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DOSSIER TRILATERALE

Jacques Rigaud

LA CULTURE
ET
LE POUVOIR
Le rôle que joue encore l'Etat dans la culture en France sur-
prend toujours l'étranger. C'est le fruit d'une longue tradi-
tion, de la monarchie à la république. Il faut se féliciter
qu'une telle force suscite nécessairement des controverses.
C'est ainsi que, dans un pays aussi divers, la culture est le
vrai ciment de l'unité nationale.

' I u cœur de Paris, il y a le Louvre. Depuis des siècles, à tra-

, A vers les secousses de l'Histoire, il est un haut lieu du pouvoir


! et de la culture. Il a les apparences d'un ordonnan-
cement parfait. En réalité, sa construction, commencée en 1541, a
duré trois siècles et il est mutilé. Il a été achevé, voilà un peu plus de
cent ans, par Napoléon III qui, ajoutant l'aile manquante, l'a relié au
palais des Tuileries qu'il habitait et que la Commune avait incen-
e
dié en 1871. Au XVIII siècle, les rois, qui avaient déserté le Louvre
pour Versailles, y logeaient des artistes. C'est en pleine Révolution
que la Convention a fait du palais un musée. Dans la partie qu'il a
construite, Napoléon III a installé des ministères et des bureaux.
e
La III République y a placé le puissant ministère des Finances. Le

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Louvre semblait enfin fixé dans sa double vocation politique et artis-


tique.
Mais, par la v o l o n t é d'un p r é s i d e n t de la R é p u b l i q u e ,
M . Mitterrand, le ministère des Finances s'en va et le Louvre, tout
entier voué à l'art, sera sans doute le plus grand musée du monde,
de Sumer et Assur jusqu'à Goya et Delacroix. Le Louvre se prolonge,
sur l'autre rive de la Seine, pour la période qui va de 1848 à 1914, par
le musée d'Orsay construit par la volonté du même Président et de
ses deux prédécesseurs, dans une ancienne gare de chemin de fer.
Quant à la période moderne, c'est le Centre voulu par Georges
Pompidou qui ferme la marche.
Pour cette transformation ambitieuse du Louvre qui deman-
dera quinze années, l'Etat a fait appel à l'un des plus grands archi-
tectes de ce temps, Ieoh Ming Pei, Américain d'origine chinoise, qui
a érigé au centre du Louvre une pyramide de verre et de métal réso-
lument moderne, qui a fait beaucoup parler d'elle mais qui a dévoilé
une des plus belles places d'Europe, dont nous ignorions l'existence.
Les travaux ont amené deux révélations : à l'emplacement de
cette pyramide, la découverte de multiples vestiges de tout un quar-
e r
tier de Paris qui a subsisté jusqu'à Napoléon I à l'ombre de la
demeure royale ; la mise au jour des restes de l'antique forteresse
royale, le Louvre originel. Prochainement, le public pourra voir les
vestiges, bien mis en valeur, du vieux Louvre de Philippe Auguste et
de Charles V. Nos rois y avaient leur trésor, leurs archives, leur
bibliothèque. Là est le berceau, le fondement de l'Etat, donc de la
France.
Comment symboliser mieux que par ce rappel l'originalité de la
culture française ?
Cette imbrication constante de la culture et du pouvoir, cette
concentration au cœur du pays et de la capitale de tant de hauts
lieux de mémoire et de chefs-d'œuvre de l'art, cette continuité de ce
qui fait la France en dépit des heurts de son histoire mouvementée,
mais aussi cette ouverture à la modernité et à l'universel, tout cela
s'exprime fortement en ce lieu qui est comme une synthèse de notre
culture.
Le rôle que joue l'Etat en France dans le domaine de la culture
surprend toujours nos amis étrangers. Loin d'être une particularité
de notre temps, il est le fruit d'une longue tradition qui a deux

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sources : la monarchie, qui a fait de nos rois les protecteurs naturels


des arts et des lettres, et la Révolution, qui a transféré d'un coup à la
Nation l'essentiel des monuments et des collections de la Couronne,
de l'Eglise et de la noblesse ; depuis deux siècles, c'est donc l'Etat
qui a directement en charge une grande partie du patrimoine natio-
nal alors que, dans d'autres pays, les grandes familles et les Eglises
en sont souvent restées propriétaires. Pour assumer ses responsabi-
lités, l'Etat a créé progressivement une administration savante et
désintéressée qui, sous la tutelle des académies, a constitué ce que
l'on pourrait appeler le "système des Beaux-Arts".

La responsabilité
de lEtat en matière de culture
Après la dernière guerre, un souffle novateur s'est levé. Le
général de Gaulle et son ministre André Malraux s'en sont inspirés
pour aller plus loin en créant, en 1959, un grand ministère grâce
auquel la France s'est dotée d'une politique culturelle résolument
moderne et volontariste. A travers les changements d'hommes et de
majorités, cette politique est marquée depuis trente ans par une
remarquable continuité. Certains choix font l'objet de controverses,
souvent vives. Mais personne en France ne conteste que l'Etat ait
une responsabilité en matière de culture. Et nul n'imagine non plus
qu'il puisse par là prétendre régenter les esprits et imposer ses vues.
Il n'y pense d'ailleurs pas et, s'il en était tenté, nous sommes assez
mauvais sujets pour le remettre promptement à sa place. Nous
aimons d'ailleurs beaucoup polémiquer sur les initiatives de l'Etat en
matière de culture, et il y a peu de pays au monde où ce genre de
sujets occupe autant de place dans le débat public. Il n'y a rien de
plus sain et de plus réjouissant que de troubler la paix des ministres
et des fonctionnaires dans un domaine aussi sensible.
Cette permanence du rôle de l'Etat explique l'aspect très insti-
tutionnel de la vie culturelle française. Paradoxalement, dans ce
pays qui a usé plus de quinze constitutions en deux siècles, cer-
taines institutions culturelles parmi les plus vivantes remontent à
e r
l'Ancien Régime : c'est François I qui a créé le Collège de France ;
l'Académie française vit encore, pour l'essentiel, sur le statut que lui

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a donné son fondateur, Richelieu, il y a trois cent cinquante ans ;


trois des autres académies qui, avec elle, composent l'Institut de
France régi par une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) ont
e
été créées au X V I I siècle par Mazarin et Colbert. L'Académie royale
de musique, protégée par Louis XIV, est en ligne directe l'ancêtre de
notre Opéra. La tricentenaire Comédie-Française est aussi une créa-
tion du Roi-Soleil et le décret dit "de Moscou", pris par Napoléon en
1812 pendant la campagne de Russie, la régit encore. La
Bibliothèque nationale, comme le musée du Louvre, remonte à la
Révolution.
Ces institutions illustres ont leur poids, et même leurs rigidi-
tés. Mais il serait erroné d'y voir des conservatoires d'une tradition
figée. L'un des plus novateurs de nos metteurs en scène, Antoine
Vitez, vient de prendre en charge la Comédie-Française et ne donne
pas l'impression d'être pour autant transformé en momie. Les esprits
les plus audacieux de ce temps, de Roland Barthes à Pierre Boulez,
ne dédaignent pas d'être professeurs au Collège de France. Les pro-
jets les plus novateurs, dans le domaine des musées, des biblio-
thèques, de l'opéra, du mobilier, prennent appui sur les grandes
institutions nationales. Et il arrive que l'on crée, sur le modèle des
grandes institutions culturelles classiques, des institutions publiques
dont la mission m ê m e est d'innover : ainsi du Centre Georges
Pompidou, et de l'une de ses composantes les plus originales :
l'Institut de recherche et de création acoustique et musicale, l'Ircam
de Pierre Boulez. Et sur bien d'autres plans, c'est à l'initiative de
l'Etat que des institutions de type original, souvent expérimental, ont
été créées : ainsi des maisons de la culture, des centres culturels de
rencontre qui, comme à la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon,
offrent aux créateurs la possibilité de résider et de s'exprimer dans
un haut lieu du patrimoine monumental.
Mais les institutions ont aussi leur contrepoids. C'est contre
l'Académie française que s'est créée l'académie Goncourt. C'est
contre le système des Beaux-Arts et la tutelle académique que sont
nés certains grands salons de peinture. Les surréalistes, en leur
temps, le Cartel, Vilar ou Barrault pour le théâtre, Béjart pour la danse
se sont d'abord affirmés contre l'institution avant d'être plus ou
moins récupérés par elle. Par ce qu'elle a d'institutionnel, la culture
française peut donner l'impression d'être une culture officielle, très

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le pouvoir

hiérarchisée. Il est vrai qu'intellectuels et artistes sont portés à faire


carrière, à rechercher les titres et les honneurs, y compris les décora-
tions. Taine a bien décrit ce système français de hiérarchie et de pro-
motion, cette "méritocratie" que Napoléon a organisée et qui dure
encore. Le créateur maudit a peu de place chez nous et souvent, sur
le tard, il se repent en entrant à l'Académie française. S'il s'y refuse
comme Sartre ou Aragon, il est aux yeux de ses semblables, plus
consacré encore. Il est clair qu'un système culturel aussi organisé
laisse peu de place à la fantaisie, à la dissidence, au désordre sans
lesquels une culture se fige et dépérit. La culture chez nous res-
semble à un jardin à la française superbement ordonné mais, comme
tel, très éloigné de la nature.

En France,
la culture est le ciment de l'unité nationale

Cette impression n'est pas fausse. Mais encore faut-il aller au


fond des choses. Des pays comme le Japon ou l'Angleterre cana-
lisent, par le poids des traditions et la raideur des règles formelles,
les pulsions violentes de leur tempérament national. L'Allemagne
conjure ses démons intérieurs par le travail, la discipline, la musique
aussi. Par le civisme, et un attachement quasi religieux aux institu-
tions, les Etats-Unis luttent contre les risques d'éclatement d'une
société multiculturelle et multiraciale.
En France, c'est la culture qui est le vrai ciment de l'unité
nationale. Il y a dans ce pays une extraordinaire diversité géogra-
phique et ethnique, bien étudiée par Fernand Braudel. Aucun pays
européen n'est aussi divers. On ne fait pas 50 kilomètres en France
sans changer de pays, d'horizon, de couleur du ciel, de forme de
toits.
Sans passer les frontières, je me fais fort de montrer à un
étranger l'Europe presque entière en France même : je lui ferai voir
l'Angleterre et l'Irlande en Bretagne et en Normandie, la Belgique en
Flandre, les grandes plaines de l'Europe centrale en Picardie,
l'Allemagne en Alsace et en Lorraine, la Suisse en Franche-Comté,
l'Italie en Savoie et à Nice, la Grèce en Provence et l'Espagne dans

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notre Catalogne et notre pays Basque. Chacune des provinces citées


est authentiquement française, mais participe par quelque côté
d'une identité extérieure. Il faut être en Touraine, en Limousin, en
Auvergne ou en Aquitaine, chez Balzac, Giraudoux ou Montesquieu
pour être dans la France de toujours. Mais on voit quelle diversité
marque tous ces pays qui constituent la France.
En outre, depuis les Gaulois et César, on sait que les habitants
de cette terre ont une forte tendance à la division, au particularisme,
au refus de toute discipline collective.
On imagine combien il a été difficile de faire une nation à par-
tir d'une telle mosaïque. C'est l'Etat, celui de nos rois, de nos empe-
reurs et de nos républiques, qui a construit la Nation, selon un
projet politique, mais aussi, culturel. Cette unification fut lente, très
lente. A la veille de la Révolution, Mirabeau décrit encore la France
comme "un agrégat inconstitué de peuples désunis". Et comme l'ont
si bien expliqué Tocqueville et Taine encore, la Révolution et
l'Empire auront, au-delà des ruptures apparentes, poursuivi pour
l'essentiel l'œuvre unificatrice et centralisatrice de l'Ancien Régime.
Dans cette longue entreprise, la langue et la culture auront joué un
rôle décisif.
C'est en réalité la culture qui nous permet de vivre nos divi-
sions, de les entretenir même, dans la complicité inavouée d'une
commune appartenance. Nous pouvons encore nous disputer au
sujet de Jeanne d'Arc. La question du jour est de savoir si la révolu-
tion de 1789 est bien achevée. Les grandes querelles nationales sont
d'ordre spirituel ou intellectuel encore plus que politique : depuis
les guerres de Religion jusqu'à l'anticléricalisme du début de ce
siècle ou la question scolaire de nos jours, en passant par le jansé-
nisme et l'affaire Dreyfus. Mais, en même temps, le clivage politique
droite-gauche est presque toujours visible dans nos débats culturels.
Depuis Voltaire et Rousseau, pour ne pas remonter plus loin, il y a
en France une grande tradition de l'écrivain e n g a g é à gauche
d'abord, de Victor Hugo à Aragon et de Zola à Sartre, mais aussi à
droite, avec Barrés et Maurras. L'émergence des courants novateurs
est toujours polémique, du surréalisme au "nouveau roman" et à la
"nouvelle vague" du cinéma des années soixante en passant par
l'existentialisme. En bref, la culture est un des champs privilégiés de
nos affrontements, une des expressions préférées de nos divisions.

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Mais tout cela se passe en famille, en français et s'achève générale-


ment à l'Académie ou au Panthéon. Nous vivons nos débats cultu-
rels dans la véhémence et souvent par l'invective ; nos références
sont, cependant, communes et ce goût général de la querelle est
notre façon, tumultueuse et délicieuse, d'être ensemble.
Toutefois, les Français ne sont pas uniquement occupés à
s'entre-déchirer. Ils sont conscients de ce que leur culture a repré-
senté et représente encore dans le monde. O n les accuse même par-
fois d'arrogance à cet égard et l'on ne peut ignorer l'irritation que
suscitent ici et là nos anciennes prétentions dominatrices en matière
intellectuelle et artistique. Comme toutes les vieilles cultures, nous
avons une tendance marquée à l'égocentrisme et nous croyons
volontiers que le monde des cultures a son centre chez nous, comme
si toutes les cultures se définissaient par rapport à la nôtre. Il s'ensuit
parfois, de notre part, un certain provincialisme que nous avons
beaucoup de mal à reconnaître. Passer d'un concept de rayonne-
ment universel de la culture française au concept moderne du dia-
logue des cultures est pour certains un long chemin. Nous avons
aussi la nostalgie du français langue universelle et il nous arrive de
nous replier sur une conception étroite et post-coloniale de la fran-
cophonie, oubliant qu'au-delà du cercle historique et géographique
assez étroit des pays qui parlent, non pas "notre" langue mais "la
même langue que nous", le français reste, d'un continent à l'autre,
une langue d'élection, un mode d'accès à l'universel. Cette franco-
phonie culturelle est à mon sens plus importante qu'une francopho-
nie ethnique ou démographique.
Ayant confessé nos défauts, je n'en suis que plus à l'aise pour
revendiquer quelques mérites qui sont les nôtres. Il est vrai que
nous avons une certaine aptitude à définir, à formuler et à manier
des concepts, des valeurs et des formes à vocation universelle. Il est
vrai que, étant nous-mêmes le produit d'un vaste brassage ethnique
et culturel, nous avons dans notre patrimoine génétique une réelle
aptitude à l'ouverture, à l'accueil de l'autre, malgré quelques accès
d'intolérance, de temps à autre. Nous sommes à ce point hospitaliers
qu'il nous arrive d'oublier que, de Lully à Xenakis en passant par
Chopin et César Franck, de Germaine de Staël à Benjamin Constant,
à Simenon et à Kessel, du Primatice à Hartung et Zao Wou-ki, en
passant par Soutine et Chagall, tant de grands créateurs que nous

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revendiquons comme nôtres viennent d'ailleurs. Cet "ailleurs" n'est


pas seulement l'Europe : on ne compte pas le nombre d'Arméniens
qui, en un demi-siècle, ont conquis une place de choix dans tous les
domaines de l'art et de la pensée. Et c'est à un écrivain francophone,
mais de nationalité marocaine, Tahar Ben Jelloun, qu'est allé en
1987 le prix Goncourt, tandis que l'Académie française accueillait le
Franco-Américain Julien Green et le Sénégalais Senghor. Que ce soit
du fait de l'exil forcé ou de la libre acceptation d'une responsabilité
offerte, des hommes comme Kundera et Cortázar, comme Peter
Brook, Bob Wilson, Giorgio Strehler, Rolf Liebermann, Pontus
Hulten ont trouvé en France l'occasion de s'affirmer, de s'épanouir
et parfois de se dépasser.
On parle beaucoup de l'échéance européenne de 1992, de ses
difficultés, de ses périls. Chacun des pays de la Communauté accuse
ses partenaires de la redouter ou de la retarder. J'affirme ici que, en
France, du point de vue de la culture, nous sommes déjà en 1993,
tant les courants d'échange, les coopérations en tous domaines, la
liberté d'établissement sont des réalités vécues. Ce ne sont pas
M M . Maxwell et Berlusconi, ni Gae Aulenti, ni Graham Greene,
Peter Ustinov ou Ricardo Bofill qui me démentiront.

De vieilles fatalités remises en cause


Malgré le poids de l'Histoire et de la nostalgie de nos gran-
deurs anciennes, la culture française n'est pas prisonnière de son
passé, et ne suit pas inexorablement la pente de ses fatalités. A u
contraire, on observe à notre époque des signes incontestables de
modernité et de volontarisme. La culture française é p o u s e son
temps. Rien ne nous irrite davantage qu'un certain cliché de "la
France-pays-de-culture" par lequel on voudrait nous enfermer dans
une représentation figée et réductrice (du style tour operator : "châ-
teaux de la Loire ; Montmartre et les impressionnistes"), la culture
étant la consolation ou le cache-misère d'une puissance de seconde
zone nostalgique de ses fastes passés. Non seulement nous reven-
diquons la modernité économique, mais nous prétendons m ê m e
que la culture vivante en France est précisément un des domaines
où cette modernité s'exprime avec le plus d'éclat et avec une volonté

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délibérée de corriger certains défauts structurels de notre tradition


culturelle.
Ainsi, comme pôle d'initiative culturelle, l'Etat est plus souvent
novateur, voire révolutionnaire, que conservateur. Malraux avait
cassé le système des Beaux-Arts confiné dans l'académisme. Avec
Beaubourg, Orsay, le Grand Louvre, l'Etat réinvente le musée. Avec
la Bastille, il essaie non sans mal de créer les conditions d'un opéra
populaire. Nombreux sont les monuments historiques appartenant
à l'Etat qui sont le siège d'expériences très novatrices d'animation
culturelle.
Par la volonté de l'Etat lui-même, mais aussi sous l'impulsion
de ce que l'on appelle la société civile, de vieilles fatalités sont
remises en cause. La vie culturelle se décentralise enfin : les villes,
les régions s'éveillent à leurs responsabilités dans ce domaine et
l'Etat les y incite. Dans les domaines du spectacle vivant comme
pour les arts plastiques, il y a maintenant une activité très riche dans
le Nord et en Provence, à Strasbourg et à Bordeaux, à Lyon et à
Toulouse, à Marseille et à Montpellier.
Villes et régions ne sont pas les seuls nouveaux partenaires de
la vie culturelle. Le mécénat d'entreprise se développe depuis dix
ans. Pour avoir été l'un des initiateurs de ce mouvement à travers
une association Admical qui a beaucoup fait pour diffuser cette idée
neuve en France, je peux dire que, sur une période aussi courte, le
résultat dépasse nos espérances. Grâce au mécénat d'entreprise, les
gens de culture se libèrent de la dépendance de l'Etat. Le monde
économique et le monde culturel, qui s'ignoraient plus que dans
tout autre pays occidental, se découvrent et organisent un véritable
partenariat, qui dynamise et diversifie la vie culturelle. Le mouve-
ment n'en est encore qu'à ses débuts mais il concerne déjà tous les
types d'entreprises et tous les secteurs de la culture.
On voit que, au total, la vie culturelle française bouge. Elle
n'est peut-être pas dans une de ses phases les plus fortes, les plus
marquées par des génies d'exceptionnelle envergure. O n observe
une médiatisation à outrance de la vie culturelle, au moment même
où les médias manquent à leur mission culturelle propre, qui est
assez mauvais signe : quand on prend les vedettes de la télévision
ou du cinéma pour des maîtres à penser et quand les intellectuels
passent leur temps à déplorer dans les médias "la défaite de la pen-

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sée", i l y a assurément quelque chose qui ne va pas. O n attend


encore trop de l'Etat, dont l'inspiration culturejfe s'essouffle quelque
peu. Mais la pensée française demeure fertile dans de nombreux
domaines, comme l'histoire, la linguistique, la biologie, l'éthique
médicale, l'astrophysique. Le roman, la poésie, la musique, la danse,
la peinture, le cinéma, le théâtre sont vivants. Les pratiques cultu-
relles se diffusent bien au-delà de la bourgeoisie dite cultivée, ainsi
que le montrent les foules qui se pressent dans les grandes exposi-
tions et dans les festivals qui fleurissent partout en France. La jeu-
nesse est éprise de culture : c'est la meilleure nouvelle pour ceux
qui, ayant prêché longtemps dans le désert, sont convaincus que la
dimension culturelle de la vie est l'impératif premier de nos vieilles
sociétés confrontées à tant de défis.
Dans cette France où le consensus est presque inavouable
tant nous chérissons nos querelles, osons dire que la culture est un
des thèmes d'accord profond. D'ailleurs, si la France possède encore
un art de vivre que nos amis étrangers savent goûter parfois mieux
que nous, n'est-ce pas avant tout par cet art de vivre qui crée un lien
subtil entre le ciel de l'Ile-de-France et la peinture de Monet, entre la
rigueur de l'abbatiale de Conques et celle d'un tableau de Soulages,
entre la noblesse d'un grand vin de Bordeaux et la p e n s é e de
Montesquieu, entre le clavecin de Couperin, la phrase de Voltaire et
l'élégance de Pierre Cardin ?
Paul Valéry parlait de "cette ineffable saveur qu'un peuple ne
trouve qu'à soi-même". Il faut assurément se méfier de l'autosatisfac-
tion nationale. Mais j'ai assez dit nos défauts et nos carences pour
percevoir dans le regard, même sévère, que nos amis étrangers por-
tent sur la France, et dans la façon dont ils se comportent quand ils y
séjournent, quelque chose qui m'assure que, dans le vaste concert
de la civilisation occidentale, mon pays reste porteur d'une part irré-
ductible d'invention et de grâce.

Jacques Rigaud

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