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En décembre 2007, le Monde titrait : « Ils sont 94 970 sur la planète et ils ont faim.
Faim d’objets pharaoniques, uniques, extravagants. A la hauteur de leurs fortunes,
supérieures à 30 millions de dollars. »
Depuis des années, on l’entend sous toutes les formes, la bourgeoisie s’enrichit. Ces
chiffres sont des insultes vis-à-vis des populations souffrant de la misère. Mais le pire
c’est l’aberration du système qui engendre ces fortunes colossales pour une minorité en
faisant grandir la pauvreté. Et le système capitaliste est dirigé par une classe sociale : la
bourgeoisie.
L’irrésistible ascension de la bourgeoisie depuis plusieurs siècles, n’est pas le conte
de fée qu’on essaye de nous faire avaler. Cette histoire n’a rien à voir avec le mythe des
jeunes hommes partis de rien, qui par leur inventivité, leur goût du risque, leur
persévérance, seraient devenus de grands patrons et auraient ainsi acquis une fortune
bien méritée. Non seulement cela est faux, mais cela recouvre une réalité bien plus
sauvage. L’histoire de la bourgeoisie est une succession de pillages, de massacres. Puis
elle s’est nourrie de l’esclavage, avant d’organiser l’exploitation du travail humain à
l’échelle internationale.
Au cours des siècles, la bourgeoisie a toujours su utiliser l’Etat – et ce malgré tous
les discours sur le libéralisme, sur l’initiative privée. L’Etat a servi le développement du
système capitaliste, a aidé cette nouvelle classe dominante à étrangler toute la société, à
concentrer toutes les richesses produites.
C’est assez dire que les liens entre les hommes politiques et la bourgeoisie ne sont
pas nouveaux. Sarkozy n’est – comme les autres - qu’un valet de la grande bourgeoisie.
Il est payé pour appliquer la politique de cette dernière et, surtout, pour la faire accepter
par la population.
Mais le véritable pouvoir reste entre les mains d’une poignée d’individus ou de
familles qui possèdent et monopolisent tous les moyens de production. Ce sont eux qui
forment la grande bourgeoisie.
La bourgeoisie dans son ensemble est une classe sociale plus vaste. Elle regroupe
tous ceux qui vivent de l’exploitation, même s’ils ne sont pas pour autant richissimes.
Les espèces de ourgeois sont variées : certains vivent de leurs rentes, d’autres du
commerce, certains sont à la tête de leur entreprise, d’autres se contentent de coups dans
la finance. Mais au-delà de leur diversité, ils ont tous le même cri de ralliement : la
défense de la propriété privée, car c’est elle qui leur assure la possibilité de vivre de
l’exploitation. Cela fait de tous ces bourgeois petits ou grands des soutiens
économiques, politiques et moraux de la grande bourgeoisie.
Mais quelque soit leur poids social et même moral sur toute la société, ce ne sont pas
les petits ou moyens possédants qui dirigent la société et donnent leurs ordres au
personnel politique. Depuis les débuts du capitalisme, ce sont des grandes familles
bourgeoises, des dynasties qui dominent l’économie ici, en France : les de Wendel, les
Schneider, les Peugeot, la famille Schlumberger, les Rothschild, les Lazard, pour les
plus anciens. Bien sûr, dans l’histoire, certaines branches s’éteignent souvent faute de
descendants. D’autres parviennent à se hisser aux sommets de la bourgeoisie comme les
Bolloré ou les Arnault.
Avec le développement économique, la période impérialiste et aujourd’hui la montée
en puissance de la finance, le système s’est complexifié ; la domination de l’économie
passe par des réseaux financiers de plus en plus sophistiqués. Mais, malgré tout, la
grande bourgeoisie maintient son pouvoir économique avec une remarquable continuité.
En France, la bourgeoisie fit ses premiers pas modestes en plein Moyen âge. Peu
avant l’an mil, la fin des invasions et des troubles permit aux paysans d’améliorer leurs
productions agricoles, en particulier avec les grands défrichements. Dans un monde plus
calme, où l’on mangeait mieux, l’augmentation de la population et la reprise des
échanges entraînèrent l’essor des villes et avec elles, les habitants des bourgs, les
bourgeois : commerçants ou artisans.
La croissance des villes et de la bourgeoisie fut favorisée par la lutte qui opposait les
rois de France aux seigneurs féodaux les plus puissants. En effet, il arrivait que la
monarchie appuie la volonté d’émancipation des villes pour obtenir le soutien des
bourgeois lorsque cela affaiblissait les seigneurs. Les villes surent utiliser ces libertés
relatives pour accroître leur autonomie au sein de la société féodale. Leur prospérité
était surtout celle des marchands qui reposait sur le commerce et sur l’exploitation du
travail des artisans. Bien avant que la lutte des classes entre la bourgeoisie montante et
la noblesse féodale soit arrivée à maturité, les villes elles-mêmes étaient déchirées par la
lutte entre les bourgeois - les marchands – et le petit peuple des villes. Ainsi à l’intérieur
des villes, certains bourgeois devenaient plus bourgeois que d’autres.
Le développement économique allait finir par entraîner la chute de la société féodale.
Car avec l’essor des échanges et la montée de la bourgeoisie, la noblesse, la classe
dominante, devenait de plus en plus inutile, parasitaire. Je cite Engels : ... "...Dès le XVe
siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispensables à la société que la
noblesse féodale. Sans doute, l'agriculture était-elle l'occupation de la grande masse de
la population, et par suite, la branche principale de la production. Mais (...), dans
l'agriculture, l'essentiel n'était pas la fainéantise et les exactions du noble, mais le
travail du paysan. D'autre part, les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et
s'étaient transformés au point que, même pour elle, les villes étaient devenues
indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa
cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries
d'Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d'Arabie, les fruits
du Levant, les épices des Indes, elle achetait tout aux citadins - tout, sauf le savon."
Les tous premiers pas de l’industrie, avant l’invention des premières machines, se
sont faits dans les manufactures, là aussi sous la protection de l’État. Colbert, encore lui,
octroyait des privilèges importants à ces bourgeois manufacturiers dont certains furent
appelés à un bel avenir.
A commencer par la famille Dietrich –aujourd’hui l’entreprise est surtout connue
pour fabriquer des chaudières et des cuisinières, mais elle était encore en 1995 n°1
mondial du matériel ferroviaire. Pour cette famille, la fortune commença dès le
XVIIème siècle, dans le négoce et la banque. Très vite, ils occupèrent aussi des charges
municipales à Strasbourg. En 1685, ils achetèrent un premier haut fourneau. En même
temps, ils prêtaient de l’argent au trésor royal avec des intérêts de 15% tout de même et
finirent par être chargés du paiement des armées pendant les guerres. A partir du milieu
du XVIIIè siècle, devenus fournisseurs officiels des armées royales, ils furent anoblis.
Toute cette activité ne les empêcha aucunement de regarder du côté de la traite des
esclaves.
Dans la sidérurgie, la dynastie la plus connue est celle des De Wendel. C’est en 1704
que la famille acquit les forges d’Hayange. Le fondateur de la dynastie chercha à se
faire anoblir, ce qu’il obtint en 1730. Leurs nouvelles terres proches de Longwy et de
leurs forêts assuraient le ravitaillement en charbon de bois pour les forges. Les de
Wendel, comme les de Dietrich, travaillaient presque exclusivement pour les arsenaux
et les armées de la monarchie.
Le développement des chemins de fer entraîna dans son sillage la poussée d’autres
secteurs industriels : la sidérurgie et la métallurgie. Il fallait des locomotives, des
wagons ; il fallait du fer et de la fonte pour les rails, les gares, les ponts. Le nombre de
hauts fourneaux doubla entre 1830 et 1848. La production de minerai de fer ou de
houille aussi.
Les De Wendel que l’on avait abandonnés fuyant la révolution, étaient revenus sous
l’Empire et avaient fait racheter leurs hauts fourneaux par un homme de paille. Par la
suite, ils achetèrent de nouvelles forges avec l’aide financière des Seillière d’ailleurs. Ils
devinrent les maîtres des forges de l’Est, en concurrence avec les Schneider, maîtres des
forges du centre et du midi.
C’est au milieu du XIXè siècle que commença vraiment la saga des Schneider. Leur
famille avait profité de la révolution française en achetant des biens nationaux. Mais elle
se retrouva assez vite ruinée. Dans les années 1830, les deux fils Schneider entrèrent
alors dans les affaires des Seillière. Adolphe Schneider fit ses premiers bénéfices avec
l’approvisionnement des armées envoyées occuper l’Algérie. L’autre fils, Eugène, marié
avec la fille d’un baron d’Empire, devint directeur d’une usine possédée par les
Seillière. Enfin les deux frères achetèrent ensemble le Creusot toujours avec l’aide des
Seillière et firent construire leur première locomotive en 1838.
Adolphe devint aussi maire puis député du Creusot, ce qui lui permit de faire
pression sur le gouvernement pour empêcher la concurrence des produits anglais.
L’acquisition de participations dans des compagnies de chemin de fer lui facilita
l’obtention de commandes pour ses propres usines du Creusot.
Le second empire favorisa les grandes compagnies de chemin de fer, en les aidant à
avaler les plus petites. Les concessions pour les compagnies furent octroyées pour 99
ans. Le réseau passa de 4 000 km de lignes en 1851 à 17 000 en 1869. Dans le sillage du
chemin de fer, la sidérurgie et la métallurgie devinrent le cœur de l’industrie et donc les
bastions de la grande bourgeoisie. Le Creusot, la ville usine des Schneider qui employait
3 000 ouvriers en 1850, en employait 12 500 en 1870. Il en sortait 130 000 tonnes de
fonte et une centaine de locomotives par an.
Eugène Schneider, par exemple fut sous le second empire, président du Comité des
Forges, l’organisation du patronat. Mais aussi, ministre du commerce et de l’agriculture,
vice président puis président de l’assemblée des députés.
Un historien évoque la collusion entre ces grands bourgeois et le pouvoir en
racontant une scène qui se déroule à l’assemblée dans les années 1860. A ce moment, la
sidérurgie française étant devenue compétitive sur les marchés internationaux, les
commandes affluaient de toute l’Europe, sauf de l’Angleterre. On est donc à l’assemblée
des députés, présidée par Eugène Schneider, un député discourt, mais Schneider
l’interrompt pour lire une dépêche qu’on vient de lui remettre, je cite l’historien :
« (...) Schneider prend alors la parole. Sa voix, légèrement étranglée, trahit une
émotion évidente. Aussitôt le silence se fait. " Messieurs je viens d’éprouver la plus
grande joie de ma vie. Permettez moi de vous en faire part... " Il se tait quelques
secondes.... " Le Creusot vient de vendre quinze locomotives à l’Angleterre. Vous
entendez, Messieurs, à l’Angleterre ! " L’assistance unanime applaudit. »
Ce genre de scènes allait se reproduire de nombreuses fois par la suite, jusqu’à nos
jours. Pas seulement à propos des locomotives, mais aussi des avions, des trains, des
centrales nucléaires. Et pas seulement vis-à-vis de l’Angleterre, mais aussi des Etats-
Unis, de la Chine. Le seul changement, c’est que les grands bourgeois n’éprouvent plus
autant qu’avant le besoin d’occuper eux-mêmes des places de ministres ou de députés.
Ils laissent faire leurs commis politiques à qui il suffit juste de payer une croisière en
yacht, de temps en temps.
Certaines des entreprises créées à cette époque allaient connaître un bel avenir, par
exemple celle de la famille Ricqlès. Avant de se spécialiser dans les boissons et bonbons
à la menthe, les Ricqlès avaient commencé dans le textile en Alsace au début du
XIXème siècle. Mais ils quittèrent l’Alsace en 1871, quand celle-ci devint allemande
pour aller s’installer à Elbeuf, à quelques 700 km. « Les ouvriers suivirent à pied »,
raconte simplement la petite fille de la famille. L’usine installée à Elbeuf faisait
travailler 1200 ouvrières. Cette famille bourgeoise, comme tant d’autres, avait le sens de
la charité. La grand mère apportait donc généreusement des bonbons – made in Elbeuf-
à toute nouvelle accouchée.
Quant à l’entreprise Bolloré, elle était déjà au début du XXe siècle fournisseur de
tous les géants américains du tabac, et une cigarette sur dix dans le monde était roulée
dans du papier Bolloré. Il n'y avait jamais de grève chez les Bolloré, véritables
dictateurs locaux ; et un ouvrier fut un jour renvoyé pour avoir refusé que ses enfants
aillent à la messe.
Toute cette période de développement économique fut aussi marquée par une série
de crises et de dépressions. En effet, même en pleine expansion du capitalisme, les
crises se reproduisent régulièrement, car elles font partie du fonctionnement normal du
système, elles lui servent de régulateur. Elles permettent aux plus performantes de ces
entreprises industrielles ou bancaires de racheter les plus petites ou de les couler
définitivement. Après chaque crise, les entreprises se retrouvent moins nombreuses, plus
concentrées, plus grandes. Certaines sociétés ont ainsi profité des crises du 19e siècle
pour former de véritables empires, en englobant toutes les activités de leur secteur.
Evidemment dans la sidérurgie les de Wendel et les Schneider ont fondé de tels
empires avec des mines, des hauts fourneaux, des usines mécaniques ou mêmes des
chantiers navals.
Le phénomène de concentration et de monopole fut encore plus rapide et marquant
dans les industries nouvelles ou innovantes comme la chimie. Au départ, de nombreuses
entreprises étaient l’œuvre d’un homme ou d’une famille comme la famille Poulenc, la
famille Roussel ou encore un certain Alfred Rangot, qui prit le nom de son beau-père :
Péchiney. En 1910, Péchiney, spécialisé dans l’aluminium participait avec deux autres
producteurs seulement à une association monopolisant la vente d’aluminium. En 1912,
l’entente des producteurs d’aluminium devint internationale pour s’implanter aux Etats-
Unis et en Norvège.
Saint-Gobain, ancienne manufacture royale des verreries se tourna vers la chimie.
Dès 1886, des accords furent passés et l’essentiel de la production se retrouva dans les
mains de 5 entreprises, dominée en fait par Saint-Gobain. Il y aura 24 usines de ce
groupe dans le monde en 1914, employant 20 000 ouvriers.
Le mythique capitalisme de libre concurrence avait fait long feu. Les ententes, les
cartels, les entreprises imposant leur lois, leurs prix, leur volonté étaient devenues
monnaie courante. Avec une stabilité étonnante, car les groupes dominant l’économie en
France, à la fin du XIXème siècle, sont quasiment les mêmes que ceux qui dominent
l’économie, en ce début de XXIe siècle.
Tous ces groupes ayant acquis des positions de force sur les marchés, faisant obéir
les gouvernements, se lancèrent à la conquête des marchés étrangers. Ce fut le temps de
l’impérialisme.
Les capitaux en trop grand nombre sur le marché national, furent exportés sous la
forme de prêts aux Etats – comme les fameux emprunts russes. Etats qui finirent par
devenir dépendants du capital européen, à cause de leurs dettes.
L’exportation de capitaux fut parfois plus directe encore. En 1913, Schneider prit des
participations dans l’entreprise tchèque Skoda. A la même époque, il partageait avec
Krupp (son concurrent allemand), la direction des usines Poutilov en Russie. Usines qui,
concentrant des milliers d’ouvriers, furent un des foyers de la révolution russe de 1917.
La conquête de marchés étrangers, de champs d’investissements nouveaux et de
matières premières poussa à la colonisation. A la fin du XIXè siècle, les politiciens
français, Jules Ferry en tête, se firent donc les chantres de cette colonisation. Nombre de
bourgeois trouvèrent les moyens de faire des profits à travers la colonisation. En
commençant par le pillage des richesses et l’exploitation de toutes les populations avec
le travail forcé, le portage y compris pour les femmes et les enfants. Pour bien des
peuples colonisés, le capitalisme triomphant, c’était le triomphe de la barbarie.
Dans cette période, la bourgeoisie française trouva aussi son système politique
adéquat. Jusque là, seuls les bourgeois les plus puissants fréquentaient les allées du
pouvoir et pesaient sur ses décisions. La République et l’assemblée des députés
donnaient une plus large place à la bourgeoisie moyenne, celle qui dominait la « bonne
société » des villes de province, ses députés, son préfet, son évêque et ses notables. De
quoi peser pour obtenir le détour d’une ligne de chemin de fer ou d’une route pour
desservir l’usine locale. Ce système et son verni démocratique avaient aussi l’avantage
de souder autour de la grande bourgeoisie, une bonne partie de la population : les petits-
bourgeois, les paysans, voire l’aristocratie ouvrière.
Mais la République restait une dictature contre la classe ouvrière. Les lois sociales
ont du être arrachées une à une au patronat arc-bouté sur ses privilèges et ses profits. De
nombreuses luttes se soldèrent par des affrontements violents. Le premier mai 1891
l’armée tirait sur les manifestants à Fourmies faisant 9 morts. En 1907 de nouveau des
affrontements dans le sud ouest avec les viticulteurs. Des morts encore dans la banlieue
parisienne en 1907 lors de grèves.
Les organisations patronales se mobilisèrent. En 1901 le comité des forges créait
l’UIMM spécialisée – déjà ! - dans le « traitement des problèmes sociaux !! ». C’est dire
que la caisse noire de l’UIMM pour faire face aux grèves ne date pas de cet été. Certes
dernièrement, Gautier Sauvagnac affirmait, je le cite : "Il n'y a jamais eu de corruption,
de financement politique, d'achat de parlementaires, ou de signatures lors d'un accord
syndical, jamais." Mais 15 jours après, on apprenait que l’UIMM avait versé 550 000
euros pour soutenir le trust PSA confronté aux 500 grévistes de son usine d’Aulnay.
Au début du XXème siècle, la période était révolue où la bourgeoisie était une classe
porteuse de progrès économique. S’annonçaient alors les catastrophes que
l’impérialisme allait coûter à l’humanité.
L’autre industrie qui gagna énormément dans la guerre, ce fut l’automobile, mais pas
toujours en fabriquant des voitures. Toutes les grandes firmes automobiles surent
obtenir des marchés juteux de l’Etat.
En 1915, André Citroën décrochait un contrat pour un million d'obus. Pour les
fabriquer, il obtint aussi de l'État, une aide pour la construction d'une usine géante, quai
de Javel à Paris. Les obus furent livrés avec plusieurs mois de retard. Un rapport établit
que Citroën avait vendu ces obus deux fois plus que le prix du marché. Il ne fut jamais
publié. En revanche les aides de l’Etat lui permirent de moderniser et d’introduire le
travail à la chaîne dans cette usine tournant principalement avec une main d’œuvre
féminine sous-payée.
Berliet s’enrichit dans les camions ; Renault avec les tracteurs, les avions, les chars,
sans oublier les fameux taxis de la Marne.
Quant aux Peugeot, après avoir prospéré dans différents domaines, comme on l’a vu,
ils s’étaient lancé dans l’automobile avant guerre. L’usine de Sochaux fut fondée en
1912 et produisait déjà 4 000 voitures en 1913. Pendant la guerre, la société Peugeot
reçut 26 millions de l'État pour fabriquer des moteurs d'avions de chasse, dont aucun ne
sera jamais livré, mais cela lui permit d’agrandir ses installations.
Bien souvent les patrons ont grugé l'État et se sont enrichis sur le dos des soldats. La
société de moteurs d'avions Gnome et Rhône (future SNECMA) vendit ses pièces à
l'armée trois fois leur prix réel. Une grande société de pêcherie, La Morue française,
livra aux troupes 600 tonnes de poissons avariés. Il faut dire que le sous-secrétaire d'État
au ravitaillement, Joseph Thierry, était également administrateur de cette société.
Les profits dégagés pendant la guerre furent faramineux. Globalement c’est toute la
grande bourgeoisie qui sortit renforcée et enrichie de la guerre. Pendant que les rentiers,
les bourgeois moyens ou petits se retrouvaient ruinés, la haute bourgeoisie elle, vit ses
positions assurées, sa fortune augmentée.
Certains historiens ont mis en avant la mort au combat de nombreux fils de
bourgeois, pour montrer qu'ils avaient aussi payé la guerre. Mais cela ne prouve qu’une
chose : c’est qu’en plus d’avoir envoyé à la mort plus de 10 millions de fils de paysans
et d’ouvriers, la bourgeoisie était prête aussi à sacrifier une partie de ses propres enfants
sur l’autel de ses profits.
L’après la guerre fut une période de concentration des entreprises. Des nouveaux
secteurs apparurent comme le pétrole. Les fils Schlumberger, vous savez, ceux du
fondateur de la filature de coton alsacien qui avait épousé la fille du ministre Guizot,
fondèrent une entreprise de prospection pétrolière et assurèrent ainsi leur pérennité
jusqu’à aujourd’hui.
Une partie des capitalistes français préconisèrent la mise en valeur de l’empire
colonial – c’est à dire l’intensification de l’exploitation.
En 1920 la banque de Paris et des Pays Bas fut à la base du tristement célèbre Office
du Niger. Cet Office se chargea de la construction de la ligne de chemin de fer qui se
solda par une véritable hécatombe pour la main d’œuvre réquisitionnée de force. 17 000
personnes seraient mortes lors de ce chantier. Le massacre fut tel que le train fut
baptisé : « mangeur d’hommes ». Un mort pour chaque travée, voilà ce qui se racontait !
Dans les années 20, Marcel Boussac se tourna vers les colonies pour trouver le coton
dont il avait besoin. En 1928, l’Etat français lui rendit un fier service en imposant aux
paysans tchadiens la culture obligatoire du coton. Des fonctionnaires coloniaux se
chargeaient de l’encadrement et du transport des marchandises. Il ne restait plus à
Boussac qu’à récupérer le coton à bas prix pour ses usines et à engranger les profits.
D’un autre côté, les colonies lui offraient aussi un marché protégé pour vendre ses
tissus.
Lesieur fit fortune de la même façon en profitant de la culture d’arachide au Sénégal.
A partir de 1925, Michelin investit dans les plantations d’Hévéas d’Indochine pour
obtenir du caoutchouc naturel.
Dietrich reconvertit dans les chaudières et les autorails reçut des commandes de
l'empire colonial français pour les chemins de fer en Tunise et en Algérie et finit par
construire une usine en Algérie.
Car le pire dans la colonisation, ce ne fut pas seulement le pillage, les morts du
travail forcé ; mais aussi la destruction systématique de l’économie dans les pays
colonisés. Toute la production fut orientée vers les exportations pour l’Europe, vers les
profits des bourgeois européens. On imposa aux paysans d’abandonner les cultures
vivrières pour les cultures d’exportations... et de mourir de faim par la suite.
Aujourd’hui encore bien des économies des pays africains ont gardé cet héritage maudit
de la colonisation : la monoculture qui mène à la famine des populations entières pour
qu’il y ait des bananes et du café dans les supermarchés d’occident ou simplement pour
laisser spéculer les requins des places financières.
Reste que la grande peur de 1936 ne pouvait que renforcer une partie de la
bourgeoisie dans l'idée qu'il fallait en finir avec le mouvement ouvrier. C'est ce qui
explique que la majorité des grands bourgeois français ont regardé avec beaucoup
d'intérêt la politique d'Hitler, et n'ont pas été avares de subventions aux organisations
d’extrême droite en France. Citons Pierre Taittinger, l'un des rois du champagne – et
patron du chocolat Suchard, qui fonda une organisation d’extrême droite, ou de Wendel
et Rothschild qui ont subventionné le Parti social français du colonel de La Roque.
Quant à La Cagoule, organisation clandestine fascisante, elle reçut des fonds des patrons
des entreprises Michelin, Pont-à-Mousson, l'Oréal, des huiles Lesieur, des spiritueux
Cointreau, des verreries Saint-Gobain, des peintures Ripolin, et des chantiers navals de
Saint-Nazaire...
Rien d'étonnant, dans ce contexte, à ce que l'écrasante majorité des grands bourgeois
ait eu plus que de la sympathie pour le régime de Vichy. Dès 1940, toutes les grandes
entreprises françaises tournèrent à plein pour alimenter la machine de guerre nazie.
Renault, Peugeot et Citroën fournirent, pendant la guerre, 80% de leur production à
l'Allemagne nazie. Certaines entreprises françaises de chimie ont aussi accepté des
commandes qui servirent à l’extermination des juifs et des tsiganes dans les chambres à
gaz.
Et pourtant, la plupart des grands bourgeois ont tranquillement continué à prospérer
après-guerre. Certains furent inquiétés, comme le producteur de camions Berliet, dont le
fils Paul rencontrait la Gestapo tous les 15 jours pour organiser la production. Il écopa
en 1945, de 2 ans de prison et ses deux fils de 5 ; leurs bien personnels furent saisis,
mais pas la société, dont la famille Berliet resta propriétaire. De toute façon, toutes les
sanctions furent finalement annulées.
De même Eugène Schueller, créateur de L'Oréal, des savonneries Monsavon et des
peintures Valentine, militant d'extrême droite avant la guerre et pendant la guerre, fut
relaxé en 1947. Pierre Taittinger, dont on a déjà parlé, incarcéré en 1945, a été libéré
"faute de preuves suffisantes", et reprit la direction de ses sociétés. Idem pour le magnat
du textile du nord, Jean Prouvost : il était devenu pendant l'Occupation secrétaire
général à l'Information du gouvernement de Vichy. En juin 1947, la justice prononçait
un non-lieu sur son cas, et Prouvost put continuer sa carrière, lançant Paris-Match, puis
rachetant Le Figaro en 1950.
N’allez pas croire que la grande bourgeoisie souffrit beaucoup de la seconde guerre
mondiale. Encore une fois elle sut protéger ses fortunes des aléas du temps. D’après le
bottin mondain, aucune grande famille ne perdit ses châteaux, ses propriétés. Au
contraire la concentration des fortunes continua à s’accentuer.
Dans les années 1950-1970, la bourgeoisie française devait affronter deux nouveaux
problèmes, liés entre eux : les débuts de la mondialisation et la décolonisation. Pour
faire face à la concurrence des Etats-Unis et du Japon, les entreprises françaises avaient
besoin d’une base plus large que le seul marché national. La création d’un marché
commun à l’échelle de l’Europe occidentale répondait à cette nécessité. Mais ce marché
commun attisait alors la concurrence entre tous les grands fauves européens. Les
bourgeoisies allemande, belge, anglaise, italienne et française avaient le même but, tout
en refusant de sacrifier les avantages et privilèges offert par la protection d’un Etat
national. C’est pour cela que la construction européenne fut enclenchée, mais aussi si
longue à aboutir.
En même temps, avec la décolonisation, la bourgeoisie française perdait le contrôle
total de ses chasses gardées. Il était donc impératif pour la bourgeoisie de moderniser les
entreprises. Toute la politique de De Gaulle y contribua.
L’État favorisa l’émergence de grandes entreprises, de grands groupes prêts à
affronter la concurrence internationale. Par fusion, le groupe Péchiney-Ugine-Kuhlmann
vit le jour dans la chimie et la métallurgie. A côté, Rhône-Poulenc se renforça en
rachetant la partie pharmaceutique de Péchiney et de Saint-Gobain. Pendant ce temps
Saint-Gobain rachetait Pont-à-Mousson.
Enfin, toutes ces entreprises se tournèrent de plus en plus vers le marché
international. Dès les années 1960, Peugeot installait des usines de montage en Asie du
Sud-est et au Nigeria.
La concentration fut soutenue activement par des prêts étatiques ou par
l’intermédiaire des banques contrôlées par l’Etat. En 1974, Peugeot absorbait Citroën
avec un prêt public. En 1970, l’entreprise des De Wendel, Marine Wendel concentrait
72% de la production d’acier en France.
Il y a donc eu une véritable mutation des entreprises françaises qui sont devenues
plus grandes et plus internationales dans ces années, mutation que la bourgeoisie aurait
été bien incapable d’accomplir sans l’aide de l’Etat. Certains y ont vu l’effacement de la
grande bourgeoisie au profit de l’Etat.
Certes, la grande bourgeoisie a tendance à constituer des sociétés financières qui
gèrent ses actifs, sans participer à la direction de ses entreprises. Mais ce n’est pas un
phénomène nouveau.
Marx et Lénine, en leur temps, avaient déjà analysé le parasitisme du capital
financier. Celui-ci n'a fait que croître au XXème siècle, donnant naissance à ce que
Lénine appelait : « ... La couche de rentiers, c’est-à-dire de gens tout à fait isolés de la
participation à une entreprise quelconque, de gens dont l’oisiveté est la profession ».
Ce phénomène va connaître une amplification sans précédent avec la crise
économique des années 70.
Depuis la fin du XIXème siècle, les possédants sont de plus en plus séparés de la
production, inutiles à cette production, et même largement nuisibles. Le parasitisme de
cette classe sociale n’a fait que s’amplifier. La grande bourgeoisie continue à dominer
toute l’économie, à posséder les grands moyens de production et à s’enrichir ainsi, mais
elle le fait par des moyens plus complexes. Les systèmes financiers ont rendu de plus en
plus opaques pour tout le monde le réseau d’actionnaires, de propriétaires des
entreprises. Parmi les actionnaires d’une entreprise, on trouve d’autres entreprises, qui
elles mêmes ont comme actionnaires des entreprises financières qui ont parmi leurs
clients, les grands bourgeois de toujours. A un bout de la chaîne, du côté des
actionnaires, on finit toujours par tomber sur des individus en chair et en os qui profitent
grassement des bénéfices ; à l’autre bout, on tombe toujours sur des travailleurs de plus
en plus exploités pour créer l’ensemble des richesses.
Cette complexification des relations de propriété, de l’actionnariat est un des
phénomènes les plus marquants depuis le début de la crise économique dans les années
1970.
Cette crise économique venait d’un rétrécissement du marché solvable après des
années d’expansion. Non pas que tous les besoins des populations de la planète fussent
satisfaits. Mais de toute façon le capitalisme ne connaît que le marché solvable. Comme
la demande n’augmentait plus ou même stagnait, la production commença aussi à
stagner et surtout les profits cessèrent de croître. Or le grand capital ne s’intéresse
qu’aux profits en hausse. Le recul du taux de profit eut à son tour pour effet un brutal
coup de frein sur les investissements productifs.
Puisque les marchés ne connaissaient plus d’expansion, c’est sur le dos de la classe
ouvrière que les patrons cherchèrent à rétablir leurs taux de profits.
A partir des années 1980, on assista à une offensive générale contre les travailleurs,
dans tous les pays capitalistes développés. Les mesures ne furent pas partout identiques,
mais la volonté fut la même de Reagan à Thatcher, en passant par Mitterrand. Il
s’agissait d’augmenter la plus-value pour les patrons en réduisant la part qui revenait
aux travailleurs.
L’aide de l’Etat à la bourgeoisie ne passa pas seulement par des mesures anti-
ouvrières. La bourgeoisie se refusait à faire les investissements indispensables pour
rendre ses propres entreprises rentables et modernes. Ce fut l’Etat qui se chargea de ces
dépenses. Avec l’argent public, il prit le relais du grand patronat et intervint directement
dans l’économie. Pour opérer cette sorte de grand dépannage du grand patronat, l’Etat
décida de nationaliser les entreprises en difficultés. Les nationalisations débutèrent
avant 1981, avant l’arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand. Les
premières eurent lieu dans la sidérurgie, sous la présidence de Giscard, homme de
droite, avec Raymond Barre aux commandes. Elles concernèrent Usinor et Sacilor, les
deux maisons descendantes des De Wendel et des Schneider. Grâce aux
nationalisations, c’est l’Etat qui prit la responsabilité des licenciements massifs qui
ruinèrent la Lorraine.
La famille de Wendel, elle, ne fut pas ruinée, ne s’est pas retrouvée à la rue comme
des centaines de milliers d’ouvriers de la sidérurgie. Les 750 héritiers (dont Françoise de
Panafieu, arrière petite fille des De Wendel et ex-candidate de la droite à la mairie de
Paris), voient leur fortune gérée par deux sociétés : la CGIP et Marine-Wendel à la tête
desquelles on trouve le baron Ernest-Antoine Seillière. Grâce aux milliards distribués
par l’Etat lors de la nationalisation de la sidérurgie, ces deux sociétés ont pu investir
dans des secteurs plus rentables : l’informatique avec Cap Gemini, l’équipementier
automobile Valeo, la pharmacie.
La plupart des groupes issus de ces privatisations sont désormais des firmes
internationales rentables, offrant des dividendes plantureux à leurs actionnaires.
Saint-Gobain est un de ces fleurons des nationalisations/privatisations. Privatisé en
1986, le groupe a procédé dans les années 1990 à quelque 600 acquisitions-fusions. Son
chiffre d’affaires était estimé à 10 milliards de francs en 1970. Il est passé à 41 milliards
d’euros aujourd’hui, soit 27 fois plus. Dans ses actionnaires principaux, on trouve AXA,
des banques... mais surtout, notre plus vieille connaissance, la famille Wendel, qui
possède aujourd’hui près de 20% de Saint-Gobain.
L’actionnariat de ces grands groupes est un immense labyrinthe, dans lequel il est
impossible de se retrouver.
Cette imbrication se traduit aussi par le fait qu’on retrouve toujours les mêmes noms
dans les conseils d’administration des grands groupes. Le Monde affirmait en 2002 que
30 patrons se partageaient 160 fauteuils :
Le Baron Ernest-Antoine Seillière était présent dans le conseil d’administration de
UNICE, Cap Gemini, CGIP, Hermès international, Mérieux, Alliance, Peugeot, Société
Générale et Valeo. Michel Pébereau, PDG de BNP, Paribas, siégeait au conseil d’AXA,
d’ EADS, des Galeries Lafayette, de Lafarge, de Saint-Gobain et de Total. Enfin,
Georges Chaudron de Courcel, cousin de Bernadette Chirac, siégeait en 2006 à la BNP,
Bouygues, Lagardère, Peugeot, Scor, Alstom, Somer-Allibert, Nexans, Safran et Paribas
Tous les capitalistes sont intimement mêlés les uns aux autres. Il n’y a pas, non plus,
contrairement à ce qu’on entend parfois, d’un côté des industriels dévoués à leur
entreprise et dont le rôle serait utile et de l’autre des financiers qui étrangleraient la
production et ne penseraient – eux- qu’au profit. Il n’y a que des capitalistes-financiers,
prêts à tout pour augmenter leurs profits. A tel point que les groupes sont aussi bien des
entreprises de production que des groupes financiers. Alcatel est aujourd’hui le n°1
mondial des télécommunications, n°2 mondial dans la production et la distribution
d’énergie, n°1 mondial des câbles. Mais c’est aussi le 3e groupe financier français,
depuis son alliance avec la Société Générale.
Et à l’inverse la BNP,– qui contrôle une partie de Péchiney, d’Air France, de Saint-
Gobain, d’Alcatel et de Total, en l’on en passe – est-elle encore une banque ? ou plutôt
une sorte de formidable pieuvre étendant ses tentacules aussi bien dans l’industrie que
dans la finance ?
Et que dire d’AXA, à l’origine petite société d’assurance proche de Paribas, et
aujourd’hui, par le jeu des fusions acquisitions et des participations croisées, devenue
géant mondial, ayant des parts dans des centaines d’entreprises industrielles – dont on
peut citer, en vrac, Air Liquide et Boeing, AT&T et Microsoft, Hewlett-Packard et
Saint-Gobain, Schneider et McDonald’s, les banques Lazard, Morgan Chase et Crédit
Lyonnais.
Dans ces vingt dernières années, les fortunes des capitalistes ont explosé. En 2006, la
France comptait 201 fortunes supérieures à 150 millions d’euros. Trois fois plus qu’en
1996 ! Dans ces palmarès, on trouve les noms des vieilles familles bourgeoises.
Liliane Bettencourt, fille d’Eugène Schueller, le fondateur de L’Oréal a longtemps
été n°1 des palmarès, en multipliant sa fortune par 11 en 20 ans. Ses revenus annuels
sont 13 fois plus importants que ceux d’un Thierry Henri, qui lui fait partie des stars du
sport les mieux payées.
Mulliez, la famille qui possède Auchan, se trouve aussi en tête des classements.
On a déjà évoqué la famille de Wendel aujourd’hui. Mais qu’est devenue la famille
Schneider ? Difficile à dire. On trouve des descendants des Schneider chez les Hachette
et surtout chez les Giscard. Anémone Giscard d’Estaing, la femme de l’ancien président,
est descendante d’une famille noble, voire royale d’un côté, et des Schneider de l’autre.
Tous les enfants de Giscard sont dans les affaires. Et Antoine, neveu de Valéry, fut
notamment directeur financier de la Lyonnaise des eaux, avant d'entrer chez Schneider
Electric, la société issue de la reconversion de l’entreprise quand elle a abandonné la
sidérurgie. Elle est spécialisée dans le matériel électrique et son chiffre d’affaires en
2007 s’élevait à 17 milliards d’euros.
Dans le luxe, les Guerlain ont dirigé leur affaire entre 1828 et 1994. Après le rachat
de Guerlain par Arnault, la famille a alors investi ... chez Dior.
Les familles Hennessy, Moët et Vuiton (les H, M et V de LVMH) possèdent encore
des actions dans l’empire qu’elles ont contribué à fonder. Si elles ne dirigent plus seules,
leurs affaires continuent à occuper des bonnes places dans les palmarès des fortunes.
En bonne place dans les palmarès des fortunes, on trouve aussi les descendants de
Hermès, avec 3,6 milliards d’euros, qui possèdent toujours 75% de la maison Hermès.
Que reste-t-il des familles de la haute finance ?
Les Rothschild vont bien ! La famille possède, entre autres, un hôtel particulier rue
de l'Élysée à Paris, dont le sous-sol renferme un lac tropical, avec palmiers et cascade de
3 mètres !
Michel David-Weil, descendant de la dynastie de banquiers Lazard, a été le dirigeant
de cette banque pendant 30 ans, jusqu’en 2003. La banque Lazard s’étant spécialisée
dans les fusions acquisitions en France, ses dirigeants ont pris l’habitude de résider dans
plusieurs lieux pour servir d’intercesseurs entre les puissants de part et d’autre de
l’Atlantique. Michel a vécu ainsi entre son appartement sur Park Avenue, sa maison
dans le Connecticut, son appartement de Londres, son hôtel particulier du faubourg
Saint-Germain, le château de Gambais et la villa du Cap d’Antibes.
Les descendants de deux familles de financiers du XVIIIème siècle, les Mallet et les
Neuflize ont fondé avec la famille Schlumberger une banque d’affaires florissante. Une
autre partie des descendants des Schlumberger, les Seydoux, ont racheté Pathé,
Gaumont et de nombreux titres de la presse.
Ensuite viennent les grands noms de l’industrie : Dassault, Michelin, Peugeot. La
famille Peugeot a multiplié sa fortune par plus de 4, passant (après conversion en euros)
de 1 milliard d'euros en 1990 à 4,5 aujourd'hui. Ces industriels sont restés maîtres de
leur affaire. La famille Peugeot a constitué une entreprise FFP, actionnaire de PSA entre
autre. Seuls les membres de la famille peuvent être actionnaires de FFP. Avec 3.4
milliards d’euros ils se classent au 9ème rang des fortunes professionnels. Ces familles
industrielles ne sont pas les toutes premières fortunes en France, certes. Mais la
puissance de la bourgeoisie n’est pas qu’une question de richesses. Les Peugeot et autre
Michelin ont des positions dominantes dans l’économie, parce qu’ils sont à le tête de
secteurs industriels fondamentaux. Ce sont ces secteurs industriels, l’automobile, la
métallurgie dans son ensemble, la chimie et l’aéronautique qui forment la base
économique de la bourgeoisie en France. L’importance des patrons de l’automobile dans
l’UIMM n’est qu’une petite mesure de ce pouvoir. Mais elle rappelle quand même
qu’au-delà de la finance, la puissance de la bourgeoisie réside dans sa possession des
moyens de productions en particulier industriels.
On a versé beaucoup d’encre sur la question de la désindustrialisation et de la fin de
la classe ouvrière. On a même entendu la patron d’Alcatel parler d’entreprise sans usine.
cette formule exprimait la volonté patronale de réduire les coûts de production en
utilisant la sous-traitance, en externalisant comme ils disent. Et c’est vrai qu’une grande
partie de la production se fait aujourd’hui dans des entreprises sous-traitantes. Si on
prend l’exemple d’une voiture, la C4, on constate qu’il y a 2500 pièces différentes dans
cette voiture venant de 25 fournisseurs, lesquels font appel à une dizaine de sous-
traitants.
Les patrons cherchent à baisser les salaires, aggraver la précarité par la sous-
traitance. Mais la base des fortunes colossales, la base des profits faramineux des
entreprises et des dividendes versés aux actionnaires, c’est toujours la plus-value
produite par les ouvriers dans l’industrie.
Dans les richesses colossales que la bourgeoisie brasse, la partie gardée pour sa
propre consommation est infime et pourtant cela représente déjà des sommes dont on ne
peut se faire une idée lorsque l'on n'a que son salaire pour vivre. Cela permet à cette
classe de vivre dans un luxe inouï – complètement coupée, on s'en doute, non seulement
des modes de vie mais même des préoccupations du reste de l'humanité. On sourit
souvent de la phrase, attribuée à la reine Marie-Antoinette à la veille de la révolution
française, qui aurait dit : "Le peuple n'a plus de pain ? Qu'il mange de la brioche." Mais
est-ce vraiment différent quand de nos jours, la mère de Guy de Rothschild, ignorant
sans doute que 40 jardiniers travaillent à entretenir son parc, s'émerveille de voir des
feuilles mortes dans le jardin d'un ami et s'exclame : "Vous les faites venir d'Europe
centrale ?"
Le monde de la bourgeoisie a ceci de particulier qu'on n'y compte pas – jamais, sauf
quand il s’agit du salaire des ouvriers. Le très prisé Hôtel du Président Wilson à Genève
coûte – pour les chambres avec vue sur le lac, tout de même – 23 000 euros la nuit. Une
agence immobilière spécialisée dans les résidences "de grand standing" présente comme
une affaire "à saisir" un hôtel particulier de 1000 m² habitables en plein Paris, au prix
de... 43 millions d'euros.
Oui, la grande bourgeoisie vit dans un monde totalement à part. Les banques ont
inventé pour les plus riches, la carte de crédit American Express "Centurion". C'est
comme une carte Visa, mais en mieux : car cela permet des retraits de liquide illimités –
10 000, 20 000, 40 000 euros par semaine– et inclut un service de conciergerie, c'est-à-
dire un valet de pied qui se charge de résoudre vos problèmes. Car les bourgeois ont des
problèmes, auxquels il faut bien répondre. Par exemple, précisent les promoteurs de la
carte Centurion, "faire ouvrir les boutiques les plus prestigieuses de la 5e avenue à New-
York en pleine nuit".
La bourgeoisie vit en vase clos, dans des villes, des quartiers ou des résidences
isolées – dans lesquelles il n'y a pas de commerce, par exemple, car cela n'a aucun
intérêt quand on paye des domestiques pour faire les courses.
Un des principes de la bourgeoisie est d'essayer de vivre le plus loin possible des
classes populaires. Il existe même, au sein des grandes villes, de véritables quartiers
fermés. C'est le cas, par exemple, de la discrète Villa Montmorency, dans le 16e
arrondissement de Paris – où le mètre carré est réputé le plus cher d'Île-de-France. Il
s'agit en fait d'un quartier entièrement clôturé par de hauts murs, avec barrière et gardien
à l'entrée pour contrôler les identités. À l'intérieur de cette ville dans la ville, des rues,
des jardins, des fontaines, et quelques dizaines de villas, châteaux, hôtels particuliers et
propriétés. L’accès y est interdit aux éboueurs, et les gardiens transportent eux-même les
poubelles dans des chariots, électriques bien sûr, pour ne pas déranger. La "Villa"
compte notamment parmi ses heureux habitants Bouygues, Bolloré, et Lagardère, qui
vient d'y faire construire une deuxième maison – parce qu'il se dispute trop souvent avec
son épouse, paraît-il.
Tout, dans le mode de vie de la bourgeoisie, renvoie à la volonté d'être séparé du
reste de la société. Car elle a une conscience de classe aiguë. Elle a conscience des
oppositions d’intérêts qui la sépare du reste de la population. C’est cette conscience qui
pousse les bourgeois à vivre à part, habiter à part, voyager à part, manger à part, se
marier, faire la fête, s'amuser, faire du sport, à part.
A Paris, le haut lieu de la bourgeoisie, c’est Neuilly, bien sûr. Les sociologues
Pinçon et Pinçon-Charlot qui ont longuement étudié les mœurs de la grande bourgeoisie,
ont parlé à juste titre de « ghetto du Gotha ».
Ceci dit, les bourgeois ne vivent pas qu’à un seul endroit. Depuis des siècles, ils
appartiennent à une classe sociale qui intègre le cosmopolitisme dans son mode de vie.
Il est dans les habitudes des grands bourgeois d'avoir un appartement à New York, un
chalet en Suisse, une suite réservée sur la côte d’Azur, un château en France ou en
Angleterre, plus un pied à terre à Paris ou à Londres.
L’éducation des enfants se fait d’ailleurs dans ce même esprit cosmopolite. La
plupart vont faire un stage à l’étranger, dans un collège anglais ou suisse. Cela permet
de perfectionner l’usage de langues étrangères, et surtout de se faire des relations.
Certains établissements scolaires sont depuis longtemps réservés aux enfants de la
bourgeoisie, comme l’école des Roches à Verneuil-sur-Avre ou le Manoir à Lausanne :
un énorme chalet, avec jardins et courts de tennis, ainsi qu’un accès direct au bord du
lac Leman, plage privée. L’hiver, l’école se transporte tout simplement à la montagne.
Certains bourgeois envoient quand même leurs enfants à l'école publique. Mais ils
renoncent rapidement, ne pouvant faire face à certains problèmes. C'est ce qu'explique
un certain baron Foville – toujours cité par les mêmes sociologues -, qui fut contraint de
placer sa fille dans un lycée privé, car au lycée Saint James de Neuilly, les relations de
sa fille étaient « de milieux très variés. Les amis de ma fille sont charmants, leurs
parents sont gentils aussi, mais enfin, nécessairement ce n’est pas la même chose que
vous. A Neuilly, dans ce quartier, vous avez, non pas que je sois antisémite,
particulièrement, mais vous avez beaucoup de gens d’origine juive qui sont
effectivement des gens qui ont réussi, surtout des commerçants. » Il faut dire que ce
même Baron avait déjà eu à souffrir de l’école publique dès le primaire. Je le cite
toujours : « Une fois, ma fille aînée a ramené un livre de lecture, "Pépé dans les HLM",
ou un truc comme ça. Quand j’ai vu le contenu du vocabulaire... ». Évidemment le
baron n’a pas apprécié. Il est alors intervenu dans une réunion pédagogique pour
dénoncer le manuel. Et le manuel fut changé. Ça ne doit pas être facile tous les jours
d’être instituteur à Neuilly, dont certaines écoles regroupent jusqu’à 72% d’enfants de
chefs d’entreprises.
L’apprentissage des limites sociales se poursuit bien après l’école. Tout un système
de rallyes, cercles, etc. entretient des liens sociaux solides et évite les dérapages. Les
rallyes existent depuis l’après-guerre pour compenser justement les changements dans le
mode de vie de la bourgeoisie. Il s‘agit de soirées entre jeunes organisées en général par
les mères de ces jeunes – dans le but avoué d'arranger des rencontres et de futurs
mariages intéressants. Cela peut coûter jusqu’à 30 000 euros pour une soirée dansante
d’une centaine de jeunes. Dans ces rallyes, on y apprend des choses aussi utiles que le
bridge, la vie de salon, l’art de la conversation, les usages vestimentaires. Toutes les
marques extérieures de l’appartenance à un certain milieu social.
Quant aux cercles, ils existent depuis le XIXème siècle. Ils permettent aux hommes
de la bourgeoisie d’établir et de maintenir des relations sociales et d’affaires. S'y
côtoient, outre les patrons, journalistes et hommes et femmes politiques. Pour être
certain de pouvoir y être entre soi, on n’y rentre que par cooptation, c'est-à-dire qu'il faut
être parrainé. Sinon, n'importe quel voyou enrichi pourrait venir s'y mêler aux vrais
bourgeois ! Quand bien même, la seule différence entre les deux réside dans le nombre
de générations qui sépare le bourgeois installé du voyou qui avait fait la fortune de la
famille.
Citons, par exemple, le Cercle Le Siècle, dont les 500 membres illustres – PDG,
patrons, journalistes, mais aussi Strauss-Kahn, Jospin, Aubry ou Nicole Notat – se
réunissent une fois par mois pour un dîner. Ou l'Union interalliée, fondée pendant la
première guerre mondiale et présidée, aujourd'hui, par l'héritier du groupe Taittinger.
D'autres clubs sont à la fois plus élitistes encore, et plus ridicules. En 1981 par
exemple, le patron de l'entreprise de spiritueux Marie Brizard décida de créer une
association internationale regroupant les entreprises appartenant à la même famille
depuis plus de 200 ans. Sans doute bon catholique, bien qu'il eût fait fortune dans un
alcool qui n'a pas grand-chose à voir avec le vin de messe, ce bourgeois donna à son
association le nom d'Henokiens – du nom d'un personnage biblique. Ce club très fermé
compte aujourd'hui une quarantaine de membres, souvent peu connus – ce qui ne
signifie pas qu'ils ne comptent pas dans le monde capitaliste.
Quand on lui demande ce qui a permis à ces patrons de se maintenir, l'un des porte-
parole de cette sympathique confrérie répondit un jour à un journaliste : "Mon entreprise
a toujours été dirigée par un mâle".
Dans les cercles, comme dans l’ensemble des soirées mondaines, le monde de la
bourgeoisie et de la politique se côtoient. On devrait plutôt dire que la bourgeoisie
fréquente des hommes politiques dans la mesure où ce ne sont pas des domestiques que
l’on peut faire manger à la cuisine. Ceux-là, il faut un peu les choyer, les flatter, les
récompenser. La collusion entre la bourgeoisie et la politique ne date pas d’hier, comme
on l’a vu. Depuis des décennies, les politiciens passent des ministères aux directions
d’entreprises, des banques au conseil d’Etat, etc. de toute façon pour diriger un
gouvernement ou une entreprise, on leur demande la même formation, la même
idéologie, le même dévouement à un système inique, irrationnel et criminel à l’échelle
de l’humanité.