
commencer à pointer l ' apport de la pensée de Simondon pour une théorie
de la rencontre qui reconnaîtrait l' enjeu de la double contingence, comme
refus de la Fin ou du Fondement en tant que principes d' individuation.
En effet, lorsqu'il entend décrire la « prise » induite par la rencontre,
Althusser utilise le terme de « forme » pour qualifier la production de
l . lbid p. 567.
. •
2. lbid.
3. /bid p. 564.
. •
4. Ibid. , p. 569 : Il y a une « surprise (il n' est de prise que sous la surprise) et qui frappe
autant les esprits aux grands déclenchements, déhanchements ou suspens de l' histoire, soit
des individus (exemple : la folie), soit du monde, lorsque les dés sont comme rejetés
impromptus sur la table, ou les cartes redistribuées sans préavis, les éléments déchainés dans
la folie qui les libère pour de nouvelles prises surprenantes (Nietzsche, Artaud) ».
5 . lbid.
224 CONCLUSION
l . lbid.
2. /bid. , p. 567.
226 CONCLUSION
Nous dirons enfin que le matérialisme de la rencontre n ' est pas celui d'un
sujet (fût-il Dieu ou le prolétariat) mais d'un processus, sans sujet mais
imposant aux sujets (individus ou autres) qu' il domine l'ordre de son
développement sans fin assignable 1 •
l . lbid., p. 567.
2. Sur ce point qu'il argumente de plusieurs manières, cf. ibid. , p. 565.
228 CONCLUSION
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BIBLIOGRAPHIE 24 1
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 1
Définir éthologiquement l ' individu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 1
La rencontre qui individue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Anthropologie de l 'habitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 216
Pour une théorie de la rencontre individuante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Le matérialisme de la rencontre comme plateforme théorique
pour interroger la théorie de l ' individuation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Enjeux polémiques et philosophiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Les limites du matérialisme de la rencontre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 223
BIBLIOGRAPHIE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 1
TABLE DES MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243