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Augustin Planty

Dissertation en Philosophie
Sujet : Avons-nous le devoir d’être heureux ?
“Il n'y a qu'un devoir, c'est d'être heureux” nous dit Diderot. Et il n’est pas
étonnant qu’il le dise, puisque c’est un philosophe du mouvement des Lumières. Nous
savons en effet que les philosophes des Lumières sont ceux qui promeuvent le
bonheur comme valeur suprême de l'existence. Ainsi, le bonheur, puisque vu ici
comme la valeur suprême, constituerait un devoir. Mais cela est-il aussi sûr ?
Il s’agit de s’interroger sur les définitions du bonheur et du devoir.
Qu’entendons-nous par bonheur ? Nous pouvons le voir de deux manières différentes.
D’une part, selon une accumulation de plaisir, donc un assouvissement de tous mes
désirs, et sans contrainte ; d’autre part, selon un accomplissement moral et
intérieur qui mène à un état de satisfaction durable. Durant notre réflexion, nous
aurons à utiliser ces deux conceptions du bonheur. Et qu’entendons-nous par
devoir ? C’est dans tous les cas le respect d’une norme, mais qui nous vient soit
de la société civile (le droit), soit de notre conscience (et donc peut être issu
d’une religion ou spiritualité). Le devoir est donc un choix, qui peut parfois être
contraint par la survie, de suivre une règle dictée par notre société ou notre
conscience. Interroger le rapport entre devoir et bonheur fait néanmoins apparaître
un élément paradoxal, car le devoir semble s’opposer à la liberté, et qu’au
contraire, le bonheur présuppose cette liberté. Comment pourrions nous donc avoir
le devoir d’être heureux, si le devoir présuppose l’absence de liberté, et que la
liberté est vue comme nécessaire au bonheur ? Peut-on vraiment trouver le bonheur
par le devoir ?
Nous verrons dans un premier temps qu’en effet, c’est par le devoir qu’on
trouve le bonheur ; par la suite qu’au contraire, c’est en se soustrayant au devoir
qu’on devient heureux ; enfin nous dépasseront cette contradiction, en avançant que
la question du bonheur ne se trouve ni dans l’acceptation, ni dans la négation du
devoir, mais dans notre volonté propre.

C’est en accomplissant mon devoir que je trouve mon bonheur. En effet,


c’est dans le respect d’une règle morale que je trouve mon accomplissement. Pour
justifier cet argument, il nous faut parler du système moral kantien, de sa
philosophie pratique. Le philosophe allemand Emmanuel Kant distingue deux types
d’actes moraux : l’un est accompli seulement par devoir, et l’autre l’est par
intérêt. Or pour Kant, l’idéal moral est précisément d’accomplir un acte moral pour
lui-même. Si un acte est une fin en soi, ne recherchant que l’action pour elle-
même, alors cet acte est moral. Cette “volonté pure” constitue ce que Kant appelle
l’impératif catégorique. A ce sujet, Kant avance que la maxime de l’action
effectuée doit être universalisable (c’est-à-dire un action morale dans tous les
cas ; avec tout le monde, en tout temps, et en tout lieu). Cependant nous savons
qu’un tel acte, s’il existait, serait rare. Ainsi l’impératif catégorique demeure
comme idéal. C’est pour cette raison que Kant parle également d’impératif
hypothétique, où l’acte en soi admet une étape dont la valeur morale est vue comme
faible. Autrement dit, l’impératif catégorique c’est atteindre un objectif moral,
par un moyen immoral. Mais en quoi cette philosophie pratique kantienne nous
éclaire-t-elle pour affirmer que le bonheur se trouve dans l’accomplissement du
devoir ? En cela : bien que Kant substitue l’idée du bonheur par celui du devoir,
nous disons que si l’on veut atteindre le bonheur, agir moralement est la première
étape. Ici, c’est en respectant cette morale que l’on atteint le bonheur, c’est en
étant à l’intérieur de ce cadre moral que l’on peut vivre heureux.
Agir par devoir c’est aussi se sacrifier, et sacrifier une part de notre
bonheur individuel. La théorie utilitariste, visant à la maximisation du bonheur
pour le plus grand nombre, se base précisément sur ce sacrifice individuel. John
Stuart Mill, philosophe et économiste britannique, est le père de la pensée
utilitariste. Il y aurait selon lui une corrélation entre devoir moral et bonheur.
Or dans une société utilitariste telle que Mill la conçoit, faire son devoir c’est
sacrifier son bonheur individuel pour la majorité. Il y a donc une disparition de
l’individu (son bonheur en tout cas) dans l’intérêt collectif, qui prime. Cela
répond donc à notre argument principal : le devoir est ici source de bonheur car,
bien que le bonheur individuel soit sacrifié, le bonheur du plus grand nombre est
maximisé, et il existe donc bel et bien.
Ainsi, c’est par l’acceptation et l’endossement du devoir, devoir moral
pour Kant, devoir civil pour Mill, que je deviens heureux. Mais, comme nous
l’avions soulevé dans l’introduction, comment pourrions nous être heureux par
devoir, alors que le devoir présuppose l’absence de liberté ?

Ce n’est pas en faisant mon devoir que je deviens heureux, mais en m’y
soustrayant. C’est justement en sortant du système du devoir, de toute contrainte,
en étant radicalement libre (ici nous entendrons libre comme étant faire ce que
nous voulons), que je deviens heureux. Le rhéteur Calliclès, à travers le dialogue
de Platon Gorgias, défend cette position. Pour lui, il faut s’affranchir de toutes
les règles qui viennent s’opposer à notre désir. Il avance clairement cette
corrélation entre bonheur et liberté : plus je suis libre, plus je serais heureux.
Notons que pour Calliclès le bonheur est l’accomplissement de tous nos désirs. Mais
bien qu’il ne soit pas question de devoir, il est question de morale. Selon
Calliclès, se soustraire à la règle, c’est facteur d’accomplissement moral. Nous
pourrions presque dire qu’il considère la soustraction au devoir comme un devoir.
Nous aurions le devoir de ne pas suivre notre devoir, mais plutôt nos désirs. Pour
autant puisque Calliclès entend le devoir comme une absence de contrainte et une
liberté totale, peut-on vraiment considérer cela comme un devoir ? Nous ne le
pensons pas, car justement le devoir implique une restriction de liberté, ce qui
rentre en contradiction avec la thèse du rhéteur grec.
Cependant, la poursuite aveugle de plaisirs peut potentiellement entraîner
une souffrance supérieure à ce plaisir. Il faut en effet se soustraire au devoir et
poursuivre les plaisirs, mais avec raison. Dans sa Lettre à Ménécée, Épicure
revendique une méthode dans la poursuite du plaisir. L’essentiel est de trouver un
équilibre entre souffrance et plaisir. Devant un plaisir, Épicure se posera cette
question : “Ce plaisir entraînera-t-il une souffrance supérieure à ce plaisir ?”.
Et devant une souffrance, celle-ci : “Cette souffrance me permettra-t-elle d’avoir
un plaisir qui la surpasse ?”. Il y a donc une réflexion dans la poursuite des
plaisirs, un usage de la raison. Certes, l’objectif est le même que Calliclès, à
savoir jouir le plus possible. Seulement pour Épicure, pour jouir de manière
optimale, je dois savoir aussi souffrir, et peut-être que cette souffrance
m’apportera un plaisir supérieur. La posture d’Épicure est donc une nuance apportée
à celle de Calliclès : on recherche toujours le plaisir et l'éprouvement du désir,
mais là cette recherche implique aussi celle de la sagesse.
C’est donc en me soustrayant au devoir, en pratiquant la liberté radicale,
ou bien en faisant tout de même preuve de sagesse dans mes choix, que je trouve le
bonheur. Mais donc faut-il agir par devoir, ou s’y soustraire pour être heureux ?
Comment soulever cette opposition ?

Ce n’est ni en embrassant complètement le devoir, ni en le dépassant


entièrement, que nous devenons heureux, mais par notre volonté propre. Car en
effet, rien ne plait en soi, c’est la volonté qu’on y met qui fait notre plaisir.
Le philosophe français Alain, dans son ouvrage Minerve ou la sagesse avance
précisément que les choses ne rendent pas heureux par leur seule nature, mais de
notre volonté. Il dit par exemple ceci : “Nul ne dira au jeu d’échec : “amuse-
moi””. Et en effet, il y a une corrélation entre maîtrise et plaisir. Plus on
maîtrise les échecs et plus on prend du plaisir à y jouer. Or, pour maîtriser les
échecs, il est certain qu’il faudra de la peine par l'entraînement. Alain dit qu’il
y a une “conquête” des échecs pour avoir son plaisir. Il ne s’agit donc pas de
quelque chose de passif, mais bien d’un agissement actif. Rien ne plaît donc en
soi, il y a une volonté, qui nous coûte quelque chose, pour que les choses nous
rendent heureux.
Notre bonheur dépend véritablement de notre propre force, de notre propre
résolution. Le stoïcien Sénèque fait bien la distinction entre le bonheur et les
biens matériels. En effet, une des bases du stoïcisme est de dire qu’il y a des
choses qui dépendent de nous, et d'autres qui ne dépendent pas de nous, et que
l’essentiel est de vivre les désagréments qui ne dépendent pas de nous avec
détachement. Or, les biens matériels ne dépendent pas de nous : ils apparaissent et
disparaissent pour de faibles raisons. En revanche, les biens qui viennent de nous,
nos pensées, nos jugements, nos désirs, dépendent de nous, et restent en nous.
Sénèque le dit ainsi : “Celui qui tire sa joie de ce qui vient du dehors s'appuie
sur des bases fragiles. La joie est entrée ? Elle sortira. Mais celle qui naît de
soi est fidèle et solide.” C’est donc de nous même, de notre résolution propre
d'appréhender la réalité, que vient le bonheur, et pour un stoïcien comme Sénèque,
se laisser perturber par les fluctuations des biens matériels, c’est s’assurer
d’être d’humeur instable, et donc de ne point être heureux.
Que ce soit par la conquête d’une expérience, ou la prise de conscience que
certaines choses dépendent de nous, le bonheur dépend de notre volonté, de notre
détermination propre.

Pour conclure, nous avions essayé de savoir si l’on avait le devoir d’être
heureux, si faire son devoir nous rendait heureux. Nous avons d’abord avancer
qu’effectivement, le devoir nous donne le bonheur, qu’il s’agisse du devoir moral
(en rapport avec notre conscience) ou du devoir civil (celui qui régit la
société) ; le devoir est source d’accomplissement moral. Par la suite, nous avons
vu qu’au contraire, le devoir est une entrave à la liberté, et donc au bonheur.
C’est donc en me soustrayant au devoir, en pratiquant la liberté radicale, ou bien
en faisant tout de même preuve de sagesse dans mes choix, que je trouve le bonheur.
Nous avons enfin soulevé cette opposition en disant que ce n’était ni en embrassant
complètement le devoir, qu’il soit devoir moral ou civil, ni en le dépassant
entièrement, avec ou sans la raison, que nous devenons heureux, mais par notre
volonté propre : on peut être heureux soit lorsque nous acquérons une expérience
qui nécessité une peine (lorsque nous conquérons notre bonheur), soit lorsque les
raisons de notre bonheur dépendent de nous.

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