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Éditions
Questions de géographie de la population | Pierre George

CHAPITRE VIII

Le peuplement dans
les pays d’économie
agricole dominante
p. 201-216

Texte intégral
1 La répartition spatiale de la population est un fait
d’économie en ce sens qu’un pays d’économie agricole
dominante est caractérisé par un peuplement rural
diffus, qui se prête mal aux fortes concentrations de
plus d’une centaine de milliers d’individus. Au
contraire, le développement d’une économie
industrielle a pour double conséquence le foisonnement
de réseaux urbains de production dans les régions
industrialisées et la création de villes-marchés d’un type
nouveau dans les pays non industrialisés, où l’on va
chercher des matières premières et où l’on vend des
produits industriels. Les villes-marchés sont en forte
majorité des villes-ports formant autour des régions
sous-développées des guirlandes périphériques.
2 Mais c’est aussi un fait de civilisation dans la mesure où
des formes d’économie comparables engendrent des
types distincts d’implantation et de répartition de la
population. Il peut y avoir, dans certains cas, solidarité
intime d’une structure économique et d’un mode
d’implantation de la population, que l’on retrouve
toujours associé à cette structure économique. Le
nomadisme engendre l’habitat urbain en ce sens qu’une
population mobile a besoin de s’accrocher à un petit
nombre de points fixes pour y effectuer ses échanges
avec tout ce qui est extérieur au monde nomade. Il ne
donne évidemment pas lieu à un habitat rural
permanent. Pas de stade de transition entre la tente et la
ville, siège de l’autorité, du commerce, de l’artisanat,
élément indispensable dans la vie du nomade, mais
aussi objet de permanente convoitise et de fréquente
destruction. Le plus généralement, une société agricole
possède sa propre forme de répartition de la population,
qui peut être un pullulement de villages s’identifiant
avec une unité patriarcale ou un réseau de centres de
peuplement rassemblant par des synœcismes la
population d’unités sociales différentes, créant les
conditions d’une vie civique et posant le problème de la
différenciation des gros villages et des villes, ou encore
un éparpillement d’exploitations individuelles.

I. Population rurale — Population urbaine


Définitions et réalités de la population rurale
3 Sur un plan statistique d’approche, le propre des
populations des pays sous-développés est d’être, à un
degré très élevé, des populations rurales, pour 70 à 80 %
de leurs effectifs, dans certains cas davantage. Mais ces
chiffres doivent être interprétés avec soin. Car on
risque, dans beaucoup de circonstances, d’y retrouver la
notion qu’on y a introduite en choisissant un critère
numérique. La population urbaine et la population
rurale sont en effet distinguées suivant l’importance
quantitative des noyaux de peuplement ou des unités
administratives de comptage. Dans la statistique
française, est considérée comme commune rurale toute
commune dont la population groupée au chef-lieu ne
dépasse pas 2 500 habitants. La commune française est
trois ou quatre fois plus petite que la commune belge ou
que la commune italienne pour lesquelles les critères
numériques de discrimination de l’étage rural et de
l’étage urbain ne sont pas les mêmes. En Belgique, il faut
à une commune 5 001 habitants pour passer dans la
catégorie urbaine… comme dans l’Union indienne, mais,
aux Pays-Bas, il en faut 20 000 et au Japon 30 000. Les
données statistiques sont donc hétérogènes, et, dans ces
conditions, les comparaisons sur une base
internationale n’ont qu’une signification objective des
plus relatives.

Du village à la « ville rurale »


4 Il a déjà été signalé d’autre part que les formes de
groupement quantitatifs pouvaient être très différentes
pour des types d’économie parfaitement homologues.
En Afrique centrale, la population s’égaille en petits
villages correspondant chacun à un groupe patriarcal.
La situation est analogue dans la zone forestière qui
borde le golfe de Guinée. Dans le pays agni, tout
récemment décrit par M. G. Rougerie, au sud-est de la
Côte d’Ivoire, il existe six agglomérations qui dépassent
le millier d’habitants, une trentaine qui en comptent 300
à 1 000 et, au total, une cinquantaine de vrais villages.
Chacun se distingue par la consonance de son nom, qui
indique une appartenance tribale. Dans beaucoup de
régions de cette Afrique tropicale — pas en pays agni —,
les villages sont instables et, sauf quand ils sont fixés
par voie autoritaire par l’administration, ils se
dissolvent et se regroupent suivant la migration des
terres et des cultures dans le cadre d’une rotation à
longues jachères. Dans tous les cas, ils donnent
l’impression de constructions légères, et il est difficile de
distinguer l’habitat permanent de ce qui est habitat
temporaire à l’échelle de quelques années. Mais, au
Soudan, on voit apparaître des groupements de
10 000 habitants et de plus de 10 000 habitants.
L’habitant s’en déclare citadin. Il a conscience de vivre
dans un autre cadre que le rural qui reste lié à l’habitat
d’une seule grande famille, non seulement parce que ce
cadre est quantitativement supérieur, mais aussi parce
qu’un seuil sociologique a été franchi, celui de la vie en
commun de plusieurs unités patriarcales, le seuil du
synœcisme. Pourtant, la totalité du revenu est
représentée par l’exploitation de la terre. Le travail des
hommes de caste, qui sont artisans, est payé par les
marges excédentaires du revenu agricole non absorbées
par la consommation. Il ne donne pas lieu à vente
extérieure, donc à création de ressource
supplémentaire. Il procède seulement d’une division du
travail à l’intérieur d’une autarcie agricole. Dans ces
conditions, le groupe reste, au sens de notre vocabulaire
d’essence fonctionnelle, un groupe rural. Par rapport à
une ville européenne, la ville soudanaise de
10 000 habitants, comme la ville de San, est un village.
Mais, dans la structure du peuplement africain, elle est
une ville comme ont été des villes toutes les
agglomérations vivant de l’économie rurale dans le
monde méditerranéen antique, avant que ne se
développe une économie de prélèvement de caractère
commercial et impérial (colonisation grecque,
colonisation romaine). La ville se caractérise ici par une
différence de structure sociale, par l’apparition d’une
vie collective d’une autre espèce que celle de la tribu
villageoise, autrement dit d’une réalité civique ou d’une
vie de cité. Par ailleurs, la superposition de deux
économies projette sur cette structure du peuplement
un réseau de villes administratives et de villes-marchés
dont l’essence sera étudiée plus bas (Bamako par
exemple).

Habitat de latifundia et villes déchues


5 Dans le bassin méditerranéen, la situation est déjà
beaucoup plus complexe. En Afrique du Nord et dans le
Levant, la pratique précoce d’échanges et l’insécurité
ont fait naître de très bonne heure des formes de
groupement qui émergent de la masse du peuplement
rural, petites villes-marchés, constituant un réseau à
mailles de quelques dizaines de kilomètres de largeur,
citadelles, appareil de force d’un pouvoir souvent
contesté. La terre y est caractérisée par une dualité
entre un habitat proprement villageois, fixe (en
montagne surtout) ou mobile, pour le moins instable, et
cette armature de type urbain. Dans les péninsules
méditerranéennes de l’Europe, comme plus en arrière
sur le continent dans le bassin danubien, un concours
de circonstances, qui commence avec l’insécurité des
périodes préhistoriques pour se poursuivre par les
invasions venues du Nord, les invasions arabes, la
domination turque dans le bassin oriental de la
Méditerranée et la piraterie barbaresque, aboutit à un
resserrement du peuplement rural en grosses
communautés qui ont rapidement perdu leur caractère
tribal pour s’insérer dans le cadre social des latifundia.
L’Italie du Sud, comme la Hongrie, les plaines
roumaines, sont le domaine d’agglomérations pouvant
atteindre la centaine de milliers d’habitants dans des
cas exceptionnels d’hypertrophie (Kecskemét 90 000,
Debrecen plus de 100 000), plus généralement comprises
entre 10 000 et 60 000 habitants (en Italie du Sud,
Pisticci 14 700, Canosa 34 000, Cerignola 51 000, Andria
60 000), qui, fonctionnellement, sont aujourd’hui des
villages, en ce sens que plus des deux tiers de leur
population vivent des revenus de la terre. Il n’empêche
que dans la majeure partie des cas, dans tous les cas
quand il s’agit du bassin méditerranéen, ces lieux
habités font figure d’habitat pérenne depuis des
dizaines de siècles. Ils sont construits « en dur » et, après
chaque cataclysme qui les détruit, renaissent de leurs
ruines. Leur origine est double : dans certains cas, il
s’agit d’anciennes villes, sièges d’administrations locales
laïques et ecclésiastiques, marchés, centres d’artisanat
dont les fonctions urbaines préindustrielles n’ont pas
résisté à la concurrence de l’économie industrielle et
qui, poussée démographique aidant, sont retombées au
rang fonctionnel de villages tandis que leur population
augmentait rapidement. Dans les autres cas, il y a bien
continuité de l’évolution villageoise, c’est-à-dire d’une
économie purement agricole, mais le surpeuplement a
amené l’hypertrophie quantitative du noyau résidentiel,
dont le régime foncier de la grande propriété sous-
exploitée empêchait l’éclatement en un habitat rural
plus diffus. Le relief, la nature des terroirs
interviennent aussi comme éléments de différenciation.
Les cas précédemment décrits sont ceux d’un habitat de
plaine. La montagne ne se prête que rarement à de
semblables accumulations de population ; elle reste
pays de petites communautés villageoises, qui entrent
en rapport les unes avec les autres par l’intermédiaire
de petits marchés et de quelques villes : type
yougoslave, bulgare ou grec.

Citadins et ruraux
6 Les structures sociales et politiques interviennent
fortement aussi. Selon que la structure foncière, selon
que le pouvoir politique sont plus ou moins
démocratiques, le peuplement est plus ou moins diffus
et plus ou moins homogène. Une structure
aristocratique engendre l’opposition entre une masse
paysanne vivant dans des villages de serfs domaniaux,
d’ouvriers agricoles ou surtout de petits locataires « à la
part », et des villes où vivent les propriétaires,
nourrissant par leurs dépenses des effectifs élevés de
« clients », de serviteurs, de fonctionnaires et de
militaires, dans la mesure où le pouvoir s’identifie avec
la possession de la terre, de commerçants et d’artisans.
La séparation fonctionnelle est alors radicale. Le paysan
ne garde par-devers lui que trop peu de disponibilités,
en dehors de ce qui est nécessaire pour assurer sa vie
matérielle, pour pouvoir entretenir par ses dépenses
une collectivité, même mince, d’artisans ou de
marchands. Le village se compose presque
exclusivement de paysans ; 10 % au plus de la
population exercent d’autres activités. Au contraire, la
ville, qui vit des prélèvements réalisés sur le revenu
agricole, rassemble toutes les activités non
agricoles — ce qui n’exclut d’ailleurs pas la présence de
faubourgs agricoles, qui peuvent être des lieux de
résidence de paysans travaillant le terroir, ou des lieux
d’accumulation de ruraux déracinés qui vivent d’une
économie mixte très misérable de squatters ruraux de
friches et de terrains vagues, et de parasites urbains. À
d’importantes nuances régionales près, ce tableau
général est celui du peuplement de l’Asie tropicale et de
la Chine jusqu’au milieu du siècle. Malgré l’importance
des prélèvements de richesse sur le revenu agricole, les
villes ne groupent qu’une fraction très faible de la
population et sont généralement petites. Le
foisonnement de la vie en plein air, l’étalement
d’habitations sans étage et à cour exagèrent
l’impression de pullulement humain et d’importance
urbaine. Et, surtout, l’image des villes d’Asie est presque
toujours une image déjà modifiée par les relations de
type colonial ou semi-colonial qui ont accéléré la
construction urbaine.
7 Si l’on veut trouver un facteur commun à des économies
sous-développées dont la population se répartit
spatialement différemment selon les structures sociales
et les conjonctures historiques, c’est dans l’examen des
pourcentages de population agricole plutôt que dans
ceux de population rurale qu’il faudra le chercher.

Pourcentages de population agricole


8 Le pourcentage de la population agricole par rapport à
la population active totale varie entre 6 et 25 % dans les
États industriels où l’économie industrielle intéresse
l’ensemble du pays. Il est compris entre 25 et 50 % dans
les États qui comportent au moins une grande région
industrielle, mais demeurent d’essence rurale et
agricole pour le reste. Il dépasse 66 % pour les pays qui
ont à peine commencé leur révolution industrielle et
peut dépasser 80 % dans les pays sous-développés sans
aucune activité industrielle hormis quelques chantiers
miniers exploités pour l’exportation.
Quelques échantillons donnent une idée de la
répartition de la population agricole (en %) :

9 Ces chiffres indiquent que, dans des continents entiers,


Amérique centrale et Amérique du Sud, Afrique, Asie,
pour des collectivités humaines qui représentent entre
la moitié et les deux tiers de la population du monde, la
forme d’habitat est, quelle que soit l’importance
numérique des noyaux, un habitat de type rural, où
l’habitant est, pour 80 % à 90 %, un travailleur de la
terre, où la maison est, de ce fait, sous des formes
infiniment variées d’ailleurs, une maison de paysan.

II. Diversité du peuplement rural


10 Une société rurale, d’économie agricole exclusive, subit
fortement l’empreinte du milieu naturel à l’intérieur
duquel se déploient les activités de la population et
conserve des caractères originaux de groupes liés, soit à
une origine ethnique, soit à des superstructures
idéologiques particulières. Il y a donc beaucoup moins
de caractères communs entre les formes de résidence et
d’implantation des populations rurales des diverses
régions du globe, qu’il peut y en avoir entre les villes des
divers continents et des diverses latitudes.
11 Chaque pays à ses types d’établissements ruraux
caractérisés par des formes particulières d’adaptation
au milieu et aux conditions de travail de la population
rurale. L’examen de ces types est l’objet de l’étude de
l’habitat rural et de l’habitation rurale.
12 Un inventaire sommaire des formes de peuplement
s’arrête au seuil de cette étude. Il comporte toutefois
l’observation des formes générales de groupement et de
l’inégale densité du peuplement rural.

Le village, forme fondamentale de groupement rural


13 La distinction faite en Europe entre l’habitat groupé et
l’habitat dispersé se reporte ici sur des ensembles de
données différentes. Le travail de la terre est dans le
monde entier un travail de groupe, tant que ne sont pas
franchis certains seuils techniques permettant à une
famille, au sens restreint du mot, de mettre en valeur un
espace dont les ressources lui permettent largement
d’acquérir au marché les produits qui lui sont
nécessaires. La protection contre les forces effectives de
la nature, contre les attaques des autres groupes
humains, contre les forces surnaturelles dont la menace
hante les habitants, appelle la réunion des hommes qui
peuvent se recommander d’un même titre
d’appartenance à la collectivité. La forme la plus simple
est celle du groupement patriarcal. C’est celle du village
africain. Mais les usages, les croyances, autant que
l’ambiance du milieu naturel et les formes de travail, les
formes de construction aussi, différencient un grand
nombre de types régionaux.
14 Hors du village organisé, quelques établissements isolés
peuvent exister, qui conservent des liens avec la
communauté patriarcale principale. Il est même
possible qu’une grande famille s’éparpille à l’intérieur
de son terroir, surtout dans la zone de la savane, sans
que soit mise en cause pour autant la solidité de la
communauté et l’autorité du chef. Enfin, souvent, des
« étrangers », admis sur le territoire initial de la grande
famille, se groupent en hameaux dans les secteurs qui
leur ont été attribués. On perçoit ainsi la possibilité
originelle d’une combinaison entre habitat de village
dominant, habitat dispersé et semi-dispersé (en
hameaux), habitat dispersé intercalaire…
15 Une forme dérivée, bien que souvent altérée, du village
patriarcal, est le village fortifié de montagnards, avec
ses greniers collectifs, tel qu’il s’en trouve dans le
Maghreb et dans le Caucase.
16 Le relâchement des structures patriarcales, le passage
de la propriété familiale de la terre à la propriété
individuelle seigneuriale ou à la propriété indivise de
mainmorte, substituent au village de la grande famille
les villages et les campements saisonniers de métayers
(khammes de l’Afrique du Nord). Les villages de l’Asie
tropicale appartiennent à cette catégorie : 800 000 dans
l’espace indien, autant en Chine (P. Gourou).
L’appropriation individuelle traditionnelle (propriété
melk de l’Afrique du Nord) ou les réformes agraires, qui
ont libéré une partie des paysans des rentes foncières
écrasantes et leur ont parfois donné en même temps
accès à des terres naguère sous-exploitées, une nouvelle
colonisation rurale, donnent lieu à un peuplement de
petits propriétaires en villages.
17 Les commodités de marché autant que l’importance de
l’entraide maintiennent presque toujours un habitat
groupé. Cependant, à des époques différentes et plus ou
moins bien connues, certaines régions ont reçu un
habitat dispersé, le Bassin Rouge en Chine, les régions
de néocolonisation par de petits paysans, les sitiantes,
au Brésil.

Densité de population et densité du réseau de villages


18 Dans l’immense majorité des cas, le facteur de
différenciation entre régions de peuplement rural est
l’inégale densité de l’occupation du sol. Les terres à
exploitation diffuse, soit du fait de leurs aptitudes
agricoles propres, soit du fait des techniques appliquées
et des conditions dans lesquelles s’est effectué leur
peuplement, sont caractérisées par une très grande
discontinuité du peuplement en noyaux petits et fort
éloignés les uns des autres : forêt et même savane
africaine (cf. photos aériennes, cartes à petite échelle).
Au contraire, en Asie tropicale, la densité du réseau de
villages procède de celle de l’occupation intensive de la
terre. Cent ou cent cinquante familles constituent
l’effectif le plus courant d’un village de l’Asie du Sud-Est.
Elles disposent de 100 ha. à 200 ha., ce qui place les
villages à moins d’un kilomètre les uns des autres. Pour
peu qu’ils soient disposés en longueur le long d’un bras
d’eau ou d’un cordon littoral, ils se touchent.
19 L’étude du peuplement rural ne peut pas être poussée
beaucoup plus loin sans que l’on entre d’emblée dans
celle de l’économie rurale régionale et des données
sociologiques — ou ethnologiques. Un examen du
peuplement pose seulement un certain nombre de
problèmes, par application de la méthode comparative.
Il appartient à l’étude régionale globale d’en fournir la
solution.
20 La ville n’est pas absente : elle peut être un élément de
cet habitat rural, si choquante que puisse paraître cette
affirmation par rapport à nos critères habituels et
européens de différenciation des villes et des villages.
L’Iran, la Syrie, sans parler des péninsules
méditerranéennes européennes déjà citées, peuvent en
fournir de nombreux exemples : élément d’habitat rural
par sa structure fonctionnelle, ville par ses dimensions,
ses caractères morphologiques, sa structure sociale et sa
vie de cité. Ou bien elle est une ville spécialisée dans les
fonctions d’administration et de commerce, ou bien
encore, elle peut être un élément surajouté à la société
et à l’économie locales originelles par un phénomène de
type colonial. Dans tous les cas, elle n’est jamais la
forme dominante du groupement.

III. Les effets des contacts d’économie et de


civilisation
L’urbanisation coloniale
21 Il n’existe plus aujourd’hui de collectivités qui soient
exemptes de contacts et d’influence des économies et
des sociétés industrielles. Le contact s’est établi sous la
forme coloniale ou sous la forme commerciale semi-
coloniale. Il a eu pour objectif économique la
mobilisation de certaines ressources des pays
économiquement attardés au profit des économies
pionnières — ressources brutes en énergie, en matières
premières ou en denrées alimentaires. Cette
mobilisation s’est accompagnée, même sans corollaire
administratif, de la mise en place d’un dispositif
commercial : moyens de transport, entrepôts, marchés,
ports. Elle comporte emploi de main-d’œuvre non
agricole. Elle introduit le circuit monétaire. Il en résulte
l’apparition d’une fraction de population plus ou moins
importante, décrochée de l’activité rurale locale ou
venue de l’extérieur, qui occupe ce secteur commercial
nouveau. Cette population est urbaine, par fonction, et
aussi par le fait qu’elle est détachée de la campagne et,
par conséquent, des structures sociales rurales, et
appelée à se grouper dans les lieux où elle peut espérer
participer aux activités nouvelles. L’importance
quantitative des villes dépend d’une part de l’intensité
des activités commerciales, d’autre part de la force du
courant d’exode rural. Plus les interventions coloniales
ou semi-coloniales rompent l’équilibre économique ou
l’équilibre social des campagnes, plus ce courant a
tendance à être fort. Mais l’exode rural n’est pas le seul
élément de la constitution d’une population urbaine.
L’ouverture d’un secteur commercial attire des
« spécialistes » de toutes provenances, agents européens
de tous rangs, mais aussi commerçants professionnels
venus d’autres parties du monde, suivant les lieux, de
Syrie et du Liban, du Fezzan, ou de Chine, sans compter
les déracinés et les apatrides de chaque génération qui
cherchent à se reclasser sur un front pionnier
d’économie marchande, ou d’ouverture de chantiers
industriels.

Des villes de plusieurs millions d’habitants


22 Les pays économiquement attardés ont ainsi, à côté de
leur société villageoise aux innombrables petits foyers
de vie collective rurale, des villes qui sont des villes
cosmopolites, des villes-ports surtout, mais aussi des
caravansérails de l’intérieur, des centres
d’administration coloniale d’hier ou d’aujourd’hui.
Certaines de ces villes sont des accumulations
monstrueuses, qui rassemblent autant d’habitants que
les grandes métropoles politiques, industrielles,
commerciales et culturelles de l’Europe occidentale :
Calcutta avec près de 5 millions d’habitants, Shanghai
qui a presque autant d’habitants que l’agglomération
parisienne, chancre énorme hérité de la période des
concessions. Elles sont toujours hors de proportion avec
le gabarit moyen des noyaux traditionnels : Dakar ou
Léopoldville ont chacune plus de 500 à 1 000 fois plus
d’habitants que le village sénégalais ou congolais, 20 à
30 fois plus que les « villes » rurales qui constituent les
plus grosses agglomérations en structure préindustrielle
et précoloniale. Il en est de même des grands ports-
entrepôts hérités de la colonisation dans l’Asie du Sud-
Est. Ces fortes accumulations de population sont, de par
leur caractère fonctionnel, localisées sur la périphérie et
le long des axes de communication. Elles occupent des
positions géographiques très précisément définies par
un déterminisme strict ; là où pouvait le mieux s’exercer
leur fonction de comptoirs : escales, points de transit du
trafic maritime au trafic fluvial ou routier, ou du trafic
fluvial au trafic de pistes, ou du trafic ferroviaire à la
piste, à la limite de régions faciles d’accès et de
domaines d’obstacles au-delà desquels on cherche des
partenaires ou des ressources. De véritables réseaux
peuvent ainsi être constitués, qui s’appuient sur un
maillage de voies de circulation, fondés sur un
commerce, disparaissant avec lui ou lui survivant en se
reconvertissant. L’Inde, la Chine, le Moyen-Orient,
l’Amérique latine offrent de multiples exemples de ces
constructions souvent fragiles, mais dont les nœuds
essentiels demeurent.

Des bidonvilles pour des dizaines ou des centaines de


milliers d’habitants
23 Les excédents de population rurale enflés par une
poussée démographique toujours vigoureuse, les exclus
des tribus, les paysans qui ont perdu leur armature
sociale du fait de catastrophes naturelles et des disettes,
ou par suite de spéculations foncières coloniales,
viennent vers ces villes, comme les insectes vers un
phare. L’accumulation de population est sans rapport
quantitatif avec l’activité fonctionnelle et la capacité
d’emploi de la ville. Le travail s’y fractionne à l’infini
entre un nombre extraordinairement élevé de gagne-
petit, mais tous ne peuvent pas prétendre à une miette
de ce partage infinitésimal. Il en est qui ne peuvent
même pas accéder aux poubelles de la ville, pour qui
reste fermée la cour des miracles de Calcutta. Cette
forme d’entassement dramatique de population dans
des villes sans espoir ou incapables de donner l’espoir à
tous, est généralement désignée sous le nom de
bidonvilles. Dans chaque cas, en fait, un nom particulier
désigne ces entassements faméliques, décimés par les
carences et les maladies infectieuses, où se côtoient ceux
qui ont trouvé un petit emploi fixe et qui sont les grands
privilégiés, ceux qui de temps à autre gagnent une
journée, ceux qui vivent d’expédients, de récupération
de déchets, de charité ou de vol, ceux qu’une infirmité
ou l’épuisement condamne sans rémission à une mort
certaine : tavelles du Brésil, barracas de Barcelone,
bustees de Calcutta, gourbivilles d’Afrique du Nord…

Des noyaux d’affaires somptueux


24 Mais on peut très bien ignorer cette détresse et ces
masses en demeurant au cœur des villes modernes qu’a
bâties le commerce ou l’administration, en évitant de
sortir la nuit, et surtout de s’éloigner des quartiers
centraux d’où la police écarte les misérables d’aspect le
plus hideux. Ces villes sont faites en effet de contrastes
inconnus en Europe occidentale. Les nécessités du
commerce international, l’obligation de représenter
pour inspirer confiance et exercer l’autorité, ont fait
édifier des complexes monumentaux somptueux qui
dépassent la simple valeur de symbole de la puissance
économique qu’ils représentent pour s’ériger en bluffs
publicitaires. L’argent gagné facilement par une
minorité s’y dépense légèrement : maisons de jeux, lieux
de spectacles, hôtels, clubs, magasins y côtoient les
banques, les agences commerciales, les bureaux des
compagnies de transport, les grandes administrations,
les casernes. Grandes esplanades, avenues inondées de
lumière, sillonnées d’automobiles, y constituent les
façades voyantes et bruyantes derrière lesquelles
s’étend, mystérieuse, la ville réelle, celle où habitent les
quatre cinquièmes ou les neuf dixièmes de la
population avant l’âge de l’électricité et du moteur.
L’industrialisation
25 L’accumulation de réserves de main-d’œuvre détachées
de la terre, la présence à la campagne de réserves
virtuelles dans les pays à haute densité de peuplement,
les intérêts des maîtres du pays, métropoles coloniales
ou aristocratie dirigeante, convergent vers diverses
formes d’industrialisation : exploitation de ressources
brutes (pétrole, minerais), affinage, concentration ou
première transformation de ces ressources brutes
(cuivre africain, étain indonésien et malais, raffinage de
pétrole), création des bases d’une industrie lourde
nationale (sidérurgie indienne ou chinoise). On y
entreprend le traitement industriel de certaines
matières premières nationales, soit pour bénéficier des
conditions d’emploi et de salaires en pays
économiquement et socialement attardé, soit pour
affranchir une nation en formation des importations de
produits industriels d’usage. L’industrie, ici comme dans
des pays plus avancés, appelle l’industrie. Le
développement des transports modernes, la création
d’un système de production et de transports d’énergie,
la mise en place d’établissements industriels spécialisés,
engendrent des besoins de matériel d’entretien, de
pièces de rechange. Des industries de service
apparaissent à côté des industries de production.
L’ensemble croît plus ou moins vite. Les localisations
coïncident en partie avec celles des villes-entrepôts de la
phase de développement commercial (ports, nœuds de
transit, centres administratifs), dans la mesure où le
facteur principal d’implantation est la présence des
éléments d’initiative et de la main-d’œuvre associée aux
commodités de transport. Mais d’autres localisations
sont imposées par les conditions de la production : villes
minières, villes de traitement des matières premières
régionales. Dans le premier cas se rangent de vieilles
villes comme Le Caire (2 500 000 habitants), Damas
(400 000 habitants), des villes coloniales comme Bombay
(3 200 000 habitants), Calcutta (4 600 000 habitants) déjà
citées. Dans le second, il conviendra de citer les villes
minières de l’Afrique centrale : Salisbury, Bulawayo,
Elisabethville, qui ont de 150 000 à 250 000 habitants,
Kitwe, Jadotville, Lusaka, Luanshya, Kolwezi, Mufulira,
qui en ont plus de 50 000, Broken Hill, Bancroft,
Chingola, Wankie1 (de 25 000 à 50 000 habitants), etc.,
les villes du charbon et de la sidérurgie indienne dont
les principales sont Asansol et surtout Jamshedpur.

Genèse difficile d’une société urbaine


26 La société urbaine est profondément différente de la
société rurale. Plus exactement, elle cherche son
organisation spécifique, au milieu d’hésitations et de
tâtonnements, qui comportent de lourds gaspillages de
valeurs humaines. Avant même que se constitue une
société, il faut que se forme une population capable
d’assurer son propre renouvellement de génération en
génération. Or, les conditions d’attraction de population
dans les villes industrielles distinctes des villes
marchandes et administratives anciennes ou des
centres de spéculation coloniale, sont peu favorables, au
début du moins, à la constitution d’une population
stable capable d’évoluer par ses propres ressources. Les
sociétés industrielles, et en particulier les sociétés
minières, se sont préoccupées longtemps de se procurer
une main-d’œuvre jeune sans se soucier de créer
réellement une population. On a fait venir, souvent de
très loin, des convois de jeunes gens venant gagner au
chantier de quoi s’établir et payer la dot à la famille de
leur future femme. Encore aujourd’hui, dans la zone
minière du Witwatersrand (Johannesbourg), en Union
sud-africaine, « on ne compte que 17 femmes pour
100 hommes dans les classes d’âges comprises entre 15
et 45 ans » (J. Denis, Le phénomène urbain en Afrique
centrale, d’après J.-C. Mitchell, African Urbanization,
p. 5). Dans des villes où l’on n’a pas pratiqué d’une
manière aussi systématique le seul recrutement de la
main-d’œuvre sous forme de contrats temporaires de
travail, le sex ratio pour les éléments adultes est de
l’ordre de 65 % à 70 %. C’est, par exemple, le cas de la
population du quartier de Poto-Poto à Brazzaville. Ces
villes sont caractérisées non seulement par un
déséquilibre marqué des sexes, mais aussi par une forte
proportion de célibataires des deux sexes. La situation
peut difficilement être plus défavorable à la constitution
d’une population numériquement stable. Le volume de
la population dépend étroitement des migrations de
main-d’œuvre. Dans la mesure où l’on souhaite
stabiliser la main-d’œuvre pour améliorer la formation
professionnelle des travailleurs, la création des
conditions de constitution d’une population stable peut
être envisagée. Elle appelle la construction de quartiers
d’habitation où l’on s’efforce d’attirer des ménages.
Cette évolution est en cours dans la zone du cuivre au
Congo belge. Elle ne semble pas encore amorcée en
Rhodésie et en Afrique du Sud.

Instabilité du peuplement des pays en cours de


développement
27 La signification de la répartition brute de la population
est donc variable au point de vue dynamique selon le
contenu de chaque noyau humain. Le village privé de
ses jeunes peut être un cadre vieillissant de décadence
démographique. Mais la ville inachevée, centre de
séjour temporaire de population masculine exposée à
des dégradations multiples, est plus qu’un centre de
peuplement instable, un gouffre de consommation
d’hommes. Le même vocable de ville recouvre des
réalités aussi différentes que la ville rurale — cette
anomalie par rapport aux classifications
européennes —, la ville traditionnelle de l’époque
préindustrielle et précoloniale laissée à l’écart des
transformations récentes, le centre de spéculations
coloniales avec ses marges de peuplement misérable de
marcheurs de la faim, et la ville minière avec ses
troupes de garçons désemparés hors de leur chantier de
travail, et ses premiers quartiers proprement urbains,
où s’effectue difficilement le passage de l’ancienne
structure sociale patriarcale à la vie de collectivités
composées de petites familles, reliées parfois par les
gris-gris, des souvenirs, des superstitions et des rites, à
une communauté d’originaires d’une même région. Çà
et là, de grandes expériences ébranlent et bouleversent
ce fonds traditionnel déjà singulièrement altéré. Les
villages chinois sont à l’épreuve du passage de
l’économie d’hier à celle de la commune. La collectivité
rurale africaine ne subit pas seulement les effets de
l’attraction urbaine sous ses diverses formes. Elle a été
touchée en de nombreux endroits par des expériences
de paysannat, de regroupement dans des villages de
colonisation intérieure. Les pays apparemment les plus
immuables sont ceux où couvent les grandes
transformations de demain. C’est finalement dans les
pays qui ont réalisé leur révolution industrielle depuis
cent ou cent cinquante ans qu’il est le plus sûr de parler
de formes traditionnelles de groupement et
d’implantation de population : l’ère des grandes
transformations dans ce domaine est dépassée, sans que
pour autant la vie ait cessé d’être mouvement.

Notes
1. Désormais Hwange.

© Ined Éditions, 2023

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


GEORGE, Pierre. Le peuplement dans les pays d’économie agricole
dominante In : Questions de géographie de la population [en ligne].
Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23 juillet 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/ined/18940>. ISBN :
9782733290620. DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18940.

Référence électronique du livre


GEORGE, Pierre. Questions de géographie de la population. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Ined Éditions, 2023 (généré le 23 juillet
2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/ined/18865>. ISBN : 9782733290620.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.ined.18865.
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