Vous êtes sur la page 1sur 3

Acte administratif illégal - La désobéissance administrative - Focus par Émilie BARBIN

Droit Administratif n° 4, Avril 2024, alerte 39

La désobéissance administrative

Focus par Émilie BARBIN professeure à l’université Grenoble Alpes

À douze reprises, les arrêtés adoptés par le préfet des Alpes-Maritimes interdisant les manifestations de soutien au peuple palestinien organisées par le
« Collectif 06 pour une paix juste et durable entre Palestiniens et Israéliens » ont été suspendus par le tribunal administratif de Nice (pour la première, V. TA Nice,
28 oct. 2023, n° 2305339 : JurisData n° 2023-020308 ; Dr. adm. 2023, alerte 129, F. Tarlet et, pour la dernière, V. TA Nice, 30 déc. 2023, n° 2306478), dont l’une
des ordonnances a été confirmée en appel (CE, 4 déc. 2023, n° 489743). De manière systématique, le juge administratif a retenu l’atteinte grave et
manifestement illégale aux libertés fondamentales d’expression et de réunion. En dépit de ces revers juridictionnels répétés, le préfet des Alpes-Maritimes a
inlassablement repris, durant plusieurs semaines, le même arrêté d’interdiction, le faisant marginalement évoluer de quelques phrases. Si un tel comportement de
la part d’un représentant de l’État, dévoilant une persistance ostensible dans l’illégalité, attire particulièrement l’attention, il s’intègre à un phénomène plus global,
que l’on pourrait qualifier de « désobéissance administrative ».

Visant à décrire un climat contemporain, l’association des termes apparaît néanmoins audacieuse, plus habitués que nous sommes à rencontrer la
désobéissance lorsqu’elle résulte d’un fait « civil », côtoyant alors certaines des formes du droit à résister à l’oppression (A. Ogien, La désobéissance civile peut-
elle être un droit ? : Dr. et société 2015, n° 3, p. 579). Le droit administratif est encore familier de la désobéissance des fonctionnaires, contenue dans un rapport
hiérarchique et identifiable par « le refus d’exécuter un ordre dans le cadre d’une situation de travail » (C. Chauvet, Fonctionnaire, obéir/désobéir : Pouvoirs 2015,
n° 155, p. 150). Or, la désobéissance administrative permet de sonder une temporalité différente, qui n’est pas celle de l’exécution de l’ordre, mais plutôt celle de
son adoption, et de se pencher sur l’action des élus et des représentants de l’État qui méconnaît délibérément la règle de droit. Ces caractères recoupent en
partie ceux classiquement attribués à la désobéissance civile, « définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi
et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement » (J. Rawls, Théorie de la justice (1971) : Seuil,
1987, p. 405). Au constat de la violation de la règle, s’ajoute nécessairement un élément intentionnel : l’auteur de la désobéissance doit agir avec « la conscience
de la règle et la volonté consciente de s’y soustraire » (J. Jeanneney, Désobéir : Droit & Littérature, 2019, vol. 3, p. 98). Si l’originalité de la désobéissance
administrative tient sans doute à ses acteurs, elle se révèle également dans ses manifestations (1), lesquelles suscitent de vastes interrogations dont le spectre
ne sera qu’effleuré à travers l’observation de ses fonctions (2) et de ses effets (3).

1. Les manifestations de la désobéissance administrative

Dans ses manifestations actuelles, la désobéissance administrative revêt deux formes. Elle est identifiée, en premier lieu, par « la décision volontairement
illégale », l’auteur ayant pleinement conscience de l’irrégularité. Cette décision peut, d’une part, rester cantonnée au stade de l’annonce, sans être concrétisée
par un véritable acte juridique. Fleurissent ainsi les communiqués et autres déclarations dont le principal objet consiste à exprimer un désaccord avec une règle
de droit. De cette manière, bon nombre d’élus locaux affichent leur volonté de ne pas appliquer la loi, assumant a priori pleinement l’illégalité de leurs actions
futures. La déclaration de Laurent Wauquiez, président de la région Auvergne-Rhône-Alpes, annonçant un retrait du dispositif « zéro artificialisation nette » (ZAN)
inscrit dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021, en constitue un exemple récent, mais loin d’être isolé. Le refus de plusieurs dizaines d’élus aux conseils
départementaux de « l’application du volet concernant l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) » (communiqué de presse) exprimé à la suite de l’adoption de
la loi dite Immigration du 26 janvier 2024 (L. n° 2024-42, 26 janv. 2024, pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration) va dans le même sens. Sans que ces
déclarations se traduisent toujours par des mesures concrètes, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes ayant par exemple déjà fait machine arrière, elles
peuvent aboutir à un comportement positif, comme a pu l’illustrer le refus de certains maires de célébrer un mariage entre personnes de même sexe.

Au-delà de ce qui relève du comportement de l’élu, l’appréhension de la décision volontairement illégale est délicate, car elle suppose de sonder les intentions de
son auteur. Comment déceler l’élément intentionnel de l’illégalité de l’acte administratif, outre l’hypothèse dans laquelle l’adoption de ce dernier est entourée d’un
discours de promotion de la violation de la loi ? La flagrance de l’illégalité pourrait d’abord résulter de son objet même. Ainsi de certains des arrêtés insolites, et
particulièrement, des « arrêtés militants » (É. Fraysse, Les arrêtés municipaux insolites, nouveau symptôme de l’impuissance publique ? : AJDA 2023, p. 1587, n°
30) qui éprouvent délibérément les frontières de la légalité. Ensuite, la conscience de l’illégalité se révèle surtout lorsque la décision succède à une sanction
juridictionnelle. Les arrêtés à répétition du préfet des Alpes-Maritimes interdisant les manifestations de soutien au peuple palestinien offrent à voir un exemple
paradigmatique de décision volontairement illégale, la réitération de la décision en réplique à la suspension systématique dévoilant sans difficulté la connaissance
de l’illégalité, au demeurant de la part d’un professeur de droit. Dans une moindre mesure, ce comportement peut faire écho à la persistance dont témoignent
certains préfets et le ministre de l’Intérieur à adopter des interdictions de déplacement de supporters, au point de renverser le principe selon lequel « la liberté est
la règle, la restriction de police l’exception » (V. par ex. CE, ord., 8 déc. 2023, n° 489991 : JurisData n° 2023-022833. - CE, ord. 15 déc. 2023, n° 490134. - CE,
ord., 12 déc. 2023, 490062 : JurisData n° 2023-022629. - CE, ord., 16 févr. 2024, n° 491835). Pourraient également figurer dans cette catégorie, les arrêtés anti-
pesticides ou ceux imposant le port du masque pendant la période de confinement, alors que des dispositifs similaires avaient déjà été censurés par le juge
administratif. Ces exemples sont loin d’épuiser le phénomène de désobéissance administrative, qui fleurit grâce aux diverses boutures de la décision
délibérément illégale, qu’elle soit annoncée ou concrétisée.

Ce phénomène apparaît, en second lieu, au stade de l’exécution, lorsque l’autorité administrative procède à ce qu’il convient de désigner comme un « passage
en force », ignorant tout bonnement l’autorité (même relative) de la chose jugée. Recoupant en partie le thème bien plus large de l’exécution des décisions de
justice, le passage en force suppose toutefois une caractérisation supplémentaire tenant à la – mauvaise – volonté de l’autorité. L’abstention obstinée du maire
de délivrer l’autorisation d’ouverture de la Mosquée de Fréjus, malgré les injonctions et les astreintes liquidées (CE, ord., 3 déc. 2015, n° 394333, Assoc.
musulmane El Fath et a. : JurisData n° 2015-028374) en constitue une illustration. Plus récemment, le maire de Nice a annoncé sur le réseau social Threads son
refus de rétablir le double sens de circulation sur les quais, alors qu’un jugement du tribunal administratif assortit l’annulation des arrêtés ayant abouti à de
nouvelles modalités de circulation d’une injonction à remettre les quais dans leur état d’origine (TA Nice, 21 févr. 2024, n° 2002246). Le passage en force
apparaît de manière plus éloquente encore lorsqu’il procède d’une action positive. Les exemples ne sont pas pléthoriques, mais ont le démérite d’exister. Ainsi de
la décision du préfet du Morbihan de maintenir une « rave-party » sur l’aérodrome de Vannes-Meucon en dépit de la suspension de la décision initiale de
réquisition (TA Rennes, 28 juin 2006, n° 06-2705). Dans un tout autre domaine, l’expulsion d’un ressortissant ouzbek par le ministre de l’Intérieur, faisant fi de la
mesure provisoire prescrite par la Cour européenne des droits de l’homme a constitué une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale (
CE, ord., 7 déc. 2023, n° 489817, M. A., inédit : JurisData n° 2023-022180).

La désobéissance administrative remonte un courant peu intuitif : parce qu’ils incarnent, justement, l’ordre établi et l’autorité, les acteurs publics sont
traditionnellement spectateurs, parfois pris à partie, de la désobéissance (V. not. N. Belloubet, Les élus locaux confrontés à la désobéissance civile : Pouvoirs
2015, n° 4, p. 97). Il va sans dire que, lorsqu’ils deviennent acteurs, le jeu politique en pâtit.

2. Les fonctions de la désobéissance administrative

Pourquoi désobéir ? Équivoques et non exhaustives, plusieurs pistes de réponse peuvent être arpentées. Tout d’abord, et de manière générique, la
désobéissance génère une « satisfaction morale » (D. Lochak, Désobéir à la loi, Pouvoir et Liberté, Études offertes à Jacques Mourgeon : Bruylant, 1998, p. 201),
en ce qu’elle témoignerait d’un courage à assumer des convictions, à soutenir une forme de vérité face au pouvoir (M. Foucault, Le courage de la vérité, Cours au
Collège de France (1984) : Paris, EHESS Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Études, 2008). Mais cette vertu de la désobéissance se pense essentiellement du point
de vue des gouvernés, la figure d’Antigone apparaissant rarement sous les traits de représentants de l’autorité publique. Elle renaît toutefois dans les discours
accompagnant certaines décisions délibérément illégales ou certains passages en force, glorifiant le courage de résister à un rapport de force qui oppose alors
plusieurs institutions publiques (autorité administrative/juge ou élu local/État). À ce titre, la désobéissance administrative relève par essence de l’« acte politique »
(faisant écho à la définition de Rawls), voire du « coup politique ». Les effets d’annonce tels que celui provoqué par Laurent Wauquiez au sujet du ZAN ont un
« coût juridique » nul (TA Lyon, 5 janv. 2024, n° 2400041), en comparaison de la résonance médiatique (quand bien même cette annonce ne sera jamais suivie d’
effets).

Cette illustration évoque ensuite une autre fonction de la désobéissance administrative, qui est de signifier un désaccord politique. Il en va ainsi des
contournements annoncés par certains présidents de départements afin de ne pas appliquer la loi Immigration. Les réticences de certains maires à procéder à la
réforme des rythmes scolaires témoignaient, de la même manière, d’une discordance d’ordre politique. Celle-ci se matérialise généralement par le refus de l’
opposition d’appliquer dans les territoires une mesure prise par la majorité gouvernante, exploitant les rhétoriques polarisées du centre et de la périphérie, de la
ville et de la campagne, de Paris et de la Province. L’argumentaire déployé par Laurent Wauquiez à l’encontre de la loi Climat et Résilience (L. n° 2021-1104, 22
août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets JO 24 août 2021) est significatif : « cette loi “ruralicide”
est vraiment l’incarnation d’une technocratie administrative qui consiste à appliquer une même règle de façon très uniforme sur l’ensemble du territoire ». Cette
tension était patente durant la crise sanitaire, les élus locaux tentant de désamorcer, sans succès, ce « paradoxe communal » qui les éloignait de la gestion de
crise (O. Renaudie, La police administrative aux temps du coronavirus : AJDA 2020, p. 1704). Elle affleure également dans les contentieux environnementaux, l’
instrumentum constituant surtout une base de communication, en dépit d’un negotium contraire à la règle – généralement de compétence. Outre les rapports
entre l’État et les territoires, ces enjeux évoquent la finalité qu’attribuait Rawls à la désobéissance, exercée « pour amener un changement dans la loi ou bien
dans la politique du gouvernement ». La désobéissance administrative figure donc une instrumentalisation politique, à des fins plus ou moins collectives, mêlant
convictions et ambitions.

Enfin, si la désobéissance administrative a bien une portée politique, elle n’est pas toujours vectrice de la même charge symbolique. En particulier, lorsqu’elle
procède d’un représentant de l’État, la désobéissance n’est pas intégrée à une dialectique de la contestation politique : elle quitte le champ du discours pour se
cantonner à celui du fait. La répétition des arrêtés illégaux pris par le préfet des Alpes Maritimes caractérise une résistance, non pas à l’oppression, mais à l’
institution – juridictionnelle, en l’occurrence. Sans bruit apparent, puisqu’elle ne s’accompagne pas d’une parole de défiance, elle alimente tout de même cette
« inquiétante petite musique » (F. Melleray : AJDA 2024, p. 409), écornant la légitimité des juges. C’est bien le propre de la désobéissance que d’opposer à la
norme – dans toutes ses faces – d’autres rationalités et d’autres légitimités, généralement morales. Néanmoins, lorsqu’elle est portée par le gouvernant, elle ne
peut – et ne doit – être reçue avec tolérance.

3. L’appréhension juridique de la désobéissance administrative

Le droit n’est pas sans réponse face à la désobéissance administrative. Du point de vue de l’exécution des décisions de justice, les régimes d’amendes pouvant
sanctionner les responsables d’inexécution de décisions de justice (V. not. CJF, art. L. 131-14) et l’ensemble des procédures d’exécution permettent de faire face
aux refus – heureusement rarement délibérés (Conseil d’État, Rapport public, Activité juridictionnelle et consultative des juridictions administratives en 2022, 6
avr. 2023, p. 143) – d’exécuter une décision de justice. Par exemple, compte tenu de « la volonté du département, à tout le moins, de retarder l’exécution » d’un
arrêt enjoignant à la démolition d’un certain nombre d’aménagements routiers, le juge administratif peut fixer des délais au terme desquels des astreintes seront
prononcées (CAA Bordeaux, 7 juill. 2022, n° 21BX02843 : JurisData n° 2022-011666). En outre, s’il faut mentionner l’article L. 2122-16 du CGCT qui permet de
fonder une sanction exceptionnelle de révocation du maire, c’est essentiellement sur le volet pénal que se matérialise la sanction de la désobéissance
administrative. L’article 432-1 du Code pénal, prévoyant que « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique, agissant dans l’exercice de ses
fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l’exécution de la loi est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d’amende », a par
exemple servi de fondement à la condamnation d’une élue qui avait refusé de célébrer le mariage entre deux personnes de même sexe (TGI Marseille, 29 juill.
2016, n° 151250000055).

En revanche, l’élément « intentionnel » caractérisant la désobéissance administrative n’est pas pris en compte au moment d’apprécier la décision délibérément
illégale. Sur le plan du contentieux de la légalité, la désobéissance administrative est absorbée dans les moyens traditionnels, tels que, en premier lieu, la
violation de la loi ou l’incompétence. Insuffisante pour qualifier un détournement de pouvoir, la volonté de ne pas respecter la règle de droit n’est pas
sanctionnable, en tant que telle. Une prise juridique potentielle réside néanmoins dans la découverte d’une décision, qui serait révélée par l’accumulation des
décisions formalisées. Un tel argumentaire a été développé par la Ligue des droits de l’homme dans le contentieux relatif aux arrêtés d’interdiction de manifester
sur le même parcours et sur la même durée, et par l’Association nationale des supporters au sujet de la multiplication des interdictions des déplacements de
supporters de football lors des matches de la Ligue 1. À deux reprises, et à quelques jours d’intervalle, le moyen fut rejeté de manière laconique, le Conseil d’État
en profitant, dans le cas des arrêtés du préfet des Alpes-Maritimes, pour exclure également la qualification d’acte de droit souple (CE, 18 déc. 2023, n° 490204. –
CE, 4 déc. 2023, n° 489743). La solution n’a rien d’évidente quand on pense à l’effet dissuasif qui peut être recherché par ce procédé d’interdiction systématique,
également éprouvé au moment des manifestations contre la réforme des retraites. Plus encore, la qualification de « décision révélée » aurait pu être envisagée,
non pas comme une porte d’accès au prétoire, lequel est assuré via l’existence de décisions formalisées, mais comme une sanction de l’élément intentionnel de l’
illégalité. À l’instar de la « leçon de droit » dispensée au Premier ministre qui annonçait une limitation du champ d’application de la loi dite ALUR du 24 mars 2014
(O. Mamoudy, note ss CE, 15 mars 2017, n° 391654, Assoc. Bail à Part : JurisData n° 2017-004270 ; Dr. adm. 2017, comm. 36, note J.-S. Boda ; JCP G 2017,
541, O. Mamoudy), le Conseil d’État aurait pu révéler l’existence d’une décision délibérément illégale, comblant ainsi l’angle mort juridique laissé par ce type de
désobéissance administrative.

Si la désobéissance possède une force incantatoire, chargée de puissance idéologique qui a déjà imprégné certains discours ou programmes politiques (P.
Lignières, Désobéir. Le choc du verbe, le poids du droit : Dr. adm. 2022, repère 6), elle est également cultivée par l’action des gouvernants. Le recours à une
notion de désobéissance administrative pourrait ainsi permettre de désigner ces comportements, avec toute la portée stigmatisante qu’elle transmet.

Mots clés : Acte administratif illégal. - Inexécution des décisions de justice. - Illégalité délibérée. - Sanction.

© LexisNexis SA

Vous aimerez peut-être aussi