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Questions de géographie de la population | Pierre George

Conclusion
La répartition respective de la population et des
moyens de production — un défi à la raison — le
problème majeur de la fin du xxe siècle.
p. 271-280

Texte intégral
1 À l’échelle locale ou régionale, la répartition de la
population s’harmonise dans ses grandes lignes avec
celle des ressources. Au contraire, à l’échelle planétaire,
cette accommodation ne se fait pas : la discordance est
sans cesse plus grande entre localisation des ressources
élaborées et localisation des grandes masses humaines.

L’agriculture base de l’implantation


traditionnelle de la population
2 La relation géographique entre domiciliation de la
population et localisation des productions essentielles à
l’échelle locale procède d’un rapport de nécessité entre
la présence des hommes et la mobilisation des
ressources. C’est une relation d’ordre technique avant
d’être une relation d’ordre économique. Elle résulte
d’une mise en place plus ou moins ancienne, parfois très
ancienne, et constitue une manière d’équilibre, parfois
très imparfait, entre les besoins en hommes de
l’économie locale et la population d’une part, d’autre
part entre les effectifs de cette population et la capacité
d’entretien du système de production réalisé. Suivant
les cas, cet équilibre s’inscrit à un registre plus ou moins
élevé, correspond à un niveau de vie plus ou moins bas.
Il a été montré que, pour chaque production et même
pour chaque groupe, voire chaque système de
production, plusieurs formules d’équilibre quantitatif et
plusieurs modes d’implantation étaient possibles. Ils
s’inscrivent tous cependant à l’intérieur d’un cadre de
voisinage. L’économie agricole s’accommode suivant les
formes d’organisation sociale et économique de
l’exploitation, suivant les techniques aussi, de rapports
étroits dans les limites de quelques centaines de mètres
dans les diverses formes d’exploitation directe d’habitat
dispersé, de rapports radiaux autour d’un centre de
domiciliation collective, le village dans le rayon de
quelques kilomètres — ou encore de rapports plus
épisodiques en économie de latifundia, entre la terre et
les réserves de main-d’œuvre que sont les grosses
agglomérations d’ouvriers agricoles (le rayon peut être
ici de plus de 10 kilomètres). La terre étant le moyen de
production, la population y est fixée autant qu’elle est
féconde. Quand, dans certaines économies, la terre
cesse d’être cultivée pour être remplacée par un
nouveau terroir conquis sur la friche, le village suit le
mouvement. Là, au contraire, où les terroirs sont
pérennes depuis des siècles ou des dizaines de siècles, le
village de pierre brave le temps et possède des trésors
archéologiques. La floraison du commerce, l’installation
d’ateliers ont contribué à créer ou à développer des
noyaux de groupement plus importants à l’ombre du
pouvoir politique ou administratif, ou, au contraire, à
l’écart de son maillage régional.

L’essor urbain
3 Dès l’éveil des grandes aventures maritimes et
commerciales, mais surtout depuis la révolution
industrielle, des centres ou des grappes de villes ont
proliféré, souvent à un rythme très rapide. Certes, il a
été montré qu’une part notable des travailleurs
industriels ou liés professionnellement à l’existence
d’une économie industrielle, gravitent quotidiennement
autour de leur lieu de travail, mais ce mouvement
dépasse rarement un rayon de 60 km,
exceptionnellement celui des 100 km. La population
rurale a été aspirée par la demande de main-d’œuvre
des régions industrielles. Elle s’est déplacée. Un nouvel
équilibre s’est esquissé entre géographie de la
population et géographie de la production. De nouvelles
concentrations humaines sont nées : les 15 millions
d’habitants des villes grandes et petites de la province
de Rhénanie-Westphalie, les quelque 5 millions de
citadins qui travaillent dans le bassin houiller et autour
du bassin houiller depuis Liège jusqu’au Pas-de-Calais,
les 30 millions d’Anglais qui vivent dans les
conurbations et autour des conurbations des grandes
régions industrielles, depuis les Lowlands d’Écosse
jusqu’aux Midlands d’Angleterre, la population des
grandes agglomérations capitales : les 10 millions du
grand Londres, les 7 millions du grand Paris, les
8 millions du grand Moscou, les 10 millions de la
conurbation Tokyo-Yokohama, les 14 millions de celle de
New York. Tous ces hommes sont liés par une activité
dont dépendent leurs moyens d’existence à la résidence
dans ces fourmilières humaines, qui deviennent vite
inhumaines… Tous les hommes apparaissent ainsi rivés
à un lieu où ils peuvent, sous les formes les plus
diverses, acquérir ce qui comble leurs besoins,
immodestes ou singulièrement réduits. Cependant,
quand on passe de l’échelle des nombres relativement
petits et du cadre régional à celle des grands nombres et
au cadre continental ou zonal, la disharmonie entre
répartition de la population et répartition des
ressources apparaît frappante et comme choquante,
irrationnelle — et relativement récente. L’essor des
techniques et des formes d’organisation économique et
sociale du xixe siècle européen a provoqué une coupure
radicale entre les économies restées au stade du
développement préindustriel, souvent arrêtées dans
leur propre évolution par les phénomènes de
colonisation, et les économies qui ont réalisé la
révolution industrielle et centralisé les richesses du
monde pendant plus d’un siècle.

La distorsion entre présence et croissance de


population et présence des ressources
4 Il n’y a plus de commune mesure dans le monde actuel
entre la répartition de la population et des plus fortes
poussées démographiques et celle des moyens
d’existence — non seulement de ceux qui sont
considérés comme indispensables par quelques
centaines de millions d’hommes, mais de ceux sans
lesquels la vie humaine n’est matériellement pas
possible. Les déplacements de population font
aujourd’hui figure de mouvements dérisoires par
rapport aux vecteurs potentiels qui, sur un plan
théorique, orientent l’expansion démographique vers
les ressources. Les migrations de population ne sont en
effet qu’un phénomène mineur par rapport au
phénomène démographique aujourd’hui essentiel qu’est
l’accroissement annuel de population. Un peu plus
d’un million d’individus changent de pays en une
année ; l’accroissement annuel de population est, pour
l’ensemble du monde, de 40 millions, et il est le plus
rapide dans les pays où l’émigration est rendue
impossible par l’hostilité qu’y témoignent les pays qui
pourraient être susceptibles de l’accueillir.
5 La répartition géographique des masses humaines et
l’inégal dynamisme démographique des diverses
régions du globe apparaissent donc comme des données
de fait, dont on ne saurait envisager une modification
sensible par l’application des mécanismes migratoires,
se recommandant d’une théorie simpliste de l’espace
vital, qui n’a d’ailleurs jamais justifié des migrations de
peuples faméliques, mais seulement couvert des
entreprises impérialistes.

Disparité énorme des niveaux de vie


6 Moins d’un tiers de l’humanité utilise plus des 9/10e de
l’énergie mécanique, de l’acier, du ciment employés
dans le monde, vit dans l’ambiance technique des
économies et des sociétés industrielles, encore que des
distinctions importantes doivent être faites selon les
régions et selon les catégories sociales. Pour le reste des
hommes, pour près de deux milliards d’individus,
l’incertitude de l’alimentation du lendemain s’impose
comme une fatalité de l’espèce. Pour les « civilisés », le
problème principal est celui de l’élévation du niveau de
vie, de l’accroissement du nombre des éléments du
confort familial, dans les plus mauvaises conditions,
celui de la défense de situations acquises, d’un
minimum vital mensuel supérieur au revenu annuel de
l’Africain, de l’Asiatique, du Sud-Américain. Pour tous
les autres hommes, le but de l’effort quotidien, l’objet de
l’espoir ou le sujet d’angoisse est l’acquisition de la
nourriture quotidienne. Les civilisés ont oublié la force
du désir du croûton de pain qu’attend fiévreusement
l’homme que tenaille la faim. Ils n’en retrouvent la
réalité que lors des grandes catastrophes qui enrayent la
mécanique complexe de l’économie développée dans la
guerre, dans les paniques de l’exode, dans la détresse
des camps et des déportations. Mais ce qui est pour eux
le symbole du cataclysme et de l’atrocité fait partie du
sort quotidien du sous-développé. Des foules de paysans
qui n’ont que les fruits de la terre pour ne pas mourir de
faim s’entassent sur des champs qui ne produisent pas
10 quintaux de grain à l’hectare dans une année, et c’est
dans les rizières de la fabrique italienne d’automobiles
de Turin (Fiat), au Piémont, que l’on récolte 50 quintaux
par hectare…
7 Le fossé se creuse entre deux humanités, l’humanité
nantie, confortable, qui est malthusienne, dont les
effectifs s’accroissent à raison de 0,5 % par an, et
l’humanité famélique, mal vêtue, qui n’a pour abris que
des masures ou des cabanes et où des enfants tristes aux
yeux inquiets pullulent dans la poussière et dans la
boue, qui augmente de moitié à chaque génération.

La revendication des sous-développés


8 Le temps n’est plus où le « sauvage » était inconscient de
son sort, heureux d’aider le colonisateur à extraire de
son sol des richesses inutilisables pour lui, moyennant
gratification de quelques objets de bazar. Dans chacun
des pays sous-développés existe au moins une classe
sociale pour qui l’état actuel de l’économie mondiale fait
figure d’injustice, décidée à combattre contre tout ce qui
lui paraît constituer obstacle à la nécessaire marche en
avant, qui conduira son peuple à une condition plus
comparable à celle des pays industriels — après
combien d’années ou de générations ? L’appétit de
mieux-être des sous-développés, leur sentiment que les
peuples avancés doivent contribuer à les aider à
résoudre leurs problèmes, tendent à prendre la place à
l’échelle planétaire des luttes de classes à l’intérieur des
sociétés industrielles du xixe et du xxe siècles. L’essor
démographique du « tiers-monde » est là ; il appuie sur
la porte du monde évolué, qui pressentait cette menace
pour sa quiétude et son confort depuis un bon demi-
siècle. Le « péril jaune » fut la concrétisation de cette
appréhension ; on ignorait encore que, de partout,
surgiraient en rangs serrés des générations nombreuses
d’Asiatiques, d’Africains, de Sud-Américains, qui, un
jour, demanderaient des comptes aux nantis.
9 À tel point qu’aujourd’hui le défi que se lancent les deux
systèmes économiques, qui rivalisent dans l’impulsion
des processus de développement les plus efficaces et les
plus rapides, est celui de convaincre le premier les
peuples économiquement et techniquement attardés.

Solidarité mondiale devant la menace de


catastrophe
10 Produire plus, à meilleur compte, pour pouvoir
distribuer plus, tout en assurant l’équipement
nécessaire pour l’accroissement ultérieur de la
production, est l’objectif premier fixé à chaque peuple.
Et chacun attend des pays les plus lancés l’aide qui lui
permettra de franchir le seuil des investissements de
base, que ne peut pas assurer un peuple en plein essor
démographique et à revenu national misérable. Les
ressources de la terre sont grandes et l’ingéniosité
humaine, qui s’applique à des champs d’exploration de
plus en plus vastes, apparaît illimitée. Mais le rythme de
l’accroissement humain est très rapide. Et la marche
ascensionnelle de la production a pris du retard par
rapport à l’évolution démographique. L’influence des
techniques de l’économie industrielle s’est exercée dans
les secteurs sous-développés, libérant la vie par l’action
médicale, avant d’avoir mis en œuvre les moyens de
l’assurer. Tout se passe comme si l’on avait fait naître
des foules sur des terres qui n’ont pas été défrichées au
préalable. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de rechercher si
l’économie peut progresser aussi vite que la population,
mais de savoir si elle peut rattraper le retard qu’elle a
pris par rapport au rythme de développement de la
population. Le problème est plus ardu que celui que
posait Malthus. La subtilité chinoise souligne bien
l’originalité de la conjoncture. On ne justifie pas la
législation sur le birth control et les avortements par la
nécessité de réduire l’accroissement de population, mais
par l’obligation de recourir au travail des femmes pour
augmenter la production, afin de maintenir un équilibre
satisfaisant entre population et production. Mais, ce
faisant, on agit simultanément sur la production et sur
l’évolution de la population, en modifiant les termes du
rapport dans le sens le plus favorable au progrès social.
11 Chaque peuple cherche à parer au plus pressé par des
expédients, qui peuvent s’appeler plan quinquennal
indien ou barrage d’Assouan, mais il n’y a pas de
solution complète ni définitive à l’échelle régionale. La
solidarité humaine est mise à l’épreuve par ce problème
qui est le plus grave de tous ceux que l’ensemble de
l’humanité ait jamais eus à résoudre en commun. Et
ceci, autant que l’accession à l’« ère atomique » ou à
l’« ère cosmique », sera un des caractères originaux de
cette fin du xxe siècle.

© Ined Éditions, 2023

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Référence électronique du chapitre


GEORGE, Pierre. Conclusion : La répartition respective de la
population et des moyens de production — un défi à la raison — le
problème majeur de la fin du xxe siècle In : Questions de géographie
de la population [en ligne]. Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23
juillet 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/ined/18970>. ISBN : 9782733290620.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18970.

Référence électronique du livre


GEORGE, Pierre. Questions de géographie de la population. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23 juillet
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/ined/18865>. ISBN : 9782733290620.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18865.
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