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Olivier Pascal-Moussellard
Publié le 26/01/2008. Mis à jour le 30/12/2008 à 10h57.
http://www.telerama.fr/livre/24682-
si_rien_ne_change_humanite_future_habitera_dans_des_cartons.php
Pendant plus de quarante ans, le sociologue américain Mike Davis a été de tous les combats
progressistes. Dans son dernier livre, il dénonce l'émergence d'une planète de bidonvilles. Rencontre
avec un militant intarissable.
La nouvelle est tombée au coeur de l'année 2007 : plus de la moitié des habitants de la planète sont
désormais des citadins. En 2008, et chaque année à venir, plusieurs dizaines de millions de Terriens
viendront gonfler les villes. Dans un livre au titre sans appel - Le Pire des mondes possibles -, un
professeur de sociologie urbaine à l'université de Californie a décrit la réalité de cette urbanisation
galopante : le « bidonville global ». Toute sa vie, Mike Davis a été un « foot soldier » : un fantassin,
un militant de terrain. Quarante-cinq ans qu'il se bat - au propre comme au figuré -, Mike Davis ! A 16
ans, il est obligé de quitter l'école pour gagner sa vie : découpeur dans les entrepôts de viande,
camionneur, chauffeur de bus pour touristes et... militant ! La politique, il est tombé dedans très jeune
pour ne plus en sortir. Fils d'une catholique irlandaise, marxiste autodidacte et athée, viré du Parti
communiste américain pour insoumission, familier des grandes manifs et du coup de poing, il est de
tous les combats des années 60 et 70, pour les droits civiques notamment et contre la guerre du
Vietnam. Cinq fois arrêté, cinq fois marié, révolté, passionné, intarissable. Nous sommes allés à sa
rencontre à San Diego. A 62 ans, ce globe-trotteur impénitent nous attendait devant notre hôtel pour
nous emmener crapahuter sur les collines arides qui cernent la ville. Il voulait que nous voyons cette
garrigue escarpée où, jour et nuit, des clandestins mexicains venus de Tijuana tentent de passer aux
Etats-Unis au milieu des rochers et des épineux. Nous montrer les terres brûlées par le gigantesque
incendie du mois de novembre, qui a grillé des dizaines de plantes menacées.
Dans Le Pire des mondes possibles, vous évoquez une « planète de bidonvilles ». Qu'entendez-
vous par là ?
Le Programme des Nations unies pour le développement prévoit qu'en 2020 plus de deux milliards de
personnes vivront dans des taudis. Les habitants des bidonvilles représentent déjà près de 80 % de la
population urbaine des pays les moins développés. Et demain, l'essentiel de la croissance
démographique mondiale aura lieu dans les zones urbaines de ces pays, notamment dans leurs
bidonvilles. Nous retrouvons, en ce début du XXIe siècle, le monde de Charles Dickens et d'Emile
Zola. L'énorme bidonville de Kibera (Nairobi), par exemple, a plus d'habitants au mètre carré que les
quartiers délabrés du Lower East Side, à New York, dans les années 1900. Si rien ne change,
l'humanité future habitera dans des cartons : elle sera plus proche des premières habitations connues,
au Proche-Orient, il y a huit mille ans, que de la vision futuriste d'une humanité logée dans des tours
de verre et d'acier...
L'explosion des bidonvilles est un phénomène récent. Comment expliquer une croissance aussi
forte et aussi soudaine ?
Le boom date des années 80, avec la croissance brutale de l'emploi urbain informel, c'est-à-dire des
emplois qui n'entrent pas dans l'économie traditionnelle : embauches sans contrat, sans allocations
chômage et sans respect du droit du travail. A chaque fois, c'est le même mécanisme qui se répète :
l'agriculture de subsistance ayant de plus en plus de mal à se défendre face aux restructurations exigées
par le marché, les campagnes se vident de leurs habitants au profit des villes. Ces nouveaux urbains
tentent de refaire leur vie, mais pour y parvenir, ils ont besoin d'un coup de main de leur
gouvernement... au moment précis où, presque partout, celui-ci décide de réduire son action et de
diminuer les aides sociales. D'où ce phénomène nouveau : une croissance démographique urbaine
forte, sans développement économique.
Dans les années 80, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont intervenus
auprès d'un certain nombre d'Etats pour les aider. Quel a été l'effet de ces réformes ?
Ce fut un désastre : le FMI et la Banque mondiale ont imposé rigueur budgétaire et réduction drastique
des investissements publics aux gouvernements des pays en développement au moment précis où la
déréglementation agricole forçait les pauvres à quitter les campagnes pour les villes. Face à l'explosion
des bidonvilles, qu'a fait la Banque mondiale ? Elle a contourné les gouvernements et créé tout un
réseau d'ONG. Certaines font du bon boulot mais la plupart tendent malheureusement à se substituer
aux organisations politiques et sociales locales, et favorisent une nouvelle forme de clientélisme.
Aujourd'hui, on met en avant des solutions comme le microcrédit. Encore une bonne idée... sauf
qu'elle ne concerne que peu de monde et ne produit pas l'effet de levier dont a besoin une économie de
bidonville. Dans une ville comme Lima, au Pérou, ou dans certaines villes africaines, le microcrédit a
même tendance à favoriser l'exploitation des plus pauvres par ceux qui le sont un petit peu moins. Je
ne crois pas, pour ma part, qu'on puisse parer à la croissance démographique des villes sans
entreprendre des investissements massifs.
Mais la corruption et le gaspillage ne marquent-ils pas les limites de l'intervention des pouvoirs
publics ?
Si, bien sûr, n'empêche que ces investissements sont indispensables. Les choses sont évidemment plus
faciles pour un pays comme le Venezuela, qui dispose d'une manne financière avec le pétrole. Pour les
autres, une redistribution des richesses s'impose pour améliorer le niveau de vie des habitants. Si les
classes moyennes sud-américaines payaient des impôts équivalents à ce que vous payez en Europe, par
exemple, la situation des bidonvilles sur ce continent pourrait rapidement s'améliorer ! Mais aussi bien
en Amérique latine qu'en Afrique ou en Asie du Sud, les urbains riches sont massivement sous-
imposés par les gouvernements locaux.
Pourquoi les élections ne changent-elles pas la donne ?
On oublie qu'une immense quantité de gens sur cette planète n'ont toujours pas la possibilité d'élire
leurs représentants locaux ! La démocratie urbaine, c'est l'exception, pas la règle. Au Mexique, par
exemple, les maires des grandes villes sont désignés par le gouvernement central. Dans les nouvelles
métropoles high-tech d'Inde, les représentants municipaux sont certes élus, mais le pouvoir réel est
entre les mains d'institutions économiques non élues qui contrôlent la vente des terrains. Au bout d'un
moment, les gens finissent par ne plus croire à la démocratie.
Depuis plus de quarante ans, vous êtes de toutes les luttes de la gauche américaine. Ce
militantisme intellectuel mais aussi physique - il vous a valu pas mal de bagarres et quelques
arrestations - a déserté le paysage politique américain. Vous sentez-vous seul ?
D'une certaine façon, c'est plus facile pour moi que pour un militant de gauche européen : je suis
moins entouré de gens désillusionnés, je croise moins d'anciens leaders et célébrités passés à droite
avec armes et bagages... Et puis j'ai grandi pendant la guerre froide, j'ai été confronté très jeune - dès
l'âge de 16 ans - à la difficulté d'appartenir à une minorité politique. Ensuite, j'ai vécu la résistance
vietnamienne et la révolution cubaine avec un immense enthousiasme, mais je n'ai jamais pensé que le
type de société dans lequel je souhaitais vivre existait, où que ce soit, sur notre planète. Donc, la lutte
continuait. Cela ne m'empêche pas de me poser la question, trois ou quatre fois par jour : pourquoi est-
ce que j'y crois, pourquoi ai-je ces idées politiques ? La réponse est simple : parce que, même si les
utopies révolutionnaires sont mortes, il faut changer le monde. C'est une responsabilité fondamentale.
Une responsabilité que vous avez ressentie très tôt, à la fin de votre adolescence. Quelles ont été
les « racines intellectuelles » de votre engagement ?
Comme tous les autodidactes, j'ai des goûts bizarres. J'ai grandi avec Sartre. Les Chemins de la liberté,
que j'ai dû lire cinq fois, ont eu un énorme impact sur moi, et l'existentialisme a été la première
philosophie à laquelle j'ai adhéré. Et puis j'adore Zola. Je sais bien qu'il n'a plus la cote, mais Les
Rougon-Macquart est la plus extraordinaire des enquêtes de sociologie urbaine. Zola a un oeil
exceptionnel, même s'il n'a pas la plume de Balzac. Il aurait fait un malheur s'il avait vécu à Los
Angeles, avec un pareil terreau social, tant de tragédies humaines...
Votre oeuvre laisse transparaître une profonde compassion pour les hommes, un souci à la limite
du religieux pour la destinée humaine...
Ca va vous surprendre de la part d'un marxiste, mais je suis profondément attristé par les scandales qui
touchent l'Eglise aux Etats-Unis. L'ancien catholique en moi (je me suis rebellé contre l'Eglise lorsque
j'avais 7 ans et je suis depuis un athée convaincu) continue de penser que l'Eglise, en partie au moins,
incarne toujours le principe d'unité de notre humanité. Il m'est plus facile de discuter avec certains
amis chrétiens, attachés à l'esprit de communauté, à l'idée que la vie doit avoir un sens et un but,
qu'avec certains intellectuels de gauche, pourtant plus proches de mes opinions. Bref, je me sens
catholique culturellement, même si certains me voient comme un Saint-Just...