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« L’art est beaucoup plus qu’un ensemble de formes »

(j.Levinson, «le contextualisme esthétique», 2005).

Cette affirmation de Jerrold Levinson, est extraite d’un article au cours duquel, l’auteur fait
l’apologie du contextualisme esthétique en l’opposant à plusieurs autres approches philosophiques de
l’esthétique. Ce qui distingue l’Art d’une création de la nature, c’est l’acte par lequel un homme a
transformé une matière en lui donnant une forme. Il se crée alors une relation tripartite formée par
l’Artiste, l’Observateur et l’œuvre. L’œuvre est composée de formes. Mais de quelles formes s’agit-
il ? Serait-ce la forme que Platon nomme Eidos comme étant hypothèse de réalités intelligibles,
archétypes de toutes choses (Platon, le Timée). S’agit-il de la conception Aristotélicienne de la Forme ? La
forme faisant partie des « quatre causes » qui définissent l’existence d’un objet, qui est ce qui ordonne
la matière dont est fait cet objet et définit son essence, et son unité. (Aristote, Physique, II, 3-9). Ainsi, s’agit-
il de la forme comme contenu sémantique ? Ou selon l’approche «formaliste», de la forme morphè, au
sens de simple figuration spatiale ? Dans son affirmation, Levinson semble opposer cette dernière
conception de la forme, la forme « morphè » organisée en « ensemble de formes » à autre chose qu’il
définit par «beaucoup plus» est qui constituerait l’Art. En quoi l’Art dépasserait il donc l’ensemble des
formes qui le composent ? Cette affirmation semble manifester l’opposition existant entre deux
conceptions radicalement opposées de l’Art. D’une part, l’Art comme porteur d’un contenu
sémantique, vecteur de transmission, s’opposant à l’Art-pour-l’Art, où l’Art serait sa propre finalité.
Mais si l’Art dépasse les formes qui le composent, atteint-il des dimensions lui permettant d’assumer
des fonctions particulières pour l’Homme ? Serait-ce cela, ce « beaucoup plus » ? Mais se pourrait-il
qu’il en soit autrement ? Dans la mesure où, dans l’approche contextualiste, l’Eidos ne semble pas
vraiment défini et stable, l’œuvre, pourrait-elle se limiter à sa simple morphè ? Seul élément de
permanence apparente.

1ére partie : En quoi l’Art dépasser ait il l’ensemble des formes qui le composent ?

La finalité de l’Art ne serait-elle pas de transmettre un message, de lever le voile sur


une part de la Vérité du réel et ainsi, mettre en évidence, sa Beauté, manifestation de l’ordre
de l’Univers ? L’ensemble des formes « formelles », composant sa « morphè », ne serait
qu’un vecteur, au service de l’artiste, devant respecter le sens et le contenu du Message qu’il
souhaite transmettre, son « Eidos ». Cet « ensemble de Formes » qui compose l’œuvre de
l’artiste ne sont que des «multiples» incapables en eux-mêmes de représenter l’Unité du Beau.
Mais à travers son œuvre, l’Artiste sublime ces «choses multiples» qui «sont vues», mais qui
«ne sont pas pensées», en révélant les Formes Intelligibles qui sont «pensées sans être vues»
(Platon, La République, 507b). Rentrer en relation avec l’Art permettrait ainsi à l’Homme de
se relier aux « Idea », qui, sans lui, seraient difficilement accessibles. En effet, rares, sont
ceux qui « sont capables d’aller vers le Beau en Soi et de le voir en lui-même » précise
Platon, dans un Dialogue entre Glaucon et Socrate (Platon, La République, 476b). De ce fait,
la fonction de l’art, est, dans la philosophie platonicienne, de transmettre l’expression de
l’Eidos de la Chose aux Observateurs. Les Œuvres de l’antiquité et plus tard, de la
Renaissance, placeront la morphè sous le joug de l’Eidos, dans une tension orientée vers cet
idéal, irréalisable, que constitue l’Eidos manifesté. Ce dépassement est certainement le
«beaucoup plus » qui placerait l’Art au-dessus de l’ensemble des formes qui le compose. Ce
n’est plus la morphè, mais l’Eidos qui ordonne la matière, de même, que c’est la Beauté en
Soi et non l’ensemble des formes qui rendent les choses belles. De plus, au-delà de l’Eidos, du
contenu sémantique lui-même, l’Art est aussi la manifestation de la Volonté de transmettre de
l’Artiste, son Intention créatrice, son Moteur, le Telos.
L’art est aussi fruit de relation et de contexte. L’œuvre agrège des contenus issus de
la relation qui se crée entre l’observateur et l’objet lui-même. Ces contenus sont d’ordre
sémantique, et sont liés à chacun des acteurs de la relation tripartite qu’est l’Art : contenus liés
à l’artiste et ses engagements ; contenus liés à l’œuvre, le contexte de sa création, son style;
contenus liés à l’observateur, à ses projections et à ses représentations. Alors que les formes
« formelles » sont figées, après avoir été créées par l’artiste, l’œuvre d’Art, quant à elle
semble « mouvante » en ce qu’elle semble « varier » d’un observateur à un autre, d’un
contexte à un autre … C’est principalement, la thèse que défend Levinson en développant son
approche «contextualiste» appliquée à l’esthétique. Contrairement au formalisme qui
limiterait l’appréciation de l’œuvre à la morphè en tant que forme apparente, nous pouvons
comprendre toute l’importance que revêt le contexte dans lequel se place une œuvre d’Art. En
effet, des mêmes objets, par exemple, une sculpture et l’une de ses copies parfaites, peuvent
malgré leur ressemblance, ne pas avoir la même valeur artistique d’une part, et ne pas
provoquer le même impact auprès d’observateurs avisés d’autre part. De la même manière,
nous pouvons dire qu’une œuvre ne peut se limiter à son aspect perceptif et à ses qualités
intrinsèques car ce qui vient alimenter la relation à l’œuvre dépend également de la
provenance historique de l’œuvre ou de la problématique particulière dont elle émerge »
(j.Levinson, « le contextualisme esthétique », 2005). De plus, les conditions de réception de
l’Art, ne dépendent pas seulement de facteurs propres aux composantes de l’art en tant que
« relation tripartite » mais elles dépendent également de facteurs qui leurs sont totalement
extérieurs comme par exemple les faits historiques, le positionnement de l’œuvre par rapport
aux valeurs et styles dominants. En effet, une même œuvre ne sera pas perçue de la même
manière en fonction des lieux de présentation ou des périodes de l’histoire. Par exemple, le
cycle des 4 opéras de Richard Wagner « Der Ring des Nibelungen“, même s’il est interprété
par les mêmes musiciens jouant dans les mêmes décors, ne serait pas reçu de la même
manière avant, pendant ou après la seconde guerre mondiale et n’aurait pas la même
signification, joué en Allemagne en 1934 ou de l’autre côté de l’atlantique à la même époque.
Nous percevons bien que l’œuvre envisagée sans son Contexte perd une grande partie d’elle-
même. Ce Contexte n’est pas porté par les formes apparentes de l’œuvre mais bien par ce
« beaucoup plus » mentionné dans l’affirmation de Levinson.
Si l’Art dépasse les formes qui le composent, atteint-il des dimensions lui permettant
d’assumer des fonctions particulières pour l’Homme ? Serait-ce cela, ce « beaucoup plus »
dont parle Levinson ? L’Art a depuis toujours une dimension révélatrice du monde humain et
pourrait, selon Levinson assumer le rôle joué naguère par la religion. En effet, l’Art, à l’instar
de la Religion peut donner un Sens aux Choses, inviter au dépassement de Soi, et permettre à
l’Observateur d’entrer en contact avec les dimensions les plus profondes de son Etre. L’Art
exprimerait cette dimension par des voies, bien différentes de celles du langage ordinaire. Peut-on
parler d’Art comme Vecteur d’expérience Spirituelle ? C’est précisément, cette fonction de l’Art que
Kandinsky a tenté de manifester dans ses œuvres durant toute sa vie. L’Art, écrit-il, « n’est pas une
veine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a pour but et doit servir à
l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine » mais pour cela, poursuit-il, l’artiste doit avoir
quelque chose à dire, car sa tâche ne consiste pas à maitriser la forme, mais à adapter cette forme au
contenu (V. Kandinsky, Du Spirituel dans l’Art, et dans la peinture en particulier).

L’Art est donc à la fois Signifiant par l’ensemble des formes qui le composent et Signifié par
l’ensemble des contenus sémantiques qu’il agrège. L’art est donc beaucoup plus qu’un ensemble de
formes.

2éme partie : Mais se pourrait-il qu’il en soit autrement ?


On peut donc se demander quel a été le but des artistes « formalistes » qui voulurent ou
veulent encore se débarrasser de tout contenu sémantique et s’attacher à la seule forme « formelle »,
en ne cherchant qu’à révéler la seule morphè ? Mais cela est-il réellement envisageable ? Peut-on en
effet, créer une forme qui n’exprime rien d’autre que sa forme ? Des artistes ont recherché cela,
comme John Cage en musique qui déclara que son Art ne contenait aucun message, n’exprimait
aucune sensation particulière, n’avait ni but, ni sujet. Ou encore Ad Reinhardt, précurseur de l' art
minimal, qui expérimenta le même projet mais cette fois-ci en peinture, allant jusqu’à fixer douze
règles pour une nouvelle académie (Ad Reinhardt, Art et News, 1957) parmi lesquelles figurant les
« No object, No forms, No design, No texture etc… ». Il espérait à travers son Œuvre démontrer que la
finalité de l’Art était d’atteindre sa fin : "Tout progrès et tout changement en art vont vers l'unique fin
de l'art-en-tant-qu'art" (Ad Reinhardt, The Next Revolution in Art). À partir des années 60, il peint les
« Ultimate Paintings », des toiles qui selon lui, sont « les dernières peintures que l’on peut peindre »,
qui atteignent la limite au-delà de laquelle l’œuvre n’existe plus : des toiles de même format, presque
ton sur ton, qui laissent à peine entrevoir un motif. Mais même après avoir exercé une telle radicalité,
est-il parvenu à ne rien transmettre ? En voulant se débarrasser de tous les messages que pourrait
transmettre ou signifier une forme, il en vint à détruire la forme elle-même. Et même « détruite »,
même minimale, est-on certain que cette forme qui à priori ne ressemblerait à rien, n’exprime rien qui
d’une certaine manière ne la dépasse ? A-t-il réussi à ce qu’un Observateur ne reçoive aucun message
face à l’une de ces œuvres qui ne dépasse l’œuvre elle-même ? Je ne le pense pas. Ces toiles expriment
une certaine quête d’absolue, et peuvent, bien au contraire transporter l’Observateur vers des réalités
intimes et profondes. La simple intention de ne vouloir rien exprimer est en elle-même une intention et
donc contient un contenu sémantique. La quête « formaliste » me parait vaine dans la mesure où la
forme, ontologiquement, est toujours associée à un contenu sémantique. De ce fait, l’Art ne peut
qu’Etre plus qu’un ensemble de formes.

Cependant, si nous reprenons l’approche contextualiste, qui nous amène à penser que
l’Eidos, n’est pas figé, qu’il est mouvant, qu’il s’adapte au contexte et varie d’un observateur à un
autre, d’un contexte à un autre, constitue-t-il une réalité aussi tangible que la morphè, qui elle, une fois
créée par l’artiste est figée, ne varie pas dans le temps ? Peut-on dire que ce « beaucoup plus » ait une
réalité dans la mesure où il n’est pas reproductible et change sans cesse ? Est-ce cette limite de l’Eidos
qui constitue le point de départ du projet des artistes « formalistes » ? Dans la mesure où l’Art ne
permettrait pas à l’Observateur de trouver l’Unité, ce qui est permanent en Soi et dans le Monde, peut-
on toujours dire qu’il est beaucoup plus qu’un ensemble de formes dans la mesure où seule la forme en
tant que morphè semble permanente ? Si, on pose que la perception de la totalité du contenu
sémantique d’une œuvre, son Eidos, implique obligatoirement une approche subjective et plurielle car
elle dépend d’un grand nombre de facteurs. Et Si, on admet que la morphè, au contraire, est
permanente, comme un carré ne peut devenir un cercle une fois tracé sur une toile. Alors, la
permanence se manifeste par la morphè et non par l’Eidos qui est alors sans cesse dans un mouvement
imprévisible. Nous ne pouvons être sûrs que d’une chose : l’élément en équilibre qui s’offre à nous.
Cet ensemble des formes statiques constituant l’Œuvre, débarrassé de ce qui est « non statique » est
un ensemble cohérent en équilibre à l’instar de la matière apparente, dans le domaine de la physique
nucléaire, qui est l’état d’équilibre des particules en mouvement qui la constitue. On pourra décrire
avec certitude la forme d’un objet mais on ne pourra pas déterminer à tout moment la position des
éléments mouvants qui le constituent autrement que par une approche probabiliste, qui n’est jamais la
réalité mais son simulacre. Si, nous retirons ce qui n’est pas stable, ce contenu sémantique, reste-t-il
suffisamment d’éléments pour constituer l’Art ? Pour Aristote, " Un être ou une chose composée de
parties diverses ne peut avoir de beauté qu'autant que ses parties sont disposées dans un certain ordre
et qu'elles ont en outre une dimension qui ne peut pas être arbitraire, car le beau consiste dans l'ordre
et la grandeur " (Aristote, Poétique, Chapitre VII). Ce passage de la poétique ayant pour objet
principal la tragédie possède un message à vocation universelle. La Beauté, réside dans l’agencement,
et cet ordre s’exprime dans l’ensemble de formes en équilibre qui compose l’œuvre d’Art. Bien que
cet ordre soit produit par l’ensemble des formes qui compose l’œuvre, l’ordre ainsi créé renvoie
automatiquement, à l’ordre en tant que principe, en tant que manifestation de quelque chose de plus
vaste que l’œuvre elle-même. Pour Saint Thomas, cet ordre ainsi exprimé par la Beauté de l’Œuvre,
serait la manifestation de l’Ordre Divin, l’expression du Dessein Divin. Et c’est parce que l’œuvre a
une certaine forme, manifestation de l’ordre voulu par Dieu qu’elle est en mesure d’instruire
l’Homme. Et cette instruction, est par nature, un contenu dépassant l’ensemble des formes qui
compose l’œuvre, tout comme la Beauté résulte de l’Ordre.

Conclusion :

Parce qu’il agrège un ensemble complexe de contenus sémantiques liés à ses différentes
composantes lorsqu’il est envisagé comme « relation tripartite » d’une part, et lié au contexte dans
lequel cette relation s’établit d’autre part, l’Art ne peut qu’être que « beaucoup plus » qu’un ensemble
de formes. Et beaucoup plus, il l’est, car il assure des fonctions révélatrices de vérités intimes et
profondes pour l’Homme, et qu’il possède de ce fait, une dimension spirituelle. Toutes les tentatives
de réduction de l’Art à la morphè dépourvue de l’Eidos, sont vaines, car la forme possède
ontologiquement un contenu sémantique. Même si la forme est la seule partie stable et permanente, sa
« mise en ordre » ne peut se limiter à la simple expression de la morphè car elle est la manifestation
d’un Ordre plus vaste la dépassant. Aussitôt que l’Œuvre est créée, il y a cette relation tripartite, qui
est Art, et il y a simultanément ce « beaucoup plus ». Revenir à la « pure forme » ne peut se faire
qu’au moyen de la destruction de cette relation en supprimant l’une au moins de ses composantes.
Mais alors, s’agit-il toujours d’Art ?

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