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ASSOCIATION MARCEL HICTER

POUR LA DEMOCRATIE CULTURELLE - FMH

L'esthétique relationnelle, vers un art de la rencontre ?

Par Mathias Mellaerts, chargé de mission, Association Marcel Hicter

4 juin 2020
L'esthétique relationnelle, vers montrer en quoi le travail de différents
un art de la rencontre ? artistes des années 1 990 (Felix
Gonzalez-Torres, Pierre Huyghe, Rikrit
Par Mathias Mellaerts, chargé de Tiravanija, etc.) peuvent se rejoindre
mission, Association Marcel Hicter malgré des pratiques a priori très
différentes. En effet, à travers son essai,
il estime que les œuvres produites par
ces créateurs invitent l’art à devenir « un
état de rencontre 1 ». Loin de se limiter à
un art qui ne demanderait de la part du
public qu'une simple action
d'interprétation de l’œuvre, l’auteur
cherche, au contraire, à démontrer
l’importance accordée aux interactions
humaines reconfigurées dans les
pratiques artistiques des années 90.
Dans cette analyse nous allons nous
intéresser à l'ouvrage Esthétique Pour Nicolas Bourriaud, l’objet d’art perd
relationnelle de Nicolas Bourriaud paru
dans ce contexte son statut d'objet
en 1 998 car l'auteur y met évidence la singulier et unique pour être perçu
grande variété des pratiques artistiques comme « un faisceau de relations avec
et des artistes qui, au tournant des le monde, donnant naissance à d'autres
années 1 990, mettent en place des relations, et ainsi de suite, à l'infini 2 ».
démarches non traditionnelles voire non Ainsi, parmi les exemples qu'il donne
conventionnelles. En revanche ces nous pouvons citer le travail de l’artiste
expériences artistiques peuvent germano-thaillandais Rirkrit Tiravanija
s'apparenter à des démarches qui installe une cuisine pop-up à la
d'activisme politique, d’engagement Biennale de Venise 3. L’artiste cubain
social ou de dialogue public. Dans cette Félix Gonzélez-Torres invite, quant à lui,
perspective, l’art devient une activité, qui des spectateurs à prendre de bonbons
peut prendre la forme de repas partagés, dans un tas dans le coin d'une galerie 4.
d’ateliers cuisine, d’ateliers Dans ces cas de figure, il est évident que
d’alphabétisation, de jardins l'œuvre d'art ne se limite pas au plat qui
communautaires, etc. est servi ou bien la sucrerie. En
revanche, elle se construit à travers un
Nous proposons dans cette analyse de dispositif qui prend en compte les
réinterroger la notion d’esthétique différents modes de participations,
relationnelle sous l’angle de Claire d'interactions, d'échanges et de relations
Bishop et de Paul Ardenne. Tous deux dont elle est à la fois l'objet et le sujet.
s’interrogent sur les conditions qui Pour Nicolas Bourriaud, l’objectif de ces
peuvent permettre à l’art d’inviter à une dispositifs est de nous inviter à nous
véritable rencontre. demander « ce travail me permet-il
d'entrer en dialogue ? Pourrais-je exister,
et comment, dans l'espace qu'il
a) Esthétique relationnelle définit ? 5 »

Le terme esthétique relationnelle est Dans son livre, Bourriaud situe


utilisé par Nicolas Bourriaud pour l'esthétique relationnelle dans la lignée
historique de l’Art Conceptuel, du l'art relationnel constitue un témoignage
Dadaïsme et du Situationnisme. Ce type que la modernité « n'est pas morte » 6.
de propositions artistiques appelait
spécifiquement à la création Cependant, Bourriaud soutient que l' art
d'« événements » ou de « situations ». relationnel occupe une position unique, à
L’International situationnisme a été fondé la fois sur le plan historique et conceptuel.
en 1 957 à Cosio d’Arroscia en Italie. En effet, contrairement aux avant-gardes
L’objectif des situationnistes étaient de modernistes du début du XXe siècle, il ne
« construire des situations », ils cherchent s’agit pas avec l’ art relationnel de
en effet à « créer un moment de vie qui présenter des œuvres faisant appel à des
puisse être concrètement et délibérément utopies révolutionnaires. De ce point de
construit par l’organisation collective vue, l' esthétique relationnelle ne se
d’une ambiance unitaire et d’un jeu présente pas comme une théorie de l'art,
d’événements ». L’objectif est d’arriver à mais plutôt comme une théorie de la
ce que ces moments de vie puisse forme, dans la mesure où la « forme » est
échapper aux dictas de la « société du définie en termes de rencontres humaines
spectacle ». Guy Debord fut le chef de file suscitées par l'œuvre 7. Pour Bourriaud,
de ce mouvement comme en atteste son ces relations esthétiques privilégient la
célèbre ouvrage La société du spectacle, construction d'une expérience partagée
écrit en 1 967, et dans lequel il expose les sur la modèle de la proposition
221 thèses principales du groupe. L'une situationniste 8.
des principales critiques qui y fut
développée est celle de la « réification »
ou « marchandisation » de la vie sociale Un art de la rencontre ?
par les sociétés capitalistes occidentales.
Selon Guy Debord, ces dernières ont à ce L’idée que l’ esthétique relationnelle
point développé la production industrielle inviterait le public à la rencontre et à la
que les individus deviennent eux-mêmes réfléxion sur les interactions humaines est
des marchandises dont le destin se borne stimulante, mais elle est également
à participer à l’activité médiatique qu’il problématique. En effet, dans ce contexte,
appelle le « spectacle » sans qu'il en comment évaluer exactement le succès
soient pour autant des acteurs actifs. ou l'échec d'un tas de bonbons posé sur
le sol d’une galerie ? Il ne s’agit pas
Pour Nicolas Bourriaud, l'œuvre d’art d’évaluer le tas de bonbon selon des
« relationnelle » a un statut particulier. critères formels. L’idée est d’évaluer la
Elle se situe entre l'esthétique et le participation du public. Le public se saisit-
politique. Outre son aspect formel, elle il des sucreries présentes sur le sol ou
cherche à susciter l'avènement de non ? Cela étant dit, même si la réponse
nouvelles formes d'interactions et était affirmative, cela suffirait-il pour savoir
d'engagement. À cet égard, Bourriaud si l’objectif de rencontre est atteint ? Il est
perpétue l'héritage marxiste de permis d’en douter.
l'esthétique moderne de la production.
Dans la pensée moderne, l’art est vu Cette critique de l’ esthétique relationnelle
comme un outil de changement profond a été formulée par l’Historienne de l’art
de la société et en ce sens contient en lui Claire Bishop 9. « Bourriaud », écrit-elle :
un caractère révolutionnaire. Aussi, loin « veut assimiler le jugement esthétique à
d'être une rupture radicale avec le un jugement éthico politique des relations
discours du modernisme, pour Bourriaud, produites par une œuvre d'art. Mais
comment mesurer ou comparer ces contextuel. L’auteur s’attache notamment
relations? 1 0 » En effet, si l'art relationnel à critiquer la position de l’artiste qui
invite le public à entrer en relation « alors deviendrait « un médiateur ». Paul
la prochaine question logique à poser est Ardenne souligne que de nombreuses
de savoir quels types de relations se institutions culturelles s’intéressent aux
produisent, pour qui et pourquoi ? 11 ». dispositifs dit « participatifs ». Dans ce
Cette critique repose sur l’hypothèse que contexte, il craint une banalisation de
toutes les relations ne valent pas la ces types de propositions ainsi qu’une
peine d'être célébrées. réappropriation institutionnelle. Pour
Paul Ardenne, il y a un problème
C'est une chose de défendre le lorsque :
relationnel en tant qu'outil de pensée,
pour donner du sens à un corpus « (...) l’art participatif, instrumentalisé,
d’œuvres hétérogènes. C'en est une institutionnalisé, intronise l’artiste comme
autre de vanter le relationnel comme un médiateur-fonctionnaire et, ce faisant,
bien en soi, indépendamment du conforte de manière parallèle et
contexte ou du type de relation qui est mécanique, au plus haut niveau, une
susceptible de s’en dégager. En effet, culture de la réparation 1 2. »
l'exploitation, l'humiliation et la violence
physique ou psychologique ainsi que, Pour Paul Ardenne, « la culture de la
d’une certaine manière, l’indifférence réparation » est une idéologie qui fonde
sont également des relations humaines. sa légitimité dans un climat de
La nature qualitative de la relation doit « culpabilité ». L’idée sous-jacente serait
dans une certaine mesure avoir une de considérer que la société va
incidence sur la valeur esthétique de globalement mal car elle est traversée
l'œuvre. Ce qui implique de pouvoir par de profondes tensions et détresses.
réfléchir et évaluer la qualité de cette Dans ce contexte, les institutions
relation. Faute d’une réflexion critique pourraient chercher à mandater un
dans ce sens, les relations auxquelles « artiste réparateur » dont la mission
invitent les œuvres qui y prétendent serait d’endiguer les maux. Pour Paul
risquent de tomber, au mieux, dans des Ardenne, l’art acquiert ici une mission
relations très consensuelles. Un tas de presque religieuse 1 3.
bonbon est posé sur le sol, il est possible
d’en prendre un. Et après ? Il souligne que l'un des principaux
dangers de cette idéologie de la
Pour Bishop, il importe également de réparation serait de faire perdre à
savoir quel type de public est impacté l’artiste son potentiel « désobéissant ».
par cet art relationnel. Si les publics sont Dans un contexte d’institutionnalisation
fortement homogènes, composés d’une des pratiques, l’artiste deviendrait « doux
même tranche d’âge ou d’un même et serviable » 1 4. En effet,
milieu socio-économique, voire même
composés quasi exclusivement d'initiés « Il ne fraye pas avec le nihilisme, ne
du monde de l'art, la notion de relation brûle plus ses ailes de géant au feu de la
sera bien entendu à relativiser. création et de ses abîmes ; il se
conforme au contraire au commun, et
Une deuxième critique de l’esthétique s’en va frapper à la porte des officines du
relationnelle a été formulée par l’historien traitement social 1 5. »
d’art Paul Ardenne, dans son livre Un art
Le risque serait d’aboutir à un dispositif pratiques artistiques perdent les aspects
artistique pensé comme une sorte de contestataires et deviennent une forme
remédiation. Celle-ci relèverait d’une de stratégie déguisée dans le but
volonté de restaurer une communauté d’obtenir la pacification sociale.
par le rapprochement social, car il serait
postulé un effondrement des valeurs qui
constituerait un discours et un jugement
communs. Paul Ardenne soutient que de
nombreux artistes sont sollicités
aujourd’hui par les pouvoirs publics pour Bibliographie
réaliser des animations dans des
institutions publiques. Il souligne que Paul Ardenne, Un art contextuel,
dans le cadre d’emplois subsidiés par les Champs arts, Paris. 2002.
pouvoirs publics, la tentation peut être
importante pour un artiste de collaborer, Claire Bishop, « Antagonism and
véritable instrumentalisation de pratique Relational Aesthetics », in October,
pour justifier le pouvoir en place 1 6. January 1 , 2004.
L’écueil est de passer d’une volonté Nicolas Bourriaud, Esthétique
militante de transformation politique des relationnelle, Les Presses du réel, Paris,
rapports au monde à une dictât du bien 1 998.
commun et de l’intégration. Ce qui est
dénoncé ici avec force par Paul Ardenne, Nicolas Bourriaud, « Pour une esthétique
est la promulgation d’un art relationnel relationnelle (Première partie)», in
qui deviendrait un dispositif de Documents sur l’art, n° 7, printemps
pacification des tensions sociales. Le 1 995.
rôle de l’artiste s’apparenterait ainsi à
celui d’un « missionnaire ».

Conclusion

Il existe un champ dans les pratiques


artistiques contemporaines qui offre une
place prépondérante à l’expérience
participative. Certaines œuvres peuvent
impliquer le public plus ou moins
directement. Nicolas Bourriaud, parle
d’une véritable esthétique relationnelle.
Comme nous l’avons vu, l’Historienne de
l’art Claire Bishop dans son article
« Antagonisme and Relational
Aesthetics » avance l’idée que les
œuvres exemplifiées par Bourriaud se
limiteraient à une conception
consensuelle de la relation. Paul
Ardenne, quant à lui, critique dans son
livre Un art contextuel le risque que ces
Notes
1 Nicolas Bourriaud, Esthétique
relationnelle, Les Presses du réel, Paris,
1 998.
2 Nicolas Bourriaud, « Pour une
esthétique relationnelle (Première
partie)», in Documents sur l’art, n° 7,
printemps 1 995. p. 88-99.
3 Cf. Fig. 1 Rirkrit Tiravanija à Art Basel
201 6. https://www.kitchenaid.fr/serious- Fig. 1 Rirkrit Tiravanija à Art Basel 201 6.
about-food/articles/les-fourneaux-de-rikrit https://www.kitchenaid.fr/serious-about-
4 Cf. Fig. 2 Félix Gonzélez-Torres, food/articles/les-fourneaux-de-rikrit
Candy Stack. https://www.wikiart.org/fr/
felix-gonzalez-torres/untitled-portrait-of-
ross-in-l-a-1 991
5 Nicolas Bourriaud, Esthétique
relationnelle, op. cit. p. 59.
6 Nicolas Bourriaud, Esthétique
relationnelle, op. cit. pp. 11 sq.
7 Claire Bishop, « Antagonism and
Relational Aesthetics », in October,
January 1 , 2004, p. 65
8 Ibid.
9 Ibid.
1 0 Ibid.
11 Ibid. Fig. 2 Félix Gonzélez-Torres, « Untitled »
1 2 Paul Ardenne, Un art contextuel, (Portrait of Ross in L.A.), 1 991 . © Félix
Champ arts, Paris, 2002. p. 203. Gonzélez-Torres
1 3 Ibid, p. 203 sq. https://www.wikiart.org/fr/felix-gonzalez-
1 4 Ibid. torres/untitled-portrait-of-ross-in-l-a-1 991
1 5 Ibid., p. 203.
1 6 Ib.

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