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Art et production, malgré le siècle qui nous sépare de sa parution, l’ouvrage continue de nous parler.
Un siècle et pourtant il s’agit ici de sa première traduction en français, grâce aux éditions Sans-
soleil et à Claire Thouvenot de cette œuvre importante, importante dans la mesure où elle a eu une
influence prépondérante sur des intellectuels tels que Walter Benjamin ou Frederic Jameson. Une
telle influence pouvant s’expliquer par la manière dont l’auteur, Boris Arvatov [1896-1940] fait
mouche sur nombre de questions autour des relations entre art et politique, entre les artistes et la
politique. Si Art et production comporte de nombreux points aveugle, faisant plus figure de
manifeste que d’un essai rigoureux, pour autant les questions qu’il pose, auxquelles il répond
parfois, restent encore aujourd’hui d’une actualité vive.
En revanche quand il eût s’agit de transformer radicalement les pratiques et les activités artistiques
à la faveur de la révolution, les artistes y ont vu une menace sur leur art, ainsi au sein de ce groupe
d’artistes de gauche se forma un groupe : les productivistes qui « cherchaient avec détermination
une jonction entre pratique sociale. Marxistes révolutionnaires dans leur vision du monde, les
productivistes conclurent à la nécessité de rompre irréversiblement avec tout art pur, même de
gauche. » [p.92] Un groupe qui prendra par la suite le nom de LEF [Front de gauche des arts].
La refondation de la définition de la notion même d’art, telle que la portent Arvatov et le LEF,
pourrait être aisément taxée d’utilitarisme primaire, et on n’aurait pas tout à fait tort 3. Mais on
risquerait dès lors de caricaturer la pensée d’Arvatov, car la redéfinition du concept d’art qu’il prône
a essentiellement pour but d’abattre les catégories qui régissent, encore aujourd’hui notre manière
de concevoir l’art. La manière dont nous opérons, malgré nous parfois, des hiérarchisations, entre
des œuvres dites hautes et d’autres basses ; pour ne citer que cet exemple, la manière dont nous ne
considérons comme appartenant à la poésie que ce qui est enclos dans les pages d’un livre 4. Mais
c’est également la barrière séparant les activités considérées comme artistiques et non-artistiques
qu’Aravatov veut abattre, celle qui sépare le soi-disant créateur du travailleur [p.107] — cette
dernière ayant été largement réactivée à partir avec le XXIe siècle.
À partir de ce constat, Boris Arvatov prône un « monisme5 prolétarien », à cet effet, « l’art [serait]
considéré comme la forme la plus haute, comme l’organisation la plus qualifiée dans chaque sphère
donnée de son application, dans chaque domaine déterminé de la constructions sociale...» [p.103]
Utilitarisme vs esthétique ?
Boris Arvatov considère l’esthétique avant toute chose comme un ornement, que les objets dits ou
considérés comme esthétiquement beaux, à son époque ou qui continuent d’être considérés ainsi à
la nôtre, ont été dès le départ conçus dans ce but. Et c’est peut-être là que réside l’une des
principales erreurs d’Arvatov, nombre de ce qu’il appelle « stylisations » ou «ornements »
représentent avant toute chose des procédés ou des objets qui disposaient, au moment de leur
création, d’une utilité pratique. Il suffit pour s’en convaincre d’aller vers n’importe quel musée pour
y voir des objets qui avaient au moment de leur production un usage purement pratique et qui sont
désormais conservés pour leur qualités esthétiques. Allons plus loin, des formes poétiques
particulières émergent non par la singularité de quelque poète, mais sont conditionnées par le
contexte politique et social de leur production, nous avons exploré cette question avec Gilles
Philippe, dans Pourquoi le style change-t-il ? Comme le note avec justesse Alain Vaillant, « Ce
n’est pas un hasard si les entreprises poétiques les plus violemment elliptiques – celle d’un
3 Il n’y a qu’à voir le sort que réserve Arvatov à l’art figuratif au sein de la société socialiste qu’il appelle de ses
vœux : « » [fin du livre]
4 Citation
5
Rimbaud, par exemple, au moment de la Commune – ont été contemporaines des formes de censure
les plus oppressantes. »6
On pourrait, toujours dans cette optique, prendre des exemples touchant à la vie quotidienne, que
l’on pense, par exemple, aux perforations que l’on trouve dans les chaussures type brogues, ces
perforations ont été effectuée à l’origine sur les chaussures afin de permettre à l’eau de s’écouler et
à la boue de s’écouler lors de la traversée de terrains humides. L’ensemble de ces exemples nous
montrent que l’esthétique n’est généralement pas une simple fantaisie, la simple inspiration d’un
soi-disant génie créateur, mais bien plutôt la dissociation ou le détachement d’un objet ou d’un
procédé de son contexte social immédiat de production.
La conception de l’esthétique, ainsi appréhendée 7, renforce la refondation que veut mener Arvatov,
la LEF, de la définition d’art, que les objets et les procédés entrent en lien avec leur contexte social
et politique de production. Mais c’est au moment où l’on a dissocié le contexte matériel et social de
leur production qu’ils ont cessé d’être utiles pour devenir simple ornement, carcan, fétiche.
Nous n’avons fait ici qu’effleurer cet important ouvrage qu’est Art et production, bien que par
certains points daté, il reste une lecture essentielle dans sa manière de renouveler notre regard sur
l’art, de déconstruire le caractère éminemment bourgeois de notre conception de l’art.
6 VAILLANT Alain, « Avant-propos », Romantisme, 2008/2 (n° 140), p. 3-8. DOI : 10.3917/rom.140.0003. URL :
https://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-3.htm
7 De laquelle se rapproche Arvatov sans l’énoncer clairement, lorsqu’il écrit que « le LEF est (…) contre la copie
fétichisée des formes du passé » [p.97]