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TD ESTHETIQUE – Art, rationalité et objectivité – (1/3) 2021-2022

(1) Max Bill (1908-1994): il s’agit d’un artiste notoire qui entre autre, pour ce qui nous concerne,
rend compte dans ses textes de la nécessité de présenter les méthodes donnant naissance à l’œuvre.
Bill radicalise, ou en tout cas prolonge l’idée que l’œuvre n’existe qu’en vertu de ses caractéristiques
propres, sans regard sur l’extérieur, il y a donc du Malevitch, mais aussi de l’Art concret dans ses
travaux. L’aura de Bill permet à l’Art concret « d’exister », à travers ses textes dans les revues et les
expositions (en Suisse). Il est possible de se dire, tout de même, au contact des œuvres de Bill,
qu’elles s’assouplissent en matière d’émotion et de transmission : les couleurs sont vives
(chatoyantes), elles sont sensuelles. Dans des textes commentant l’œuvre de Max Bill, on peut rester
assez perplexe quoi que cela fasse sens : il y aurait plusieurs lectures, on verrait parfois des petites
chronologies ou des récits « géométriques » (un carré « pousse », ou fait son apparition, ou bien des
couleurs deviennent de plus en plus intenses, et laissent entrevoir une sorte d’élan invisible, etc.).
Ses compositions sont aussi des expérimentations en matière de confrontations de couleurs, de jeux
de contraste, ce qui est l’un des questionnements majeurs de l’art abstrait ; ici, l’intérêt est que les
couleurs sont en aplat, presque pures, ce qui permet d’accentuer les confrontations, contrairement
aux compositions de Kandinsky par exemple.
(2) Richard Paul Lohse (1902-1988) a en commun avec Max Bill la spécificité de
« l’imbrication de couleurs ». C’est aussi un graphiste (designer ?) et un maquettiste. Ici, l’une des
particularités de ce travail est de se penser pour sa proximité avec le social (ça ne saute pas aux
yeux) : dans son propos : « une société progressiste a besoin d’un art conforme à la pensée
analytique, encyclopédique, dont elle puisse vraiment s’inspirer » ; et c’est ce qui semble-t-il l’a
poussé à montrer son travail par tous les moyens (livres, expos). Comme on le pressent, ce
programme chez Lohse se concrétise par un soutien fort des lois optiques et mathématiques ; puis de
la série (principe « fort de la démocratie » (on est vraiment dans les années 50-60). Il y a quelque
chose de systématique chez Lohse, d’obsessionnel aussi, surtout devant la quantité d’œuvres du
même acabit. C’est comme si toute sa vie durant il avait tenté de résoudre un même
questionnement formel, et qu’en se confrontant aux mathématiques (en un sens), il est était face à
sorte d’infinitude, d’inachevable. C’est aussi un art de la variation.

(3) Victor Vasarely (1906-1997). Le statut de Vasarely dans l’histoire de l’art est particulier, il est à la
fois connu, célèbre et mésestimé, enfin, relativement mésestimé, puisqu’il a eu droit à une grande
rétrospective au Centre Pompidou en 2019 (plus de vingt ans après sa mort tout de même). Ce
manque de « légitimité » tient sans doute de la nature même de l’art optique ou cinétique : peut-
être est-ce perçu comme trop illustratif ou décoratif, un peu pop parfois, un peu fantaisiste, ou bien
trop coloré, trop industriel dans son élaboration, etc. Toujours est-il qu’il faut admettre au moins
deux choses à son propos : premièrement, une force de créativité sans pareil, car en vertu des codes
et de l’univers qu’il a exploré, on perçoit toujours des formes nouvelles, de nouvelles configurations,
de nouvelles façons de capturer le regard, et c’est déjà être un grand artiste. De la même façon, on
perçoit chez lui le « génie » qui a consisté à ouvrir la voie de l’art optique ou cinétique , et l’on devine
sans peine l’influence qu’a eue cette « esthétique » dans la seconde partie du vingtième siècle, dans
l’imaginaire collectif. Il ne faut pas non plus oublier que l’esthétique « op art » de Vasarely répond
d’un long processus de recherche plastique (comme pour Mondrian), lui qui envisageait des natures
mortes ou des portraits et a hérité des enseignements du Bauhaus, de même que son art est porté
par une idée de « mouvement » (chose que l’on oublie parfois) ; peut-être apporte-t-il un nouveau
vocabulaire en art : des distorsions, des enchevêtrements, des évidements, de l’organicité, etc. ; il y a
quelque chose de très années 60, bien évidemment, et simultanément, une sorte de vision de futur.
Si toutefois on devait retenir un mot d’ordre chez Vasarely, ce serait sa volonté de se rapprocher du
« social », de l’urbain, de notre environnement immédiat en élaborant des structures
« universelles », au sens littéral parfois, lorsqu’il explore des configurations biologiques ou cellulaires,
ou bien cosmiques, en esquissant des « structures universelles » : c’est un point important, qui
permet de recouper avec Lohse ou les autres, à savoir, le fait de défendre une création appuyée par
des formes objectives, qu’il suffit de soumettre à des jeux de combinaison, etc. C’est un art accessible
à tous, faisable par tous.

(4) Sol LeWitt (1928-2007). De nombreuses choses sont à dire à propos de Sol LeWitt.
Retenons, pour le présenter, qu’il est celui qui véritablement lance l’art conceptuel, défendant l’idée
ou le concept plutôt que l’œuvre, notamment lors d’un texte en 1967. Il faut parvenir à comprendre
en quoi cette idée est révolutionnaire (et en même temps, elle prolonge le manifeste de l’Art
Concret). (i) C’est, d’une certaine façon, une manière d’assurer le primat de l’intellect sur le
sensible, mais on ne devrait pas autant radicaliser cette lecture. (ii) C’est aussi une façon de dire que
la réalisation n’est qu’une étape, qu’elle n’est pas essentielle, et ça, c’est révolutionnaire aussi, alors
que tout l’art quasiment hérite de l’idée selon laquelle la main, la gestuelle de l’artiste, sa dextérité
ou son coup de crayon, garantit sa légitimité artistique. C’est donc la fin d’une forme de maniérisme
qui est signalée, peut-être d’humanité ? (iii) Son œuvre purement conceptuelle est aussi celle des
« Wall Drawings », qui soulèvent un certain nombre de problématiques intéressantes : il n’y a plus
d’intermédiaire véritable entre l’œuvre et le spectateur, plus de socle, pas d’accrochage, pas de
cartel, pas d’ombre ou de dispositif technique, mais au contraire, une forme d’immédiateté,
d’économie de moyen ; là aussi, autre « révolution » plastique, d’autant plus si on insiste, encore une
fois, sur une tradition de l’art qui tend à faire des objets, des tableaux, des choses que l’on fétichise,
tandis qu’ici, l’œuvre est d’emblée incrustée dans le réel. (iv) Autre aspect intéressant de son œuvre :
le statut temporel de l’œuvre : si elle n’est que l’idée et si la délégation, la réalisation sont
secondaires : l’œuvre peut-elle être répétée ? Et si elle est interprétée de façon différente ? Que se
passe-t-il si elle est réitérée en un autre site ? Mais alors, si l’œuvre est l’idée plutôt que la
réalisation, est-elle éphémère ou éternelle ? Il semble en tous les cas qu’elle résiste à la mort de
l’artiste véritablement. (v) C’est aussi un artiste qui assume entièrement l’idée de déléguer la
réalisation de l’œuvre (penser à l’exemple de l’œuvre qui peut être dictée par téléphone sans
intervention de l’artiste) ; c’est un hommage, selon les propos de l’artiste, aux pratiques d’atelier
où les artistes étaient accompagnés d’un certain nombre d’assistants ; mais ici se pose la question de
la présence de l’artiste face à l’œuvre : il est parfois absent, ce qui démystifie aussi l’œuvre d’art
moderne.
D’autres choses encore. On aurait pu croire que l’œuvre de LeWitt était particulièrement rigoureuse,
exigeante, presque mathématique, avec une sorte d’ode à la perfection (comme pour Malevitch),
mais ce n’est pas tout à fait le cas, puisqu’à travers la délégation, il y a la possibilité pour l’œuvre
d’être « mal interprétée », ou accompagnée d’erreurs. Ces dernières sont acceptées, à condition
qu’elles soient réelles, c’est-à-dire que celui qui accomplit ait eut la volonté de parfaitement
répondre aux instructions ; l’interprétation, avec sa variété de possible, fait partie du processus de
LeWitt, de la même façon que les interprétations musicales sont guidées par la sensibilité de
l’exécutant. Finalement, il n’y a pas vraiment deux fois le même Wall Drawing, car de petites
interférences interviennent toujours, et cet attrait de la ligne saccadée (qui lui vient d’Eva Hesse) est
parfaitement intégré.
Autre partie de l’œuvre de LeWitt, peut-être la plus intéressant en fin de compte, celle qui
correspond à une « géométrisation » de l’esprit et qui s’appuie sur des principes de finitude et
d’exhaustivité. Mais ici, comment l’interpréter ? Comme une manière de sonder le possible et
l’impossible de l’acte de création (c’est une interprétation personnelle) : le peintre maniériste a face
à lui toutes les possibilités formelles de son médium, de son champ d’investigation, de ses
préoccupations ; elles sont infinies ; mais jouer des combinaisons, atténuer les possibles, est une
façon de rendre réalisable l’acte de création ; il possède une forme d’achèvement, de finitude, plus
rien ne peut « venir » lui succéder pour l’agrémenter ou le changer. On retrouverait une approche
très platonicienne de l’art.
D’autres éléments, encore. Les cubes et les carrés (et la grille) sont des éléments « standards », sans
signification réelle, ils sont des outils, des moyens, et non la fin. D’ailleurs, voilà l’une des grandes
idées de Sol LeWitt : les formes ne sont pas des fins en soi, elles ne sont que des accessoires. Certains
ont pu dire que c’était le premier artiste à utiliser les formes comme des « morphèmes », une
syntaxe ou une grammaire, mais la linguistique ne l’intéresse pas.
Terminons par dire qu’il y a une approche assez philosophique chez Sol LeWitt (qui n’est pas plus que
les mathématiques ou les formes, une finalité, mais peut-être un moyen), l’artiste parle de « réalisme
philosophique ».

(5) Allan McCollum En s’attaquant au mythe de l’originalité, le travail que mène Allan McCollum
depuis près d’une trentaine d’années interroge avec une remarquable acuité l’un des fondements les
plus représentatifs de l’art moderne. La question du mode d’existence et de l’unicité de l’œuvre est
prise à contre-pied par l’artiste américain, à ceci près qu’il n’entend pas désarçonner la rareté de
l’œuvre d’art en procédant à une multiplication mécanique de l’identique – ce que fit Warhol par la
sérigraphie – mais en produisant une multitude d’originaux.
Dans la série des Shapes Project présentée par la JGM. Galerie, des nuées de formes noires
encadrées parsèment les murs. Ni organiques, ni géométriques, les voilà alignées selon une rigueur
taxinomique qui n’est pas sans rappeler une certaine tradition de l’art minimal ou conceptuel. Un
regard attentif pensera y reconnaître la silhouette d’un état américain, d’un coquillage ou d’un
masque tribal, alors qu’elle ne se réfère finalement à rien d’autre qu’à elle-même.
À la vue de ce projet, ce qui frappe est à la fois son ampleur et son efficacité. Nous voilà confrontés à
d’innombrables motifs qui paraissent se répéter sans fin ; l’œuvre est profuse et austère, presque
démonstrative, elle parvient pourtant à véhiculer une certaine éloquence visuelle. Sans doute est-ce
là le tour de force de l’artiste : en se plaçant à l’échelle de la philosophie de l’art, en déployant un
projet qui a la rigueur d’une affirmation mathématique, McCollum n’en oublie pas de mettre en
avant ce qui reste fondamental dans un cadre artistique, à savoir l’amour des formes qui se révèlent
au gré des tâtonnements créateurs, ainsi que le désir souverain de matérialiser des figures que
l’esprit seul n’arrive pas à concevoir. L’artiste américain partage en cela les préoccupations du
peintre aspirant à conquérir la toile blanche par des compositions qui font sens, qui séduisent ou qui
miment le monde, à la différence près que McCollum a déjà entrevu quelques 214 millions
de Shapes sur les 31 milliards rendues possibles par son dispositif.
Chaque pièce est en effet unique, elle désigne une variation parmi nombre d’autres, laquelle est
obtenue en opérant diverses combinaisons à partir d’une trame de départ. En procédant ainsi, il
interroge en partie l’importance du nombre dans une ère de l’opulence et de l’excès pour mieux
réévaluer l’incidence de l’unique, de l’original et de l’indivis. McCollum peut aussi questionner les
mécanismes de répétition et de différenciation, à l’échelle des œuvres d’art mais aussi des individus
et du social, comme le figurait un autre projet daté de 2004, Each and Every One of You, où à travers
une multitude de petits cadres foncièrement identiques, 600 prénoms masculins et 600 autres
féminins étaient imprimés, en tenant compte de leur fréquence au sein de la population américaine.
Gabriel Tarde indiquait autrefois que l’imitation et l’invention sont constitutifs des actes sociaux
élémentaires : ils en véhiculent les désirs et les imaginaires, expliquent les phénomènes rumoraux,
les modes et l’adhérence à certaines idées. De la même façon, Allan McCollum nous rappelle que
l’art est aussi ce qui nous donne conscience de notre indissoluble mimétisme à l’égard de nos
semblables, alors même que nous postulons à nous démarquer les uns des autres.
La galerie présente également au sous-sol un ensemble de sculptures de la série des Natural Copies
of the Coal Mines of Central Utah. Dans ces œuvres, nous retrouvons le motif de la transmission et de
la duplication, puisqu’il s’agit du moulage de véritables empreintes de dinosaures trouvées dans des
mines de charbon dans l’Utah. Ce projet de McCollum nous permet de vérifier l’extrême cohérence
de son œuvre : si les fossiles que l’on admire dans les muséums sont toujours incomplets, alors que
leur reconstitution squelettique suppose la référence à un archétype supposé, ce qui est dupliqué est
aussi la trace d’un passage unique aux yeux de l’histoire et du règne animal. La transmission se fait
simultanément héritage et filiation, évolution et invention, comme un mécanisme s’appliquant aussi
bien aux objets culturels qu’à la vie. De même, la gamme chromatique employée par l’artiste, avec
ses teintes opaques et industrielles, ne manque pas de rappeler ses travaux antérieurs, en particulier
la série des Collection of 50 Perfect Vehicles de 1989 où cinquante urnes identiques par la forme,
mais différentes par la couleur, étaient présentées. Ici, également, domine l’allusion au passé qui se
perpétue, progresse au fil du temps, se transforme mais conserve néanmoins des caractéristiques
élémentaires, à l’image de l’œuvre de l’artiste qui décline différentes facettes d’un questionnement
initial, tout en restant profondément originale.

(6) Sarah Morris Il nous est possible de nous arrêter sur des figures contemporaines de l’art dit
géométrique (rappelons que l’art « géométrique » n’est pas un mouvement, ou une vraie catégorie,
en particulier à l’ère contemporaine, où les œuvres échappent aux catégories) ; Sarah Morris (née en
1967) est l’une des plus notoires, avec une œuvre picturale résolument abstraite et donc
géométrique. On pourrait tenter à titre d’exercice de commenter son œuvre, à partir de ce que l’on y
voit ou devine. (i) Premièrement, les titres des œuvres ou des séries paraissent importantes, elles
nous informent sur ce qui est « représenté » ou « évoqué », et de là, on peut se demander quels
rôles ont les titres dans l’art : l’œuvre a-t-elle besoin d’être nommée ? Le titre fait-il partie du
dispositif de l’œuvre ? N’est-ce pas davantage un travail de médiation voire de scénographie (avec le
petit cartel que l’on accroche à côté de l’œuvre ?). Qu’aurait-on pensé de ces travaux s’il n’y avait pas
eu de titre ? (ii) Ainsi donc les titres nous disent que la première série est relative à un espace
musical ; ce ne serait pas la première à tenter de convertir la musique en éléments visuels (ne serait-
ce que Max Bill, voire Sol LeWitt, il est même troublant de voir qu’il s’agit de deux artistes
« géométriques » à peine cités plus haut) ; peut-être alors que c’est un travail d’interprétation ou
d’illustration (ou de conversion) d’une réalité, (ou de passage d’une réalité à une autre), comme
lorsque le monde est fait de certains éléments et que le langage tente de le circonscrire. Peut-être
également que c’est la seule finalité d’un travail de cet ordre : simplement, montrer le monde, à
travers un langage pictural particulier. (iii) Le titre des autres séries nous donne davantage
d’informations : des noms de villes, qui sans doute même sont assez visuelles dans notre esprit (Abu
Dhabi, ville hyper moderne et sophistiquée, en plein milieu du désert et au bord de la mer ; Pékin,
capitale orientale qui récemment accueille les jeux olympiques ; Rio, ville festive et carnavalesque qui
laisse aussi entrevoir le lien entre les monts et la mer, puis Los Angeles, etc.). On se rend compte que
chaque série recouvre un univers graphique et géométrique particulier, avec une vraie autonomie
dans la morphologie globale ; c’est comme si l’artiste avait eu envie de retranscrire l’esprit de
l’urbain, de l’identité, de la culture, à partir d’éléments géométriques. (iv) C’est aussi intéressant
parce que la géométrie est supposée être objective, comme on le voit avec l’Art concret, mais ici,
rien n’est plus subjectif, et pourtant, on observe une sorte de tension avec la réalité de la ville : si on
avait pu montrer ces images sans les titrer et en demandant de les associer à des villes réelles, on y
serait parvenu. (v) La géométrie est donc un langage comme peuvent l’être les mots ou les symboles.
La particularité de la géométrie serait ici de posséder une dimension frontale, « impactante » (voir
par exemple le travail de Daniel Pfflum, qui travaille l’imaginaire géométrique des « logos »
commerciaux) ; peut-être même donc rappelle à une idée de modernité, de consumérisme, au
niveau des couleurs ; la géométrie n’est donc pas intégralement l’expression d’une subjectivité
intime. Cette dimension frontale chez Sarah Morris peut aussi être qualifiée de spectaculaire ; et
peut-être, là encore, un autre paradoxe, en ce que c’est spectaculaire, donc un surcroit de visibilité,
mais en même temps, l’artiste « extrait » des paysages urbains des « morphèmes » ou des éléments
visuels que l’on ne parvient pas à identifier, qui sont là, mais pas tout à fait.

(7) Pour ce qui est l’œuvre de Peter Halley (né en 1953), (i) peut-être peut-on dire que certains des
aspects visuels soulevés par Sarah Morris sont présents : une vague idée de structure est perceptible,
des éléments formels qui rappellent des fenêtres ou des verrières, d’autres éléments qui semblent
établir des connexions entre ces fenêtres. On perçoit également sur la première image que des
œuvres s’éloignent du mur, en imposant un semblant de relief. (ii) Par la même occasion, l’une des
questions que l’on peut se poser est la frontière exacte (comme chez Morris) entre l’abstraction pure
et la représentation, puisque visiblement, ici, nous avons quelque chose qui se rapporte à des
constructions, des habitations, avec des conduits, des tuyaux ou des gouttières, des passages et des
lieux clos. Je pense que l’on peut dire que nous sommes dans une famille d’artistes comparables à
Sarah Morris, en ce que la géométrie n’est pas la manifestation de formes pures et idéales, mais
une traduction de la réalité. C’est quand même un point fort important, car avec les « Concrets », le
monde pictural est clos sur lui-même, il ne s’adresse pas au monde, alors qu’ici, c’est le contraire qui
se produit. (iii) Pour mieux caractériser Halley, on pourrait dire qu’il partage avec Mondrian un
intérêt pour les verticales et les horizontales (contrairement aussi à Sarah Morris, dont les formes
géométriques sont multiples et variées) ; rappelons également que Halley est New Yorkais et que
Mondrian peint sa dernière œuvre New York Boogie Woogie en 1943, œuvre qui emblématise malgré
tout la possibilité pour la géométrie de représenter le monde (et en réalité, Mondrian n’est pas tout
à fait un « concrétiste », ses formes ne sont pas pures, elles s’appuient sur le monde extérieur). (iv)
Toujours est-il que la géométrie arbore une dimension encore plus singulière ici que chez Mondrian,
ce n’est pas une représentation d’un écheveau urbain, mais d’une idée du social, du monde dans
lequel nous évoluons. Pour Halley, inspiré par les lectures de Baudrillard (que l’on pourrait qualifier
comme un philosophe critique de la consommation et de toutes ses dérives, penseur de tous les
« simulacres » et « simulations » qui caractérisent notre modernité) et Foucault (que l’on pourrait
qualifier comme le philosophe qui défend les minorités (les malades, les aliénés ou les incarcérés) en
mettant en relief, entre autre, une société de contrôle et de discipline), ses représentations
géométriques entendent représenter la « structure » aliénante du monde : son caractère
faussement sonnant (le fluo, les couleurs vives), ses verrières qui sont plutôt des barreaux, des jeux
de composition où des masses volumiques en dissimulent toujours d’autres, et peut-être même
l’idée que quelle que soit la pièce dans laquelle on évolue, en se rendant dans une autre pièce, on
n’accomplit pas nécessairement un acte de liberté, on ne fait que changer de « cellule ». Le terme de
cellule est sans doute, d’ailleurs, le plus pertinent. (v) On pourrait dire pour finir que Halley permet
d’entrevoir une autre lecture de la géométrie, qui n’est plus pureté formelle, caractérisation
optimiste d’un monde idéal, mais au contraire, un vecteur d’angoisse et d’enfermement. (vi) « Par la
même occasion, l’artiste souligne non pas ce qu’il y a de social dans la géométrie, mais ce qu’il y a de
géométrique dans toute société » (artetcaetera.net), et ce n’est pas rien.

(8) Andreas Gursky


(i) Le travail d’Andreas Gursky appréhende les ordres de grandeur qui caractérisent le monde
contemporain. Ordres de grandeur et rapports d’échelle qui s’expriment sous différentes formes : les
structures visibles et matérielles tels que les édifices, les architectures, les constructions humaines,
qu’il confronte à la petitesse des individus. Question : que nous disent ces rapports d’échelle sur le
monde, voire sur nous-même ? (i)(bis) Prolongeant cette question des rapports d’échelle ou des
confrontations entre deux ordres contraires, on se rend compte que le travail de Gursky se focalise
grandement sur des ambivalences : le gigantisme et le détail, la différence et la répétition, le point de
vue unique et la totalité du monde, peut-être d’autres choses encore. Question : que nous disent ces
écarts, ces contraires qui s’articulent ?
(ii) On constate par ailleurs que l’individu n’est quasiment jamais représenté seul. Soit il l’est de
façon démultipliée, soit il est absent de la photographie. Question : qu’implique le fait de
représenter, non pas l’individu, mais une multitude d’individus ?
(iii) Le travail d’Andreas Gursky, en conformité avec l’École de Düsseldorf dont il est issu, (et
dorénavant, enseignant), adopte un point de vue relativement objectif : dans la prise de vue, dans le
fait qu’il n’y ait pas de portrait d’individus singuliers. Il s’en dégage une forme de neutralité.
Question : qu’apportent cette objectivité et cette neutralité ? Est-ce si vrai que cela, dès lors que
l’artiste revendique une forme de subjectivité, dans ses choix, mais aussi dans le fait de procéder à
un travail de recomposition, de construction, voire de composition de la réalité du monde ? Ne
s’agit-il pas, plutôt d’une interprétation du monde ? (iv) D’un point de vue formel et esthétique,
dans le travail de Gursky, on constate un fort intérêt pour la géométrie en toute chose. Comme s’il
existait un ordre caché, une logique presque mathématique et indépendante des hommes. A
certaines occasions, les hommes paraissent s’insérer au cœur de cette géométrie, en dépendre.
Ailleurs, on trouve une logique qui relève du fractal, comme si les éléments s’imbriquaient les uns
dans les autres tout en se répétant à l’infini. Question : que signifie ce rapport à la géométrie ?
(v) On a l’impression que le travail de Gursky parle du monde d’aujourd’hui, en pointant certaines
représentations relative à une idée du loisir, de la consommation, de la politique, de
l’ « entertainment ». On y trouve des références culturelles, des connotations relevant d’univers
économiques ou commerciaux. Question : d’une certaine façon : Gursky n’est-il pas en train de
trouver une solution à la figuration du monde contemporain, dans le même contexte de
représentation que celui de la ville, que l’on suppose impossible à appréhender d’un seul trait ?
Question : Peut-on dire du travail d’Andreas Gursky est un travail critique ou engagé ?
(vi) Enfin, dans la technique de prise de vue extrêmement reculée, on retrouve un dispositif similaire
à la vue cartographique. Question : qu’implique une vue cartographique, en soi ?
Rappel historique : les peintures de Peter Bruegel et de Jérôme Bosch disent certaines choses ; (une
volonté de canaliser, de décliner les possibles, de produire un dispositif chronologique ou de
narration, mais aussi d’induire une certaine morale). Cependant, comme a pu le dire Christine Buci-
Glucksmann, le point de vue cartographique se rapporte au point de vue du Divin ou du monarque ;
c’est le monarque qui, pour considérer son territoire et ses possessions, fait une carte de son
royaume. Si ce n’est pas le monarque, les premiers explorateurs allaient aux extrémités du royaume
pour y poser des balises et définir un territoire. Autrement, le point de vue possède une réalité
politique en soi, dans son dispositif.

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