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Thomas Lepeltier

LA
RÉVOLUTION
VÉGÉTARIENNE
Table des matières

Couverture
Titre
Table des matières
Copyright
PETIT LEXIQUE
PROLOGUE. Tous végétaliens
Chapitre 1 - Ces bêtes qu’on abat
Des lapins massacrés
La triste vie des truies
Le confinement des poules
Le calvaire des canards
Des vaches qui ne rient pas
Les rituels de la mort
L’agonie des poissons
Le spectre de la Shoah
Chapitre 2 - Tuer humainement !
L’industrie peut-elle se réformer ?
Qu’attendre de l’élevage traditionnel ?
Pourquoi tuer ?
Chapitre 3 - L’animal est une personne
Une pensée éthique éparse
L’idée de protéger les animaux
Les préludes de la révolution
Le carnisme
Chapitre 4 - La litanie des excuses
Les animaux ne souffrent pas
La nature est cruelle
Les végétaliens doivent prendre des suppléments
L’alimentation carnée est culturelle et naturelle
Il vaut mieux vivre pour être mangé que ne pas vivre
Le cri de la carotte (et de la souris)
À trop humaniser l’animal, on déshumanise l’être humain
Il y a plus important que de s’occuper des animaux
C’est trop bon !
Épilogue. Les révolutions morales
Bibliographie sélective
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Diffusion : Seuil
Distribution : Volumen

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tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.

© Sciences Humaines Éditions, 2013


38, rue Rantheaume
BP 256, 89004 Auxerre Cedex
Tel. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26
ISBN = 9782361060671
À Jenny
et ses succulents
repas végétaliens.
PETIT LEXIQUE

Végétarien : Personne qui ne mange aucune chair animale. Ce


peut être pour des raisons de dégoût, de religion, de santé,
d’écologie ou pour des raisons éthiques. Ce livre ne s’intéresse
qu’à ces dernières puisque ce sont les arguments éthiques qui
sont porteurs de la Révolution végétarienne à venir.

Végétalien : Personne qui refuse de manger, outre la chair des


animaux, les autres produits d’origine animale (principalement
œufs et lait). Là aussi, on peut être végétalien pour différentes
raisons. Mais, comme on le verra par la suite, un végétarien
éthique qui est cohérent et lucide est aussi végétalien. La
Révolution végétarienne à venir, qui découlera d’une prise de
conscience des abominations sur lesquelles repose la
consommation des produits d’origine animale, sera donc une
Révolution végétalienne. Mais l’adjectif « végétalienne » étant
moins connu que « végétarienne », ce livre parle, par
commodité, de « Révolution végétarienne ».

Vegan (ou végan ou encore végane) : Personne qui refuse


d’utiliser tout produit résultant de l’exploitation des animaux.
Outre les produits déjà refusés par les végétaliens, un vegan
refuse ainsi le cuir, la laine, la soie, les produits testés sur des
animaux (cosmétiques ou autres). Il s’oppose également à
toute forme d’exploitation des animaux pour les loisirs (zoos,
cirques, etc.).
– […] pourquoi tu t’es engagée si
intensément dans cette histoire
d’animaux. […]
– C’est qu’en fait je ne sais plus où j’en
suis. J’ai l’air d’être tout à fait à l’aise
parmi les gens, j’ai l’air d’avoir avec eux
des relations tout à fait normales. Est-ce
possible, me suis-je demandé, qu’ils
soient tous complices d’un crime de
proportions ahurissantes ? Tout cela, est-
ce que je l’imagine ? Je dois être folle !
Pourtant tous les jours j’en vois les
preuves. Et ceux-là même que je
soupçonne m’avancent ces preuves, me
les exhibent, me les offrent. Des cadavres.
Des morceaux de cadavres qu’ils ont
payés de leurs deniers.
C’est comme si je venais en visite chez
des amis et que je leur faisais un
compliment sur le lampadaire dans leur
living, et qu’ils me disent, « Oui, joli,
n’est-ce pas ? C’est fait avec de la peau
juive polonaise, nous trouvons que c’est
ce qui se fait de mieux, les peaux de
jeunes vierges juives polonaises ». Et
quand je vais dans la salle de bains, le
papier d’emballage du savon indiquerait
« Treblinka – stéarate 100 % humain ».
Est-ce que je rêve, je me demande ? Chez
qui suis-je tombée ?
Pourtant je ne suis pas en train de
rêver.

J. M. Coetzee (Prix Nobel de littérature,


2003),
Elizabeth Costello, trad.fr. Seuil, 2004.
PROLOGUE

Tous végétaliens

[…] un jour viendra où l’idée que pour se nourrir, les


hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et
exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des
vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux
voyageurs du XVIIe et du XVIIIe siècle les repas cannibales des
sauvages américains, océaniens ou africains.

Claude Lévi-Strauss1.

Demain, vous serez végétalien. Cela peut vous surprendre,


mais c’est comme ça ! Il y a des évolutions de la société contre
lesquelles on ne peut rien. On peut protester, mais en vain. Au
XIXe siècle, en France et en Angleterre, nombre de personnes
ont ainsi tenté de résister aux projets de lois en faveur de
l’abolition de l’esclavage. Peine perdue. Plus les années
passaient, plus le mouvement abolitionniste gagnait du terrain.
Il se trouve que même les antiabolitionnistes en étaient venus à
reconnaître que le traitement des Noirs d’Afrique, arrachés
violemment à leur pays d’origine et soumis à des conditions de
vie abominables, était problématique. Pour sauver ce qui était
bien souvent leur gagne-pain, ces anti-abolitionnistes ont alors
voulu montrer qu’ils se souciaient du bien-être des esclaves et
se sont dits prêts à améliorer leur traitement. Ils espéraient
ainsi maintenir un système d’exploitation qui les faisait vivre.
Peut-être ont-ils réussi à retarder l’abolition de l’esclavage.
Mais ils ramaient à contre-courant. Les justifications de la
mise en esclavage d’êtres humains apparaissaient de plus en
plus dérisoires. Les témoignages sur les terribles souffrances
endurées par les esclaves s’étant également répandu dans les
populations métropolitaines, celles-ci prenaient conscience de
façon croissante de l’abomination de ce système
d’exploitation. L’abolition a donc fini par s’imposer.
L’esclavage a été aboli en 1833 en Angleterre et en 1848 en
France (en 1865 aux États-Unis). Au XXIe siècle, ce sera au
tour de l’« extermination sans fin » des animaux, sur laquelle
repose la consommation de viande, des œufs et des produits
laitiers, d’être abolie. C’est comme ça…
Peut-être les débats qui annoncent cette révolution culturelle
vous ont-ils échappé. Comme certains planteurs esclavagistes
au fin fond des Caraïbes qui, au début du XIXe siècle, ne
s’étaient pas rendu compte que la société anglaise ou française
ne pouvait plus tolérer la cruauté de l’esclavage, peut-être
n’avez-vous pas pleinement pris conscience du changement de
sensibilité de la société moderne envers les animaux. Comme
certains bourgeois du XIXe siècle, à Londres, à Paris ou à
Amsterdam qui, lorsqu’ils mettaient du sucre dans leur thé,
faisaient tout pour ne pas penser aux coups de fouet qui
s’abattaient sur le dos des esclaves dans les plantations
sucrières, peut-être avez-vous pris l’habitude de ne pas
réfléchir à l’infinie souffrance où sont plongés les animaux qui
finissent dans vos assiettes. Comme ces armateurs affrétant
des bateaux pour la traite négrière, qui ne pouvaient imaginer
que l’on mette fin à un commerce ayant fait la richesse de
Bordeaux, Nantes, Liverpool ou Bristol, peut-être n’arrivez-
vous pas à concevoir que l’on mette bientôt un terme à une
pratique culinaire qui vous apporte tous les jours mille plaisirs
gustatifs. Bref, peut-être êtes-vous cet individu qui, s’il
continue à ne pas faire attention, va rater le train de l’histoire.
Dans ce cas, ce livre est pour vous.
La capacité des animaux à souffrir a été longuement
analysée dans des traités savants. Les conditions abominables
où se trouvent de nos jours les bêtes de rente, c’est-à-dire les
bêtes élevées en vue de la production de denrées alimentaires,
sont largement exposées dans des vidéos, des brochures, des
livres. Les arguments en faveur du végétalisme se trouvent
déjà amplement développés dans de multiples ouvrages et
articles. Toute cette production éditoriale, qui ne cesse de
croître depuis quelques décennies, est un signe que la
révolution culturelle du végétalisme est en marche. Bien sûr,
celle-ci reste encore relativement discrète, en particulier en
France. La tête dans son assiette, l’amateur de viande ou de
fromage a tendance à passer à côté. Mais il suffit de remarquer
que plus personne ne peut regarder en face sans frémir les
souffrances abominables que subissent les animaux qui
finissent dans nos assiettes pour comprendre que le
végétalisme est notre destin. Il est donc urgent de mettre les
mangeurs de produits d’origine animale devant leurs
responsabilités.
Pour cette raison, ce livre expose sans pudeur les conditions
abominables d’élevage et d’abattage des animaux, et montre
sur quel fond d’hypocrisie se maintient cette barbarie. Il
explique pourquoi l’heure de cette révolution culturelle est
proche, et comment les mangeurs de produits d’origine
animale s’empêtrent dans des contradictions insolubles. En
somme, ce livre montre à ces consommateurs de produits
d’origine animale qu’une révolution qui les concerne est en
cours !

1 Claude Lévi-Strauss, « La leçon de sagesse des vaches folles », Études rurales,


2001 (accessible sur http://etudesrurales.revues.org).
Chapitre 1

Ces bêtes qu’on abat

Le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves


[…] ou de commettre un acte de cruauté envers un animal
domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de
deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.
Article 521-1 du Code pénal.

Ce matin-là, la machine à étourdir ne fonctionnait pas1.


C’était embêtant. Une commande devait partir pour 14 heures.
Dans cet abattoir de lapins situé dans une petite bourgade de
France, on décida donc de passer outre la panne mécanique.
Les lapins furent saignés sans étourdissement préalable, c’est-
à-dire qu’ils furent suspendus à des crochets par les pattes de
derrière et eurent la carotide tranchée. Cette opération sert à
vider l’animal de son sang pour que la viande se conserve
mieux. Il ne faut pas qu’il soit mort, c’est-à-dire que son cœur
se soit arrêté de fonctionner, sinon l’opération serait moins
efficace. L’étourdissement est censé rendre l’animal
inconscient pendant que son sang s’écoule, pour qu’il ne
souffre pas. Ce n’est qu’à la fin de ce processus, qui peut
prendre plus d’une minute, que l’animal trouve la mort. Mais
ce jour-là, pas d’étourdissement. Un à un, les pauvres lapins
étaient accrochés par les pattes de derrière et saignés en pleine
conscience. L’opérateur humain, travaillant sur cette chaîne
d’abattage, laissa un peu de temps passer avant l’opération
suivante. Mais, attendre quelques minutes, c’est long quand
une commande doit partir à 14 heures. Alors, sans toujours
attendre la mort de chaque lapin dont il devait s’occuper,
l’opérateur incisa la peau des petites bêtes juste au niveau des
pattes de derrière, l’attrapa des deux mains et, tirant vers le
bas, écorcha vif les animaux. Ceux qui n’étaient pas encore
morts se tordaient bien sûr de douleur. Mais que peut un lapin,
suspendu par les pattes de derrière, face à un opérateur qui lui
arrache la peau ? Rien, sinon mourir dans d’horribles
souffrances.

Des lapins massacrés


Cette scène de torture est-elle exceptionnelle ? Impossible
de faire des statistiques, étant donné l’absence de contrôle
régulier de ce qui se passe dans les abattoirs. Mais il semble
que la pratique soit courante. D’abord, il faut se rendre compte
que même l’existence d’une machine à étourdir en état de
marche ne garantit pas une absence de souffrance. Pour les
lapins, le procédé d’étourdissement consiste à ce que leur tête
soit placée sur une petite table où se trouvent deux broches
électriques. En entrant en contact avec la tête du lapin, elles
provoquent son électrocution. Comme on l’a souligné,
l’opération n’est pas mortelle. Elle « sonne » l’animal et est
censée le rendre inconscient pendant quelques minutes. Quand
l’opération est correctement effectuée, ça marche. Mais il
arrive parfois que l’opérateur s’y prenne mal, parce qu’il est
débutant, parce qu’il est négligeant ou, comme cela arrive
souvent dans l’industrie, parce qu’il est pressé. Même après le
choc électrique, on voit ainsi des lapins se débattre
énergiquement. Ce qui ne les empêche pas d’être saignés,
comme les autres. En outre, il arrive que la machine, même en
état de marche, soit mal réglée. Dans ce cas, les opérateurs se
débrouillent comme ils peuvent, c’est-à-dire qu’ils s’acquittent
au mieux de leur tache qui est de faire, à un rythme soutenu –
rentabilité oblige –, de la nourriture de lapin et non de
s’occuper du bien-être de ces bêtes.
L’autre raison qui laisse penser que les lapins sont très
souvent dépecés conscients se trouve du côté de leurs
conditions d’élevage. Il faut en effet savoir que la quasi-
totalité des lapins qui sont de nos jours consommés (c’est-à-
dire 99 % des 40 millions de lapins abattus en France chaque
année) vient d’élevages industriels. Or aucune réglementation
ne vient contraindre les opérateurs à veiller au bien-être de ces
bêtes. La seule contrainte qui leur est naturellement imposée
est celle de la rentabilité. Tant que suffisamment de lapins
prennent du poids, et survivent, l’affaire tourne.
Dans ces élevages, les lapins sont donc entassés dans des
cages situées dans des bâtiments où, bien souvent, la lumière
du jour ne pénètre pas. L’espace étant exigu, ils peuvent à
peine se déplacer. Le grillage, dont est fait le sol des cages,
provoque au mieux de l’inconfort permanent, le plus souvent
des blessures aux pattes. Sans nourriture à ronger adaptée à
leurs besoins, leurs incisives, qui poussent naturellement,
deviennent trop longues et provoquent des blessures dans la
bouche. Ces conditions ne sont bien sûr pas propices à la
bonne santé des lapins : beaucoup perdent leurs poils par
plaques entières, ont des blessures aux oreilles et environ 20 %
d’entre eux meurent avant l’abattoir.
Avec un tel système d’élevage, pourquoi voulez-vous que
les exécuteurs se mettent à prendre en compte tout d’un coup
la souffrance de ces animaux au moment de les abattre ? Par
exemple, dans l’abattoir mentionné ci-dessus, celui où la
machine à étourdir ne fonctionnait pas, les lapins avaient été
conduits dans le local d’abattage dans un chariot métallique où
ils avaient été jetés en vrac, et formaient trois à quatre couches
de lapins vivants, superposés les uns sur les autres. Ceux du
dessus écrasaient immanquablement ceux du dessous contre
les grilles métalliques du fond du chariot. Sous le poids,
certains lapins avaient d’ailleurs trouvé la mort et quelques-
uns avaient, littéralement, les yeux qui leur sortaient des
orbites. Mais le personnel de l’abattoir ne s’en souciait guère.
Cette indifférence à la souffrance des animaux suggère
fortement que la procédure d’étourdissement, imposée pour
l’abattage des lapins (et de la volaille) par la loi française
depuis 1970 (1964 pour les bovins), n’est pas respectée dès
qu’elle pose la moindre difficulté. Quand toute la filière
manifeste un tel manque de considération pour le bien être des
lapins, on ne peut pas attendre de ses opérateurs qu’ils fassent
preuve de compassion au moment de les abattre2.

La triste vie des truies


L’industrie du lapin n’est pas la seule à faire preuve de
cruauté. Le reste de l’industrie de la viande et l’industrie
piscicole font de même. Par exemple, qu’en est-il de la filière
porcine ? Elle gère 95 % des porcs abattus en France chaque
année, soit environ 25 millions. Cette industrie n’est pas libre
de traiter les animaux comme elle l’entend. Elle doit respecter
certaines règles, du moins en France. C’est mieux que rien.
Mais la souffrance des animaux est toujours au rendez-vous.
Prenez les truies. Toute leur vie, elles la passent enfermées
dans un bâtiment bondé, sans jamais voir la lumière du jour,
avec un sol en béton ou en caillebotis, ce qui n’est pas du tout
approprié à leurs sabots. Engrossées artificiellement à partir de
l’âge de 8-9 mois, elles sont parquées à la fin de leur grossesse
pour plusieurs semaines dans une stalle individuelle, où elles
n’ont pas de place pour avancer, reculer ou se retourner. Elles
y donnent naissance, en moyenne, à 14 porcelets, dont on
meule les dents, coupe la queue et qu’on castre si ce sont des
mâles, le tout sans anesthésie. Aucune de ces opérations n’est
anodine. Par exemple, pour la castration, les éleveurs attrapent
les porcelets par les pattes arrières, les coincent entre leurs
genoux et, comme les testicules sont internes chez le cochon,
incisent profondément la peau avec une simple pince coupante
et arrachent les testicules à la main. Évidemment, pendant cet
acte, les porcelets hurlent de douleur et se débattent de toutes
leurs forces. Mais, délicats, les éleveurs portent souvent un
casque antibruit.
Quant à leurs mères, incapables de se mouvoir librement,
elles peuvent difficilement prendre soin d’eux. Les porcelets
qui se développent mal ou sont malades sont rapidement mis à
mort par une technique toute simple : un opérateur les prend
par les pattes de derrières et leur fracasse le crâne en les
cognant sur le sol ; après, il n’y a plus qu’à les jeter dans une
poubelle, en les laissant plus ou moins agoniser en fonction de
l’efficacité du geste. Les porcelets qui n’ont pas été
« euthanasiés », comme on dit dans le métier, sont ensuite
arrachés à leur mère entre 21 et 28 jours après leur naissance
(alors que, dans des conditions plus champêtres, le sevrage se
fait naturellement au bout de 3-4 mois) pour se faire engraisser
avant d’être envoyés à l’abattoir quand ils ont environ 6 mois.
Une fois que leurs bébés leur ont été ôtés, les truies
redeviennent, à coup d’hormones, rapidement fécondes pour
être de nouveau artificiellement engrossées, avant d’être
remises dans leur stalle individuelle après un court répit au
début de leur grossesse qu’elles passent en compagnie d’autres
truies dans un enclos bondé. Vers l’âge de 3 ans, quand elles
sont trop épuisées pour être rentables en tant que gestatrices,
après environ 5-6 portées, les truies sont emmenées à
l’abattoir, alors qu’elles peuvent vivre une vingtaine d’années.
Cette vie de cochon est une vie de misère. Il faut savoir que
les cochons sont des animaux intelligents (probablement plus
que les chiens) et sociaux. Contrairement à une image qui leur
colle à la peau, ils sont propres. Par exemple, ils ne défèquent
jamais dans leur espace de sommeil. Celui-ci est sec et
moelleux. Curieux, ils passent une grande partie de leur temps
à explorer leur environnement et à fouir le sol pour chercher
de la nourriture. À l’état sauvage, ils peuvent ainsi parcourir
plusieurs kilomètres par jour. Quant aux truies, avant la mise
bas, elles construisent un nid, d’herbes ou de pailles, à l’écart
du groupe ; elles y restent ensuite exclusivement avec leurs
petits jusqu’à ceux-ci aient environ deux semaines ; puis elles
rejoignent définitivement leur groupe avec leurs bébés quand
ils sont sevrés.
En élevage industriel, les pauvres truies ne peuvent
accomplir aucune de ces activités. Elles ne voient jamais la
lumière du jour, elles ne peuvent pratiquement pas bouger,
elles ne peuvent pas fouiner, construire un nid, avoir des
relations sociales, etc. Dans les stalles individuelles, elles
deviennent presque littéralement folles. Dépressives, frustrées,
agressives, leur mal-être se manifeste au travers de
comportements anormaux répétés, notamment un
mâchonnement continu des barreaux. Leur inactivité entraîne
également des problèmes aux articulations, une faible densité
des os, une faiblesse musculaire, en particulier dans les pattes.
Elles ont souvent des infections urinaires, des plaies, des
ulcères, des boiteries importantes, et sont même pour certaines
dans l’incapacité de se mouvoir seules. Que voulez-vous ?
Une vie à ne pas bouger, à être engrossée de force à un rythme
soutenu, à n’avoir rien d’autre à faire qu’à manger, ne vous
apprend pas à vous mouvoir avec aisance. Or voilà qu’à l’issue
de cette vie de misère, il faut se rendre à l’abattoir. Question
pratique : comment les opérateurs font-ils pour amener à
l’abattoir des truies qui ont du mal à se déplacer et qui peuvent
peser jusqu’à 300 kg ?
Le moment fatidique venu, les truies doivent marcher de
leur stalle jusqu’à un camion situé à l’extérieur du bâtiment où
elles ont passé leur vie. C’est souvent la plus grande distance
qu’elles n’ont jamais parcourue au cours de leur existence. En
général, le trajet ne se fait pas de gaieté de cœur, mais à coup
de triques ou de bâton électrique. La phase délicate est
l’embarquement dans le camion. Les truies les moins
esquintées y arrivent tant bien que mal en claudiquant. Mais,
parfois, elles s’écroulent avant. Croyez-vous que les
transporteurs, pressés, forcément pressés, vont leur prodiguer
des petits soins et attendre qu’elles retrouvent leurs forces ?
Non, bien sûr. Plus pragmatiques, ils font pleuvoir les coups de
triques. Quand ce n’est pas suffisant, ils recourent à la manière
forte : le treuil. Voilà donc les truies exténuées, attachées par
un câble métallique à une patte, traînées de force ou même
suspendues au treuil et ainsi amenées jusqu’aux camions. Une
fois parquées dedans, le calvaire continue. Ayant du mal à se
tenir debout, épuisées, entassées les unes sur les autres,
effrayées par cette situation nouvelle, les voilà en route,
parfois pendant des heures, sans eau et sans nourriture, vers les
abattoirs.
À l’arrivée, rebelote. Après un trajet éprouvant, les truies
n’ont pas plus de facilité à se mouvoir. Une fois les portes des
camions ouvertes, elles sont saisies de peur et, bien souvent,
ne veulent pas descendre. Qu’à cela ne tienne, les
transporteurs usent de leur trique ou de bâtons électriques pour
qu’elles se dirigent vers les rampes d’accueil, puis vers les
couloirs de la mort. Mais, comme pour la montée dans les
camions, toutes ne peuvent pas marcher. Là encore, la
technique la plus courante est de leur attacher une patte à un
câble métallique et, grâce à un treuil, de les traîner sur le sol.
En fonction du la rugosité de celui-ci, leur peau s’en trouve
plus ou moins arrachée. Si la plateforme du camion est
sensiblement plus haute que la rampe d’accueil, gare à la
chute. Ensuite, il ne leur reste plus qu’à agoniser en attendant
l’abattage.
D’après la réglementation en vigueur en France, ces
situations ne devraient pas se produire. Une truie qui ne peut
plus se déplacer ou qui ne le fait qu’avec beaucoup de
difficulté ne devrait pas être conduite à l’abattoir. Pour toute
truie qui n’est pas en bon état de marche, un vétérinaire devrait
venir à son chevet et décider s’il faut l’euthanasier. Parfois,
c’est ce qui se produit. Mais ce n’est jamais une solution facile
pour l’éleveur qui se retrouve avec une carcasse d’animal, de
plusieurs centaines de kilos, sur les bras. Ensuite, faire venir
un vétérinaire coûte de l’argent et vendre une truie de moins à
l’abattoir en fait perdre. L’éleveur a donc tout intérêt, pour des
raisons économiques évidentes, à ce que sa truie parte avec
celles qui peuvent encore marcher. D’où sa réticence à appeler
le vétérinaire et la pression qu’il exerce sur le transporteur
pour qu’il prenne toutes ses bêtes. Le problème est le même du
côté des abattoirs. Ceux-ci sont censés ne pas accepter les
bêtes invalides. Mais les abattoirs qui font trop les difficiles
risquent de voir les éleveurs se tourner vers des concurrents
moins regardants. C’est ainsi toute la logique économique du
système qui pousse les différents acteurs de la filière porcine à
ne pas prendre en compte le bien-être de l’animal.
Arrivées à l’abattoir, le calvaire des bêtes ne fait bien sûr
que continuer. En France, depuis 1964, comme pour les bovins
et toute bête d’une certaine corpulence, les porcs doivent être
étourdis avant d’être saignés. Pour les truies, et les cochons
d’une manière générale, l’étourdissement se fait par
électronarcose. Le principe consiste à appliquer les deux
broches d’une pince électrifiée derrière les oreilles de l’animal.
Sous le choc, celui-ci est censé perdre conscience. Un
opérateur doit alors lui accrocher une patte arrière à un câble
et, grâce à un treuil, le suspendre en l’air, direction le poste de
dépeçage où il commence par se faire saigner. Après quelques
minutes, il est supposé mourir sans avoir repris conscience. À
la suite de quoi, l’animal est plongé dans une cuve d’eau
chaude (à 62 degrés) – c’est l’échaudage –, d’où il ressort pour
se faire épiler, puis c’est le flambage qui élimine les poils
résiduels avant qu’il ne soit éviscéré.
Sur le principe, la souffrance de l’animal devrait être réduite
au minimum : juste un choc très intense et très bref lors de
l’électronarcose, de façon à lui faire perdre conscience. Dans
la réalité, la situation est différente. Pour que l’opération se
passe bien, il faut que le cochon soit immobilisé par une sorte
de « piège », que l’opérateur sache bien où et comment placer
les électrodes, et que l’intensité électrique soit bien réglée pour
qu’on n’ait pas à s’y reprendre. Or ces trois conditions ne sont
pas toujours réalisées. Régulièrement, les cochons ne sont pas
immobilisés correctement (par incompétence humaine ou
défaut du matériel adéquate) ; ou c’est l’opérateur en charge de
délivrer le choc électrique qui fait preuve d’un manque
d’adresse ou n’est pas très appliqué ; ou encore, ce peut être la
pince électrique qui ne fonctionne pas bien. Ces défaillances
professionnelles n’ont pas beaucoup de conséquences sur le
produit manufacturé : la viande aura la même qualité. Le seul
individu qui aurait à s’en plaindre, c’est le cochon. Mais, lui, il
n’a pas la parole et sa mort est imminente. Alors, qu’importent
les ratés…
Dans l’affaire, il arrive souvent que la pince soit placée
n’importe comment sur le corps des cochons (dans leur
bouche, sur leur groin, etc.). Du coup, les opérateurs doivent
s’y prendre à plusieurs fois, provoquant à chaque électrocution
d’intenses douleurs. Dans ces conditions, même après avoir
été étourdies, suspendues par une patte arrière, transférées sur
le poste de dépeçage et saignées, les bêtes en arrivent parfois à
reprendre conscience. Pour des truies de plus
de 300 kilogrammes, qui ont très peu bougé dans leur vie, être
suspendues par une patte arrière avec un crochet qui leur
arrache littéralement la peau et leur démet la hanche, cette
position ne doit pas être une partie de plaisir, sans parler du
coup de couteau qu’elles reçoivent dans la gorge. Paniquées
par ce qui leur arrive, cherchant désespérément à fuir, les voilà
qui se mettent à gesticuler tant qu’elles peuvent. Mais rien à
faire, continuant à se vider de leur sang, elles meurent
lentement dans de terribles souffrances. À moins que, pour
gagner du temps, les opérateurs les plongent encore
conscientes dans les cuves d’eau chaude3.

Le confinement des poules


Pour continuer notre petite promenade macabre, allons
regarder du côté des poules. Dans l’industrie, il y en a de deux
sortes : les poules pondeuses et les poulets de chair. La
différence a été obtenue à coup de sélection artificielle. Les
premières sont spécialisées dans la ponte des œufs, mais
n’offrent pas assez de chair pour garnir les tables à manger.
Quand, vieillissantes, elles ne produisent plus assez d’œufs,
elles passent à la moulinette pour faire du bouillon de poulet
ou autres préparations au goût de poulet. Ce sont les seconds,
gras et dodus à souhait, qui font les délices des amateurs de
cuisses, d’ailes ou de blanc de poulet. Aucune poule ou aucun
poulet n’a un sort particulièrement enviable. Mais l’horreur de
la condition des premières est plus facile à comprendre.
L’image de la cage parle en effet d’elle-même.
Il faut savoir que, en France, environ 80 % des poules
pondeuses sont élevées en cage de batterie. Ce qui veut dire
confinement extrême. Elles sont ainsi entassées par dizaines de
milliers dans d’immenses hangars, où la lumière du soleil ne
pénètre pas ou peu et où la concentration en ammoniaque due
aux déjections rend l’air irrespirable, au point que les éleveurs
y pénètrent souvent avec un masque. Dans chaque cage, elles
se retrouvent confinées à 6 ou 7, de sorte qu’elles ont à peine
la possibilité de se déplacer, et certainement pas celle
d’étendre leurs ailes. Leurs pattes reposant sur des grillages,
qui plus est en pente pour laisser les œufs rouler vers
l’extérieur, elles restent constamment en tension. Avec le
temps, les griffes de certaines poules se referment de façon
permanente sur le grillage, jusqu’à ce qu’on les arrache de
force lors du ramassage pour l’abattoir. Quant à leur taux de
ponte, poussé par la sélection artificielle, il atteint des niveaux
très élevés allant jusqu’à plus de 200 œufs à l’année alors que
les poules à l’origine de toutes les races domestiques (les Coqs
bankiva) ne pondent pas plus de 20 œufs par an. Cette
productivité a pour conséquence que beaucoup de poules
connaissent de douloureuses descentes d’organes (ou
prolapsus) jusqu’à ce que l’utérus sorte de leur cloaque.
Bien sûr, dans ces conditions, les poules ne peuvent jouir
d’aucune de leurs activités naturelles : gratter le sol, s’étirer,
battre des ailes, avoir une vie sociale, prendre le temps de
choisir son nid, couver, etc. Le résultat est que leur état de
santé est déplorable (déformations des pattes, pertes des
plumes, lésions à la peau, décalcification des os, etc.). Quant à
leur état psychologique, il n’est pas mieux : ainsi confinée
toute leur vie, elles deviennent tout simplement folles. Mais,
bonnes âmes, les éleveurs ont veillé à tout : pour éviter
qu’elles ne se battent entre elles, le bout de leur bec a été
coupé – sans anesthésie – quand elles étaient petites. Cela
évite qu’elles ne se blessent entre elles en se battant, et donc
engendre des pertes pour les éleveurs, mais entraîne très
souvent d’intenses douleurs chroniques.
Au bout d’une année environ, au maximum deux, elles sont
arrachées brutalement de leurs cages pour être tuées. Il faut
bien se représenter visuellement l’opération. Ces poules,
auxquelles personne n’a jamais apporté la moindre attention,
vont devoir être mises dans des caisses ou cageots qui seront
entreposés sur un camion, direction l’abattoir. N’allez pas
imaginer que les opérateurs vont soudainement se mettre à
faire preuve de délicatesse à leur égard, d’autant plus qu’ils
doivent en manipuler des dizaines de milliers. Ils vont donc les
attraper très rapidement – rentabilité oblige – et les jeter dans
ces caisses où elles ont encore moins de place que dans leurs
anciennes cages et où elles finissent par s’empiler les unes sur
les autres. Avec ce traitement, la casse est bien sûr au rendez-
vous : pattes cassées, ailes arrachées, hanches démises, etc.
Qu’importe les dégâts, puisqu’elles ne sont pas destinées à
finir en poulet rôti élégamment présenté lors du repas
dominical. Sous forme de bouillon de poulet, personne ne
remarquera dans quel état elles ont fini.
Arrivées à l’abattoir, leur situation ne va pas s’améliorer.
Sorties sans ménagement des caisses, elles sont accrochées par
les pattes à des crochets de fer. La compression des pattes par
le métal provoque déjà d’intenses douleurs, mais ce n’est que
le début. Les crochets suivent alors un rail en mouvement qui
amène les oiseaux terrifiés vers un bain d’eau électrifiée dans
lequel leur tête est plongée afin de les étourdir. Là encore,
l’intention est bonne. Mais l’opération est loin de toujours
fonctionner très bien, soit parce qu’une poule ayant la
mauvaise idée de se débattre n’est pas plongée suffisamment
longtemps ou profondément dans le bain ; soit parce que
l’intensité électrique est mal réglée ; ou soit parce qu’une
poule est particulièrement résistante. Dans tous les cas, le rail
conduit ensuite les poules vers une lame tournante qui leur
coupe la gorge, pour qu’elles se vident de leur sang. Pour les
poules parfaitement étourdies, pas de problème. Mais pour
toutes celles qui sont encore conscientes, ou celles qui
reprennent conscience, les voilà suspendues par les pattes,
agonisantes, en train de se vider de leur sang. Les deux artères
de la carotide n’ayant pas été toujours très bien coupées,
surtout quand ces pauvres bêtes bougent, la mort peut mettre
du temps à venir. Du coup, certaines poules sont toujours
conscientes lorsqu’elles passent à l’étape suivante qui consiste
à les plonger dans l’échaudoir, c’est-à-dire une cuve d’eau
à 52 degrés, pour faciliter l’opération de plumage qui suit. Il
faut bien comprendre que les ratés ici évoqués ne sont pas des
exceptions. Dans des abattoirs modernes qui tuent
de 8 000 à 10 000 poules à l’heure, soit environ 170 oiseaux à
la minute, il est difficile, voire impossible, d’assurer une mise
à mort relativement indolore à des animaux qui se débattent…
Une poule qui pond, c’est bien sûr une femelle. Le lecteur
perspicace se sera peut-être demandé ce qu’il advient des
mâles. Ils sont aussi nombreux que leurs sœurs ou cousines,
mais eux ne pondent pas. Leur autre défaut est de ne pas
pouvoir devenir des poulets de chair car ils ne sont pas de la
même souche que ces derniers. Ils sont donc inutiles, en
termes économiques. Du coup, ils sont détruits à la naissance.
L’industrie française de la volaille tue ainsi des millions de
poussins par an, en les broyant vivants, en les entassant dans
des grands sacs en plastique où ils finissent par mourir
étouffés, en les jetant vivants dans des bennes à ordures, ou
encore en les gazant. Au moins, ils échappent à l’enfer dans
lequel sont plongées les femelles pendant un ou deux ans.
Côté poulet de chair, la situation n’est guère mieux. Certes,
ils ne sont pas en cage puisqu’ils vivent à même le sol. Mais
ils se retrouvent aussi par dizaines de milliers dans des hangars
où là encore la lumière du jour ne pénètre pas et où, à cause de
leur très forte concentration, l’odeur est difficilement
soutenable. Il peut en effet y avoir plus de 20 poulets par m2.
Ce qui fait qu’ils ne peuvent se déplacer qu’en se bousculant.
Grâce à une alimentation très enrichie et à la sélection
artificielle opérée par les éleveurs, ils atteignent leur poids
d’abattage à l’âge de six semaines, c’est-à-dire bien avant
l’âge adulte qui n’est atteint qu’à partir de 6 à 9 mois suivant
le type de poule. Dans cette croissance « forcée », ce ne sont
que les muscles (c’est-à-dire la partie consommée) qui
grandissent rapidement, pas les pattes, le cœur et les poumons.
Du coup, les poulets souffrent de douloureuses déformations
des pattes au point qu’ils ont du mal à rester debout et encore
plus à marcher. Passant quasiment tout leur temps assis, sur
une litière humide et sale, beaucoup de poulets souffrent de
douloureuses ampoules sur la poitrine, de brûlures aux jarrets
et d’ulcères aux pattes. Un grand nombre de poulets meurent
même de faim et de déshydratation car ils n’arrivent pas à se
rendre aux points d’eau et de ravitaillement. Ils ont également
du mal à respirer tant leurs poumons sont compressés. Enfin,
le cœur ne pouvant pas suivre le développement trop rapide du
corps, beaucoup meurent d’une crise cardiaque avant l’âge de
l’abattage (le nombre des morts prématurés augmenterait
d’ailleurs très rapidement si on les laissait vivre quelques
semaines de plus, tant leur état de santé est déplorable). Cela
dit, cette mort « naturelle » est peut-être une chance quand on
sait ce qui les attend dans les abattoirs.

Le calvaire des canards


Dans la famille des volailles, les poules ne sont peut-être
pas les plus à plaindre. La situation des canards et des oies
gavés pour l’obtention du foie gras est encore plus pitoyable.
C’est, au sein de l’industrie de la viande, le cas de maltraitance
généralement le plus reconnu, au point que la production de
foie gras est désormais interdite dans de nombreux États
(Allemagne, Argentine, Californie, Danemark, Finlande,
Grande-Bretagne, Israël, etc.).
Mais les personnes qui reconnaissent que le gavage ne doit
pas être un moment particulièrement agréable pour ces oiseaux
ne se rendent en général pas compte à quel point leur situation
est pire qu’elles ne l’imaginent. Prenons les canards, d’où
provient la majorité du foie gras. Chez ces palmipèdes, seuls
les mâles sont gavés, puisque le foie des femelles est trop
nervé. Les oisillons sont donc triés par sexe dès leur sortie de
l’œuf et les femelles sont aussitôt broyées, avec plus ou moins
d’efficacité suivant le système. Les canetons mâles sont alors
transportés dans un élevage où ils resteront jusqu’à la phase de
gavage, quand ils seront vieux de 80 jours environ. C’est là
que ça se corse…
En France, pendant cette phase de gavage, la plupart des
canards sont enfermés 24 heures sur 24 dans des cages de
batterie où ils ne peuvent ni se lever, ni se retourner, ni étendre
leurs ailes.
Ces cages individuelles sont interdites par la loi
depuis 1999 d’après une directive européenne mais, en France,
pays fier de son foie gras et d’ailleurs plus gros producteur
d’Europe, cette interdiction est pour l’instant encore peu
respectée (à ce jour, environ 75 % des canards sont toujours
dans des cages individuelles4). De toute façon, les cages
collectives ne sont pas beaucoup mieux en termes de
possibilités de mouvement, tellement les canards y sont
entassés. En plus, dans toutes les cages, les pattes palmées des
canards se retrouvent en permanence sur du grillage, ce qui
leur est rapidement très douloureux.
Que ce soit dans une cage individuelle ou collective, les
canards sont gavés deux fois par jour. Cette opération consiste
à administrer de force à l’aide d’un tuyau enfoncé de la gorge
à l’estomac même de l’animal des aliments en grande quantité
(pour être précis, plus de 450 g d’aliments, essentiellement du
maïs). À titre de comparaison, pour une personne humaine de
70 kg, chaque séance de gavage l’obligerait à ingurgiter, deux
fois par jour, 7 kg de pâtes. L’opération prend
entre 45 et 60 secondes avec la méthode artisanale. Elle ne
prend que 2 à 3 secondes avec la méthode industrielle
(largement prédominante de nos jours) où la poussée des
aliments de gavage se fait grâce à une pompe hydraulique ou
pneumatique.
Pour un canard, une séance de gavage est littéralement un
choc. L’animal est presque aussitôt pris de diarrhées et de
halètements. Il a du mal à respirer et à réguler la température
de son corps. La raison est simple : il ne peut tout simplement
pas digérer une telle quantité de nourriture. Du coup, à force
d’être gavé, il développe une maladie du foie appelée stéatose
hépatique au cours de laquelle cet organe s’hypertrophie au
point d’atteindre presque 10 fois son volume normal. Rien que
pour des raisons mécaniques, cette hypotrophie compresse les
poumons de l’animal et rend sa respiration difficile, d’où les
halètements qui augmentent au fur et à mesure du gavage.
Le foie gras est donc le foie malade d’un oiseau. Et pas une
petite maladie. Le taux de mortalité des canards en phase de
gavage est en effet très important, pouvant être de 10 à 20 fois
plus élevé qu’en phase d’élevage. Les producteurs arrêtent
même de gaver les canards au bout d’une douzaine de jours,
alors qu’ils pourraient attendre plus longtemps pour que les
foies soient encore plus gros, pour la simple et bonne raison
que, s’ils dépassaient cette durée, la mortalité serait trop
grande. Il faut enfin que les canards soient transportés dans des
abattoirs proches de l’exploitation, car leur état de santé ne
permet pas un transport trop long. Ce sont donc des animaux
mourants qui arrivent à l’abattoir. Ensuite, le scénario est
classique : ils sont étourdis par électronarcose, un peu comme
les lapins, puis saignés, avec le taux de succès que l’on
connaît. Il arrive donc fréquemment que les canards, après
avoir souffert le martyre pendant une douzaine de jours, soient
saignés plus ou moins en pleine conscience. Tout ça pour que
leur foie finisse sur la table de quelques fêtards qui n’ont,
quant à eux, que peu de conscience.

Des vaches qui ne rient pas


D’accord, la vie des lapins, des cochons, des poules et des
canards est horrible, reconnaît parfois le mangeur de viande,
mais il ajoute pour se rassurer que les vaches ont quant à elles
la belle vie à brouter dans les prés. Il est vrai que l’on voit
régulièrement des vaches dans les champs. Mais ces quelques
scènes bucoliques ne doivent pas tromper. S’il y a des vaches
dans les pâturages, c’est parce qu’elles sont moins résistantes
que les cochons et les poules : si elles étaient enfermées
comme eux toute leur vie sans pouvoir bouger, leur viande
serait de nettement moins bonne qualité et leur taux de
mortalité, avant la date prévue pour l’abattoir, serait trop grand
pour que l’élevage soit rentable. L’industrie de la viande est
donc obligée de leur laisser, à des degrés divers en fonction du
type de vache, un accès à l’extérieur. À la différence des
poules et des cochons, elles savent au moins ce qu’est la
lumière du soleil. Mais cela ne supprime pas toute cruauté à
leur égard.
Dans notre système agro-alimentaire, les vaches ont deux
fonctions : fournir du lait ou de la viande. Suite à un processus
de sélection artificielle, les vaches sont de nos jours
spécialisées pour répondre à l’une ou l’autre de ces demandes.
Les vaches dites allaitantes servent à produire la viande. Ce
sont d’elles que viennent les steaks. Quant aux vaches
laitières, elles servent, comme leur nom l’indique, à la
production du lait. Une fois leur service terminé, ces vaches
laitières partent aussi à l’abattoir, mais leur viande, de moins
bonne qualité, est vendue sous forme de steak haché, par
exemple. En termes de conditions de vie, les vaches allaitantes
s’en sortent bien mieux que les vaches laitières. La raison est
simple : elles sont moins exploitées au cours de leur existence,
puisque seule leur viande intéresse les éleveurs. Bien sûr, tout
n’est pas rose : les veaux mâles sont la plupart du temps
castrés, sans anesthésie, et les vaches et les bœufs peuvent être
écornés pour éviter qu’ils ne se blessent entre eux ou qu’ils ne
blessent les éleveurs. Ce sont là deux opérations très
douloureuses. Mais il faut reconnaître que globalement, en
dehors de ces moments d’intense douleur, leurs conditions de
vie sont bien meilleures que celles des poules pondeuses
élevées en batterie ou des truies enfermées dans leur stalle.
Cela dit, alors qu’elles sont encore très jeunes, vers 3 ans,
quand elles pourraient vivre une vingtaine d’années, les vaches
sont conduites à l’abattoir. Ce qui n’est jamais drôle.
Avant d’en faire des steaks bien saignants, il faut en effet les
dépecer. Ce n’est pas une tâche facile. Comme les autres bêtes
de rente, elles doivent d’abord être étourdies. En ce qui les
concerne, l’opération consiste à leur perforer le crâne. Là
encore, l’intention est bonne. Mais, comme toujours, les bêtes
ne sont pas dociles. Elles bougent et se débattent. Quant aux
personnes en charge de l’opération, elles ne sont pas toujours à
la hauteur de la tâche. En plus, elles n’ont pas le temps de faire
soigneusement leur travail. Résultat : de nombreuses vaches,
simplement sonnées, restent conscientes ou reprennent
rapidement conscience. Or voilà que commence l’opération de
dépeçage. On suspend donc à un crochet ces vaches toujours
conscientes par une patte de derrière et on leur tranche la
gorge pour qu’elles se vident de leur sang. Imaginez ce que ce
doit être pour une vache de plus de 500 kg que d’être soulevée
par une patte arrière : le crochet lui arrache la peau, sa hanche
est à peu près sûre d’être démise et, psychologiquement, la
situation doit être terrifiante. En tout cas, c’est au cours de ce
processus qu’elles sont censées mourir. Mais, dans l’industrie,
on ne peut pas se permettre d’attendre longtemps. Alors,
quand de nombreuses bêtes sont encore conscientes, on se met
à les dépecer, en commençant par couper les pattes de devant.
Les vaches, toujours suspendues par une patte arrière, se
débattent tant qu’elles peuvent. Mais leur destin est scellé. Le
couteau de boucher continue son œuvre. Après plusieurs
minutes d’horribles souffrances, la mort est enfin au rendez-
vous. Quelques jours plus tard, les steaks sont dans les
assiettes.
Là encore, selon la réglementation imposée à l’industrie, ces
scènes, dignes de films d’horreur, ne devraient pas se produire.
Mais elles sont très courantes, comme le révèlent nombre
d’enquêtes5. Voilà ce qu’il ne faut jamais oublier quand on est
témoin de scènes bucoliques de vaches broutant paisiblement
dans un champ.
Dans tous les cas, brouter dans un champ est un plaisir que
les vaches laitières connaissent de moins en moins au fur et à
mesure que se développe l’industrie du lait. Pour que les
vaches produisent ce précieux liquide, il faut qu’elles donnent
naissance à un petit. Le lait qu’elles produisent est bien sûr
censé lui être destiné. Mais comme les éleveurs veulent le
récupérer, ils arrachent le veau à sa maman, environ une
journée après sa naissance. C’est un grand moment de
déchirement pour cette mère qui, comme tous les mammifères
femelles, aime son petit. Pendant des jours, elle va alors
meugler pour qu’on le lui rende. En vain. Ensuite, il va falloir
que la vache soit traite sans relâche pour que le maximum de
lait lui soit soutiré. Pour faciliter cette opération et la
rentabiliser, les vaches passent de moins en moins de temps en
pâturage. Leur élevage se fait de façon croissante en
stabulation individuelle (les animaux sont séparés les uns des
autres par des barreaux) où elles ont très peu de possibilité de
se mouvoir. Pour optimiser leur lactation, elles sont engrossées
de force tous les ans et à chaque fois leur veau leur est
immédiatement volé. De quoi les déprimer. Dans ces
conditions, elles accumulent les problèmes de santé et
souffrent de mammites à répétition. Une mammite est une
infection des mamelles, assez douloureuse, qui provoque
l’apparition de pus. Celui-ci se trouve bien sûr mélangé avec le
lait. Ce n’est pas un problème pour les éleveurs qui le vendent
ainsi, dans la mesure où le taux de pus n’est pas trop élevé.
Tant que les consommateurs ne s’en plaignent pas, ce n’est pas
un peu de pus qui gênera la course au profit.
En soi, cette situation des vaches laitières serait déjà assez
pitoyable. Mais elle est encore plus grave étant donné que les
éleveurs, toujours à coup de sélection artificielle, ont depuis
des décennies entraîné une métamorphose des vaches qui rend
leur condition encore plus misérable. Alors qu’une vache
allaitante produit environ 4 litres de lait par jour (ce qui est
suffisant pour son veau), les éleveurs ont réussi à obtenir des
vaches laitières qu’elles en produisent en moyenne 30 litres
par jour, avec des pics de 60 litres. Leurs pis débordant de lait
sont donc très lourds et trop volumineux, ce qui provoque un
écartement des membres postérieurs, des lésions au niveau des
pieds, des boiteries et autres problèmes fonctionnels. Soumises
à ce calvaire pendant quelques années, les vaches finissent
rapidement par être épuisées et par voir leur production de lait
diminuer. Comme seule l’hyper-productivité est intéressante
pour l’industrie, les vaches laitières sont en général envoyées à
l’abattoir quand elles ont entre 4 et 5 ans. Ce voyage est
encore plus éprouvant que pour leurs cousines allaitantes,
puisque les vaches laitières ont bien souvent du mal à se
déplacer, quand elles arrivent encore à se tenir debout. Il faut
donc les frapper et les traîner par des treuils pour les conduire
dans les camions, les en faire sortir et les amener au poste
d’abattage. Ensuite, c’est le massacre habituel.
Reste le veau. Il a été privé de l’affection dont tous les
enfants mammifères ont besoin. Ce peut être soit un mâle, soit
une femelle. Dans le premier cas, il va être conduit dans un
centre d’engraissement où il passera sa très courte vie
enfermé, dans une stalle individuelle ou collective, où il aura
très peu de place pour se déplacer et où il n’aura rien à faire de
ses journées. Son alimentation sera calculée pour qu’il soit
anémique, afin que sa viande soit blanche. Enfin, au bout de
six mois, il sera conduit à l’abattoir. Si le veau est une femelle,
elle risque de vivre le même cauchemar que sa mère. Mais si
sa croissance n’est pas assez rapide, ou simplement s’il y a
déjà trop de femelles, elle subira le même sort que les veaux
mâles. Bref, de nos jours, la vache qui rit, cela n’existe pas,
sauf dans les spots publicitaires.

Les rituels de la mort


Comme si toutes les scènes décrites ci-dessus n’étaient pas
assez abominables, ce qui se passe derrière les murs des
abattoirs est souvent pire. Jusqu’ici, il a été mentionné que
tous les animaux devaient être étourdis avant d’être saignés.
Souvent, l’opération ne marche pas bien. Mais elle fonctionne
dans la majorité des cas, du moins on peut l’espérer. Or, pour
des raisons d’exceptions religieuses, l’obligation
d’étourdissement ne s’applique pas aux bêtes destinées aux
populations musulmanes ou juives. Il y a des petites nuances
dans la façon, casher et halal, dont les animaux doivent être
tués selon ces deux confessions, mais globalement l’idée est
qu’il ne faut pas mettre à mort un animal blessé ou malade. Or
un animal étourdi est considéré comme un animal blessé. Il
faut donc le saigner en pleine conscience. Comme toujours, la
mort doit arriver à l’issue de ce processus qui peut prendre
plus d’une minute. Non seulement c’est un processus effrayant
et très douloureux pour les bêtes. Mais, en plus, cette pratique
augmente le risque qu’elles commencent à se faire dépecer en
étant encore conscientes.
Prenons un exemple concret : une vache, par exemple.
Arrivée à l’abattoir, terrorisée, forcément terrorisée, elle est
conduite à coups de trique ou de bâton électrique dans un
« box rotatif de contention » de forme cylindrique. Quand la
porte se referme derrière elle, la vache ne peut plus avancer ni
reculer. Des vérins hydrauliques poussent alors des battants
métalliques sur ses côtés. La voilà immobilisée. Seule la tête
dépasse par une ouverture à l’avant du box. Une mentonnière
mécanique la relève et l’immobilise en position haute de façon
à bien dégager la gorge. Une fois l’immobilisation complète
assurée, le box tourne de 180 degrés de sorte que la vache,
saisie d’épouvante par ce qui lui arrive, se retrouve les quatre
pattes en l’air, la gorge « offerte » au couteau du sacrificateur.
Celui-ci n’a plus qu’à trancher. Résultat : le sang gicle et coule
en abondance avant que la vache ne perde connaissance au
cours de ce calvaire. Quand la saignée est finie, une porte
latérale du box s’ouvre et la bête s’écroule sur le sol. Il ne
reste plus qu’à l’attacher par une patte arrière, la suspendre à
un rail et la conduire au poste de dépeçage.
Cette procédure, épouvantable quand on se met à la place de
la vache, correspond à des situations où tout se passe suivant
les normes. Mais, comme on l’a vu précédemment, il y a
régulièrement des ratés, par incompétence humaine ou
mauvaise qualité du matériel. Dans la longue liste de ces
pratiques défaillantes, citons le cas de cette vache qui, en
raison de sa petite taille, était mal placé à l’intérieur du box
rotatif. Quand il s’en rendit compte après l’avoir fait basculer,
le sacrificateur lui fit faire plusieurs mouvements de rotation
en espérant qu’elle finirait par se retrouver dans la bonne
position. Peine perdue. Il « prit alors un bâton qu’il enfonça
dans la gueule de la vache pour tenter par des mouvements de
mettre la tête en position droite. N’y parvenant pas, il décida
alors d’enfoncer ses doigts dans les cavités orbitales des yeux
de l’animal. C’est ainsi qu’il parvint à tourner la tête de
l’animal6 ». Il ne lui resta plus qu’à égorger la vache en pleine
conscience. Après enquête, il s’avéra que ce n’était pas la
première fois qu’il s’y prenait de la sorte. Or jamais quelqu’un
ne lui avait fait une remarque. Ainsi vont les abattoirs…
En France, cette pratique de l’abattage rituel est très
courante. Non pas en raison des besoins des populations
musulmanes ou juives, puisqu’elles sont minoritaires. Mais
parce que, pour la filière viande, adapter l’offre à la demande
compliquerait beaucoup le fonctionnement des abattoirs.
Plutôt que d’avoir dans chaque abattoir des chaînes d’abattage
bien distinctes et proportionnées aux besoins des
consommateurs, il est souvent plus facile d’abattre toutes les
bêtes de façon rituelle et de mettre des étiquettes différentes en
fonction des acheteurs visés. Du coup, de nos jours, sur trois
bêtes abattues de façon rituelle, deux sont achetées par des
personnes qui ne sont ni de confession juive ni de confession
musulmane7. Chiffres à se rappeler par ceux qui auraient
encore des doutes sur les souffrances des animaux qui finissent
dans leurs assiettes.
L’agonie des poissons
À côté de ces horreurs de l’industrie de la viande, il ne faut
jamais oublier le triste sort des poissons. De l’hameçon du
pêcheur du dimanche à la pisciculture industrielle, en passant
par la pêche en mer, ces animaux subissent en effet
d’effroyables souffrances. On peut toujours discuter pour
savoir si les vers de terre ou les insectes souffrent quand on les
triture. Mais il n’y a pas de doutes que les poissons, qui sont
des vertébrés, comme les êtres humains, et qui ont un système
nerveux bien développé, ressentent la douleur. Un hameçon
dans la joue ou le palet d’un poisson, qui est globalement
innervé comme le nôtre, doit engendrer des terribles
souffrances8. Imaginez un chien, un chat ou un enfant qui se
serait ainsi pris un hameçon dans la gueule et vous vous
représenterez la douleur que les poissons peuvent ressentir. Ce
n’est pas parce qu’ils ne crient pas qu’ils ne souffrent pas. Les
enfants muets souffrent autant que les autres. Qui plus est, une
fois qu’ils les ont attrapés, les pêcheurs peuvent laisser les
poissons agoniser pendant de longues minutes, quand ils ne
commencent pas à les dépecer vivant. Derrière son image
d’activité paisible, la pêche cache donc de véritables séances
de torture9.
Au niveau professionnel, ce calvaire des poissons ne peut
qu’empirer. Prenons l’exemple des filets maillants. Ils sont
conçus pour piéger, en les retenant prisonniers par les ouïes,
les poissons qui essayent de passer à travers (la tête passe mais
pas le reste du corps qui reste coincé au niveau des ouïes). Les
poissons qui sont ainsi coincés dans les mailles des filets se
débattent forcément, essayent de se retirer en reculant et se
coupent donc au niveau des ouïes sur le fin maillage. Or ces
filets pouvant rester en mer pendant des heures, voire des
jours, la souffrance des poissons peut être très longue. Du
coup, beaucoup meurent par strangulation ou parce qu’ils
perdent trop de sang avant même que les filets ne soient
remontés. Puis, une fois à la surface, qu’ils soient morts ou
vivants, les pêcheurs les arrachent violemment des filets où ils
étaient coincés par les ouïes. Après, il ne leur reste plus qu’à
continuer à agoniser sur le pont d’un bateau avant de se faire
découper.
La pêche à la palangre n’est pas mieux. Cette méthode
consiste à mettre à l’eau de longues lignes sur lesquelles sont
attachés une succession d’hameçons appâtés. La longueur
totale d’une ligne peut varier de quelques dizaines de mètres à
plusieurs dizaines de kilomètres. Les plus longues peuvent
comporter plusieurs milliers d’hameçons. Le type de poisson
pris est déterminé par la façon dont sont disposées les lignes
(horizontalement ou verticalement), la taille du crochet et le
type d’appât. Une fois la gueule transpercée par l’hameçon, les
poissons, et tous les animaux piégés par erreur (mammifères
marins, oiseaux de mer, tortues…), se débattent pendant des
heures jusqu’à ce que les lignes soient ramenées sur le bateau.
Les gros poissons, comme les espadons et les thons, sont
remontés à bord par les pêcheurs qui leur plantent des crochets
ou grappins dans le corps. Une fois sur le pont, alors qu’ils
sont encore en vie, il ne reste plus aux pêcheurs qu’à leur
fracasser le crâne ou à leur ouvrir les ouïes et les laisser
saigner jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Dernier exemple. La pêche au chalut consiste à traîner un
filet en forme d’entonnoir, appelé chalut, par un ou deux
bateaux, appelé chalutiers. Les poissons ainsi attrapés par le
chalut peuvent être traînés pendant des heures et se faire
écraser au fond du filet par les autres poissons qui, à mesure
que la pêche avance, se font eux aussi prendre. Les ouïes des
poissons écrasés peuvent ne plus arriver à extraire l’oxygène
de l’eau et ils meurent alors de suffocation. Lors de la
remontée du chalut, la décompression peut avoir des effets
terribles pour les poissons des grands fonds : il arrive ainsi que
leur vessie natatoire éclate, que leurs yeux sortent de leurs
orbites ou que leur œsophage et estomac sortent par la bouche.
Quant à ceux qui ont survécu, ils sont jetés avec les morts sur
de la glace où ils meurent lentement d’asphyxie ou de froid.
Enfin, toutes les prises non intentionnelles, nombreuses avec
ce type de pêche, sont jetées par-dessus bord en piteux état, si
ce n’est déjà mortes10.
À côté de ces méthodes « traditionnelles » de pêche,
l’élevage de poissons se développe de plus en plus de nos
jours. Comme dans l’industrie de la viande, la recherche de
rentabilité passe par une très forte concentration des animaux.
Les poissons sont ainsi entassés en très grand nombre dans des
cages ou bassins immergés. La densité est telle que les
poissons sont soumis à un très fort stress et que les maladies se
propagent très facilement. Le taux de mortalité en élevage
piscicole peut d’ailleurs atteindre les 30 %. Ce qui en dit long
sur l’état de santé, et la souffrance, des animaux. Nombre de
poissons présentent d’ailleurs des blessures aux nageoires ou à
la queue. Les yeux des poissons étant particulièrement
sensibles au stress, bon nombre d’entre eux souffrent de grave
cataracte, au point qu’ils ont parfois les yeux qui saignent ou
même deviennent aveugles. En outre, les animaux sont
fréquemment infestés de parasites. En particulier, des poux de
mer (petits crustacés) se nourrissent de leur chair, entraînant
des plaies ouvertes de sorte que les crânes des poissons vivants
peuvent se retrouver à découvert. Bien sûr, dans ces conditions
d’élevage, l’abattage ne peut se faire avec la moindre
considération de la souffrance des animaux. Pour eux, c’est
toujours une agonie prolongée : asphyxie à l’air libre,
immersion dans un bain de dioxyde de carbone, passage au
bain électrique, assommage manuel ou, tout simplement, la
bonne vieille méthode de la saignée en tranchant les branchies,
bien entendu sans étourdissement préalable.

Le spectre de la Shoah
Face à cette abominable condition des animaux qui finissent
dans nos assiettes, toute personne sensée a envie de crier
« Arrêter le massacre ! ». Mais le massacre continue et même
s’amplifie dans nombre de pays. Du moins, pour l’instant… Il
faut savoir que de nos jours plus de 60 milliards d’animaux
terrestres sont abattus dans les abattoirs chaque année dans le
monde11. Ce chiffre ne prend pas en compte ceux qui meurent
avant d’atteindre l’âge de l’abattoir. Concernant les poissons,
l’estimation est plus délicate puisque c’est en tonnes qu’ils
sont comptabilisés. Mais il semble que ce soit plus
de 1 000 milliards de poissons qui sont pêchés chaque année, à
quoi il faut ajouter tous ceux qui sont rejetés morts à la mer et
ceux qui sont tués dans les élevages piscicoles12. Bref,
l’industrie du poisson dépasse de loin l’industrie de la viande
en termes de carnage.
Sous le choc, certains défenseurs de la cause animale
n’hésitent pas à comparer les abattoirs aux camps
d’extermination où six millions de Juifs ont péri durant la
Seconde guerre mondiale. Par exemple, c’est ce que fit
en 2003 Matt Prescott, lors d’une campagne en faveur de
l’alimentation végétalienne, intitulée « La Shoah dans votre
assiette » et dont il était le maître d’œuvre : « Les victimes de
l’Holocauste ont été traitées comme des animaux, et donc
logiquement on peut en conclure que les animaux sont traités
comme les victimes de l’Holocauste13. » L’argument n’est pas
absurde. On retrouve dans ces deux « industries » la même
cruauté, la même indifférence à la souffrance et la même
logique meurtrière. La ressemblance va même plus loin
puisque les Nazis se sont directement inspirés, pour nombre
d’aspects techniques, des procédés industriels d’abattage des
animaux apparus à la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Le
chemin d’Auschwitz a donc commencé dans les abattoirs14.
La Shoah étant un sujet sensible, la comparaison peut
troubler. Pourtant, son but n’est pas de minimiser
l’abomination de l’Holocauste. Au contraire, elle tient à garder
cet événement comme point de référence absolu. Ensuite, il est
important de savoir que ce sont des Juifs qui, les premiers, ont
établi un parallèle entre la manière dont les Nazis les avaient
traités et celle dont l’industrie de la viande traite les animaux.
Pour évoquer cette similarité entre la condition des animaux
d’élevage et celle de ses compatriotes juifs massacrés dans les
camps d’extermination, et afin de bien souligner que pour les
animaux l’horreur n’a jamais de fin, le prix Nobel de
littérature (1978) Isaac Bashevis Singer, écrivain de langue
Yiddish, avait écr it que pour les animaux « tous les humains
sont des nazis » et avait comparé leur situation à « un éternel
Treblinka15 ».
Dès l’enfance, Singer avait été choqué par la cruauté de ses
contemporains envers les animaux et, avant même
l’Holocauste, il avait commencé à se tourner vers le
végétarisme. Mais c’est la prise de conscience de la similarité
entre la Shoah et l’industrie de la viande qui a fini d’en faire
un végétarien convaincu. C’est d’ailleurs un thème qui revient
régulièrement dans ses écrits. Il ne voulait définitivement pas
être complice de ces horreurs. Il voyait même dans
l’alimentation carnée la source de la violence entre les
humains. Comme il l’écrivait : « Il n’y a qu’un petit pas entre
tuer des animaux et créer des chambres à gaz à la Hitler et des
camps de concentration à la Staline […]. Il n’y aura pas de
justice tant que l’homme brandira un couteau ou un fusil et
détruira les plus faibles que lui. » Il estimait également qu’il
est hypocrite de « se dire épris de justice si on s’empare d’une
créature plus faible que soi pour la torturer et la tuer16 ».
Bien sûr, pour Singer et pour ceux qui font, comme lui, la
comparaison entre la Shoah et l’industrie de la viande, une
ressemblance et une filiation historique ne signifient pas qu’il
y a identité. Les deux industries sont différentes. La Shoah
avait pour objectif d’exterminer tous les Juifs, tandis que
l’industrie de la viande ne cherche nullement à éradiquer les
animaux de rente de la surface de la Terre ; au contraire, elle
fait tout pour qu’ils se reproduisent de façon à pouvoir les
massacrer sans fin. Exterminer six millions de Juifs en
l’espace de quelques années n’est évidemment pas la même
chose que d’abattre des milliards de cochons, vaches et poules
chaque année avec l’idée de prolonger ce bain de sang
indéfiniment. Autre différence : dans le cas de la Shoah, ce
furent des animaux humains qui ont été massacrés ; dans le cas
des abattoirs, les victimes sont des animaux non humains. Là
où les premiers laissent des traces, la mémoire des seconds est
oubliée. Ce qui arrange tout le monde. Enfin, il y a également
des différences du côté des témoins de ces industries. Les
Allemands qui s’opposaient publiquement à l’extermination
des Juifs mettaient leur vie en danger. Ceux qui de nos jours
critiquent l’industrie de la viande pour sa cruauté à l’encontre
des animaux ne risquent que des sarcasmes. Ce qui en dit long
sur le manque de compassion de ceux qui ne le font pas.
Une fois ces différences établies, faut-il maintenir la
comparaison ? Il n’y a aucune raison de s’en abstenir17. Une
comparaison, comme on l’a dit, n’est pas une identification.
C’est une opération qui consiste à mettre en relation deux
choses différentes afin de réfléchir à certaines similarités (ou,
inversement, mettre en relation deux choses similaires afin de
percevoir des différences). Ici, la comparaison permet de
prendre conscience d’un problème occulté (la cruauté de
l’industrie de la viande) en soulignant sa ressemblance avec un
problème bien identifié (l’abomination de la Shoah). Pourquoi
donc s’interdire cette prise de conscience ?

1 Le titre de ce chapitre est directement emprunté au livre de Jean-Luc Daub, Ces


bêtes qu’on abat. Journal d’un enquêteur dans les abattoirs français, 1993-
2008 (L’Harmattan, 2009). Cet ouvrage constitue une source exceptionnelle pour
toute personne désirant connaître ce qui se passe dans les abattoirs français. Pour
découvrir les conditions des bêtes dans les abattoirs aux États-Unis, l’ouvrage de
Gail A. Eisnitz, Slaughterhouse (Prometheus Books, 2007) est une très bonne
référence.
2 Ces descriptions du sort des lapins s’appuient sur l’ouvrage de Jean-Luc Daub,
op. cit., pp. 159-161, et sur le Dossier « Lapins » sur le site de l’Association
L214 (http://www.l214.com/lapins). Pour se rendre compte, de ses propres yeux, de
la façon dont se pratique l’abattage des lapins, il est instructif de regarder en
particulier la vidéo suivante : http://www.l214.com/video/abattoir-lapins-2007.
Cœur sensible s’abstenir.
3 Les lecteurs qui ont le cœur solide pourront vérifier d’eux-mêmes que ces
descriptions ne sont pas exagérées en visionnant, par exemple, les vidéos
suivantes : « Shocking Animal Cruelty at Tyson Foods Supplier » ou « From Farm
to Fridge » (accessibles sur YouTube).
4 C’est l’estimation avancée par l’association L214 qui œuvre, entre autres, à
l’abolition du foie gras. La plupart des informations de cette section proviennent
d’ailleurs du site consacré par cette association à cette campagne, Stop gavage :
http://www.stopgavage.com.
5 Voir, par exemple les enquêtes de Jean-Luc Daub, op. cit., et de Gail A. Eisnitz,
op. cit.
6 Cette description se trouve dans Daub, op. cit., pp. 141-142.
7 Sur le business halal, voir Michel Turin, Halal à tous les étals, Calmann Lévy,
2013.
8 Sur la sensibilité des poissons, voir par exemple Joan Dunayer, « Les poissons :
une sensibilité hors de portée du pêcheur », Cahiers antispécistes, 1,
octobre 1991 (accessible sur http://www.cahiers-antispecistes.org). Ou encore,
Victoria Braithwaite, Do Fish Feel Pain ?, Oxford University Press, 2010.
9 Yves Bonnardel, « La pêche : une vraie boucherie », Cahiers antispécistes, 3,
avril 1992, (accessible sur http://www.cahiers-antispecistes.org).
10 Pour visualiser ces pratiques de pêches, voir par exemple les vidéos sur le site
de l’association L214, à la rubrique « Poissons » : http://www.l214.com/poissons.
11 Donnée obtenue à partir du site de la Division de statistique de la FAO (Food
and Agriculture Organization of the United Nations), http://faostat.fao.org.
12 Voir par exemple Alison Mood, « Combien de poissons sont pêchés par
an ? », Cahiers antispécistes, 34, janvier 2012 (accessible sur http://www.cahiers-
antispecistes.org)
13 Cette campagne « Holocaust on Your Plate » fut organisée par l’association
« People for the Ethical Treatment of Animals » (PETA). Le raisonnement de
Prescott n’a rien d’exceptionnel. Il est repris par nombre d’auteurs, et notamment
par le journaliste français François Cavanna dans la citation suivante : « Tout le
monde est d’accord pour dire que les Juifs ont été traités par les Nazis comme des
animaux… et paradoxalement tout le monde refuse de faire en sorte que les
animaux cessent d’être traités de la sorte ! […] Alors écoutez voir. Dire qu’à
Auschwitz les hommes étaient traités comme des bêtes, ça reflète la réalité ? […]
Donc, il faut que la réciproque soit vraie, sans quoi la comparaison ne fonctionne
pas. La réciproque est : les animaux élevés en batterie sont traités comme les
hommes l’étaient à Auschwitz. Il n’y a là aucune intention de dénigrer, de
minimiser, surtout pas d’insulter. Seulement un sursaut d’horreur, une immense
pitié pour toutes les victimes de toutes les saloperies. Et si ça vous choque, c’est
que vous sacralisez l’homme, c’est-à-dire votre propre espèce – l’image de
Dieu ! –, et méprisez tout qui n’est pas l’homme. En plus, vous attribuez aux mots
une espèce d’action magique, vous criez à l’irrespect, au blasphème, là où il n’y en
a pas. La compassion ne se mesure pas, ne se divise pas. Là où il y a souffrance,
quelle qu’elle soit, je m’indigne. Et cessez de me traiter de crypto-nazi, s’il vous
plaît ! » (Charlie Hebdo, 22 février 1995).
14 Cette ressemblance et filiation historique sont étudiées en détail par l’historien
Charles Patterson, dans Un Éternel Treblinka. Des abattoirs aux camps de la mort,
Calmann-Lévy, 2008.
15 Isaac Bashevis Singer, « The Letter writer », dans Le Blasphémateur et autres
nouvelles, 1968.
16 Cité dans Patterson, op. cit., pp. 274-276.
17 L’utilité et la pertinence de la comparaison entre la Shoah et l’industrie de la
viande sont notamment défendues par Karen Davis, The Holocaust & The
Henmaid’s Tale. A Case for Comparing Atrocities, Lantern Books, 2005.
Chapitre 2

Tuer humainement !

Ce processus [d’abattage] était si méthodique qu’il en était


fascinant. On assistait à la fabrication mécanique,
mathématique de la viande de porc. Pourtant, les personnes
les plus terre à terre ne pouvaient s’empêcher d’avoir une
pensée pour ces cochons, qui venaient là en toute innocence
[…] Leurs protestations avaient un côté si humain ! Elles
étaient tellement justifiées ! Ces bêtes n’avaient rien fait pour
mériter ce sort. C’était leur infliger une blessure non
seulement physique mais morale que de les traiter de cette
façon, de les pendre ainsi, avec ce froid détachement, sans
même un semblant d’excuse, sans la moindre larme en guise
d’hommage.
Upton Sinclair1.

De nos jours, que ce soit ou non à travers la comparaison


avec la Shoah, le traitement de la plupart des animaux de rente
choque. Le sujet fait de plus en plus débat au sein de la
société. Un nombre croissant de livres, d’articles, de
mouvements de protestation en dénonce la cruauté. Cette prise
de conscience est d’autant plus forte qu’il apparaît clairement
de nos jours que la consommation de produits d’origine
animale n’est pas nécessaire pour les êtres humains. Personne
n’a besoin de manger de la viande, du poisson, du lait et ou
des œufs pour être en bonne santé. Certes, ces produits sont
une source de nutriments nécessaires à l’organisme (protéines,
vitamines, minéraux, etc.). Mais ceux-ci se trouvent également
en quantité suffisante dans d’autres aliments. Comme
l’écrivaient récemment les membres de l’Association
américaine de diététique, un régime végétalien bien préparé est
tout à fait adapté aux adultes, adolescents, enfants, sportifs,
mères en train d’allaiter et femmes enceintes2. Ils ne sont pas
les seuls à en être arrivés à cette conclusion. Les membres de
l’Association des diététiciens australiens vont dans le même
sens3. Et on pourrait continuer longtemps à citer des
nutritionnistes qui les rejoignent dans cette position, du moins
parmi ceux qui n’ont pas de lien avec l’industrie
agroalimentaire et qui sont au fait des dernières recherches.
Enfin, pour l’anecdote, il faut savoir que l’athlète Carl Lewis,
neuf fois médaillé d’or aux Jeux olympiques, est devenu
végétalien au cours de sa carrière sportive4. Il n’est d’ailleurs
pas le seul sportif à avoir arrêté la consommation de tout
produit d’origine animale. La liste grandit de jour en jour,
même chez les culturistes5. Pour avoir de gros muscles, il n’est
donc nullement nécessaire de manger de la viande6.
Il est vrai que les amateurs invétérés de viande, d’œufs et de
fromage continuent à propager l’idée que la cuisine
végétalienne est triste et austère. Mais, plus celle-ci se
développe plus son dénigrement apparaît puéril. Il y a autant
de variété et de saveurs dans la cuisine végétalienne que dans
la cuisine à base de produits d’origine animale. Il est même
possible de retrouver beaucoup des saveurs qui font le succès
de cette dernière, si ce n’est la texture du steak bien sûr. Il se
trouve en effet qu’il existe des substituts à base de végétaux
pour les œufs et le lait – et même certaines viandes ! – qui
permettent de reproduire presque à l’identique un grand
nombre de plats où ceux-ci sont utilisés. Par exemple, un
gourmet peut sans problème se régaler de pâtisseries
végétaliennes qui n’ont rien à envier à celles qui ne le sont
pas7. Certes, cette richesse de l’alimentation végétalienne n’est
pas encore très connue, surtout en France. Mais il devient
désormais aussi ridicule de la dénigrer qu’il était saugrenu il
n’y a pas longtemps encore de mépriser, sans la connaître, la
cuisine – pour prendre des exemples exotiques – balinaise ou
thaïlandaise.
En étant de plus en plus confrontés à cette information que
l’alimentation à base de produits d’origine animale n’est pas
nécessaire, les amateurs de blanquette de veau, d’omelette aux
champignons ou de camembert se trouvent bien embarrassés.
Les scènes comme celles décrites dans le chapitre précédent,
qu’ils ont probablement déjà vues dans des reportages ou des
vidéos sur Internet, ou qu’ils ont tout simplement imaginées en
regardant les camions à bestiaux sur la route, leur font horreur.
Ils reconnaissent qu’elles soulèvent un problème moral.
Comment en effet ne pas trouver problématique le sort de ces
veaux que l’on rend malades, de ces poussins mâles que l’on
broie juste après leur naissance, de ces poules enfermées toute
leur vie dans des cages si minuscules qu’elles peuvent à peine
bouger, de ces truies engrossées jusqu’à épuisement, de ces
oies que l’on gave à les rendre malades à en mourir, de toutes
ces bêtes que l’on découpe encore conscientes, et ainsi de
suite ? Comment peut-on être si cruel avec les animaux,
s’indignent parfois les consommateurs de produits d’origine
animale ? Question qu’ils évitent toutefois de trop se poser
étant donné qu’ils pourraient se sentir, eux les consommateurs
de ces produits, les complices de ce système. N’est-ce pas eux
qui l’entretiennent avec leurs deniers ?
Un sentiment de culpabilité n’étant jamais agréable,
beaucoup d’amateurs de blanquette de veau, d’omelette aux
champignons ou de camembert font ainsi tout pour ne pas
penser aux horreurs sur lesquelles reposent leurs habitudes
culinaires. Cette attitude a le défaut de ne s’accompagner
d’aucune argumentation ou justification. Elle revient à se
mettre la tête dans le sable. Mais, à force d’être confrontés aux
abominations de l’industrie de la viande, certains d’entre eux
en viennent à reconnaître que la façon dont les animaux de
rentes sont traités est un scandale. S’ils ne deviennent pas
végétaliens, ils adoptent en général trois attitudes, non
exclusives l’une de l’autre.
Pour diminuer la gêne qu’ils ressentent face à la misère des
animaux de rente, certains consommateurs consciencieux
décident de limiter leur consommation de certains produits
d’origine animale. En général, leur choix se porte sur la viande
rouge. Pourquoi ? Probablement, parce que c’est le symbole de
l’alimentation carnée. Pour compenser, ils se rabattent sur le
poulet ou le porc. Et ils continuent à consommer des œufs, du
lait et tout produit utilisant ces denrées (biscuits faits avec du
lait, gâteaux contenant des œufs, yaourts, etc.). Or il ne peut
pas y avoir plus mauvais choix. En termes de souffrance,
comme on l’a vu dans le précédent chapitre, les vaches
allaitantes (celles destinées à faire du steak) sont celles qui
sont le moins à plaindre. Elles jouissent du contact de leur
mère dans leur jeunesse et passent une bonne partie de leur
courte vie dans les prairies, tranquillement à brouter. C’est un
minimum de bien-être que ne connaissent ni les poules
pondeuses, ni les vaches laitières, ni les cochons. Ensuite,
sachant que les vaches sont bien plus massives que les poulets,
pour la même consommation de viande, il faut tuer beaucoup
plus de ces oiseaux que de ces bovins. Afin de diminuer le
massacre des animaux et leur souffrance, s’il ne fallait manger
qu’un seul produit d’origine animale, ce serait donc la viande
rouge.
Face aux horreurs de l’industrie de la viande, la deuxième
attitude courante consiste à affirmer que des mesures devraient
être prises pour que les animaux soient élevés et tués
« humainement » ! En général, ceux qui expriment ce souhait
continuent de se repaître de viande (rouge ou blanche), d’œufs
ou de fromage, avant même la mise en place de la moindre
mesure. Ayant exprimé leur désaccord avec les pratiques de
l’industrie, ils se bercent de l’illusion qu’ils ne peuvent rien
faire de plus pour les améliorer et que leur responsabilité n’est
pas engagée.
Enfin, quelques consommateurs plus consciencieux évitent,
à des degrés divers, de s’approvisionner de produits issus de
l’industrie de la viande. Ils se tournent alors vers des produits
provenant de systèmes d’élevage censés être moins
« inhumains » (élevage dit traditionnel ou élevage bio).
Ces différentes attitudes soulèvent une question
fondamentale : peut-on élever et tuer « humainement » des
animaux, dans le cadre de l’industrie, sinon dans celui de ces
élevages traditionnels ou bio ?

L’industrie peut-elle se réformer ?


Personne ne sera surpris d’apprendre que la mise à mort des
animaux dans les abattoirs peut parfois leur causer de grandes
souffrances. Mais, confrontés à cette terrible réalité, ceux qui
défendent l’industrie de la viande soulignent que, même si ce
fut autrefois le cas, des procédures existent désormais afin de
diminuer cette souffrance, voire de la supprimer. Une des
grandes innovations évoquées est par exemple le pistolet
d’assommage pour les bovins. Cet appareil a été introduit dans
les années 1930 dans les abattoirs de la ville de Lyon pour
favoriser l’étourdissement des bêtes. Il s’est ensuite
rapidement généralisé à la plupart des abattoirs français. Dès
le départ, il a été salué comme une procédure d’humanisation
de l’abattage. Le maire de Lyon de l’époque, pour en vanter
les mérites, qualifiait ainsi ce pistolet de « procédé d’abattage
le moins barbare8 ». La formule avait l’avantage de révéler la
perception qu’avait ce défenseur de cette nouvelle technique :
c’était un procédé « barbare », juste moins « barbare » que les
autres. En tout cas, la procédure d’étourdissement est apparue
suffisamment utile pour devenir obligatoire en 1964 pour les
bovins, en France.
Réfléchissant à quelques procédés d’« humanisation » de
l’abattage devenus réglementaires dans ces années 1960, c’est-
à-dire à une époque où l’élevage et l’abattage des animaux
étaient en pleine phase d’industrialisation, François Avril, un
étudiant vétérinaire, écrivait dans sa thèse de fin d’étude, qui a
longtemps été vue comme une référence sur le sujet, à quel
point la souffrance et la mise à mort des animaux sont
problématiques : « Le problème de la douleur est
particulièrement angoissant […] Pour l’animal, en tout cas,
elle prend la signification d’une injustice, surtout lorsqu’elle
aboutit de façon irrémédiable à la mort […] L’idée qu’un être
vivant innocent puisse souffrir par les mains de l’homme,
révolte9. » Il n’y a donc pas de doute que l’industrie de la
viande, du moins une partie d’entre elle, est consciente de la
barbarie et de l’injustice que représente la souffrance d’un
animal innocent. Ce qui ne l’a jamais empêché de chercher à
augmenter les cadences des mises à mort.
Cette recherche constante de productivité révèle toute
l’ambiguïté de ces prétendues « humanisations » des
conditions de vie et d’abattage des animaux. Elles sont
d’autant mieux acceptées par l’industrie qu’elles ne nuisent
pas à sa rentabilité, voire qu’elles la font croître. Dans leur
brevet, les deux inventeurs du pistolet d’assommage
n’évoquent d’ailleurs pas cette dimension « humanitaire ». Ils
se contentent de mettre en avant ses atouts en termes de
sécurité et d’efficacité : l’appareil rend tout simplement la
procédure d’abattage moins dangereuse pour le personnel de
l’abattoir et fait ainsi gagner du temps aux opérateurs qui
peuvent commencer immédiatement le dépouillement des
animaux. Un animal, comme un bovin, suspendu par une patte
arrière risquerait en effet de blesser l’opérateur qui doit le
découper s’il était encore conscient. Étourdir les « grands »
animaux fait donc sens sur un plan économique.
Si le but de l’étourdissement avait d’abord été la diminution
de la souffrance, on aurait pu imaginer qu’il aurait concerné en
premier lieu les animaux qui sont tués en plus grand nombre.
N’est-ce pas là qu’il y avait urgence à agir ? Ce n’est pourtant
pas ce qui se produisit. L’obligation d’étourdissement s’est
d’abord appliquée aux animaux de « grande » taille (comme
les bovins) alors que la volaille constitue environ 90 % des
animaux terrestres tués pour la nourriture. Certes, en France,
l’étourdissement des oiseaux n’a pas été rendu obligatoire
longtemps après celui des bovins (1970 contre 1964), mais aux
États-Unis il n’est toujours pas obligatoire (alors qu’il l’est
pour les bovins dans ce pays depuis 1958). La raison de ce
retard et surtout de cette exclusion d’un traitement « humain »
pour ces pauvres bêtes est que, vu leur « petite » taille, un
opérateur a peu de chance d’être blessé par un poulet
agonisant et suspendu par les pattes. L’intérêt économique
d’une procédure d’étourdissement est donc moindre.
Une remarque similaire pourrait être faite à propos de
l’abattage rituel. Si la diminution de la souffrance des animaux
avait été considérée comme passant avant toute autre
considération, aucune dérogation n’aurait été tolérée
concernant l’obligation d’étourdissement. Irait-on accorder des
dérogations aux descendants des Incas pour qu’ils puissent
pratiquer le sacrifice humain sans être inquiétés par la loi ?
Non, bien sûr. Si le respect de la personne humaine est la
priorité, vous interdisez les sacrifices humains sans accorder
de dérogation à qui que ce soit. Suivant la même logique, si la
diminution de la souffrance des bêtes lors de leur mise à mort
l’emporte sur toute autre considération, vous rendez
l’étourdissement obligatoire sans accorder de dérogation à qui
que ce soit. Le problème est que, en rendant vraiment
obligatoire l’étourdissement, l’industrie de la viande se verrait
privée d’un marché juteux du côté des populations qui veulent
que les animaux soient saignés en pleine conscience. Ce qui
montre, une fois de plus, que l’intérêt financier prime souvent
sur celui des animaux dans les soi-disant procédures
d’« humanisation ».
Bien sûr, pour les animaux, mieux vaut être étourdi avant
d’être découpé en morceaux que de souffrir ce martyre en
pleine conscience. D’une certaine manière, ils peuvent donc se
féliciter de ces procédures « humanitaires » qui, même si elles
ne sont pas prioritaires, servent quand même leur intérêt. Mais
les animaux ont bien d’autres intérêts que celui de ne pas
souffrir au moment d’être exécuté. Par exemple, une vache
pourrait apprécier que ses bébés ne lui soient pas
systématiquement volés ; un veau pourrait avoir du plaisir à
téter sa mère ; un cochon pourrait être content de voir la
lumière du jour ; un lapin pourrait être heureux de poser ses
pattes sur de l’herbe ; et ainsi de suite. Pourtant, ces divers
intérêts ne sont pas pris en compte par l’industrie pour la
simple raison qu’ils vont trop à l’encontre de ses intérêts
économiques.
Il existe bien sûr des mesures censées viser l’intérêt des
bêtes et lui seul. Elles émanent en général d’associations qui
œuvrent pour la protection des animaux. Si elles nuisent aux
profits de l’industrie de la viande, celle-ci exerce une très forte
pression sur les instances politiques pour que ces mesures ne
deviennent pas obligatoires. Si cette démarche est un échec,
l’industrie peut toujours traîner plus ou moins longtemps des
pieds pour appliquer les mesures qu’elle n’a pu empêcher. La
rapidité de leur mise en œuvre dépend de la volonté des
pouvoirs publics de faire respecter des règlements qui n’ont
pas d’intérêt économique pour le pays et qui peuvent nuire à la
viabilité de ses entreprises. Quoi qu’il en soit de ces délais, on
peut imaginer qu’un jour ou l’autre ces mesures finissent par
être appliquées. Dans ce cas, quel peut être leur impact sur le
bien-être des animaux ? Peuvent-elles permettre de rendre
« humain » l’élevage et l’abattage des veaux, des truies, des
poules ? Les mesures prises à ce jour le laissent peu
entrevoir…
Par exemple, un des grands scandales de l’industrie
alimentaire a été la façon dont elle produisait de la viande de
veau. Arraché à sa mère dès sa première journée de vie,
enfermé dans une cage en bois (appelée case ou stalle) si
minuscule qu’il lui était impossible de se retourner, privé
d’exercice et de contact avec d’autres animaux, rendu
volontairement anémique pour que sa viande soit blanche… la
vie d’un veau avait tout d’un enfer. Face aux critiques, aux
indignations, aux protestations, les pouvoirs publics ont donc
décidé d’agir. Depuis le 1er janvier 2007, aucun établissement
d’élevage n’a le droit d’enfermer un veau dans une stalle
individuelle, après l’âge de huit semaines10. Ces stalles
individuelles, utilisées pour les premières semaines de
l’animal, doivent également avoir des parois ajourées et leur
largeur ne doit pas être inférieure à 90 centimètres, afin de
permettre au veau de se mouvoir un peu. Notons déjà que cette
réglementation ne s’applique pas aux exploitations de moins
de six veaux. Si le bien-être des animaux avait été un
impératif, cette restriction aurait été inimaginable. Ce qui
montre, une fois de plus, que les intérêts économiques des
éleveurs – ici, des petits éleveurs – ne sont pas perdus de vue.
Mais il y a plus grave.
Pour un animal grégaire, vivre en groupe est
incontestablement un gain de bien-être. Celui-ci est toutefois
très relatif. D’abord, les veaux continuent toujours à passer les
deux premiers mois de leur vie, qui en compte seulement 6, en
case individuelle. Ensuite, dans une case collective, la
réglementation précise que les veaux doivent disposer d’un
espace au moins égal à 1,5 m2 (1,8 pour les plus gros veaux).
Pour des veaux qui pèsent rapidement plus de 150 kg, cet
espace leur permet difficilement de se dégourdir les jambes.
Enfin, une grande partie de ce qui rendait leur condition de vie
misérable avant cette réforme n’a pas été abolie : les veaux
continuent à être arrachés à leur mère dès leur plus jeune âge,
ils n’ont jamais le plaisir de paître dans un champ, de marcher
dans l’herbe, de regarder un coucher de soleil, etc. Ils restent
des machines à produire de la viande qui vont être envoyés à
l’abattoir terrorisés quand ils n’ont que six mois. Une des
grandes avancées en termes de bien-être animal de ces
dernières décennies est donc, d’une certaine manière, une
farce !
Une farce qui malheureusement se répète. Regardons
l’attention portée par les décideurs politiques aux truies. Il n’y
a pas si longtemps encore, ces pauvres bêtes passaient leur vie
entière sans voir la lumière du jour, sur un sol en béton ou en
caillebotis, enfermées dans des stalles individuelles où elles ne
pouvaient ni marcher ni se retourner. Pour un animal curieux,
social, intelligent et affectueux, cette situation devait
engendrer d’intolérables souffrances autant physiques que
psychologiques. Là encore, suite à des protestations émanant
d’associations protectrices des animaux, les pouvoirs publics
ont œuvré pour améliorer leur bien-être. Depuis le 1er
janvier 2013, les truies doivent obligatoirement être en groupe
pendant « une période débutant quatre semaines après la saillie
et s’achevant une semaine avant la date prévue pour la mise
bas11 ». Un petit calcul permet d’apprécier le gain de bien-être.
Le temps de gestation d’une truie est de 15 semaines (3 mois,
3 semaines et 3 jours). Une fois mis bas, elle va
passer 4 semaines dans sa stalle individuelle avec ses petits.
Ce délai passé, ceux-ci sont sevrés de force. Ensuite, n’allez
pas croire que la truie va aller se reposer dans un
environnement champêtre. À coup d’hormones, elle est rendue
de nouveau fertile et aussitôt inséminée (artificiellement, bien
sûr). Elle va alors passer 4 semaines de plus, dit la directive,
dans une stalle individuelle. Tout compte fait, elle va
passer 9 semaines en stalle individuelle (1 semaine avant la
mise bas, 4 semaines avec ses petits et 4 semaines après la
saillie) et 10 semaines en stalle collective (15 semaines de
grossesse moins 4 semaines après la saillie, moins une
semaine avant la mise bas). Une truie dans un élevage
industriel va donc passer près de la moitié de sa vie en stalle
individuelle. Le reste du temps elle va le passer dans une stalle
collective. Elle pourra s’y déplacer un peu plus, mais pas
beaucoup. La directive précise en effet que lorsque le groupe
de truie comporte, par exemple, « moins de six individus, les
côtés de l’enclos dans lequel il se trouve doivent avoir une
longueur supérieure à 2,4 mètres », c’est-à-dire que 5 truies
peuvent se retrouver dans un espace de moins de 6 mètres
carrés. De quoi devenir folle pour une truie, si elle ne l’est pas
déjà. Les décideurs politiques, n’ayant pas peur du ridicule,
n’hésitent pas à écrire dans leur directive que les « porcs
doivent disposer d’un environnement correspondant à leur
besoin d’exercice et à leur nature d’animal fouisseur ».
Comment peut-on imaginer que des truies puissent satisfaire
leur « besoin d’exercice », que ce soit en stalle individuelle ou
collective, ou leur « nature d’animal fouisseur » quand elles
passent leur vie sur un sol en béton ou un caillebotis ? Le roi
Ubu n’aurait peut-être pas fait mieux…
Prenons enfin une autre réforme récente ayant pour but
d’améliorer les conditions de vie des animaux de rente. Cette
fois-ci, elle concerne ces oiseaux si prisés par les amateurs
d’omelette aux champignons. De nos jours, 80 % des poules
pondeuses sont élevées en batterie. Concrètement, cela veut
dire qu’elles passent leur courte vie entassées par milliers,
voire dizaines de milliers, dans des cages minuscules au sein
d’immenses hangars où l’air est irrespirable, où le bruit est
assourdissant et où la lumière du jour ne pénètre jamais. À la
fin des années 1980, la réglementation européenne s’était mise
à exiger qu’au sein de leur cage, où elles étaient confinées à
plusieurs, elles devaient disposer d’une surface d’au
moins 450 cm2, soit l’équivalent d’une feuille A4. Inutile de
dire que, dans un tel espace, elles ne pouvaient ni marcher ni
étendre une aile ; au moins, cette situation devait être
préférable à celle qui précédait. En tout cas, après des années
de pression de la part d’associations œuvrant pour la
protection des animaux, une nouvelle réglementation a été
mise en place en 199912. Cette fois-ci, il est stipulé que les
anciennes cages sont interdites à compter du 1er
janvier 2012 et que ne sont autorisées que des cages dites
aménagées, où les poules bénéficient d’un perchoir, d’un
abreuvoir (de 2,5 centimètres de longueur par poule), d’un nid
artificiel (pour sept poules toutefois, précise la directive) et où
elles disposent chacune d’une surface d’au moins 750 cm2,
soit 300 cm2 de plus que précédemment. Ce gain d’espace
représente une surface d’environ 17 cm sur 17 cm, ce qui ne
permet toujours pas aux poules d’étendre leurs ailes ou de se
mouvoir, d’autant plus que le perchoir prend de la place. Tout
à son souci du bien-être des animaux, la directive ne
s’applique pas aux établissements de moins de 350 poules. Là
encore, en dehors de celles qui vivent dans ces petits
établissements, il est incontestable que le bien-être des poules
s’est amélioré. Mais toute personne sensée ne peut que trouver
ce gain dérisoire face à l’infinie souffrance où elles continuent
à être plongées.
Bref, à ce jour, toutes les réformes de l’industrie de la
viande prisent au nom du bien-être des animaux sont
pitoyables. Les hommes politiques en charge de ces dossiers
se moquent éperdument des animaux et des associations qui
cherchent à les protéger, pour ne pas parler des citoyens au
nom desquels ils établissent des lois. Qui plus est, ils le font
effrontément. Par exemple, il est stipulé dans la réglementation
européenne « que tout animal doit bénéficier d’un logement,
d’une alimentation et de soins appropriés à ses besoins
physiologiques et éthologiques13 ». De la même manière, le
code rural français stipule dans l’article L214 que tout
« animal étant un être sensible doit être placé par son
propriétaire dans des conditions compatibles avec les
impératifs biologiques de son espèce14 ». Il n’est pas
nécessaire d’avoir fait de longues études d’éthologie ou de
biologie pour se rendre compte que la réglementation actuelle
bafoue éperdument les besoins éthologiques et physiologiques
élémentaires des cochons, poules, vaches et autres animaux de
rente. Cette réglementation n’est donc que la poudre aux yeux
qui ne sert qu’à endormir les consciences.
De toute façon, comment imaginer que ces porcs, oiseaux,
bovins et autres animaux de rente destinés à l’alimentation
puissent vivre dans de bonnes conditions ? Pour en rester à la
France, chaque année, environ un milliard de volailles,
40 millions de lapins, 25 millions de cochons et 6 millions de
bovins sont abattus dans les abattoirs15. Dans quel espace
ouvert mettre ces animaux pour que leurs besoins
physiologiques et éthologiques élémentaires soient satisfaits ?
Comment les transporter vers les abattoirs sans les maltraiter ?
Comment les exterminer en douceur ? Enfin, comment allez-
vous faire pour que ceux qui ont la responsabilité de ces
opérations prennent soin de tant d’animaux dans un système
concurrentiel, où à chaque phase de leur prise en charge, les
opérateurs doivent essayer de réduire les coûts. Moins les
mamans passent de temps avec leurs bébés, plus c’est rentable.
Moins les animaux se voient attribuer de surface pour vivre,
plus c’est rentable. Moins de personnes s’en occupent, plus
c’est rentable. Et ainsi de suite. À chaque étape de la filière, la
logique de la rentabilité va à l’encontre du bien-être des bêtes.
Aussi radicales que soient les réformes, impossible d’échapper
à la conclusion que les animaux continueront à terriblement
souffrir dans un système qui reste productiviste.
Le pire est que la moindre réforme, par un effet pervers de
sa mise en place, risque de plonger davantage d’animaux dans
la misère des élevages et abattoirs industriels. Il faut bien
comprendre que, quand ce n’est pas par intérêt économique,
les réformes « humanitaires » sont mises en place parce que
les conditions d’élevage et d’abattage choquent. Boire du lait,
manger de la viande ou des œufs d’animaux ayant terriblement
souffert soulève des cas de conscience chez certains
consommateurs. Ils sont gênés à l’idée d’être complices d’un
système qui broie impitoyablement les animaux. D’où des
mouvements d’opinions, relayés par des associations, qui en
appellent à l’amélioration du sort des bêtes. Or les réformes
laissent entendre qu’elles peuvent résoudre le problème. N’est-
ce pas le but d’une réforme ? C’est d’ailleurs un argument que
met toujours en avant l’industrie pour affirmer qu’elle prend
soin des bêtes. Elle exhibe les réformes pour que la
consommation de viande et autres produits d’origine animale
ne soit plus vue comme posant un problème moral par
beaucoup de consommateurs. Ces derniers se laissent
volontiers berner, heureux de pouvoir de nouveau se donner à
cœur joie à leurs plaisirs culinaires maintenant que l’amorce
de culpabilité a disparu. Le grand massacre peut continuer de
plus belle.

Qu’attendre de l’élevage traditionnel ?


Qu’il soit impossible de rendre « humaine » l’industrie de la
viande, certains amateurs de blanquette de veau, d’omelette
aux champignons ou de camembert le pressentent depuis
longtemps. Des reportages, des images ou des témoignages sur
la misérable condition des animaux de rente leurs ont fait
comprendre que la logique de cette industrie rend douteuses
les soi-disant réformes « humanitaire » qu’elle pourrait mettre
en œuvre. Alors, par acquit de conscience, certains ont pris
l’initiative de réduire l’achat de produits trop marqués du
sceau de la cruauté. Les premiers de ces produits à venir à
l’esprit sont les œufs de poules élevées en batterie. À la place,
ces consommateurs consciencieux essayent de n’acheter que
des œufs de poules élevées en plein air, éventuellement dans
des établissements bio. Passons sur le fait que, en général, ils
ne vont quand même pas jusqu’à s’interdire d’acheter des plats
déjà préparés pour lesquels des œufs ont été utilisés, alors que
ceux-ci proviennent presque toujours de poules élevées en
batteries. Au moins, ils font un effort, se félicitent-ils. Voilà
qui arrête, à leurs yeux, d’en faire des complices d’une
industrie barbare ! Reste à savoir si leur achat d’œufs de
poules élevées en plein air est si innocent qu’ils le pensent.
Certes, les poules ne peuvent que se féliciter de cette
démarche. Il est incontestable que leur bien-être est
considérablement augmenté quand elles ne sont plus confinées
toute leur vie dans des cages minuscules. Avoir un accès à l’air
libre ne peut faire que du bien. Mais, il ne faut pas rêver non
plus. Pour un minimum de rentabilité, la concentration en
poules dans ces élevages atteint parfois un niveau si élevé –
de 6 à 9 poules au mètre carré – que leur qualité de vie reste
très médiocre (très peu d’accès à l’extérieur, sol jonché
d’excrément, agressivité entre poules due à leur concentration,
etc.). De toute façon, à côté de ces « broutilles », il y a plus
problématique. Ces élevages de poules pondeuses se
fournissent toujours en poussins auprès de couvoirs industriels
où tous les mâles (la moitié des poussins) sont cruellement
broyés ou asphyxiés juste après leur éclosion. Ensuite, ces
poules destinées aux élevages en plein air ont souvent eu, lors
d’une opération très douloureuse, leur bec coupé pour éviter
qu’elles ne se battent dans ces élevages qui restent à forte
densité. Enfin, quand les poules atteignent un âge où leur taux
de ponte diminue significativement, vers deux ans environ
alors qu’elles pourraient vivre jusqu’à huit ans ou dix ans, si
ce n’est plus, elles sont systématiquement envoyées à
l’abattoir. Rien que le transport est un calvaire. Croyez-vous
que les opérateurs, parce qu’elles ont été élevées en plein air,
vont gentiment les placer dans des boîtes et délicatement les
entreposer dans des camions ? Non, bien sûr. Quand vous êtes
très mal payés, que vous avez des centaines, voire des milliers
de poules à conduire à la mort, que cette opération doit se faire
rapidement, vous entassez manu militari les poules au fond des
caisses et tant pis pour la casse. Il ne reste plus qu’à les
conduire dans des abattoirs, les mêmes où sont conduites leurs
cousines élevées en batteries et où elles vont passer un très
mauvais quart d’heure. Voilà finalement sur quelle cruauté
repose la plupart des œufs de poules élevées en plein air.
Mais, avec ces élevages, on est encore dans l’industrie,
rétorqueront certains. C’est juste de l’industrie du « plein air ».
Celle-ci reprendrait en effet les principes du productivisme qui
régissent les élevages des poules en batteries, pour faire des
œufs de luxe, de meilleure qualité, donc vendus plus chers. Ce
qui explique que le bien-être des poules n’est pas, là encore, la
priorité de cette industrie. Du coup, pour éviter d’être toujours
complice de ce système cruel, il faudrait ne plus acheter les
produits provenant des systèmes productivistes. À la place, il
faudrait se tourner exclusivement vers l’élevage dit
traditionnel, éventuellement dans sa version bio.
D’après ses défenseurs, ce type d’élevage est en effet très
différent de l’élevage industriel16. Il se caractérise, entre autres,
par sa taille relativement petite, de sorte que l’éleveur peut
connaître toutes ses bêtes. Il n’est pas organisé autour de la
recherche du profit maximal. Au contraire, il est construit
autour de la relation bienveillante que l’éleveur entretient avec
ses bêtes. Bien sûr, ce dernier est obligé de veiller à ce que son
entreprise soit viable financièrement. Mais il n’oublie pas que
la motivation première de son métier est de vivre en
compagnie d’animaux, pas de faire du profit. En somme,
l’élevage traditionnel serait moins une activité économique
qu’un mode de vie.
Dans ces conditions, il est facile de comprendre qu’un
animal n’est pas une chose que l’on exploite sans scrupule
pour obtenir de la viande, des œufs et du lait. Au contraire, un
éleveur traditionnel veille au bien-être de ses bêtes, il prend le
temps de répondre à leurs besoins, il établit des liens affectifs
avec elles et il se prend souvent à les aimer. Il est bien sûr
obligé de les tuer, ou de les faire tuer, après avoir veillé sur
elles, sinon son exploitation ne serait pas viable
financièrement. C’est une contrainte qui pèse sur son activité
et dont il s’acquitte avec peine. Mais s’il arrêtait de tuer ses
bêtes, il ne pourrait plus vivre en compagnie d’animaux et
ceux-ci perdraient l’opportunité du type de relation que
l’éleveur leur offre. En somme, selon les promoteurs de ce
type d’élevage, l’éleveur passerait une sorte de contrat tacite
avec ses bêtes : une vie épanouie en échange de leur viande, de
leur lait et de leurs œufs. On est donc apparemment loin de
l’abomination de l’industrie.
Il n’y a pas de doute que les éleveurs traditionnels font des
efforts pour offrir de bonnes conditions de vie à leurs bêtes.
Mais derrière l’image très idéalisée d’une relation de
confiance fondée sur une sorte de contrat tacite, il y a une
réalité souvent bien plus glauque. Par exemple, la mise à mort
n’est pas cet acte abstrait décrit par les éleveurs et auquel les
animaux consentiraient de bonne grâce en remerciement des
soins qui leur auraient été prodigués au cours de leur vie. La
mise à mort reste un acte effroyable, d’autant plus que tous les
éleveurs envoient leurs bêtes dans des abattoirs qui relèvent
tous de l’industrie de la viande. La vache, le cochon et la poule
qui ont été élevés dans des conditions « champêtres » vont
donc très souvent subir, comme les animaux d’élevage
industriel, une fin de vie horrible.
Concrètement, cela veut dire que ces animaux dont les
éleveurs traditionnels ont aujourd’hui la charge se retrouveront
demain entassés dans des camions, parfois pendant des heures,
une journée, voire deux jours. Puis, un petit matin, à l’aube,
assoiffées et fatiguées par ce trajet éprouvant, ces bêtes verront
les portes des camions s’ouvrir à l’entrée d’un abattoir.
Terrorisées, elles refuseront de bouger. Mais le personnel des
abattoirs saura les convaincre d’avancer, à coup de triques.
Parquées dans des enclos, saisies d’angoisse, bêlant, meuglant,
mugissant, grognant, elles attendront, là encore parfois
pendant des heures. Puis, quand leur tour sera venu, elles
seront forcées de pénétrer dans un étroit couloir d’où elles
verront des portes se refermer derrières elles. Prises au piège,
elles paniqueront et chercheront désespérément à fuir. En vain.
Un opérateur tentera alors de les étourdir, avec plus ou moins
de succès, et les opérations de découpes pourront commencer,
alors même qu’elles seront peut-être encore conscientes. Ou
peut-être qu’elles se retrouveront sur des chaînes d’abattage
rituel où l’étourdissement n’est pas au programme. Dans ce
cas, elles se feront trancher la gorge en pleine conscience et on
les laissera agoniser de longues minutes, dans le meilleur des
cas jusqu’à ce que mort s’ensuive, avant de les découper. Voilà
finalement le sort que les éleveurs traditionnels réservent aux
animaux qu’ils aiment.
Au-delà de ces conditions de la mise à mort qui laissent
pour le moins à désirer, la justification même de l’élevage
traditionnel est problématique. Ses promoteurs parlent d’un
contrat que les éleveurs auraient passé avec leurs bêtes : une
vie épanouie en échange de leur viande, de leur lait ou de leurs
œufs. Passons sur le fait que ce contrat est imposé à des
animaux qui, s’ils en comprenaient les termes, le refuseraient
probablement. Mais il n’est pas difficile de remarquer
l’arnaque, au sens propre, qu’il y a à parler de « vie
épanouie ». De fait, l’élevage traditionnel n’est pas une
entreprise caritative. C’est certes une activité qui n’est pas
fondée sur la recherche du profit maximal, mais cela reste une
activité qui repose sur l’exploitation des animaux. Ce qui
engendre immanquablement de la cruauté. En particulier, les
éleveurs traditionnels arrachent toujours aux vaches, aux
chèvres et aux brebis leurs bébés quand ils sont encore très
jeunes afin de leur voler leur lait. Pour une maman, en
particulier quand c’est un mammifère, perdre son bébé est
souvent une épreuve très difficile. Or c’est une opération que
les éleveurs répètent après chaque naissance, ou presque.
Ensuite, quand ces bébés ne sont pas destinés à devenir des
futures mamans ou des géniteurs, ils sont rapidement envoyés
à l’abattoir, à peine âgés de quelques mois. Ainsi le petit
agneau que l’éleveur présente aux enfants qui viennent visiter
sa ferme et qui sont attendris par ce petit être qui ne demande
qu’à vivre partira peut-être le jour d’après se faire découper en
morceaux. Quant à sa mère, qui vivra quelques années, elle
finira par le rejoindre quand elle sera elle aussi très jeune.
Aucun des animaux de l’éleveur, si ce n’est son chien et son
chat, ne vit longtemps. Comme dans les élevages industriels,
ils sont envoyés à l’abattoir, dès qu’il n’y a plus d’intérêt
économique à les exploiter. Comment peut-on donc parler de
« vie épanouie » ? Les éleveurs ne leur laissent même pas le
temps de vivre, bien qu’ils disent là encore les aimer.
Cette référence à l’amour qu’ils portent à leurs bêtes est en
effet récurrente chez les éleveurs traditionnels. Chaque fois
qu’ils se sentent accusés de maltraiter leurs animaux, ils
l’utilisent pour contre-attaquer. Puisqu’ils aiment leurs bêtes,
comment pourraient-ils leur faire du mal, jettent-ils à la face
de leurs accusateurs ? Il n’y a d’ailleurs rien qui irrite plus un
éleveur traditionnel que de s’entendre dire qu’il est cruel avec
ses bêtes. Lui qui s’en occupe du matin au soir, qui les connaît
chacune par leur petit nom, qui leur parle souvent avec
tendresse, qui les soigne quand elles sont malades, qui est
heureux d’être en leur présence, comment pourrait-il leur faire
du mal ? Exprimé sur le ton de la passion, l’argument fait
souvent mouche. Malheureusement pour les animaux, il est
sans valeur. Depuis quand l’amour qu’une personne éprouve
pour un autre être l’empêche d’être cruelle avec lui ? Un
individu peut aimer son chien et lui donner des coups de
bâton. Un mari peut aimer sa femme et la battre. Une mère
peut aimer ses enfants et être injuste avec eux. Un homme peut
aimer une femme et la violer. Il peut même en être éperdument
amoureux et la tuer. Cela s’appelle un crime d’amour. Le fait
qu’ils aiment leurs animaux ne prouve donc en rien que les
éleveurs traditionnels ne sont pas cruels avec eux. En
revanche, les envoyer à l’abattoir pour qu’ils se fassent
charcuter, tout en sachant très bien que cette mise à mort
risque d’être effroyable, peut difficilement – à moins de tordre
le cou au sens des mots – être qualifié d’acte bienveillant17.
De toute façon, au-delà de la cruauté sur laquelle repose
l’élevage traditionnel, sa promotion comme alternative à
l’élevage industriel peut entraîner des effets pervers. Si
l’industrie de la viande existe, c’est pour satisfaire une
demande importante. Actuellement, en France, environ 90 %
de la viande, des œufs et des produits laitiers consommés
provient des élevages industriels. Par sa nature artisanale,
l’élevage traditionnel ne pourra jamais répondre à cette
habitude qu’ont les Français de consommer ces produits
quotidiennement. On peut imaginer que la fin de cette
industrie permettrait à l’élevage traditionnel de se développer
un peu. Mais impossible de concevoir que, dans une société
urbanisée, il en vienne à satisfaire les habitudes actuelles de
consommation sans se métamorphoser à son tour en une
activité de type industriel. Du coup, toute promotion de
l’élevage traditionnel, qui ne s’accompagne pas d’une
invitation à diminuer considérablement sa consommation de
produits d’origine animale, revient à encourager le
développement d’une approche industrielle de l’élevage. Ou,
pour le dire autrement, affirmer que l’on pourrait abattre
« humainement » des milliards d’animaux chaque année est
une forme d’hypocrisie qui sert à se dissimuler que l’on
perpétue ce que l’on dénonce.
Ce paradoxe souligne la responsabilité des consommateurs
de produits d’origine animale dits consciencieux quant à la
perpétuation de l’élevage industriel. À l’heure actuelle, une
personne qui arrêterait de se fournir auprès de l’industrie pour
protester contre ses pratiques cruelles et qui n’achèterait sa
viande, ses œufs et ses produits laitiers qu’auprès d’éleveurs
traditionnels, sans réduire sa consommation, ne ferait en effet
qu’encourager le développement de ce contre quoi elle prétend
protester. Ce n’est effectivement pas en continuant à
consommer quotidiennement des produits d’origine animale
que l’on met fin à un système qui ne doit son existence qu’à
cette consommation quotidienne. En somme, tant qu’ils ne
deviennent pas des quasi-végétaliens (c’est-à-dire végétaliens
au moins plusieurs jours par semaine), les consommateurs de
produits d’origine animale, même ceux qui se fournissent
exclusivement auprès des éleveurs traditionnels, continueront
à encourager le développement d’une industrie qui inflige des
souffrances effroyables aux animaux.

Pourquoi tuer ?
Confrontés à cette cruelle logique de l’élevage, certains
amateurs de blanquette de veau, d’omelette aux champignons
ou de camembert qui ne voudraient plus en être complices
pourraient se dire qu’il doit y avoir un moyen d’obtenir du lait
et des œufs, sans tuer les animaux. Comme cela, même s’ils
arrêtaient de manger de la viande, ils pourraient au moins
continuer occasionnellement à déguster quelques produits
d’origine animale. Le fromage, c’est si bon, soupirent-ils.
Comment pourraient-ils s’en priver ? Toute la question est
bien sûr de savoir si une telle métamorphose de l’élevage est
envisageable sur un plan pratique.
Si la mise à mort n’est plus une pratique de l’élevage des
poules, il faudrait commencer par ne plus exterminer les mâles
juste après leur naissance. Il faudrait s’en occuper (au
minimum leur donner à manger et leur procurer un espace
suffisant pour qu’ils puissent vaquer à leurs activités
naturelles), sans en attendre le moins bénéfice en retour. Ces
mâles pouvant vivre jusqu’à environ huit ans, cette charge
aurait un coût financier important. Sans compter que,
lorsqu’on a la responsabilité d’animaux, il faut les soigner. Ce
qui entraîne des coûts de soins vétérinaires, surtout quand les
animaux vieillissent. Ensuite, il resterait à s’occuper des
poules pondeuses. Il ne serait maintenant plus question de les
abattre vers l’âge de deux ans, quand leur production d’œufs
baisse. Les éleveurs verraient donc leur production diminuer
drastiquement après ces deux années. Il leur serait bien sûr
possible de refaire le plein de jeunes poules. Mais il faudrait
quand même continuer à nourrir et loger les plus anciennes qui
pondraient relativement peu d’œufs. Ce qui, là encore, serait
difficilement rentable, à moins d’augmenter considérablement
le prix de vente de l’œuf. Mais rien ne dit qu’il y aura alors des
clients, surtout que la nourriture végétalienne serait en
comparaison considérablement moins chère. Bref, il est
difficile, pour ne pas dire impossible, d’imaginer une activité
économique autour de l’œuf qui ne soit pas fondée sur la mise
à mort des poules.
Échapper à la cruauté semble encore plus difficile pour le
secteur du lait. Il faudrait bien sûr commencer par supprimer
ces « usines à lait » où les vaches passent des mois enfermées,
quand ce n’est pas toute leur vie. Il faudrait arrêter de les
exploiter sans merci pour qu’elles ne développent plus des
boiteries et des mammites, et ne finissent plus complètement
épuisées après quelques années de grossesses à répétition.
Ensuite, il ne faudrait plus les envoyer à l’abattoir quand elles
commencent à ne plus produire assez de lait, c’est-à-dire qu’il
ne faudrait plus les abattre quand elles ont environ six ans,
alors qu’elles peuvent vivre une vingtaine d’années. Permettre
aux vaches laitières de brouter tranquillement une fois qu’elles
ne seraient plus utiles pour l’industrie du lait coûterait cher,
surtout que l’argent de leur vente aux abattoirs aurait disparu.
Ensuite, il faudrait s’occuper des veaux. Pour que l’on puisse
traire les vaches, il faut en effet qu’elles aient des bébés et que
ceux-ci soient privés du lait qui leur est destiné. Maintenant, il
faudrait laisser les veaux téter leur mère et ne se contenter que
du surplus. Ce qui n’irait pas bien loin en termes de quantité.
Certes, les veaux femelles pourraient rapidement être mis à
contribution pour la production de lait, afin de suppléer, et un
jour remplacer, leur mère. Mais les mâles, qui ne serviraient à
rien, plomberaient encore davantage les finances des éleveurs.
Ce type d’élevage se retrouverait de toute façon dans une
situation absurde. Pour diminuer les frais d’entretiens des
bovins qui ne produisent pas de lait (taureaux) ou pas assez
(vieilles vaches), il faudrait diminuer leur nombre, c’est-à-dire
qu’il faudrait limiter la reproduction de ces animaux. Mais
pour obtenir le maximum de lait, il faut que les vaches
donnent naissance à autant de veaux que possible. Ce
paradoxe montre clairement qu’un commerce du lait ne
reposant pas sur la mise à mort des bovins n’est pas viable.
Une fois cette fantaisie d’un élevage sans mise à mort
oubliée, les amateurs de blanquettes de veau, d’omelettes aux
champignons et de camembert sont définitivement poussés
dans leurs derniers retranchements. Pour ne plus être
complices de l’industrie de la viande, ils sont déjà obligés de
devenir quasi-végétaliens. Maintenant, les voilà forcés de
reconnaître que, pour continuer à manger une fois de temps en
temps leurs petits plats ou mets à base de produits d’origine
animale, ils n’ont pas d’autres choix que de tuer, ou de faire
tuer, des poules, des veaux, des cochons, etc. Alors, acculés,
ils vont affirmer que c’est le recours aux abattoirs, où les
animaux sont tués dans de « sales conditions », qui pose
surtout problème dans l’élevage traditionnel, mais que, en soi,
il n’y a pas de problème à tuer un animal qui a bien vécu si
cette mise à mort se fait de façon indolore. Ouf, se disent-ils.
La blanquette de veau et le camembert sont sauvés. Toujours
cela que les végétaliens ne feront pas disparaître des tables à
manger.
Imaginons donc un monde où l’élevage ne relèverait plus de
l’industrie. Imaginons que les abattoirs tels qu’ils existent de
nos jours aient été abolis. Imaginons que l’élevage ne se
pratique plus que de manière traditionnelle et que c’est
l’éleveur lui-même qui, après avoir pris soin d’elles toute leur
vie, met à mort ses propres bêtes de la façon la plus indolore
possible. Comment imaginer meilleur système d’élevage ?
Pourtant, même dans ce cas, la cruauté serait encore au
rendez-vous. En effet, qui peut encore considérer qu’il n’est
pas cruel de planter – ou de faire planter par quelqu’un
d’autre – un couteau dans la gorge d’un veau, d’un agneau ou
d’un cochonnet inoffensif juste pour son plaisir culinaire ? Les
amateurs de blanquette de veau seraient horrifiés à l’idée
qu’on le fasse sur leurs enfants, sur leur chien ou sur leur chat.
Or ce veau, cet agneau ou ce cochonnet a bien une maman qui
l’aime, a bien des frères ou sœurs avec qui il aime jouer, a bien
du plaisir à gambader sur l’herbe. Autrement dit, comment
pourrait-on justifier que l’on puisse tuer sans nécessité, juste
pour son plaisir, un animal qui aime profiter de la vie et qui ne
fait de mal à personne ?
La réponse à cette question, les consommateurs
consciencieux la connaissent. S’ils prônent l’élevage
traditionnel, c’est parce qu’ils reconnaissent qu’il est
scandaleux de traiter les animaux suivant les pratiques de
l’industrie. Cette position revient à reconnaître que les
animaux ne sont pas des machines à produire de la viande, du
lait ou des œufs. Ce sont des êtres sensibles qui méritent d’être
traités avec un certain respect et qui entrent donc dans la
sphère des considérations morales. Or la morale ne souffre pas
du plus ou moins. Elle tranche de façon catégorique. Par
exemple, le meurtre de masse n’est pas condamnable
uniquement parce qu’il se pratique à grande échelle : il est
condamnable parce qu’il implique le meurtre, ne serait-ce que
d’un individu ; le grand nombre d’individus n’est qu’un
facteur aggravant. Ou encore, ce n’est pas parce qu’un viol a
été moins violent qu’un autre viol que le premier n’est pas
condamnable. Ce n’est pas parce qu’une séance de torture dure
moins longtemps qu’une autre qu’elle peut être acceptable. Ce
n’est pas parce qu’un meurtrier n’a pas trop fait souffrir sa
victime qu’il n’est pas coupable d’un crime. Enfin, ce n’est
pas parce qu’un maître est relativement bienveillant avec son
esclave que ce dernier ne doit pas être libéré. Une fois que l’on
a reconnu que l’animal est un être sensible, il n’est donc plus
acceptable de le maltraiter pour son plaisir ; il n’est plus
question de l’exploiter à sa guise ; il n’est plus tolérable de le
tuer par caprice.
Certes, de nombreux consommateurs de viande, qui sont
horrifiés par l’industrie de la viande, disent ne pas voir de
problème dans la mise à mort d’un agneau. Certains disent
même l’avoir fait ou être prêts à le faire. Mais, là encore, ils ne
comprennent pas que la morale n’est pas simplement affaire de
sentiment ou de perception. Ceux qui, il n’y a pas si
longtemps, pratiquaient des ratonnades ou des lynchages ne
voyaient pas non plus de problème moral à leurs méfaits. Or
une telle attitude est choquante de nos jours. Ce n’est pas
parce que les principes moraux ont changé. C’est parce qu’il
apparaît désormais inadmissible de ne pas appliquer
rigoureusement ces principes à l’ensemble des êtres à qui ils
s’appliquent, pris aussi bien individuellement que
collectivement. On ne va pas dire à l’auteur d’une ratonnade
que son acte est acceptable tant qu’il ne passe pas au stade du
génocide. Autrement dit, s’il est moralement condamnable de
massacrer et de torturer les populations noires, il est
moralement condamnable de tuer, ou faire tuer, un seul Noir
pour son plaisir. C’est la conséquence logique d’une position
morale.
Il en est de même pour les animaux. S’il est moralement
condamnable d’envoyer chaque année des milliards d’animaux
à l’abattoir, comme le pensent tous les promoteurs de l’élevage
traditionnel, il est moralement condamnable de tuer un seul
agneau pour son plaisir. Il faut bien comprendre que ce n’est
pas une condamnation qui s’impose de l’extérieur aux
amateurs de produits d’origine animale. Elle est la
conséquence de leur propre positionnement moral. C’est juste
une question de logique. Bref, ce n’est pas parce que, comparé
à l’élevage industriel, l’élevage traditionnel fait moins souffrir
les animaux que le second ne pose pas de problème moral.
L’élevage et la mise à mort industriels n’ont été que les
révélateurs de l’existence de ce problème qui ne disparaîtra
que lorsque l’on aura fini de se repaître de chair animale.
Ce n’est d’ailleurs plus qu’une question de temps pour que
la société s’en rende compte, puisque – comme on va le voir
dans le chapitre suivant – elle en est venue à reconnaître dans
son ensemble, à travers une évolution des mentalités qui
s’étend sur au moins les deux derniers siècles, que l’animal est
une personne et qu’on n’a pas le droit de le faire souffrir
gratuitement…

1 Upton Sinclair, La Jungle, 1905.


2 Voir par exemple l’article, « Vegetarian diets », Journal of the American
Dietetic Association, 2009, 109 (7).
3 Voir la rubrique « Vegan Diets » sur leur site web : http://daa.asn.au.
4 Carl Lewis, « Introduction » du livre de Jannequin Bennett, Very Vegetarian,
Thomas Nelson, 2001.
5 Voir par exemple une liste de sportifs végétaliens sur le site
http://www.greatveganathletes.com. Quant au développement du végétalisme chez
les culturistes, voir par exemple Robert Cheeke, Bodybuilding & Fitness. The
Complete Guide to Building Your Body on a Plant-Based Diet, Healthy Living
Publications, 2011.
6 On pourrait également mentionner qu’un nombre croissant d’études indique
que le niveau actuel de consommation de produits d’origine animale dans les pays
riches est néfaste pour la santé. À ce sujet voir, par exemple, Colin Campbell et
Thomas Campbell, Le Rapport Campbell, Ariane Éditions, 2008. Mais ceci est un
autre débat.
7 Cet ouvrage n’étant pas un livre de recettes de cuisine, nous ne pouvons pas
nous éterniser sur ce sujet. Mais tout lecteur un peu curieux trouvera facilement sur
Internet une multitude de livres ou de site de recettes végétaliennes. La majorité des
livres étant en anglais, nous nous permettons juste de signaler quelques titres
français : Robert Callier, Ma cuisine végétalienne, Équinoxe, 2009 ; Marie Laforêt,
Desserts gourmands sans œufs ni lait, Éditions La Plage, 2012 ; Laura Veganpower,
Repas Vegan entre amis, Éditions Droits des animaux, 2013.
8 Cité dans Catherine Rémy, « Une mise à mort industrielle “humaine” ?
L’abattoir ou l’impossible objectivation des animaux », Politix, 16 (64), 2003.
9 Thèse vétérinaire de François Avril, « L’abattage humanitaire des animaux de
boucherie », 1967. Cité dans Rémy, op. cit.
10 Directive 2008/119/CE, http://europa.eu.
11 Directive 2008/120/CE, accessible sur le site de l’Union européenne,
http://europa.eu. Notons que les éleveurs qui ont eu douze années pour mettre leurs
installations en conformité ont, comme on pouvait s’y attendre, traîné des pieds. Un
état des lieux, dressé fin janvier 2013, a en effet révélé que 72 % des élevages
français étaient non conformes. Voir l’article « 17 EU countries flouting pig sow
stalls rules », Farmers Weekly, mardi 29 Janvier 2013 (sur http://www.fwi.co.uk).
12 Directive 1999/74/CE, accessible sur le site de l’Union européenne,
http://europa.eu.
13 Directive 98/58/CE, accessible sur le site de l’Union européenne,
http://europa.eu.
14 Article L214 du Code rural, accessible sur http://www.legifrance.gouv.fr.
15 Chiffres disponibles sur le Site de statistiques et d’études du ministère de
l’Agriculture (http://agreste.agriculture.gouv.fr).
16 Pour une défense de l’élevage traditionnel, et une condamnation de l’élevage
industriel, voir Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe
siècle, La Découverte, 2011.
17 C’est pour cette raison que Jocelyne Porcher n’est pas convaincante quand
elle défend l’élevage traditionnel. Elle dit que la première valeur que doivent
respecter les éleveurs « est le respect et la reconnaissance qui sont dus aux
animaux » (op. cit., p. 116). Est-ce les respecter que de les envoyer se faire
charcuter ? Ce manque flagrant de respect provient d’une contradiction de laquelle
cette chercheuse n’arrive pas à sortir. Selon elle, les éleveurs traditionnels ne
pratiquent pas l’élevage « pour gagner de l’argent sur le dos des animaux mais
parce [qu’ils veulent] vivre avec eux ». Or ils n’ont pas trouvé d’autre moyen de le
faire que de les envoyer après une courte vie à l’abattoir (il faut bien que les
éleveurs gagnent un peu d’argent). Ils vont donc mettre leur désir de vivre avec des
animaux au-dessus de respect dû à ces animaux. Certes, il peut y avoir chez eux de
l’amour pour leurs bêtes. Mais c’est un amour « criminel », au sens où ils font tuer
les êtres qu’ils aiment pour avoir le plaisir de passer un peu de temps avec eux.
Chapitre 3

L’animal est une personne

Il n’est point permis de supposer l’esprit dans les bêtes […]


Tout l’ordre serait aussitôt menacé si l’on laissait croire que le
petit veau aime sa mère, ou qu’il craint la mort, ou seulement
qu’il voit l’homme. L’œil animal n’est pas un œil. L’œil
esclave non plus n’est pas un œil, et le tyran n’aime pas le
voir.
Alain1.

L’idée que l’animal est un être sensible, qui veut vivre, et


qu’il est monstrueux de le faire souffrir et de le tuer sans
nécessité est ancienne. Parmi les grands auteurs de l’Antiquité,
Plutarque est probablement celui à l’avoir exprimé le plus
clairement. Selon cet historien du Ier siècle après J.-C., les
animaux sont en effet des êtres qui pensent, qui éprouvent des
émotions, qui jouissent de la vie, et qui sont bien sûr capables
de souffrir. Les tuer gratuitement, sans nécessité, relève donc
du meurtre. Quant à les manger, l’idée paraît à Plutarque
aberrante et cruelle. Comment mettre, s’interroge-t-il, « sur sa
table des corps morts et des cadavres […] qui, le moment
d’auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? »
Comment nos yeux peuvent-ils « soutenir l’aspect d’un
meurtre ? » Et Plutarque de poursuivre : « quel repas
monstrueux que d’assouvir sa faim d’animaux encore
mugissants, que de se faire apprêter des bêtes qui respiraient,
qui parlaient encore, que de prescrire la manière de les cuire,
de les assaisonner et de les servir ! C’est de ceux qui
commencèrent ces horribles festins, et non de ceux qui les ont
enfin quittés [les végétariens], qu’on a lieu de s’étonner.
Encore les premiers [êtres humains] qui osèrent manger la
chair des animaux pouvaient-ils s’excuser sur la nécessité [où
ils étaient de s’en nourrir]. Mais vous, quelle fureur, quelle
rage vous porte à commettre des meurtres, quand vous êtes
rassasiés de biens et que vous regorgez de vivres ? ».
Plutarque ne cesse ainsi de s’étonner du manque de
sensibilité des mangeurs de produits d’origine animale et est
effaré que personne ne voit la détresse des bêtes qui se font
égorger pour satisfaire quelques plaisirs gustatifs : « Mais rien
ne nous émeut, ni la belle couleur [des animaux], ni la douceur
de leur voix bien accordée, ni la subtilité de leur esprit, ni la
netteté de leur vie, ni la vivacité du sens et de l’entendement
de ces malheureux animaux. Non. Pour un peu de chair, nous
leur ôtons la vie, le soleil, la lumière et le cours d’une vie que
la nature leur avait destinée : et nous pensons que les cris
qu’ils jettent de peur ne sont point articulés, qu’ils ne
signifient rien, là où ce ne sont que prières, supplications et
réclamations de chacune de ces pauvres bêtes qui
gémissent2. »
Tout est dit, ou presque. En quelques lignes, Plutarque pose
les termes du débat sur le végétarisme : sensibilité des
animaux, cruauté de leur mise à mort, inutilité de la nourriture
carnée dans une société d’abondance, et insouciance (voire
férocité) des mangeurs de viande.

Une pensée éthique éparse


Plutarque avait tout dit, mais ses propos n’ont pas eu
beaucoup d’impact. En particulier, au cours de la période
médiévale, l’expression de considérations éthiques envers les
animaux est rare. En revanche, avec la Renaissance, il n’est
plus exceptionnel de rencontrer des auteurs qui dénoncent la
cruauté des êtres humains envers les animaux. Parmi les plus
célèbres, on peut citer Léonard de Vinci, Thomas More ou
encore Michel de Montaigne. Il est même probable que de
Vinci ait été végétarien pour des raisons éthiques. Certes, ces
auteurs ne sont pas nombreux. Mais leur existence suffit à
montrer que le souci de la condition animale et le sens d’une
obligation morale envers les animaux étaient présents au début
de l’époque moderne, contrairement à ce que l’on entend
souvent de nos jours chez ceux qui ont tendance à trop se
focaliser sur la célèbre thèse de l’animal-machine de René
Descartes.
Dans ce contexte, comment ce philosophe a-t-il pu en
arriver à assimiler les animaux à des automates ? C’est, par
exemple, l’absence apparente de langage animal qui, selon lui,
témoignait « pas seulement que les bêtes ont moins de raison
que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout3 ». Il en
déduisait que, comme des machines, les animaux ne sont que
des assemblages de pièces et rouages, dénués de conscience,
de pensée et d’émotions ; et cela malgré certaines apparences
du contraire : « Je sais bien que les bêtes font beaucoup de
choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela
même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par
ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux
l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne4. »
Il est quand même étonnant que Descartes, conscient des
ressemblances entre les êtres humains et les animaux, en soit
venu à nier que ce qui était présent chez les premiers (la
conscience, par exemple) était absent chez les seconds. Mais la
motivation de cette conception est tout simplement d’ordre
métaphysique : « à cause que les organes [des animaux] ne
sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a
quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous
expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins
parfaite. À quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles
pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle
aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause
qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux,
sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits
pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les
éponges, etc. » C’est donc parce que Descartes voulait
attribuer une âme immortelle aux êtres humains, et qu’il ne se
voyait pas le faire pour les huîtres, qu’il a assimilé les animaux
à des machines.
Cette thèse sera reprise, en particulier par Nicolas
Malebranche. Selon ce cartésien, dans « les animaux il n’y a ni
intelligence, ni âme, comme on l’entend ordinairement. Ils
mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans
le savoir : ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne
connaissent rien ; et s’ils agissent d’une manière qui marque
intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver,
il a formé leur corps de telle façon qu’ils évitent
machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les
détruire5 ». Autrement dit, quand on frappe ou qu’on saigne
des animaux, leurs cris s’apparenteraient au grincement d’une
porte que l’on ouvre. Là encore, comment ce philosophe a-t-il
pu en arriver à une vision aussi contre-intuitive ? Outre
l’argument métaphysique de Descartes, c’est dans l’existence
du mal, au sens chrétien du terme, que Malebranche trouvait
une raison de penser que les animaux étaient des machines :
« savoir qu’étant innocents, comme tout le monde en convient,
[…] s’ils étaient capables de sentiment, il arriverait que sous
un Dieu infiniment juste et tout-puissant, une créature
innocente souffrirait de la douleur, qui est une peine et
punition de quelque péché ». C’est donc, là encore, pour
donner un sens à sa vision chrétienne du monde que ce
disciple de Descartes a assimilé les animaux à des machines.
Après, il pouvait frapper sa chienne sans le moindre état
d’âme.
Cette influence indéniable de Descartes est-elle suffisante
pour voir en lui le fossoyeur de toute velléité d’attribuer une
sensibilité aux animaux ? Loin de là. Dès le XVIIe siècle, ils
sont en effet nombreux à critiquer cette thèse de l’animal-
machine. C’est Pierre Gassendi qui s’avoue choqué par une
telle conception et écrit à son compatriote pour lui dire qu’un
chien pense comme un être humain. Gassendi ne se contente
pas d’attribuer une forme de rationalité aux animaux : il met
aussi en avant la dimension éthique du végétarisme. Quel droit
aurions-nous de tuer les animaux qui ne nous menacent pas, se
demande-t-il ? Propos similaires chez le philosophe John
Locke : celui-ci avance en effet qu’il n’y a que des différences
de degrés entre les êtres humains et les autres animaux ; ce qui
le conduit à écrire qu’on devrait élever les enfants dès leur
plus jeune âge en leur montrant l’horreur qu’il y a à tuer ou
torturer n’importe quelle créature vivante. C’est autrement
Henry More, célèbre platonicien de l’université de Cambridge,
qui loue Descartes pour son travail, mais trouve abominable sa
conception des animaux et le supplie d’en changer. Après la
mort de Descartes, c’est l’épistolière Mme de Sévigné qui
estime que la thèse de l’animal-machine défie le sens commun
et, dans une lettre à sa fille à qui elle reproche son
cartésianisme, s’exclame que Descartes se moque du monde
en voulant faire croire que des êtres qui aiment, qui préfèrent
une personne à une autre, qui sont jalouses et qui ressentent la
peur puissent être des machines.
Cette tonalité critique de la thèse de Descartes se retrouve
également tout au long du XVIIIe siècle. Par exemple, le
philosophe David Hume reprend lui aussi l’idée que les
humains et les autres animaux diffèrent seulement en degré,
pas en nature. Il écrit même qu’il est évident que les animaux
sont dotés de pensées comme les êtres humains. Ailleurs, c’est
Francis Hutcheson, autre philosophe écossais, qui écrit que les
animaux ont le droit qu’aucune souffrance et misère inutiles ne
leur soient infligées. Il ajoute que l’abattage des animaux pour
s’en nourrir va contre notre « compassion naturelle ». Ce qui
ne l’empêche pas de trouver légitime de manger des animaux,
comme s’il jugeait que la souffrance qu’on leur inflige à cette
fin est nécessaire. Mais, sur ce point, tout le monde est loin
d’être d’accord. En particulier, son compatriote, l’économiste
Adam Smith, estime que l’alimentation carnée n’étant en rien
une nécessité pour la santé, elle devrait être taxée comme les
objets de luxe6. Enfin, pour abréger l’énumération, citons le
philosophe Maupertuis qui souligne bien l’injustice qu’il y a
faire souffrir ou tuer un animal sans nécessité : « Si les bêtes
étaient de pures machines, les tuer serait un acte moralement
indifférent, mais ridicule : ce serait briser une montre. Si elles
ont une âme, je ne dis pas une âme fort raisonnable, capable
d’un grand nombre d’idées, mais le moindre sentiment, leur
causer sans nécessité de la douleur, est une cruauté et une
injustice7. »
Au-delà des lettrés, il y a fort à parier que le reste de la
population non plus n’assimilait pas les animaux à des
machines. Comme l’écrit à la charnière du XVIIe et du XVIIIe
siècles le curé athée Jean Meslier : « Dites un peu à des
paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie ni de sentiments,
que leurs vaches, et que leurs chevaux, que leurs brebis et
moutons ne sont que des machines aveugles et insensibles au
bien et au mal, et qu’ils ne marchent que par ressort, comme
des machines, et comme des marionnettes, sans voir et sans
savoir où ils vont. Ils se moqueront certainement de vous8. »
La thèse de Descartes fait donc un peu figure d’exception dans
la culture moderne. À tous les niveaux de la société, il y a
incontestablement une conscience de la sensibilité des
animaux.
Ces positions ne signifient pas que les animaux aient été, à
cette époque, considérés sur un pied d’égalité avec les êtres
humains. Ils sont la plupart du temps vus comme des êtres
inférieurs, privés d’âme, de langage, de capacité à raisonner,
etc. Mais presque tout le monde reconnaît que ce sont des êtres
sensibles et qu’il n’est pas anodin de les faire souffrir. Une
œuvre en particulier représente bien cet état d’esprit. Au
milieu du XVIIIe siècle, William Hogarth fait ainsi paraître une
série de gravures, Les Quatre Étapes de la cruauté (« The Four
Stages of Cruelty »), où la cruauté à l’encontre des animaux
est décrite comme un précurseur de la cruauté envers les
humains. Si, dans l’esprit de cet artiste, la seconde est un
crime bien plus grand que la première, il n’en est pas moins
clair que pour lui la cruauté envers les animaux est en soi
répréhensible et qu’elle mène à la cruauté envers les humains.
Raison de plus pour la condamner.
Des considérations éthiques envers les animaux sont donc
incontestablement présentes à cette époque. Elles ont toutefois
très rarement conduit à la défense du végétarisme. Notons une
exception notable : l’une des figures les plus marquantes du
végétarisme au XVIIe siècle est probablement Thomas Tryon.
Ce marchant anglais s’est à l’époque fait connaître par toute
une série de livres faisant la promotion de la tempérance et la
non-violence, dans lesquels il prône notamment le
végétarisme, en particulier pour des raisons éthiques. Il incite
ainsi ses lecteurs à toujours s’abstenir de viande puisque celle-
ci « ne peut être obtenue sans violence et oppression ». Il les
interpelle en leur rappelant que les animaux « gémissent sous
leurs cruautés » et dénonce la vanité de leur pratique
culinaire : « Vous les chassez [les animaux] pour votre plaisir
[…] et les tuer pour satisfaire votre gloutonnerie. » Dans un
texte où il fait parler les oiseaux, Tryon apparaît également
comme l’un des premiers à évoquer les droits naturels des
animaux : « Nous vous prions [ce sont les oiseaux qui parlent]
de nous dire […] quelles sont les lois que nous avons violées,
ou ce qui vous permet de prétendre à un droit de nous envahir
et de nous violer, nous et nos droits naturels, et de nous
attaquer et de nous détruire, comme si nous étions les
agresseurs, et pas mieux que des voleurs et meurtriers, bon à
être exterminés9. » Comme cela sera très courant par la suite,
ce souci éthique ne se limite pas aux animaux. Tryon proteste
aussi contre l’inégalité entre les sexes, le traitement
abominable des esclaves, ou celui souvent très cruel envers les
fous. Mais si Tryon réussit à persuader quelques-unes de ses
contemporains de devenir végétariens, force est de constater
que ses écrits ont peu d’impact. Le végétarisme reste une
exception.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la plupart des personnes qui
reconnaissent que les animaux sont des êtres sensibles et qu’il
ne faut pas leur faire du mal sans nécessité, ont du mal à
percevoir un problème éthique dans l’alimentation carnée ; à
moins que ce soit qu’elles refusent de le voir pour mieux
s’adonner à leur plaisir gustatif. En tout cas, volontairement ou
non, elles ne font pas la connexion entre leur alimentation et la
cruauté qui s’exerce sur les animaux. Ils font même tout leur
possible pour oublier que toute viande, comme le leur rappelle
Tryon, « ne peut être obtenue sans violence et oppression ».
Cette attitude consistant, d’un côté, à reconnaître qu’il faut
respecter les animaux et, d’un autre, à les faire égorger pour
les manger peut paraître contradictoire et hypocrite. Mais, au
XVIIe et au XVIIIe siècles, elle s’explique. À l’époque, le récit
biblique, dominant encore les esprits, entretient l’idée que le
végétarisme est l’alimentation qui correspondait à l’époque du
Paradis, mais que depuis la Chute l’être humain vit dans un
monde où la consommation de viande est permise, voire
nécessaire. C’est regrettable, mais c’est comme ça. Beaucoup,
parmi ceux qui sont sensibles aux arguments des végétariens
éthiques, ne se voient donc pas franchir le pas dans ce monde-
ci. Ils acquiescent à leurs arguments, mais continuent de
manger de la viande.

L’idée de protéger les animaux10


Cette conscience de la sensibilité animale n’est toutefois pas
sans conséquence. Elle débouche sur l’idée qu’il faut protéger
les animaux de la cruauté humaine et donc leur accorder des
droits. L’idée germe en Angleterre au début du XIXe siècle.
En 1809 est ainsi fondée à Liverpool une Société pour la
suppression de la cruauté gratuite à l’égard des animaux
(Society for the Suppression of Wanton Cruelty to Animals).
Son existence est éphémère. Mais en 1824 est créée à Londres
la Société pour la prévention de la cruauté à l’égard des
animaux (Society for the prevention of Cruelty to Animals).
En 1840, elle reçoit le parrainage de la Reine, ce qui lui
permet de devenir la Royal Society for the prevention of
Cruelty to Animals (RSPCA). L’un des buts de cette Society
est de peser sur le pouvoir politique afin d’obtenir des
législations en faveur de la protection des animaux. À
l’époque, des parlementaires, dont William Wilberforce,
l’infatigable partisan de l’abolition de l’esclavage, venaient de
déposer un projet de loi afin d’« empêcher le traitement cruel
et inconvenant du bétail ». Le texte venait d’être adopté
en 1822. La toute jeune RSPCA ne peut qu’y voir un modèle
de démarche à poursuivre.
Le désir de protection des animaux ne peut bien sûr pas
s’arrêter aux frontières nationales. Aussi n’est-il pas étonnant
de voir la RSPCA encourager la création de sociétés similaires
à l’étranger. L’Allemagne, l’Autriche et la Suisse sont les
premiers pays à répondre à l’appel des défenseurs anglais des
animaux. En France, il faut attendre 1845 pour que soit créée
la Société protectrice des animaux (SPA). L’Italie et la
Belgique ne sont pas loin derrière. Enfin, pour donner un
dernier exemple, sous l’influence directe des membres de la
RSPCA, la Société américaine pour la prévention de la cruauté
à l’égard des animaux (American Society for the prevention of
Cruelty to Animals) est créée aux États-Unis en 1866.
Incontestablement, une dynamique est en marche.
Sur l’exemple anglais, les sociétés de protection animale
cherchent à œuvrer sur le plan législatif. En France, la loi
Grammont marque ainsi une première. Adoptée en 1850, cette
loi punit d’une amende de un à quinze francs, et d’une peine
de prison de un à cinq jours, « les personnes ayant fait subir
publiquement des mauvais traitements aux animaux ». Le mot
« publiquement » a souvent été commenté. Il soulignerait que
les parlementaires ne voyaient pas de mal en soi à infliger des
mauvais traitements aux animaux. Seul leur caractère public
poserait problème. La situation est toutefois plus complexe.
Il n’y a pas de doute que cette loi, prise à la lettre, vise
moins à soulager la souffrance animale qu’à proscrire son
spectacle. Cette spécificité s’explique quand on la replace dans
son contexte socio-historique. Cette loi peut en effet être vue
comme une conséquence du développement de l’urbanisation
et de l’industrialisation, c’est-à-dire une conséquence d’un
processus historique qui a vu les populations quitter
massivement les campagnes pour les villes, où elles ont acquis
une nouvelle sensibilité, moins rustre, moins rude, moins
violente. Or, dans ces villes convergent une grande quantité
d’animaux : ceux qui, bien qu’ayant été élevés à la campagne,
viennent pour y être abattus afin d’y être consommés et ceux
qui sont utilisés pour les transports des marchandises ou des
personnes : mules, ânes, bœufs, chevaux. Cette exploitation
des animaux génère bien sûr de très fortes odeurs, beaucoup de
bruits et une grande brutalité, que ce soit dans le maniement
des bêtes ou dans leur mise à mort et leur découpage. Autant
de scènes qui heurtent les classes aisées de cette nouvelle
société plus empreinte de délicatesse. Au début du XIXe siècle,
les autorités de Paris décident donc de créer des abattoirs afin
de soustraire à la vue des passants et riverains l’abattage des
animaux. Mais ce n’est pas suffisant. Les populations urbaines
restent témoins des mauvais traitements des animaux qui
circulent toujours en grande quantité dans les villes. C’est
cette cruauté qu’elles ne veulent plus voir. D’où l’idée d’en
bannir le spectacle, comme le fait la loi Grammont de 1850.
Cela dit, la souffrance des animaux était quand même
perçue comme problématique. Par exemple, pour expliquer
aux enfants le contenu de la loi Grammont, les auteurs d’un
manuel d’éducation morale et d’instruction civique écrivent :
« Pensez un instant que l’animal est sensible, qu’il souffre
comme vous, qu’il aime comme vous, et vous ne songerez
plus à arracher les ailes du petit oiseau, à détruire les œufs
dans les nids, à priver les mères des enfants qu’elles
élèvent11. » Bien sûr, l’intention première est l’éducation des
enfants, pas la prise en compte de la souffrance des animaux.
Mais il n’en reste pas moins que la première est vue comme
devant passer par le rappel de la seconde. Que le texte de la loi
ne condamne que les actes de cruauté publiques envers les
animaux ne veut donc pas dire que la compassion envers les
bêtes est absente à l’époque. À partir de la seconde moitié du
XIXe siècle, les manifestations de cette compassion à l’égard
des bêtes maltraitées vont d’ailleurs être de plus en plus
visibles.
Il y a une raison très politique à cette extension du domaine
de la compassion : c’est une conséquence de l’égalisation des
conditions qui caractérise la démocratisation de la société. Au
XIXe siècle, les temps aristocratiques marqués par
l’indifférence à la souffrance des basses classes touchent en
effet à leur terme. Désormais, la compassion que l’on éprouve
pour autrui peut concerner tous les membres de l’espèce
humaine. Cette dynamique égalitaire entraîne une réduction du
sentiment de l’altérité et rogne l’idée d’une différence
irréductible entre les êtres. Du coup, les animaux vont petit à
petit être intégrés dans le cercle de la compassion. Le
développement de l’individualité favorise également la prise
en compte de leurs intérêts propres. De même que l’on regarde
de moins en moins les masses populaires comme un tout
indistinct, mais comme des hommes et des femmes ayant
chacun et chacune leurs caractéristiques propres, l’on se met à
regarder les animaux comme des individus distincts. Il est
alors beaucoup plus facile de s’identifier à eux et d’être affecté
par leur souffrance.
Dans ce mouvement d’extension de la compassion,
l’Anglais Henry Salt est une figure marquante. Non seulement
il prend conscience que la viande n’est pas une denrée
ordinaire. C’est avant tout de la chair de bœufs, de moutons,
de porcs abattus en quantité faramineuse et dans des
conditions qui feraient frémir (presque) n’importe qui les
regarderait en face. Mais Salt relie cette compassion à celle
qu’il a envers ses contemporains hommes et femmes qui ont à
subir les caprices d’autrui. Autrement dit, sa compassion
s’adresse à toutes les créatures qui sont exploitées et qui
souffrent sans nécessité. Aussi fonde-t-il en 1891 la « Ligue
humanitariste » (Humanitarian League) dont le précepte est de
refuser « la cruauté que les humains s’infligent entre eux, au
nom des lois, de l’autorité, des traditions et de celle […] qu’ils
infligent aux animaux prétendus inférieurs, au nom de la
chasse, de la “science”, de la “mode” et afin de satisfaire leur
appétit pour une nourriture qui n’a rien de naturel12 ». La
compassion se retrouve ainsi au fondement de la morale, mais
d’une morale qui ne se limite pas aux seuls humains. Tous les
êtres sensibles ont finalement droit à notre compassion. Chez
Salt, cette reconnaissance des droits des animaux à ne pas être
exploités et tués s’inscrit d’ailleurs dans la dynamique du
progrès social, comme l’explicite le titre de l’un de ses livres,
Les Droits des animaux considérés dans leur rapport avec le
progrès social (1892).
Pour au moins trois raisons, Salt marque une étape
fondamentale dans cette dynamique d’élargissement du cercle
de la moralité. D’abord, il souligne que cette compassion qu’il
met au fondement de la morale ne relève pas directement de la
pitié. Salt se méfie en effet de toute sensiblerie à l’égard de la
souffrance. Il critique ainsi ceux, notamment certaines
personnes affiliées à la RSPCA, qui s’indignent de la brutalité
des cochers vis-à-vis de leurs chevaux dont elles sont témoins,
mais qui continuent à consommer une nourriture carnée qui
repose sur encore plus de brutalité. Cela ne veut pas dire que
Salt ne prend pas en compte les sentiments d’indignation que
l’on peut ressentir face à la souffrance de tel ou tel être
sensible. Mais il souhaite que ceux-ci conduisent à une
approche plus raisonnée du problème, de sorte que les règles
qui en sont issues soient appliquées de manière universelle à
tous les êtres sensibles, et pas seulement à ceux auxquels on
est attachés ou que l’on voit (chiens, chats, chevaux,
notamment). Ensuite, en s’en prenant à la chasse, pratiquée
comme un sport par la classe aisée de la société, Salt n’oublie
pas d’inclure les animaux sauvages dans le cercle de la
compassion, alors que jusqu’ici les mesures de protection des
animaux qui se mettent en place ne concernaient que les
espèces domestiques. Enfin, par cette même critique de la
chasse, Salt montre que ce n’est pas uniquement la violence
populaire à l’encontre des animaux qui pose problème, comme
on le pensait souvent à l’époque. Les pratiques réservées aux
couches privilégiées de la société peuvent également être
d’une cruauté condamnable. Le problème n’est pas d’où vient
la violence, ni le fait qu’elle soit visible, mais le fait qu’il y ait
violence.
En 1837, Alphonse de Lamartine avait déjà réclamé la
bienveillance fraternelle envers les animaux : « Tu ne lèveras
point la main contre ton frère/Et tu ne verseras aucun sang sur
la Terre, Ni celui des humains, ni celui des troupeaux, Ni celui
des poissons, ni celui des oiseaux. Un cri sourd dans ton cœur
défend de le répandre13. » Mais, dans la première moitié du
XIXe siècle, il n’est pas sûr que ces paroles de poète aient eu
beaucoup d’écho au-delà des cercles romantiques. En
revanche, dans la deuxième moitié du siècle, l’appel au
développement universel de la compassion se fait de plus en
plus entendre. Salt n’est pas isolé. L’amour des bêtes devient
un thème récurrent chez de nombreux écrivains et hommes
politiques, en particulier chez les partisans de l’égalitarisme
politique. Ils ne voient plus pourquoi la défense des opprimés
devrait s’arrêter aux pauvres, aux femmes ou aux enfants. La
SPA s’approprie d’ailleurs cette logique. À mesure que l’on
avance dans le siècle, non seulement elle met davantage
l’accent sur la bonté que l’on doit aux animaux, mais elle
n’hésite pas à établir un lien entre l’amour des bêtes et celui
des êtres humains. En 1896, lors de la remise d’un diplôme
d’honneur de la SPA, l’écrivain Émile Zola établit également
un lien entre la cause des faibles et celles des animaux, faibles
parmi les faibles : « la cause des bêtes pour moi est […]
intimement liée à la cause des hommes, à ce point que toute
amélioration dans nos rapports avec l’animalité doit marquer à
coup sûr un progrès dans le bonheur humain. […] Notre sort
commun devant la douleur ne saurait être séparé14. »
Comme le montre la dernière phrase de Zola, la douleur des
animaux est manifestement quelque chose qu’il faut prendre
en compte. C’est un problème en soi. Dans un article du
Figaro, écrit juste avant la remise de ce diplôme de la SPA,
Zola avait d’ailleurs mis en avant la nécessité de minimiser au
maximum la souffrance : « Pourquoi la souffrance d’une bête
me bouleverse-t-elle ainsi ? Pourquoi ne puis-je pas supporter
qu’une bête souffre […] ? Pour moi, lorsque je m’interroge, je
crois bien que ma charité pour les bêtes est faite […] de ce
qu’elles ne peuvent parler, expliquer leurs besoins, indiquer
leurs maux. Une créature qui souffre et qui n’a aucun moyen
de nous faire entendre comment et pourquoi elle souffre, n’est-
ce pas affreux, n’est-ce pas angoissant ? […] Alors, est-ce
qu’on ne pourrait pas […] commencer par tomber d’accord sur
l’amour qu’on doit aux bêtes ? […] Et cela, simplement, au
nom de la souffrance, pour tuer la souffrance, l’abominable
souffrance dont vit la nature et que l’humanité devrait
s’efforcer de réduire le plus possible, d’une lutte continue, la
seule lutte à laquelle il serait sage de s’entêter15. »
Nonobstant cette attention croissante portée à la souffrance
des animaux, leur sort ne va pas s’améliorer au cours du XXe
siècle. Il va même s’empirer. Il y a deux raisons principales à
cet échec de la cause animale. D’abord, la compassion qui
s’étend au XIXe siècle reste une compassion de proximité. La
cruauté à l’encontre des animaux domestiques, ceux qui sont
intégrés à la vie en société (chiens, chats et chevaux), est de
moins en moins tolérée. Mais les autres échappent à toute
considération morale. En particulier, l’animal sauvage
n’inspire aucune pitié. On peut le chasser et le martyriser à
loisir. Ensuite, l’idée que la consommation de viande est
nécessaire d’un point de vue diététique domine encore les
esprits. Le schéma biblique, qui a longtemps laissé penser que
le végétarisme n’est pas approprié à ce monde-ci, est moins
prégnant. Mais la viande est toujours symboliquement
associée à la force et à l’énergie. À la sortie de la Seconde
guerre mondiale, les hommes politiques et les industriels vont
d’ailleurs mettre tout en place pour que cette consommation de
produits d’origine animale décuple. Les populations vont
suivre. Poules, dindes, canards, lapins, cochons, veaux,
vaches… vont être chaque année broyés par milliards par cette
idéologie.
Mais ce « rouleau compresseur » va finir par perdre toute
justification et apparaître dans toute sa cruauté. L’amorce de
cette prise de conscience date – pour simplifier – des
années 1970. Au début, cela ne concerne que quelques
individus. Mais le mouvement en faveur du végétarisme et du
végétalisme ne cesse de croître depuis, et commence à avoir en
ce début du XXIe siècle un impact sur la société. C’est
compréhensible : depuis ces années 1970, les recherches en
nutrition et en éthologie ainsi que les réflexions éthiques
convergent pour montrer à quel point l’idéologie de la
nourriture carnée est cruelle16.

Les préludes de la révolution


La grande mutation qui s’amorce au cours de ces
années 1970 concerne en premier lieu le regard porté sur les
animaux. Par exemple, l’animal sauvage, celui qui vit dans des
contrées lointaines, avait longtemps été le laissé-pour-compte
de la protection animale. Situé en dehors de la civilisation, il
n’appelait aucune considération. Souvent associé à la
« sauvagerie », il suscitait même méfiance et crainte. Qui allait
s’attendrir devant les bêtes féroces ? Pourtant, ce mépris
envers les animaux sauvages a fortement diminué. Cela avait
timidement commencé dès la fin du XIXe siècle par un constat
de naturaliste, très intéressé. L’arrivée de chasseurs européens
en Afrique provoque en effet une réduction très rapide de la
faune sauvage. De peur de voir leurs objets d’étude diminuer
comme peau de chagrin, les naturalistes en appellent à la
conservation des espèces les plus menacées. Ils sont rejoints
par ceux qui mesurent les risques économiques d’une
surexploitation de ressources limitées. L’idée de conservation
naît ainsi en réaction à l’exploitation outrancière des
ressources coloniales. Puis, elle est transposée aux territoires
métropolitains. L’animal sauvage se voit ainsi, dans des cas
très précis, reconnaître un droit à la protection de la part des
pouvoirs publics, pas encore en tant qu’individu, mais en tant
qu’espèce.
Ces premières mesures de protection de certaines espèces
vont inciter les spécialistes de la faune à réfléchir à la place et
aux rôles de ces dernières au sein de leur milieu naturel. Ils
prennent alors conscience que les espèces sauvages sont prises
dans un réseau d’interdépendances relativement fragile au sein
de leur environnement. Du coup, protéger des espèces apparaît
comme une façon de protéger des équilibres écologiques. Mais
cette idée, qui fait son apparition, là aussi, à la fin du XIXe
siècle, ne touche un public vraiment important qu’à partir des
années 1970. C’est que l’heure est désormais à l’écologie. Le
développement industriel, la pollution galopante,
l’urbanisation, la disparition des espaces « vierges » poussent
en effet toute une partie de la population des pays développés
à revendiquer une protection du monde naturel et des espèces
animales qui le composent. L’indifférence pour l’animal
sauvage disparaît ainsi.
Ce n’est pas tout. Les années 1970 vont encore aller plus
loin dans ce rapprochement : les animaux sauvages vont
devenir objet d’affection. Plusieurs phénomènes concomitants
sont symptomatiques de cette évolution. Ce sont des
« personnalités » (à l’instar de l’actrice Brigitte Bardot
cherchant à sauver les bébés phoques) qui prennent
publiquement fait et cause pour la défense de certains
animaux. En général, elles n’hésitent pas à jouer de la carte
sensible en mettant bien en avant le caractère « mignon » des
bêtes qu’elles veulent sauver de la barbarie humaine. À partir
de la même époque, ce sont des documentaires animaliers, à
commencer par ceux du commandant Jacques-Yves Cousteau,
qui se multiplient et qui rencontrent une audience croissante.
Le public est alors touché et fasciné par l’extraordinaire
richesse du monde des animaux. De façon similaire, ce sont
des séries télévisées qui mettent en scènes dans un cadre
familial des animaux « sauvages » qui auraient autrefois
suscité l’effroi (Daktari, Flipper le dauphin, etc.). L’animal
sauvage est désormais un animal pour lequel on a de
l’affection. Il peut même être un compagnon et un ami. Enfin,
ce sont des peluches, des bandes dessinées et des dessins
animés qui finissent de faire de ces animaux des êtres que l’on
a envie de choyer. Tout enfant apprend ainsi à aimer les
animaux, tous les animaux, avant qu’on lui fasse manger
certains d’entre eux.
Cette nouvelle affection qui se développe envers les
animaux est en effet très paradoxale. Manifestement, depuis
les années 1970, les êtres humains aiment les animaux. Ils
vont les observer dans les zoos. Ils sont passionnés de
reportages animaliers. Ils ont des animaux domestiques qui
font, très souvent, partie de la famille. Ils dépensent des
fortunes pour les soigner. Ils ne supportent pas de voir, même
s’ils ne le connaissent pas en particulier, un animal en situation
de détresse autour d’eux. Il suffit qu’une mouette soit couverte
de pétrole, qu’une chèvre risque de se noyer, qu’un dauphin
s’échoue sur une plage, etc., pour que toute la société
s’émeuve et fasse le nécessaire pour sauver ces animaux.
Enfin, pour ne pas trop allonger cette liste des marques
d’affection qui se répandent, rappelons que de nos jours la
plupart des êtres humains sont attendris par les bébés d’un
grand nombre d’espèces. Pourtant, la plupart de ceux qui sont
ainsi émus devant ces petites « choses mignonnes » vont
entretenir une industrie qui broie vivant les poussins mâles,
qui coupe le bec des poussins femelles, qui égorge les
agneaux, qui castre sans anesthésie les porcelets, et qui d’une
manière générale élève et tue dans d’horribles conditions des
milliards d’animaux chaque année.
Cette situation est d’autant plus paradoxale que, toujours
depuis ces années 1970, beaucoup d’animaux, dont ceux que
l’on mange, apparaissent de plus en plus doués d’intelligence
et de sensibilité. Les animaux, comme nous l’avons déjà dit,
ont rarement été considérés comme des machines. Mais la
tendance était de les considérer comme des bêtes ayant peu
d’émotions, de sentiments, de capacités de réflexion, etc. En
particulier, un discours scientifique, dominant dans les trois
premiers quarts du XXe siècle, a longtemps privé les animaux
de conscience. C’était absurde. Toute personne qui possède un
chien sait que celui-ci a des désirs, des émotions de joie ou de
tristesse, des attentes, des déceptions. Un chien se projette
également dans le futur, hésite, est plus ou moins curieux, plus
ou moins joueur, etc. Comment expliquer ces caractéristiques
sans parler d’une conscience ? Il faut même parler d’une
conscience de soi : un chien qui mange sait bien que c’est lui,
et pas un autre, qui est en train de manger. En refusant, malgré
les évidences, d’attribuer une conscience aux animaux, une
grande partie des scientifiques faisait donc preuve d’une
véritable « mentaphobie » (littéralement, peur de reconnaître
des capacités mentales aux animaux17). Pourquoi ?
On pourrait vouloir expliquer cette attitude par une volonté
de rigueur. Un scientifique ne doit-il pas se méfier de ce qui
est subjectif et ne s’intéresser qu’à ce qui est objectif ? Or quoi
de plus subjectif que la conscience ? D’où la méfiance,
pourrait-on penser, des scientifiques à expliquer les
comportements des animaux par une conscience. Ils
préféraient n’y voir que des automatismes, relevant
uniquement du biologique. Plutôt que de dire que le chien fait
ceci parce qu’il le veut, il fallait affirmer que le chien agit par
instinct ou réagit à des stimuli.
Pourtant, même s’ils reprenaient cette approche pour l’étude
des êtres humains, les scientifiques n’allaient pas nier que
ceux-ci avaient une conscience, éprouvaient des désirs et
étaient capables de souffrir. C’est là qu’on voit que ce refus
d’attribuer une conscience aux animaux ne découlait pas
simplement de leur approche scientifique. Un peu comme
Descartes, qui avait fait des animaux des machines pour
pouvoir attribuer une âme éternelle aux seuls humains, cette
façon qu’avaient les chercheurs de concevoir les animaux
comme des automates biologiques provenait – et servait à
entretenir – des préjugés qu’ils avaient à leur égard. Ce qui
avait l’immense avantage de déculpabiliser une société qui les
soumettait aux pires conditions. Le philosophe Alain l’avait
bien entraperçu quand il écrivait : « Il n’est point permis de
supposer l’esprit dans les bêtes […]. Tout l’ordre [de la
civilisation] serait aussitôt menacé si l’on laissait croire que le
petit veau aime sa mère. » (voir la citation en exergue de ce
chapitre).
Cette mentaphobie n’allait toutefois pas durer. Au début des
années 1970, la recherche scientifique sur les animaux est
entrée dans une impasse. S’impose alors une remise en cause
du paradigme qui fait de l’animal un être agissant uniquement
par instinct ou stimuli. Que ce soit du côté des neurosciences
ou de l’éthologie – c’est-à-dire de la science du comportement
des animaux –, de nombreuses recherches commencent à
montrer que certains animaux, dont ceux que l’on mange, ont
beaucoup plus de capacités mentales qu’on ne le pensait, sans
parler de leurs capacités émotionnelles et affectives. Pour le
découvrir, il suffisait finalement de porter un nouveau regard
sur eux. C’est comme cela que l’on a petit à petit compris, par
exemple, que le cochon est un animal curieux, très affectueux,
qui possède de relativement bonnes capacités d’apprentissage
et qui doit donc souffrir le martyre dans les élevages
industriels. Ces bêtes que l’on ne discernait pas entre elles
auparavant sont ainsi devenues des individus avec leur
personnalité, leurs émotions, leur intelligence, leur capacité à
souffrir ou à éprouver du plaisir, et leur désir de vivre18.
Cette évolution de la perception des animaux n’a d’ailleurs
pas été ignorée sur le plan juridique. On se souvient que la loi
Grammont de 1850 punissait le caractère public des mauvais
traitements envers les animaux domestiques. Or, un siècle plus
tard, en 1959 exactement, un décret a inauguré la protection de
l’animal pour lui-même en supprimant la condition de
publicité des mauvais traitements. Puis, en 1976, le droit
français reconnaît vraiment que l’animal est un « être
sensible » qui doit bénéficier, de la part de son propriétaire,
d’attentions ménageant cette sensibilité (article L214 du code
rural). Cette disposition ne s’applique qu’aux animaux
domestiques, mais son existence démontre quand même que
pour les juristes un animal n’est pas une chose ou une machine
(même si par ailleurs, dans le code civil, l’animal est toujours
considéré comme un bien). De plus, cette prise en compte de
la sensibilité des animaux ne s’est jamais démentie depuis, au
contraire. On ne compte plus les réglementations qui tentent
de diminuer leur souffrance en élevage, durant le transport et à
l’abattoir.
Toutefois, malgré ces mesures de plus en plus tatillonnes,
l’élevage industriel, source de terribles souffrances pour les
animaux, et leur massacre dans les abattoirs sont toujours
autorisés. Le législateur légalise donc d’un côté ce qu’il
interdit d’un autre côté. C’est un peu comme si l’on interdisait
la torture tout en légiférant sur les manières de pratiquer la
torture. Pour le coup, un individu qui, chez lui, broie des
poussins ou leur coupe le bec peut être condamné pour acte de
cruauté ; mais un industriel qui le fait à grande échelle agit
tout à fait légalement. Cette incohérence reflète les acrobaties
intellectuelles que doit pratiquer le législateur pour concilier la
pratique de l’alimentation carnée et son sens moral qui
réprouve la cruauté envers les êtres sensibles. Comme s’il
n’avait pas encore compris que l’alimentation carnée n’est pas
nécessaire…
Cette croyance que la viande est nécessaire pour être en
bonne santé est d’ailleurs depuis longtemps un des grands
obstacles à l’adoption du végétarisme. Elle est un effet de
l’habitude : puisque l’on mange de la viande depuis la nuit des
temps, c’est que cela doit être nécessaire, s’est-on souvent dit.
Elle relève également d’une mystique de la virilité qui voit
dans la viande un aliment pour devenir fort et puissant. Cette
symbolique est très bien exprimée dans un texte de l’historien
Jules Michelet19. Celui-ci commence par reconnaître la misère
dans laquelle les êtres humains plongent les animaux :
« L’animal, sombre mystère, monde immense de rêves et de
douleurs muettes ! […] Toute la nature proteste contre la
barbarie de l’homme qui méconnaît, avilit, qui torture son
frère inférieur. » Mais, selon l’historien, pas moyen d’échapper
à ce « meurtre quotidien qu’implique la nourriture animale ».
Michelet estime en effet que les végétaux ne nous fournissent
pas assez d’énergie. On ne devient fort au travail « que par la
nourriture sanglante ! la mort ! l’oubli de la pitié ! ».
L’historien a d’ailleurs l’impression de trouver confirmation
de cette idée du côté de l’Inde où existe une tradition
végétarienne : « Le frugivore, le brahmane [végétarien], reste
faible, donc a besoin du guerrier pour le protéger. Et le
guerrier n’a la force qu’en participant au moins quelque peu à
la nourriture sanglante. » Michelet n’en reste pas moins triste
de cette situation et rêve d’« un autre globe [terrestre], où les
basses, les cruelles fatalités de celui-ci pourront nous être
épargnées ». En tout cas, si on « ne peut éviter [sur notre
globe] la mort ni pour soi ni pour les autres », Michelet estime
que « la pitié veut du moins que si ces créatures [c’est-à-dire
les animaux que l’on mange] voient leur vie abrégée, nulle ne
meure sans avoir vécu, sans avoir aimé ». Pitié que la société
moderne a malheureusement complètement oubliée avec ses
élevages industriels…
Ces propos pourraient être presque touchants, puisqu’ils
expriment une sorte de drame cornélien auquel seraient
confrontés les êtres humains : obligés d’être cruels pour se
nourrir. Ce qui frappe le plus dans ces propos, c’est toutefois la
cécité dont ils témoignent. Comment peut-on en venir à penser
qu’il faut consommer de la « nourriture sanglante » pour être
fort quand tant d’animaux autour de nous le sont sans se
repaître de ce type de nourriture ? On ne va pas reprocher à un
Michelet, enfermé dans les Archives nationales à écrire sa
grande histoire de France, de ne pas avoir vu que le taureau,
herbivore, est un animal tout en puissance. Mais, à la fin du
XXe siècle, à coup de reportages sur la faune sauvage, presque
tout le monde se voit rappelé que la gazelle court vite et que le
gorille est d’une très grande force. Or aucun de ces animaux
ne consomme de la « nourriture sanglante » pour développer
cette vélocité ou cette puissance. Les plantes et les fruits sont
leurs seuls mets. Pourquoi serait-ce donc une nécessité pour
l’être humain de manger de la viande quand tant d’animaux
s’en passent ?
Il est évident que l’être humain ne pourrait se satisfaire de
brouter comme un taureau. Sa physiologie et son anatomie ne
l’y prédisposent pas. Mais si les herbivores et les frugivores
trouvent dans les plantes et les fruits tous les nutriments dont
ils ont besoin pour former leurs os et leurs muscles, qu’est-ce
qui empêcherait les êtres humains d’aller aussi y chercher ce
dont ils ont besoin, quitte à le transformer pour le rendre
davantage assimilable par leur organisme. À l’ère de la
conquête spatiale et autres prouesses technologiques, cela ne
devrait pas être trop difficile. Certes, il faut reconnaître
qu’avant les années 1970 le rôle des nutriments (protéines,
lipides, glucides, vitamines, etc.) n’était pas très bien connu.
Sous l’emprise de l’habitude et de la mystique de la virilité,
ceux qui étaient tentés par une alimentation végétalienne
pouvaient encore avoir quelques craintes quant à la valeur
nutritionnelle de ce type d’alimentation. Mais rapidement les
recherches en nutrition – du moins celles qui ne sont pas
subventionnées par l’industrie de la viande – vont combler leur
retard, de sorte que toute personne avisée peut, depuis les
années 1970, facilement trouver des informations sur la façon
d’avoir une alimentation végétalienne équilibrée. À quoi il faut
ajouter que le nombre de livres de recettes, d’abord
végétariennes, puis de nos jours végétaliennes ne cesse
d’augmenter. Pour qui veut bien manger végétalien, la tâche
n’est désormais pas très compliquée. Il suffit de faire l’effort
de se tourner vers ces ouvrages. Mille recettes, qui n’ont rien à
envier en termes de richesses et de diversité des goûts aux
recettes traditionnelles à base de produits d’origine animale,
sont à découvrir.
Le dernier élément caractéristique de la grande mutation qui
s’amorce dans les années 1970 est le développement de
l’éthique animale. Ce type de réflexion n’était pas
complètement nouveau. Henry Salt l’avait déjà pratiqué. Il en
avait conclu à la nécessité morale du passage au végétarisme.
Mais cette réflexion était restée marginale. Or, à partir du
milieu des années 1970, elle commence à toucher un large
public et devient une discipline universitaire, du moins dans
les pays anglophones. Depuis lors, le nombre d’articles, de
livres et de débats publics abordant ce sujet n’a cessé de
croître.
Le point de départ de cette nouvelle tendance est sans
conteste le livre La Libération animale (1975) de Peter Singer.
Ce philosophe est ce qu’on appelle un utilitariste, ce qui veut
dire qu’il considère qu’un acte est moral si, dans une situation
donnée, il apporte le maximum de plaisir (ou inversement le
minimum de souffrance) au maximum d’individus. Singer se
réfère explicitement au philosophe Jeremy Bentham qui, au
XVIIIe siècle, avait défendu la thèse selon laquelle les
considérations morales doivent s’appliquer à tout individu
capable de souffrir, et non pas seulement en fonction de ses
capacités, par exemple, à parler ou à raisonner. Cette approche
rompait avec la conception traditionnelle selon laquelle la
moralité ne s’appliquait qu’aux êtres humains. D’un seul coup,
les animaux qui peuvent éprouver du plaisir et de la douleur se
voyaient inclus dans la sphère de la moralité.
Dans cette approche, l’espèce à laquelle appartiennent les
êtres vivants n’est donc pas à prendre en compte dans les
considérations morales, seules le sont leurs capacités à souffrir
et à éprouver du plaisir. Du coup, Singer allait critiquer ce que
l’on appelle le « spécisme ». Ce mot, inventé en 1970 par un
défenseur de la cause animale, Richard Ryder, est formé par
analogie avec « racisme » et « sexisme », qui désignent une
discrimination injustifiée selon la race ou le sexe. Est raciste,
par exemple, celui qui estime que l’on peut mettre les Noirs en
esclavage pour la simple raison qu’ils sont Noirs. De la même
manière, être spéciste, c’est assigner différentes valeurs ou
droits à des êtres sur la seule base de leur appartenance à une
espèce, et non pas en fonction de leurs intérêts propres. Par
exemple, vous êtes spéciste si vous vous offusquez que l’on
mange du chat, mais pas du cochon. En revanche, vous êtes
anti-spéciste si vous prenez en compte de manière égale
l’intérêt des animaux indépendamment de l’espèce à laquelle
ils appartiennent. Cela ne veut pas dire qu’il faut traiter les
animaux comme les êtres humains, pour la simple et bonne
raison que les intérêts des premiers sont différents de ceux des
seconds. Autrement dit, considérer également des intérêts
différents implique des traitements différents. Par exemple,
considérer également les intérêts des cochons et ceux des êtres
humains n’implique pas qu’il faille apprendre à lire aux
cochons, mais cela incite à les laisser vivre dans un endroit où
il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour courir
librement.
Ayant défini ces positions philosophiques, Singer estime
que, si un être souffre, il ne peut y avoir, quelle que soit
l’espèce à laquelle il appartient, aucune justification morale
pour refuser de prendre en considération sa souffrance ; en
particulier, il n’est pas acceptable de le faire souffrir sans
nécessité. Cet argument implique qu’il faut non seulement
boycotter l’industrie de la viande, mais aller jusqu’à devenir
végétalien, puisqu’en exploitant un animal pour en retirer de la
viande, des œufs ou du lait juste pour notre plaisir culinaire,
nous le faisons presque toujours souffrir sans nécessité.
Rarement un philosophe n’avait proposé une argumentation
aussi rationnelle pour condamner toute consommation de
produits d’origine animale. Le livre devint ainsi une référence
théorique pour ceux qui commençaient à lutter en faveur de la
« libération » des animaux.
S’il est d’usage de considérer que l’ouvrage de Singer
marque un renouveau de ce mouvement de la libération des
animaux, il n’en reste pas moins que rapidement sa
philosophie utilitariste va être critiquée par d’autres défenseurs
des animaux. Notamment, en 1983, dans un ouvrage qui fait
également date, Les Droits des animaux, le philosophe Tom
Regan avance qu’on ne peut pas fonder la morale sur une
approche calculatrice de la quantité de plaisirs ou de douleur.
Si c’était le cas, on pourrait torturer un enfant à partir du
moment où on aurait montré que les conséquences de cet acte
sont globalement positives en termes de bien-être pour
l’ensemble de la population. Or, pour Regan, il est
inadmissible de torturer un enfant quelles qu’en soient les
conséquences. Ce qui revient à adopter une approche, dite
déontologique, alors que celle de Singer est dite
conséquentialiste.
Cette approche de la morale est relativement classique, sauf
qu’elle ne concerne en général que les individus dits
rationnels, c’est-à-dire les êtres humains. Depuis longtemps,
seuls eux ne peuvent pas être traités comme des moyens en
vue d’une fin. Mais pour Regan il n’y a aucune raison de
refuser d’attribuer une valeur morale à tout individu ayant un
minimum de capacités cognitives. Certes, un animal comme
une vache ne peut pas, jusqu’à preuve du contraire, formuler
de règles morales, critère souvent jugé important par certains
pour se voir attribuer des droits. Mais un enfant en bas âge non
plus. Or il a bien des droits. Ce qu’il faut, selon Regan, pour
avoir une valeur morale est donc ce qu’il appelle être le « sujet
d’une vie ». Cela veut dire avoir des croyances, des désirs, un
sens du futur, une vie émotionnelle, une capacité à poursuivre
un but, et un sens de son identité au cours du temps. Si on peut
longtemps discuter pour savoir si un vers de terre est un « sujet
d’une vie », il n’y a aucun doute que c’est le cas des animaux
de rente qui finissent dans nos assiettes. Regan en conclut que
faire de ces animaux des moyens pour nos fins (des mets pour
satisfaire nos papilles gustatives), quelles qu’en soient les
conséquences positives sur le bien-être de l’ensemble des
autres êtres sensibles, revient à violer les droits de ces
animaux. Autrement dit, Regan voit dans l’alimentation carnée
une négation des droits des animaux. Il en déduit que le
végétalisme, qui n’est chez Singer qu’un moyen de ne plus
faire souffrir les animaux, est une obligation morale.
À partir des années 1990, une autre contestation du Singer
est venue du juriste Gary Francione. Comme Regan, il soutient
que la valeur morale d’un individu ne dépend pas des
conséquences de la façon dont on le traite. En l’occurrence,
tout animal sensible a un droit inhérent à ne pas être tué. Mais
Francione va plus loin que Regan dans la « libération des
animaux », cette fois-ci au sens propre, puisqu’il avance que la
seule façon de respecter les intérêts des animaux et de ne plus
privilégier l’être humain sur un plan moral est d’abolir le statut
de propriété des animaux. Selon Francione, les intérêts des
animaux ne seront en effet jamais considérés à pied d’égalité
avec ceux des êtres humains tant que les premiers seront
légalement considérés comme des biens. Cette abolition du
statut de propriété implique un changement qui va bien au-delà
de l’arrêt de l’industrie de la viande, du passage au
végétalisme (Singer et Regan) ou de l’abolition de
l’expérimentation animale (Regan). Il implique la fin de toute
entreprise de domestication et, en particulier, la fin de toute
acquisition d’un animal domestique puisque cette pratique
entérine la domination des êtres humains sur les animaux. En
appelant la fin totale de toutes ces pratiques, l’approche
abolitionniste de Francione s’oppose à toute position qui
estimerait que certains usages des animaux sont acceptables
tant que les animaux sont relativement bien traités. Elle avance
au contraire que toute exploitation des animaux est
foncièrement incompatible avec l’impératif moral que l’on
doit accorder les mêmes considérations aux intérêts des
animaux qu’à ceux des êtres humains.
Les approches de Singer, Regan et Francione fondent les
trois grandes tendances de l’éthique animale en ce début du
XXIe siècle. Ils ont réussi à mettre cette réflexion sur nos
rapports aux animaux à un niveau théorique jamais aussi
développé auparavant. Comme on vient de le voir, ils ne sont
pas toujours d’accord entre eux. Par exemple, Singer pourrait
trouver acceptable que des expérimentations soient pratiquées
sur des animaux dans le cas où elles permettraient de diminuer
la souffrance sur Terre. Ce que n’acceptent ni Regan ni
Francione. Selon eux, aucun être innocent ne peut être sacrifié
simplement pour le bien être d’autrui. Cela dit, leurs
différences ne vont pas jusqu’à les diviser face aux milliards
de poules, vaches et cochons qui chaque année souffrent le
martyre pour des raisons futiles, à savoir la gloutonnerie des
êtres humains. À ce niveau très concret, tous trois prônent le
végétalisme.

Le carnisme
De Plutarque à Singer, Regan ou Francione l’argumentation
en faveur du végétalisme n’a jamais dévié d’un principe
éthique fondamental. Résumé en quelques mots, ce principe
stipule qu’on ne doit pas faire souffrir et tuer juste pour son
plaisir un être qui veut profiter de la vie. Mais pendant
longtemps les propos de Plutarque avaient tendance à être
jugés utopiques ou secondaires. Il y avait trop de prétextes
pour ne pas les prendre en compte. Devait-on se soucier des
animaux quand tant d’êtres humains étaient encore esclaves ?
Devait-on les regarder avec compassion quand tant d’hommes
et de femmes étaient légalement victimes de cruautés les plus
diverses ? Devait-on accorder la même considération aux
intérêts des animaux qu’à ceux des êtres humains quand
beaucoup de ceux-ci (en particulier, ceux des femmes)
n’étaient pas respectés ? Devait-on être attentif aux animaux
quand tout un discours scientifique niait qu’ils avaient des
désirs, des émotions, une intelligence ? Devait-on se tourner
vers une alimentation strictement végétalienne quand, par
mystique de la viande et méconnaissance de la nutrition, on
pouvait encore douter des vertus nutritives de cette
alimentation ? Devait-on s’afficher végétalien face aux
sarcasmes et à la réprobation de la société quand les
justifications éthiques de cette alimentation semblaient
obscures ?
Mais, de nos jours, tous ces obstacles ont disparu. Nul être
humain ne peut légalement être tenu en esclavage. La cruauté
envers les êtres humains, et envers les animaux, est interdite.
Aucune discrimination injustifiée n’est tolérée. Les animaux
sont des personnes ayant des émotions et une conscience. Une
alimentation végétalienne est reconnue comme tout à fait
appropriée aux besoins des êtres humains. Quant aux
justifications éthiques de cette alimentation, elles sont
désormais étayées dans une multitude de textes, accessibles à
quiconque veut y réfléchir. Au début du XXIe siècle, continuer
à consommer des produits d’origine animale, quand la
diététique dit que ce n’est pas nécessaire et que la morale le
réprouve, revient donc à participer à une idéologie cruelle.
Celle-ci a d’ailleurs un nom : le carnisme20.
Le mot vient du latin « caro, carnis », qui veut dire la chair
et qui forme la racine, par exemple, du mot « carnage ». C’est
bien d’une idéologie dont il est question, d’abord parce que
manger des produits d’origine animale se fonde sur l’idée
arbitraire qu’il est légitime d’exploiter et de tuer des animaux
pour s’en repaître ; ensuite, parce que cette idée imprègne
nombre de nos comportements et réflexions. Certes, tout un
système de pensées a longtemps voulu faire croire que cette
consommation d’animaux est naturelle et donc qu’elle ne
relevait d’aucune idéologie. Mais c’est le propre de toute
idéologie dominante de ne pas se présenter comme telle et de
faire croire que les représentations du monde qui la
caractérisent sont des évidences. D’ailleurs, le carnisme est
une idéologie qui travaille d’autant plus à demeurer dans
l’ombre qu’elle est une idéologie violente : tout en présentant
la consommation de produits d’origine animale comme
naturelle elle fait tout pour que les consommateurs ne se
rendent pas compte de la façon abominable dont chaque année
des milliards d’animaux sont élevés et abattus. Or, lorsque les
consommateurs sont témoins de cette violence, ils en sont
psychologiquement affectés. Ils savent bien au fond d’eux-
mêmes qu’on ne torture pas et ne tue pas un être sensible, qu’il
soit humain ou non, juste pour son plaisir. Pour ceux qui
continuent à consommer des produits d’origine animale, il ne
reste qu’à se voiler la face ou à s’inventer des excuses.

1 Alain, Les Dieux, 1934.


2 Plutarque, « Sur l’usage des viandes ». Les passages cités proviennent, suivant
le cas, de la traduction d’Amyot (1678) ou de celle de Ricard (1844). Toutes deux
sont disponibles sur http://bibliodroitsanimaux.voila.net.
3 René Descartes, « Discours de la méthode », dans Œuvres et lettres, Gallimard,
1953, p. 165.
4 René Descartes, « Lettre au Marquis de Newcastle (23 novembre 1646) », op.
cit., p. 1256.
5 Nicolas Malebranche, « De la recherche de la vérité », dans Œuvres,
Gallimard, 1979, p. 717.
6 Toutes ces prises de position « anti-cartésiennes » sont tirées de l’ouvrage de
Rod Preece, Sins of the Flesh. A History of Ethical Vegetarian Thought, UBC Press,
2008, pp. 160-185.
7 Pierre Louis Moreau de Maupertuis, « Du droit sur les bêtes », dans Œuvres de
M. de Maupertuis, 1756 (accessible sur http://bibliodroitsanimaux.voila.net).
8 Jean Meslier, Œuvres, Éditions Anthropos, 1972 (accessible sur :
http://bibliodroitsanimaux.voila.net).
9 Thomas Tryon, cité dans Preece, op. cit., pp. 173-174 (notre traduction).
10 Dans cette section et la suivante, nous nous appuyons beaucoup sur
Christophe Traïni, La Cause animale (1820-1980). Essai de sociologie historique,
Puf, 2011. Dans le très rapide survol historique que nous y effectuons, nous nous
abstenons d’évoquer le problème de la vivisection. Il a certes joué un rôle central
tout au long du XIXe siècle dans la prise de conscience de la cruauté de la société
envers les animaux. Mais, pour éviter la dispersion, il nous paraît préférable de
rester concentré sur la question du végétarisme.
11 Cité dans Traïni, p. 61.
12 Cité dans Émilie Dardenne, « Portrait de Henry Stephens Salt. Penseur et
militant aux engagements multiples », Cahiers antispécistes, 24, janvier 2005
(http://www.cahiers-antispecistes.org).
13 Alphonse de Lamartine, La Chute d’un ange, 1837.
14 Cité dans Traïni, op. cit., p. 111.
15 Émile Zola, « L’Amour des bêtes », Le Figaro, 24 mars 1896. Cité dans Jean-
Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d’éthique animale, Puf, 2011, p. 206.
16 Sans oublier que, en plus de sa cruauté, l’industrie de la viande est absurde et
néfaste, au sens où elle est complètement inefficace pour nourrir une population
mondiale croissante et où elle provoque des ravages écologiques. À ce sujet, voir
par exemple : Fabrice Nicolino, Bidoche. L’industrie de la viande menace le
monde, Les liens qui libèrent, 2009. Mais cela est, là encore, un autre débat.
17 Sur cette mentaphobie, voir David Chauvet, La Mentaphobie tue les animaux,
Éditions Droits des animaux, 2008.
18 Sur l’intelligence des animaux, voir par exemple Yves Christen, L’animal est-
il un philosophe ? Poussins kantiens et bonobos aristotéliciens, Odile Jacob, 2013.
Sur la nécessité de les regarder comme des personnes ayant leur propre
personnalité, et non des êtres interchangeables, voir son précédent ouvrage,
L’animal est-il une personne ?, Flammarion, 2009.
19 Jules Michelet, La Bible de l’humanité, 1864 (extrait accessible sur
http://bibliodroitsanimaux.voila.net).
20 Expression inventée par Mélanie Joy, « From Carnivore to Carnist » (Satya
Magazine, 2001).
Chapitre 4

La litanie des excuses

Un jour, nos petits-enfants nous demanderont : où étais-tu


pendant l’holocauste des animaux ? Qu’as-tu fait contre ces
crimes terrifiants ? Nous ne pourrons pas leur offrir la même
excuse une seconde fois – que nous ne savions pas.
Helmut Kaplan1

L’argumentation en faveur du végétalisme est solidement


établie en ce début du XXIe siècle. Sans entrer dans le détail des
ouvrages savants, on peut en saisir le principe à travers une
question toute simple : est-il légitime de planter un couteau
dans le cou d’un petit agneau pour simplement en tirer du
plaisir ? La réponse est évidemment non. C’est un acte de
cruauté gratuite qui va à l’encontre des valeurs morales de
notre société. C’est même tellement anachronique que plus
personne ou presque ne supporte de regarder en face cet acte
de mise à mort. Il faut donc le cacher à la vue des carnistes
eux-mêmes afin qu’ils puissent se repaître ensuite de la chair
de cet être innocent ou du lait de sa mère. Ce qui montre que
les carnistes, dans leur grande majorité, n’assument plus les
conditions de mise en œuvre de leur idéologie. Ce n’est donc
qu’une question de temps pour qu’ils adoptent une attitude en
accord avec leur sens de l’éthique, c’est-à-dire qu’ils
deviennent végétaliens2.
Pour l’instant, on en est encore au temps du déni. Celui-ci
est manifeste par l’attitude agressive des carnistes vis-à-vis des
végétaliens. Ces derniers se font ainsi très souvent traiter de
sectaires, de manichéens ou d’extrémistes. Rappelons qu’un
sectaire est une personne qui refuse d’admettre les opinions
différentes de celles qu’il professe. Un manichéen est, quant à
lui, une personne qui prend des positions sans nuance, sans
considérer de position intermédiaire. Enfin, un extrémiste est
une personne qui défend les positions les plus radicales d’une
idéologie. Ces termes décrivent-ils vraiment l’attitude des
végétaliens ? Regardons cela.
Face à un agneau, les végétaliens n’acceptent pas l’opinion
qu’il est légitime de lui planter un couteau dans le cou au nom
du plaisir culinaire. Ils ne saisissent pas non plus quelle
position intermédiaire il pourrait y avoir entre planter et ne pas
planter un couteau dans le cou d’un agneau. Enfin, ils ne
voient pas ce que pourrait signifier d’un point de vue éthique
un végétalisme modéré : serait-ce être végétalien le matin mais
pas le soir, ou la moitié de l’année mais pas l’autre ? D’une
certaine manière, on pourrait donc dire que les végétaliens
sont bien sectaires, manichéens et extrémistes.
Pourtant, cette attitude des végétaliens ne se retrouve-t-elle
pas chez tout un chacun vis-à-vis d’actes qui font souffrir
autrui sans répondre à aucune nécessité ? Va-t-on par exemple
accepter la position de ceux qui trouvent que le viol est
légitime ? Va-t-on considérer que, dans certains cas, le viol
n’est pas condamnable ? Va-t-on laisser entendre que le viol
est tolérable tant qu’il n’est pas trop fréquent ? La réponse à
ces trois questions est bien sûr « non », pour la raison simple
que le viol est moralement condamnable et que la morale ne
s’accommode pas de position intermédiaire. Il peut certes y
avoir des circonstances atténuantes à un acte condamnable,
mais celles-ci ne le légitiment pas : elles atténuent juste la
responsabilité de son auteur. Insulter les végétaliens d’être
sectaires, manichéens et extrémistes reflète donc, chez ceux
qui professent ces insultes, au mieux une difficulté à prendre
conscience de la dimension éthique du végétalisme, au pire
une peur panique face à la montée en puissance d’une
approche éthique de l’alimentation qui remet en cause nombre
de leurs habitudes ou intérêts financiers. Dans tous les cas, il
est ironique de constater que, si l’on suit la pensée des
carnistes, l’extrémiste serait celui qui prend la défense de
l’agneau et pas celui qui cautionne l’extermination
de 60 milliards d’animaux terrestres dans le monde chaque
année.
L’insulte n’est toutefois pas la seule façon qu’ont les
carnistes de s’opposer aux désirs des végétaliens d’abolir
l’alimentation à base de produits d’origine animale. Ne
sachant pas trop comment ils pourraient justifier en soi l’acte
de plonger un couteau dans le cou d’un petit agneau juste pour
en tirer du plaisir, mais étant très attachés à leurs plaisirs
gustatifs et à leurs habitudes, ils vont s’inventer des excuses
pour continuer à dévorer cette pauvre bête sans culpabiliser.
Cet exercice de casuistique est ancien. Au XVIIIe siècle, Jeremy
Bentham, qui avait défendu la thèse que les considérations
morales doivent s’appliquer à tout être capable de souffrir, et
donc aux animaux, n’était pas pour autant devenu végétarien.
S’il estimait qu’il ne fallait pas faire souffrir les animaux, il
avançait que la mort qu’ils reçoivent de nos mains est
habituellement moins pénible que celle qui les attendrait dans
la nature. L’argument est bien sûr absurde puisque les élevages
et les abattoirs ne suppriment pas de la souffrance : ils en
créent globalement. Mais, par cette pirouette, Bentham se
donnait à bon compte l’impression de ne pas bafouer ses
principes moraux en se nourrissant de produits d’origine
animale. De la même manière, de nos jours, les carnistes
continuent à déployer toute une batterie d’excuses plus ou
moins bien réfléchies pour ne pas avoir à se remettre en
cause3. Reste qu’elles tiennent difficilement la route face aux
arguments que leur opposent les végétaliens. En voici un petit
florilège4.

Les animaux ne souffrent pas


Enfant, tout le monde, ou presque, établit une relation de
connivence avec un animal. C’est le petit lapin ou le petit
agneau que l’on va voir à la ferme ou, encore mieux, celui qui
devient un compagnon de jeu. L’idée qu’un jour cet animal, ou
un autre qui lui ressemble, puisse finir à la casserole est
insupportable pour tout enfant qui a établi une telle relation.
D’ailleurs, combien d’enfants, en apprenant qu’on leur a fait
manger des animaux, ont dit un jour à leurs parents qu’ils ne
voulaient plus manger de viande. Mais, à force de contrainte,
ils ont fini par oublier cette compassion. Adultes, ils vont
même jusqu’à minimiser, voire nier l’existence de sentiment
chez les animaux, en particulier chez ceux qui finissent dans
leur assiette. Sans ce déni, ils auraient plus de mal à dévorer
leur steak. Il est bien question de déni, et non pas d’ignorance,
puisque, comme cela a été montré dans des expériences de
psychologie, les carnistes nient d’autant plus que les animaux
ont une capacité à éprouver de la douleur qu’ils sont prévenus
qu’ils mangeront de la viande juste après que la question leur
soit posée5. Il y a donc bien auto-aveuglement pour ne pas
culpabiliser.
Ce déni, très spontané, de la souffrance des animaux peut
parfois prendre une tournure plus sophistiquée. On l’a vu avec
la mentaphobie. Il peut même, de la part des défenseurs de la
filière viande, devenir très stratégique. Comme il est difficile
de nier de façon sensée que les animaux ont la capacité de
souffrir, ces défenseurs de la viande nient que cette filière les
fait particulièrement souffrir. Par exemple, l’éleveur
traditionnel dira qu’il aime ses bêtes. Comment pourrait-il
donc leur faire du mal ? Quant à l’industriel de la filière
viande, il soulignera qu’il fait tout pour que les bêtes dont il
s’occupe ne stressent pas et ne souffrent pas aux différents
stades de leur prise en charge. Sinon, la viande ne serait pas
bonne, souligne-t-il6.
Pourtant, il suffit de lire les enquêtes ou de regarder les
reportages, plus ou moins clandestins, au sein de la filière
viande, pour découvrir les conditions abominables dans
lesquelles la plupart des bêtes de rente sont élevées,
transportées et abattues. Il n’y a donc pas photo : les animaux
de rente souffrent terriblement. Comment les producteurs de
viande osent-ils donc affirmer le contraire ? Il est évident
qu’ils aimeraient bien que les bêtes qu’ils élèvent, transportent
et abattent ne souffrent pas, voire soient contentes de leur sort.
Quel plus beau rêve, en effet, pour un carniste que celui d’un
monde où les cochons, les vaches et les poules souhaiteraient
être mangés et vivraient tous les jours dans la joie à l’idée de
cette future félicité ? Mais ce désir n’est pas la réalité. Au
quotidien, les bêtes de rente souffrent terriblement. Le nier,
c’est vouloir faire passer ses rêves pour la réalité au mépris des
évidences. C’est en quelque sorte mentir. Et c’est finalement
se comporter un peu comme ces esclavagistes qui
minimisaient la capacité des Noirs à souffrir pour mieux les
exploiter…

La nature est cruelle


La cruauté fait partie de la nature, aiment bien répéter les
carnistes. C’est pour eux une manière de sous-entendre qu’il
faut accepter une part de cruauté dans notre relation avec les
animaux. Autrement dit, puisque les lions mangent les
gazelles, pourquoi y aurait-il un problème moral à ce que les
êtres humains fassent de même ?

Il est vrai que certains animaux en mangent d’autres. Mais


cela va plus loin, si l’on peut dire. L’ours blanc peut dévorer
ses petits, d’où la nécessité pour la mère de les lui cacher ; et
le lion qui devient le mâle dominant au sein d’une horde de
lions peut tuer les lionceaux qui ne sont pas les siens. Combien
de carnistes trouveraient légitime de prendre modèle sur ces
pratiques ? Peu, on imagine. Ce qui montre bien que les
comportements des animaux ne peuvent pas servir à justifier
ceux des humains. Cette conclusion n’est pas une nouveauté,
même pour ceux qui ne connaissaient pas les dangers que
représentent certains mâles vis-à-vis des petits de leur propre
espèce. Tous les carnistes vivant dans la société moderne le
savent déjà, eux qui ne cherchent pas à fonder les règles
morales concernant par exemple le viol, le vol ou le meurtre
sur ce qui se passe dans le monde animal. Pourquoi donc le
font-ils juste pour la nourriture carnée, si ce n’est pour trouver
une excuse qui les arrange ?
Une version plus sophistiquée de cet argument de la cruauté
de la nature consiste à affirmer que nous n’avons pas
particulièrement à respecter les animaux puisque, eux, ne nous
respectent pas. Autrement dit, pourquoi s’interdire de tuer le
lion puisque lui n’aurait pas d’hésitation à nous dévorer s’il
avait faim ? Passons sur le fait que, en général, on tue peu les
lions de nos jours (on essaye plutôt de les protéger), alors que
l’on massacre allègrement les poules, les cochons et les vaches
qui eux ne cherchent nullement à nous dévorer. Passons
également sur le fait que le lion dans la savane n’a pas la
possibilité de passer à une alimentation végétalienne, alors que
nous l’avons. L’essentiel est que, derrière cette référence au
lion qui pourrait nous dévorer, se pose la question de savoir si
les êtres humains ont un devoir moral envers les individus qui
n’en ont pas envers eux (les lions, par exemple) ?
La réponse est évidente. Un bébé tombe à l’eau. Que faites-
vous ? Vous ne réfléchissez même pas : vous sautez à l’eau
pour le sauver. Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Est-ce parce que
cet enfant a des devoirs moraux envers vous ? Non, bien sûr :
il est incapable de comprendre ce que cela pourrait vouloir
dire et jamais il ne vous viendrait à l’esprit d’en exiger de sa
part. Si vous tentez de sauver cet enfant, c’est tout simplement
parce que vous savez, au fond de vous-même, que vous avez
des devoirs moraux envers lui. D’ailleurs, cette approche des
comportements moraux est tellement bien établie dans la
société que la loi protège depuis longtemps les enfants en bas
âge, alors même qu’aucun comportement moral ne peut être
exigé de leur part. Ils sont ce qu’on appelle des patients
moraux et non, comme nous, des agents moraux.
Concernant l’alimentation, les carnistes font semblant de
douter que les animaux soient eux aussi des patients moraux
quand il s’agit de passer à table7. Pourtant, à d’autres
moments, ils se rappellent très bien qu’ils le sont. N’existe-t-il
pas des lois punissant toute cruauté envers les animaux (pas
uniquement le spectacle de la cruauté, mais la cruauté en elle-
même) ? Quel serait le sens de ces lois si les animaux n’étaient
pas des êtres ayant droit à notre considération morale ? Bref,
ce n’est pas parce que le cochon se fiche de nos valeurs
morales que nous pouvons lui faire subir mille misères et lui
trancher la gorge pour notre plaisir.
Derrière ces arguments faisant référence à la cruauté de la
nature se cache finalement l’idée contestable que la force
fonde le droit. Puisque le lion s’arroge le droit de tuer la
gazelle, et que personne – hormis la gazelle – n’y voit rien à
redire, pourquoi les êtres humains, semblent sous-entendre les
carnistes, ne pourraient-ils pas s’arroger le droit de massacrer
des milliards d’animaux ? Pourtant, il est évident que le droit
ne peut être celui du plus fort. La loi n’est-elle pas censée
protéger les faibles contre les puissants ? Presque toute
personne est bien sûr d’accord avec cette approche du droit,
par sens de la justice ou de peur que sa remise en cause puisse
se retourner contre elle. Mais, peut-être parce qu’ils
n’imaginent pas que les cochons ou les lapins prennent un jour
le pouvoir, les carnistes la bafouent allègrement en ce qui
concerne ces êtres qu’ils aiment bien retrouver dans leur
assiette.
Une petite expérience de pensée permet de bien comprendre
l’aberration de cette situation. Imaginons que, demain, des
extraterrestres débarquent sur Terre. Ayant été capables de
réaliser cet exploit technologique, ils auront probablement les
moyens de dominer la planète. Imaginons maintenant que, fins
gourmets, ils se mettent à déguster la chair humaine à toutes
les sauces. Terrorisés, les pauvres humains n’ayant pas encore
été croqués protesteront et tenteront de faire comprendre aux
extraterrestres que leur pratique alimentaire est ignoble. Les
extraterrestres, surpris, leur répondront qu’ils ne font
qu’adopter l’approche des terriens en matière de nourriture :
étant donné que les êtres humains se permettent de se nourrir
de toutes les autres espèces que la leur, les extraterrestres
diront se sentir autorisés à agir de même puisqu’ils en ont les
moyens. L’espèce humaine étant différente de la leur, ils ne
voient pas pourquoi ils devraient s’interdire de manger de la
cuisse de demoiselle, de la tête d’homme ou du cœur d’enfant.
Les humains n’auront plus qu’à se mordre les doigts d’avoir
été si cruels.
Cette expérience de pensée a également le mérite de faire
comprendre que toute référence à la proximité phylogénétique
entre les animaux et les êtres humains n’a aucune signification
sur un plan éthique. Quand des carnistes se disent prêts à
inclure certains animaux dans la sphère de la moralité, leur
choix se porte souvent sur ceux qui nous sont proches dans
l’histoire du vivant, en particulier nos cousins les chimpanzés,
les gorilles et les orangs-outans. D’où les discours de
compassion envers ces êtres avec qui nous partageons une
grande proportion de notre patrimoine génétique. Or cette
pensée ne fait que reprendre la logique du racisme ordinaire
qui consiste à avoir de moins en moins de considérations
morales pour certains êtres humains à mesure qu’ils ne sont
pas de notre famille, tribu, pays ou continent. Reprise par nos
chers extraterrestres, elle leur permettrait de justifier leur
pratique culinaire à base de produits d’origine humaine
puisqu’il n’y aurait aucune proximité phylogénétique entre eux
et les animaux humains qu’ils mangeraient. Bref, un
comportement éthique ne peut se fonder sur une proximité
génétique. Il doit uniquement se fonder sur le respect des
intérêts propres à chaque individu, en particulier celui de ne
pas souffrir et de ne pas être tué sans nécessité.

Les végétaliens doivent prendre des suppléments


De nos jours, peu de personnes osent affirmer que la
consommation de produits d’origine animale est nécessaire
pour être en bonne santé, et encore moins pour survivre. Mais
ils sont encore nombreux à répéter que les végétaliens doivent
prendre des suppléments (en vitamines B12, en fer, en calcium,
etc.) pour éviter les carences. Ce qui montrerait, à leurs yeux,
que ce régime n’est pas naturel et donc peu recommandable.
L’argument frise l’absurdité. D’abord, un végétalien sensé ne
se contente pas de supprimer le steak de son steak frites. Il va
chercher les aliments qui lui apportent ce dont il a besoin. Il se
peut que certains nutriments soient plus difficiles à absorber
quand ils sont ingérés par l’intermédiaire d’autres aliments que
la viande, le lait ou les œufs. Tout végétalien sera
éventuellement prêt à le concéder. Mais, selon lui, ce n’est pas
un problème. Le but de l’alimentation végétalienne n’est pas
d’optimiser l’assimilation des nutriments, surtout dans une
société d’abondance. Il est d’adopter un mode alimentaire qui,
si c’est possible, ne se fonde pas sur la cruauté envers les
animaux. Or les repas végétaliens, complets en termes de
nutriments et riches en saveurs, sont relativement faciles à
préparer. Pourquoi donc ne pas adopter cette alimentation ?
Sans compter que de plus en plus d’études soulignent les effets
néfastes pour la santé d’une alimentation à base de produits
d’origine animale8.
Mais, plus fondamentalement, le végétalien peut facilement
mettre en avant le côté biaisé de cet argument des
suppléments. Prenons la vitamine B12. L’« expert » pro-viande
va par exemple affirmer que le « principal intérêt de la viande
est de fournir la vitamine B12 absente dans les végétaux9 ».
Voilà ce qui ferait de la viande un aliment naturel dont il serait
dangereux de se passer. Mais l’expert oublie de dire –
volontairement ou involontairement ? – que les animaux
d’élevage sont eux aussi supplémentés en vitamines B12.
Laissons s’exprimer un végétalien éthique au fait du
problème : « la vitamine B12 n’est pas plus produite par les
animaux qu’elle ne l’est par les plantes. Elle est d’origine
exclusivement bactérienne – et les bactéries ne sont ni des
animaux, ni des plantes. Dans la nature, les herbivores la
trouvent typiquement dans les souillures des aliments qu’ils
consomment. Mais dans l’environnement contrôlé et intensif
des élevages, cet apport-là est marginal. L’alimentation des
poulets et autres “volailles” ainsi que des porcs est donc
systématiquement supplémentée en B12. […] Les molécules de
B12 que les mangeurs de viande prennent “tout naturellement”
dans leur “alimentation qui [soi-disant] se suffit” n’ont fait que
passer par le corps de l’animal. Leur origine est la même que
celles que prennent les végétariens dans leurs comprimés. En
somme : les végétariens prennent de la B12 fabriquée dans des
usines et emballée dans des comprimés. Les personnes qui
mangent de la viande […] prennent de la B12 fabriquée dans
des usines et emballée dans des animaux10. » Ajoutons qu’il
n’y a pas qu’en B12 que les animaux sont supplémentés : fer,
zinc, vitamine D, calcium, etc., tout y passe. Qui plus est, il
suffirait que d’autres aliments que les produits d’origine
animale (comme le lait de soja ou les jus de fruits, par
exemple) soient supplémentés en ces nutriments nécessaires
pour que les végétaliens n’aient plus à se supplémenter eux-
mêmes. On le fait déjà avec l’iode dans le sel et la vitamine C
dans les jus de fruits. Pourquoi ne pas le faire de façon
systématique avec la B12 ? Bref, pour le végétalien éthique,
affirmer que l’alimentation végétalienne provoque des
carences relève soit de l’ignorance soit de la mauvaise foi.

L’alimentation carnée est culturelle et naturelle


Autre excuse : L’homme a toujours mangé de la viande ;
cela fait partie de la culture humaine. Pour remettre en cause
un tel argument, un végétalien éthique n’a pas beaucoup
d’effort à faire. Il pourrait rappeler qu’un jugement de fait
(l’homme a toujours mangé de la viande) n’implique pas un
jugement de valeur (il est bien de manger de la viande). Ou il
pourrait souligner que ce n’est pas parce qu’on a toujours fait
quelque chose que l’on doit continuer à le faire. Prenons
l’esclavage. Aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps,
les sociétés humaines semblent avoir été, à des degrés divers,
esclavagistes. Est-ce pour autant qu’il faut perpétuer cette
pratique ? Non, bien sûr, répondent les végétaliens éthiques et
probablement les carnistes. Pourquoi donc le fait que
l’alimentation carnée soit ancrée dans la culture lui donnerait-
elle une quelconque légitimité ?
Quand ils sentent la faiblesse de cet argument reposant sur
la culture, les carnistes se rabattent souvent sur un argument
biologique. Ainsi, ils répètent régulièrement que l’être humain
est omnivore, c’est-à-dire qu’il mange de tout, en particulier
de la viande. Ils en déduisent que l’alimentation carnée ne peut
poser de problème moral puisqu’elle serait « naturelle » chez
les êtres humains. Que répond le végétalien à cet argument ? Il
peut commencer par rappeler que ce n’est pas parce que l’être
humain mange, entre autres choses, de la viande, que l’on peut
en déduire qu’il est « naturellement » omnivore. Cette
alimentation pourrait en effet être uniquement une habitude
culturelle, à laquelle l’organisme humain ne serait pas très bien
adapté. Par exemple, beaucoup d’êtres humains fument des
cigarettes et boivent de l’alcool. Ce n’est pas pour autant qu’ils
sont « naturellement » fumeurs ou buveurs d’alcool. Certes,
les êtres humains peuvent se nourrir quasi exclusivement de
produits d’origine animale, comme le font les Inuits. Mais,
assez flexibles en termes d’alimentation, ils peuvent également
se passer de ces produits, comme l’existence des végétaliens
en bonne santé le démontre de nos jours. Pour s’entendre sur
le statut omnivore de l’être humain, il faudrait donc se référer
à sa physiologie et à son anatomie, non à ses pratiques
alimentaires.
L’être humain n’est manifestement pas un herbivore,
comme les ruminants (bovins, ovins, etc.) qui ont plusieurs
estomacs pour assimiler les nutriments dont ils ont besoin. Il
n’est pas non plus un carnivore, c’est-à-dire un animal adapté
à la consommation presque exclusive de viande crue, puisqu’il
n’en a pas les caractéristiques (longues dents pointues,
mâchoire qui ne bouge que de haut en bas et très peu
latéralement, petit intestin pour éliminer prestement une
nourriture qui pourrit rapidement, etc.). Mais que dire de
plus ? Pas grand-chose, étant donné qu’il n’existe pas de
critère précis pour classer un animal dans la catégorie des
omnivores, si ce n’est son mode alimentaire. Le problème est
que, comme on vient de le voir, celui-ci pourrait être avant
tout culturel. Reste quand même que la physiologie et
l’anatomie des êtres humains sont plus proches de celles des
chimpanzés, qui sont des frugivores mangeant peu de viande
crue, que de celles des ours bruns, plus carnassiers, que l’on
peut considérer pour cette raison comme plus représentatifs
des omnivores.
Que vaut donc cet argument inlassablement répété par les
carnistes selon lequel l’être humain est fait pour manger de la
viande ? Rien, dira le végétalien. Soit, se fondant sur la
ressemblance avec les grands singes, il rejettera la thèse que
l’être humain est un omnivore11. Soit il rétorquera que, même
si on l’accepte, ce statut d’omnivore n’impose aucune
contrainte : en raison de sa flexibilité, l’être humain peut
facilement arrêter de manger des produits d’origine animale.
Être omnivore est donc une question de choix, avec sa part de
responsabilité morale, et non de nature.
Toujours en référence à la longue histoire de l’humanité, et
après les arguments culturels et biologiques, voici un argument
pro-viande fondé sur l’anthropologie. Beaucoup de carnistes
affirment ainsi, pour justifier leur pratique alimentaire, que
l’hominisation s’est faite grâce à la consommation de viande et
que, par conséquent, cette dernière est fondamentale à l’espèce
humaine. L’idée qui sous-tend cet argument est que c’est grâce
à ses apports nutritifs que la viande aurait joué un rôle moteur
dans le processus d’hominisation. Comment ? Notre lointain
ancêtre, l’australopithèque, semble avoir été un omnivore
opportuniste, se nourrissant de fruits, de graines, de plantes et
occasionnellement de viande provenant soit de petits animaux
qu’il aurait attrapés soit de cadavres qu’il aurait trouvés.
Difficile en effet de l’imaginer grand chasseur. Sa petite
mâchoire, ses petites incisives et canines, ses molaires plates et
le fait qu’il n’ait pas de griffe ne l’y prédisposaient pas. Mais,
ainsi va la théorie, sa consommation de viande aurait
beaucoup augmenté avec Homo habilis (vers 2,5 millions
d’années), puis Homo erectus (vers 1,8 million d’années).
Notre ancêtre, de petit charognard serait devenu chasseur.
Commençant à tuer du plus gros gibier, il aurait consommé
davantage de viande, ce qui aurait eu pour conséquence de
favoriser le développement de son cerveau. Cette plus grande
intelligence lui aurait permis d’améliorer ses techniques de
chasse, notamment en développant la communication et la
coopération avec ses pairs, et du coup sa vie sociale serait
devenue plus complexe. Ce progrès des techniques de chasse
lui aurait permis d’augmenter encore plus sa consommation de
viande, qui aurait là encore favorisé le développement de son
cerveau, et ainsi de suite.
Ce scénario est-il crédible ? Il n’est pas absurde, mais il fait
l’objet de débats12. Par exemple, l’anthropologue Richard
Wrangham défend la thèse selon laquelle c’est moins la
consommation de viande qui a engendré l’essor intellectuel
des premiers humains que la maîtrise du feu13. Son
argumentation part d’une donnée toute simple : la cuisson
ramollit les aliments et augmente leur valeur nutritive. De
multiples conséquences en découlent. Une nourriture cuite,
comparée à une alimentation crue, ne demande pas une forte
mâchoire et de grandes dents. Elle apporte davantage
d’énergie à l’organisme, et ce surplus peut être utilisé par ce
grand consommateur d’énergie qu’est le cerveau pour se
développer. Elle demande également une moindre durée de
mastication et libère du temps pour d’autres activités. Il aurait
donc suffi, pour que le processus d’hominisation se mette en
marche, que nos ancêtres découvrent de la nourriture
accidentellement tombée dans un feu et que, sensibles à cette
aubaine, ils aient cherché à se réalimenter de la sorte. Dans ce
scénario, ce n’est donc pas l’alimentation carnée qui aurait
joué un grand rôle dans l’hominisation.
Autre scénario alternatif. Les anthropologues Donna Hart et
Robert Sussman avancent que les premiers humains, avant
d’être des chasseurs, étaient des proies14. Ce serait à partir de
cette vulnérabilité que leur intelligence se serait développée.
Comme on l’a déjà dit, les premiers humains étaient mal
équipés pour être des prédateurs (petites dents, pas de griffes,
etc.). Ils devaient donc être constamment sur leurs gardes pour
échapper aux attaques des hyènes, des tigres aux dents de
sabres, des reptiles en tout genre, etc. Bien plus faibles
physiquement que ces bêtes féroces, ceux qui surent
s’organiser, monter la garde la nuit, apprendre à communiquer,
etc., c’est-à-dire ceux qui surent développer leur intelligence
se reproduisirent davantage que les autres. Ce ne serait que
beaucoup plus tard, après Homo erectus, quand la taille du
cerveau correspondait déjà à celle des hommes modernes, il y
a environ 80 000 milles ans, qu’ils seraient devenus de grands
chasseurs. Transformation qui serait donc bien postérieure au
processus d’hominisation.
Entre ces scénarios, lequel choisir ? Beaucoup de carnistes,
comme par hasard, préféreront le premier et auront tendance à
passer sous silence les autres. Par exemple, pour la
préhistorienne Marylène Patou-Mathis, il n’y a pas de doute à
avoir. Selon elle « Sans viande, pas d’humanité. » Or, non
seulement cette chercheuse défend ce qu’elle estime être un
fait historique (la consommation de viande est le moteur de
l’hominisation), mais elle en tire la conclusion qu’il faut
continuer à manger de la viande. Regrettant le développement
du végétarisme dans notre société, elle affirme en effet qu’il
faut « renouer avec notre dimension naturelle, ancestrale, en
mangeant de la viande ». Très en verve sur ce sujet, elle accuse
même les végétariens de « nous rendre complètement
schizophrènes et [de] nous conduire à poser des gestes
pathologiques » en voulant « faire de la nature un monde
culturel ». La réponse des végétariens éthiques ne s’est pas fait
attendre contre ce « pathétique sophisme naturaliste consistant
à partir de ce qui est ou de ce qui a été pour déterminer ce qui
devrait être15 ». Notons que ce sophisme naturaliste, comme
souvent, est très sélectif. De fait, dans le scénario défendu par
Patou-Mathis, la viande n’est pas le seul moteur de
l’évolution. Il y a aussi la chasse. Or jamais la préhistorienne
ne dit qu’il faudrait que les êtres humains continuent à chasser.
Car, au fond, ce qu’elle défend, ce n’est probablement pas une
soi-disant nature humaine, mais son beefsteak.
De toute façon, le végétalien éthique n’a que faire du
scénario de l’hominisation. Même si ce processus est le
résultat de la consommation de viande, rien n’oblige à
continuer dans cette voie. Contrairement à ce qu’affirment
quelques défenseurs de la viande mal inspirés, ce n’est pas
parce que cette denrée aurait permis au cerveau de se
développer que l’arrêt de sa consommation entraînerait sa
régression16. Tant que l’être humain peut consommer les
nutriments dont il a besoin, que ce soit ou non à travers une
alimentation à base de produits d’origine animale, il n’y a
aucune raison que la taille de son cerveau diminue pour des
raisons nutritives. Pour le végétalien éthique, cet argument de
l’hominisation n’a donc aucune valeur.

Il vaut mieux vivre pour être mangé que ne pas


vivre
Parfois, se sentant obligés de reconnaître que l’alimentation
carnée n’est pas nécessaire et qu’elle engendre nombre de
cruautés, les carnistes pensent pouvoir redorer leur blason en
affirmant qu’ils rendent un service inestimable aux animaux de
rente. Grâce à eux, ces animaux auraient en effet la chance de
pouvoir vivre. C’est bien parce qu’ils veulent les manger que
les éleveurs font naître des vaches, des cochons, des poules,
etc. Sans cette pratique culinaire, ces pauvres bêtes n’auraient
pas droit à l’existence, ce qui leur serait dommageable,
affirment les carnistes. En somme, pour les animaux, il
vaudrait mieux vivre et être charcutés que ne pas vivre du tout.
Ceux qui avancent cet argument oublient souvent de
préciser qu’il faudrait quand même que, avant d’être tués, les
animaux aient eu une vie qui en vaille la peine pour que
l’argument ait un semblant de sérieux. Ce qui devrait au moins
les conduire à exclure d’office de leur raisonnement tous les
animaux des élevages industriels. L’argument devrait donc les
pousser au minimum au quasi-végétalisme. Mais la plupart des
carnistes ne s’embarrassent pas trop de cette restriction. Ils se
contentent d’affirmer qu’il vaut mieux pour un animal être tué
et mangé, que de ne pas avoir vécu du tout. En somme, les
carnistes se voient un peu comme les bienfaiteurs des vaches,
poules, cochons et autres animaux de rente, puisque sans eux
ces bêtes n’existeraient pas.
Un des problèmes de cet argument est que, une fois accepté
dans son principe, il permet de justifier beaucoup d’abus17. Il
pourrait même s’appliquer à l’être humain. Les parents
pourraient ainsi justifier certains sévices qu’ils font subir à
leurs enfants à partir de moment où ces derniers vivraient
globalement dans de bonnes conditions. Ces enfants n’auraient
qu’à remercier leurs parents de les avoir fait naître et qu’à
accepter leur sort. On voit même quelle exploitation de
l’humanité pourrait en découler : il suffirait de faire naître des
êtres humains dans un but précis (pour en faire des sources
d’organes, des objets sexuels, etc.) pour que ces derniers
soient éternellement reconnaissants envers leurs procréateurs
et n’aient pas leur mot à dire sur ce qu’on leur fait subir. Par
exemple, une personne qui aurait été programmée pour donner
son rein ou son foie n’aurait pas à se plaindre le jour où on lui
retirerait de force cet organe : si ce destin n’avait pas été
décidé d’avance, cette personne n’aurait pas pu goûter au
plaisir de l’existence. Elle devrait donc s’estimer heureuse de
ce qui lui arrive puisque, sans ce vol programmé d’un de ses
organes, elle n’aurait pas vécu. Même conclusion si le but qui
lui est assigné entraîne sa mort. Pourtant, il n’est pas besoin de
longues discussions pour conclure qu’une telle situation est
inacceptable, même aux yeux des carnistes, du moins on
l’imagine.
Ce n’est pas la seule conséquence absurde à laquelle aboutit
cet argument. S’il avait le moindre sens, il faudrait en conclure
qu’il serait bien de faire naître davantage d’animaux qu’on ne
le fait de nos jours, puisque pour un animal c’est toujours une
bonne chose d’exister. Le nombre d’animaux non nés étant
sans borne, il faudrait même essayer d’en faire naître le
maximum, tant que leurs conditions de vie restent acceptables
bien sûr. On en arriverait au point où les carnistes devraient se
reprocher de ne pas faire exister davantage d’animaux et donc
de ne pas en manger plus puisque c’est la condition pour qu’on
les fasse naître. En somme, leur bonté devrait conduire les
carnistes à passer leur temps à manger de la viande afin de
donner à un maximum d’animaux la chance d’avoir vécu. Du
coup, refuser de s’en repaître serait même faire preuve d’un
manque de générosité !
L’erreur des carnistes est tout simplement de faire de la vie
un bien en soi. Si une chose, quelle qu’elle soit, peut être un
bien pour un être qui existe déjà, il est absurde de considérer
que cette chose puisse être un bien pour un être qui n’existe
pas. Cela reviendrait à attribuer le même statut à l’existence
qu’à la non-existence. On peut bien sûr être content de vivre,
mais on ne peut exprimer cette satisfaction qu’à partir de notre
existence. L’idée que l’on puisse exprimer une préférence en
faveur de l’existence sans même exister est en effet absurde.
Pour la même raison, on ne peut pas attendre d’un être que
l’on a fait naître qu’il ait de la gratitude envers nous, comme si
nous avions conclu un contrat avec lui avant qu’il ne naisse.
Ce qui achève de montrer à quel point il est hypocrite de la
part des carnistes d’affirmer que c’est pour les animaux qu’ils
les font naître, quand ce n’est que pour leur satisfaction
gustative.

Le cri de la carotte (et de la souris)


Quand ils veulent bien reconnaître que leur alimentation fait
souffrir les animaux, les carnistes ripostent souvent en
accusant tout simplement les végétaliens de faire, quant à eux,
souffrir les plantes en les arrachant ou en les coupant pour les
consommer. Il faut reconnaître que les plantes sont des
organismes bien plus complexes qu’on ne le pensait il y a
quelques dizaines d’années encore. D’une certaine manière,
elles peuvent se défendre contre des parasites ou envoyer des
signaux aux plantes voisines18. Mais ces caractéristiques
n’impliquent pas la présence d’une conscience. Il y a en effet
de nombreux processus vitaux qui se font sans conscience,
même chez les animaux (pensez, par exemple, à la digestion,
au fonctionnement des défenses immunitaires ou à la vie d’un
animal plongé dans le coma). Qui plus est, pour qu’il y ait
souffrance, il faut qu’il y ait non seulement une conscience,
mais également un individu à même d’éprouver cette
souffrance. Or, les plantes n’ont pas de système nerveux
central et chaque partie est relativement autonome vis-à-vis
des autres. Cette caractéristique, qui rend possibles les
boutures, souligne le caractère problématique de toute notion
d’individualité. Quand une feuille est arrachée à un arbre,
quelle partie souffrirait ? La feuille ? La branche ? Le tronc ?
Les racines ? Bref, il est difficile de voir dans une plante un
individu qui serait le sujet d’une souffrance19.
Cela dit, même si les plantes souffraient, le reproche des
carnistes n’est pas très clair. Considèrent-ils qu’il faudrait
prendre en compte la souffrance des plantes ? Ce n’est jamais
ce qu’ils proposent. Pourquoi donc portent-ils cette
accusation ? Raisonnent-ils en termes de tout ou rien ? Sont-ils
en train de dire que, puisque tout ce qui vit est capable de
souffrir, il n’y a pas à considérer la souffrance des êtres
vivants ? Ce serait absurde. Vont-ils laisser un enfant souffrir
parce que les plantes souffrent ? Non, bien sûr, du moins on
l’espère. De toute façon, si les carnistes se souciaient
sincèrement des plantes, ils comprendraient rapidement que
leur argument se retourne contre eux. De quoi se nourrissent
en effet les animaux de rente ? De plantes, bien sûr. Les
carnistes seraient donc responsables, non seulement de la
souffrance des bêtes qu’ils mangent, mais également de la
souffrance des plantes qui ont servi à alimenter ces bêtes. Bref,
les carnistes feraient bien plus souffrir les êtres sensibles que
les végétaliens qui se contentent de manger les plantes
directement. En somme, même dans le cas où les plantes
seraient capables de souffrir, ce serait les végétaliens qui
feraient moins souffrir les êtres sensibles. L’absurdité de cet
argument du « cri de la carotte » amène donc les végétaliens à
considérer que les carnistes qui l’utilisent « sont de la plus
parfaite mauvaise foi, et ne font semblant de s’intéresser au
sort des plantes que pour mieux continuer à mépriser celui des
animaux20 ».
Une variante de l’argument du « cri de la carotte » fait
référence à des petits animaux que l’on peut tuer par
inadvertance. Le carniste va, là encore, accuser le végétalien
d’hypocrisie puisque ce dernier, qui prétend ne pas vouloir
tuer d’animaux sans nécessité, tue régulièrement des fourmis
et autres petits animaux qui ont le malheur de se trouver sous
ses pieds ou sous les pneus de sa voiture. Le végétalien est prêt
à reconnaître que le destin tragique de ces petites bêtes
l’embarrasse. Mais, comme pour le « cri de la carotte », la
motivation du carniste à utiliser cet argument n’est pas claire.
Considère-t-il que l’on n’a pas à se soucier de la souffrance
que l’on occasionne ou des morts que l’on provoque puisqu’on
ne peut même pas se déplacer sans tuer ? Autrement dit, peut-
on se permettre de tuer un enfant puisque, de toute façon, on
ne peut pas vivre sans écraser une fourmi ? Ce serait encore
recourir à l’argument absurde du tout ou rien.
Bien sûr que les végétaliens tuent parfois des animaux, mais
cela n’est pas en contradiction avec leur éthique : celle-ci leur
impose simplement de veiller à minimiser le nombre de leurs
victimes et, surtout, de ne pas occasionner de mort inutile. En
outre, écraser par inadvertance des fourmis n’est pas la même
chose que de faire souffrir des animaux afin d’en retirer du
plaisir comme le font les carnistes. N’oublions que, si tous les
carnistes ne martyrisent pas eux-mêmes les vaches, cochons et
poules qui finissent dans leurs assiettes, ils sont quand même
tous responsables de la violence que subissent ces animaux.
Quand vous payez quelqu’un pour commettre un crime, vous
êtes coupable au même titre que celui qui manie le couteau. Ce
principe de justice souligne bien la différence fondamentale
qu’il y a entre un tort causé de manière non intentionnelle
(cela s’appelle un accident), comme quand des végétaliens
tuent des animaux par inadvertance, et un tort intentionnel
(cela peut être un crime), comme en commettent régulièrement
les carnistes en achetant des produits d’origine animale.
Toujours dans le même registre, certains carnistes
reprochent aux végétaliens d’être, sans s’en rendre compte,
responsables de plus de morts qu’eux-mêmes ne le sont21.
L’idée est que, en cultivant des plantes dans un champ, l’on
tue un plus grand nombre d’animaux (souris des champs,
mulots, oiseaux, etc.) qu’on ne le ferait si on laissait, par
exemple, des vaches paître dans ce champ et qu’on les tuait
ensuite pour les manger. Autrement dit, l’agriculture est plus
destructrice de vie animale que l’élevage. Incontestablement,
cet argument contient un élément de vérité qui ne peut que
troubler les végétaliens : il est difficile, voire impossible, de ne
pas tuer des petits animaux dans l’agriculture. Mais, au-delà de
cette évidence, l’argument repose sur deux erreurs.
D’abord, il ne faut pas oublier que, de nos jours, les
animaux de rente mangent, dans leur très grande majorité, des
plantes qui ont été cultivées pour eux (notamment, le soja et le
maïs). Les carnistes sont donc responsables, non seulement de
la mort des animaux de rente qu’ils mangent, mais de tous les
petits animaux qui sont morts dans les champs ayant servi à
fournir l’alimentation à ces animaux de rente. La
consommation de viande dans les pays développés est même si
élevée qu’il faut de nos jours abattre des pans entiers de forêt
(notamment en Amazonie), où vit une faune très riche, afin
d’y faire pousser des plantes uniquement destinées aux
animaux de rente. Tant que ceux-ci ne sont pas élevés dans des
prairies, ce qui n’est imaginable que si la population des pays
riches et urbanisés devenait quasi-végétalienne, cet argument
est donc absurde.
Ensuite, la deuxième erreur consiste à faire comme si les
techniques actuelles d’agriculture, assez meurtrières en ce qui
concerne les petits animaux, étaient condamnées à l’être
toujours autant. Or, si elles sont meurtrières, c’est d’abord
parce toute l’industrie agroalimentaire n’a aucune
considération pour les animaux. Il n’est donc pas pertinent de
comparer l’agriculture actuelle avec ce qu’elle pourrait être si
les agriculteurs veillaient à tuer le moins possible de petites
bêtes. S’ils avaient ce souci, on pourrait très bien concevoir
des moyens de réduire considérablement l’actuel taux de
destruction de vie animale dans les processus agricoles. Bien
sûr, il y aura toujours quelques petits animaux qui se feront
« prendre » par les lames d’une moissonneuse-batteuse ou
autre engin mécanisé. Mais, aussi regrettables que soient ces
accidents, il est possible de les réduire. Ce qui n’est pas le cas
au sein de l’idéologie carniste où la mort programmée des
animaux sera toujours au rendez-vous.

À trop humaniser l’animal, on déshumanise l’être


humain
Quand ils ne contestent pas la pertinence des arguments des
végétaliens, certains carnistes avancent que, en voulant
intégrer les animaux dans la sphère juridique, davantage qu’ils
ne le sont déjà, les droits des êtres humains risquent d’être mis
à mal. Sur un plan logique, l’argument est pour le moins
surprenant. Pourquoi le fait d’accorder davantage de droits à
une catégorie d’êtres vivants en ferait-il perdre à d’autres ?
Accorder plus de droits aux Noirs, aux femmes ou aux
homosexuels met-il en danger les droits de l’homme blanc
hétérosexuel ? Certes, ce dernier n’a plus le droit d’avoir des
esclaves noirs, de battre sa femme et de discriminer les
homosexuels. Mais ces interdictions ne peuvent être
considérées comme une remise en cause de ses droits,
seulement de ses abus de pouvoir. Pourquoi en serait-il
différent avec les animaux ? Comment imaginer qu’interdire la
cruauté envers un animal puisse avoir des conséquences
néfastes sur la façon dont on conçoit les droits des êtres
humains ? Ou encore, comment imaginer que le désir
d’interdire les abattoirs pour les animaux puisse susciter celui
de vouloir les utiliser pour les êtres humains ? Cette idée
qu’humaniser l’animal déshumaniserait l’être humain semble
donc être une simple pirouette pour ne pas avoir à prendre en
compte le droit des animaux à ne pas finir sur les tables à
manger.
L’ironie, avec cet argument d’une soi-disant
déshumanisation de l’être humain due à un trop grand respect
pour les animaux, est que c’est l’inverse qui semble vrai :
moins on respecte les animaux, plus on peut être cruel envers
les êtres humains22. De nombreuses études de psychologie
suggèrent en effet que la tendance à déshumaniser certains
groupes d’humains s’accompagne d’un sentiment de
supériorité vis-à-vis des animaux. Inversement, plus des
individus reconnaissent que les animaux ont une valeur
morale, moins ils toléraient des mesures discriminatoires
envers des personnes issues d’un autre milieu social ou
ethnique. Enfin, des études en criminologie semblent montrer
l’existence d’une corrélation statistique entre les actes de
cruauté envers les animaux et ceux envers les êtres humains,
un peu comme si un individu habitué à commettre les premiers
était davantage porté à commettre des seconds, ou
réciproquement. Ces résultats ne sont finalement pas
surprenants quand on se rappelle que les mouvements de
défense des animaux se sont inscrits depuis leur origine dans
le prolongement des luttes en faveur des droits des êtres
humains. Ce qui signifierait que la prise de conscience des
droits des animaux suit ou accompagne le désir de faire
respecter ceux des êtres humains.
Il y a plus important que de s’occuper des animaux
Parmi les carnistes qui veulent bien reconnaître que la cause
animale est en soi louable, beaucoup affirment que l’on devrait
s’occuper du sort des humains avant de se préoccuper de celui
des autres animaux. Dans un monde où tant d’êtres humains
naissent, vivent et meurent dans des conditions très difficiles,
ne faudrait-il pas d’abord s’occuper de cette misère humaine ?
N’est-ce pas indécent, semblent ainsi dire les carnistes, de trop
se soucier de l’origine de ce qu’il y a dans son assiette quand
tant d’enfants meurent de faim en Afrique ? Il y a un élément
de cet argument qui ne serait pas pour déplaire aux
végétaliens. Enfin, se disent-ils, les carnistes se placent sur le
terrain moral et semblent laisser entendre qu’il faut diminuer
la misère du monde. Ouf ! Mais la déception est vite au
rendez-vous.
En général, les carnistes ne recourent pas à l’argument de la
misère humaine parce qu’ils sont trop occupés à soulager la
misère du monde et qu’ils n’arrivent pas à penser à autre
chose, en particulier aux animaux. Non, ceux qui avancent
qu’il y a plus important à faire que de s’occuper des animaux
le font bien souvent pour qu’on les laisse tranquillement
s’adonner à leurs habitudes culinaires. Cette hypocrisie des
carnistes est d’autant plus criante qu’il est difficile de voir en
quoi le boycott des produits d’origine animale empêcherait les
végétaliens de s’occuper de la misère humaine.
D’ailleurs, l’idée qu’il faudrait choisir entre l’attention
portée aux animaux et le souci envers les humains est étrange.
Le poète Alphonse de Larmartine s’en était déjà moqué quand
il écrivait : « On n’a pas deux cœurs, l’un pour l’homme,
l’autre pour l’animal On a du cœur ou on n’en a pas. » À
travers cette formule bien ciselée, Lamartine soulignait qu’il
n’y a pas à mettre la compassion en compétition avec elle-
même. L’éthique qui veut sauver les animaux des abattoirs est
la même que celle qui lutte contre toutes les injustices sur
Terre. L’histoire du végétalisme éthique correspond
effectivement à un élargissement de la sphère de la moralité.
Le végétalien est celui qui veut libérer l’esclave, la femme et
enfin les animaux de toute oppression. Il n’est donc pas
question pour lui que son combat en faveur des animaux non
humains se fasse au détriment des déshérités de la Terre. La
lutte des végétaliens est une lutte globale.
Il est vrai que parfois certains végétaliens peuvent donner
l’impression de se soucier plus des animaux non humains que
des animaux humains. Mais il faut replacer leurs
revendications dans le contexte actuel. De nos jours, c’est plus
de 60 milliards d’animaux terrestres qui finissent dans les
abattoirs chaque année. Ce n’est pas rien. Quand on se le
représente concrètement, ce chiffre ne peut que glacer le sang
de tous ceux qui luttent pour un monde plus compassionnel et
plus juste. Mais, surtout, de par leur isolement dans la société
moderne, les végétaliens peuvent parfois être mal à l’aise en
présence des autres défenseurs des causes humanitaires. Il est
en effet embarrassant d’aller protester contre le racisme avec
quelqu’un qui, à tous les repas, montre qu’il refuse de prendre
en compte les intérêts des êtres qui marchent à quatre pattes,
qui ont des ailes, ou qui meulent au lieu de parler. De même, il
est embarrassant d’aller protester contre le sexisme avec une
personne qui, par sa consommation régulière de fromage ou de
yaourt, montre qu’elle se moque éperdument de toutes les
mères à qui on a arraché leur petit afin de leur voler leur lait.
Ce serait un peu comme aller protester contre les maltraitances
des femmes avec un homme qui bat la sienne. Il est également
embarrassant de chercher à sauver quelques ours polaires avec
un écologiste qui cautionne le massacre de milliards
d’animaux tant que les espèces ne sont pas menacées. Enfin, il
est embarrassant d’aller protester contre l’oppression dans le
monde avec quelqu’un qui, amateur d’omelettes ou de biscuits
faits avec des œufs, cautionne une industrie qui enferme des
millions de poules dans des cages si petites qu’elles ne
peuvent même pas bouger une aile. Bref, les végétaliens
pourraient éventuellement reconnaître que, sur le plan éthique,
il y a des choses plus importantes à faire que de s’occuper des
animaux ; mais ils attendent au moins de ceux qui mettent en
avant cet argument qu’ils arrêtent de les massacrer (ou de les
faire massacrer par d’autres).
Malheureusement, pour continuer ce jeu sanguinaire, et
toujours au nom de la supposée supériorité morale des êtres
humains, les carnistes se plaisent parfois à inventer de petites
fictions censées prouver le bien-fondé de la nourriture carnée.
Le procédé consiste à imaginer une situation extrême et à
souligner que l’attitude de tout un chacun consisterait à
sacrifier les animaux pour garantir la survie des êtres humains.
Ce comportement montrerait que les animaux comptent moins
que les humains et que ces derniers peuvent donc manger à
volonté les premiers sans que cela ne pose de problème moral.
Par exemple, un carniste dira que, si plusieurs personnes sont à
la dérive sur un bateau au milieu de l’océan et qu’il y a des
animaux à bord, les naufragés mangeront certainement les
animaux pour ne pas mourir de faim, ou les jetteront à l’eau
pour que l’embarcation ne coule pas. Personne, ou presque,
n’y verrait quelque chose à redire. N’est-ce pas la preuve,
avancent satisfaits les carnistes, qu’il est légitime de manger
les animaux ?
Exaspérés par cette nouvelle dérobade, les végétaliens se
voient obligés de rappeler deux choses aux carnistes. D’abord,
ce n’est pas parce que, dans des situations désespérées, des
êtres humains se sont entre-dévorés pour survivre que
l’élevage d’humains pour leur viande se justifie. Pourquoi en
serait-il différemment pour les animaux non humains ?
Ensuite, presque jamais, pour ne pas dire jamais, les carnistes
ne se trouvent dans une situation où leur survie est ainsi en jeu.
Jamais ils n’ont à choisir entre leur mort et un rôti de veau ou
un camembert. S’ils mangent ces mets, c’est uniquement pour
leur plaisir. Certes, il est possible de débattre pour savoir si les
êtres humains ont plus de valeur morale que les animaux, mais
ce débat éthique, pratiqué dans les départements universitaires
de philosophie, ne concerne pas la question du végétalisme.
Celle-ci s’accommode très bien de la thèse que les animaux
ont moins de valeur morale que les êtres humains. Tout ce que
demande le végétalien aux carnistes est : acceptez-vous que
l’on fasse souffrir des animaux juste pour votre plaisir ? S’ils
répondent « non », comme le font en général tous les carnistes,
sauf ceux ayant des tendances sadiques, le végétalien leur
rappellera que la seule attitude cohérente à adopter, dans nos
sociétés d’abondance, est de devenir végétalien.

C’est trop bon !


Enfin, dernier argument choc. Quand le carniste, à court
d’arguments, est confronté à l’idée qu’il devrait arrêter de
consommer de la viande ou d’autres produits d’origine
animale pour des raisons éthiques, il met en avant la difficulté
que représenterait un tel changement de comportement
puisque, selon lui, la viande ou le fromage, « c’est trop
bon ! ». L’argument revient à dire que le plaisir apporté par
l’alimentation carnée justifie la maltraitance et la mise à mort
d’animaux. Ce propos peut être exprimé avec arrogance (dans
le style : mon plaisir justifie tout) ou avec contrition (dans le
style : j’aimerais bien arrêter, mais j’en suis incapable
tellement c’est bon). Au-delà de cette nuance, l’argument est
un peu comme le cri du cœur, ou plutôt du ventre, d’un
carniste qui n’a pas vraiment réfléchi au problème moral que
pose la consommation de viande et des autres produits
d’origine animale. S’il l’avait fait, il se rendrait compte de
l’abomination de son propos.
Tout le monde sait en effet que l’on peut trouver « bon » un
produit tant que l’on a une fausse idée de son origine et,
ensuite, « dégoûtant » au moment même où on découvre sa
vraie origine. Un carniste pourrait ainsi trouver très bon un
plat de viande jusqu’au moment où on lui apprendrait que
celle-ci provient d’un membre de sa famille ou même de son
chien. Or la même métamorphose du goût peut s’opérer à
propos des produits d’origine animale. C’est parce qu’il arrive
à ne pas penser à la souffrance de la truie, à l’agonie de la
vache laitière ou à la misère des poules pondeuses qu’un
carniste trouve du plaisir à déguster des saucisses, du fromage
ou des gâteaux faits avec des œufs. Parlez-lui ou montrez-lui
des vidéos sur la condition de ces animaux au moment où il
passe à table et il vous accusera de gâcher son repas. Même
l’idée de la mise à mort de l’agneau au moment où il est en
train de mastiquer sa chair peut lui ôter tout plaisir gustatif.
N’est-ce pas le signe qu’un auto-aveuglement est souvent une
condition nécessaire pour que les carnistes éprouvent du
plaisir à consommer des produits d’origine animale ?
De toute façon, quand bien même il y aurait toujours du
plaisir, chercher uniquement dans ce dernier une justification
de son comportement est pour le moins scabreux. Dans son
livre Apologie du carnivore (Fayard, 2011), c’est certes ce
qu’a essayé de faire le philosophe Dominique Lestel en
affirmant que la souffrance infligée aux animaux sert à
apporter du plaisir aux carnistes et est donc pour cette raison
justifiée. À partir de cette remarque, Lestel se permet même de
reprocher aux végétaliens éthiques de prétendre lutter contre la
souffrance infligée sans nécessité à des êtres sensibles et
pourtant de vouloir faire souffrir les carnistes en les privant de
viande. Or cet argument est absurde. Pour le montrer, il suffit
par exemple de recourir à l’analogie du viol : Ne faudrait-il
pas autoriser le viol, sinon les violeurs potentiels risques de
souffrir en étant privés de plaisirs sexuels23 ? Nul besoin
d’épiloguer : la légitimité d’un comportement ne peut provenir
uniquement du plaisir qu’il apporte, aussi intense soit-il.
Bref, avant de passer à table, il est temps que la société
réfléchisse enfin à la dimension éthique de ses traditions24.

1 Cité dans Charles Patterson, op. cit., p. 302.


2 Notons que, de nos jours, l’on entend parfois dire que la société devrait devenir
végétalienne pour des raisons de santé et d’écologie. Ce sont peut-être des
arguments qui touchent une partie de la population. Mais cette approche du
végétalisme pose problème, comme l’exprime très bien le militant de la cause
animale Anushavan Sarukhanyan : « Si nous vivions dans une société où l’on
mange des enfants, critiquerions-nous cette pratique en disant qu’elle peut être
mauvaise pour la santé ? Non, nous la critiquerions seulement en disant que les
enfants ont un intérêt à continuer à vivre leur vie la plus longue et la plus heureuse
possible et qu’il est absolument inacceptable de les sacrifier pour le plaisir gustatif
de certains. Parler également de la santé des cannibales enverrait le message
implicite que les intérêts des enfants ne sont pas si importants. [De même,
imaginez] une manifestation contre le génocide au Rwanda dans laquelle les
participants auraient dit : ‘Ce massacre doit cesser immédiatement car il produit
beaucoup trop de sang et cela pollue les nappes phréatiques’. Il est immoral
d’utiliser des arguments écologiques ou de santé lorsqu’on critique une pratique qui
provoque le meurtre des êtres humains. Il est également immoral de les utiliser
lorsqu’on critique une situation où des êtres sensibles d’une autre espèce sont tués
[texte accessible sur http://abolitionduveganisme.blogspot.ch]. »
3 Notons que parfois les carnistes ne se donnent même pas la peine de formuler
des excuses argumentées. Par exemple, le philosophe Michel Onfray, qui répète
souvent que l’on doit juger un penseur à la façon dont il met en accord ses idées
avec sa façon de vivre, dit de lui-même : « sur le papier, j’adhère totalement au
discours qui conclut à la nécessité du végétarisme. [Mais, dans] la vie, je ne peux
me passer dans ma cuisine des poissons, des crustacés, de la viande », Philosophie
magazine, 50, juin 2001.
4 Pour ce « florilège », nous reprenons en le développant notre article « Petite
litanie des arguments anti-végétaliens », Sens-dessous, 12, 2013.
5 Des psychologues ont en effet montré que des individus minimisent plus les
capacités sensorielles et cognitives des animaux quand ils se préparent à déguster
de la viande que lorsqu’ils s’apprêtent à manger des fruits ou des végétaux. Ce
processus de déni motivé par le conflit entre les convictions morales (il est mal de
faire souffrir des êtres sensibles) et le fait de manger de la viande est analysé dans
l’article de Brock Bastian et al., « Don’t mind meat ? The denial of mind to animals
used for human consumption », Personality and Social Psychology Bulletin, 38,
2012. Voir également Morgen Peck, « The carnivore’s dilemma », Scientific
American Mind, mars/avril 2012.
6 Pour réaliser comment ce genre d’argument sert à dédouaner la filière viande
de tout problème éthique, il suffit de lire René Laporte et Pascal Mainsant, La
viande voit rouge, Fayard, 2012.
7 Pour réfléchir à la possibilité que les animaux soient aussi des agents moraux,
voir par exemple Mark Rowlands, Can Animals Be Moral ?, Oxford University
Press, 2012.
8 Par exemple, Colin Campbell et Thomas Campbell, op. cit.
9 Léon Guéguen, « Omnivore, végétarien, végétalien ? », Science & pseudo-
sciences, 283, octobre 2008.
10 David Olivier, « Les animaux emballages », Cahiers antispécistes, 34,
janvier 2012 (accessible sur http://www.cahiers-antispecistes.org). L’auteur précise
plus loin : « La situation est un peu différente en ce qui concerne les ruminants
(vaches, bœufs, moutons…). On leur donne non de la B12, mais un supplément en
cobalt. En effet, dans l’estomac des ruminants, plus précisément dans leur rumen ou
panse (premier estomac), a lieu une fermentation au cours de laquelle les bactéries
produisent de la vitamine B12 – à condition de disposer de cobalt, constituant
fondamental de cette molécule. ».
11 Pour une critique du statut d’omnivore de l’être humain, voir Gary Yourofsky,
« Humans are herbivores », sur http://www.adaptt.org/veganism.html.
12 Voir, par exemple, Michael Eisenstein, « The first supper », Nature, 468,
décembre 2010.
13 Richard Wrangham, Catching Fire. How Cooking Made Us Human, Profile
Books, 2009.
14 Donna Hart et Robert Sussman, Man the Hunted. Primate, Predators, and
Human Evolution, Westview Press Inc., 2008.
15 Voir, par exemple, Valéry Giroux, « Sans viande, toute notre sensibilité », Le
Devoir. Libre de penser, 15 juillet 2009 (accessible sur http://www.ledevoir.com).
16 Sans avancer le moindre argument, c’est pourtant ce qu’affirment René
Laporte et Pascal Mainsant dans leur livre, La Viande voit rouge, op. cit.
17 Une critique de cet argument se trouve déjà chez Henry Salt, The Humanities
of Diet, 1914 (accessible en traduction sur http://bibliodroitsanimaux.voila.net).
Nous en reprenons les grandes articulations.
18 Daniel Chamovitz, What a Plant Knows, Oneworld Publications, 2012.
19 Yves Bonnardel, « Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains
attribuent aux plantes », Les Cahiers antispécistes, 5, 1992 (accessible sur
http://www.cahiers-antispecistes.org).
20 Yves Bonnardel, ibid.
21 Par exemple, Lierre Keith, The Vegetarian Myth, PM Press, 2009. Ou encore,
Mike Archer, « Ordering the vegetarian meal ? There’s more animal blood on your
hands », The Conversation, décembre 2011 (accessible sur
http://theconversation.com).
22 Voir, par exemple, les quelques articles de synthèse suivants : Jean-Paul
Richier, « D’une violence à l’autre : que disent les études ? », Droit animal,
éthique & sciences, 74, juillet 2012 (accessible sur http://www.fondation-droit-
animal.org) ; Laurent Bègue, « Un nouveau marqueur de violence extrême : la
maltraitance animale », Huffington Post, avril 2013 (accessible sur
http://www.huffingtonpost.fr) ; ou encore Thomas Lepeltier, « Mépris des animaux
et racisme : une même logique », Sciences Humaines, 247,
avril 2013 (http://www.scienceshumaines.com). Enfin, et surtout, voir le livre de
Eleonora Gullone, Animal Cruelty, Antisocial Behaviour, and Aggression. More
than a Link, Palgrave Macmillan, 2012.
23 Pour une critique en règle du livre de Dominique Lestel, voir par exemple
Pierre Sigler, « Apologie de la mauvaise foi », Les Cahiers antispécistes, 34,
janvier 2012 (accessible sur http://www.cahiers-antispecistes.org).
24 Il y a probablement d’autres excuses que les carnistes ont inventées ou
inventeront pour perpétuer leurs habitudes, tant leur sagacité est grande en ce
domaine. Espérons que ce florilège soit suffisant pour montrer qu’il est temps de
passer à autre chose…
Épilogue

Les révolutions morales

La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute


liberté et en toute pureté qu’à l’égard de ceux qui ne
représentent aucune force. Le véritable test moral de
l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu’il
échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui
sont à sa merci : les animaux. Et c’est ici que s’est produite la
plus grande déroute de l’homme, débâcle fondamentale dont
toutes les autres découlent.
Milan Kundera1.

De grandes révolutions morales se sont déjà produites au


cours de l’histoire. Leur déclenchement peut surprendre.
L’existence de quelques personnes inspirées dénonçant une
pratique injuste ou cruelle n’est pas suffisante pour
transformer en profondeur une société. La réforme que ces
personnes appellent de leurs vœux est souvent jugée
inapplicable. Quant à l’opposition qu’ils rencontrent, elle peut
être suffisamment importante pour que rien ne laisse présager
une avancée significative. Pourtant, même dans ces conditions,
il arrive qu’une grande portion d’une population se mette,
presque du jour au lendemain, à adhérer aux idées
révolutionnaires et à œuvrer à la transformation de la société.
La réforme, qui semblait improbable ou irréaliste peu de temps
auparavant, apparaît d’un coup comme irréversible. Puis, des
années après, tout le monde, ou presque, reconnaît en toute
solennité que la société a évolué en bien et que le progrès
moral est davantage qu’une idée naïve : c’est un processus
historique.
La campagne d’abolition de l’esclavagisme en Grande-
Bretagne aux XVIIIe et XIXe siècles reproduit ce scénario. Dans
un livre saisissant2, l’historien Adam Hochschild montre ainsi
comment une minorité d’abolitionnistes a gagné une opinion
publique, initialement indifférente, parfois même hostile, à cet
objectif qui semblait totalement chimérique. Or cette histoire
fait directement écho aux luttes actuelles en faveur de
l’abolition des abattoirs. Il est donc instructif de lire comment
cet historien présente cette grande révolution morale3 :

À Londres, en ce début d’année 1787, si vous disiez à


un coin de rue que l’esclavage était moralement
condamnable et qu’il devait être rendu illégal, neuf
personnes sur dix se seraient esclaffées en vous prenant
pour un hurluberlu. La dixième aurait peut-être été
d’accord avec vous sur le principe, mais elle vous aurait
assuré que mettre fin à l’esclavage était totalement
impossible.
C’était un pays dans lequel la grande majorité des
gens, des paysans aux évêques, acceptait l’esclavage
comme complètement normal. C’était aussi un pays dans
lequel les profits des plantations des Caraïbes dopaient
l’économie, où les taxes douanières sur le sucre cultivé
par les esclaves était une source importante de revenu
pour le gouvernement, et où les moyens d’existence de
dizaines de milliers de marins, de marchants et de
fabricants de vaisseaux dépendaient du commerce des
esclaves. Ce commerce lui-même avait pris une ampleur
quasiment sans précédent, apportant la prospérité à des
villes portuaires – Londres elle-même y compris. De plus,
sur vingt anglais, dix-neuf n’avaient même pas le droit de
vote. Privés eux-mêmes de ce droit le plus basique,
comment pouvaient-ils être amenés à se préoccuper des
droits d’autres gens, d’une couleur de peau différente, de
l’autre côté de l’océan ?
Ce monde de servitude semblait d’autant plus normal
que quiconque regardait dans le passé ne voyait guère
autre chose que d’autres systèmes esclavagistes. Les
Grecs et les Romains avaient des esclaves ; les Incas et
les Aztèques avaient des esclaves ; les textes sacrés de la
plupart des grandes religions présentaient l’esclavage
comme allant de soi. L’esclavage existait déjà avant
l’apparition de la monnaie et de la loi écrite. C’est ainsi
qu’était le monde – notre monde – il y a seulement deux
siècles, et pour la plupart des gens de cette époque il était
impensable qu’il puisse en être autrement.
Si l’on insistait auprès d’eux, certains Britanniques
concédaient peut-être que cette institution était certes
déplaisante – mais d’où alors viendrait le sucre pour votre
thé ? D’où les marins de la Royal Navy obtiendraient-ils
leur rhum ? Le commerce des esclaves « n’est pas un
commerce agréable », comme l’avait dit un membre du
Parlement, « mais le commerce d’un boucher n’est pas
non plus un commerce agréable, et pourtant une côtelette
de mouton est, malgré cela, une très bonne chose ».
Il y avait bien des personnes prônant la fin de
l’esclavage, mais elles étaient rares et dispersées. Certes,
un sentiment de malaise latent était dans l’air. Mais
ressentir un vague trouble, à peine conscient, est une
chose ; c’en est une autre que de croire qu’on puisse un
jour changer cet état de fait. Le parlementaire Edmund
Burke, par exemple, était opposé à l’esclavage mais
pensait que l’idée même de mettre fin au commerce
d’esclaves transatlantiques (sans parler de l’esclavage lui-
même) était « chimérique ». Malgré le malaise que des
Anglais de la fin du XVIIIe siècle pouvaient ressentir au
sujet de l’esclavage, l’idée d’y mettre un terme semblait
un rêve ridicule.
Quand les douze hommes du comité abolitionniste se
sont réunis pour la première fois en mai 1787, la poignée
de gens qui demandaient ouvertement la fin de
l’esclavage ou du commerce esclavagiste étaient regardés
comme des farfelus, ou au mieux comme d’incurables
idéalistes. La tâche qu’ils entreprirent était si
monumentale qu’elle paraissait impossible à n’importe
qui d’autre.
Ces hommes, eux, considéraient non seulement que
l’esclavage était une atrocité, mais aussi que c’était
quelque chose de soluble. Ils pensaient que puisque les
humains ont cette capacité de se préoccuper des
souffrances des autres, le fait d’exposer au grand jour la
vérité inciterait les gens à agir.
En quelques années, la question de l’esclavage est
venue au centre de la vie politique britannique. Il y avait
un comité pour l’abolition dans chaque ville et commune
d’importance. Plus de 300 000 Britanniques refusaient de
manger du sucre produit par des esclaves. Les pétitions
d’abolition inondaient le Parlement de bien plus de
signatures qu’il n’en avait jamais reçu sur aucun autre
sujet.
Il y a quelque chose de mystérieux au sujet de
l’empathie humaine et de ce qui fait que nous la
ressentons dans certains cas et pas dans d’autres. Son
jaillissement soudain, à ce moment particulier, a pris tout
le monde par surprise. Des esclaves et des personnes
asservies s’étaient continuellement rebellées au cours de
l’histoire, mais la campagne en Angleterre était quelque
chose de jamais vu auparavant : c’était la première fois
qu’un grand nombre de personnes se sont mobilisées, et
le sont restées pendant de nombreuses années, pour les
droits d’autres gens. Plus étonnant encore : c’était pour le
droit de personnes d’une autre couleur de peau, sur un
autre continent. Personne n’était plus surpris de cela que
Stephen Fuller, le représentant à Londres des planteurs de
Jamaïque, un propriétaire de plantations lui-même et une
figure centrale du lobby pro-esclavage. Alors que des
dizaines de milliers de personnes protestaient contre
l’esclavage en signant des pétitions, Fuller était sidéré
qu’ils ne « mentionnaient aucune injustice ou préjudice
d’aucune sorte qui les affectaient eux-mêmes ».
Les abolitionnistes ont réussi parce qu’ils ont relevé un
défi auquel est confronté quiconque se préoccupe de
justice sociale : rendre visible les liens entre le proche et
le lointain. Souvent, nous ne savons pas d’où viennent les
choses que nous utilisons, nous ignorons les conditions de
vie de ceux qui les fabriquent. Le premier travail des
abolitionnistes était de faire prendre conscience aux
Britanniques de ce qu’il y avait derrière le sucre qu’ils
mangeaient, le tabac qu’ils fumaient, le café qu’ils
buvaient.

Une fois les Britanniques conscients de ces liens entre « le


proche et le lointain », qu’est-ce qui a poussé certains d’entre
eux à agir contre l’esclavagisme ? Ils ne l’ont pas fait
uniquement par humanité ou empathie, juste parce qu’ils
avaient envie d’être gentils avec les esclaves. Savoir qu’une
pratique est contestable sur le plan de la morale n’est pas
toujours suffisant pour générer un mouvement de contestation.
La gêne est certes un début. Mais elle ne mobilise pas les
foules. Elle ne conduit pas à la création d’associations, à
l’organisation de réunions publiques, à la mise en place de
pétitions ou à la participation à des campagnes publiques.
Pour que des foules se mettent à s’opposer activement à
l’esclavagisme, il a fallu qu’elles commencent par ressentir
que ce système portait atteinte à l’image qu’elles se faisaient
d’elles-mêmes. Le sentiment de honte est en effet ce qui
permet de transformer une gêne privée en une revendication
publique. C’est quand ils se sont rendus comptes qu’ils étaient
implicitement complices d’un système qu’ils jugeaient
honteux que les Britanniques ont manifesté leur opposition à
ce système. Il y allait de leur honneur, de leur dignité, de l’idée
qu’ils se faisaient d’eux-mêmes4.
Depuis la fin de l’esclavagisme, d’autres grands
mouvements de libération ou de reconnaissance des droits ont
vu le jour. Dans les pays occidentaux, les « personnes de
couleurs », les femmes et les homosexuels en ont été les
grands bénéficiaires, même si toutes ces luttes ne sont pas
terminées. Le racisme, le sexisme et l’homophobie (pour ne
pas parler de la « transphobie », ou discrimination à l’encontre
des transsexuels) restent toujours tapis dans certains recoins de
la société. Mais il est devenu difficile de s’afficher raciste,
sexiste ou homophobe. L’opprobre est désormais associé à ces
notions. Ceux qui seraient tentés de faire des blagues ou
remarques racistes ou sexistes craignent désormais le regard
désapprobateur de leur entourage. En somme, on n’agit pas
toujours par moralité ou manque de moralité. On agit aussi en
essayant de se conformer à l’éthique environnante. C’est
comme cela que, petit à petit, les conservatismes disparaissent.
En ce qui concerne notre attitude envers les animaux, il en sera
de même. Bientôt, on ne rigolera plus devant cette pauvre truie
qui va finir en saucisse ou rillettes.
Certes, cette idée qu’il est odieux de voir dans une truie, non
une personne, mais de la simple chair à pâté n’a pas encore
infiltré toutes les consciences et encore moins influencée les
comportements alimentaires d’une grande partie de la
population. Nombreux sont encore ceux qui ont du mal à faire
la connexion « entre le proche et le lointain », c’est-à-dire
entre les plaisirs de la table et l’infinie souffrance de l’animal,
même si, sur le principe, plus personne ou presque accepte
l’idée que l’on puisse faire souffrir les animaux juste pour ses
plaisirs culinaires. Il y a donc encore du chemin à parcourir
avant l’abolition des abattoirs.
Mais il faut bien comprendre que l’on arrêtera de tuer des
animaux pour s’en repaître bien avant que tous les citoyens
soient convaincus de la cruauté de cette pratique. De fait, il n’a
pas fallu attendre que tout le monde soit persuadé de l’horreur
de l’esclavage pour que celui-ci soit aboli. Ce n’est pas non
plus parce qu’il n’y a plus de racistes et d’hommes qui battent
leur femme que la société condamne le racisme et le sexisme.
Ces avancées éthiques ont été réalisées quand une minorité
agissante a réussi à faire entendre ses arguments au reste d’une
société qui n’arrivait plus à trouver de justification à ses
pratiques, attitudes ou comportements ancestraux. Or c’est
exactement ce qui est en train de se passer de nos jours à
propos de l’alimentation à base d’animaux.
Depuis une ou deux décennies, la mobilisation en faveur des
animaux ne cesse en effet de croître. Les végétaliens ont réussi
à faire de la question animale un débat de société. Les
associations, les livres, les débats sur le sujet se multiplient. À
l’heure d’Internet où les images circulent facilement, il devient
également de plus en plus difficile de ne pas faire de
connexion entre la misère du veau et la côtelette que l’on
mange. Il devient ainsi de plus en plus clair que l’alimentation
à base de produits d’origine animale va à l’encontre des
valeurs que défend la société moderne. Comment se
reconnaître dans l’égalité, la fraternité et la liberté quand on
assujettit, exploite, emprisonne et massacre son prochain, que
celui-ci soit une personne d’une autre couleur de peau,
marchant à quatre pattes, ayant une pilosité développée,
devant vivre dans l’eau ou qu’il ait d’autres caractéristiques
que nous n’avons pas ? C’est pour refuser d’être complice de
cette dernière forme d’esclavagisme qu’un nombre croissant
de personnes se mobilise de nos jours pour la cause animale.
Cela est une question de dignité pour eux. Leur honneur est en
jeu. Ils en viennent presque à regretter d’avoir trop longtemps
fermé les yeux sur le grand massacre des animaux qui se
pratique en leur nom.
Quand ces végétaliens seront suffisamment nombreux à
protester publiquement contre le grand massacre des animaux,
les carnistes commenceront à ressentir une certaine gêne
devant leurs assiettes de viande ou de fromages. Finalement,
pourquoi tant de cruauté, se demanderont-ils ? Puis, avant
même que les plus durs à cuirs aient vraiment compris que leur
pratique alimentaire relevait d’un autre âge, les pouvoirs
publics, sous la pression des végétaliens, et au nom de la
morale, auront aboli les abattoirs.
Quand vos enfants ou petits-enfants vous demanderont si
vous étiez du côté des bourreaux ou des libérateurs, qu’aurez-
vous à leur répondre ? Pour ceux qui ne voudraient pas avoir à
rougir de honte, il est peut-être temps d’embrasser dès
maintenant la révolution culturelle en cours, celle du
végétalisme5…

1 Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, 1984.


2 Adam Hochschild, Bury the Chains. Prophets and Rebels in the Fight to Free
an Empire’s Slaves, Houghton Mifflin, 2005.
3 Le texte ci-dessous est formé d’extraits de ce livre, compilés et traduits par
Antoine Comiti (http://abolitionblog.blogspot.co.uk). Nous le remercions de nous
avoir autorisé à le reprendre.
4 Cette importance du sens de l’honneur dans les révolutions morales est
analysée par le philosophe Kwame Anthony Appiah dans son ouvrage Le Code
d’honneur. Comment adviennent les révolutions morales, Gallimard, 2012.
5 Je tiens à remercier chaleureusement Enrique Utria et David Chauvet pour
avoir eu la gentillesse de lire et commenter une partie (pour le premier) et
l’intégralité (pour le second) du manuscrit de cet ouvrage. Par leurs remarques et
critiques, ils l’ont sans conteste amélioré. Il va de soi que les éventuelles erreurs,
imprécisions ou maladresses de mon texte ne sauraient leur être imputées. Elles
sont de ma seule responsabilité.
Bibliographie sélective

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de sociologie historique, Puf, 2011.
UTRIA Enrique, Droits des animaux. Théories d’un
mouvement, Éditions Droits des animaux, 2007.

Ce livre numérique a été converti initialement au format


EPUB par Isako www.isako.com à partir de l’édition papier du
même ouvrage.

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