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Numéro :

UNIVERSITE DE KARA
FA C U LT E D E D R O I T E T D E S S C I E N C E S P O L I T I Q U E S
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MAS T E R RE CHE RCHE

Domaine : Sciences juridiques, politiques et d’administration


Mention : Sciences juridiques

Spécialité : Contentieux publics

UE : DROIT DE LA RESPONSABILITE DES PERSONNES


PUBLIQUES

C O M M E N TA I R E D E L’ A R R E T D U 3 0 D E C E M B R E 2 0 1 6 , S O C I E T E
L O G I D I S C O M P TO I R S M O D E R N E S

Arrêt commenté par :


ASSODA Essossenam Etienne
Kara, le 15 Novembre 2023
Structure de recherche
Laboratoire de Droit et des Sciences Politiques (LaDROSPo)
CHARGE DE l’UE
LAWSON Hogban N’Sinto, Maître-assistant en droit public, Université de Lomé.

Note : ……………………………………………

Appréciation : …………………………………..

Année académique
2023-2024
Introduction

En principe, pour que la responsabilité d’un Etat soit engagée en cas de préjudices causés par
le blocage de l’accès à une plateforme d’approvisionnement, trois fondements sont
susceptibles d’être retenus : la responsabilité sans faute du fait des attroupements et
rassemblements, la responsabilité pour faute lourde du fait de l’inaction des forces de l’ordre
pour empêcher ou mettre fin au blocage, la responsabilité sans faute pour rupture d’égalité
devant les charges publiques. A défaut, il doit exister un préjudice spécial et anormal faute de
quoi la responsabilité étatique sera rejetée. L’arrêt du conseil d’Etat, société Logidis comptoirs
modernes du 30 décembre 2016 soumis à notre commentaire est une parfaite illustration.

Selon les faits, il ressort que dans le cadre d’un mouvement de protestation ayant donné lieu à
des actions similaires en divers points du territoire national, des producteurs de lait ont, entre
le 7 et le 12 juin 2009, bloqué l’accès à une plateforme d’approvisionnement des magasins de
grande distribution du groupe Carrefour située à Bain-de-Bretagne.

La société Carrefour et ses assureurs ont alors demandé au Tribunal administratif de Rennes
de condamner l’État à leur verser diverses sommes en réparation des préjudices résultant de
ce blocage. Par un jugement du 26 juin 2013, le Tribunal administratif de Rennes a jugé l’État
responsable des dégâts et dommages causés et l’a condamné à indemniser les requérants 1. Par
un arrêt du 27 février 2015, la Cour administrative d’appel de Nantes a annulé ce jugement et
rejeté les demandes présentées devant le Tribunal administratif de Rennes 2. Les sociétés
d’assurances se sont alors pourvues en cassation. Elles demandent au Conseil d’État d’annuler
l’arrêt d’appel et de renvoyer l’affaire devant la Cour administrative d’appel de Nantes.

La problématique que pose l’arrêt d’espèce est la suivante : sur quels fondements la
responsabilité de l’État peut être engagée en vue d’obtenir réparation des préjudices causés
par le blocage de l’accès à une plateforme d’approvisionnement ?

Pour le conseil d’Etat, trois fondements étaient susceptibles d’être retenus : la responsabilité
sans faute du fait des attroupements et rassemblements, la responsabilité sans faute pour
rupture d’égalité devant les charges publiques, la responsabilité pour faute lourde du fait de
l’inaction des forces de l’ordre pour empêcher ou mettre fin au blocage . C’est à ces trois
fondements que le Conseil d’État s’intéresse successivement. Le Conseil d’État considère
que, en l’espèce, faute d’en remplir les conditions, la responsabilité de l’État ne pouvait être

1
TA Rennes, 26 juin 2013, n° 1001990
2
CAA Nantes, 27 février 2015, Préfet d’Ille-et-Vilaine
engagée sur aucun de ces trois fondements. Il en conclut que les sociétés requérantes ne sont
pas fondées à demander l’annulation de l’arrêt qu’elles attaquent.

Cette décision revêt un double intérêt. Un intérêt théorique et un intérêt pratique. Sur le plan
théorique cet arrêt clarifie et pose des principes juridiques important concernant la
responsabilité de l’Etat en cas de dommages résultant d’attroupements. Il enrichit donc la
doctrine administrative et ouvre des perspectives de réflexion sur la façon dont la
responsabilité de l’Etat peut être engagée dans ce type de situation. Sur le plan pratique, cette
décision offre une protection juridique aux victimes de mouvements sociaux en reconnaissant
la responsabilité de l’Etat dans les dommages causés par des attroupements. Cela signifie que
les personnes qui subissent des préjudices matériels ou corporels lors de manifestations,
rassemblement ou autres mouvements collectifs peuvent engager la responsabilité de l’Etat
par un recours et obtenir réparation.

Il ressort de cette décision du juge que si les fondements d’engagement de la responsabilité de


l’Etat (I) ne sont pas retenus, la responsabilité de l’Etat peut être rejetée (II).

I- Les fondements d’engagement de la responsabilité étatique

Les fondements susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat sont : sans faute (A) ou pour
faute lourde (B).

A- La responsabilité sans faute de l’Etat

La responsabilité sans faute du fait des attroupements et rassemblements.

Le régime de responsabilité de l’État pour les dommages résultant des attroupements et


rassemblements trouve son fondement dans l’article L. 211-10 du Code de la sécurité
intérieure. Cet article dispose que « l’État est civilement responsable des dégâts et dommages
résultant des crimes et délits commis à force ouverte ou par violence par des attroupements ou
rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes soit contre les biens ».
Auparavant, cette même disposition figurait à l’article L. 2216-3 du Code général des
collectivités territoriales, lui-même issu de l’article 92 de la loi du 7 janvier 1983. Sa
codification au sein du Code de la sécurité intérieure résulte de l’ordonnance n° 2012-351 du
12 mars 2012.
Ce régime de responsabilité a des origines très anciennes, qu’il est possible de faire remontrer
à l’Ancien Régime. Il fut par la suite consacré par le législateur révolutionnaire, avant d’être
modifié par l’importante loi du 5 avril 1884. Cette loi a mis en place un régime de
présomption de faute de la commune, qui pouvait se dégager de toute responsabilité en
apportant la preuve qu’elle avait accompli toutes les diligences possibles pour prévenir les
troubles. Le régime issu de la loi de 1884 relevait cependant comme ses prédécesseurs du
reste de la compétence du juge judiciaire. Ce régime issu de la loi de 1884 a connu une
évolution qui s’est échelonnée sur un peu moins d’un siècle. D’abord, la loi du 16 avril 1914 a
abandonné le régime de la présomption de faute au profit d’une responsabilité sans faute.
Ensuite, la loi du 7 janvier 1983, dans son article 92, a mis ce régime de responsabilité à la
charge de l’État et non plus des communes. Enfin, la loi du 9 janvier 1986 a transféré la
compétence pour connaître de ce contentieux au juge administratif. À cette date, était ainsi
acquise la physionomie que garde encore actuellement le régime de responsabilité du fait des
rassemblements et attroupements : régime de responsabilité sans faute (et non plus de faute
présumée), qui engage la responsabilité de l’État (et non plus celle de la commune), et dont le
contentieux relève de la compétence du juge administratif (et non plus du juge judiciaire).

Néanmoins, deux conditions doivent être remplies pour que ce régime de responsabilité
trouve à s’appliquer.

Il faut, en premier lieu, que les dommages résultent de « crimes » ou de « délits ». Le lien
avec les crimes ou délits doit être « direct et certain » 3. L’absence de caractère intentionnel fait
obstacle à l’application de ce régime de responsabilité. Ainsi, la circonstance que les
manifestants n’aient pas eu l’intention de « détruire, abattre, mutiler ou dégrader » les
enceintes et grilles de la préfecture de la Vendée à La Roche-sur-Yon, au sens de l’article 257
du Code pénal, conduit à ne pas faire application du régime de responsabilité au titre des
rassemblements ou attroupements4. Il a également été jugé que ne commet pas d’erreur de
qualification juridique, une Cour administrative d’appel qui ne qualifie pas de délit la
tentative de lycéens de pénétrer par la force à l’intérieur d’un établissement à l’occasion d’une
manifestation lycéenne, dès lors qu’aucun délit n’a été relevé dans le procès-verbal de la
police dressé le jour même et qu’aucune plainte n’a été déposée par la direction du lycée
auprès des autorités judiciaires5.

3
CE, 7 février 2005, Société GEFCO, n° 228952, Recueil, tables, p. 1091.
4
CE, 26 mars 2004, Société mutuelle d’assurances « La Mutuelle du Mans Assurances I.A.R.D. », n° 243493,
inédit
5
CE, 19 mai 2000, Région Languedoc-Roussillon, n° 203546, Rec. P. 284
Est fréquemment invoqué, comme c’est le cas en l’espèce, le délit d’entrave ou de gêne à la
circulation, prévu à l’article L. 412-1 du Code de la route. Par exemple, il a été jugé qu’un
barrage opposant un obstacle physique au passage des automobiles ou camions est bien
constitutif d’un délit d’entrave6. En revanche, il a été jugé, de manière peut-être plus
surprenante, que, en estimant que des manifestants empêchant la perception du péage dû par
les automobilistes sur une autoroute n’ont ni entravé ni gêné la circulation, dès lors que le
passage des péages entraîne par lui-même un ralentissement voire un arrêt des véhicules et
qu’ainsi les agissements des manifestants, ayant seulement mis à profit cette circonstance
pour exposer leurs doléances, n’étaient pas constitutifs de délit d’entrave ou de gêne à la
circulation, une Cour administrative d’appel n’a pas donné aux faits une qualification
juridique inexacte7.

Il faut, en second lieu et c’est là que le bât blesse en l’espèce, que les dommages soient causés
par un « attroupement » ou un « rassemblement ». La difficulté tient à ce que le législateur n’a
pas précisé lui-même les notions de rassemblement ou d’attroupement. Il ressort de la
jurisprudence que la qualification d’attroupement ou rassemblement suppose que deux
conditions soient remplies. D’une part, il doit s’agir, non pas d’individus violents se détachant
d’un groupe non violent, mais d’un groupe agissant de manière collective. D’autre part, ce
groupe doit avoir agi dans des conditions peu organisées et relativement spontanées.

Plus précisément, la jurisprudence fait du caractère prémédité des exactions et violences ayant
conduit à la survenance des dommages un indice conduisant à écarter l’application de ce
régime de responsabilité8. C’est ce critère qui conduit à exclure du champ d’application de ce
régime de responsabilité les violences commises par des casseurs « institutionnels » de type
hooligans9. Cette exclusion est justifiée par le fait que les exactions des hooligans, lors de
rencontres sportives notamment, sont le fait d’individus ou de groupuscules qui ne sont venus
que dans le but de casser et d’en découdre. Pour la même raison, le régime spécial de
responsabilité ne joue pas lorsque les dégradations résultent d’un attentat commis par un
groupe organisé en commando10.

6
CE, 16 mai 2007, Ministre de l’Intérieur c. Société SANEF, n° 292384, inédit ; CE 25 juillet 2007, SNC
Logidis, n° 286767, inédit
7
CE 10 mai 1996, Société des autoroutes Paris-Rhin-Rhône, n° 146927, Rec. P. 172
8
CE, 26 mars 2004, Société BV Exportslachterij Apeldoorn ESA, n° 248623, Rec. P. 142
9
Civ. 1ère, 15 novembre 1983, Bull. civ. I, n° 268
10
CE, 12 novembre 1997, Compagnie d’assurances générales de France et autre, n° 150224, Recueil, tables, p.
743
En l’espèce, le Conseil d’État relève que « les moyens matériels mis en œuvre pour réaliser le
blocage de la plate-forme d’approvisionnement révélaient une action préméditée, organisée
par un groupe structuré ». Il en tire la conséquence que, « en jugeant qu’un groupe qui s’était
constitué et organisé à seule fin de commettre le délit d’entrave à la circulation puni par
l’article L. 412-1 du code de la route ne pouvait être regardé comme un attroupement ou un
rassemblement au sens [de l’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales,
applicable au litige porté devant les juges du fond et désormais repris à l’article L. 211-10 du
Code de la sécurité intérieure], la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique ».

Au contraire, dans un arrêt du même jour, le Conseil d’État a admis que le régime spécial de
responsabilité pouvait jouer dans le cas de dégradations, certes organisées par des moyens
sophistiqués, mais découlant directement d’un rassemblement spontané 11. Il constate que, « si
la cour administrative d’appel a pu relever, par une appréciation souveraine des faits qui lui
étaient soumis, d’une part, que les auteurs des dégradations avaient utilisé des moyens de
communication ainsi que des cocktails Molotov et des battes de base-ball et qu’ils avaient
formé des groupes mobiles, d’autre part, qu’un restaurant de la même commune avait fait
l’objet d’une attaque une heure avant le décès des deux adolescents, elle a commis une erreur
de qualification juridique en déduisant de ces éléments que l’incendie n’était pas le fait d’un
attroupement ou d’un rassemblement au sens des dispositions précitées de l’article L. 2216-3
du code général des collectivités territoriales, dès lors qu’il ressortait des pièces du dossier qui
lui était soumis que cet incendie avait été provoqué par des personnes qui étaient au nombre
de celles qui s’étaient spontanément rassemblées, peu de temps auparavant, pour manifester
leur émotion après le décès des deux adolescents et que, par ailleurs, l’attaque du restaurant
était sans rapport avec cette manifestation ».

Le même raisonnement que celui suivi dans la présente affaire, conduisant à écarter le régime
spécial de responsabilité en cas d’action préméditée, a été tenu par le Conseil d’État, dans un
arrêt très récent, au sujet de dégradations commises par des militants de la Confédération
paysanne. La préméditation tenait au fait que ces militants étaient venus, « munis de sacs de
couchage, de sacs à dos et de provisions, pour faire entendre leur revendication tendant à
l’attribution de deux sièges au collège des producteurs de l’interprofessionnelle laitière ». Le
Conseil d’État en déduit que, « eu égard au caractère prémédité de cette action », la

11
CE, 30 décembre 2016, Société Covea Risks, n° 383536, sera mentionné aux tables du Recueil Lebon
responsabilité de l’État du fait des attroupements et rassemblements ne pouvait pas être
engagée12.

A défaut d’une responsabilité sans faute de l’Etat, sa responsabilité pour faute lourde peut être
retenue.

B- La responsabilité pour faute lourde de l’Etat

La responsabilité pour faute lourde du fait de l’absence d’intervention des forces de l’ordre.

Une deuxième possibilité pour les requérants consistait à tenter d’engager la responsabilité de
l’État en raison de sa faute consistant dans l’inaction des forces de l’ordre.

Il faut, pour bien comprendre, en revenir à quelques généralités sur l’histoire de la


responsabilité du fait de la police administrative. Cette responsabilité a été considérablement
élargie depuis son admission par l’arrêt Tomaso Greco 13. Pour ce qui nous concerne, limitée à
l’origine aux hypothèses d’interventions dommageables de la police, elle a été par la suite
admise pour les dommages causés aussi bien par les actions positives que par les inactions des
services de police14.

Toutefois, la responsabilité pour inaction de la police ne peut être engagée qu’en cas de faute
lourde. La jurisprudence en livre quelques illustrations. Ainsi, en l’absence d’un risque
sérieux de troubles graves à l’ordre public et alors que le mouvement revendicatif des marins-
pêcheurs était prévisible plusieurs jours avant qu’il ne se produise et que les autorités de
police en avaient été dûment informées, commettent une faute lourde de nature à engager la
responsabilité de l’État, les autorités de police qui s’abstiennent de prendre des dispositions
pour s’opposer à la formation de barrages à l’entrée du port du Havre 15. Dans le même sens,
compte tenu tant de l’importance des infractions commises que de leur persistance pendant
plusieurs années, la défaillance des autorités de police à protéger l’officine du requérant est
constitutive d’une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’État 16. En
revanche, en s’abstenant d’utiliser la force publique à la suite du blocage d’un port par des
dockers et compte tenu des risques de troubles sérieux qu’aurait pu entraîner cette décision,
l’autorité de police n’a commis aucune faute lourde17.
12
CE, 22 février 2017, Société Allianz IARD, n° 392276, inédit
13
CE, 10 février 1905, Tomaso Greco, Rec. P. 139, concl. Romieu
14
CE Sect., 14 décembre 1962, Doublet, Rec. P. 680 ; D. 1963, jurispr., p. 117 ; S. 1963, p. 92, concl.
Gourbamons ; AJDA 1963, II, p. 101
15
CE, 15 juin 1987, Société navale des chargeurs, Rec. P. 216 ; D. 1987, inf. rap., p. 177 ; JCP G 1987, IV, p. 353
16
CAA Paris, 22 janvier 2003, Vigouroux c. Ministre de l’Intérieur, n° 99PA00298
17
CE, 10 juillet 1987, Société Sud Cargos, n° 57506.
Ces illustrations montrent que, dans l’appréciation de cette faute lourde, le juge administratif
accorde la plus grande importance au risque d’aggravation des troubles qu’aurait pu entraîner
l’intervention des forces de police. Ce sont ces principes dont fait application ici le Conseil
d’Etat. Il considère ainsi, « qu’en jugeant que les sociétés requérantes n’établissaient pas que
l’absence d’intervention des forces de l’ordre lors du blocage de la plateforme constituait une
faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’État, la cour n’a pas inversé la charge
de la preuve ni, eu égard au risque d’aggravation des troubles à l’ordre public qui aurait pu
résulter d’une telle intervention, entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique ».

Ces fondements n’étant pas étant retenus dans l’affaire d’espèce, le conseil d’Etat a rejeté la
responsabilité de l’Etat

II- Un rejet de la responsabilité de étatique en l’espèce

Le Conseil d’Etat en l’espèce a confirmé l’arrêt de la cour administrative d’appel qui refuse
d’admettre la responsabilité de l’administration pour défaut de preuve d’une faute lourde
reprochable à la police (A) et d’un préjudice anormal et spécial subi par les entreprises
requérantes (B).

A- Une faute d’une gravité insuffisante pour engager la responsabilité de l’Etat

La responsabilité de l’administration peut être mise en œuvre sur le fondement d’une faute.
Celle-ci peut être appréciée de deux façons. En fonction de sa gravité, on retient
traditionnellement la faute simple et la faute lourde. La faute lourde est celle d’une gravité
particulière dont l’appréciation revient au juge. Malgré le déclin qu’a connu cette faute dans la
mise en œuvre de la responsabilité de l’administration, le juge est resté réticent dans son
abandon systématique. Ce refus pour le juge d’écarter systématiquement la faute lourde dans
l’engagement de la responsabilité de l’administration trouve son fondement dans le besoin
d’étendre la notion de responsabilité administrative à certaines activités administratives
réputées être sensibles. C’est le cas des activités de la police administrative où
l’administration ne sera tenue pour responsable que si elle a commis de faute lourde.

Dans le cas de l’espèce, le Conseil d’Etat a retenu qu’eu égard au risque d’aggravation des
troubles à l’ordre public qui aurait pu résulter d’une intervention de la police, cette dernière
était fondée de s’abstenir d’une intervention et cette absence d’intervention ne peut être
regardée comme une faute lourde susceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
Il faut donc en déduire que, l’inaction de la police dans de pareilles situations reste justifiée du
fait que l’activité de maintien de l’ordre public en elle-même est d’une extrême complexité et
que, l’administration ne peut voir sa responsabilité être engagée sur le fondement d’une faute
simple. Ainsi, la police administrative apprécie selon ses moyens, l’opportunité d’une
éventuelle intervention pour le maintien de l’ordre public et peut s’abstenir d’agir si elle
estime que son action, au lieu de garantir l’ordre public, risquerait d’engendrer plutôt des
troubles graves. L’inaction de la police lors du blocage de la plateforme ne peut donc
constituer une faute suffisante pour engager la responsabilité de l’administration. Le juge est
resté dans le prolongement d’une vieille jurisprudence 18, en maintenant résiduellement la
nécessité de prouver le caractère « lourd » d’une faute lorsqu’il s’agit des dommages causés
dans le cadre de certaines activités de l’administration notamment dans le domaine de la
tutelle, qu’elle soit exercée sur les collectivités territoriales ou sur les banques 19, dans les
services de la justice judiciaire20 et certaines activités de la police21.

A défaut d’engager la responsabilité de l’administration sur le fondement d’une faute, les


requérants pourraient voir leur demande prospéré sur le terrain d’une responsabilité sans faute
fondée sur l’égalité devant les charges publiques s’ils parvenait à démontrer qu’ils ont subi un
préjudice anormal et spécial.

B- L’absence d’un « préjudice spécial et anormal »

Dans certaines hypothèses, une décision implicite ou explicite de l’administration peut causer
des dommages susceptibles d’engager sa responsabilité. Dans une telle situation, la
responsabilité de l’administration peut être mise en œuvre sur deux fondements : Si la
décision ayant causée le préjudice réparable est illégale, il s’agit d’une responsabilité pour
faute de la puissance publique à prouver. Dans le cas où l’acte dommageable est de nature
légale, la responsabilité de l’administration est engagée sur le fondement de la responsabilité
sans faute fondée sur la rupture d’égalité devant les charges publiques, à condition que le
préjudice subi soit anormal et spécial. Un préjudice anormal et spécial est celui d’une gravité
particulière dépassant un minimum réputé être supporté par les particuliers du fait de
préserver un intérêt général.

18
CE, ass. 29 Mars 1946, Caisse départementale d’assurances sociales de Meurthe-et-Moselle
19
CE ass. 30 Nov 1999, Kechichian et autres
20
Voir art 11 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972
21
CE 10 février 1905, Tomaso Grecco
Le conseil d’Etat dans l’arrêt ayant soumis à notre commentaire a émis un avis défavorable à
cette responsabilité sans faute de l’administration en estimant que, l’absence d’intervention de
la police lors du blocage de la plateforme est fondée dans la mesure où cette inaction a permis
d’éviter des troubles graves à l’ordre public et que « les entreprises requérantes n’ont subi de
préjudice différent à celui qu’ont subi les autres entreprises de la grande distribution et d’une
gravité significativement plus élevée », que de ce fait, celles-ci ne peuvent pas se prévaloir
d’un préjudice anormal et spécial susceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
Ceci reste un acquis jurisprudentiel où le juge a toujours exigé le caractère « anormal et
spécial » d’un préjudice dans la mise en œuvre de la responsabilité de l’administration fondée
sur la rupture d’égalité devant les charges publiques. Ce refus du juge d’établir le caractère
anormal et spécial du préjudice subi par les entreprises requérantes s’inscrit dans la logique
où l’absence d’intervention de la police se retrouve dans un besoin de préserver l’intérêt
général de maintien de l’ordre public, et par conséquent les entreprises requérantes devraient
accepter de subir un minimum de préjudice qui ne serait réparable que s’il a atteint un seuil de
gravité plus élevé que les autres entreprises. Un simple préjudice, même s’il est directe et
certain ne suffirait donc pas pour engager la responsabilité de l’administration sur le
fondement de rupture d’égalité devant les charges publiques. Il va falloir parvenir à une
démonstration de l’existence d’un préjudice anormal et spécial pour obtenir une réparation de
la part de l’administration. Ceci a été le cas dans l’affaire Couitéas où le sieur COUITEAS a
pu relever devant le Conseil d’Etat qu’il a subi un préjudice anormal et spécial du fait du refus
de la police de l’assister dans l’exécution de l’ordonnance du juge qui le reconnaissait le droit
d’expulser des nomades qui occupaient une de ces parcelles de terrain22.

22
CE 30 Novembre 1923, Couitéas

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