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Le mystère de Florence

Michel Pierre dans mensuel 272 L’Histoire

daté janvier 2003

De Boccace à Brunelleschi, de Giotto à Michel-Ange ou Galilée... Entre le XIIIe et le


XVIIe siècle, chaque décennie a vu déferler une vague nouvelle de créateurs, de
penseurs, de scientifiques. Comment expliquer une telle profusion ? Le destin de
Florence reste une énigme. Sa géographie, ses institutions politiques, son dynamisme
économique peuvent nous aider à la percer.

Rarement, dans l'histoire de l'humanité, une ville aura à ce point inventé ou réinventé presque
tous les horizons des activités humaines. Pendant plus de trois siècles, de la fin du XIIIe au
début du XVIIe, Florence a renouvelé les théories et techniques de la peinture, de la sculpture
et de l'architecture, puissamment contribué à façonner un nouvel espace économique en
Europe et en Méditerranée et aidé à repenser des concepts politiques, théologiques et
culturels qui marquent toujours notre civilisation.

Les noms attachés à cette cité constituent une stupéfiante cohorte de créateurs, de penseurs et
de scientifiques, de Boccace à Brunelleschi, de Torricelli à Galilée, de Giotto à Michel-Ange.
Sans oublier ceux qui ont donné à la langue française des adjectifs encore utilisés aujourd'hui
comme « dantesque » et « machiavélique », qui appartiennent toujours à notre vocabulaire,
ainsi que celui de « florentin »1 qui résume, non sans injustice, une ville qui a plutôt cultivé
une énergie violente que des stratégies tortueuses.

Comment expliquer un tel destin, une telle profusion artistique, manifeste in situ comme dans
les musées et collections privées dispersées à travers le monde ? Comment se fait-il que tant
d'enjeux de la civilisation occidentale se soient joués sur un espace où se croisent deux axes
d'à peine un kilomètre et demi, soit la distance qui sépare les basiliques de Santa Maria
Novella à l'ouest de celle de Santa Croce à l'est, et le monastère de San Marco au nord à la
porta Romana au sud ? Comment comprendre enfin qu'une histoire aussi fabuleuse se soit
déroulée sur un site soumis à la fois aux puissances telluriques le tremblement de terre de
1453 fut un désastre et aux crues de l'Arno, capable d'inondations terrifiantes comme celles
de 1333, 1557, et récemment en 1967 ?

Bien sûr, il y a les ressources du sol : le blé, l'olivier, la vigne alimentent une économie
typiquement toscane. Du Mugello, aux flancs des Apennins, viennent les noix et les
châtaignes, le bois, la viande, mais aussi la main-d'oeuvre.
Cette activité agricole, bien qu'insuffisante pour satisfaire les besoins des habitants les
importations de céréales venant du sud de l'Italie ont été une nécessité dès le XIIe siècle, est à
la base des premières fortunes de Florence. Elle est en outre à l'origine d'un rapport à la terre
qui a perduré, des Étrusques à nos jours.

Pour les riches habitants de Florence, les champs qui entourent la ville ont toujours symbolisé
leur puissance. Se nourrir de ses récoltes, contempler un paysage agraire façonné par une
certaine idée de la beauté alimentent l'orgueil patricien, du premier rêve de l'autosuffisance
alimentaire à celui de posséder un château ou une villa. Car, comme l'écrivait le chroniqueur
florentin Benedetto Dei, « qui a demeure et domaine peut plier mais jamais chuter » .

Cependant, une agriculture, aussi intensive soit-elle, n'a jamais suffi à créer ou à préserver
une ère de grande civilisation. Il y faut également les routes du commerce et celles des
hommes. Certes, Florence est placée sur l'itinéraire qui rejoint Bologne à Rome. Mais les
chemins qui relient la capitale de la chrétienté aux autres pays d'Occident passent plutôt par
Sienne et Lucca, créant au Moyen Age la via Francigena des pèlerins et des marchands.

Les leçons de la géographie ne peuvent expliquer seules le destin d'une cité qui s'est voulue
tout à la fois, à un moment de son histoire, une nouvelle Rome et une nouvelle Athènes. Titre
que ne lui conteste pas Dante, pourtant exilé de sa ville parce qu'il plut « aux citoyens de la
très belle et très fameuse fille de Rome, Florence, de me chasser de son doux sein » .

La fortune de Florence commence au XIIIe siècle, lors de ces décennies où l'Occident, par
son essor démographique, ses contacts avec l'Orient et la multiplication de ses échanges
commerciaux, fait éclore une économie nouvelle. Grâce à ses artisans et à ses marchands, la
cité de l'Arno devient l'égale de Pise, de Gênes et de Venise, alors qu'elle ne possède ni port,
ni carrefour stratégique. Mais Florence a pour elle des aventuriers de la banque, l'ingéniosité
de ses entrepreneurs du textile et le labeur d'une main-d'oeuvre disponible et souvent
inventive.

La ville et sa campagne proche se spécialisent d'abord dans le traitement et la teinture des


draps de grosse toile venus d'au-delà des Alpes, puis réexportés.

L'industrie textile laine, lin, soie demeure jusqu'au XVIe siècle le socle de la prospérité de la
ville. La main-d'oeuvre est urbaine mais aussi rurale. Francesco Datini, marchand de Prato
dont l'historien italien Iris Origo a restitué la mémoire à travers d'irremplaçables archives,
contrôle ainsi, entre 1383 et 1401, 317 ouvriers filateurs à Prato et 453 dans la campagne,
répartis en 95 villages.

Cette vitalité fait de Florence l'une des villes les plus peuplées près de 100 000 habitants
peut-être au XIVe siècle et les plus dynamiques d'Italie. Au point de permettre dès 1254 la
frappe d'un florin d'or l'écu d'or de Saint Louis ne le sera qu'en 1266 et sans véritable
circulation qui devient pendant près de deux siècles, avec le ducat de Venise et le besant de
Constantinople, une des monnaies les plus recherchées d'Occident.
A la tête de cette économie, quelques grandes familles tirent richesse de toute opportunité. Un
banquier du temps n'est pas seulement un prêteur d'argent, un changeur habile, un maître en
lettres de change, mais un acheteur et un vendeur de tout produit ayant quelque valeur.

Apre au gain, prêt à s'aventurer sur les routes et les mers, appuyé sur une fortune foncière qui
exalte sa fascination pour l'aristocratie, le bourgeois florentin contrôle sa ville et en tire gloire
et fierté.

Des institutions politiques d'une grande complexité le servent et sont conçues pour éviter tout
risque de dictature personnelle. La justice est placée sous la responsabilité ultime d'un
podestat premier magistrat, obligatoirement choisi dans une famille extérieure à Florence.
Une diplomatie avisée tend à préserver la ville des ambitions de Rome, de Milan ou de
l'empereur, et la force militaire est confiée, selon l'usage, à des condottieres mercenaires
étrangers.

Florence devient ainsi l'une des plus puissantes cités-États d'Occident, non sans souffrir,
néanmoins, de maux intérieurs. Telle la rivalité au XIIIe siècle entre les guelfes, partisans du
pape, et les gibelins, partisans de l'empereur. Ou encore les tensions sociales qui aboutissent
en 1378 à la révolte désespérée des Ciompi, ce prolétariat du textile, exploité, enchaîné par
les dettes, qui réussit un moment à devenir maître de Florence avant de se voir réprimé,
manipulé et exclu de tout rôle important.

La vitalité de la cité lui permet également de surmonter les conséquences de la grande peste
de 1348 et de ses résurgences. Une tragédie décrite avec force par Boccace 1313-1375 au
début du Décaméron . La terrible saignée ne sera cicatrisée que des décennies plus tard.

Le sursaut qui redonne son énergie à Florence vient, comme avant l'épidémie, d'une volonté
qui exalte l'individu. On trouve trace de cette nouvelle forme de conscience de soi dès les
oeuvres de Giotto xiiie-xive siècle, ainsi que dans ces centaines de livres de ricordanze livres
de raison, où les pères de familles bourgeoises rédigent, pour leurs héritiers, leur journal
quotidien émaillé de souvenirs, de recettes et d'avertissements destinés à éviter la dissolution
de la parentèle et des richesses qui la fondent.

De cette culture marchande émergent ces grandes familles, ces générations de fondateurs de
compagnies qui, par vagues successives, submergent et remplacent celles qui s'écroulent dans
le remous des faillites. Ce sont les Spini, les Cerchi, les Frescobaldi, tournés vers les foires de
Champagne et de Flandre, victimes de la crise du début du XIVe siècle et remplacés par les
Bardi, les Accaiuoli et les Peruzzi. Ces derniers, commerçant avec l'Orient, sont ruinés dans
les années 1360 : leur succèdent les Guardi, les Médicis et les Strozzi, qui dominent le XVe
siècle.

Tous ont partagé l'opinion de l'humaniste Leon Battista Alberti, pour qui « l'argent est la
racine de toutes choses, il en est appât et nourriture » . Et tous ont illustré, peu ou prou, une
certaine idée de l'orgueil humain, ce sentiment de virtu si difficile à définir, mais dont
Machiavel pensait qu'il entrait au moins pour moitié dans la capacité de l'homme à s'opposer
au destin.

Quoi d'étonnant alors à voir Florence glorifiée par ses citoyens ? De l'air qu'on y respire à la
langue qu'on y parle, en passant par la beauté de sa campagne et de ses palais, tout y est
prétexte à louange. Dans ce jeu complexe les artistes servent les puissants et en retirent
gloire. Jeu de miroir où se fit jour l'idée d'un temps nouveau, d'une « renaissance » au concept
si mal défini.

Car ce qui fait aussi le renom de Florence est, très tôt, l'attachement à l'art et à toutes ses
expressions. Les fortunes servent à parer la ville de palais et de monuments. Les ordres
religieux s'implantent dans la ville par la construction de grandes basiliques et de couvents.
Les Franciscains édifient Santa Croce à l'est de la ville, les Dominicains Santa Maria Novella
à l'ouest, les Bénédictins construisent Santa Felicita sur la rive gauche de l'Arno, sans
compter monastères, églises, chapelles et cénacles de maintes communautés d'hommes et de
femmes.

Les patriciens sont mécènes et les corporations de métier recherchent les meilleurs artisans
pour honorer leur saint patron. Tous partagent les mêmes valeurs esthétiques, et la commune
qui les représente tire sa fierté des commandes passées aux artistes les plus illustres.

Le texte du décret qui décide de la construction de la cathédrale, en 1294, demeure ainsi l'un
des plus symboliques des ambitions de la cité toscane : « Attendu qu'il est de la souveraine
prudence d'un peuple de grande origine de procéder à ses affaires de telle façon que par ses
oeuvres extérieures se reconnaissent non moins la sagesse que la magnanimité de sa
conduite, il est ordonné à Arnolfo, maître architecte de notre commune, de faire les modèles
ou dessins pour la rénovation de Santa Maria Reparata avec la plus haute et la plus prodigue
magnificence, afin que l'industrie et la puissance des hommes n'inventent ni ne puissent
jamais entreprendre quoi que ce soit de plus vaste et de plus beau. »

L'achèvement des travaux par Brunelleschi, concepteur et architecte du dôme qui surmonte
l'édifice, près d'un siècle et demi plus tard en 1436, marque un temps de félicité. La ville est
au sommet de sa richesse et de sa puissance. La commune médiévale est devenue un véritable
État au territoire étendu par la conquête militaire Pise en 1406 ou l'achat Arezzo en 1384,
Livourne en 1421. Sienne, considérablement affaiblie par la grande peste de 1348, n'a plus la
force de s'ériger en cité rivale.

L'activité économique de Florence est désormais à l'échelle de l'Europe et de la Méditerranée.


Marchands et banquiers sont présents dans toutes les places commerciales reliées à Florence
par un système de courriers qui place Londres et Bruges à vingt-cinq jours, Paris et Barcelone
à vingt, alors que des navires florentins partent de Pise pour Alexandrie, la Sicile, Rhodes,
l'Asie Mineure, Constantinople.

Comment alors ne pas penser qu'il y a dans cette prospérité la main de Dieu ? « Che i
Fiorentini meritano piu di altre genti » « Que les Florentins méritent plus que les autres »,
écrit Goro Dati. Benedetto Dei mentionne que tous les produits sortis de « Florentie bella »
trouvent acquéreurs, de l'Italie entière à la Grèce et à la Turquie.

Car, cette fois, la géographie sert Florence, bien placée entre l'Orient et l'Atlantique,
alimentant un marché de denrées de prix avec des succursales dans tous les ports de quelque
importance. Même la chute de Constantinople, en 1453, n'entame pas cet essor et les relations
deviennent même excellentes avec l'Empire ottoman, la solidarité chrétienne dût-elle en
souffrir. La visite de l'ambassadeur de la Sublime Porte en 1487 alimenta longtemps les
conversations des Florentins. Cela autant par l'admiration que suscitèrent sa prestance, ses
cavaliers et ses favorites, que par ses présents : un magnifique lion symbole de la ville et une
girafe, qui ne résista pas au climat de la cité mais se retrouva maintes fois peinte ou dessinée.

Pendant tout le Quattrocento le XVe siècle, Florence maintient sa prééminence dans


l'architecture. Ainsi, dans une recherche continue de l'embellissement de la ville, le pouvoir
communal, contrôlé par les grandes familles, accorde en mai 1489 quarante ans d'exception
de taxes pour les propriétaires qui construisent de nouvelles demeures dans un délai de cinq
ans. Et, surtout, se déploie toujours une incroyable effervescence artistique. Depuis les
tableaux de Cimabue et de Giotto au début du XIVe siècle, les arts renaissent à travers des
expressions qui, périodiquement, changent le regard des créateurs sur la destinée humaine et
le rapport à Dieu.

La première moitié du XVe siècle brille du génie de Masaccio, notamment sur les fresques de
la chapelle Brancacci, à travers Adam et Ève hurlant leur détresse. De même, le frère
dominicain dit Angelico inonde de lumière les cellules de moines de San Marco. Dans un
autre registre, Benozzo Gozzoli célèbre les Médicis dans Le Cortège des Rois Mages du
palais de Cosme l'Ancien. Plus tard, Ghirlandaio immortalise la famille Tornabuoni dans le
choeur de Santa Maria Novella, ou le couple Sassetti à Santa Felicita.

A ces représentations sacrées ou profanes s'ajoutent celles qui cherchent dans l'Antiquité la
référence absolue. Avec pour chef-d'oeuvre le David de Donatello, et, plus tard, les divinités
païennes de Botticelli. Afin de se revendiquer de Rome, Florence, qui possède peu de
vestiges antiques, s'invente un héritage. Ne dit-on pas dès 1400 que le baptistère dédié à saint
Jean, patron de la cité, a été édifié sur un ancien temple de Mars ? Et en y ressuscitant la
mosaïque, on tient à montrer aux Vénitiens qu'ils n'ont pas le monopole de cet art.

La « renaissance » des Anciens est également revendiquée par les lettrés, qui voient dans
Florence une nouvelle terre de l'hellénisme. Illustration de cette préoccupation : la parution en
1484 de la version intégrale des oeuvres de Platon, couronnement d'une relation déjà
ancienne avec le monde grec.

La ville n'a-t-elle pas accueilli, cinquante ans plus tôt, le concile de la réconciliation entre les
Églises d'Orient et d'Occident réunies pour réagir aux menaces turques sur Constantinople ?
L'empereur Jean VIII Paléologue, le grand patriarche Joseph et des dizaines de prélats
marquent la culture florentine et certains reviendront dans la ville après la conquête ottomane,
enrichissant encore de leur savoir les humanistes toscans.
Peu à peu au faîte de cette culture nouvelle, les artistes et leurs commanditaires y recherchent
une inspiration neuve. D'autant que peintres et sculpteurs sont aussi des hommes en quête
d'une impossible synthèse entre la foi chrétienne et le savoir issu de l'Antiquité, définissant ce
« néoplatonisme » si fondamental pour la lecture d'oeuvres qui nous paraissent souvent
obscures.

Chaque décennie voit déferler une vague nouvelle de génies ou de talents. Même si le goût le
plus partagé des contemporains demeure celui de l'imagerie du cycle des Évangiles, ou de la
Légende dorée de Jacques de Voragine2. Ainsi le peintre Neri di Bicci, aujourd'hui oublié des
guides, a reçu plus de commandes de crucifix et d'annonciations que bien des novateurs de
son temps. Mais la gloire de Florence, grâce à des mécènes audacieux, a été d'avoir permis
aux révolutionnaires des arts de s'exprimer du XVe au XVIe siècle. De Masaccio à Andrea del
Castagno et de Michel-Ange à Pontormo.

Cependant, au tournant du XVIe siècle, vient comme ailleurs en Occident un temps de crise.
Crise économique, illustrée par la faillite des Médicis. Mais aussi crise politique, avec les
ambitions françaises de Charles VIII, initiateur des guerres d'Italie3. Surtout, crise spirituelle,
dans le sillage du prédicateur Savonarole, figure de ces temps millénaristes, qui prend le
contrôle de la ville de 1494 à 14984.

Crise profonde, sensible dans le parcours artistique et intellectuel de Botticelli, qui revient
aux images de l'iconographie médiévale, comme épuisé d'avoir plié son génie à tenter de
saisir l'essence du néoplatonisme. La si difficile lecture du Printemps précède de quelques
années le retour à de classiques crèches de la Nativité.

Faut-il pour autant parler de déclin ? Ce serait ignorer qu'au sein même de ces temps troublés
la foi dans le destin de Florence ne disparaît pas. Même Savonarole considère que le salut de
la chrétienté passe par sa ville d'adoption, et déclare dans son sermon du 28 décembre 1494 :
« C'est la volonté de Dieu, Florence, que tu vives dans le bien. »

Les artistes de la nouvelle génération sont aussi prodigieux que leurs aînés et s'appellent alors
Raphaël et Michel-Ange. Ils ont respectivement dix-sept ans et vingt-cinq ans en l'an 1500,
alors que Léonard de Vinci en a déjà quarante-huit.

C'est le temps de l'horizon atlantique, que regarde aussi Florence. Les marins Amerigo
Vespucci et Giovanni da Verrazano, même s'ils ne naviguent pas au service de l'État florentin,
sont tous deux toscans. De la bibliothèque de Florence dont il était le directeur, Toscanelli
mort en 1482 interrogeait déjà les voyageurs pour vérifier les longitudes, et correspondait
avec Lisbonne afin d'échafauder l'idée d'une route occidentale vers les Indes. Nombreux sont
aussi les géographes, cartographes et savants florentins qui par leurs recherches
accompagnent les ambitions européennes vers de nouveaux mondes. Ainsi Andrea Corsali,
voyageant en Asie en 1515 et se rendant en Éthiopie deux ans plus tard, dans ce mythique «
royaume du Prêtre Jean » qui fascina le Moyen Age5.
L'énergie demeure intacte, tout comme les ambitions. Elles sont bientôt exprimées par le
retour d'une branche de la famille des Médicis, lorsque Alexandre devient duc de Toscane en
1530 et Cosme Ier grand-duc en 1570. Mais ces destins ne peuvent plus s'exprimer dans un
contexte aussi favorable qu'au siècle précédent. Le temps est venu de la formation des États-
nations, et la Toscane ne peut prétendre fédérer l'Italie. Ce qui prévaut encore de son rôle
artistique s'exprime par des créateurs qui choisissent Rome, Milan ou le royaume de France.
Et pour un artiste comme Benvenuto Cellini, orfèvre et sculpteur, qui se met au service de la
nouvelle dynastie, c'est Michel-Ange, transformant en chefs-d'oeuvre les rêves du pape Jules
II, ou Léonard de Vinci, mourant à Amboise, au service de François Ier.

Sur les chemins d'un pouvoir se faisant de plus en plus absolu sous la férule des Médicis,
Florence épuise ses sources. La fierté reste intacte mais elle devient forfanterie, telle qu'elle
s'exprime dans le programme iconographique de Vasari célébrant les nouveaux souverains
aux murs du salon des Cinq-Cents au palazzo Vecchio, ou les peignant en majesté sous la
voûte du Duomo. Le peuple florentin, qui avait toujours refusé toute forme d'absolutisme, et
s'était souvent déchiré entre factions aux haines inexpiables, se plie au nouveau régime.
D'autant qu'avec l'aide de Charles Quint, Florence prend définitivement le contrôle de Sienne,
l'ennemie de toujours, en 1555.

Cette dernière conquête donne au grand-duché ses frontières. Mais elle ne lui permet pas pour
autant de devenir royaume, ce que lui refusent les autres souverains d'Europe. Cependant la
dynastie des Médicis demeure prestigieuse, comme en témoignent les stratégies
matrimoniales qui vont faire de Catherine, puis de Marie, des reines de France.

Sur un territoire devenu modeste, Florence s'autocélèbre. La ville se montre plus fière
d'enlever le corps de Michel-Ange, mort à Rome en 1564, de lui faire des funérailles
somptueuses et de lui édifier un tombeau à Santa Croce, que de comprendre que le peintre
Pontormo, décédé huit ans plus tôt, fut l'un de ses derniers génies.

C'est aussi le temps où Vasari rédige ses Vies et résume dans l'introduction de celle du peintre
Pérugin ce qui apparaît comme une synthèse de quelques réponses au mystère de Florence : «
A Florence, les hommes sont stimulés par trois choses : la première, c'est une critique exercée
partout et toujours car l'environnement y rend les esprits naturellement libres, insatisfaits [...]
et enclins à juger en fonction de la qualité et de la beauté. [...] La seconde, c'est qu'il faut être
industrieux si l'on veut vivre à Florence, c'est-à-dire qu'il faut y employer toujours esprit et
jugement, être avisé et rapide dans ce que l'on fait, en fin de compte savoir gagner de
l'argent. [...] La troisième, qui n'est sans doute pas la moindre, est l'extrême désir de gloire et
d'honneurs qu'engendre cet environnement chez les personnes de toute profession. »

Et si un visiteur d'aujourd'hui devait chercher dans une église de Florence une forme de
résumé du texte vasarien, il pourrait sans doute le trouver dans la basilique Santa Maria
Novella. La fortune et l'orgueil des grandes familles s'inscrivent dès la façade de cette église
célébrant les Rucellai, qui en confièrent la réalisation à Alberti en 1456 et qui servit de
modèle pour l'architecture des églises catholiques des siècles suivants. La puissante lignée
des Tornabuoni, quant à elle, choisit le choeur, confié à Domenico et David Ghirlandaio, pour
s'y faire représenter en acteurs et témoins d'une vie de la Vierge, peinte de 1486 à 1490.

La puissance de création des artistes qui se sont succédé au cours des siècles se découvre
aussi dans le côté gauche du transept de la chapelle des Strozzi où des fresques de la première
moitié du XIVe siècle, dues aux frères Orcagna, sont comme une illustration de Dante. Et l'on
aurait garde d'oublier dans la nef une Sainte Trinité de Masaccio et un crucifix de
Brunelleschi, pendant de celui de Donatello à Santa Croce. Dans le transept droit se trouve
même le cénotaphe de Joseph, le patriarche de Constantinople, mort à Florence lors du
concile de 1438, rappelant le lien si important de la ville avec l'Orient.

Symboliquement, dans les cloîtres voisins se déploient les fresques d'Andrea da Firenze,
réalisées entre 1366 et 1368, et célébrant l'Église et donc Florence triomphante. Celles de
Paolo Ucello, qui illustre vers 1430 des scènes de l'Ancien Testament, laissant percevoir par
sa virtuosité même cette insondable angoisse de la création artistique, elle aussi inséparable
de l'histoire de Florence car il y persiste toujours le défi exprimé par Léonard de Vinci : «
Que le peintre n'est pas digne d'éloges s'il n'est universel. » Alors s'éclaircit quelque peu,
sinon le mystère de Florence, du moins la force d'un message qu'il nous arrive encore
d'entendre et parfois de comprendre.

Mots clés :
FLORENCE
ART
VILLE

1. François Mitterrand était surnommé « le Florentin », cf. « Le dossier Mitterrand »,


L'Histoire n° 253.

2. La Légende dorée , écrite dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, réunit des vies de
saints. Elle eut une influence considérable sur l'art du Moyen Age.

3. On désigne par le terme « guerres d'Italie » les expéditions qui eurent lieu en Italie entre
1494 et 1559.

4. Cf. Frank Attar, Vincent Benquet-Lacaze, « Savonarole, moine, dictateur et martyr »,


L'Histoire n° 194, pp. 62-66.

5. La figure mythique du Prêtre Jean fait rêver les croisés depuis le XIIe siècle. Puissant roi
chrétien, il serait, selon la légende, capable de vaincre les musulmans. Connu de tous sans
que personne ne puisse vraiment localiser son royaume, il fut identifié à divers souverains,
dont le Grand Khan au XIIe-XIIIe siècle et le négus éthiopien au XIVe.

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