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La civilisation des mœurs

Norbert Elias
Agora,1969

Socialisation au sein de la haute société : 1796, parution du livre Agnes von Lilien par Caroline von
Wolzogen. Dans ce roman, une mère issue de la haute noblesse est obligée à élever son enfant hors des
milieux de la cour. Il apprend donc des valeurs différentes et déclare : « je connaissais mal la vie
conventionnelle et le langage des hommes du monde. La simplicité de mes principes voyait des paradoxes là
où l'esprit rendu souple par l'habitude s'adapte sans peine. Ma nature m'inclinait, avec l'évidence de la
succession des jours, à plaindre la victime et à détester le trompeur, à préférer la vertu à l'honneur,
l'honneur au profit personnel. Dans le jugement de cette société, je voyais renversées toutes ces notions ».

L'histoire de la notion de « civilité » : C'est entre 1525 et 1550 que le terme de « civilité » pris le sens et la
fonction spécifique que nous lui attribuons aujourd'hui. Notion utilisée pour la première fois par Érasme de
Rotterdam, dans un petit traité de savoir-vivre intitulé De civilate morum perilium, publié pour la première
fois en 1530. Le sujet de ce livre est on ne peut plus simple : il s'agit d'orienter le comportement de l'homme
en société et surtout les convenances extérieures du corps. Le traité est dédié à un fils de prince, il veut
enseigner le savoir-vivre aux jeunes gens.
Éclairage sur les normes sociales de comportement de l'époque.
→ « Les narines doivent être libres de morve, explique-t-il. Le paysan se mouche dans sa casquette ou dans
sa vareuse, le charcutier dans le creux du coude. Il n'est pas beaucoup plus convenable de se moucher dans le
creux de la main et de l'essuyer ensuite sur l'habit. Une bonne manière de se débarrasser de la morve consiste
à se servir d'un mouchoir en se détournant dans la mesure du possible. Si, en se mouchant avec deux doigts,
quelque chose tombe à terre, il faut immédiatement l'étaler avec le pied. Cette remarque s'applique aussi au
crachat »

Les hommes à table : « la timbale et le couteau bien nettoyés à droite, le pain à gauche. Voilà pour le
couvert ! Comme la plupart des convives apportent leur couteau, on recommande de le nettoyer
soigneusement. Les fourchettes sont rares, on s'en sert surtout pour prendre la viande dans le plat commun.
On mange à l'aide de la cuillère et du couteau. Chacun n'a pas toujours une cuillère à lui. C'est pourquoi
Érasme dit : quand on te tend quelque chose de liquide, goûte et rend la cuillère après l'avoir bien essuyée.
Quand on sert de la viande, chaque convive s'en coupe un morceau, le saisit avec la main et le dépose sur son
assiette si la table en comporte : sinon, on place son morceau de viande sur une grosse tranche de pain.
Il y a des gens, dit Érasme, qui à peine assis allongent le bras vers le plat. C'est la manière de faire des loups
et des goinfres. Il ne faut pas se précipiter le premier sur le plat qu'on apporte. C'est le propre des paysans de
plonger les doigts dans la sauce. Il ne faut pas fouiller dans le plat mais prendre le premier morceau qui se
présente. Comme il est indécent d'explorer le plat avec les mains, il est aussi mal élevé de faire pivoter le plat
pour choisir le meilleur morceau ».

« Tous, du roi et de la reine jusqu'au paysan et à la paysanne, mangent avec les mains. Dans la haute société,
on applique certaines règles plus raffinées : Érasme dit qu'il faut se laver les mains avant de se mettre à table.
Mais le savon est rare. En général, le convive tend la main, un page l'arrose d'un peu d'eau. Parfois, l'eau est
parfumée de camomille ou de romarin. Quand on se trouve en bonne société, on ne plonge jamais les deux
mains à la fois dans un plat. La manière la plus distinguée consiste à ne se servir que de trois doigts. C'est ce
geste qui permet de distinguer les couches supérieures des couches inférieures. Quand les doigts sont
graisseux, il n'est pas convenable de les lécher ou de les essuyer avec son habit.
On offre son verre au voisin, ou bien tous boivent dans la même cruche. Érasme recommande aux convives
« d'essuyer auparavant leurs bouches ». Il est aussi d'usage d'offrir à un voisin sympathique le morceau de
viande qu'on est en train de manger : « voilà un usage à éviter, dit Érasme, car il n'est pas très convenable
de donner à un autre ce qu'on a déjà à moitié dévoré ». (…) Il est peu élégant d'extraire de sa bouche un
morceau qu'on a déjà mastiqué et de le remettre dans son assiette. « Si quelque chose te déplaît, retourne-toi
discrètement et jette-le dans un coin ».

« Alors que la norme du départ considérait la vue d'une bête tuée et son dépeçage sur la table comme
agréables ou du moins comme nullement déplaisantes, l'évolution s'oriente vers une autre norme qui postule
qu'on oublie autant que possible qu'un plat de viande a quelque rapport avec un animal mort. Une bonne
partie de nos plats de viande sont préparés et coupés de telle manière qu'en les dégustant, on se rend à peine
compte de leur provenance ».

Des normes européennes ? : à partir de l'analyse de plusieurs traités de savoir-vivre de la même époque
Elias tire quelques conclusions : « On a pu retracer un des nombreux courants traditionnels qui, partant de
certains textes latins aboutirent à des « contenances à table » françaises, peut-être aussi italiennes, ainsi qu'à
un recueil provençal ; ils contiennent des préceptes et des interdictions présentés sous des formes diverses, et
qui ressemblent pour l'essentiel aux Tischzuhten allemandes. Nous trouvons en premier lieu l'obligation de
dire le bénédicité, obligation qui figure aussi chez Tannhäuser. On recommande à de nombreuses reprises de
s'asseoir à la place attribuée et de ne pas porter les mains au nez et aux oreilles. Il ne faut pas poser les
coudes sur la table, y lisons-nous trop souvent. Il faut en outre afficher un air joyeux, ne pas trop bavarder. Il
est peu élégant de se gratter à table ou de se précipiter comme un affamé sur les mets. Il est interdit de
remettre sur le plat commun un morceau qu'on a déjà introduit dans sa bouche ; cette interdiction est souvent
répétée. On nous indique tout aussi souvent qu'il est indispensable de se laver les mains avant de se mettre à
table ; il ne faut pas plonger dans la salière le morceau qu'on s'apprête à avaler. D'autres recommandations
reviennent souvent : il ne faut pas se curer les dents à l'aide de son couteau, cracher sur la table ou par-dessus
la table. Il ne faut pas réclamer un mets qui a déjà été porté à l'officine. Souvent on recommande de ne pas se
laisser aller ! Il faut essuyer ses lèvres avant de boire ; il ne faut jamais critiquer les mets servis ou tenir des
propos offensants pour les autres convives. Si on a plongé son pain dans le vin, il faut le boire ou le jeter. Il
ne faut pas nettoyer ses dents avec la nappe. Il ne faut pas offrir à un autre convive la soupe qu'on a lampée à
moitié ou le pain dans lequel on a mordu ; il ne faut pas se moucher bruyamment, s'endormir à table. Et ainsi
de suite ».

Histoire de la fourchette : « La fourchette apparaît à la fin du Moyen-Âge : elle sert surtout à prendre des
mets dans le plat commun. (…) Au XIe siècle, un doge vénitien épousa une princesse grecque. Dans les
milieux byzantins auxquels elle appartenait on se servait de fourchettes. Ce fait provoqua à Venise un éclat
sans précédent : « Cette nouveauté passa pour une marque de raffinement si outré, que la dogaresse fut
sévèrement objurguée par les ecclésiastiques, qui attirèrent sur elle le courroux divin. Peu après, elle était
atteinte d'une maladie repoussante et saint Bonaventure n'hésita pas à déclarer que c'était un châtiment de
Dieu ». Il a fallu attendre cinq cents ans pour que la structure des rapports humains se modifiât de telle
manière qu'on ressentait le besoin général de cet instrument. À partir du XVIe siècle, la fourchette
s'implanta, venant d'Italie, d'abord en France, puis en Angleterre et en Allemagne, au moins dans les couches
sociales supérieures : au début elle servait à prendre les mets dans le plat commun. Henri III en importa
l'usage en France, probablement de Venise. On se moquait de ses courtisanes et de leur manière « affectée »
de se tenir à table. Il est fort probable qu'au début ils étaient peut habitués au nouvel instrument. Les gens
racontaient en effet que la moitié de la nourriture tombait de la fourchette « entre le plat et la bouche ». Ce
que nous considérons comme une coutume naturelle parce que nous y sommes habitués et conditionnés
depuis notre plus tendre enfance ne fut accepté et acclimaté que lentement et péniblement par la société. ».

« Rien dans les manières de table ne « va de soi », rien ne peut être considéré comme le résultat d'un
« sentiment de gêne » naturel. Ni la cuillère, ni la fourchette, ni la serviette n'ont été inventées un jour,
comme un outil technique, avec une finalité précise et un mode d'emploi détaillé : leur fonction s'est précisée
peu à peu à travers les âges par l'influence directe des relations et coutumes sociales, leur forme a été fixée
non sans tâtonnements. La moindre coutume de ce rituel flottant est l'aboutissement d'une évolution
infiniment lente, et cette remarque s'applique même aux modes de comportement que nous jugeons
« élémentaires » ou simplement « raisonnables », comme par exemple l'usage de prendre les liquides
uniquement avec la cuillère ; chaque geste, la manière de tenir et de manipuler le couteau, la cuillère et la
fourchette sont soumis à des normes élaborées pas à pas. Le mécanisme social de cette normalisation
apparaît lui-même dans ses grandes lignes quand on examine ses différents aspects dans leur ensemble : il
existe un milieu de cour plus ou moins fermé qui crée des modèles destinés d'abord à subvenir aux besoins
de sa propre situation sociale et de la situation psychique qui en découle. La structure et l'évolution de la
société française prédisposent et engagent apparemment d'autres couches à adopter les modèles créés par la
couche dirigeante : c'est ainsi qu'ils se répandent lentement dans la société toute entière, non sans subit les
modifications qui s'imposent ».

La manière de se moucher : « Dans la société médiévale, on se mouchait en général dans la main de même
qu'on mangeait avec les mains. Ce fait postulait des prescriptions particulières sur la manière de se moucher
à table. La politesse, la « courtoisie », exigeait qu'on se mouchât de la main gauche quand on prenait la
viande avec la main droite. Mais c'était là un précepte qui se limitait strictement aux repas. Sa raison d'être
était les égards qu'on devait aux autres. Le sentiment de malaise qui s'empare aujourd'hui de nous à la seule
pensée de se salir les doigts de cette manière faisait totalement défait à cette époque.
Une fois de plus, les exemples montrent avec quelle lenteur de sont développés les instruments de
civilisation en apparence les plus rudimentaires. Ils mettent en lumière, jusqu'à un certain point, les
conditions sociales et psychologiques particulières qui ont permis au besoin de se servir d'un instrument
aussi simple de se faire sentir et de généraliser son usage. L'usage du mouchoir s'impose – comme celui de la
fourchette – d'abord en Italie, où il revêt à l'origine un caractère de prestige. Les dames attachent le mouchoir
en tissu précieux et richement brodé à leur ceinture. Les jeunes « snobs » de la Renaissance l'offrent aux
autres ou le portent dans la bouche. Comme il est précieux et relativement cher, on ne s'en sert pas beaucoup,
même dans la couche supérieure. Henri IV possède à la fin du XVIe siècle cinq mouchoirs. C'est un signe
extérieur de richesse de ne pas se moucher dans la main ou dans la manche, mais de se servir d'un mouchoir.
Louis XIV fut le premier à posséder une riche collection de mouchoirs; c'est sous son règne que se répand
l'usage général du mouchoir, au moins dans la société de cour. (…) Ainsi, le mouchoir, la fourchette,
l'assiette et les autres instruments du même genre ont d'abord été des objets de luxe conférant à celui qui s'en
sert d'un prestige sociale ».

Cracher : « Il y a quatre cents ans à peine l'habitude de cracher n'était pas moins répandue ni moins naturelle
en Occident. Les « contenances de table » latines aussi bien qu'anglaises, françaises et allemandes prouvent
que cracher n'était pas seulement, au Moyen-Âge, une coutume acceptée mais un besoin quasi universel.
Même la couche chevaleresque-courtoise semble tenir pour parfaitement normal de cracher fréquemment. La
restriction essentielle qu'on s'impose est de ne pas cracher sur la table et par-dessus la table, mais sous table.
On précise aussi qu'il ne faut pas cracher dans la cuvette quand on se lave les mains ou la bouche, mais à
côté. Ces interdictions sont répétées avec une telle insistance dans tous les traités de savoir-vivre et de
courtoisie qu'on peut aisément en conclure que la « mauvaise habitude » visée par ces interdictions était fort
répandue. La pression sociale qui s'exerçait au Moyen-Âge contre ces abus n'était jamais assez forte ni le
conditionnement assez astreignant pour qu'elles aient disparu de la vie en société. (…) Au XVIe siècle ; la
pression de la société s'accentue. Il est impérieux de mettre le pied sur le crachat. L'utilisation du mouchoir
est évoquée comme une possibilité et non comme une obligation pour dissimuler un geste qui commence à
être ressenti comme « pénible ». (…) En 1774, on juge déjà l'habitude de cracher pénible et on n'aime plus en
parler. En 1859 enfin, « cracher est en tout lieu une habitude dégoûtante ». Il n'en reste pas moins que le
crachoir, dispositif technique destiné à « canaliser » cette habitude conformément à la progression du seuil de
la sensibilité aux expériences « pénibles », occupe, tout au long du XIXe siècle, encore une place importante
à l'intérieur de la demeure. Cabanès rappelle en 1910 qu'au départ attirail de prestige, le crachoir a accédé
peu à peu à la fonction d'objet d'usage intime. Mais on a fini par s'en passer aussi. Dans un large secteur de la
société occidentale, le besoin même de cracher semble avoir disparu ».

La nudité et la pudeur : « L'ingénuité en matière de nudité et la différence du niveau de la pudeur se


manifestent aussi dans les mœurs du bain. On s'est souvent étonné à travers les siècles de ce que les
chevaliers se faisaient servir au bain par des femmes ; de même chargeait-on souvent des femmes de leur
apporter la boisson pour la nuit au lit. La coutume voulait, du moins dans les villes, qu'on se déshabillât à la
maison pour se rendre aux bains. « Combien de fois le père, dévêtu et habillé d'un seul caleçon ne gagne-t-il
pas avec sa femme nue et ses enfants nus, par les étroites ruelles, la maison des bains... Combien de fois n'ai-
je vu des fillettes de dix, douze, quatorze, seize et dix-huit ans, toutes nues, ou vêtues de quelques chiffons,
parfois en loques, ou d'un peignoir troué, ou seulement devant et par-derrière, dans le dos, comme on le dit
dans le pays, d'un Badehr ! Celui-ci s'ouvre sur les pieds, et elles le tiennent décemment contre le derrière,
quand elles courent par les longues ruelles, à midi, de la maison à l'établissement des bains. Souvent des
garçons nus de dix, douze ou de seize ans les accompagnent... ». Cette ingénuité ne disparaît que
progressivement au XVIe et plus rapidement aux XVIIe, XVIIIe et XIX siècles, d'abord dans les couches
supérieures, plus lentement dans le peuple. Jusqu'à cette époque, le mode de vie, le contact plus étroit entre
individus, conféraient à la vue du corps nu, au moins dans l'ambiance appropriée, quelque chose de naturel et
d'évident. « On arrive ainsi – a-t-on dit en parlant plus spécialement de l'Allemagne – au résultat étonnant
que... la vue de la nudité intégrale était la règle quotidienne jusqu'au milieu du XVIe siècle. Tout le monde se
déshabillait complètement, avant d'aller se coucher, et on ignorait les voiles dans les bains de vapeurs ».
Cette situation n'était pas particulière à l'Allemagne. Les hommes adoptaient face au corps – de même que
face à ses fonctions – une attitude plus naturelle, on pourrait dire aussi plus enfantine ; les mœurs de la
chambre à coucher le prouvent autant que les habitudes aux bains ».

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