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Jean-Louis Genard
Or, ce concept de souveraineté de l’art est intéressant parce qu’en présupposant une puissance
déstructurante des productions artistiques sur des sphères d’activités non esthétiques, elle donne à l’art
un statut particulier qui l’éloigne de l’ambition moderniste. Celle-ci s’inscrivait en effet dans un projet
émancipateur global couplant l’émancipation artistique, avec les processus d’émancipation socio-
politique et les processus d’émancipation scientifique (les découvertes scientifiques du début du
siècle). Le concept de souveraineté de l’art libère au contraire potentiellement l’émancipation
esthétique de cette dépendance forte par rapport aux autres formes d’émancipation. Et donc, les
productions artistiques réussies, réellement émancipatrices, ne le sont pas parce qu’elles s’adjoignent
un discours politiquement émancipateur, mais parce qu’elles portent en elles un potentiel déstabilisant
susceptible d’obliger à un retour sur les cadres perceptuels et/ou cognitifs habituels, parce qu’elles
nous forcent à sortir des modes de compréhension communément à l’oeuvre. Cela n’excluant bien
entendu pas que cette déstabilisation puisse affecter aussi nos modes de compréhension sociaux ou
politiques.
Statut très ambivalent parce qu’un art qui peut se découpler de visées d’émancipation socio-
politique, peut évidemment aisément entrer dans un jeu de concessions à l’ordre établi. Mais en même
temps, on en peut plus a priori écarter une production artistique contemporaine simplement au nom de
son auto-référentialité dès lors que l’on admet qu’une oeuvre étayée sur l’autonomie de l’art peut aussi
4
p. 961.
5
p. 962.
6
N. HEINICH, Le triple jeu de l’art contemporain, Minuit, Paris,
7
en particulier pp. 964-965.
8
Sur ce poin, on peut se reporter à l’ouvrage de Ch. MENKE, La souveraineté de l’art,l’expérience esthétique
après Adorno et Derrida, Armand Colin, Paris, 1993.
bien affecter, en les déstabilisant, des représentations ou des états de choses non esthétiques et exercer
ainsi une puissance émancipatrice qui excède le seul champ esthétique.
Si j’insiste sur cette proximité avec G. Bataille, c’est parce que c’est en fait au nom de cette
conception de l’esthétique que Habermas récusera à la fois le post-modernisme architectural qui est
l’occasion de son article, mais aussi ce qu’il appelle les trois conservatismes parmi lesquels il range
une filiation « bataillienne ».
Déceler une contradiction entre l’ambition prêtée à la sphère esthétique et la critique sévère
qu’il semble faire de la plupart des courants de l’art contemporain.
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L’analyse que Habermas propose de l’architecture contemporaine est en fait une analyse
tragique. D’une part, il demeure tendanciellement attaché à l’image de l’art héritée du romantisme, qui
associé celui-ci à l’idée de réconciliation. Ses analyses du modernisme architectural dissimulent mal
un enthousisame, avant tout lié au fait que le projet moderniste visait à « investir la totalité des
manifestations de la vie sociale »9. Mais, en même temps, et notamment parce qu’il s’agit d’un art qui
ne peut évidemment se libérer de ses exigences fonctionnelles, l’architecture aujourd’hui n’est plus
susceptible d’assumer un tel programme de réconciliation au sein de sociétés hautement différenciées.
Bref, la crise de l’architecture moderne est avant tout due au fait qu’elle a « complaisamment accepté
de répondre à des exigences qui la dépassent »10
C’est peut-être parce qu’il demeure prisonnier d’une conception exagérément exigeante de
l’art que Habermas ne se donne pas les moyens de comprendre et de saisir la portée potentiellement
émancipatrice des courants architecturaux contemporains, et que ses analyses demeurent imprégnées
d’une nostalgie en faveur d’un modernisme dont il reconnaît pourtant l’impuissance. Il est d’ailleurs
très significatif d’observer que cette vision nostalgique d’une architecture aux prétentions englobantes,
cherchant comme il le dit à articulier formes et fonctions, conduit Habermas à jeter un regard positif
sur un courant, représenté notamment par Lucien Kroll, dont l’intérêt réside essentiellement dans le
dialogue avec les futurs utilisateurs, de manière à imprégner les processus de conception architecturale
des contenus de sens propres au monde vécu, évitant ainsi les tendances au décrochement, comme les
tendances de l’architecture à se soumettre à des logiques propres aux sous-systèmes dont elle dépend
directement, les sous-systèmes économique et politique.
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Les arguments philosophiques que Habermas adresse à ce qu’il appelle les « jeunes
conservateurs » d’inspiration nietzschéenne sont généralement acceptables 11. Je crains par contre
qu’ils lui interdisent de saisir la richesse esthétique du post-modernisme esthétique qui s’en inspirera,
ou qui croira trouver chez ces auteurs des justifications théoriques satisfaisantes. En effet, dans le
champ architectural, la novation esthétique de ces dernières années est principalement venue
d’architectes qui ont fait un usage extraordinairement abondant de références philosophiques puisées
chez les théoriciens français de la déconstruction (Deleuze, Derrida, Baudrillard, Lyotard,...).
Autrement dit, ils ont alimenté leurs critiques qui étaient d’abord celles du modernisme
architectural, de critiques radicales des valeurs de la modernité, assumant par exemple, souvent avec
une grande naïveté, les thèmes de l’anti-humanisme, du différend, de la présence,... ou encore d’une
9
Architecture moderne et postmoderne, op. cit., p. 17.
10
Ibid., p. 20.
11
La formulation la plus systématisée de cette critique se trouve dans Le discours philosophique de la modernité.
critique radicale de la raison (identifiée à la seule raison instrumentale qu’aurait assumé le
modernisme architectural) qui les fait évidemment tomber sous l’argument habermassion de la
contradiction performative, à moins qu’il ne réfèrent la valorisation de l’esthétique à des concepts
réunificateurs comme ceux de volonté de puissance, d’être, de puissance vitale, de force dionysiaque...
Concepts qui ne peuvent être qu’invoqués, et qui font retomber l’argumentation sous le coup de la
critique de la métaphysique, et/ou sous l’argument habermassien selon lequel ils ne cherchent qu’à
procéder à une remythification du monde qui nous reporte en-deçà de la différenciation moderne des
sphères de représentation culturelles (Vrai, Bien et Beau)
L’art devient là l’activité salvatrice par excellence. Dans un monde désormais désenchanté, il reprend
en fait l’espace laissé vide par la religion. Cette voie, qui renoue avec les apories de la métaphysique,
tombe immédiatement sous le coup de l’argumentation habermassienne. La seconde est plus
intéressante parce qu’elle prête à l’art non plus une capacité de réunifier le monde, mais simplement
celle d’interroger, de faire entrer en crise nos représentations du monde, que ce soit celles liées aux
structures du monde vécu (nos modes habituels de perception par exemple,...), ou celles liées à des
formes spécialisées de rationalité (par exemple les dérives instrumentales de cette rationalité). La
meilleure attestation de cette seconde voie -qui n’implique en rien, contrairement au propos
romantique, une dédifférenciation des trois sphères de représentations culturelles)- se situe peut-être
dans le fait que la référence au beau n’exerce plus de monopole sur la production artistique
contemporaine. Une référence qui, interne à l’art, est impuissante à rendre compte de cette nouvelle
attente associée à l’art contemporain, et que cherche, je crois, à théoriser le concept de souveraineté.
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Toutefois, pour affronter cette question, sans doute convient-il de distinguer différentes
réponses apportées à celle du « dépassement » de la modernité. Je les distinguerai à partir d’une
tentative de regroupement sur des critères essentiellement architecturaux. Ces distinctions sont des
types idéaux qui ne recouvrent pas exactement les identifications des personnes qui, elles, peuvent
parfaitement, dans leurs oeuvres, transgresser ces frontières.
Il s’agit ici à la fois de passer en revue différents courants qui se sont revendiqués avec plus ou
moins de virulence du postmodernisme, mais aussi de saisir quels sont les soubassements théoriques et
les ambitions esthétiques portés par ces différentes tendances. Comme on le verra, dans les deux
premiers cas, la revendication postmoderne ne me semble pas réellement honorée, soit que l’on
demeure dans le registre esthétique moderne tout en l’habillant d’une rhétorique postmoderne, soit
que, comme le remarque Habermas, l’ambition de dépassement ne couvre en réalité qu’une régression
conservatrice.
Le dépassement rhétorique.
J’évoquerai tout d’abord ce que j’appellerais volontiers un postmodernisme rhétorique. C’est-
à-dire un postmodernisme qui se revendique comme tel tout en demeurant manifestement attaché aux
formes héritées du modernisme architectural. Ce qui est frappant ici, c’est très clairement le fait que le
modernisme s’est imposé comme style, mais dans un contexte où la valorisation et la légitimation
esthétiques requièrent la référence à l’innovation, à la rupture. Bref, il s’agit ici de présenter dans le
registre de l’avant-gardisme des oeuvres qui, en réalité, s’inscrivent dans une filiation directe avec les
formes héritées du modernisme. A bien des égards, l’influence de Le Corbusier, du Bauhaus, du
mouvement De Stijl ou encore du constructivisme russe transparaît dans nombre de production qui se
revendiquent du postmodernisme. On peut ici citer un ensemble d’architectes que Charles Jencks, un
des théoriciens du postmodernisme passéiste, appelle les « modernes tardifs ». R. Meier,...
Ce qui est toutefois frappant dans cette version du posmodernisme, c’est l’abandon résolu des
ambitions sociopolitiques du modernisme initial. Le modernisme est devenu simplement un style
manié avec plus ou moins d’habileté.
Modernisme comme style. Abandon total du projet socio-politique conforme aux idéologies
postmodernes.
Rhétorique de signes compatibles avec la tentation postmoderne à l’équivalence des discours, une
attitude propice à l’éclectisme.
Façadisme.
Ajouter disneyification....
Rejoins une tradition bien ancrée dans la réflexion architecturale, celle qui accorde un statut normatif,
exemplaire au passé (Sitte, Ruskin, Viollet Le Duc,...)
Les trois dernières formes décelables à l’intérieur du postmodernisme architectural sont bien
plus intéressantes. En particulier parce que toutes maintiennent et assument clairement l’ambition forte
de la créativité et de l’innovation architecturale, et cela sur base d’une critique de la modernité,
souvent d’ailleurs considérée comme n’ayant pas véritablement honoré ses ambitions.
S’il est un élément qui permet de les rassembler, peut-être le trouverait-on dans leur critique
commune de la raison, une critique qui, toutefois, s’opère dans des voies différentes.
Le premier versant est celui qui assume le plus explicitement l’héritage de la déconstruction
philosophique.
Avec le déconstructivisme architectural, nous sommes en fait dans une toute autre
configuration intellectuelle. Loin de défendre un anti-modernisme qui se nourrit de références
passéistes, il s’agit ici, tout au contraire, d’assumer le dépassement radical des acquis du modernisme
architectural considéré comme un « nouveau classicisme »12. C’est l’héritage de ce nouveau
classicisme, devenu souvent « style » chez ses continuateurs contemporains, compromis dans ses
dérives fonctionnalistes,... qu’il s’agit d’interroger.
Le texte inaugural du courant déconstructiviste est peut-être l’article de Mark Wigley,
présentant l’exposition consacrée à la déconstruction, organisée en 1988 au MOMA (Museum of
modern art) de New-York, et dont le commissaire principal était Philip Johnson. Le travail analysé et
regroupé sous l’appellation déconstructivisme est celui de Frank Gehry, Daniel Libeskind, Rem
Koolhaas, Peter Eisenman, Zaha Hadid, Bernard Tschumi et, enfin, le collectif Coop Himmelblau.
L’ambition annoncée est celle de reprendre là où il avait été laissé (c’est-à-dire sans réalisation
concrète) le propos du constructivisme russe. Il s’agit de briser « the classical rules of composition, in
which the balanced, hierarchical relationship between formes creates a unified whole. Pure forms
were now used to produce « impure », skewed, geometric composition »13. Il ne s’agit donc pas là
d’abandonner le principe de la composition. Tout au contraire. Et c’est bien un des éléments qui
éloigne fortement cette tendance déconstructiviste de la tendance phénoménologique. Il s’agit au
contraire d’inventer à chaque fois de nouvelles formes de composition qui cherchent à perturber les
manières habituelles de nous rapporter à l’espace, en subvertissant ce qui paraît être la constante de
l’architecture classique et moderne, la recherche de la stabilité: « What is being disturbed is a set of
deeply entrenched cultural assomptions which underlie a certain view of architecture, assumptions
about order, harmony, stability and unity »14. Pour spécifier cette architecture, Wigley évoque les
termes « disruption, dislocation, deflection, deviation and distorsion », y compris par exemple avec le
contexte15.
Dans un texte intitulé .............. , Peter Eisenman dira de l’ambition déconstructiviste qu’elle ne
fait que rattraper un retard. Contrairement aux autres disciplines artistiques, l’architecture n’aurait en
effet, selon lui, pas opéré sa révolution intérieure, comme l’ont fait la littérature avec Joyce par
exemple, ou les arts plastiques avec Duchamp ou Beuys. Avec le modernisme architectural, c’est bien
plutôt à une soumission à la raison instrumentale, dans sa version fonctionnaliste, que l’on assiste.
L’esthétique du déconstructivisme apparaît clairement comme une esthétique de la négativité.
Il ne s’agit pas, contrairement au modernisme architectural, de promettre un nouveau style, une
nouvelle cohérence, encore moins de s’appuyer sur un projet social ou utopique. Le constat socio-
politique est bien celui de la fin des idéologies, tel que le théorisera Jean-François Lyotard. C’est
pourquoi le déconstructivisme refuse l’appellation avant-gardiste. « Even though it thratens this most
fundamental property of architectural objects, deconstructivist architecture does not constitute an
avant-garde. It is not a rhetoric of the new... It exploits the weaknesses in the tradition in order to
disturb rather than overthrow it. »16. On retrouve l’image de la déconstruction, telle que la théorisera
Derrida (références).
Le travail des déconstructivistes s’opérera ainsi autour d’une volonté de transgressions
systématiques des codes architecturaux qui ont fait le classicisme et le modernisme architectural:
centralité, hiérarchie, fonctionnalité (on connaît ainsi les piliers ou les escaliers non fonctionnels de
certaines maisons de Eisenman), symétrie, gravité,... La déconstruction ne se limitera d’ailleurs pas
aux ordres architecturaux, mais aussi à leur mode de composition. C’est ainsi que Derrida proposera
d’abandonner la référence à l’idée même de projet, liée selon lui à des résidus humanistes, à une
volonté de laîtrise bien caractérisitiques de l’humanisme occidental.
Celui-ci exercera d’ailleurs une influence considérable sur cette version du postmodernisme
architectural
Déconstruction qui n’est pas destruction (Matta Clarck). Mais qui n’offre pas l’espoir d’une
reconmposition. Esthétique de la négativité.
12
Selon l’expression de P. Eisenman
13
M. WIGLEY, « Deconstructivist architecture » dans Deconstrucivist architecture, The Museum of modern art,
New-york, 1988, p. 11.
14
Ibid., p. 19-20.
15
Ce qui annonce la phrase où Rem Koolhaas déclare « I fuck context ».
16
M. WIGLEY, op. cit., p. 18.
Le postmodernisme, version phénoménologique
Malgré une indéniable influence heidegérienne, Perez Gomez ne verse pas dans l’hypothèse
d’un arraisonnement sans reste. Au contraire, il décèle dans l’histoire de l’architecture un ensemble de
résistance. Piranèse, Lequeu, Gaudi, certaines oeuvres de Le Corbusier, Aalto, et aujourd’hui, des
architectes comme Daniel Libeskind, John Hedjuk ou Steven Holl.
Dans cette troisième version, le thème de la critique de la raison demeure toujours bien
présent, mais il prend une forme bien spécifique. Plutôt que d’une critique de la raison scientifique ou
fonctionnelle, il s’agit de mettre en question la dimension réductrice des formes de rationalisation qui
ont dominé la pensée occidentale, et en particulier des formes de rationalisation liées aux sciences
classiques, héritées du cartésianisme, voire des théories scientifiques du début de siècle. Bref, là
l’ambition est d’intégrer dans le processus de conception et de création architecturales les acquis des
sciences les plus contemporaines, et de se libérer parallèlement des présupposés et des implications
des sciences classiques, supposées correspondre à la fois à un état de développement des savoirs et à
Il s’agit du numéro spécial de juillet 1994.
17
Gregg Lynn
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Avec ses prémisses, et parce qu’ils les condamne a priori philosophiquement, Habermas s’interdit de
saisir en quoi l’art contemporain qu’il rangerait sans doute dans le groupe « jeunes conservateurs » a
pu à la fois se nourrir de questionnements sur les structures héritées du monde vécu, s’appuyer sur les
transformations du monde vécu propre aux jeunes générations et à leur environnement spatial et, en
retour, enrichir le monde vécu en produisant des expériences novatrices de l’espace.
Ses critiques sont pertinentes si l’objet est le post-modernisme style Bofill, venturi,.... Son
raisonnement est que les dérives de la modernité esthétique ne peuvent que conduire à des tentatives
de réhabilitation et à des néo-conservatismes.
Dans ces textes, Habermas déplore avant tout l’abandon de la force émancipatrice que portait
la modernisation culturelle.
La critique que Habermas porte sur les différents conservatismes post-modernes, et en fait anti-
modernes se fait en réalité au nom d’un relatif conservatisme artistique, qui, à mon sens, lui interdit,
en quelque sorte a priori de saisir ce que peut avoir de riche le post-modernisme.
Eisenman: l’architecture n’a pas fait sa révolution comme les autres disciplines artistiques. Le
Corbusier et le Bauhaus demeurent somme toute des classiques et l’architecture se cherche en fait
encore ses James Joyce et ses Barnett Newman.