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Le souci du bonheur est-il étranger à la morale ?

Introduction
Le bonheur et la morale, d’après la signification qui leur est communément attribuée
aujourd’hui, semblent s’opposer de manière frontale et même s’exclure mutuellement. Deux raisons
sont susceptibles de rendre compte de cette incompatibilité apparente :

- tout d’abord, nous interprétons le plus souvent le terme de morale comme un ensemble de
règles de conduite et de valeurs qui nous sont imposées comme normes au sein d’une société ou d’un
groupe donnés. De ce point de vue, agir moralement, ce serait se soumettre à des obligations, à des
devoirs qui visent à restreindre nos tendances individuelles et égoïstes, nos désirs et nos passions, afin
de favoriser la vie en communauté. C’est pourquoi la morale est couramment synonyme d’ascétisme,
de discipline de vie et de contrôle de soi : elle semble impliquer un oubli de soi, un désintéressement
et, à l’inverse, un dévouement aux autres ; bref, elle nous apparaît plutôt comme un obstacle à notre
aspiration naturelle au bonheur.

- ensuite, conformément à ce que son étymologie indique, le bonheur apparaît essentiellement


comme une affaire de hasard, de bonne fortune : le mot « heur » vient en effet du latin impérial
agurium, altération du latin classique augurium, qui signifie présage (favorable ou non) et, par
extension, chance (bonne ou mauvaise). Défini comme un état de satisfaction complète et durable, le
bonheur serait paradoxalement inaccessible à nos seuls efforts, s’apparentant à une grâce qui nous
serait accordée sans qu’on s’y attende ; on peut par exemple essayer de mener une vie saine, et
néanmoins tomber gravement malade. C’est cette part de chance qui semble exclure le bonheur du
champ de la morale : en effet, agir moralement suppose que notre volonté se porte uniquement sur ce
qui dépend de nous et sur ce qui s’accorde avec la maîtrise de soi.

Néanmoins, si nous approfondissons notre analyse, nous pouvons constater que l’opposition
entre le bonheur et la morale s’évanouit :

- en effet, la morale ne renvoie pas seulement à des règles de vie et des devoirs (il s’agit là de
ce que nous pourrions appeler l’aspect négatif de la morale), mais elle cherche avant tout à caractériser
les fins que l’homme peut et doit raisonnablement poursuivre : elle est au service da la recherche du
bien et, ultimement, du souverain Bien ; sa tâche consiste donc à établir les fondements d’une vie
bonne et, du même coup, d’une vie heureuse.

- enfin, le bonheur ne peut pas être réduit à une simple affaire de chance : d’une part, une telle
conception ne peut mener qu’à l’inaction en interdisant toute « construction » du bonheur par l’homme
lui-même ; d’autre part, que serait un bonheur dont le sort serait entièrement lié au hasard, sinon un
bonheur non seulement éphémère, fragile et précaire, mais aussi dépouillé de toute valeur véritable ?
Le bonheur, pour être durable et « consistant », semble donc nécessiter sagesse et vertu : pour être
heureux, il faut travailler à son bonheur. Par conséquent, il est impossible de dépouiller le bonheur de
sa dimension morale.

Une contradiction générale apparaît alors : d’un côté, nous avons l’impression que bonheur et
morale s’excluent mutuellement ; d’un autre côté, nous avons l’impression qu’ils se rejoignent et se
présupposent l’un l’autre. C’est à partir d’une telle contradiction que l’on doit se demander : « Le
souci du bonheur est-il étranger à la morale ? » Ce qui signifie non seulement : agir moralement, est-ce
nécessairement renoncer au bonheur ? Mais aussi : la recherche du bonheur est-elle immorale ? Ce
qu’il s’agit d’examiner, c’est donc le rapport entre bonheur et morale, autrement dit non seulement ce
qui les constitue en propre et les rend irréductibles l’un à l’autre, mais aussi ce qui, peut-être, les
rapproche : il faudra donc déterminer ce qui, dans le bonheur, peut relever de la morale et, à l’inverse,
ce qui, au sein de la morale, peut mener au bonheur.

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Trois problèmes sont impliqués par une telle interrogation :
- tout d’abord, le bonheur est-il de nature morale ? L’homme injuste peut-il être heureux ? Le
bonheur est-il accessible à celui qui ne le mérite pas ? Et réciproquement : suffit-il de mériter le
bonheur pour l’obtenir ?
- ensuite, le devoir moral peut-il nous rendre heureux ? Peut-on agir par devoir et en même
temps travailler à son bonheur ?
- et enfin, le bonheur est-il une affaire uniquement individuelle et privée ?

Nous allons donc, dans ce cours, nous interroger à la fois sur la nature du bonheur et sur son
rapport à la morale.

- Dans un premier temps, nous verrons que le souci du bonheur n’est pas étranger à la morale :
au contraire, le bonheur implique l’exercice de la vertu.
- Dans un deuxième temps, nous montrerons néanmoins que la morale n’a pas tant pour but de
nous rendre heureux que de nous imposer des devoirs et des règles d’action.
- Enfin, dans un dernier temps, nous opérerons une distinction entre l’éthique, qui correspond
à la tendance naturelle des hommes à rechercher le bonheur, et la morale, qui impose son caractère de
contrainte et d’universalité lorsque la recherche du bonheur entraîne la violence et le mal : en ce sens,
le souci du bonheur envelopperait la morale.

L’enjeu d’un tel cours, c’est non seulement de nous amener à prendre conscience de l’étendue
de notre pouvoir face au bonheur, mais également de remettre en question notre conception courante
de la morale.

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I) BONHEUR ET VERTU
Le but de cette première partie, c’est de montrer que la morale renvoie à une doctrine
raisonnée qui a pour but d’indiquer les fins que l’homme doit poursuivre et les moyens d’y parvenir,
autrement dit qu’elle constitue une discipline pratique qui doit nous permettre de mener une vie
bonne et donc d’être heureux. L’étymologie corrobore d’ailleurs cette idée : le terme « morale » vient
en effet du latin « mores » qui signifie « mœurs », et plus précisément de « moralis », qui est la
traduction que Cicéron donne du terme grec « êthikos ». En indiquant les fins que les actions doivent
poursuivre, la morale donne une définition du bien et, de manière ultime, du souverain Bien, qui est le
bonheur : elle nous enseigne la manière dont nous devons agir pour vivre pleinement. D’où la
proximité des termes de morale et d’éthique : tous deux désignent en effet une théorie ou une
doctrine ayant pour objet la détermination des fins de l’existence humaine et donc les conditions d’une
vie heureuse. Cette proximité apparaît clairement à l’examen des morales antiques, qui peuvent être
qualifiées d’éthiques du bonheur. Ce sont ces dernières qu’il va s’agir pour nous d’analyser dans cette
première partie, plus précisément à travers le lien immédiat qu’elles établissent entre bonheur et vertu :
nous verrons que pour les Anciens, le sage est heureux parce qu’il est vertueux.

1) Platon : bonheur et tempérance


Les philosophies de l’Antiquité grecque et romaine portent toutes sur la sagesse et les
conditions du bonheur. Partant du constat que tout être vivant aspire au bonheur, autrement dit à son
propre bien, les Anciens se sont intéressés à la nature de cette réalité désirée par tous et ont cherché à
répondre à cette question : qu’est-ce qu’être vraiment heureux et que faut-il faire pour le devenir ?
Chez Platon, tout particulièrement dans le Gorgias, cette question devient : « Pôs biôtéon ? », c’est-à-
dire : « Comment faut-il vivre ? » ou encore « quel genre de vie doit-on avoir ? » Et nous allons voir
que pour Platon (plus précisément pour Socrate), le genre de vie qu’on doit avoir consiste en la
tempérance, et c’est cette tempérance qui nous permet d’être heureux : la vertu et donc le devoir sont
les conditions du bonheur. On appelle alors morale l’ensemble des questions et des réponses
relatives au problème du mode de vie, des mœurs que l’on se donne, que l’on s’impose afin d’être
heureux. En nous enseignant la manière dont on doit vivre, la morale nous montre comment on peut
atteindre le bonheur.

Pour Platon, il n’y a pas de vertu et de bonheur possible sans une méfiance à l’égard du plaisir,
plus particulièrement à l’égard des plaisirs du corps, qui entraînent l’homme dans la démesure et
enchaînent l’âme à la matérialité. Le bonheur est indissociable d’une certaine discipline du corps et
d’une maîtrise de soi. C’est une telle idée qui ressort de la confrontation entre Socrate et Calliclès
dans le Gorgias : les deux hommes se mettent à discuter ou plutôt à se disputer afin de savoir
comment il faut vivre, c’est-à-dire quelle vie mérite d'être choisie pour elle-même. Il faut donc exposer
la critique de Calliclès puis la réponse de Socrate (à partir de 491d) :

- Calliclès entend parler au nom de la « vraie morale » et dire ce qui doit être : selon lui, la
masse est impuissante à satisfaire ses désirs et, par conséquent, raconte sans cesse que l’intempérance
est laide et nuisible, alors que la tempérance et la justice sont belles. La masse transforme ainsi sa
faiblesse en morale : puisqu’elle est incapable de mettre toute son énergie au service de ses désirs et de
ses passions, elle fait l’apologie de la tempérance et de la justice. Ainsi, celui qui règle sa conduite
selon la raison et qui, donc, ne fait pas ce qu'il veut, qui se refuse certains désirs ou plaisirs, est un
lâche : il n'est pas libre, mais esclave ; il n'a pas le courage d'assumer ses passions. C’est pourquoi,
selon Calliclès, la vie la meilleure est la vie non pas conforme à la raison, aux lois, aux conventions,
mais à la nature : la loi s’opposant à la nature, celui qui veut être heureux ne doit alors assigner
aucune limite à ses désirs et à ses passions, il doit tout faire afin de les assouvir ; sa liberté doit être
soutenue par sa force. Pour Calliclès, vertu et bonheur sont synonymes de luxe et d’intempérance, ce
qui signifie que la recherche du bonheur doit s’imposer contre les exigences de la morale commune,
qui nous contraint à modérer nos désirs (cf. Sade) : il faut rejeter les lois conventionnelles et
artificielles pour revenir au « juste naturel », et ce juste naturel renvoie à la puissance qui caractérise
les êtres humains. Les meilleurs sont alors les plus forts, les plus courageux et les plus intelligents : il
s’agit là d’une morale aristocratique, qui érige la libre poursuite du plaisir comme seul critère du

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bonheur et qui justifie la violence. Une vie de tempérance comme la prône Socrate et que ce dernier
appelle le bonheur est donc en réalité pour Calliclès une vie de malheur, car c'est une vie de « pierres »
ou de « cadavres » (Calliclès pense que le philosophe est un « sous-homme ») : il n’y a aucune
satisfaction dans le repos, la tranquillité, l’inertie. L’homme tempérant, qui ne se laisse pas aller à tous
ses plaisirs, n'a plus aucun plaisir et ne ressent donc plus rien. Qui souhaiterait en effet une vie dans
laquelle il ne vivrait aucune expérience agréable ? En résumé, la conception du bonheur de Calliclès
est la suivante :

- elle consiste tout d’abord en un désir sans cesse répété et en une satisfaction sensible
illimitée (hédonisme), dans une jouissance sans bornes des plaisirs des sens.
- cette satisfaction sensible permet une augmentation des capacités et de la puissance : plus on
désire, plus on est vivant.
- enfin, le bonheur qui en découle est indissociable d’un état actif, dynamique.

- À l’inverse, pour Socrate, on l’a vu, le bonheur est impossible sans tempérance = la vertu
caractéristique du sage consistant à avoir une attitude correcte, mesurée, modérée, face aux désirs, aux
passions et aux plaisirs. Thèse de Socrate : la vie bonne, qui mérite vraiment d'être choisie, est une vie
dans laquelle on se « commande à soi-même » : tout comme on doit obéir aux lois de la Cité, on doit
obéir à la raison afin de conduire notre vie : ce n’est qu’à cette condition que l’on peut instaurer et
préserver l’ordre dans notre âme. Il ne faut donc pas se laisser aller à tous ses désirs et passions, mais
les réprimer. C'est pour cela que les lois, morales ou politiques, existent.

La thèse de Calliclès est intenable : elle contredit la définition même du bonheur, qui implique
le repos, la tranquillité, bref, qu’on ne manque de rien. C’est ce que Socrate explique en utilisant les
métaphores de la passoire et des tonneaux percés :

- Socrate compare lieu de l’âme où se trouvent les passions à une passoire percée qu’on ne
peut jamais remplir :

« D’ailleurs, un sage fait remarquer que, de tous les êtres qui habitent
l’Hadès, le monde des morts – là, il veut parler du monde invisible –, les
plus malheureux seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés, devraient à l’aide
d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée. Avec cette
écumoire, toujours d’après ce que disait l’homme qui m’a raconté tout cela,
c’est l’âme que ce sage voulait désigner. Oui, il comparait l’âme de ces
hommes à une écumoire, l’âme des êtres irréfléchis est donc comme une
passoire, incapable de rien retenir à cause de son absence de foi et de sa
capacité d’oubli. »
Platon, Gorgias, 493b, pages 231-232.

L'homme de plaisir est insatiable, il n’est jamais satisfait : et comment pourrait-il être
heureux s'il n'est jamais satisfait ? La vie que vante Calliclès est une vie déréglée, que rien ne vient
combler ou apaiser. Les plaisirs nous entraînent dans le dérèglement : notre corps est notre tombeau
(jeu de mots entre « soma », qui signifie « corps » et « sema », qui signifie « tombeau »).

- Il utilise ensuite la métaphore célèbre du tonneau percé : alors que l’homme tempérant est
assimilé à celui qui remplit une fois pour toutes ses tonneaux de vin, de miel et de lait et d’autres
denrées rares et précieuses et qui peut donc être tranquille, l’homme intempérant, déréglé, possédant
des tonneaux percés, « serait forcé de les remplir sans cesse, jour et nuit, en s’infligeant les plus
pénibles peines » (494a, page 233). La vie que nous propose Calliclès est une vie dans laquelle on est
condamné à manquer de tout sans arrêt : le désir est manque et souffrance, et il nous condamne à une
vie d’insatisfaction (vie où on se gratte tout le temps, vie d'agitation incessante). Ce qui caractérise la
vie intempérante, ce sont l’insatiabilité et l’esclavage. De plus, réduire le bonheur au plaisir, c’est
nécessairement mener une vie de pluvier = oiseau qui mange et fiente en même temps : il s’agit d’une

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vie animale, sans valeur morale. On ne peut donc pas ramener le bonheur au désir et au plaisir ;
argument logique de Socrate (496d – 497d, pages 241-245) : bonheur et malheur ne peuvent pas
coexister (l’un exclut nécessairement l’autre) ; or, pour ce qui est du plaisir, il y a à la fois satisfaction
et manque (et donc douleur) : on n’éprouve en effet de plaisir à boire que si l’on souffre de la soif.
Donc le bonheur ne peut pas être réduit au plaisir, sinon l’homme heureux serait en même temps
malheureux ; bien et mal sont radicalement différentes du plaisir et de la peine : s’ils étaient
identiques, l’homme lâche qui éprouve plus de plaisir que l’homme courageux à voir reculer l’ennemi
serait meilleur que ce dernier, ce qui est impossible.

Si l’on se donne comme but ultime le plaisir, l’agréable, on n’en finit jamais de poursuivre une
fin qui ne se suffit pas à elle-même. Le plaisir n’est pas un bien, puisque l’assouvissement du désir
supprime le plaisir, et qu’il faut recommencer à désirer pour en obtenir. Philèbe : Platon distingue le
plaisir, qui est de l’ordre de l’indéfini, de l’indéterminé (apeiron) et le bien, qui est de l’ordre de la
limite, de la détermination, de ce qui est suffisant (peras). Bien de premier ordre = Mesure. Il n’y a
donc pas de bonheur sans vertu, et plus précisément sans la tempérance et la justice, sans lesquelles il
n’y aurait pas d’ordre. Et l’accord du bonheur avec la morale implique que le bonheur soit
radicalement dissocié de la simple satisfaction illimitée des désirs. Les morales antiques sont des
eudémonismes, des éthiques du bonheur qui présupposent l’exercice de la vertu :

« Or, si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous, qui veut
être heureux, doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la
pratiquer, mais, qu’à l’inverse, il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse
de ses jambes et surtout s’arranger pour ne pas avoir besoin d’être puni.
Cependant, s’il arrive qu’il ait besoin d’être puni, lui-même ou l’un de ses
proches, simple particulier ou cité, il faut, s’il doit être heureux, que justice
soit faite et qu’il soit puni.
Voilà, selon moi, quel est le but à atteindre. C’est avec un tel objectif
qu’on doit vivre. Faire que toutes ses ressources personnelles, et celles de sa
propre cité, soient tendues vers ce but, pour qu’on acquière, comme les
conditions du bonheur, la justice et la tempérance, qu’on agisse avec elles,
sans laisser les désirs devenir déréglés ou excessifs, sans tenter de les
satisfaire (car ils sont un mal insatiable) et sans mener non plus la vie d’un
vaurien. »
Ibid., 507d, pages 271-272.

La tempérance renvoie à l’ordre du bien et de la justice, et il n’y a pas de bonheur concevable


sans elle : l’homme intempérant ne peut être qu’un homme déraisonnable, inquiet, déréglé et
nécessairement insatisfait. Chez Platon, le terme de « dérèglement » renvoie à « akosmia », qui
signifie le défaut d’ordre, le désordre, mais aussi l’absence de monde. Pour le philosophe, le monde où
nous vivons est par essence un ordre, qui nous lie à la Cité et aux dieux : la justice renvoie au fait que
chaque chose est à sa place, dans le monde comme dans l’âme (cf. cours droit et justice), que chaque
être fonctionne conformément à sa nature et à sa fin. L’homme tempérant est donc un homme juste, en
harmonie, en totale coïncidence avec lui-même.

D’où l’utilité que Socrate attribue à la punition : cette dernière est, selon lui, une guérison
l’âme de celui qui a commis une injustice. Avançant la thèse (contestée par les sophistes Polos et
Gorgias), selon laquelle commettre l’injustice est pire que la subir, parce que dans ce cas le principe
du mal réside dans l’âme de celui qui la commet et qui est donc « malade » et malheureux, Socrate en
vient à décrire la punition comme douleur nécessaire à la guérison de l’âme du criminel, et pense donc
le droit de punir sur le mode de la médecine : selon lui, le droit de punir est une obligation de guérir,
et toute punition est intrinsèquement juste et fondée ; l’injuste serait, au contraire, de ne pas être puni
et de garder en soi une âme déséquilibrée, désordonnée. La douleur infligée par le traitement devient,
dans ce cas, un mal nécessaire, une violence légitime. Subir le châtiment se dit en grec « dikèn
didonai », « donner-rétablir la justice » : la punition remet les choses en ordre, elle fait justice, elle
rétablit l’équilibre, elle replace le fautif dans son bien, que le dérèglement du plaisir lui a fait quitter ou

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manquer. La tempérance et la justice permettent à l’homme de mettre de l’ordre dans son âme et d’être
heureux, et la morale, comme science du « genre de vie qu’on doit avoir », nous enseigne comment y
parvenir. Cependant, Socrate ne dit pas que le bonheur consiste à n'avoir aucun plaisir, et à s'interdire
tout plaisir : si le plaisir sans le bonheur existe effectivement, le bonheur sans plaisir n'est pas
possible : une vie sans plaisir vaudrait-elle la peine d’être vécue ? C’est pourquoi dans le Philèbe,
Socrate affirme qu’une vie de sagesse et d’intelligence sans plaisirs n’est pas désirable en elle-même,
tout comme n’est pas désirable une vie de plaisirs sans intelligence. Ce que veut dire Socrate, c’est
qu’on ne peut pas réduire le bonheur au plaisir : ce serait là un bonheur animal. Une vie heureuse,
c’est une vie conforme à l’excellence de l’homme, à ce qu’il y a de plus élevé en lui : sa raison.
L’homme qui est heureux est nécessairement vertueux : pas de bonheur sans vertu. L’homme déréglé,
quant à lui, est nécessairement injuste et malheureux : il est l’esclave de son corps et de ses désirs, son
âme est irréfléchie et désordonnée. Le bonheur implique donc un certain ascétisme.

Conclusion : le bonheur ne se trouve pas dans le plaisir illimité, mais dans sa régulation et
dans la vie conforme à la raison. Pour être heureux, il faut savoir se détacher des plaisirs sensibles et
corporels : il faut être vertueux. Ce lien entre vertu et plaisir apparaît de manière différente dans la
pensée épicurienne.

2) Épicure : le plaisir comme commencement et fin de la vie heureuse


Les morales antiques affirment toutes que l’homme ou le sage est heureux parce qu’il est
vertueux, autrement dit que son bonheur est la conséquence de sa vertu ; mais ce qui reste premier, ce
qui est le plus important, c’est la vertu, le devoir, au sens des actions conformes à sa nature
raisonnable. Ce qui fait la spécificité de l’épicurisme, c’est qu’il fait de la vertu non plus une fin en
soi, mais un moyen au service de la vie heureuse. Pour Épicure, donc, le sage est vertueux car c’est
ainsi qu’il accède au bonheur. Et la vertu, chez lui, ce n’est rien d’autre que le plaisir rendu à lui-
même, c’est-à-dire dépouillé des projections de l’imagination qui le contaminent. La morale d’Épicure
élève le plaisir au rang de condition du bonheur : le plaisir est le « commencement et la fin de la vie
heureuse », il est le « premier des biens naturels », parce qu’il s’accorde de manière totale et primitive
avec notre nature.

Démarche d’Épicure (rappel du cours sur l’existence et la mort) : philosophie = « médecine de


l’âme » destinée à guérir le psychisme malade de l’homme, pathologiquement empoisonné par les
produits de l’imagination. Les souffrances de l’homme ont deux causes : les désirs (l’homme a des
désirs vains qui l’entraînent dans la démesure et le frustrent) et les craintes (l’homme craint par
exemple les dieux et surtout la mort). Pour Épicure, la philosophie a pour but de rendre l’homme
heureux, et le bonheur se trouve dans le plaisir, la sensation, mais le plaisir utile, ramené à de saines
limites, dépouillé de toutes les projections de l’imagination. C’est pourquoi le philosophe, élaborant ce
qu’il appelle une « théorie véridique des désirs », nous invite à établir une distinction entre deux et
même trois formes de désirs :

- il y a d’abord les désirs naturels, c'est-à-dire l’ensemble des désirs que l’on peut considérer
comme raisonnables, voire rationnels, parce qu’ils ne découlent pas de l’imagination, mais seulement
de la nature et sont par conséquent plus de l’ordre du besoin que du désir. Mais à l’intérieur des désirs
naturels, Epicure distingue ceux qui sont nécessaires de ceux qui ne le sont pas :

- les désirs naturels et nécessaires sont ceux dont la satisfaction est indispensable pour
atteindre la vie heureuse, c'est-à-dire l’aponie (absence de trouble du corps) et l’ataraxie (absence de
trouble de l’âme) : il s’agit donc des désirs de nourriture, de boisson, de sommeil, de toit, d’hygiène,
mais aussi de médecine et même de philosophie.

- les désirs naturels et non nécessaires sont ceux dont la satisfaction n’est pas indispensable
pour atteindre la vie heureuse : il s’agit principalement des désirs esthétiques et sexuels. Les désirs
naturels et nécessaires doivent donc avoir la priorité sur les désirs naturels et non nécessaires, mais on
peut considérer tous les désirs naturels comme licites puisque aucun d’entre n’est déraisonnable et ne
découle de l’imagination. Ce sont des désirs peu exigeants et souvent faciles à satisfaire.

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- il y a ensuite les désirs vains : c’est l’ensemble des désirs que l’on peut considérer comme
déraisonnables, voire irrationnels, parce qu’ils ne découlent pas de la nature, mais de l’imagination et
qu’ils sont par conséquent insatiables, voire irréalistes : ils nous laissent par conséquent dans la
frustration. Il s’agit par exemple de la gourmandise, de la luxure ou encore du désir d’immortalité : il
faut alors refuser de satisfaire ces désirs et inscrire ce refus dans l’habitude : l’expérience montre en
effet qu’un désir qu’on ne satisfait pas perd nettement de sa force. La faim diminue, par exemple, avec
l’habitude de manger peu, tandis qu’elle augmente avec l’habitude de manger beaucoup. Ici, comme
dans le cas des craintes, il faut lutter contre les opinions, produits de l’imagination, qui sont à l’origine
de fausses connaissances, d’opinions qui provoquent les troubles de l’âme. Sentence vaticane 59 : « ce
n’est pas le ventre qui est insatiable, comme le croit la multitude, mais la fausse opinion qu’on a de sa
capacité indéfinie. »

Il faut donc guérir les hommes de leurs désirs vains (qui vient du latin « vanus » = vide), qui
sont des irréalités produites par l’imagination et nourries par la civilisation. Mais il faut aussi les guérir
de leurs craintes vaines et infondées.

En effet, les craintes, qui constituent elles aussi le fruit de l’imagination, empêchent l’homme
d’être heureux : à l’époque d’Épicure, les hommes pensent par exemple que les dieux récompensent le
bien et punissent le mal, en se manifestant à travers les phénomènes naturels (par exemple
atmosphériques). La mort est, quant à elle, l’objet des craintes les plus poignantes. Le philosophe, en
médecin de l’âme, va alors éradiquer ces craintes par le seul moyen du raisonnement :

- d’une part, les dieux ne sont pas à craindre, si nous considérons bien ce qu’ils sont en réalité,
c’est-à-dire des êtres bienheureux qui vivent dans l’ataraxie.

- d’autre part, la seule chose qui puisse nous faire souffrir et qui soit un mal, c’est la douleur,
et c’est aussi la seule chose que nous avons à craindre. Or la mort ne peut pas apporter de douleur
(seule l’agonie est douloureuse, pas la mort) : elle est « absence de sensation ». Nous n’avons donc pas
de raison de craindre, d’appréhender dans l’avenir ce qui ne peut pas nous faire souffrir. On ne craint
plus la mort, on ne la considère plus comme un mal dès lors que l’on comprend qu’elle n’est cause
d’aucune douleur : elle est bien plutôt l’abolition de toute sensibilité.

La morale d’Épicure est donc une thérapie de l’âme et du corps : son but est de ramener
l’homme à la santé psychique et physique. Immanence et matérialisme de la philosophie d’Épicure :
il n’y a rien hors de cette vie présente, aucun au-delà, aucune transcendance. Le bonheur ne peut donc
être recherché que dans la jouissance des biens de ce monde. Le plaisir est donc pris comme principe
absolu de toute éthique et de toute pratique et le bonheur est acquis grâce à sa régulation : on ne peut
pas chercher trop de plaisir, car le trop est déjà un amoindrissement du plaisir. La vertu n’est donc rien
d’autre que la régulation d’une pratique intelligente du plaisir. Puisque le plaisir est le seul moyen
par lequel nous pouvons être heureux, il faut le soigner, lui rendre toute sa pureté en l’éloignant de
tous les excès. Par conséquent, si tout plaisir, en tant qu’il s’accorde avec notre nature, est bon en soi,
tout plaisir n’est pas pour autant bon à rechercher :

« Précisément parce qu’il est le bien premier, épousant notre nature,


pour cela précisément nous ne recherchons pas tout plaisir. Il est des cas où
nous méprisons bien des plaisirs : lorsqu’ils doivent avoir pour suite des
désagréments qui les surpassent ; et nous estimons bien des douleurs
meilleures que les plaisirs : lorsque, après les avoir supportées longtemps, le
plaisir qui les suit est plus grand pour nous. Tout plaisir est en tant que tel un
bien et cependant il ne faut pas rechercher tout plaisir ; de même la douleur
est toujours un mal, pourtant elle n’est pas toujours à rejeter. Il faut en juger
à chaque fois, en examinant et comparant avantages et désavantages, car
parfois nous traitons le bien comme un mal, parfois au contraire nous
traitons le mal comme un bien. »
Épicure, Lettre à Ménécée, pages 11-12.

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Ainsi, les désirs, qui visent les plaisirs, ne se distinguent pas par leur principe, qui sera
toujours la recherche d’une satisfaction, mais par leur utilité. Nous devons examiner les avantages et
les inconvénients qui résultent de leur satisfaction : il y a donc un calcul rationnel, une
hiérarchisation des désirs. D’un côté se trouvent alors les plaisirs en repos, et de l’autre les plaisirs
en mouvement :

- les plaisirs en repos (ou catastématiques) sont des plaisirs qui ne sont pas liés à la douleur,
des plaisirs purs, stables et sereins.

- les plaisirs en mouvement sont des plaisirs dont l’intensité est toujours liée à la douleur, des
plaisirs excessifs qui ne sont pas purs.

Avec Épicure, le lien entre la morale et le bonheur, entre la vertu et la vie heureuse apparaît
très clairement : la morale est une thérapeutique destinée à guérir l’homme des désirs et des craintes
qui l’emportent hors de lui-même et le font souffrir. Et le bonheur ne consiste en rien d’autre qu’en
une purification du plaisir qui ramène ce dernier à sa juste mesure, en le délivrant des excès. L’homme
heureux est donc maître de lui-même, de ses désirs et de ses pensées, il ne craint pas l’avenir, il est
imperturbable ou encore, comme le dit Épicure, il vit « comme un dieu parmi les hommes. »

Cependant, le philosophe semble produire une conception « négative » du plaisir et du


bonheur : la philosophie étant une thérapie de l’âme et du corps, le plaisir et le bonheur consistent
seulement en une cessation de la douleur. On est donc bien loin de l’idée que se fait l’opinion
commune de l’épicurisme, puisque celui-ci repose bien plus sur un ascétisme que sur un hédonisme.
De plus, la morale y reste seconde, la vertu étant mise au service du plaisir. Risque = réduire le
bonheur à une dimension purement sensible, animale, à laquelle Platon s’opposait. Mais malgré cette
différence, les analyses de Platon et d’Épicure reposent sur la même affirmation centrale : le bonheur
ne consiste pas en la satisfaction illimitée des désirs. C’est une telle affirmation que l’on trouve
également au cœur de la morale stoïcienne.

3) La morale stoïcienne
Ce que le stoïcisme s’attache à repousser, tout comme Platon et Épicure, c’est le caractère
illimité du désir, le débordement des affects et les souffrances qui en découlent. L’un de ses grands
représentants est Épictète, dont la philosophie accorde une place centrale à la morale. Les questions
que se pose Épictète sont alors les suivantes : « Que dois-je faire » et « Comment être heureux ? » = la
morale et le bonheur sont étroitement liés.

À l’homme ordinaire qui vient l’interroger pour savoir comment gérer les désirs, Épictète
répond qu’il faut suspendre les désirs, en attendant de pouvoir opérer la distinction entre les désirs qui
conduisent à la souffrance et ceux qu’il faut au contraire cultiver. Et cette distinction en appelle
nécessairement une autre : celle entre « ce qui dépend de nous » et « ce qui n’en dépend pas » ou
encore « ce qui est à notre portée » et ce qui est « hors de notre portée ». La souffrance et le
malheur proviennent en effet de ce que l’homme désire les choses qui ne sont pas en son pouvoir.
C’est pourquoi le philosophe fait la différence entre ce que nous pourrions appeler l’ utilité selon la
nature, c’est-à-dire ce qui permet de ne dépendre que de soi, et les opinions, c’est-à-dire ce qui, dans
les choses, nous aliène et se trouve hors de notre portée ; et cette nouvelle distinction peut être
subsumée sous une autre, plus essentielle encore : celle entre les actions et les passions :

« Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre
portée. À notre portée le jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion : en un
mot, tout ce qui est notre œuvre propre ; hors de notre portée, le corps,
l’avoir, la réputation, le pouvoir : en un mot, tout ce qui n’est pas notre
œuvre propre. Et si ce qui est à notre portée est par nature libre, sans
empêchement, sans entrave, ce qui est hors de notre portée est inversement
faible, esclave, empêché, étranger. »
Épictète, Manuel, I, page 63.

8
- Ce qui dépend de nous, ce sont donc nos jugements, impulsions, désirs, aversions et notre
volonté, qu’Épictète ne mentionne pas dans notre texte. Il s’agit des actions, au sens où ils
proviennent de nous et nous constituent en propre (activité).

- Et ce qui ne dépend pas de nous, ce sont le corps, l’avoir, la réputation, le pouvoir. Toutes
ces choses sont des passions, parce qu’elles nous éloignent de nous-mêmes (passivité).
Par ailleurs, seul ce qui dépend de nous, ce qui est réellement nôtre, a trait au bien ou au mal ;
hors de nous, tout est indifférent. C’est la raison pour laquelle, dans les choses qui dépendent de nous,
il faut discriminer entre celles qui sont désirables et celles qui ne le sont pas :

- ce qui est éminemment désirable, c’est de conserver sa liberté et sa dignité, en se gardant


d’être entraîné dans des mouvements passionnels qui font perdre le contrôle de soi. Ce premier type de
désir est en accord avec la raison et la volonté : parce qu’il s’accorde avec la raison, je peux y placer
toute ma volonté. Volonté = ce qui désire avec raison.

- ce qui n’est pas désirable et qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les passions, les désirs qui
nous entraînent loin de nous-mêmes, loin du calme et de la sérénité recherchés par la sagesse. Ce
second type de désir ne s’accorde pas avec la raison, et la volonté doit lutter contre lui.

Le sage ne désire pas seulement sa liberté et sa dignité, mais parce qu’elles sont désirables en
elles-mêmes, il les veut. Les stoïciens s’efforcent donc de développer la volonté en eux = mouvement
qui est la marque de notre liberté et de notre autonomie et qui s’oppose à la pente de l’affectivité.
Pour être heureux, il faut donc trier les désirs et ne faire porter sa volonté que sur ceux qui s’accordent
avec la raison et dépendent de nous ; c’est en désirant ce qui nous est étranger et ce que nous ne
parvenons presque jamais à obtenir que nous sommes malheureux.

Ex. d’Épictète : si je vais me baigner, il faut que je me représente ce qui se passe d’ordinaire
dans les bains publics : violence, vols, injures. Ainsi, lorsque je m’y rendrai, je me dirai : « Je veux me
baigner, mais je veux aussi conserver ma liberté et mon indépendance, qui constituent ma nature
propre ». De cette manière, si quelqu’un m’empêche de me baigner, je me dirai : « Je ne voulais pas
seulement me baigner, je voulais aussi conserver ma liberté et mon indépendance ; si je me fâchais, je
les perdrais. » Idéal du stoïcisme : sérénité face à ce qui ne dépend pas de nous = accepter l’ordre du
monde, c’est-à-dire que les choses soient telles qu’elles sont (on dit souvent qu’on peut
rester « stoïque » devant certains malheurs). Pour Épictète, ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas
les choses, mais les évaluations, les opinions sur les choses : par exemple, ce n’est pas la mort qui est
terrible, mais notre crainte devant elle ; et dans ce cas, pourquoi craindre ce qui ne dépend pas de
nous ? Toutes ses pensées étant en son pouvoir, le sage doit donc régler ses désirs et ses opinions sur
ce qui dépend de lui : il s’agit là de la condition de sa liberté et de son ataraxie :

« Donc, rappelle-toi : si tu estimes libre ce qui par nature est esclave,


et propre ce qui est étranger, tu seras entravé, tu prendras le deuil, le trouble
t’envahira, tu feras des reproches aux dieux comme aux hommes, mais si tu
estimes tien cela seul qui est tien, étranger, comme il l’est en effet, ce qui est
étranger, personne, jamais, ne te contraindra, personne ne t’empêchera, à
personne tu ne feras de reproche, tu n’accuseras personne, jamais, non,
jamais tu n’agiras contre ton gré, d’ennemi, tu n’en auras pas, personne ne te
nuira, car rien de nuisible non plus ne t’affectera. »
Ibid.

La liberté, la sérénité (on pourrait dire aussi l’équanimité = humeur égale en toutes
circonstances) et la maîtrise de soi dépendent de la domination de l’âme sur les opinions, de la maîtrise
des passions au moyen d’une action sur ce qui seul dépend de nous : nos évaluations ou opinions.
C’est en agissant sur ces dernières que les choses peuvent nous apparaître différemment et nous laisser
libres. Il faut ramener les choses à ce qu’elles sont vraiment afin de ne pas être entraîné par les
passions et rester serein : il faut en quelque sorte passer du principe de plaisir au principe de réalité.

9
Chez Epictète, le souverain Bien, autrement dit ce qui est la fin ultime de nos actions et ce qui
nous mène au bonheur, c’est l’accord de la volonté et de la raison. Il y a pour le philosophe un ordre
immuable des choses, auquel nous ne pouvons rien changer : nous devons alors être spectateur du
monde et l’accepter tel qu’il est ; en agissant sur nos pensées, nos désirs, nos passions, nous pouvons
alors quitter notre malheur, notre trouble ou notre souffrance face aux événements pour accepter avec
courage ce qui arrive. La liberté, pour Épictète, consiste alors à vouloir que les choses se déroulent,
non pas comme nous voudrions qu’elles se déroulent (ce qui est rarement le cas et ce qui nous rendrait
forcément malheureux), mais telles qu’elles se déroulent effectivement. Liberté = ne dépendre que de
soi, et non pas des événements : le bonheur est donc tout sauf une affaire de chance, de bonne fortune ;
au contraire, il dépend intimement en nous : de nos pensées, de notre raison et de notre volonté.

Finalité de la morale d’Epictète = maîtrise et domination des désirs qui nous poussent à
rechercher des « faux biens » (des biens incertains qui ne dépendent pas de nous). Et tout le travail de
cette morale porte sur nos idées : il faut réfléchir à la relativité des valeurs, et nous convaincre que
c’est nous qui décidons que ce qui nous arrive est bien ou mal. Travail progressif (« on devient
philosophe comme on devient athlète ») : il faut commencer par la considération des petites choses
pour atteindre ensuite une sagesse qui nous rend égale aux dieux. Sagesse = ne pas chercher à modifier
les choses ou l’ordre du monde, mais chercher à transformer notre rapport au monde, afin de l’accepter
tel qu’il est et de ne pas en souffrir. Le bonheur est donc une affaire purement intérieure et
spirituelle : il implique une acceptation des choses qui seule permet de lutter contre les emportements
passionnelles telles que la colère, la tristesse ou le désespoir. Sagesse = recentrage sur soi, autarcie,
autosuffisance. On peut donc dire que l’homme est heureux lorsqu’il est en lui-même, lorsqu’il rejette
toutes les sources d’aliénation : il est heureux lorsqu’il est réellement homme. C’est cette idée
qu’avance également Aristote dans sa réflexion sur le bonheur.

4) Aristote : le bonheur comme excellence de l’homme


Nous verrons que la définition aristotélicienne du bonheur est très certainement celle qui
accorde la place la plus importante à la vertu. Pour Aristote, le bonheur est le souverain Bien, ce en
vue de quoi nous faisons tout ce que nous faisons, il est le but ultime de toutes nos actions, qui ne
sert de moyen pour aucune fin ultérieure. Il est donc une fin parfaite, qui n'est jamais un moyen pour
autre chose : on ne veut pas être heureux pour autre chose que le bonheur lui-même. Ce bonheur est le
bien ultime qui n’est recherché que pour lui-même et que rien d’extérieur ne rend plus désirable qu’il
n’est par lui-même. Et Aristote prend soin de préciser que ce bonheur est propre à l’homme ; en ce
sens, il consiste nécessairement en des actions qui expriment l’essence de l’homme.

Commençons donc par énumérer les différentes composantes de ce bonheur :

- tout d’abord, le bonheur consiste en une certaine activité.

- cette activité doit être conforme à l’essence de l’homme, à ce qu’il y a de plus élevé en lui :
le bonheur se définit alors comme excellence ou perfection.

- et la partie de l’homme de laquelle provient l’activité qui mène au bonheur, c’est la


raison (l’âme rationnelle est ce qui caractérise l’humanité en l’homme) : le bonheur est donc une
activité conforme à la partie rationnelle de l’homme qui, pour Aristote, le rend semblable aux dieux, il
est un bien proprement divin.

- enfin, l’activité conforme à la raison se traduit par la vertu = certaine attitude habituelle
(« hexis » en grec), un type de comportement, une façon d’agir volontaire à l’égard des passions. Le
bonheur repose par conséquent sur la conformité à la raison et à la vertu ; les actions vertueuses, quant
à elles, dépendent d’une rationalité pratique qu’Aristote appelle prudence ou sagacité (selon les
traductions) (phronèsis) = « un état vrai, accompagné de raison juste, qui porte à l’action quand sont
en jeu les choses bonnes ou mauvaises pour l’homme » (Éthique à Nicomaque, VI, 1140b 5-6, page
303). La vertu est une disposition morale de la volonté, par laquelle l’homme accomplit sa fonction
propre (il est un être de raison).

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Pour Aristote, agir vertueusement, c’est agir conformément à notre essence ; c’est pourquoi il
y a aussi une vertu du musicien, qui est de bien savoir jouer de son instrument, du cheval, qui est de
bien porter son cavalier, ou même de l’œil, qui est de nous permettre de voir distinctement. Vertu =
accomplissement de sa fonction propre. Par conséquent, la vertu de l’homme consiste en une
activité conforme à sa fonction, c’est-à-dire conforme à son âme rationnelle :

« Dans ces conditions, si nous posons que l’office de l’homme est une
certaine forme de vie (c’est-à-dire une activité de l’âme et des actions
rationnelles), mais que, s’il est homme vertueux, ses œuvres seront parfaites
et belles, dès lors que chaque œuvre parfaitement accomplie traduit la vertu
qui lui est propre, dans ces conditions donc, le bien humain devient un acte
de l’âme qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte qui traduit la
plus parfaite et la plus finale. »
Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1098a 12 – 1098a 18, page 71.

La vertu ne s’acquiert que par la pratique continue (elle est une habitude, comme une seconde
nature), plus précisément la pratique de la justice et de la tempérance ou modération. Nous disions
plus haut qu’elle est une certaine façon d’agir habituelle et volontaire à l’égard des passions : il faut
désormais préciser qu’elle consiste en la détermination du juste milieu, de la moyenne (mesotès en
grec). Elle est le milieu entre deux extrêmes, l’un par excès, l’autre par défaut :

« 7.3. Définition de la vertu.


Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une
moyenne, fixée relativement à nous. C’est sa définition formelle et c’est
ainsi que la définirait l’homme sagace. D’autre part, elle est une moyenne
entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ; et cela tient encore au
fait que les vices, ou bien restent en deçà, ou bien vont au-delà de ce qui est
demandé dans les affections et les actions, alors que la vertu découvre le
milieu et le choisit. »
Ibid., II, 1107a 1 – 1107a 5, pages 116-117.

Tout homme sage doit fuir l’excès et le défaut (il doit fuir les passions) et rechercher la sage
moyenne : ce n’est qu’à cette condition qu’il accède à l’équilibre qui lui permet d’assurer sa fonction
propre. Vertu de courage = juste milieu entre lâcheté et témérité ; vertu de générosité = juste milieu
entre avarice et prodigalité. Dans chaque cas, nous devons sélectionner notre attitude en fonction d’un
juste milieu établi par la raison et par rapport à nous (et non pas par rapport à l’objet), en tenant
compte des circonstances ; juste milieu = relatif ; il n’y a pas de moyen terme en soi et abstrait.

Le souverain Bien réside dans la vertu suprême, c’est-à-dire celle qui est conforme à la partie
la plus élevée en l’homme, autrement dit la raison. Ce qui implique que l’homme n’est heureux que
lorsqu’il agit conformément à son essence : l’homme heureux est un homme achevé, accompli. Le
bonheur réside donc dans les actions conformes à la vertu. Et la vertu suprême, qui mène au
bonheur, est une activité contemplative, théorétique = pure activité de la raison.

« 3.1. L’activité heureuse qui traduit la vertu suprême.


Mais si le bonheur est une activité traduisant la vertu, il est
parfaitement rationnel qu’il traduise la vertu suprême ; laquelle doit être
vertu de ce qu’il y a de meilleur. Alors, que cela soit l’intelligence ou autre
chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger, en ayant une
idée de ce qui est beau et divin) ; que cela soit quelque chose de divin en lui-
même ou ce qu’il y a de plus divin en nous : c’est son activité, lorsqu’elle
exprime la vertu qui lui est propre, qui doit constituer le bonheur achevé. »
Ibid., XI, 1177a 12 – 1177a 17, pages 524-525.

11
Finalement, on peut définir la vertu à la fois comme la volonté de subordonner les appétits de
l’âme, les désirs et les passions à la droite raison, mais aussi comme réalisation de l’homme, comme
achèvement : en tant qu’activité conforme à ce qu’il y a de plus élevé en l’homme, c’est-à-dire à la
raison, la vertu nous permet de développer ce qui n’était en nous qu’à l’état de disposition, elle fait
passer à l’acte ce qui n’était en nous que puissance. L’homme vertueux est heureux parce qu’il est un
homme accompli, dont l’activité est éminemment humaine. Bonheur = accomplissement intellectuel et
moral de l’homme.

On peut apporter deux précisions à la réflexion d’Aristote :

- tout d’abord (rappel du cours sur l’État) : le bonheur n’est pas une affaire essentiellement
privée, mais publique, collective ; chez Aristote, bien privé et bien public coïncident. Cf. Les
Politiques : la cité, autosuffisante, n’a plus pour fin l’entretien de la vie, comme la famille et le village,
mais le bonheur, le « bien vivre » = une vie conforme à l’excellence de l’homme ; « bien » prend un
sens d’abord adverbial, au sens où par exemple un cithariste joue bien de son instrument. La cité est ce
vers quoi tendent naturellement les associations humaines élémentaires, elle est la fin de toutes les
associations humaines, leur aboutissement : elle permet l’autarcie et le bonheur. La cité est la
communauté la plus éminente, elle vise le bien suprême et permet de réaliser les aspirations naturelles
de l’homme (la raison pour laquelle il s’associe à d’autres hommes ; le bien, le bonheur est la raison
pour laquelle les hommes font ce qu’ils font = mobile de leurs actes). La cité est donc naturelle
puisqu'elle vise le bonheur, elle réalise l'homme ; c'est en elle que l'homme réalise sa fin : le bonheur
est le signe que l’homme mène une existence conforme à sa nature, qu’il réalise sa nature. Dans la
cité, le législateur doit œuvrer à la vertu des citoyens par l’intermédiaire des lois, par lesquelles les
jeunes gens acquièrent des habitudes conformes à la vertu = identité entre bien privé et bien public :
conception eudémoniste de la politique. La politique œuvre au bonheur des citoyens par l’éducation,
elle est au service du souverain Bien collectif.

L’utilitarisme affirmera également que le bonheur est une affaire politique. Cf. Jeremy
Bentham (1748-1832), Introduction aux principes de la morale et de la législation. Pour l’utilitarisme,
la morale fonctionne selon le principe de l’utilité : il faut juger toute action en fonction de
l’augmentation ou de la diminution de plaisir qu’elle procure = morale hédoniste. Pour Bentham, la
nature a placé l’humanité sous la gouverne de deux maîtres, qui sont le plaisir et la douleur ; c’est eux
seuls qui doivent nous indiquer ce que nous devons faire. Utilitarisme = identité entre plaisir et
devoir : c’est un devoir de rechercher le plaisir. L’utilité est alors le seul critère de la moralité : une
action est bonne dans la mesure où elle contribue au bonheur du plus grand nombre. But de la société
= plus grand bonheur du plus grand nombre, atteindre le maximum de plaisirs et le minimum de
peines. Le législateur doit garantir le bonheur individuel et collectif en opérant une harmonisation
entre eux : il doit y avoir une totale coïncidence entre l’intérêt individuel et l’intérêt public. Rôle de
la sanction = limiter les intérêts individuels pour obtenir une harmonisation de tous les intérêts.
Méthode du législateur = arithmétique des plaisirs et des peines, « calcul félicifique » = maximiser les
plaisirs, minimiser les peines. Il s’agit là d’une doctrine conséquentialiste qui ne considère la morale,
la politique et, de manière générale, les actions, pour leurs seuls effets, leurs conséquences quant au
bonheur de tous.

- enfin, pour Aristote, le plaisir n’est pas exclu du bonheur ; au contraire, le philosophe
affirme, d’une part, que la vertu ne suffit pas au bonheur et, d’autre part, que le bonheur exige un
corps en bonne santé, des biens extérieurs, en résumé de la fortune, de la chance :

« C’est pourquoi l’homme heureux a besoin, par surcroît, des biens


corporels, des biens extérieurs et de la fortune, afin de ne pas avoir
d’entraves venant de là. Et ceux qui prétendent que le supplicié sur sa roue
ou la victime de grandes infortunes sont heureux pourvu qu’ils soient
hommes de bien, ces gens-là, bon gré mal gré, parlent pour ne rien dire. »
Ibid., VII, 1153b 19 – 1153b 20, pages 399-400.

12
Aristote reconnaît que le souverain Bien se trouve dans la vertu et que seule la vertu permet
d’atteindre le bonheur. Mais il s’intéresse aussi aux conditions qui nous permettent d’atteindre le
bonheur et il constate que quand le malheur est à son comble, il n’est plus possible de jouir d’un
parfait contentement, d’une béatitude complète :

- il ne s’agit pas de dire que la vertu est impossible dans les situations extrêmes, puisque
l’expérience montre le contraire : il y a des hommes qui parviennent à ne pas parler sous la torture. Les
situations extrêmes rendent donc la vertu beaucoup plus difficile, mais pas impossible.

- il ne s’agit pas non plus de nier qu’on puisse retirer d’une telle vertu un certain contentement
intérieur : l’homme qui parvient à ne pas parler sous la torture peut être content de lui, et il l’est sans
doute.

- il s’agit seulement de nier que ce contentement soit la source d’un véritable bonheur. En
d’autres termes, Aristote refuse de réduire le bonheur au pur contentement intellectuel de soi, c'est-à-
dire à la bonne conscience, dénuée de tout plaisir, tout simplement parce que ce contentement (la
bonne conscience) ne peut réjouir que l’esprit seul et non l’homme tout entier. Or l’homme n’est pas
un pur esprit et, quelle que soit sa vertu, il ne peut être pleinement satisfait s’il est soumis à des
conditions inhumaines. N’est-il pas par exemple absurde de parler de bonheur pour celui qui n’a pas
d’autre solution vertueuse que le suicide pour échapper à la torture et être certain de ne pas parler ?
Ce qu’Aristote veut nous faire comprendre, c’est donc que réduire le bonheur à la seule vertu, c’est
réduire l’homme à son seul esprit : c’est nier ou oublier sa dimension corporelle et affective, son
incarnation : c’est postuler à tort une totale indépendance de l’âme à l’égard du corps.

Il faut donc admettre qu’une certaine part de bonne fortune et de plaisir (absence de troubles
physiques et moraux) est bien une condition pour accéder au bonheur. Il ne suffit pas d’être vertueux
pour être heureux. Par conséquent, les biens extérieurs participent également au bonheur ; et une fois
ce bonheur atteint grâce à un travail de longue durée, il est très difficile à enlever à celui qui le
possède ; ce qui ne signifie pas que l’homme vertueux et heureux est totalement imperturbable, mais
qu’il faudra de nombreux et répétés malheurs pour le déloger du bonheur. L’homme heureux est un
homme qui ne manque de rien (autarcie), mais les choses extérieurs peuvent fortifier ou ruiner son
bonheur. C’est pourquoi un tel homme a nécessairement des amis, dans lesquels il peut contempler
l’image de son propre bonheur. Amitié véritable = intensification du sentiment d’existence.

Dans cette première partie, nous avons pu constater le lien qui existe entre bonheur et morale.
Ce lien est d’ailleurs symbolisé par le terme par lequel les morales antiques désignent le bonheur : le
souverain Bien, qui est la traduction morale d’une aspiration naturelle propre à tous les hommes. Ces
morales doivent donc être appelées des éthiques du bonheur : elles nous enseignent que le bonheur est
notre vocation, notre destinée et que nous pouvons l’atteindre par nos propres moyens. Et ce bonheur
ne consiste pas en une satisfaction illimitée des désirs : il implique une certaine discipline, une
maîtrise de soi, il consiste en une activité conforme à notre nature d’être raisonnable. Néanmoins,
réduire la morale à la recherche des fins de nos actions, d’une vie bonne et donc heureuse, n’est-ce
pas occulter son caractère normatif et obligatoire ? Le propre de la morale n’est-il pas de nous
imposer des devoirs, des règles d’action ? C’est ce problème qu’il s’agit pour nous d’examiner dans
la deuxième partie de notre réflexion.

13
II) MORALE ET DEVOIR
Le but de cette deuxième partie, c’est de montrer que la morale constitue un ensemble de
règles d’action qui nous dictent ce que nous devons faire. Le propre de la morale, ce ne serait donc
plus le souverain Bien, le bonheur, mais le devoir. La notion de devoir est indissociable de celle
d’obligation (un devoir, c’est une obligation) qui est souvent confondue avec celle de nécessité et de
contrainte : la nécessité = le rapport d’une chose ou d’un être aux lois de la nature ; une contrainte =
le rapport d’un être libre à une force ; une obligation = le rapport d’un être libre à une loi ou une règle
(c'est-à-dire à un principe d’action impératif : un « tu dois », un « il faut »). Il faut donc que l’on
s’interroge sur les fondements du devoir et de la morale, autrement dit sur les règles d’action et de
comportement qui nous sont imposées. Dès lors, deux genres essentiels et différents de morale doivent
être analysés : la morale par provision et la morale universelle.

1) Les principes de la morale par provision


L’objet de la morale, c’est l’action, et cette action présente un double problème :

- d’une part, le spectacle du monde nous pousse au scepticisme parce qu’il semble y avoir
une multiplicité de morales contradictoires : on ne sait donc pas ce qu’on doit faire = quels
principes doivent guider notre action. Ex. : doit-on être pour ou contre l’avortement ? Pour ou contre
la peine de mort ? Pour ou contre le terrorisme, l’excision, la polygamie, le fait de couper la main des
voleurs, les mariages forcés, etc. ?

- même si quelques principes semblent à peu près certains (ex. il ne faut pas mentir, il ne faut
pas voler, il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne veut pas qu’on nous fasse, etc.), chaque cas étant
particulier et souvent complexe, il n’est pas toujours facile de savoir s’il rentre ou non sous le
principe général. Ex. : faut-il dire une vérité pénible à un malade qui risque d’en mourir ? Ne peut-on
voler, si c’est pour nourrir ses enfants ? Ne peut-on mentir ou faire un faux témoignage, si c’est pour
sauver un innocent ?

Il semble donc impossible d’obtenir une certitude quant à ce que nous devons faire :

- qui dit action, dit nécessairement situation particulière et souvent complexe, donc risque de
doute ; les principes moraux ne font pas l’objet d’un accord unanime ;

- et par conséquent attendre une certitude totale pour agir, c’est nécessairement se condamner
à l’irrésolution et à l’inaction.

Cf. : texte 1 : chercher une certitude absolue dans l’action est absurde parce que :

1) point de vue théorique : l’action, contrairement à la science, ne concerne pas que l’esprit
seul, qui est incorruptible et immortel : elle concerne le composé de l’homme, qui est, lui, corruptible
= tandis que la science porte sur des réalités intemporelles et immuables, l’action porte sur une réalité
toujours particulière et changeante.

2) point de vue pratique : attendre une certitude totale pour agir, c’est se condamner à
l’inaction totale et donc à la mort.

3) Il est d’autant plus absurde d’attendre une certitude totale que le sentiment de certitude est
souvent très subjectif : certaines choses me semblent certaines alors qu’elles sont fausses. Si l’on
voulait une certitude totale, il faudrait donc tout remettre en cause, y compris ce qui nous semble
certain. Par conséquent : si l’on ne veut pas rester inactif et sombrer dans l’irrésolution, il faut bien
accepter de ne pas douter de tout :

14
« Il est certain qu’en ce qui regarde la conduite de notre vie nous
sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que
vraisemblables, à cause que les occasions d’agir en nos affaires se
passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous
nos doutes. »
Descartes, Les principes de la philosophie, I, 3.

Car, si l’irrésolution peut avoir un aspect positif (quand elle est synonyme de prudence), un
excès d’irrésolution est forcément négatif : cf. texte 2.

Il y a donc nécessité d’une « morale par provision », dont le but est double :

- se donner le temps d’examiner les principes de la morale pour savoir quels sont les
principes véritables sans se condamner à l’inaction ou à l’irrésolution ;

- adopter une conduite résolue en cas de doute ou de difficulté.

La morale par provision est donc à la fois une morale provisoire pour ce qui est des principes
généraux de l’action et une morale définitive pour ce qui est des cas particuliers dans lesquels on
doute : une morale définitive pour faire face au doute.

Les principes de la morale provisoire sont les suivants :

1) Il faut d’abord évidemment commencer par prendre conscience du fait qu’il est impossible
d’obtenir autant de certitude dans la conduite de la vie que dans les sciences. Le « premier » principe
de la morale par provision est de bien comprendre qu’une morale par provision est nécessaire.

2) Il faut ensuite obéir aux lois et coutumes du pays dans lequel on vit et suivre toujours
les opinions les plus modérées. Cf. texte 3, § 2. Il y a deux raisons à cela :

- il faut d’abord suivre les lois et coutumes du pays dans lequel on vit parce que, même s’il
existe des lois ou des coutumes meilleures ou aussi bonnes ailleurs, l’essentiel est de régler notre
attitude sur les lois et les coutumes de ceux avec qui l’on doit vivre.

- de plus, les lois et coutumes = peuvent être mauvaises ou imparfaites, mais elles ont la
plupart du temps été adoucies par l’usage et elles sont souvent meilleures que les réformes qu’on leur
oppose = valeur de la coutume et de l’usage. De plus, loi et coutume = ordre = une forme de justice.
D’où la méfiance légitime à l’égard de la révolte et des projets révolutionnaires. Cf. texte 4.
Néanmoins, si l’on a plus de temps, on peut et on doit examiner en particulier toutes les mœurs du
lieu où nous vivons pour savoir jusqu’où elles doivent être suivies :

« Il faut examiner en particulier toutes les mœurs des lieux où nous


vivons, pour savoir jusques où elles doivent être suivies. Et bien que nous ne
puissions avoir des démonstrations certaines de tout, nous devons néanmoins
prendre parti, et embrasser les opinions qui nous paraissent les plus
vraisemblables, touchant toutes les choses qui viennent en usage, afin que,
lorsqu’il est question d’agir, nous ne soyons jamais irrésolus. Car il n’y a que
la seule irrésolution qui cause les regrets et les repentirs. »
Descartes, Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645.

- enfin choisir les opinions les plus modérées = vraisemblablement le meilleur choix (le bien
est rarement du côté de l’excès) et en cas d’erreur, la modération permet d’être moins éloigné du bien
que l’excès. Ex. : dans un cas où la juste attitude est de ne pas réagir du tout, il vaut mieux réagir de
façon modérée plutôt que de réagir de façon excessive.

15
3) Il faut ensuite être le plus ferme et le plus résolu dans nos actions une fois que le choix
est fait. Cf. texte 3, § 2 :

- lorsque l’action ne souffre aucun délai, faire un choix et s’y tenir = le seul moyen de ne pas
rester « au milieu de la forêt » = de tenter quelque chose, plutôt que de subir passivement les
événements ;

- même si l’opinion qu’on suit est incertaine, la raison pour laquelle on la suit est, elle,
certaine : tenter quelque chose vaut mieux que de rester paralysé et c’est la seule façon d’éviter les
remords et les repentirs issus de l’irrésolution. Explication : rester irrésolu, c’est subir, et par
conséquent même si les choses se passent bien, nous savons que nous ne devons notre bonheur qu’à la
chance. Si au contraire nous tentons quelque chose, nous aurons toujours la satisfaction d’avoir essayé,
de ne pas nous en être remis à la fortune, même si les choses tournent mal.

- c’est pourquoi cette fermeté dans la résolution n’a rien à voir avec l’opiniâtreté ou
l’obstination : cf. texte 5 :

a) l’opiniâtreté ou l’obstination, c’est le fait de tenir pour vrai et certain ce qui est seulement
douteux : c’est une erreur de jugement ;

b) la fermeté dans la résolution, c’est le fait de suivre provisoirement le douteux comme s’il
était certain mais tout en sachant qu’il est douteux et uniquement parce qu’aucune autre opinion ne
semble meilleure et que l’action ne souffre aucun délai.
La fermeté réside donc uniquement dans la volonté et laisse l’entendement parfaitement libre. Elle est
de plus un moyen provisoire.

- enfin, le devoir et la vertu = examiner et suivre sa conscience, même si on se trompe, dès


lors que c’est involontairement et en toute bonne foi. Au contraire, agir contre sa conscience ou sans
prendre la peine de l’examiner = une faute grave, même si on se trouve faire le bien. Explication : le
devoir de l’homme n’est pas de faire le bien (car à l’impossible nul n’est tenu), mais d’agir en
conscience = de faire ce qui lui semble être le bien dans les conditions particulières qui sont les
siennes et selon l’éclairage de sa raison. Cf. texte 6.

4) Il faut encore se vaincre plutôt que la fortune et changer nos désirs plutôt que l’ordre
du monde = ne pas désirer ce qui ne dépend pas de nous = se satisfaire d’avoir fait de notre mieux,
quelles que soient les conséquences de nos actes. Cf. texte 3, § 3.

5) Lorsque le doute est total et qu’on n’arrive pas à distinguer rationnellement une opinion
plus probable qu’une autre, on peut encore et même on « doit » suivre le conseil de son génie = suivre
ses inclinations intérieures = faire ce qui nous inspire le moins de répugnance ou le plus de joie. La
raison est ici essentiellement psychologique : même si notre sentiment personnel n’a aucune valeur
objective, il est certain qu’on fait mieux ce qu’on fait sans répugnance que ce qu’on fait avec
répugnance. En agissant avec plaisir ou sans dégoût, on a plus de chances de réussir qu’en agissant à
reculons. Cf. texte 7.

6) Il faut enfin respecter la règle de la supériorité du tout sur la partie : cf. texte 8 :

- cette règle est d’abord la reconnaissance de notre dette et de notre dépendance à l’égard
des « touts » dont nous sommes une partie et sans lesquels nous n’existerions pas : la famille, la
société, l’Etat, la terre, l’univers. En plaçant les intérêts du tout avant les nôtres, nous veillons donc à
notre intérêt personnel tout en faisant notre devoir moral.

- cette règle doit toutefois être appliquée avec « mesure et discrétion » : le sacrifice de soi n’a
de sens que s’il est réellement utile et justifié : il doit permettre un bien réel qui soit supérieur au bien
que je pourrais faire en restant vivant.

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- enfin cette règle est la condition d’une vie vraiment vertueuse et riche : sans elle, aucun
altruisme et aucun héroïsme ne sont possibles.

2) La diversité des morales : une apparence


La morale par provision ne peut évidemment pas être entièrement définitive : s’en tenir au
respect des lois et coutumes du pays et aux opinions les plus modérées = sacrifier la justice = agir
selon une règle dont on sait qu’elle n’est pas entièrement juste. Comme l’écrit Montaigne :

« Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? Que nous


suivions les lois de notre pays ? c'est-à-dire cette mer flottante des opinions
d’un peuple ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs
et la reformeront en autant de visages qu’il y aura en eux de changements de
passion ? Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que
je voyais hier en crédit, et demain plus, et que le trajet d’une rivière fait
crime ?
Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde
qui se tient au-delà ? »
Montaigne, Essais, II, XII, PUF, 1992, pages 579.

Tout le problème est donc de savoir quels sont les vrais principes de la morale. Car, comme
l’écrit Montaigne, il est vraisemblable que la diversité des morales ne soit qu’une apparence due à
la mauvaise foi des hommes, à leur pouvoir de ratiocination :

« Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se voit des


autres créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine
s’ingérant par tout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le
visage des choses selon sa vanité et inconstance. »
Ibid., page 580.

La solution au problème = donnée par Rousseau = c’est en consultant sincèrement notre


conscience morale, qui est universelle et indépendante des sophismes de notre raison, que nous
pouvons retrouver les principes universels de la morale : cf. texte 9.

3) Les principes universels de la morale


La seconde morale que nous proposions d’analyser est la morale universelle, telle qu’elle
s’impose à nous de manière obligatoire, inconditionnée : c’est grâce à Kant que nous allons pouvoir
caractériser cette morale.

A) Le souverain Bien et la bonne volonté


Comme Descartes, Kant pense que le souverain Bien réside dans la vertu ou la bonne volonté.
Mais à la différence de Descartes, il démontre cette idée dans le § 1 des Fondements de la
métaphysique des mœurs. Cf. texte 10 :

- Thème : la bonne volonté


- Problème = qu’est-ce qui est absolument bon ?
- Thèse = la bonne volonté.
- Plan du texte :
- énoncé de la thèse
- démonstration en trois temps : 1) insuffisance des dons de la nature = les talents de l’esprit
(réflexion) + les qualités du tempérament (action). 2) insuffisance des dons de la fortune. 3) seule
subsiste la bonne volonté, qui définit le caractère d’un homme. Bonne volonté = vouloir des fins
universelles. Elle est la condition pour être digne des dons de la nature et de la fortune, c'est-à-dire du
bonheur. La morale ne mène pas au bonheur, elle nous rend seulement dignes (nous reviendrons plus
précisément sur ce point à la fin de cette partie).

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La bonté de la bonne volonté = le vouloir lui-même et non le succès ou les aptitudes. Bonne
volonté = bonne intention = vouloir indépendamment de toute inclination personnelle = vouloir le bien
pour le bien et non en vue d’une satisfaction personnelle = la volonté dont la seule fin est le bien lui-
même et non son propre bien.

Cependant, bonne volonté = intention pure mais en acte et non simple vœu pieux.
L’intention véritable suppose l’effort et l’acte, sinon elle est seulement intention d’intention = une
intention abstraite. Vouloir vouloir = ne pas vouloir.

Il faut donc distinguer :

- le domaine moral = le bien = bonne volonté = intention pure en acte et non résultat.

- le domaine technique = le parfait = efficacité et non intention pure.

- le domaine pragmatique = le bonheur = réussite ou aptitude et non intention pure.

Agir moralement, c’est donc agir par devoir et non conformément au devoir = faire le
bien uniquement parce qu’on le doit, c'est-à-dire avec la loi morale pour seul motif, et non dans un but
intéressé. Moralité ≠ légalité.

Problème : toute action, en tant que réalisée par un sujet vivant, âme et corps, ne suppose-t-
elle pas un mobile, une motivation subjective, un intérêt personnel ? D’où la question : y aurait-il un
intérêt désintéressé, pur ?

Selon Kant, le seul mobile moral = le respect pour la loi. Le respect = un sentiment purement
rationnel = l’effet de la loi morale sur ma personne. Explication : la loi morale, qui énonce mon devoir
et m’oblige sans cesse produit en moi deux effets :
- d’une part elle s’impose à moi de façon inconditionnée et suscite mon acquiescement le plus
total : je suis contraint de reconnaître sa justice absolue.

- d’autre part elle détruit toute possibilité de présomption en moi (je ne peux jamais être
totalement satisfait de moi) : elle brise l’amour-propre et le transforme en amour de soi raisonnable.

Le respect est donc le mélange de ces deux éléments : adhésion totale et humilité, sentiment
écrasant du devoir. Mais ici l’adhésion et l’humilité sont purement rationnels et non affectifs : c’est
pourquoi Kant dit que le respect ressemble à la fois à la crainte et à l’admiration, mais est beaucoup
plus que ces deux sentiments.

Il faut donc distinguer conceptuellement deux formes d’intérêt :

- l’intérêt pratique qui est pur = le respect.

- l’intérêt pathologique = une inclination quelconque.

Ainsi la bonne volonté prend intérêt à la loi (elle la respecte), mais elle n’agit pas par
intérêt (par inclination). L’action morale a donc deux motivations :

- un motif objectif = la loi morale (comment je dois agir).

- un mobile subjectif = le pur respect pour la loi (comment je veux agir).

B) La loi morale

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Étant donnée la définition du souverain Bien, la loi morale doit donc me demander d’agir
toujours en vue du bien avec une intention pure. Loi morale = émane de notre raison pratique, elle est
un fait de la raison (factum rationis). Voici la formulation de la loi que propose Kant pour réunir ces
éléments (agir toujours en vue du bien avec une intention pure) :

« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en


même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

Ou encore :

« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta


volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE. »

Explication :

- la maxime d’une action = le principe subjectif qui la guide, la règle que l’on suit.

- la loi m’impose donc d’adopter un principe d’action qui puisse valoir de façon universelle,
comme loi universelle. Or cette idée de loi universelle comprend bien tous les éléments requis :

- elle suppose un but bon puisqu’il doit pouvoir valoir universellement : le bien, en effet, ce
n’est rien d’autre que ce qui peut valoir pour tous, en tout temps et en tout lieu. Le bien, c’est
uniquement ce qui peut être universalisé : ce dont on peut souhaiter que tout le monde le fasse. Ce qui
n’est pas universalisable n’est donc pas conforme à la loi morale. Ex. : celui qui vole quelqu’un ou qui
lui ment n’a pas une intention qui peut être universalisée, car un monde où tout le monde volerait et
mentirait serait insupportable ; de plus, argument logique essentiel : dans un tel monde, le vol et le
mensonge perdraient tout leur sens. Même un voleur et un menteur n’aimeraient pas y vivre. Action
qui n’est pas conforme au devoir = contradictoire, se contredit elle-même lorsqu’on l’universalise.

- elle suppose aussi une intention pure, c'est-à-dire une intention qui soit valable
universellement, quelles que soient nos inclinations personnelles. La seule intention qu’on peut
légitimement attendre de chacun, quelles que soient ses inclinations personnelles, c’est l’intention pure
(qui fait justement abstraction de nos inclinations personnelles).

En nous imposant d’agir toujours d’après une maxime qui puisse valoir comme loi universelle,
la loi morale nous impose donc bien de faire toujours le bien (c'est-à-dire de viser des fins
universellement valables) avec une intention pure (c'est-à-dire indépendamment de toute inclination
personnelle).

Mais cette formulation de la loi morale en implique une seconde qui va mettre l’accent sur
l’attitude que les hommes doivent adopter les uns à l’égard des autres et aussi à l’égard d’eux-mêmes :
la seule attitude dont on peut souhaiter que tout le monde l’adopte, c’est celle qui consiste à respecter
les autres et à se respecter soi-même :

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta


personne que dans la personne de tous autre toujours en même temps comme
une fin, et jamais simplement comme un moyen. »

Indépendamment de tout intérêt personnel, il faut en effet se rappeler que tout homme, en tant
que sujet moral, a une dignité, c'est-à-dire une « valeur absolue », qui dépasse tout prix : l’homme
n’est pas seulement une chose, mais une personne qui doit toujours être traitée comme une fin en soi
et jamais seulement comme un moyen.

D’où les trois aspects de l’amour du prochain :

19
- accorder autant de respect à l’autre qu’à soi-même : même si le respect varie en fonction
du mérite, tout homme mérite un respect minimum en tant qu’il est un homme : même le lâche, le
méprisant, etc. méritent un certain respect. De plus, comme le fait remarquer Malebranche, il y a des
mérites indirects qui méritent notre respect : ex. une personne peut être désagréable mais utile,
condescendante mais compétente, etc. ;

- aimer son prochain, c’est aimer aussi nos ennemis (Kant = proche du christianisme) =
même si on a bien sûr le droit de s’en protéger, on doit néanmoins leur accorder aussi le respect = les
traiter toujours en même temps comme des fins et jamais seulement comme des moyens. On doit
même avoir conscience qu’un ennemi est plus franc et donc plus utile qu’un faux ami ;

- aimer son prochain comme soi-même, c’est enfin devoir aller parfois jusqu’au sacrifice de
soi : aimer son prochain comme soi-même = faire ce qu’on voudrait qu’il nous fasse = parfois lui
porter secours au péril de notre vie. Ex. : cacher des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, sauver
un homme qui se noie.

Cette seconde formulation de la loi morale est essentielle car c’est elle qui permet de montrer
les limites de la morale utilitariste : la définition du bien comme « ce qui est universalisable », « ce
dont on peut souhaiter que tout le monde le fasse », peut laisser penser que le bien c’est « l’utile » dans
le sens de ce qui est utile à la communauté des hommes : le bien, ce serait le « bien commun ».

Cette thèse est celle de l’utilitarisme pour qui, comme nous l’avons vu précédemment, le seul
commandement de la morale est de viser toujours le bien commun, même si, pour cela, il faut sacrifier
notre bien personnel : l’action morale, c’est l’action qui est utile à la communauté des hommes et une
action sans utilité n’a donc aucune valeur morale. Ex. : le sacrifice de soi n’a de sens que s’il est utile :
un sacrifice de soi sans utilité est possible et constitue une preuve de ce que les hommes peuvent faire,
mais non de ce qu’ils doivent faire.

Cette thèse a le mérite de rappeler que l’action vraiment morale = celle qui ne se désintéresse
pas de ses conséquences et qui par conséquent cherche l’utilité commune.

Mais en même temps, cette thèse réduit abusivement le bien à l’utile :

- d’abord elle relègue l’intention au second plan, alors que l’intention est déterminante d’un
point de vue moral : il ne suffit pas que l’action soit utile, il faut encore qu’elle soit désintéressée ;

- ensuite, elle ignore le fait que le bien n’a parfois rien à voir avec l’utile. Ex. : accepter de
mourir plutôt que d’abjurer sa foi sous la torture = totalement inutile pour les autres comme pour soi,
mais c’est la seule attitude digne = la seule attitude qui place la liberté de conscience plus haut que la
vie et qui préfère une mort libre et digne à une vie servile.

La définition du bien par l’universalisable ne se confond donc pas avec la définition du bien
par l’utilité commune : s’il faut bien sûr chercher à être utile, il ne faut pas pour autant renoncer à
notre dignité.

Les analyses précédentes nous permettent de comprendre que la loi morale est un impératif
catégorique et non un impératif hypothétique :

- les impératifs hypothétiques : sont des principes objectifs (objectivement nécessaires), mais
qui supposent par hypothèse un certain désir : ils sont donc relatifs à ce désir. D’où : leur forme est
toujours « si tu veux…, alors tu dois… ». Il y en a de deux sortes :

a) les impératifs techniques ou règles de l’habileté : ce sont toutes les règles qui ont pour fin
la perfection. Ces règles fondent la compétence technique = la compétence des moyens adéquats à une
fin. Ex. « si tu veux une photo nette, alors tu dois mettre au point l’objectif ».

20
b) les impératifs pragmatiques ou conseils de la prudence : ce sont tous les conseils qui
visent le bonheur comme fin de l’action (≠ la perfection). Ces impératifs ne sont que des conseils
parce qu’il est parfois possible d’être plus heureux en s’en écartant. Ex. « si tu veux que les autres
aient confiance en toi, alors tu ne dois pas faire de fausse promesse ».

- l’impératif catégorique : c’est la loi morale, qui est à la fois objectivement nécessaire et
inconditionnée, c'est-à-dire valable quels que soient nos désirs. C’est le seul impératif moral.

D’où la distinction majeure qui existe entre la prudence et la morale :

- s’écarter de la morale, c’est toujours mal faire, c’est toujours formellement interdit ;

- tandis que s’écarter de la prudence est seulement déconseillé, mais peut parfois être
bénéfique.

C’est pourquoi la réalisation du bien en soi est plus simple que la réalisation de notre bien
personnel : pour faire le bien, il suffit de suivre la loi morale ; pour faire son bien, il faut parfois savoir
s’écarter des conseils de la prudence (il y a toujours un risque de se tromper).

Ainsi la morale est à la portée de chacun : il suffit de suivre cette loi qui est en nous et qui est
la même pour tous. Tandis que la prudence n’est à la portée que des plus rusés, des plus instruits de
l’expérience, puisqu’elle dépend toujours des circonstances changeantes. Autant la morale est
« démocratique » ; autant on peut dire que la prudence est « élitiste ».

La connaissance théorique, abstraite, de la loi morale a donc deux intérêts pratiques :

- tout d’abord elle permet de démontrer l’universalité de la morale contre tout ceux qui
prétendent qu’il n’y a que des morales relatives.

- ensuite elle permet de soutenir la volonté dans sa lutte contre les mobiles intéressés : on peut
très bien savoir où est le bien sans connaître formellement la loi morale, mais nous avons tellement
tendance à essayer d’infléchir la loi en notre faveur qu’il est bon de pouvoir se la rappeler dans toute
sa rigueur.

Aucune preuve empirique de la moralité d’une action ne peut être donnée puisqu’il est
impossible de sonder les intentions des hommes (pas même les nôtres : cf. Freud et l’idée
d’inconscient). Il n’y a donc peut-être jamais eu aucune action accomplie par pur devoir. Cependant
cela ne ruine en rien la validité absolue de la loi morale.

La loi morale s’applique à tous les êtres doués de raison et de volonté : elle émane de la raison
pratique et sa validité est absolue. Par conséquent elle est valable même pour Dieu qui n’a pas le
pouvoir de la changer. Ainsi ce n’est pas parce que Dieu dit « tu ne tueras point » qu’il ne faut pas
tuer, c’est au contraire parce qu’il ne faut pas tuer que Dieu dit « tu ne tueras point ».

Cependant la loi morale ne prend la forme d’un commandement, d’un impératif que chez
l’homme parce que contrairement à Dieu ou aux saints, la volonté de l’homme peut être mauvaise.
L’homme est capable d’une bonne volonté, mais sa volonté n’est pas sainte (= qui est toujours
nécessairement morale). Néanmoins, provenant de la raison, elle est la marque de l’autonomie de
l’homme = fait de se donner à soi-même sa propre loi. Loi morale = émane de nous-mêmes, de notre
raison ≠ hétéronomie qui consiste à recevoir la loi de l’extérieur (des inclinations, des affects,
principalement).

On peut enfin mieux comprendre le fonctionnement de la conscience morale, en tant que


tribunal intérieur qui observe et juge nos actes à la lumière de la loi.

21
C) Loi morale et bonheur
Plus haut, nous avions annoncé que nous allions approfondir la question du rapport de la
morale au bonheur chez Kant. Ce que nous savons déjà, c’est, d’une part, que le fait d’agir de manière
désintéressée et avec une intention pure nous rend dignes d’être heureux : mais cela ne signifie pas
que nous le serons nécessairement ; et nous savons aussi, d’autre part, que le bonheur n’appartient pas
à la sphère de la morale, mais à celle de la prudence, qui renvoie à l’amour de soi = nous donne des
conseils sur la manière dont nous pouvons tenter d’atteindre le bonheur, mais ne nous fait apparaître
aucune action comme nécessaire (contrairement à la morale). Par conséquent : bonheur =
problématique. Cf. texte 12 :

- Thème : le bonheur
- Problème : quelle est la nature du bonheur et comment pouvons-nous l’atteindre ?
- Thèse : problème en réalité insoluble = le bonheur est un idéal de l’imagination et il n’y a aucune
action qui s’impose comme nécessaire afin d’y parvenir.
- Plan :
- bonheur = concept indéterminé qui implique une contradiction : ses éléments sont
empiriques alors qu’il exige un tout absolu. Pour déterminer ce qu’est le bonheur, il faudrait que
l’homme soit omniscient (idéal d’une prudence parfaite).
- Pour essayer de se rendre heureux, on ne peut suivre que des conseils empiriques (impératifs
de la prudence, hypothétiques) ≠ principes pratiques nécessaires (la loi morale = commandement qui
s’impose à nous de manière catégorique). Aucune action ne mène nécessairement au bonheur.
- Conclusion : bonheur = idéal de l’imagination. Totalité d’une série de conséquences qui
serait atteinte par une action. On ne peut ni déterminer ni dénombrer les éléments qui peuvent nous
permettre d’être heureux.

D’un côté, la vertu ne fait que nous rendre dignes du bonheur ; et de l’autre la prudence est
impuissante à déterminer précisément en quoi il consiste. Pourtant, tout homme recherche le bonheur
= objet nécessaire de la faculté de désire de l’homme. Scandale de la conscience morale devant un
homme vertueux et malheureux. Chez Kant, contrairement aux Anciens, le lien entre vertu et
bonheur n’est pas analytique (interne, immédiat, direct), mais synthétique (externe, médiat,
indirect : le bonheur n’est pas impliqué de manière nécessaire par la vertu). Dans le cours du monde, il
n’y a aucune correspondance entre la vertu et le bonheur : agir vertueusement exige même souvent
qu’on renonce à son bonheur. La vertu seule n’est pas la cause du bonheur, mais elle est ce qui nous
rend dignes de le posséder.

Kant propose ainsi une nouvelle nomenclature : cf. texte 13 :

- il propose d’appeler Bien suprême la vertu = conduite morale conforme à la loi qui nous
rend dignes d’être heureux et condition ultime de tout ce qui nous paraît désirable. Sans la vertu, il n’y
a pas de souverain Bien.

- et il définit le souverain Bien (Bien complet et achevé) comme l’union du Bien suprême et
du bonheur, c'est-à-dire comme l’union de la vertu et du bonheur.

Le souverain Bien consisterait ainsi dans un monde où le bonheur serait proportionnel à la


moralité : nous serions d’autant plus heureux que nous serions moraux. Il y a donc deux conditions au
souverain Bien :

- tout d’abord, il nécessite la vertu ou encore la moralité c’est-à-dire la conduite morale


conforme à la loi.

- et enfin, il nécessite un monde où le bonheur serait imparti en proportion de cette vertu ou de


cette moralité.

22
Double problème : la conduite de l’homme n’est jamais totalement conforme à la loi morale ;
il n’y a pas de correspondance entre la nature et les fins que nous visons.
Solution de Kant : cf. texte 14 : c’est par la foi, par la religion que nous pouvons espérer
atteindre le souverain Bien. Raison pratique = avance des postulats (en mathématiques et géométrie :
propositions non démontrables et non évidentes que l’on demande d’accepter en cours de
raisonnement), des actes de foi fondés en raison, des suppositions qui sont les équivalents pratiques
des hypothèses théoriques :

- postulat de l’immortalité de l’âme : indispensable à la conformité complète de la volonté à


la loi morale. Aucun être sensible ne peut l’atteindre lors de son existence : il faut qu’il soit un esprit,
que les inclinations du corps ne viennent plus compromettre son obéissance à la loi morale. Progrès
infini vers la conformité complète de nos résolutions à la loi morale. Immortalité de l’âme = condition
du Bien suprême, c’est-à-dire de la vertu.

- postulat de l’existence de Dieu : indispensable à la correspondance entre la vertu et le


bonheur. L’homme n’est pas la cause du monde par sa volonté, il ne peut pas influencer le cours des
choses par sa seule résolution morale. Pour que le bonheur lui soit attribué en proportion de sa vertu, il
faut postuler l’existence d’un être qui à la fois est la cause suprême de la nature et qui exerce une
causalité conforme à la résolution morale (qui agisse dans le cours des choses grâce à son intelligence
et à sa volonté). Bonheur = récompense qui nous est offerte dans un monde futur par un Dieu
rétributeur, justicier.

Mérite de Kant = nous faire comprendre que s’il ne dépend pas entièrement de nous
d’atteindre le bonheur, il dépend en revanche entièrement de nous d’en être dignes, c'est-à-dire de le
mériter par notre vertu.

Conséquence de son analyse : le bonheur est une affaire strictement privée, et la politique ne
doit pas s’y intéresser. Théorie et pratique : dans ce texte, Kant s’oppose au despotisme
(gouvernement arbitraire et autoritaire d'un souverain) et énonce ce qu’il considère comme les trois
principes de l’état civil légitime :

- la liberté de chacun en tant qu’homme.


- l’égalité de chacun avec tout autre en tant que sujet.
- l’autonomie de chacun en tant que citoyen.

Suivant ces principes, l’État ne peut en aucune façon contraindre les individus à être heureux à
sa manière : pour Kant, chacun peut suivre le chemin qu’il veut afin d’atteindre le bonheur, s’il ne nuit
pas à la liberté des autres. Un gouvernement qui voudrait imposer sa conception du bonheur serait un
despotisme qui agirait avec ses sujets comme un père avec ses enfants, lesquels, passifs, attendraient
du chef de l’État qu’il leur dicte la façon dont ils peuvent se rendre heureux. Ce serait là un
paternalisme, qui est pour le philosophe le pire des despotismes : à chaque fois que la sphère
politique prétend fixer la norme du bonheur, nous avons affaire au despotisme. Finalement : le
bonheur n’est ni le fondement, ni l’objet de l’État et il ne concerne que la sphère individuelle.

D) La morale concrète
Morale kantienne = reste abstraite, formelle et se heurte à la réalité : elle dit surtout ce que
nous ne devons pas faire, mais ne nous dit pas ce que nous devons faire concrètement dans chaque
situation. Problème des conflits de devoirs = le problème de la justification des moyens par la fin. La
fin justifie-t-elle les moyens ? Et en même temps, peut-on vouloir la fin sans accepter les moyens ?

a) La fin ne justifie pas les moyens


1) En apparence les moyens sont neutres : un même moyen peut servir à plusieurs fins bonnes
ou mauvaises. D’où le sentiment que les moyens sont moralement neutres : seule la fin semble bonne
ou mauvaise.

23
2) Mais en réalité les moyens ne sont pas du tout neutres : chaque moyen possède sa fin
naturelle bonne ou mauvaise, en vue de laquelle il a été conçu. Ex. : couteaux, armes, etc.

Conséquences :
- la technique = la fabrication ou l’emploi des moyens = n’est pas neutre. Le technicien doit
répondre des moyens qu’il fabrique ou qu’il emploie.

- la fin ne peut en aucun cas justifier les moyens : un moyen condamnable reste condamnable
même si la fin est bonne. L’attitude morale consiste donc à choisir non seulement une fin légitime,
mais aussi des moyens légitimes. Et le choix de moyens condamnables = immoral et injustifiable.
Il est même d’autant plus condamnable et injustifiable que, les conséquences de nos actes étant
toujours incertaines, il consiste à choisir des moyens qu’on sait avec certitude être condamnables pour
une fin seulement hypothétique. Cf. Kant : le mensonge par humanité n’est pas sûr du tout d’atteindre
son objectif.

- ce principe (la fin ne justifie jamais les moyens) reste vrai, même lorsque le moyen est
physiquement inoffensif. Ex. : mentir par humanité.
La raison ici = « qui vole un œuf, vole un bœuf » = justifier les moyens inoffensifs = ouvrir la
porte à la justification de tous les moyens.

Problème : renoncer aux moyens est-il toujours moral ? Employer les moyens, se « salir les
mains », n’est-il parfois pas plus moral que de renoncer à l’emploi des moyens ? En d’autres termes :
peut-on vouloir sincèrement la fin si l’on refuse les moyens ? Vouloir vraiment la fin, n’est-ce pas
accepter les moyens ?

b) La fin exige parfois les moyens


Exiger ≠ justifier : il n’y a parfois réellement pas d’autres moyens pour espérer atteindre la fin
que des moyens condamnables. Même si la fin ne justifie pas les moyens, la fin exige parfois les
moyens.

Il est vrai que les conséquences de nos actes ne sont jamais certaines, mais elles sont
néanmoins souvent très prévisibles, de telle sorte que refuser de tenir compte des conséquences
prévisibles de nos actes au motif qu’elles ne sont jamais certaines = une attitude formaliste et de
mauvaise foi. Ex. : il est vrai qu’il n’est pas certain qu’un mensonge réussisse à sauver l’innocent,
mais il est presque sûr que l’absence de mensonge = une condamnation de l’innocent.

Ainsi, lorsque la fin exige les moyens = lorsqu’il n’y a pas de bon moyen :

- renoncer aux moyens, malgré les conséquences prévisibles de nos actes = renoncer
explicitement à la fin et consentir aux conséquences prévisibles de nos actes ;

- prétendre vouloir la fin sans les moyens = faire la « belle âme » = faire comme si la fin était
accessible sans les moyens = faire comme si la réalité n’existait pas = faire preuve de mauvaise foi ;

- par conséquent, vouloir vraiment la fin = tenir compte des conséquences prévisibles de nos
actes et accepter l’emploi des moyens = accepter de se salir les mains.

Il faut donc établir une distinction entre l’éthique de conviction et l’éthique de


responsabilité (Max Weber, Le savant et le politique) :

- l’éthique de conviction consiste à faire son devoir, à suivre le droit, sans se soucier des
conséquences prévisibles de nos actes. Cette éthique n’est pas absolument incompatible avec la
prudence et n’est pas nécessairement synonyme d’aveuglement, mais elle accorde toujours la priorité à
la loi morale, quoi qu’il puisse en résulter : le respect des principes lui semble toujours préférable à la

24
recherche incertaine de conséquences positives. C’est bien sûr celle que préconise Kant à travers la
formule « fiat justitia, pereat mundus ».

- l’éthique de responsabilité consiste, elle, à faire son devoir tout en tenant compte des
conséquences prévisibles de nos actes. Elle n’exclut pas du tout la conviction, mais elle considère
comme un devoir de tenir compte du fait que « pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la
plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le
moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses ».
L’éthique de responsabilité ne consiste donc pas à dire que la fin justifie les moyens (ce qui, au sens
strict, est à la fois faux et inacceptable), mais que la fin exige les moyens et qu’on ne saurait vouloir
vraiment la fin sans consentir en même temps aux moyens qui peuvent permettre de l’obtenir.
L’éthique de responsabilité, au lieu de regretter que le monde ne soit pas ce qu’il devrait être, en
assume la profonde irrationalité éthique afin de pouvoir le modifier concrètement.

Il est clair que l’éthique de responsabilité est tout aussi indispensable que l’éthique de
conviction :

- sans conviction, l’action se réduit à la poursuite d’un intérêt personnel et égoïste : elle est
donc illégitime et immorale.

- mais, sans responsabilité, l’action, en refusant a priori de recourir à des moyens immoraux,
se condamnerait à l’impuissance et serait par là même tout aussi illégitime et immorale.

Les deux éthiques ne s’excluent donc pas, elles se complètent, et c’est pourquoi il convient de
les lier constamment.

Le principe du choix (entre accepter et refuser les moyens) = le respect de la personne


humaine. Ex. : la torture est un moyen tellement inhumain (et incertain) qu’il faut toujours la refuser.
Au contraire : si l’on peut, par un simple mensonge, essayer de sauver un innocent, il faut le faire.

L’attitude morale ici se situe dans la dialectique de la conscience agissante et de la conscience


jugeante :

- la conscience agissante doit garder conscience du fait que la fin ne justifie pas les moyens et
elle doit donc d’abord épuiser tous les moyens légitimes ;

- la conscience jugeante doit garder conscience que la réalité n’est pas rationnelle et que la fin
exige parfois des moyens condamnables.

Problème : pourquoi l’emploi de moyens condamnables n’est-il acceptable que dans la sphère
politique et non dans la sphère privée ?

c) Morale et politique
Quand on se demande pourquoi c’est seulement dans le domaine politique qu’on peut accepter
la transgression de la morale, par morale, on entend seulement la doctrine du droit (sphère de nos
actes) et non la doctrine de la vertu (sphère de nos intentions).
D’un point de vue moral, en effet, il est évident que l’intention doit toujours être pure et cette règle ne
souffre aucune transgression. La seule question est : pourquoi puis-je parfois, dans le domaine
politique uniquement, employer des moyens condamnables, transgresser les règles du droit, alors que
cela est toujours interdit dans la sphère privée ?

A priori, il est clair que la politique devrait se soumettre au droit aussi bien au niveau des fins
que des moyens : les impératifs de la morale sont catégoriques et ils n’empêchent en rien d’être
prudent :

25
- même si la prudence est souvent moins efficace qu’on ne le dit (elle est difficile et
incertaine), elle est évidemment utile et agir dans le respect du droit ne veut pas dire agir aveuglément
et sans tenir aucun compte des conséquences prévisibles de nos actes. Ethique de conviction ≠
aveuglement.

- c’est pourquoi Kant fait donc l’éloge du « politique moral » (= priorité au droit, mais
prudence) et condamne le « moraliste despotique » (= priorité au droit, mais mépris de la prudence)
tout autant que le « moraliste politique » (= priorité à la prudence, sacrifice du droit).

Conséquence : les principes de la morale (« l’honnêteté vaut mieux que toute politique et en
est même une condition essentielle » ; « fiat justitia, pereat mundus ») rappellent la priorité absolue du
droit, mais n’impliquent pas du tout l’abandon de toute prudence.

- Néanmoins, comme le font remarquer les partisans du réalisme politique (Machiavel, Hobbes
et Carl Schmitt notamment), il y a une spécificité de la sphère politique qui permet de comprendre
pourquoi, dans le domaine politique, l’emploi de moyens condamnables est parfois acceptable.

Cette spécificité de la sphère politique est expliquée par Carl Schmitt dans La notion de
politique en 1932. Chaque domaine se caractérise par une distinction fondamentale qui lui est
propre : ordre moral = bien et mal ; ordre esthétique = beau et laid ; ordre économique = utile et
nuisible ou rentable et non-rentable ; ordre politique = la discrimination de l’ami et de l’ennemi :

« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener


les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de
l’ennemi. »
Carl Schmitt, La notion de politique, page 64.

Enjeu : bien comprendre cette thèse et ses conséquences.

La discrimination de l’ami et de l’ennemi = un principe d’identification qui a valeur de


critère ≠ une définition exhaustive ou compréhensive. Un critère = discerner, distinguer = recherche
de ce qui différencie une chose. Une définition = déterminer, caractériser = recherche de la nature ou
de l’essence d’une chose.
Il ne s’agit donc pas de dire que la politique se réduit à la guerre (à la relation ami/ennemi), mais de
constater que la guerre est spécifique à la politique.

Pour bien comprendre cette idée, il faut comprendre que l’ennemi : ≠ le méchant (ordre
moral) ; ≠ le laid (ordre esthétique) ; ≠ le concurrent (ordre économique) : la guerre économique = soit
pas une guerre, soit plus qu’une affaire de concurrence ;

L’ennemi est celui qui menace la collectivité à laquelle j’appartiens = qui menace ma cité, ma
polis. Ennemi ≠ concurrent ; ennemi = ennemi public = hostis ≠ inimicus ou ennemi privé.

Par conséquent l’ennemi ≠ un individu isolé. L’ennemi = un ensemble d’individus groupés qui
menacent une cité soit de l’intérieur, soit de l’extérieur. Or toute cité = soumise à cette double menace
(intérieure et extérieure) : guerre civile et guerre tout court. La guerre de chacun contre chacun = l’une
des causes premières du regroupement des hommes. La guerre (civile ou non) = une des conséquences
du regroupement des hommes.

- Conséquence 1 : la sphère politique a toujours la guerre (civile ou non) pour horizon.


La guerre = une hypothèse, une réalité éventuelle, dont aucune politique ne peut faire abstraction. Il ne
s’agit pas du tout ici de dire, comme on le fait souvent, en citant Clausewitz, que la guerre serait « la
poursuite de la politique par d’autres moyens » :

26
« La guerre est loin d’être l’objectif, la fin, voire la substance du
politique, mais elle est cette hypothèse, cette réalité éventuelle qui gouverne
selon son mode propre la pensée et l’action des hommes, déterminant de la
sorte un comportement spécifiquement politique. »
Ibid., page 72.

On ne peut mieux dire : la guerre (civile ou non) est une « hypothèse », une « réalité
éventuelle », qui donne à la vie des hommes sa « polarité » spécifiquement politique et dont, par
conséquent, aucune politique ne peut sérieusement faire abstraction. On peut légitimement souhaiter
l’abolition de toute guerre, mais on ne peut pas du tout nier la réalité de l’éventualité de la guerre.

- Conséquence 2 : tout pouvoir proprement politique implique le jus belli et ne peut pas y
renoncer sans renoncer aussi à exister. Or le jus belli signifie la possibilité effective de désigner
l’ennemi et de le combattre, c'est-à-dire la possibilité non seulement d’exiger des siens (de ses
« amis ») qu’ils soient prêts à mourir et à donner la mort, mais aussi de tuer des êtres humains qui se
trouvent dans le camp ennemi (que celui-ci soit à l’intérieur ou à l’extérieur). Par conséquent, aucun
pouvoir politique ne peut renoncer a priori à l’usage de la force et de moyens condamnables :

- cela serait d’abord imprudent, voire suicidaire.

- cela serait ensuite illégitime : un pouvoir politique ne peut légitimement exiger l’obéissance
que s’il protège ceux qu’il oblige : « protego ergo obligo ».

- cela serait enfin immoral : à la fois hypocrite (feindre l’absence de danger, se donner bonne
conscience) et cruel (renoncer à assurer la sécurité des citoyens) :

« Ce serait une stupidité de croire qu’un peuple sans défense n’aurait


que des amis, et il serait bas et malhonnête de compter que l’ennemi se
laisserait peut-être attendrir par la non-résistance. Personne n’ira croire que
les hommes puissent, par exemple, changer le monde et y créer une situation
de moralité pure en renonçant à toute productivité esthétique ou
économique ; combien moins encore un peuple renonçant à toute décision
politique saurait-il placer l’humanité dans une situation où règneraient la
moralité pure ou l’économie pure. »
Ibid., pages 94-95.

- Conséquence 3 : la pensée politique ne doit pas se fonder sur une anthropologie « positive »
ou « optimiste » : l’optimisme anthropologique est requis dans certains domaines : ex. la pédagogie ;
mais il est interdit en politique parce qu’il serait irresponsable : il serait négation de l’existence
possible d’un ennemi :

« Pour un pédagogue, c’est une nécessité méthodologique de tenir


l’homme pour éducable et malléable. Le juriste du droit privé part de
l’adage : unus quisque praesumitur bonus1. Le théologien cesse d’être
théologien s’il cesse de penser que les hommes sont pécheurs ou qu’il leur
faut une rédemption, s’il ne distingue plus les rachetés des non-rachetés, les
élus de ceux qui ne le sont pas, tandis que le moraliste, lui, postule une
liberté de choix entre le bien et le mal. La sphère du politique, quant à elle, a
pour élément déterminant en dernière analyse l’existence possible d’un
ennemi, et c’est pourquoi les notions et les raisonnements politiques ne
peuvent guère se fonder sur un prétendu optimisme anthropologique. »
Ibid., page 108.

1
Tout un chacun est présumé bon.

27
Ce texte est très clair : si l’optimisme anthropologique est parfaitement légitime dans certains
domaines, il ne l’est pas en politique. Il ne s’agit pas ici de penser en termes de vérité : il ne s’agit pas
de savoir s’il est vrai que l’homme est naturellement corrompu ; il s’agit de penser en termes de
responsabilité : peut-on, sans aveuglement et cruauté, nier l’existence possible d’un ennemi ? peut-on
refuser de voir que la guerre est l’horizon de la sphère politique ? A l’évidence non, comme l’avait
déjà affirmé Machiavel :

« Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l’histoire est
remplie d’exemples qui les appuient) s’accordent à dire que quiconque veut
fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes
méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils
en trouveront l’occasion. Si ce penchant demeure caché pour un temps, il
faut l’attribuer à quelque raison qu’on ne connaît point, et croire qu’il n’a
pas eu l’occasion de se montrer ; mais le temps qui, comme on dit, est le
père de toute vérité, le met ensuite au grand jour. »
Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, I, 3, pages
388-389.

C’est pourquoi il faut affirmer avec Carl Schmitt que :

« toutes les théories politiques véritables postulent un homme


corrompu, c'est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement
problématique ». La notion de politique, page 105.

Rousseau lui-même précise bien dès le préambule du livre I de Du contrat social qu’il entend
prendre « les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être » pour chercher dans
l’ordre civil « quelque règle d’administration légitime et sûre ». « Tels qu’ils sont », c'est-à-dire
corrompus, et c’est pourquoi le problème de la légitimité ne peut être dissocié de celui de la sécurité.
C’est pourquoi Rousseau n’exclut pas l’usage de la force, notamment contre quiconque refuserait
d’obéir à la volonté générale : d’où la fameuse phrase du chapitre VII, « on le forcera d’être libre ».
On sait aussi que Rousseau, aussi paradoxal que cela puisse paraître, considérait Machiavel comme un
authentique républicain et non comme un théoricien de la Raison d’État : « Le Prince de Machiavel est
le livre des républicains. » (Du contrat social, Livre III, chapitre VI).

Il y a une spécificité de la sphère politique : son horizon de violence ; cet horizon de violence
n’existe pas dans la sphère privée, grâce au pouvoir politique qui précisément assure la protection des
individus et de leurs droits ; conséquence : l’éthique politique ne peut pas se réduire à l’éthique privée.
En politique, renoncer a priori à toute violence est imprudent, illégitime et immoral. Dans la sphère
privée, au contraire, il n’y a aucune raison valable de ne pas se soumettre au droit et à la morale.

- Conclusion :
Il y a donc bien dans « l’immoralisme » de Machiavel les fondements d’un humanisme réel
qui repose sur deux points très précis :

- une compréhension très aiguë de la spécificité du politique ;

- et un sens tout aussi aigu de la responsabilité politique :

« Si l’on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un


problème le rapport de l’homme avec l’homme et la constitution entre eux
d’une situation et d’une histoire qui leur soient communes, alors il faut dire
que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux. Et
le désaveu de Machiavel, si commun aujourd’hui, prend alors un sens
inquiétant : ce serait la décision d’ignorer les tâches d’un humanisme vrai. Il
y a une manière de désavouer Machiavel qui est machiavélique, c’est la

28
pieuse ruse de ceux qui dirigent leurs yeux et les nôtres vers le ciel des
principes pour les détourner de ce qu’ils font. Et il y a une manière de louer
Machiavel qui est tout le contraire du machiavélisme puisqu’elle honore
dans son œuvre une contribution à la clarté politique. »
Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie et autres essais, page 308.

Ainsi, de même qu’il n’y a pas lieu d’opposer l’éthique de responsabilité à l’éthique de
conviction, il n’y a sans doute pas lieu d’opposer la pensée de Machiavel à celle de Kant :

- la pensée de Kant est indispensable parce qu’elle rappelle sainement que le droit doit rester la
priorité absolue de la politique et que, même en politique, la poursuite du droit ne pourra jamais
justifier l’emploi de moyens contraires au droit.

- la pensée de Machiavel a, elle, l’immense mérite de montrer que la sphère politique se


distingue de toutes les autres par son horizon de violence et qu’il revient par conséquent à l’homme de
prendre ses responsabilités : préfère-t-on une apparence de bonté, un pacifisme bien-pensant, un
humanisme déclaré, qui ne sont en réalité qu’égoïsme et cruauté ; ou bien préfère-t-on une cruauté
certes réelle mais qui est aussi souci sérieux, concret et effectif du droit ?

Grâce à cette deuxième partie, nous avons pu constater que le rôle de la morale n’est pas tant
de nous mener au bonheur que de nous imposer des règles d’action : le propre de la morale, c’est le
devoir. Mais nous avons également vu qu’il est parfois nécessaire de la transgresser ou de la suivre
selon son esprit plutôt qu’à la lettre. Cependant, affirmer avec Kant que ceux qui agissent
vertueusement ne seront heureux que dans un monde futur, n’est-ce pas refuser la possibilité d’un
bonheur présent ? La morale ne peut-elle pas jouer un rôle plus important dans la recherche du
bonheur ? C’est ce problème que nous souhaitons analyser, de manière très succincte, dans la
dernière partie de notre réflexion.

III) ÉTHIQUE ET MORALE

Le but de cette troisième et dernière partie, très brève, c’est de montrer que la morale, en tant
qu’ensemble de règles d’action et de devoirs, peut occuper une place essentielle dans la recherche du
bonheur propre à tout être humain. C’est une telle idée que nous nous proposons d’examiner à travers
la distinction entre éthique et morale que Paul Ricœur établit et développe dans les septième et
huitième études de son ouvrage Soi-même comme un autre.

Ricœur débute son raisonnement par l’analyse étymologique des deux termes, et remarque que
rien ne les dissocie réellement :

« Qu’en est-il maintenant de la distinction proposée entre éthique et


morale ? Rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des termes ne
l’impose. L’un vient du grec, l’autre du latin ; et les deux renvoient à l’idée
intuitive de mœurs, avec la double connotation que nous allons tenter de
décomposer, de ce qui est estimé bon et de ce qui s’impose comme
obligatoire. C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique
pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de
cette visée dans des normes caractéristiques à la fois par la prétention à
l’universalité et par un effet de contrainte (on dira le moment venu ce qui lie
ces deux traits l’un à l’autre). »
Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Septième étude, « Le soi et
la visée éthique », page 200.

29
Morale et éthique sont deux termes synonymes, mais le second semble jouir d’une meilleure
réputation que le premier : en effet, tandis que le terme de « morale » renvoie à un ensemble de
contraintes et d’obligations liées au devoir, celui d’éthique nous amène bien plutôt sur le chemin du
bonheur, de la vie heureuse.

C’est en ayant recours à deux figures centrales de la philosophie que Ricœur approfondit sa
distinction : il analyse ainsi la spécificité de l’éthique à travers la pensée d’Aristote, et la spécificité de
la morale à travers celle de Kant :

- chez Aristote, comme nous l’avons vu précédemment, l’éthique se donne pour objet le
« bien-vivre ». Il s’agit donc pour elle d’énoncer des fins et les moyens d’y parvenir : ces fins se
ramènent à la vie bonne et au bonheur. Ce bonheur est une fin que s’assigne tout être selon la nature :
tout homme désire naturellement être heureux. L’éthique correspond ainsi à la visée, au souhait
propres à tous les hommes (visée = aspiration, mouvement naturels), elle constitue la perspective
téléologique de notre existence, elle est de l’ordre de l’optatif : elle est la fin que nous visons et
choisissons tous (en grec, têlos = fin).

L’éthique désigne la recherche naturelle et quasi instinctive du bonheur et elle caractérise


l’estime de soi : le bonheur est ce que nous recherchons à travers toutes nos actions, il est la raison
pour laquelle nous faisons tout ce que nous faisons ; une fois celui-ci atteint, l’homme est accompli :
bonheur comme accomplissement de l’essence de l’homme :

« Appelons « visée éthique » la visée de la « vie bonne » avec et pour


autrui dans des institutions justes. […] La première composante de la visée
éthique est ce qu’Aristote appelle « vivre-bien », « vie bonne » : « vraie
vie », pourrait-on dire dans le sillage de Proust. La « vie bonne » est ce qui
doit être nommé en premier parce que c’est l’objet même de la visée éthique.
Quelle que soit l’image que chacun se fait d’une vie accomplie, ce
couronnement est la fin ultime de son action. »
Ibid., page 202.

Cet accomplissement nécessite une sorte d’ordre et de justice dans la cité, où le bien du
particulier coïncide téléologiquement avec le bien commun : l’homme est un animal politique, un
animal sociable fait pour s’intégrer dans la cité, qui ne devient homme et n’atteint le bonheur qu’en
elle. Le bonheur est propre à tous les hommes et il est également ce qui les réunit.

Cependant, l’homme possède une tendance naturelle à empiéter sur la liberté des autres : c’est
alors le rôle du droit que de permettre à toutes les libertés de coexister ensemble en évitant autant que
possible la discorde et la violence qui en résulte nécessairement. Mais avant que le droit ne règle les
relations entre les hommes, c’est la morale qui vient s’opposer à la violence :

« À chaque fois la morale réplique à la violence. Et, si le


commandement ne peut manquer de revêtir la forme de l’interdiction, c’est
précisément à cause du mal : à toutes les figures du mal répond le non de la
morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la forme négative
de l’interdiction est inexpugnable. »
Ibid., Huitième étude, « Le soi et la norme morale », pages 257-258.

L’impératif catégorique (la loi morale) n’est donc pas naturel, il est imposé : la violence, le
mal obligent la morale, le point de vue déontologique (déon en grec = devoir) à se substituer aux fins
naturelles (téléologiques). La morale doit se dresser pour dire non au mal, d’où le caractère universel,
obligatoire et négatif de ses prescriptions et de ses interdictions : « tu ne mentiras pas, tu ne voleras
pas, tu ne tueras pas, tu ne tortureras pas ». La perspective téléologique amène l’homme à entrer en
contact avec ses semblables afin de se rendre heureux (c’est ce que Ricoeur appelle la sollicitude),
mais les interactions qui en découlent font émerger une profusion d’intérêts particuliers et d’inégalités

30
accompagnés par la violence : c’est cette violence que la morale vient juguler. C’est pourquoi elle ne
renvoie pas, comme l’éthique, à l’estime de soi, mais au respect de soi (respect = sentiment
caractéristique de la morale), elle ne correspond pas à une visée humaine, elle doit être instaurée en
tant que norme = principe qui règle la conduite des hommes : c’est en se référant à ce principe,
comme véritable critère, que nous pouvons émettre des jugements de valeur (relatifs au bien et au
mal). Enfin, la morale n’est pas de l’ordre de l’optatif, mais de l’impératif.

Ce que Ricœur nous permet de comprendre, c’est que la morale ne s’oppose pas à l’éthique,
comme nous serions tentés de le penser, mais qu’elle en est bien plutôt le complément nécessaire :

« Autrement dit, selon l’hypothèse de travail proposée, la morale ne


constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même
indispensable, de la visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la
morale. On ne verrait donc pas Kant se substituer à Aristote en dépit d’une
tradition respectable. Il s’établirait plutôt entre les deux héritages un rapport
à la fois de subordination et de complémentarité, que le recours final de la
morale à l’éthique viendrait finalement renforcer. »
Ibid., Septième étude, « Le soi et la visée éthique », page 200.

Être un humain, c’est d’abord vivre, réaliser son bien propre, bien vivre, être heureux au sein
d’une société juste avec et pour autrui. Contrairement à Kant, pour qui le devoir est la fin suprême de
l’action humaine et qui sépare bonheur et vertu, Ricœur rappelle que la vie humaine ne s’épuise pas
dans la recherche de la vertu et la conformité au devoir. Mais c’est la violence, les conflits d’intérêts
particuliers qui obligent à passer à l’universalité par l’instauration de règles. But de la morale =
universaliser les maximes (principes subjectifs des actions) en les obligeant à se conformer à des
règles reconnues par tous. Comme le dit Ricœur, l’estime de soi, le fait de vouloir se rendre heureux,
est plus essentiel que le respect de soi, c’est-à-dire le fait de se conformer au devoir : il y a une
primauté de l’éthique sur la morale ; mais le respect de soi, autrement dit la morale, est
indispensable à la régulation des débordements issus de la visée éthique : si l’éthique est première, la
morale n’en est pas moins nécessaire ; et en retour, lorsque la morale entraîne des « conflits de
devoirs », des cas aporétiques (ex. : faut-il mentir pour sauver quelqu’un ?), c’est l’éthique, l’estime
de soi qui vient trancher = faire en sorte que soi-même et les autres soient heureux en adaptant les
règles aux circonstances. La morale ne serait alors qu’une partie de l’éthique, la partie normative qui
permettrait aux hommes de se rendre heureux en évitant la violence ; mieux encore, l’éthique serait
comme « l’âme cachée » de la morale :

Au plan de la visée éthique, en effet, la sollicitude, en tant qu’échange


mutuel des estimes de soi, est de part en part affirmative. Cette affirmation,
qu’on peut bien dire originaire, est l’âme cachée de l’interdiction. C’est elle
qui, à titre ultime, arme notre indignation, c’est-à-dire notre refus de
l’indignité infligée à autrui. »
Ibid., Huitième étude, « Le soi et la norme morale », page 258.

La morale est au service de l’éthique, et l’éthique vient interpréter la morale par le moyen
d’une sagesse pratique qui ne perd jamais de vue l’estime de soi. Morale = exigence formulée de
manière négative dont l’utilité consiste à permettre l’affirmation de soi et l’échange des estimes de soi
= sollicitude. Interdictions et devoir : réaction morale et défensive à l’indignation infligée à autrui :
morale = ce que déploie l’éthique lorsque ce qu’elle vise (le bonheur) est compromis. Instaurer le
respect dans les relations permet aux hommes d’échanger et de se rendre heureux en vivant ensemble.

Conclusion

31
Notre problème de départ devait nous amener à nous interroger à la fois sur la nature du
bonheur et sur son rapport à la morale :
- dans un premier temps, à travers l’analyse des morales antiques, nous avons pu voir qu’il y
avait un lien direct entre la morale et le bonheur (le souverain Bien), et que, par conséquent, ce
bonheur ne pouvait pas se réduire à la simple satisfaction illimitée des désirs : au contraire, il entraîne
une certaine ascèse et une maîtrise de soi.
- dans un second temps, nous avons montré que le propre de la morale était de nous imposer
des règles d’action, de nous soumettre au devoir, et qu’à ce titre elle n’avait pas pour but de nous
mener au bonheur : elle ne peut tout au plus que nous en rendre dignes.
- enfin, dans un dernier temps, très bref, nous avons analysé la distinction que Paul Ricœur
établit entre éthique et morale, qui nous a fait comprendre que la morale, comme ensemble de
contraintes et d’obligations liées au devoir, était intimement liée à l’éthique, c’est-à-dire à la visée
propre à tout homme consistant à tenter de se rendre heureux au milieu de ses semblables.
Une idée générale ressort finalement de notre réflexion : si la morale peut être analysée pour elle-
même, comme sphère du devoir, il semble pourtant qu’elle ne puisse jamais être totalement dissociée
de la question du bonheur ; d’une part parce que la morale a pour but de nous permettre d’atteindre la
vie bonne, celle qui nous fait au moins mériter le bonheur, d’autre part parce que le bonheur ne peut
jamais consister dans les seuls plaisirs sensibles : il possède nécessairement une valeur morale.

Bonheur et vertu

32
« Eh bien, je dis que, si l’âme raisonnable est une âme bonne, l’âme qui se trouve dans une condition
contraire à celle de l’âme raisonnable n’est-elle pas une âme mauvaise, n’est-elle pas une âme insensée et
déréglée ? Oui, tout à fait. – Par ailleurs, l’homme raisonnable ne serait-il pas celui qui ferait son devoir à l’égard
des dieux comme à l’égard des hommes ? Car il n’aurait rien d’un homme raisonnable s’il n’accomplissait pas
son devoir. Oui, en effet, c’est nécessaire qu’il en soit ainsi. […] Par conséquent, Calliclès, il est fort nécessaire
que l’homme raisonnable, comme celui dont j’ai fait le portrait, soit un homme juste, courageux, pieux, et qu’il
soit parfaitement bon. Oui, il est nécessaire que cet homme qui agit bien et réussit tout ce qu’il fait, réussisse sa
vie, qu’il soit heureux et bienheureux ! En revanche, il faut que l’homme scélérat, celui qui agit mal, soit un
homme misérable. Or, le scélérat, c’est l’homme dont le caractère est opposé à celui de l’homme raisonnable,
c’est donc un homme déréglé : et c’est d’un tel homme que tu as fait l’éloge !
J’ai dit – en tout cas, je tiens à dire et je soutiens – que c’est la vérité. Or, si tout cela est vrai, il semble
que celui d’entre nous, qui veut être heureux, doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais, qu’à l’inverse, il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses jambes et surtout s’arranger pour ne pas
avoir besoin d’être puni. Cependant, s’il arrive qu’il ait besoin d’être puni, lui-même ou l’un de ses proches,
simple particulier ou cité, il faut, s’il doit être heureux, que justice soit faite et qu’il soit puni.
Voilà, selon moi, quel est le but à atteindre. C’est avec un tel objectif qu’on doit vivre. Faire que toutes
ses ressources personnelles, et celles de sa propre cité, soient tendues vers ce but, pour qu’on acquière, comme
les conditions du bonheur, la justice et la tempérance, qu’on agisse avec elles, sans laisser les désirs devenir
déréglés ou excessifs, sans tenter de les satisfaire (car ils sont un mal insatiable) et sans mener non plus la vie
d’un vaurien. »
Platon, Gorgias, 507a – 507d, Flammarion, 1987, pages 270-272.

« Maintenant, il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont naturels, d’autres sont vains.
Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d’autres sont simplement naturels. Parmi les désirs
nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, d’autres pour le calme du corps, d’autres enfin simplement pour le
fait de vivre. En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois de choisir ou de refuser
quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non à la santé du corps et à la sérénité de l’âme, puisque ce
sont ces deux éléments qui constituent la vie heureuse dans sa perfection. Car nous n’agissons qu’en vue d’un
seul but : écarter de nous la douleur et l’angoisse. Lorsque nous y sommes parvenus, les orages de l’âme se
dispersent, puisque l’être vivant ne s’achemine plus vers quelque chose qui lui manque, et ne peut rien
rechercher de plus pour le bien de l’âme et du corps. En effet, nous ne sommes en quête du plaisir que lorsque
nous souffrons de son absence. Mais quand nous n’en souffrons pas, nous ne ressentons pas le manque de plaisir.
Et c’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. Car il est
le premier des biens naturels. Il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons
chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément parce
qu’il est le bien premier, épousant notre nature, pour cela précisément nous ne recherchons pas tout plaisir. Il est
des cas où nous méprisons bien des plaisirs : lorsqu’ils doivent avoir pour suite des désagréments qui les
surpassent ; et nous estimons bien des douleurs meilleures que les plaisirs : lorsque, après les avoir supportées
longtemps, le plaisir qui les suit est plus grand pour nous. Tout plaisir est en tant que tel un bien et cependant il
ne faut pas rechercher tout plaisir ; de même la douleur est toujours un mal, pourtant elle n’est pas toujours à
rejeter. Il faut en juger à chaque fois, en examinant et comparant avantages et désavantages, car parfois nous
traitons le bien comme un mal, parfois au contraire nous traitons le mal comme un bien.
[…] Partant, quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, il ne s’agit pas des plaisirs déréglés ni
des jouissances luxurieuses ainsi que le prétendent ceux qui ne nous connaissent pas, nous comprennent mal ou
s’opposent à nous. Par plaisir, c’est bien l’absence de douleur dans le corps et de trouble dans l’âme qu’il faut
entendre. Car la vie de plaisir ne se trouve pas dans d’incessants banquets et fêtes, ni dans la fréquentation de
jeunes garçons et de femmes, ni dans la saveur des poissons et des autres plats qui ornent les tables magnifiques,
elle est dans un raisonnement vigilant qui s’interroge sur les raisons d’un choix ou d’un refus, délaissant
l’opinion qui avant tout fait le désordre de l’âme. »
Épicure, Lettre à Ménécée, Hatier, 1999, pages 10-13.

33
« Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée. À notre portée le
jugement, l’impulsion, le désir, l’aversion : en un mot, tout ce qui est notre œuvre propre ; hors de notre portée,
le corps, l’avoir, la réputation, le pouvoir : en un mot, tout ce qui n’est pas notre œuvre propre. Et si ce qui est à
notre portée est par nature libre, sans empêchement, sans entrave, ce qui est hors de notre portée est inversement
faible, esclave, empêché, étranger. Donc, rappelle-toi : si tu estimes libre ce qui par nature est esclave, et propre
ce qui est étranger, tu seras entravé, tu prendras le deuil, le trouble t’envahira, tu feras des reproches aux dieux
comme aux hommes, mais si tu estimes tien cela seul qui est tien, étranger, comme il l’est en effet, ce qui est
étranger, personne, jamais, ne te contraindra, personne ne t’empêchera, à personne tu ne feras de reproche, tu
n’accuseras personne, jamais, non, jamais tu n’agiras contre ton gré, d’ennemi, tu n’en auras pas, personne ne te
nuira, car rien de nuisible non plus ne t’affectera. »
Épictète, Manuel, I, Flammarion, 1997, page 63.

« Dans ces conditions, si nous posons que l’office de l’homme est une certaine forme de vie (c’est-à-
dire une activité de l’âme et des actions rationnelles), mais que, s’il est homme vertueux, ses œuvres seront
parfaites et belles, dès lors que chaque œuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre, dans ces
conditions donc, le bien humain devient un acte de l’âme qui traduit la vertu et, s’il y a plusieurs vertus, l’acte
qui traduit la plus parfaite et la plus finale. »
Aristote, Éthique à Nicomaque, Première partie, 1098a 12 – 1098a 18, Flammarion, 2004, page 71.

« 7.3. Définition de la vertu.


Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne, fixée relativement à nous.
C’est sa définition formelle et c’est ainsi que la définirait l’homme sagace. D’autre part, elle est une moyenne
entre deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut ; et cela tient encore au fait que les vices, ou bien restent en
deçà, ou bien vont au-delà de ce qui est demandé dans les affections et les actions, alors que la vertu découvre le
milieu et le choisit. »
Ibid., Deuxième partie, 1107a 1 – 1107a 5, pages 116-117.

« 3.1. L’activité heureuse qui traduit la vertu suprême.


Mais si le bonheur est une activité traduisant la vertu, il est parfaitement rationnel qu’il traduise la vertu
suprême ; laquelle doit être vertu de ce qu’il y a de meilleur. Alors, que cela soit l’intelligence ou autre chose (ce
qui semble alors naturellement gouverner et diriger, en ayant une idée de ce qui est beau et divin) ; que cela soit
quelque chose de divin en lui-même ou ce qu’il y a de plus divin en nous : c’est son activité, lorsqu’elle exprime
la vertu qui lui est propre, qui doit constituer le bonheur achevé. »
Ibid., Onzième partie, 1177a 12 – 1177a 17, pages 524-525.

« Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La
satisfaction y met fin; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés; de plus, le désir est long,
et ses exigences tendent à l'infini; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce
contentement suprême lui-même n'est qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir; le
premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun
souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l’aumône qu’on jette à un
mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain - Tant que notre conscience
est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux
craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur
durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un :
l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans
cesse la conscience; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion
attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à
Tantale éternellement altéré ».
Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Livre III, §38, P.U.F., 2009, pages
252-253.

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Morale et devoir

Texte 1 : « Certes, il serait à souhaiter autant de certitude dans les choses qui regardent la conduite de la
vie, qu’il en est requis pour acquérir la science ; mais néanmoins il est très facile de démontrer qu’il n’y en faut
pas chercher ni attendre une si grande. Et cela a priori, de ce que le composé de l’homme est de sa nature
corruptible, et que l’esprit est incorruptible et immortel. Mais cela peut encore être démontré plus facilement a
posteriori, par les conséquences qui s’ensuivraient. Comme par exemple, si quelqu’un voulait s’abstenir de toute
nourriture, tant et si longtemps qu’enfin il mourût de faim, sous ce prétexte qu’il ne serait pas assuré qu’il n’y
aurait point de poison mêlé parmi, et qu’il croirait n’être point obligé de manger, parce qu’il ne connaîtrait pas
clairement et évidemment qu’il aurait présent devant lui de quoi sustenter sa vie, et qu’il vaut mieux attendre la
mort en s’abstenant de manger que de se tuer soi-même en prenant des aliments : certainement celui-là devrait
être qualifié de fou et accusé d’être l’auteur de sa mort. Bien plus, si nous supposons que cet homme ne puisse
avoir d’autres aliments qu’empoisonnés, lesquels toutefois ne lui semblent pas tels, mais au contraire très
salutaires ; et que nous supposions aussi qu’il a reçu un tel tempérament de la nature, que l’abstinence entière
serve à sa santé, bien qu’il lui semble qu’elle ne lui doive pas moins nuire qu’aux autres hommes, nonobstant
cela, cet homme sera obligé d’user de ces aliments, et ainsi de faire plutôt ce qui paraît utile que ce qui l’est en
effet. Et cela est de soi si manifeste, que je m’étonne que le contraire ait pu venir en l’esprit de quelqu’un. »
Descartes, Lettre à *** (l’Hypersaspistes), août 1641.

Texte 2 : « L’irrésolution est … une espèce de crainte qui, retenant l’âme comme en balance entre
plusieurs actions qu’elle peut faire, est cause qu’elle n’en exécute aucune, et ainsi qu’elle a du temps pour choisir
avant que de se déterminer. En quoi véritablement elle a quelque usage qui est bon. Mais lorsqu’elle dure plus
qu’il ne faut, et qu’elle fait employer à délibérer le temps qui est requis pour agir, elle est fort mauvaise. »
Descartes, Les passions de l’âme, Article 170

Texte 3 : « Afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions pendant que la raison m’obligerait
de l’être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je
me formai une morale par provision, qui ne consistait qu’en trois ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire
part.
La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en
laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance, et me gouvernant, en toute autre chose, suivant les
opinions les plus modérées, et les plus éloignées de l’excès, qui fussent communément reçues en pratique par les
mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. ….
Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne
suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si
elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent
pas errer en tournoyant, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher
toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que
ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminé à le choisir : car, par ce moyen,
s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils
seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi, les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est
une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous
devons suivre les plus probables ; et même, qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité
aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques-unes, et les considérer après, non
plus comme douteuses, en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à
cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous
les repentirs et les remords, qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants, qui se
laissent aller inconstamment à pratiquer, comme bonnes, les choses qu’ils jugent après être mauvaises.
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs
que l’ordre du monde ; et généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre
pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait de notre mieux, touchant les choses qui nous sont
extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible. »
Descartes, Discours de la méthode, III.

Texte 4 : « Ces grands corps les corps politiques : les Etats sont trop malaisés à relever, étant abattus,
ou même à retenir, étant ébranlés, et leurs chutes ne peuvent être que très rudes. Puis, pour leurs imperfections,
s’ils en ont, comme la seule diversité qui est entre eux suffit pour assurer que plusieurs en ont, l’usage les a sans
doute fort adoucies ; et même il en a évité ou corrigé insensiblement quantité, auxquelles on ne pourrait si bien
pourvoir par prudence. Et enfin, elles sont quasi toujours plus supportables que ne serait leur changement : en
même façon que les grands chemins, qui tournoient entre les montagnes, deviennent peu à peu si unis et si

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commodes, à force d’être fréquentés, qu’il est beaucoup meilleur de les suivre que d’entreprendre d’aller plus
droit, en grimpant au-dessus des rochers, et descendant jusques au bas des précipices.
C’est pourquoi je ne saurais aucunement approuver ces humeurs brouillonnes et inquiètes, qui, n’étant
appelées, ni par leur naissance, ni par leur fortune, au maniement des affaires publiques, ne laissent pas d’y faire
toujours, en idée, quelque nouvelle réformation. »
Descartes, Discours de la méthode, II.

Texte 5 : « Il est vrai que, si j’avais dit absolument qu’il faut se tenir aux opinions qu’on a une fois
déterminé de suivre, encore qu’elles fussent douteuses, je ne serais pas moins répréhensible que si j’avais dit
qu’il faut être opiniâtre et obstiné ; à cause que se tenir à une opinion, c’est le même que de persévérer dans le
jugement qu’on en a fait. Mais j’ai dit tout autre chose, à savoir, qu’il faut être résolu en ses actions, lors même
qu’on demeure irrésolu en ses jugements, et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses,
c'est-à-dire n’agir pas moins constamment suivant les opinions qu’on juge douteuses, lorsqu’on s’y est une fois
déterminé, c'est-à-dire lorsqu’on a considéré qu’il n’y en a point d’autres qu’on juge meilleures ou plus certaines,
que si on connaissait que celles-là fussent les meilleures ; comme en effet elles le sont sous cette condition. Et il
n’est pas à craindre que cette fermeté en l’action nous engage de plus en plus dans l’erreur ou dans le vice,
d’autant que l’erreur ne peut être que dans l’entendement, lequel je suppose, nonobstant cela, demeurer libre et
considérer comme douteux ce qui est douteux. Outre que je rapporte principalement cette règle aux actions de la
vie qui ne souffrent aucun délai, et que je ne m’en sers que par provision, avec dessein de changer mes opinions,
sitôt que j’en pourrais trouver de meilleures, et de ne perdre aucune occasion d’en chercher. »
Descartes, Lettre à Reneri pour Pollot, avril ou mai 1638.

Texte 6 : « Car, comme tous les vices ne viennent que de l’incertitude et de la faiblesse qui suit
l’ignorance, et qui fait naître les repentirs ; ainsi la vertu ne consiste qu’en la résolution et la vigueur avec
laquelle on se porte à faire les choses qu’on croit être bonnes, pourvu que cette vigueur ne vienne pas
d’opiniâtreté, mais de ce qu’on sait les avoir autant examinées, qu’on en a moralement de pouvoir. Et bien que ce
qu’on fait alors puisse être mauvais, on est assuré néanmoins qu’on fait son devoir ; au lieu que, si on exécute
quelque action de vertu, et que cependant on pense mal faire, ou bien qu’on néglige de savoir ce qui en est, on
n’agit pas en homme vertueux. »
Descartes, Lettre à Christine de Suède, 20 novembre 1647.

Texte 7 : « Et même j’ose croire que la joie intérieure a quelque secrète force pour se rendre la fortune
plus favorable. Je ne voudrais pas écrire ceci à des personnes qui auraient l’esprit faible, de peur de les induire à
quelque superstition ; mais, au regard de Votre Altesse, j’ai seulement peur qu’elle se moque de me voir devenir
trop crédule. Toutefois j’ai une infinité d’expériences, et avec cela l’autorité de Socrate, pour confirmer mon
opinion. Les expériences sont que j’ai souvent remarqué que les choses que j’ai faites avec un cœur gai, et sans
aucune répugnance intérieure, ont coutume de me succéder heureusement, jusques là même que, dans les jeux de
hasard, où il n’y a que la fortune seule qui règne, je l’ai toujours éprouvée plus favorable, ayant d’ailleurs des
sujets de joie, que lorsque j’en avais de tristesse. Et ce qu’on nomme communément le génie de Socrate, n’a sans
doute été autre chose, sinon qu’il avait accoutumé de suivre ses inclinations intérieures, et pensait que
l’événement de ce qu’il entreprenait serait heureux, lorsqu’il avait quelque secret sentiment de gaieté, et, au
contraire, qu’il serait malheureux, lorsqu’il était triste. Il est vrai pourtant que ce serait être superstitieux, de
croire autant à cela, qu’on dit qu’il faisait ; car Platon rapporte de lui que même il demeurait dans le logis, toutes
les fois que son génie ne lui conseillait point d’en sortir. Mais, touchant les actions importantes de la vie,
lorsqu’elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu’on doit faire, il me semble
qu’on a grande raison de suivre le conseil de son génie, et qu’il est utile d’avoir une forte persuasion que les
choses que nous entreprenons sans répugnance, et avec la liberté qui accompagne d’ordinaire la joie, ne
manquerons pas de nous bien réussir. »
Descartes, Lettre à Elisabeth de novembre 1646.

Texte 8 : « Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les
intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait
subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des
parties de cette terre, l’une des parties de cet Etat, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa
demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à
ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à un grand
mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que
tout le reste de sa ville, il n’aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout à soi-
même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite
commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se

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considérant comme partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et même on ne craint pas
d’exposer sa vie pour le service d’autrui, lorsque l’occasion s’en présente ; voire on voudrait perdre son âme, s’il
se pouvait, pour sauver les autres. En sorte que cette considération est la source et l’origine de toutes les plus
héroïques actions que fassent les hommes ; car pour ceux qui s’exposent à la mort par vanité, pour ce qu’ils
espèrent en être loués, ou par stupidité, pour ce qu’ils n’appréhendent pas le danger, je crois qu’ils sont plus à
plaindre qu’à priser. »
Descartes, Lettre à Elisabeth du 15 septembre 1645, in Oeuvres philosophiques, Tome III, Classiques
Garnier, Bordas, 1989, pages 607-608.

Texte 9 : « Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos
propres maximes nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe
que je donne le nom de conscience.
Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des prétendus sages : erreurs de l’enfance,
préjugés de l’éducation, s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit
par l’expérience, et nous ne jugeons d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus ; cet accord évident
et universel de toutes les nations, ils l’osent rejeter, et contre l’éclatante uniformité du jugement des hommes, ils
vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux seuls ; comme si tous les penchants de la
nature étaient anéantis par la dépravation d’un peuple, et que sitôt qu’il est des monstres l’espèce ne fût plus rien.
Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments qu’il se donne pour déterrer en un coin du monde une
coutume opposée aux notions de la justice ? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs l’autorité qu’il
refuse aux écrivains les plus célèbres ? Quelques usages incertains et bizarres, fondés sur des causes locales qui
nous sont inconnues, détruiront-ils l’induction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le
reste et d’accord sur ce seul point ? Ô Montaigne ! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai
si un philosophe peut l’être, et dis-moi s’il est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi,
d’être clément, bienfaisant, généreux ? où l’homme de bien soit méprisable et le perfide honoré ? […]
Conscience, conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et
borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ; c’est toi
qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-
dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle, et
d’une raison sans principe. »
Rousseau, Émile ou de l’éducation, Livre IV, « Profession de foi du Vicaire savoyard », La Pléiade,
Gallimard, 1969, pages 598-601.

Texte 10 : « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du
monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE.
L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger,
et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien le courage, la décision, la
persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses
bonnes et désirables; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la
volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s’appellent pour cela caractère, n’est point
bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi
que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance
en soi qui souvent aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et
tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe
de l’action; sans compter qu’un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à
voir que tout réussisse perpétuellement à un être que ne relève aucun trait de pure et bonne volonté, et qu’ainsi la
bonne volonté paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d’être heureux. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Première Section, § 1 (trad. Victor Delbos).

Texte 11 : « Le sentiment d’un tribunal intérieur en l’homme « devant lequel ses pensées s’accusent ou
se disculpent l’une l’autre » est la conscience.
Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé et surtout tenu en respect (respect lié à la
crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose qu’il se forge
à lui-même arbitrairement, mais elle est inhérente à son être. Sa conscience le suit comme son ombre lorsqu’il
pense lui échapper. Il peut bien s’étourdir ou s’endormir par des plaisirs et des distractions, mais il ne saurait
éviter de revenir à lui ou de se réveiller de temps en temps dès lors qu’il en perçoit la voix terrible. Il peut arriver
à l’homme de tomber dans l’extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut pourtant pas
éviter de l’entendre.
Cette disposition intellectuelle originaire et (puisqu’elle est représentation du devoir) morale, qu’on
appelle conscience, a en elle-même ceci de particulier que, bien qu’en cette sienne affaire l’homme n’ait affaire

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qu’à lui-même, il se voit pourtant contraint par sa raison de la mener comme sur l’ordre d’une autre personne.
Car l’affaire consiste ici à conduire une cause judiciaire devant un tribunal. Mais concevoir comme ne faisant
qu’une seule et même personne avec le juge celui qui est accusé par sa conscience est une manière absurde de se
représenter une cour de justice car, s’il en était ainsi, l’accusateur perdrait toujours. C’est pourquoi, pour ne pas
être en contradiction avec elle-même, la conscience de l’homme, en tous ses devoirs, doit concevoir un autre
(qui est l’homme en général) qu’elle-même, comme juge de ses actions. Maintenant, cet autre peut être une
personne réelle ou une personne purement idéale que la raison se donne à elle-même.
Une telle personne idéale (le juge autorisé de la conscience) doit pouvoir sonder les cœurs, car le
tribunal est établi à l’intérieur de l’homme. Mais en même temps elle doit être aussi le principe de toute
obligation, c'est-à-dire qu’elle doit être une personne ou être pensée comme une personne telle que tous les
devoirs en général doivent être considérés relativement à elle comme étant aussi ses ordres; car la conscience est
le juge intérieur de tous les actes libres. Or, comme un tel être moral doit en même temps détenir toute puissance
(dans le ciel et sur la terre), faute de quoi il ne pourrait ménager à ses lois l’effet qui leur est approprié (ce qui
appartient pourtant nécessairement à sa fonction de juge), un tel être moral ayant puissance sur toutes choses ne
peut s’appeler que Dieu. Il faut donc concevoir la conscience comme principe subjectif d’un compte à rendre à
Dieu de ses actes; bien mieux, ce dernier concept est toujours contenu (même si ce n’est que de manière obscure)
dans toute conscience de soi morale. »
Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu, § 13, Tome III, La Pléiade, Gallimard, 1986,
pages 726-727.

Texte 12 : « Par malheur, le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a
tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que
véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur
sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant
pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien être dans mon état présent et dans toute ma
condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant
qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de
soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de
lumière ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière
d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou
bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une
longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Veut-il du moins la santé ? Que de fois
l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de
déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour
cela il lui faudrait l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour heureux, d’après des principes déterminés, mais
seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la
politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse
générale pour la plus grande part au bien être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement,
ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme
pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements
(praecepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut
favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard
d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est
un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on
attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de
conséquences en réalité infinie. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième Section (trad. Victor Delbos).

Texte 13 : « Que la vertu (en tant qu’elle nous rend dignes d’être heureux) soit la condition suprême de
tout ce qui peut nous paraître désirable, partant, aussi, de toute notre recherche du bonheur, partant, qu’elle soit
le Bien suprême, c’est ce qui a été prouvé dans l’Analytique. Cependant, elle n’est pas encore pour cela le bien
complet et achevé, en tant qu’ob-jet de la faculté de désirer d’êtres raisonnables et finis ; car, pour être ce bien, il
est exigé que s’y ajoute le bonheur, et, à vrai dire, pas seulement aux yeux intéressés de la personne qui se prend
elle-même pour fin, mais même au jugement d’une raison impartiale, qui considère la vertu en général dans le
monde comme une fin en soi. Car, avoir besoin du bonheur, en être également digne, et cependant ne pas y avoir
part, cela ne peut pas du tout s’accorder avec le vouloir parfait d’un être raisonnable qui aurait en même temps la
toute-puissance, même si nous ne nous représentons qu’en pensée un tel être à titre d’essai. En tant donc que la
vertu et le bonheur constituent, ensemble, la possession du souverain Bien dans une personne, mais aussi,
lorsqu’en même temps le bonheur est imparti très exactement en proportion de la moralité (comme valeur de la
personne et comme ce qui la rend digne d’être heureuse), le souverain Bien d’un monde possible, le souverain

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Bien désigne le Tout, le Bien achevé, dans lequel cependant la vertu reste toujours, comme condition, le Bien
suprême, parce qu’il n’y a pas d’autre condition au-dessus de lui, et dans lequel le bonheur est toujours quelque
chose qui est certes agréable pour celui qui le possède, mais n’est pas, par lui seul, bon absolument et à tous
égards, supposant au contraire toujours, comme condition, la conduite morale conforme à la loi. »
Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, Livre deuxième, Chapitre II, Flammarion, 2003,
pages 231-232.

Texte 14 : « Le bonheur est l’état, dans le monde, d’un être raisonnable pour qui, dans toute son
existence, tout marche à souhait et selon sa volonté, et il repose par conséquent sur l’accord de la nature avec la
fin entière qu’il poursuit, et par là même avec le fondement essentiel de la détermination de sa volonté. Or, la loi
morale, en tant que loi de la liberté, commande par des fondements de la détermination qui doivent être
totalement indépendants de la nature et de l’accord de celle-ci avec notre faculté de désirer (comme ressorts) ;
dans le monde, cependant, l’être raisonnable agissant n’est manifestement pas en même temps cause du monde
et de la nature elle-même. Donc il n’y a pas, dans la loi morale, le moindre fondement en vue d’un rapport
nécessaire entre la moralité et le bonheur, qui lui est proportionné, d’un être appartenant comme partie au monde
et qui par là même en dépend, et qui justement pour cela ne peut, par sa volonté, être cause de cette nature, et ne
peut, pour ce qui est de son bonheur, mettre cette nature, par ses propres forces, complètement en accord avec
ses propositions-fondamentales pratiques. […] Donc, le souverain Bien n’est possible dans le monde que si l’on
admet une cause suprême de la nature, qui exerce une causalité conforme à la résolution morale. Or un être qui
est capable d’actions d’après la représentation de lois est une intelligence (un être raisonnable), et la causalité
d’un tel être d’après cette représentation des lois est sa volonté. Donc la cause suprême de la nature, en tant qu’il
faut la supposer pour le souverain Bien, est un être qui, par l’entendement et la volonté, est la cause (par
conséquent l’auteur) de la nature, c’est-à-dire Dieu. Par conséquent, le postulat de la possibilité du souverain
Bien dérivé (du meilleur monde) est en même temps le postulat de la réalité-effective d’un souverain Bien
originaire, à savoir de l’existence de Dieu. »
Ibid., pages 249-250.

« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles
politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. »
Carl Schmitt, La notion de politique, Flammarion, 1992, page 64.

« La guerre est loin d’être l’objectif, la fin, voire la substance du politique, mais elle est cette hypothèse,
cette réalité éventuelle qui gouverne selon son mode propre la pensée et l’action des hommes, déterminant de la
sorte un comportement spécifiquement politique. »
Ibid., page 72.

« Ce serait une stupidité de croire qu’un peuple sans défense n’aurait que des amis, et il serait bas et
malhonnête de compter que l’ennemi se laisserait peut-être attendrir par la non-résistance. Personne n’ira croire
que les hommes puissent, par exemple, changer le monde et y créer une situation de moralité pure en renonçant à
toute productivité esthétique ou économique ; combien moins encore un peuple renonçant à toute décision
politique saurait-il placer l’humanité dans une situation où règneraient la moralité pure ou l’économie pure. »
Ibid., pages 94-95.

« Toutes les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c'est-à-dire un être dangereux
et dynamique, parfaitement problématique ».
Ibid., page 105.

« Pour un pédagogue, c’est une nécessité méthodologique de tenir l’homme pour éducable et malléable.
Le juriste du droit privé part de l’adage : unus quisque praesumitur bonus2. Le théologien cesse d’être théologien
s’il cesse de penser que les hommes sont pécheurs ou qu’il leur faut une rédemption, s’il ne distingue plus les
rachetés des non-rachetés, les élus de ceux qui ne le sont pas, tandis que le moraliste, lui, postule une liberté de
choix entre le bien et le mal. La sphère du politique, quant à elle, a pour élément déterminant en dernière analyse
l’existence possible d’un ennemi, et c’est pourquoi les notions et les raisonnements politiques ne peuvent guère
se fonder sur un prétendu optimisme anthropologique. »
Ibid., page 108.

« Tous les écrivains qui se sont occupés de politique (et l’histoire est remplie d’exemples qui les
appuient) s’accordent à dire que quiconque veut fonder un État et lui donner des lois doit supposer d’avance les
2
Tout un chacun est présumé bon.

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hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion. Si
ce penchant demeure caché pour un temps, il faut l’attribuer à quelque raison qu’on ne connaît point, et croire
qu’il n’a pas eu l’occasion de se montrer ; mais le temps qui, comme on dit, est le père de toute vérité, le met
ensuite au grand jour. »
Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, I, 3, in Œuvres complètes, La Pléiade,
Gallimard, 1992, pages 388-389.

« Si l’on appelle humanisme une philosophie qui affronte comme un problème le rapport de l’homme
avec l’homme et la constitution entre eux d’une situation et d’une histoire qui leur soient communes, alors il faut
dire que Machiavel a formulé quelques conditions de tout humanisme sérieux. Et le désaveu de Machiavel, si
commun aujourd’hui, prend alors un sens inquiétant : ce serait la décision d’ignorer les tâches d’un humanisme
vrai. Il y a une manière de désavouer Machiavel qui est machiavélique, c’est la pieuse ruse de ceux qui dirigent
leurs yeux et les nôtres vers le ciel des principes pour les détourner de ce qu’ils font. Et il y a une manière de
louer Machiavel qui est tout le contraire du machiavélisme puisqu’elle honore dans son œuvre une contribution à
la clarté politique. »
Merleau-Ponty, Note sur Machiavel, in Éloge de la philosophie et autres essais, Folio, Gallimard, 1953
et 1960, page 308.

Éthique et morale

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« Qu’en est-il maintenant de la distinction proposée entre éthique et morale ? Rien dans l’étymologie ou
dans l’histoire de l’emploi des termes ne l’impose. L’un vient du grec, l’autre du latin ; et les deux renvoient à
l’idée intuitive de mœurs, avec la double connotation que nous allons tenter de décomposer, de ce qui est estimé
bon et de ce qui s’impose comme obligatoire. C’est donc par convention que je réserverai le terme d’éthique
pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes
caractéristiques à la fois par la prétention à l’universalité et par un effet de contrainte (on dira le moment venu ce
qui lie ces deux traits l’un à l’autre). On reconnaîtra aisément entre visée et normes l’opposition entre deux
héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage
kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par un point de vue
déontologique. On se propose d’établir, sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, mais non sans une
grande attention aux textes fondateurs de ces deux traditions : 1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la
nécessité pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la
visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques, qui rappelleront à ce nouveau stade de notre méditation
les diverses situations aporétiques auxquelles a dû faire face notre méditation sur l’ipséité. Autrement dit, selon
l’hypothèse de travail proposée, la morale ne constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même
indispensable, de la visée éthique, et l’éthique en ce sens envelopperait la morale. On ne verrait donc pas Kant se
substituer à Aristote en dépit d’une tradition respectable. Il s’établirait plutôt entre les deux héritages un rapport
à la fois de subordination et de complémentarité, que le recours final de la morale à l’éthique viendrait
finalement renforcer. […]
L’articulation entre visée téléologique et moment déontologique, d’abord aperçue au niveau des
prédicats appliquées à l’action – prédicat « bon », prédicat « obligatoire » – trouvera enfin sa réplique au plan de
la désignation de soi : c’est à la visée éthique que correspondra ce que nous appellerons désormais estime de soi,
et au moment déontologique le respect de soi. Selon la thèse proposée ici, il devrait apparaître : 1) que l’estime
de soi est plus fondamentale que le respect de soi ; 2) que le respect de soi est l’aspect que revêt l’estime de soi
sous le régime de la norme ; 3) enfin que les apories du devoir créent des situations où l’estime de soi n’apparaît
pas seulement comme la source mais comme le recours du respect, lorsque aucune norme certaine n’offre plus
de guide sûr pour l’exercice hic et nunc du respect. […]
Appelons « visée éthique » la visée de la « vie bonne » avec et pour autrui dans des institutions justes.
[…] La première composante de la visée éthique est ce qu’Aristote appelle « vivre-bien », « vie bonne » : « vraie
vie », pourrait-on dire dans le sillage de Proust. La « vie bonne » est ce qui doit être nommé en premier parce
que c’est l’objet même de la visée éthique. Quelle que soit l’image que chacun se fait d’une vie accomplie, ce
couronnement est la fin ultime de son action. C’est le moment de se souvenir de la distinction que fait Aristote
entre le bien tel que l’homme le vise et le Bien platonicien. En éthique aristotélicienne, il ne peut être question
que du bien pour nous. »
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Septième étude, « Le soi et la visée éthique », Seuil, 1990,
pages 200-202.

« Ce parcours sinistre – et non exhaustif – des figures du mal dans la dimension intersubjective
instaurée par la sollicitude a sa contrepartie dans l’énumération des prescriptions et interdictions issues de la
Règle d’or selon la variété des compartiments de l’interaction : tu ne mentiras pas, tu ne voleras pas, tu ne tueras
pas, tu ne tortureras pas. À chaque fois la morale réplique à la violence. Et, si le commandement ne peut
manquer de revêtir la forme de l’interdiction, c’est précisément à cause du mal : à toutes les figures du mal
répond le non de la morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la forme négative de l’interdiction
est inexpugnable. La philosophie morale en fera d’autant plus volontiers l’aveu que, au cours de cette descente
en enfer, le primat de l’éthique sur la morale n’aura pas été perdu de vue. Au plan de la visée éthique, en effet, la
sollicitude, en tant qu’échange mutuel des estimes de soi, est de part en part affirmative. Cette affirmation, qu’on
peut bien dire originaire, est l’âme cachée de l’interdiction. C’est elle qui, à titre ultime, arme notre indignation,
c’est-à-dire notre refus de l’indignité infligée à autrui. »
Ibid., Huitième étude, « Le soi et la norme morale », pages 257-258.

Texte 12 : « Par malheur, le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout
homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement
il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur
ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du
bonheur un tout absolu, un maximum de bien être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est
nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se
fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Peut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie,
que de pièges ne peut-il pas par-là attirer sur sa tête ! Peut-il beaucoup de connaissance et de lumière ? Peut-être
cela ne sera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible
les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de

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plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Peut-il une longue vie ? Qui lui
répond que ce ne serait pas une longue souffrance ? Peut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du
corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec
une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait
l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après
des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve,
etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse générale pour la plus
grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent
commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions d’une manière objective comme pratiquement
nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (concilia) que pour des commandements (précepte) de la
raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le
bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui
puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de
la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement
qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité
infinie. »
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Deuxième Section (trad. Victor Delbós).
Kant = on ne va jamais effectuer un acte moral dans l’histoire de la moralité car un Acte
moral doit être purement désintéressé. Loi morale
Bonheur = domaine du désir
Morale =. Morale= domaine du devoir. « Mores= mœurs » façon de vivre qui nous est
inculquée
Altruiste, rechercher le bonheur serait immoral pas le bonheur lui-même.
La morale nous impose des devoirs
La morale = démocratique
Le bonheur = aristocratique
Empirique = qui s’appuie que sur l’expérience
Perspicace
Bonheur= tendance humaine à vouloir être heureux
Ramener volonté à ce qu’on peut comprendre
Kant s’oppose à tous les philosophes

Eudémonisme = Art de bien vivre « eu » = en grec = bien

Hybrys = se prendre pour un dieu, aller au-dessus de leur condition


Homme souffre passé et le rend incapable de vivre dans le moment présent
Hors de son temps : ek-stase =

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