Vous êtes sur la page 1sur 3

Sorti des archives, un discours prononcé au congrès de l’Association Interaméricaine des Hommes

d’Affaire, en 1986 et publié alors dans Le Nouvelliste. Il s’agit d’une présentation sur le commerce agricole
mais qui va bien au-delà.

Le discours est singulièrement actuel. Les mesures préconisées n’ont pas été appliquées, au contraire, et
l’inquiétude présente dans le discours est devenue réalité : Le cyclone prédit nous a frappé de plein fouet
il y a juste deux mois après plusieurs années de gronde. Tout comme nos mornes, notre société, faute de
mesures adéquates, devient de plus en plus vulnérable aux moindres intempéries. C’est pourquoi l’accalmie
que nous vivons actuellement ne signifie pas nécessairement que le pire est passé.

Ce qui est certain, c’est que pour gagner, il faut parfois perdre un peu. Un récent rapport de la Banque
Mondiale soutient que LE blocage à la croissance économique génératrice à la fois de revenus et de profits
est l’inégal partage des richesses et le manque de participation des citoyens à la détermination de leur destin.
Donc, d’après la Banque Mondiale, contrairement à ce que certains pensent, ce n’est pas “la démocratie
livrée aux analphabètes” qui nous a conduit au fossé; c’est exactement le contraire.

Le texte reproduit ici, daté d’il y a 18 ans avait annoncé la descente de la lavasse. Mais depuis, les remèdes
de rebouteux (pour répéter Dorsainville) qu’Haïti malade a été forcé d’ingurgiter, avec le faux espoir qu’il
se porterait bientôt mieux, n’ont fait qu’aggraver son sort. Pourtant, tout était prévisible. Le diagnostic étant
clair ainsi que le pronostic (jusque dans le vocable “Lavalas”), et les moyens de contrôle aussi. Les remèdes
adéquats sont peut-être coûteux mais combien coûte la maladie !

Aujourd’hui, le vent porte un message à tous ceux qui croient que dans leur FONDEMENT, les choses
peuvent rester comme elles sont : elles changeront ! Pour le pire ou pour le meilleur.

Pour le pire avec les potions qui nous sont imposées à date. Le pire pour tous, pour après-demain (ou peut-
être demain) en faignant d’ignorer qu’en taquinant les dieux, “Lavalas fèk koumanse desann”.

Pour un meilleur solide qui ne peut attendre si chacun veille au grain pour le plus grand bien de tous, avec,
sans doute, les sacrifices qu’imposent la situation, sacrifices somme toute insignifiants au regard des
châtiments que les dieux nous réservent.

Le défi est de taille. C’est pourquoi il faut la participation de tous pour le relever. C’est pourquoi aussi les
politiciens qui se préparent à prendre le pouvoir ont tout intérêt à envisager les choses avec réalisme et
courage. Le gouvernement de transition aussi.

Jean-François Tardieu
27 avril 2004
Le Nouvelliste du vendredi 31 octobre au lundi 3 novembre 1986

La commercialisation agricole dans le développement d'Haïti


(Conférence présentée au Congrès de l’AIHE1)
Par Jean François Tardieu

Monsieur Président de l’AIHE, dos d'âne, qui au faîte des camions les puissances étrangères est par-
Mesdames et Messieurs les membres assurent la circulation des vivres à venue jusqu’à nous. Il s'agit comme on
du Comité de Direction, travers le pays ? Pourtant, dès qu'il a pu le constater plus haut aussi bien
Hommes et femmes d'affaire s'agit de commercialiser les denrées d’actes que d’idéologie : d'idéologie
Mesdames, messieurs, d'exportation, un autre circuit intervient, quand bon nombre de nos spécialistes
“La voie qui nous est et nous sera avec d'autres lieux centraux, d'autres ou plus ou moins spécialistes en scien-
tracée comme «naturelle» est celle de acteurs sociaux, d'autres types de ces économiques ou sociales nous
la croissance capitaliste par centralisa- gestion. Cela est si vrai que l'on pour- rabâchent que l’agriculture haïtienne
tion: métropole de 3 millions de person- rait douter qu’il s'agisse de produits est essentiellement une agriculture de
nes en l'an 2000, zones-franches, agricoles d'un même pays. Cela s'expli- denrées, café en tête, alors que 90%
entreprises aux sièges sociaux concen- que tout simplement par le fait qu’il de la valeur de notre production agri-
trées au «bord-de-mer», grandes plan- s’agit là de la manifestation de deux cole est vivrière. Qui sait peut-être que
tations et grandes propriétés reconsti- projets de société, de deux modèles de de nouvelles éditions sont en prépara-
tuées, tourisme... bref, une «république développement. tion qui nous apprendront que la ri-
de Port-au-Prince» devenant de plus Cela peut vous sembler paradoxal, chesse du pays est essentiellement la
en plus forte économiquement et politi- mais c’est par une nécessité du sys- main d'oeuvre et que nos principales
quement, et des «périphéries» rurales tème colonial lui-même que furent productions sont balles de base ball
et urbaines de plus en plus faibles, créées les places à vivres et les mar- etc.!
stagnantes, migrantes, avec leurs cor- chés de nègres qui ont engendré en Cette idéologie supporte des actes
tèges amplifiés de prostitution, de re- ligne directe nos jardins paysans et nos politiques tels la limitation des activités
prise en main d'une croissance à la marchés ruraux actuels. L'idée derrière des marchés. En 1932, les marchés
remorque du capitalisme dominant qui la création des places à vivres était de ruraux n'avaient l’autorisation de fonc-
nous donnerait dans 25 ans le profil et permettre aux esclaves de se nourrir tionner que le mardi, en 1935, les mar-
la fiche signalétique d'une moyenne eux-mêmes afin d'éviter la dépense de chés furent supprimés. Cette idéologie
caraïbéenne d’il y a 25 ans! Inquiétante les nourrir avec des vivres venant de concorde actuellement avec des actes
perspective que ce chemin du dévelop- France. politiques tels le laisser-faire la contre-
pementisme technocratique qui nous Cet objectif a été atteint et largement bande.
fixe pour ultime ambition au passage à dépassé puisque des surplus impor- Il est clair en effet qu'en Haïti la con-
l'autre siècle, un demi-siècle de «re- tants furent générés dans ces places à trebande de produits agricoles, l'aide
tard» dans le contexte de nos équiva- vivre, si bien que des marchés dits alimentaire telle qu'on la connaît et
lents caraïbéens”. «marchés de nègres» furent créés pour l'ouverture inconsidérée des frontières
Voila ce que l’on peut lire sur la cou- écouler ces surplus. ne profitent, à long terme qu’à une cou-
verture de l’«Espace et Liberté en Haï- Donc au départ une accommodation che extrêmement restreinte de la popu-
ti» de Georges Anglade. du système colonial, places à vivres et lation en Haïti. Elle semble à première
Tragique vérité! Mais certains croi- marchés de nègres devaient acquérir vue profiter globalement à des pays
ront inopportun de commencer ainsi une autonomie et s’ériger en véritable tels les États-Unis. Cependant, la dé-
une communication ayant pour thème système de commerce intérieur. D'un sarticulation de l'économie paysanne
la commercialisation agricole. Pourtant, autre côté, le système de commercia- que contribue à provoquer ce genre de
nul ne peut parler sérieusement de lisation denrées procède en ligne di- politique nous conduit vers des ave-
perspectives d’action sur nos systèmes recte de la logique coloniale revue et nues que nous ne pouvons prévoir: si
de commercialisation agricole et sur corrigée, mise à jour. rien ne change, où nous conduira
une éventuelle industrialisation agricole C'est donc le commerce colonial qui l’Artibonite en colère?
sans se situer dans un courant théo- donna naissance à ces deux systèmes La contrebande, l'aide alimentaire
rique ou idéologique, ou au moins sans contradictoires que nous connaissons mal administrée, c'est-à-dire admi-
s’intégrer dans un modèle de dévelop- aujourd’hui: le système de domination nistrée contre les intérêts de l'agricul-
pement. Un exemple concret, actuel et dont fait partie le commerce de den- ture du pays, l'ouverture toute grande
brutal des problèmes que pose un rées et le système de liberté qui inclus de nos frontières s’insèrent sans doute
certain modèle de développement est le commerce de vivres. Domination aucun dans la perspective d'un déve-
le renversement par des paysans de parce que le contrôle échappe au pays, loppement anti-national intégré aveu-
l’Artibonite, cette semaine, d’un camion les lieux de contrôle se trouvent ail- glément dans un monde de développe-
transportant du riz provenant illégale- leurs. ment inégal. Elles vont à l’encontre
ment des États-Unis. La contradiction vivres/denrées écla- même de l’industrialisation centrée sur
Pour bien comprendre ce qui se te au grand jour dès la gestation de la des besoins nationaux : une industrie
passe, examinons un peu nos systè- république sous le règne de Toussaint de pâte de tomate, par exempte, basée
mes de commercialisation traditionnels. Louverture qui mena une campagne sur une production agricole haïtienne
Qui n'a pas observé Ces femmes du anti-vivres. Cette campagne des oligar- ne peut en toute logique pas se déve-
peuple qui un panier sur la tête, qui à chies haïtiennes soutenue bien sûr par lopper sans un minimum de protection,
Aller voir si la contrebande de pâte de réduite par les variations saisonnières quatre millions de paysans misérables,
tomate se généralise. C'est une possi- de prix allant du simple au quadruple, en haillons des consommateurs; créer
bilité perdue d’augmenter la productivi- par des pertes post-récolte considéra- un marché intérieur réel. L'exemple
té agricole avec les effets multiplica- bles. de Salagnac donné hier par l’ambassa-
teurs que cela implique. Ce sont aussi Revenons à la protection du marché. deur de France est très intéressant à
des emplois industriels perdus. Romain Paquette nous rappelle à juste cet égard. Mais savez-vous que ces
Encore une fois, les paysans de titre que la «pratique de l’ouverture va paysans ont actuellement des difficul-
l’Artibonite en pâtissent. Mais on réali- pourtant à l'encontre de la politique de tés à écouler leurs produits faute de
té, le modèle de développement anti- protectionnisme déguisé que pratiquent marché ? Port-au-Prince avec son
national va-t-il dans le sens des inté- les pays développés, sous prétexte million d’habitants a neuf cent mille
rêts de ceux qui le défendent ? En qu'ils pourraient mettre en danger leur misérables. Vous voyez que tout est
effet, si l’on fait en sorte que l’Artibonite propre production. Ce que pratique le lié : sans développement industriel
se mette réellement en colère conjoin- Canada à l'égard des textiles, à titre national créant des ouvriers pouvant
tement avec tous nos paysans ravinant d'exemple, n'est pas acceptable aux consommer des produits agricoles de
de tous nos mornes, lè lavalas la va yeux des organismes bancaires inter- forte valeur (tels le choux), pas de
desann tout bon vre, qui peut garantir nationaux quand il s'agit des produits développement agricole national.
à celui-ci ou à celui-là qu’il ne sera pas alimentaires domestiques. Tout ceci au Je vous invite, hommes et femmes
obligé de s’exiler pour Miami. Et nom du libre échange!». d’affaire à méditer sur cette alternative
comme le faisait remarquer le ministre Que l'on me donne un seul exemple de développement en économie de
des finances hier, «se retrouver à Mia- réussi d’une politique de développe- plus en plus ouverte, basée sur une
mi c’est le minimum mais c'est pas ment national basée sur «l'avantage logique étrangère, alternative qui offre,
toujours gai, surtout quand on n'est pas comparatif» et je comprendrai qu'on au mieux «au passage à l’autre siècle
de la région». me la propose comme «naturelle» pour un demi-siècle de «retard» dans le
L’étude des systèmes de commercia- Haïti. Les Chines sont souvent don- contexte de nos voisins caraïbéens» et
lisation agricole en Haïti nous montre nées en exemple (Chine Nationaliste au pire, pour vous, femmes et hommes
donc que deux modèles de développe- et Chine Populaire), mais on oublie d'affaire le spectre de se retrouver un
ment nous sont non seulement propo- trop facilement que ta Chine Populaire jour à Miami, comme vos collègues
sés mais se livrent bataille sur te ter- s’ouvre maintenant vers l’extérieur nicaraguayens à discourir, nostalgi-
rain d’Haïti. après des décennies de politique de ques, sur un problématique retour au
D'un côté, nous avons cette perspec- développement fermé. Quant à la pays.
tive qui nous offre, comme le souligne Chine Nationaliste, c’est à partir d'une Merci
Anglade, «au passage à l'autre siècle, réforme agraire bien conçue jointe à
un demi-siècle de “retard” dans le con- une politique de développement indus- 1- AIHE : “Asociación Interamericana
texte de nos équivalents caraïbéens». triel basé sur la demande intérieure de Hombres de Impresa”.
Cette alternative, plusieurs cher- que ce pays a pu arriver à un niveau 2- Romain PAQUETTE: «Approvi-
cheurs sérieux l’envisagent avec in- technologique élevé et à s’ouvrir aussi sionnement alimentaire : une
quiétude et arrivent à la même conclu- grandement, et de façon profitable sur approche systémique». Conférence
sion: elle aboutit à une dépendance de le marché international. présentée au Colloque scientifique
plus en plus poussée vis-à-vis de Quel est donc le rôle de l’homme Systèmes de production agricole caraï-
l’étranger et à des progrès problémati- d’affaire haïtien dans le développement béens et alternatives de développe-
ques ou en tout cas extrêmement limi- social et économique du pays ? De ment, Université Antilles-Guyane, Mar-
tés au niveau du bien-être de la popu- façon plus précise, quel est le rôle de tinique. Mai 1985.
lation. l’homme d’affaire haïtien dans le déve-
Romain Paquette en étudiant les loppement agricole du pays ?
répercutions à la Jamaïque des actions Comme je le mentionnais tout à
politiques en approvisionnement ali- l'heure, il n’y a pas d’acte non idéolo-
mentaire de 1965 à 1980, montre clai- gique et il n’y a pas d'idéologie qui
rement qu'une politique visant à proté- tienne sans actes. Il faut choisir. Choi-
ger l’agriculture nationale est à terme sir un développement d’économie de
bien plus profitable pour l’ensemble de plus en plus ouverte ? Mais alors là,
la population2. c’est reculer à plus ou moins longue ou
C’est là la seconde alternative qui brève échéance le spectre de se re-
consiste à se greffer sur le système trouver un jour à Miami.
paysan, à inciter celui-ci à augmenter Alors, la seule vraie alternative pour
sa productivité grâce à la protection du les femmes et les hommes d’affaire
marché agricole national, grâce aussi à haïtiens sérieux n'est-elle pas de pro-
des mesures telles la réforme agraire mouvoir un paysannat haïtien plus
et l’accès au crédit. Ici, permettez-moi prospère ? Je ne dis pas une agricul-
de souligner que l’on n’insistera jamais ture au niveau de productivité des
assez sur le rôle du secteur bancaire. États-Unis, mais quand même une
Sans crédit, pas de structure de stoc- agriculture paysanne qui puisse non
kage et de transformation des pro- seulement capitaliser mais acheter des
duits agricoles. Sans crédit agricole par produits industriels qui pourraient être
conséquent, capitalisation paysanne fabriques localement. Donc faire de ces

Vous aimerez peut-être aussi