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"Identités pierrotines imaginées avant l’éruption: des langues et des cultures »

Corinne MENCÉ-CASTER

Au moment de rédiger cette communication, je me suis demandé si l’histoire de la ville de


Saint-Pierre, comme ville martiniquaise, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, ne
commençait pas après l’éruption du 8 mai 1902, tant avant l’éruption dominait sans partage un
imaginaire qu’on pourrait dire de la ville coloniale comme forme de réduplication de la cité
métropolitaine. Le degré de mimétisme de la ville coloniale par rapport à la métropole s’impose
comme critère majeur de légitimation de la ville coloniale. En ce sens, les travaux qui ont pu
être menés ont mis en évidence à quel point la ville de Saint-Pierre, surnommée « La Perle des
Antilles », « La Venise tropicale » ou encore « Le Petit Paris des Antilles », symbolise la ville
coloniale par excellence, ville qui non seulement est le poumon économique, commercial,
culturel et intellectuel de la Martinique, mais rayonne au-delà des frontières de la colonie,
symbolisant la France aux Amériques. Le statut particulier de la Martinique dans l’ensemble
des colonies françaises relève aussi de la place singulière de la ville de Saint-Pierre au sein de
la colonie Martinique et des autres colonies françaises. Ce développement par mimétisme est
expliqué par le chercheur en histoire Anne Pérotin-Dumon en ces termes : « la ville-port
antillaise [fut] considérée comme le centre outre-mer de la civilisation occidentale. Et [jugée]
à sa ressemblance avec la ville européenne qui représente la norme en matière de civilisation.
» (Pérotin-Dumon, 1988 :34)

Quelques rappels

Dans son étude sur « L’espace colonial Caraïbe de la couronne de France 1625-1791 », le
chercheur Jean-Christophe Temdaoui expose les caractéristiques de la ville coloniale comme
un espace essentiellement orienté vers le commerce avec la métropole. C’est en ce sens que «
les villes des colonies sont souvent des ports qui drainent des produits coloniaux de l’arrière-
pays insulaire afin de les exporter vers les ports du Ponont en France. Le port est une interface
entre un arrière-pays de production et un avant pays de consommation » (Temdaoui,2018 :10).
Saint-Pierre n’échappe donc pas à cette organisation spatiale et possède toutes les spécificités
de la ville coloniale. En effet, à la fin du XIXème siècle, Saint-Pierre est une riche ville
portuaire, commerciale et industrielle qui n’a pas d’équivalent dans le reste de la Caraïbe. Les
échanges commerciaux sont internationaux et se font essentiellement avec les Amériques et
l’Europe. À ce propos, l’historien martiniquais Léo Ursulet met en exergue, dans son ouvrage
Le Désastre de 1902 à la Martinique : l’éruption de la Montagne Pelée et ses conséquences,
l’intensité de l’activité commerciale de Saint-Pierre qui en fait une ville coloniale, dynamique,
riche et moderne :

Pour les besoins de Saint-Pierre et de la colonie arrivaient par son port une très grande
variété de produits : de France, des produits alimentaires, des médicaments, des produits
chimiques, des vêtements, des tissus, des comestibles minéraux, des métaux, des
machines de toute sorte etc. ; des États-Unis, des bœufs, des chevaux pour le travail et la
boucherie, des farineux alimentaires, des machines, des pièces d’usines centrales
sucrières etc. ; de Saint- Pierre et Miquelon, de la morue ; de la Guyane et du Canada, des
bois ; de la Guadeloupe et des colonies anglaises voisines, des mélasses pour
l’alimentation de ses distilleries ; du Venezuela, du tabac.

Les travaux de recherche qui évoquent la ville de Saint-Pierre, au plan sociologique, mettent
l’accent sur le fait qu’avant l’éruption de 1902, elle est le lieu d’expression de la hiérarchie
coloniale : d’un côté, classe sociale Béké et bourgeoisie mulâtre qui détiennent les pouvoirs
politiques, économiques et culturels, et de l’autre, descendants d’esclavisés qui occupent les
fonctions d’exécution et de manutention.

La société coloniale est donc une société racialisée et la ville de Saint-Pierre est organisée en
fonction de cette hiérarchisation raciale. À ce propos, l’historienne Cécile CELMA précise que :

la société antillaise [est] une société fermée, hiérarchisée. En effet, on [retrouve] une
classe dominante très riche, les békés (blancs créoles) détenteurs des moyens de
production; une classe intermédiaire où le groupe social dominant [est] celui des
mulâtres[ou hommes de couleur], ceux-ci occupant une place prépondérante comme
fonctionnaires, commerçants ou dans les professions libérales ; un prolétariat urbain ou
agricole composé en majorité de Noirs qui vendent leur force de travail. (Celma, 1987
:211).

Saint-Pierre est partagé en trois quartiers s’étalant du nord au sud. Le quartier du Fort, qui doit
son nom au fortin édifié par Desnambuc, limité au nord par la rivière des Pères et au sud par la
Roxelane, est un quartier résidentiel bourgeois. Les villas luxueuses y sont équipées de
jardinières décoratives, de patios, de fontaines, de bassins d’agrément et d’un maillage de
canaux guidant l’eau à travers et autour des maisons. Ce quartier constitue la ville haute. Des
faubourgs, tels que Fonds Coré et Parnasse, sont aussi les lieux de résidence des foyers de la
classe possédante. Les quartiers les plus huppés présentent « [une] architecture [...] ancienne
[qui] rappelle celle du vieux quartier français de la Nouvelle-Orléans [...]. [Les maisons]
généralement peintes en jaune clair, construites de tuiles ou de tôles ondulées, [...] sont presque
toutes en pierre. Les constructions en bois [...] s’observent essentiellement dans les quartiers
populaires, dans les campagnes environnantes » (op. cit. : 32).
Par ailleurs, les deux autres quartiers, le Centre et le Mouillage, séparés par la rue du « Petit
Versailles », constituent la ville basse adossée et encerclée par des mornes ; ces espaces sont
peu salubres et il y fait chaud. Le Mouillage souffre d’une certaine pollution et les épidémies
de fièvre jaune y sévissent toujours avec plus de gravité que dans la ville haute. La ville basse,
plus particulièrement le Mouillage, est habitée par l’essentiel des classes populaires tels que les
ouvriers, les employés de commerce, les gens de manutention portuaire et une partie des classes
moyennes pierrotines comme les commerçants, les médecins, les dentistes, les notaires, les
maîtres artisans. Le Mouillage a aussi ses bas-fonds avec certaines ruelles et impasses mal
pavées, au sol imprégné d’eaux excrémentielles.

Cette organisation spatiale de la ville est conforme en quelque sorte aux représentations de la
société martiniquaise que propose Souquet-Basiège dans Le préjugé de race aux Antilles
françaises. Il décrit, en effet, cette société comme étant divisée en « Blancs », « Noirs » et
« gens de sang mêlé », tout en mettant l’accent sur le rôle singulier que jouera « la race de sang
mêlé » :

Trois races se pressent sur le sol étroit des Antilles françaises : la race européenne, les
blancs […], les noirs importés pendant longtemps de l’Afrique mais presque toujours nés
aux Antilles, et, issue de ces deux races, une race intermédiaire, la race appelée
génétiquement les mulâtres, les métis, les quarterons1.

1
Souquet-Basiège, p. 12.
Le concept de race et les désignations utilisées par Souquet-Basiège

Je voudrais dire quelques mots de ce terme de « race » qui, dès la fin du XVIIe siècle supplante
le terme de « nation » que l’on trouvait fréquemment dans les textes des XVIe et XVIIe siècles.
Je rappellerai dans un premier temps le rôle qu’a joué « le discours monogéniste religieux dans
la diffusion de la notion de « race » comme une lignée issue d’un ancêtre tutélaire qui est
collectivement marquée par le péché ou l’élection et hérite de son statut spirituel (ainsi que des
marques physiques qui en témoignent). L’humanité est ainsi issue de la « race d’Adam » et
hérite, ce faisant, collectivement, du péché originel, ce qui n’empêche pas l’émergence de
« races secondaires » (race de Caïn, race de Cham…)2.
On voit donc que le terme « race » relève moins de la pensée taxinomique que de la pensée
généalogique. Comme le dit Claude-Olivier Doron :

[L’]entrée [de la notion de race] en histoire naturelle est liée à l’entrée de ce raisonnement
généalogique, visant à fonder les catégories classificatoires sur la transmission des
caractères à travers les générations et sur des relations de parenté. Manquer ce point en
postulant d’emblée son caractère taxinomique, c’est mal saisir ce que sera son importance
épistémologique en biologie aux XVIII -XIXe siècles, et les débats qu’elle a suscités à
son entrée.

Dans le texte de Souquet-Basiège, le terme de « race » est abondamment utilisé : il parle de


« trois races coloniales », p. 13, de la « race intermédiaire ou de sang-mêlé », p.14, de la « race
noire » et l’on peut affirmer que l’auteur se trouve quelque peu pris dans les filets du mot
« race », d’autant qu’il essaie de montrer que les tensions internes qui traversent la société
antillaise du XIXe siècle ne sont pas seulement raciales mais aussi sociales, économiques et
politiques.
On pourrait donc se demander pourquoi c’est la catégorie de « race » que l’auteur a mobilisée
dans son système discursif, alors même que cette catégorie ne lui permet pas de répondre
entièrement à la complexité de la situation. En effet, dans l’univers colonial, la notion de
« race » occupait initialement une place relativement limitée et était en concurrence avec
d’autres termes : couleur, nation, caste, etc. On peut faire observer, par ailleurs, que Souquet-
Basiège recourt à des variations dans ses dénominations : « Les diverses parties des populations
coloniales » (p. 14) ;

Catégorie géographique : « Les premiers Européens », p. 21 ; les Africains, p. 21

Catégorie phénotypique : « les blancs » ; « les noirs » ; la race de couleur, p. 27

Il nous semble que si le terme « race » a été privilégié, c’est bien parce qu’il permet d’articuler
les questions de couleur et de généalogie. En effet, Souquet-Basiège revient brièvement sur
l’histoire du peuplement (les Européens, les Africains, etc.), afin de montrer que s’il y a une
« race blanche », c’est bien parce qu’il y a eu à un moment, un débarquement en provenance
de la France. Il y a donc une histoire de la généalogie d’origine européenne, comme il y a une
histoire du peuplement africain et aussi une histoire qui est propre à la « race de sang-mêlé »,
qui n’a pu intervenir qu’après, et dans la démarche de l’auteur, il apparaît clairement que cette

2
Claude-Olivier Doron, « Histoire épistémologique et histoire politique de la race »
histoire ne saurait être déliée de l’esclavage et des fractures qui en sont issues, ce qui le ramène
à la question des classes, au regard de la hiérarchie sociale qui en découle.
La politique coloniale de ce temps a peut-être vu un péril ou un danger dans le développement
et l’élévation d’une race intermédiaire tenant de si près à la race noire. Une bonne partie de
l’ouvrage s’attachera à décrire les antagonismes entre la race blanche et la race de sang-mêlé
qui pactisera, selon l’auteur, avec la race noire afin de se venger en quelque sorte de la race
blanche. Il sera aussi question longuement de montrer que ce n’est pas le préjugé de race qui
meut la race blanche et la pousse à la domination mais l’ordre économique et politique instauré.

Dans tous les cas, ce qui frappe, c’est que nous avons surtout accès aux grandes figures qui ont
fait l’histoire (Blancs et mulâtres ; un long passage est consacré à Bissette par exemple) mais
peu d’informations directes sur la « race noire ». On sait qu’elle s’allie à la race de sang-mêlé
pour tenter de détrôner les blancs. Mais, sous la plume de Souquet-Basiège, on la voit rarement
en action, on n’a pas un accès direct à ses projets et ambitions, si ce n’est de se venger des
Blancs en les excluant du territoire qu’ils ont conquis.

Voir p. 455-456

Il y a une lutte des places qui, selon Souquet-Basiège, passe par une coalition entre noirs et
sang-mêlés qui veulent capter le pouvoir politique et inverser la domination existante. Souquet-
Basiège, depuis donc sa place de Blanc tente de retracer les alliances, coalitions, exclusions qui
ont pu exister entre les diverses « races » en présence. Il s’efforce de rendre compte, au sein des
races blanche et de sang-mêlés des figures exceptionnelles qui ont joué le rôle de médiateurs et
qui n’ont pas nécessairement agi uniquement en fonction de ce qui aurait pu être des intérêts de
leur « race ».

Nous sommes donc face à des « communautés imaginées » mobiles qui agissent de façon non
rigide ni pré-définie et peuvent transcender les races :

P. 124-126

Souquet-Basiège n’aura de cesse de tenter de déconnecter les tensions qui se jouent dans la
société martiniquaise, et notamment à Saint-Pierre, du préjugé de race, ce qui le conduira à
déplorer que la race de sang-mêlé joue sa propre partition contre les Blancs au lieu de tenter de
rassembler les différentes races.

À cet égard, la page 683 est essentielle et nous voudrions souligner deux points :

-la séparation si peu marquée d’ailleurs qui consacre aux Antilles françaises les différences
sociales, s’accentue par une différence physique qui fait prendre la couleur de la peau pour une
classification tout aussi observée dans la société européenne formée cependant d’une seule race.
Savoir distinguer ce point de vue est tout le secret de la question coloniale.

Il en vient donc à parler « d’inégalité réelle qui a sa fortune dans la richesse et la loi » et
d’inégalité imaginaire qui tient aux mœurs.

P. 685

En France où elles arrivent seules sans que les faits puissent être étudiés ou vérifiés, les
doléances de la race de sang-mêlé rencontrent facilement créance dans une société troublée
elle-même par la rivalité des classes, et le préjugé de race et de couleur demeure le thème banal
de tous ceux qui , dans la Métropole, dissertant sur la colonie, croient ainsi expliquer une
séparation sociale où le groupement n’est attribué qu’aux différences physiques.

On voit là que Souquet-Basiège refuse la notion d’ « ethno-classe » considérant en quelque


sorte que les races en présence ont toute leur chance.

Trois ans à la Martinique : études de moeurs, paysages et


croquis, profils et portraits / par Louis Garaud,1892

La question de la langue

Leona Gabriel : née à Rivière-Pilote le 9 juin 1891

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