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Anéantir l’art capitaliste,

Pour l’art dans la vie

chapô

Art et production, malgré le siècle qui nous sépare de sa parution, l’ouvrage continue de nous parler.
Un siècle et pourtant il s’agit ici de sa première traduction en français, grâce aux éditions Sans-
soleil et à Claire Thouvenot de cette œuvre importante, importante dans la mesure où elle a eu une
influence prépondérante sur des intellectuels tels que Walter Benjamin ou Frederic Jameson. Une
telle influence pouvant s’expliquer par la manière dont l’auteur, Boris Arvatov [1896-1940] fait
mouche sur nombre de questions autour des relations entre art et politique, entre les artistes et la
politique. Si Art et production comporte de nombreux points aveugle, faisant plus figure de
manifeste que d’un essai rigoureux, pour autant les questions qu’il pose, auxquelles il répond
parfois, restent encore aujourd’hui d’une actualité vive.

Contre l’art bourgeois ; l’art du capitalisme


Art et production appréhende socialement et politiquement la position des artistes. Opérant une
critique matérialiste du statut de l’« artiste », de l’« œuvre artistique», démystifiant des conceptions
aussi réactionnaires que le « génie » ou « mystère ». Ainsi est-ce d’abord et avant tout une critique
acerbe et lucide du capitalisme que porte Boris Arvatov, de l’art bourgeois qui lui est inhérent, ayant
« individualisé les formes de la production artistique » tout en les « plaçant en dehors du processus
social de production » [p.109]. Ainsi Arvatov s’érige contre ce qu’il nomme les « arts ou les artistes
de chevalets » ; à savoir les artistes isolés créant des objets n’ayant pas de lien avec le monde qui les
entoure. Des productions artistiques qui existeraient seulement et simplement en tant que «
‘‘décoration’’, ‘‘luxe’’ ou ‘‘divertissement’’ ». Si Boris Arvatov fustige ce type de productions
artistiques c’est parce qu’elles ne s’intègrent pas à la vie en tant que telle, que dans ce cadre
capitaliste, marchand et bourgeois les produits artistiques sont essentiellement « consommés dans
les moments de loisir, c’est-à-dire quand l’humain quitt[e] la sphère de la construction sociale. »
[p.109]
Et c’est sûrement de ce point de vue que la pensée d’Arvatov se fait la plus précise, car pour
Arvatov la manière dont était considéré l’art, la pratique et les objets artistiques — tels qu’ils le sont
encore aujourd’hui — découle de la division du travail opérée par le capitalisme, mais également de
la création de disciplines1 [p.110], notamment artistiques. Ainsi la visée de Boris Arvatov est de
1 En cela il rejoint le constat que fera des décennies plus tard Michel Foucault, dans Surveiller et punir,
réintégrer l’art à la vie, d’en user « comme instrument direct de construction de la vie »[p.110] et ce
non pas dans la démarche du dandy qu’il critique avec virulence [p.116]. L’objectif étant à terme,
non pas d’« esthétiser le social », mais de « socialiser l’esthétique » [p.111]. Afin de mieux saisir les
enjeux de la démarche d’Arvatov dans Art et production, il nous faut revenir sur le contexte
politique, social et historique de sa… production.

L’art de gauche et les Productivistes


La contextualisation de cette pensée, Claire Thouvenot, traductrice de l’ouvrage, l’opère dans la
préface, qu’on peut lire sur le site Contretemps. Un contexte auquel Arvatov consacre la 3 ème partie
de l’ouvrage [L’art et la production dans le mouvement ouvrier]. Opérant dès lors une analyse tout à
fait lumineuse de la manière dont la révolution d’octobre 1917 a profondément affecté le milieu
artistique, menant à la naissance du « problème de l’art de production, comme résultat de la
révolution prolétarienne, mais aussi comme pierre d’achoppement, sur laquelle a trébuché non
seulement l’art de droite, mais aussi l’art de gauche. »[p.92] En effet, si l’art de gauche (ce que nous
appelons aujourd’hui et rétrospectivement les « avant-gardes »2) a été un temps soutien objectif de
la révolution politique, ce soutien « était plutôt de l’ordre du ‘‘négatif’’ : puisqu’il était nécessaire
de combattre la contre-révolution » [p.89].

En revanche quand il eût s’agit de transformer radicalement les pratiques et les activités artistiques
à la faveur de la révolution, les artistes y ont vu une menace sur leur art, ainsi au sein de ce groupe
d’artistes de gauche se forma un groupe : les productivistes qui « cherchaient avec détermination
une jonction entre pratique sociale. Marxistes révolutionnaires dans leur vision du monde, les
productivistes conclurent à la nécessité de rompre irréversiblement avec tout art pur, même de
gauche. » [p.92] Un groupe qui prendra par la suite le nom de LEF [Front de gauche des arts].

(Ré)Intégrer l’art à la vie


La visée de Boris Arvatov est donc avant toute chose de ré-introduire l’art dans la vie, d’annihiler
ces frontières encore opérantes aujourd’hui entre ce qui est considéré comme relevant de l’art,
comme disposant d’une qualité artistique et d’autres productions. À cet effet, Boris Arvatov prône
une redéfinition de l’art en tant que tel, de notre conception même de ce qu’est une œuvre artistique,
ainsi le principal critère à l’aune duquel devrait être jugée l’« activité artistique » est, pour Arvatov
et le LEF, sa « cohérence socio-technique » [p.97]. À savoir son usage ou pour le dire autrement, sa

2 Parmi lesquels figurent notamment Kandisky, Maïakovsky ou encore Daniil Harms


valeur d’usage. « Un objet de grande qualité, dont la construction est la plus plastique et adaptée,
dont la forme remplit le mieux se finalité, est l’œuvre d’art la plus parfaite. » [p.97]

La refondation de la définition de la notion même d’art, telle que la portent Arvatov et le LEF,
pourrait être aisément taxée d’utilitarisme primaire, et on n’aurait pas tout à fait tort 3. Mais on
risquerait dès lors de caricaturer la pensée d’Arvatov, car la redéfinition du concept d’art qu’il prône
a essentiellement pour but d’abattre les catégories qui régissent, encore aujourd’hui notre manière
de concevoir l’art. La manière dont nous opérons, malgré nous parfois, des hiérarchisations, entre
des œuvres dites hautes et d’autres basses ; pour ne citer que cet exemple, la manière dont nous ne
considérons comme appartenant à la poésie que ce qui est enclos dans les pages d’un livre 4. Mais
c’est également la barrière séparant les activités considérées comme artistiques et non-artistiques
qu’Aravatov veut abattre, celle qui sépare le soi-disant créateur du travailleur [p.107] — cette
dernière ayant été largement réactivée à partir avec le XXIe siècle.

À partir de ce constat, Boris Arvatov prône un « monisme5 prolétarien », à cet effet, « l’art [serait]
considéré comme la forme la plus haute, comme l’organisation la plus qualifiée dans chaque sphère
donnée de son application, dans chaque domaine déterminé de la constructions sociale...» [p.103]

Utilitarisme vs esthétique ?
Boris Arvatov considère l’esthétique avant toute chose comme un ornement, que les objets dits ou
considérés comme esthétiquement beaux, à son époque ou qui continuent d’être considérés ainsi à
la nôtre, ont été dès le départ conçus dans ce but. Et c’est peut-être là que réside l’une des
principales erreurs d’Arvatov, nombre de ce qu’il appelle « stylisations » ou «ornements »
représentent avant toute chose des procédés ou des objets qui disposaient, au moment de leur
création, d’une utilité pratique. Il suffit pour s’en convaincre d’aller vers n’importe quel musée pour
y voir des objets qui avaient au moment de leur production un usage purement pratique et qui sont
désormais conservés pour leur qualités esthétiques. Allons plus loin, des formes poétiques
particulières émergent non par la singularité de quelque poète, mais sont conditionnées par le
contexte politique et social de leur production, nous avons exploré cette question avec Gilles
Philippe, dans Pourquoi le style change-t-il ? Comme le note avec justesse Alain Vaillant, « Ce
n’est pas un hasard si les entreprises poétiques les plus violemment elliptiques – celle d’un

3 Il n’y a qu’à voir le sort que réserve Arvatov à l’art figuratif au sein de la société socialiste qu’il appelle de ses
vœux : « » [fin du livre]
4 Citation
5
Rimbaud, par exemple, au moment de la Commune – ont été contemporaines des formes de censure
les plus oppressantes. »6
On pourrait, toujours dans cette optique, prendre des exemples touchant à la vie quotidienne, que
l’on pense, par exemple, aux perforations que l’on trouve dans les chaussures type brogues, ces
perforations ont été effectuée à l’origine sur les chaussures afin de permettre à l’eau de s’écouler et
à la boue de s’écouler lors de la traversée de terrains humides. L’ensemble de ces exemples nous
montrent que l’esthétique n’est généralement pas une simple fantaisie, la simple inspiration d’un
soi-disant génie créateur, mais bien plutôt la dissociation ou le détachement d’un objet ou d’un
procédé de son contexte social immédiat de production.

La conception de l’esthétique, ainsi appréhendée 7, renforce la refondation que veut mener Arvatov,
la LEF, de la définition d’art, que les objets et les procédés entrent en lien avec leur contexte social
et politique de production. Mais c’est au moment où l’on a dissocié le contexte matériel et social de
leur production qu’ils ont cessé d’être utiles pour devenir simple ornement, carcan, fétiche.

Nous n’avons fait ici qu’effleurer cet important ouvrage qu’est Art et production, bien que par
certains points daté, il reste une lecture essentielle dans sa manière de renouveler notre regard sur
l’art, de déconstruire le caractère éminemment bourgeois de notre conception de l’art.

Encart qui est Boris Arvatov?


Dans un monde intellectuel – et artistique – plus dominé par l’aura des personnalités, de leur
communication, mais également de leur longévité, plus que de la qualité de leur production
intellectuelle ou artistique, il n’est pas étonnant que l’auteur d’Art et production, Boris Arvatov
fasse figure d’illustre inconnu. En effet, à 27 ans, Arvatov est contraint de quitter la scène culturelle
publique moscovite, passant le reste de son existence en sanatorium puis en hôpital psychiatrique
[p.]. Malgré ces aléas et ces violences, Boris Arvatov poursuivra la lutte qu’il a mené, celle pour la
réintroduction de l’art dans la vie, pour ce que l’on nomme l’art de production, publiant notamment,
en 1926, l’ouvrage que nous évoquons ici Art et production.

6 VAILLANT Alain, « Avant-propos », Romantisme, 2008/2 (n° 140), p. 3-8. DOI : 10.3917/rom.140.0003. URL :
https://www.cairn.info/revue-romantisme-2008-2-page-3.htm
7 De laquelle se rapproche Arvatov sans l’énoncer clairement, lorsqu’il écrit que « le LEF est (…) contre la copie
fétichisée des formes du passé » [p.97]

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