Vous êtes sur la page 1sur 6

RTD Civ.

RTD Civ. 2023 p.585

Qu'est-ce qu'une réforme ?


(Cons. const. 14 avr. 2023, n° 2023-4 RIP et 3 mai 2023, n° 2023-5 RIP, AJDA 2023. 748 ; ibid. 865 ; ibid. 1066
, note M. Verpeaux ; D. 2023. 1154 , note J. Roux ; ibid. 1023, note D. Chagnollaud de Sabouret ; AJCT
2023. 253, obs. C. Demunck ; RFDA 2023. 541, note J.-P. Camby et J.-É. Schoettl ; ibid.ibid. 552, M.
Heitzmann-Patin ; Dr. soc. 2023. 529, note A.-C. Dufour ; A. Roblot-Troizier, Le Conseil constitutionnel, la «
réforme » et le référendum, JCP 2023. Doctr. 786 ; LPA 30 avr. 2023, p. 11, note J.-P. Camby)

Pascale Deumier, Professeur à l'Université Jean Moulin (Lyon 3), Équipe Louis Josserand

De la réforme des retraites à la « réforme » au sens du RIP - La réforme des retraites de 2023 aura beaucoup contribué
à la formation citoyenne au droit constitutionnel, tant ont été discutés dans tous les médias ses procédures, ses catégories
de lois, ses armes gouvernementales et son contrôle de constitutionnalité, faisant par la même occasion connaître sa
discipline, ses prédictions délicates et ses controverses. De façon plus inattendue, elle aura aussi contribué à la réflexion
sur les sources du droit, en faisant jouer un rôle déterminant à la notion même de « réforme ». Ce n'est pas la loi portant la
réforme des retraites qui est à l'origine de cette contribution mais la proposition de loi ayant cherché à la contrer en faisant
affirmer par référendum un âge légal maximum de 62 ans. Pour faire un sort à cette proposition, le Conseil ne va pas
s'appuyer sur les subtilités du droit constitutionnel mais sur celles non moins redoutables des sources du droit, en déclarant
que cette proposition de loi « ne porte pas, au sens de l'article 11 de la Constitution, sur une "réforme" relative à la
politique sociale » (décis. n° 2023-4 RIP du 14 avr. 2023, § 10). Toute loi n'est donc pas ipso facto une « réforme » du
seul fait de son auteur et de l'intention de celui-ci, ce qui oblige à s'interroger sur cette notion, aussi courante dans le
vocabulaire des juristes que dépourvue de signification précise. Rappelons d'abord le cadre juridique du contrôle du
Conseil constitutionnel. Le référendum de l'article 11 de la Constitution est le produit de révisions successives.
Initialement réservé à l'initiative du Président de la République pour tout projet de loi portant sur l'organisation des
pouvoirs publics ou la ratification de traités, la révision du 4 août 1995 a étendu son champ aux « réformes relatives à la
politique économique, sociale ou environnementale (depuis 2008) de la nation et aux services publics qui y concourent »
(art. 11, al. 1er). La révision de 2008 a ensuite introduit le référendum d'initiative partagée (RIP) qui, sur ces mêmes objets,
peut être à l'initiative d'un cinquième des parlementaires, soutenue par un dixième des électeurs, étant précisé qu'elle ne
peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an (art. 11, al. 3). La loi
organique du 6 décembre 2013 précise le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel en la matière. Une fois la
proposition de loi déposée, et avant d'organiser le recueil des soutiens des électeurs, le Conseil constitutionnel doit
contrôler que la proposition est bien présentée par le nombre de parlementaires requis, que son objet respecte les
conditions de l'article 11 et qu'aucune de ses dispositions n'est contraire à la Constitution. Jusqu'à présent, sur les cinq
propositions soumises au Conseil, une seule a franchi ce premier contrôle (décis. n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019 sur le
statut d'Aéroports de Paris, AJDA 2019. 1020 ; ibid. 1553, étude M. Verpeaux ; ibid. 1560, étude M. Carpentier ;
D. 2019. 1259 , note J. Roux ; ibid. 2020. 1324, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; RFDA 2019. 763, chron. A.
Roblot-Troizier ), sans réussir toutefois à obtenir ensuite un nombre suffisant de soutiens des électeurs. Dans notre cas,
la proposition de loi visait donc, comme son titre l'indiquait, « à affirmer que l'âge légal de départ à la retraite ne peut être
fixé au-delà de 62 ans ». Or, à la date d'enregistrement de la saisine du Conseil (le 20 mars 2023), la réforme de la retraite
n'ayant pas été promulguée, l'âge légal était déjà de 62 ans. Dès lors, la proposition de loi « n'emporte pas de changement
de l'état du droit » (§ 8) et donc « ne porte pas, au sens de l'article 11 de la Constitution, sur une "réforme" relative à la
politique sociale » (§ 10). Pressentant le sort constitutionnel de cette première proposition, les parlementaires déposèrent
une nouvelle mouture la veille de la décision n° 2023-4 RIP mais aussi de la décision du même jour contrôlant a priori la
réforme des retraites (Cons. const. 14 avr. 2023, n° 2023-849 DC , Cons. const., 14 avr. 2023, n° 2023-849 DC , Loi
de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, AJDA 2023. 748 ; ibid. 1061 ; D. 2023. 736, obs. L.
n° 2023-270 du 14 avr. 2023 ; ibid. 889, édito. P. Esplugas-Labatut ; ibid. 1023, point de vue D. Chagnollaud de
Sabouret ; AJCT 2023. 253, obs. C. Demunck ; RFDA 2023. 541, note J.-P. Camby et Jean-Éric Schoettl ) - et
avant-veille de sa promulgation. Mais pourquoi, demanderez-vous, ne pas avoir au contraire attendu cette promulgation,
portant l'âge légal de la retraite à 64 ans, pour proposer qu'il ne puisse être fixé au-delà de 62 ans, ce qui constituerait dès
lors incontestablement un « changement de l'état du droit » ? Parce que, souvenez-vous, la Constitution elle-même prévoit
que le RIP « ne peut avoir pour objet l'abrogation d'une disposition législative promulguée depuis moins d'un an » (art. 11,
al. 3). À cet égard, les commentateurs spécialisés ont souvent souligné le détournement que constitue l'utilisation du RIP
par l'opposition pour tenter de faire obstacle à une loi dont ils n'ont pas réussi à empêcher l'adoption, et tout autant
souligné le choix du Conseil de ne pas se faire juge de ce détournement (v. A. Roblot-Troizier, préc., § 22 s. ; bien que
cela puisse avoir sa part dans l'interprétation stricte retenue par le Conseil, v. M. Verpeaux, préc.). Bref, cette nouvelle
mouture de la proposition de loi RIP déposée in extremis reprenait l'interdiction de dépasser l'âge légal de 62 ans (qui n'est
toujours pas un changement de l'état du droit selon la décision n° 2023-5 RIP, identique sur ce point à la précédente) et y
ajoutait, selon son exposé des motifs, une « réforme substantielle des principes de financement de notre système de
retraite », à savoir du taux et de l'affectation de la CSG. S'il y a bien ici modification du droit, elle a « pour seul effet
d'abonder le budget d'une branche de la sécurité sociale » par l'augmentation d'une imposition qui est déjà affectée au
financement du régime général de la sécurité sociale (n° 2023-5 RIP, § 10) et, dès lors, ne porte toujours pas sur « une
réforme relative à la politique sociale » (§ 11). Estimer qu'une loi proposant de limiter l'âge de la retraite, en faisant peser
une part de son financement sur la CSG, n'est pas une réforme de la politique sociale, et ne peut donc être soumise à
référendum, alors qu'un débat politique, médiatique, sociétal et juridique sur cette question agite le pays depuis plusieurs
mois, peut aisément renvoyer l'image d'une décision jouant de considérations juridiques accessoires pour contourner la
question politique principale. Mais cette froide technique montre également à ceux qui pensaient « faire appel aux
"instances juridiques" pour régler des conflits politiques » les limites d'une telle utilisation du droit constitutionnel (M.
Heitzmann-Patin, préc.). Ce rappel au droit est particulièrement manifeste dans les décisions du Conseil constitutionnel,
qui font à cette fin un usage des précédents exceptionnel à plusieurs égards.

La source de la notion de « réforme » : les précédents ? - L'usage est d'abord exceptionnel en ce que les précédents sont
mentionnés dans la décision elle-même. Le Conseil faisait déjà à l'occasion état d'une précédente décision dans sa
motivation, mais dans des configurations liées à l'autorité de chose jugée, par exemple pour apprécier si une disposition
n'a pas déjà été déclarée conforme (par ex., décis. n° 2023-1050 QPC, D. 2023. 1069 ) ou pour contrôler une disposition
analogue à une disposition déclarée inconstitutionnelle (par ex., décis. n° 2020-863 QPC, D. 2020. 2241 ; ibid. 2021.
197, obs. E. Dreyer ; Légipresse 2020. 593 et les obs. ; ibid. 2021. 177, étude N. Verly ). Rien de tel ici, puisqu'il
s'agit bien de faire référence à des précédents pour inscrire une décision dans le prolongement d'une lignée
jurisprudentielle : « le Conseil constitutionnel a entendu expliciter la nature de son office en faisant référence non
seulement aux dispositions constitutionnelles et organiques applicables mais également, de manière inédite, à ses
précédentes décisions » (commentaire de la décis. n° 2023-4 RIP, p. 8). Cette petite révolution de la motivation, qui a été
largement éclipsée par le sujet de fond, est d'autant plus remarquable que l'utilité et la pertinence de ces mentions ne
sautent pas aux yeux. Par une première référence, le Conseil indique qu'il lui appartient « ainsi qu'il l'a relevé par sa
décision du 9 mai 2019 mentionnée ci-dessus, de vérifier que, à la date d'enregistrement de la saisine, l'objet de la
proposition de loi respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l'article 11 de la Constitution » (décis.
n° 2023-4 RIP, § 5). L'apport jurisprudentiel tient ici à la précision du moment où se place le Conseil, celui de la date
d'enregistrement de la saisine, dont on aura compris qu'il est décisif dans l'appréciation d'un changement de l'état du droit
opéré (ou non) par la proposition de loi. Mais présenter ce choix comme découlant du précédent 2019 procède d'une
franche relecture de cette décision, puisque la date de la saisine n'y était pas mentionnée pour apprécier le caractère de «
réforme » mais pour vérifier les délais imposés par l'article 11 (par ex. que la loi n'est pas promulguée depuis moins d'un
an), comme la loi organique le prescrit d'ailleurs (ord. n° 58-1067, art. 45-2, 2°). La seconde mention de précédents est
plus troublante encore : « Ainsi qu'il l'a jugé tant par sa décision du 9 mai 2019 que par sa décision du 25 octobre 2022
mentionnée ci-dessus, il s'assure, en particulier, que la proposition porte sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des
réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y
concourent, ou tend à autoriser la ratification d'un traité qui aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions »
(§ 5). Or, tous ces éléments découlent directement des termes de la Constitution et de la loi organique, sans que l'on trouve
la moindre trace de ce que la jurisprudence citée a pu ajouter à la chose. On aura vu façon plus adroite d'inaugurer la
mention du précédent. La maladresse vient peut-être du louable souci du Conseil de ne pas travestir, dans ses motifs, la
teneur des décisions citées, dont la lecture éclaire peu, voire pas, la notion de « réforme ». Pour convaincre du contraire,
comme tente de le faire le commentaire par le Conseil de nos deux décisions, il faut procéder à une reconstruction du
précédent n° 2019-1 RIP (v. J. Roux, préc. ; P. Cassia, contribution extérieure sur la décision n° 2023-4, site du Conseil, p.
3-4) puis à une assimilation de la décision n° 2022-3 RIP à son commentaire. En effet, alors que cette décision ne dit mot
de ce qu'est une « réforme », c'est son commentaire qui porte le sens retenu par le Conseil, le temps des retraites venu,
puisqu'il explique que « le Conseil a considéré que cette proposition de loi ne constituait pas une "réforme" au sens de
l'article 11 de la Constitution, c'est-à-dire une modification suffisamment importante de la structure de la fiscalité » (p.
10 ; soulignant la contradiction entre les motifs de la décision et cette explication du commentaire, v. J. Roux, préc.). Il est
naturel que les juges s'intéressent au-delà de la lettre de leurs décisions à leur esprit, tel qu'il est porté par leur doctrine
organique (qui éclaire leur jurisprudence et assure sa continuité, v. V. Rivollier, La doctrine organique, in P. Deumier
(dir.), Le raisonnement juridique, Dalloz, 2013, p. 105 s.). Il est franchement plus gênant que cette doctrine soit présentée
comme le précédent lui-même, ce que fait le commentaire de la décision n° 2023-4 RIP en déclarant que « de manière
particulièrement topique, le Conseil constitutionnel a été conduit à se prononcer explicitement, dans sa décision n° 2022-3
RIP du 25 octobre 2022, sur la portée du terme "réforme" ». Finalement, tout cela nous en dit peu sur le sens de la «
réforme » mais beaucoup sur le statut ambigu du commentaire de ses décisions par le Conseil et plus encore sur les vertus
de la mention des précédents. En effet, si la fonction première d'une telle mention est d'assurer la cohérence
jurisprudentielle, elle peut également jouer une fonction de légitimation de la décision : elle montre que la décision n'est
pas prise arbitrairement ou par opportunisme politique mais qu'elle se borne à faire application de la position habituelle du
juge. Cette fonction avait ainsi été exploitée par le Conseil d'État, lorsqu'il dut se prononcer, qui plus est à juge unique, sur
le cas, également sous tension médiatique, de l'interdiction des spectacles de Dieudonné (ord. réf., 9 janv. 2014,
n° 374508, Ministre de l'Intérieur c/ Les Productions de la Plume (Sté), Lebon ; AJDA 2014. 79 ; ibid. 866 ; ibid.
129, tribune B. Seiller ; ibid. 473, tribune C. Broyelle , note J. Petit ; D. 2014. 86, obs. J.-M. Pastor ; ibid. 155,
point de vue R. Piastra ; ibid. 200, entretien D. Maus ; AJCT 2014. 157 , obs. G. Le Chatelier ; Légipresse 2014.
76 et les obs. ; ibid. 221, comm. D. Lochak ; RFDA 2014. 87, note O. Gohin , qui visait notamment les
jurisprudences Benjamin et Commune de Morsang-sur-Orge alors que le Conseil d'État ne pratique pas la mention des
précédents). Dans notre cas, cette fonction de légitimation des précédents est rendue d'autant plus visible que leur mention
se justifie difficilement par une filiation exemplaire entre les décisions. Cette utilisation n'a échappé à personne mais a été
diversement appréciée. Ici, « la mystification à l'oeuvre laisse pantois et conduit l'observateur médusé à s'interroger sur
son mobile. S'agit-il de faire accroire au citoyen que le rejet pour ce motif des deux propositions de loi, dont le sort tenait
en haleine le pays tout entier, était prévisible dès lors que le Conseil est supposé avoir "déjà eu à se prononcer sur ce qu'est
‘une réforme' au sens de l'article 11 de la Constitution", comme le prétendent faussement les communiqués de presse sur
ces décisions ? » (J. Roux, préc., § 5). Là, « lorsqu'il doit trancher des questions faisant l'objet d'un débat public aussi
intense et clivant, le Conseil constitutionnel a tout intérêt à se tenir au plus près des textes et des précédents. C'est en
s'éloignant le moins possible des sentiers balisés qu'il peut le mieux désarmer les interprétations polémiques et concourir
au retour au calme » (J.-P. Camby et J.-E. Schoettl, préc., qui évoquent également « la force tranquille des précédents »,
très belle formule de B. Genevois). Il reste possible d'espérer que le Conseil, après avoir ainsi ouvert la voie aux
précédents à des fins de légitimation, développera leur usage à des fins plus classiques d'explicitation de ses décisions.
L'espoir est toutefois mesuré, à voir la décision n° 2023-5 RIP, dont les motifs ne mentionnent ni le précédent n° 2023-4
RIP dont elle est pourtant un copier-coller pour la limitation de l'âge légal, ni le précédent n° 2022-3 RIP au moment où
elle reprend pourtant sa formule pour apprécier l'effet de la modification fiscale proposée. Pour revenir à notre quête du
sens de la « réforme », ce dernier précédent étant, selon le Conseil, à son origine, il faut désormais remonter à la source de
cette source.

La source de la notion de « réforme » : l'intention du législateur ? - C'est donc au détour du commentaire de la


décision n° 2022-3 RIP que le Conseil considère qu'une réforme est « une modification suffisamment importante » (p. 10).
Ce choix est largement appuyé sur les travaux préparatoires de la loi constitutionnelle de 1995 ayant étendu le référendum
de l'article 11 aux « réformes relatives à la politique économique et sociale ». Le projet renvoyait initialement à une autre
formule, celle des « orientations générales de la politique économique et sociale de la Nation ». Selon le même
commentaire du Conseil, il ressort des travaux parlementaires, « au travers des débats ayant conduit à remplacer les
termes "orientations générales", jugés trop indéterminés, par ceux de "réformes relatives à", que le constituant a considéré
que le champ de cet article devait porter sur "des questions capitales et stratégiques". La notion de "réforme" a ainsi été
conçue comme renvoyant à des projets législatifs d'une certaine ampleur, porteurs de changements importants pour les
citoyens appelés à participer à la consultation référendaire, quel que soit le domaine - économique ou social - couvert » (p.
6). Cette analyse s'appuie sur différents extraits des travaux préparatoires, extraits toutefois choisis comme vont le montrer
plusieurs auteurs en les confrontant à d'autres extraits des mêmes travaux préparatoires (v. M. Heitzmann-Patin, préc. ; P.
Cassia, préc., spéc. p. 8-9). Il est difficile de discerner dans ces extraits une conception claire de la « réforme », ne serait-
ce que parce que les propos tenus traitent souvent tout autant de la formule initiale des « orientations générales » ou de «
la politique économique et sociale » objet de ces réformes (rappelant qu'en outre, à cette époque, l'enjeu d'un contrôle par
le juge était absent, A. Roblot-Troizier, préc., § 16). Dans ce contexte, prudemment, nul ne s'aventure à définir la réforme
et cette absence de définition est soulignée à l'occasion (rapport du Sénat). La réforme est plus souvent évoquée par
rapprochement avec les « orientations générales », donnant lieu à des appréciations variables : P. Mazeaud (rapporteur de
la loi à l'Assemblée nationale) ne voit pas en quoi la notion de réforme est beaucoup plus normative que celle
d'orientations générales ; J. Larché (rapporteur de la loi au Sénat) relève que la formulation de « réforme » est plus précise
; J. Toubon (garde des Sceaux) estime que l'inspiration des projets de réforme relèvera d'orientations générales,
orientations qu'il oppose aux dispositions techniques ou mineures. L'ensemble témoigne non d'une conception de la «
réforme » différente de celle trouvée par le Conseil dans l'intention du législateur mais plutôt de l'absence de conception
très claire de la notion (M. Heitzmann-Patin, préc.). Dans le registre des travaux préparatoires, on ajoutera un élément tiré
non de ceux de la loi de 1995 mais de ceux de la loi qui en 2013 a mis en oeuvre le RIP, élément de faible poids pour
exprimer l'intention du législateur (l'étude d'impact) mais de grand intérêt pour sa proximité avec notre cas. En effet, il y
était affirmé que « la procédure référendaire n'ayant pas été conçue pour transformer les citoyens en "législateur à droit
constant", les dispositions des propositions de loi dans le cadre de cette procédure de référendum d'initiative populaire qui
ne feraient que confirmer le droit en vigueur pourront être déclarées irrecevables par le Conseil constitutionnel » (p. 9).
Une telle législation constante ne correspondrait donc ni à l'objectif du RIP, ni aux exigences du Conseil : pour une
réforme, il faut a minima un changement de l'état du droit.

Le critère d'une réforme, un changement de l'état du droit - En attendant d'une réforme qu'elle emporte « un
changement de l'état du droit » (décis. n° 2023-4 RIP, § 8 et 9), nos décisions ne retiennent pas une acception
bouleversante de la réforme. Les définitions données par les dictionnaires de langue française sous-tendent un changement
important, en vue d'une amélioration (v. M. Heizmann-Patin, préc.). Le vocabulaire juridique Cornu, pour sa part, définit
la réforme législative comme une « modification du droit existant soit par une loi nouvelle (ex. loi portant réforme du
divorce), soit par décret (ex. décret portant réforme de la procédure civile) » : la modification suffit seule, peu important
son ampleur ou l'hypothétique amélioration. Ces définitions, comme les travaux préparatoires évoqués plus haut,
témoignent que, quelles que soient les variations, toutes les acceptions de la réforme impliquent a minima une
modification. Si ceci peut ainsi être admis sans grande difficulté, est-il aussi facile de le mettre en oeuvre ? Dans notre cas,
la proposition de limiter l'âge légal de la retraite à 62 ans n'emporte aucun changement de l'état du droit à un double titre
selon le Conseil : à titre principal, elle affirme un âge légal qui est déjà celui prévu par la loi ; à titre complémentaire, elle
l'assortit d'une interdiction qui est sans effet. Nous avons déjà vu que le Conseil, en se plaçant à la date de la saisine, ne
peut que constater qu'à cette date la loi fixait l'âge de la retraite à 62 ans et que la proposition affirmant le même âge
n'emporte aucun changement (sur le caractère normatif, mais pas réformatif, de cette réitération de norme, v. A. Roblot-
Troizier, préc., § 12). L'évidence est moindre s'agissant de sa seconde appréciation. En effet, la proposition de loi ne se
contentait pas de fixer un âge : elle interdisait d'en fixer un supérieur, ce qui était encore plus nettement formulé dans la
seconde mouture de la proposition de loi, « visant à interdire un âge légal de départ à la retraite supérieur à 62 ans ». La
modification semble donc bien là, puisqu'une telle interdiction n'existait pas déjà. Le Conseil constitutionnel va toutefois
refuser d'y voir un changement de l'état du droit, en termes identiques dans ses deux décisions : le législateur peut «
toujours modifier, compléter ou abroger des dispositions législatives antérieures, qu'elles résultent d'une loi votée par le
Parlement ou d'une loi adoptée par voie de référendum. Ainsi, ni la circonstance que ses dispositions seraient adoptées par
voie de référendum ni le fait qu'elles fixeraient un plafond contraignant pour le législateur ne permettent davantage de
considérer que cette proposition de loi apporte un changement de l'état du droit » (décis. n° 2023-4 RIP, § 9).
Contrairement à l'appréciation précédente, celle-ci ne découle plus ici de la seule confrontation des énoncés de la règle
actuelle et de la règle proposée ; elle introduit une analyse de la portée de la règle pour évaluer son effet normatif. Or,
l'analyse de la portée d'une norme prête plus facilement à discussion que le constat de son contenu. Il a ainsi été relevé que
le Conseil occulte la contrainte créée sur le pouvoir réglementaire (v. P. Cassia, contribution extérieure sur la décision
n° 2023-5 RIP, p. 5 ; J. Roux, préc., § 14). Il est aussi possible d'estimer que le législateur n'aurait pas été exactement
aussi libre avant qu'après cette interdiction, s'agissant alors de passer outre une loi référendaire portant sur le sujet sensible
de l'âge de la retraite. Cette contrainte est toutefois de nature politique quand le Conseil se situe dans une perspective
juridique ; en droit, le législateur reste aussi libre de changer l'âge légal avant cette proposition de loi qu'après. Il n'y a
donc pas « réforme ». Mais, dans ces conditions, y a-t-il seulement « loi » ? Le gouvernement portait ainsi sa critique sur
le terrain du principe constitutionnel de normativité de la loi, selon lequel la loi a pour vocation d'énoncer des règles et
doit par suite être revêtue d'une portée normative (décis. n° 2004-500 DC du 29 juill. 2004, D. 2005. 1132 ; ibid. 1125,
obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RTD civ. 2005. 93, obs. P. Deumier ). Le Conseil se gardera soigneusement
de raccrocher sa solution à cette jurisprudence et l'on se gardera à notre tour de chercher à deviner s'il aurait estimé cette
proposition normative ou non normative, voire à « portée normative incertaine » (ibid., § 15), tant sa jurisprudence en la
matière est aléatoire (parmi ses rares et dernières applications, v., cette chronique, RTD civ. 2017. 593 ). La
jurisprudence selon laquelle une loi doit porter une règle de droit et celle selon laquelle une réforme doit porter un
changement de l'état du droit ont toutefois ceci en commun que ce n'est ni l'auteur, ni son intention, ni la procédure
d'élaboration qui y font la « loi » ou la « réforme » : c'est également la teneur normative du texte. S'agissant de la réforme,
cette teneur implique que la modification des règles ne soit pas que formelle mais change également l'état du droit. Faut-il
également que ce changement soit d'une certaine ampleur ?

Le critère d'une réforme, une modification suffisamment importante ? - La seconde mouture de la proposition de loi
ajoutait à l'âge légal une modification du financement des retraites. Impossible donc cette fois de nier l'existence d'un
changement. Son caractère réformateur sera pourtant écarté sans grandes discussions, du fait du précédent n° 2022-3 RIP,
qui avait jugé dépourvue d'un tel caractère la proposition de taxation des superprofits, au motif qu'elle avait « pour seul
effet d'abonder le budget de l'État par l'instauration jusqu'au 31 décembre 2025 d'une mesure qui se borne à augmenter le
niveau de l'imposition existante des bénéfices de certaines sociétés » (§ 5). Mettant ses pas dans ceux de cette décision, le
Conseil va décider dans sa décision n° 2023-5 RIP que la proposition a « pour seul effet d'abonder le budget d'une branche
de la sécurité sociale en augmentant le taux applicable à une fraction de l'assiette d'une imposition existante dont le
produit est déjà en partie affecté au financement du régime général de la sécurité sociale » (§ 10). La filiation, cette fois
visible (mais pas incontestable, v. J. Roux, préc.), entre les deux précédents permet de lire la décision n° 2023-5 RIP à la
lumière du commentaire de la décision n° 2022-3 RIP : le seul effet d'abonder le budget « n'emport[e] aucun effet sur les
objectifs traditionnels de la politique économique » et la proposition ne constitue pas une « réforme », « c'est-à-dire une
modification suffisamment importante de la structure de la fiscalité » (p. 10). L'introduction d'un degré d'importance laissé
à l'appréciation du Conseil constitutionnel n'est pas sans susciter des craintes (v. M. Heitzmann-Patin, préc. ; A. Roblot-
Troizier, préc., § 19). Ce choix peut toutefois, s'agissant du RIP, se prévaloir, d'une part, de la mission qui a été confiée au
Conseil de contrôler l'objet de la proposition au regard de l'article 11 de la Constitution, d'autre part, de la formule utilisée
par ce même article 11, cette fois prise dans sa globalité, celle des « réformes relatives à la politique économique, sociale
ou environnementale ». Venue préciser les « orientations générales en matière économique et sociale », elle en porte
encore la trace par sa référence à la « politique économique et sociale » et c'est à ce niveau que la modification fiscale
peine à se hisser. Il reste à se demander si, au-delà de la « réforme, au sens de l'article 11 de la Constitution », il y aurait
quelque intérêt à distinguer la réforme, au sein des lois modifiant le droit, par son ampleur particulière - mais laquelle ? À
une extrémité, il semble que certaines modifications soient trop minimes pour pouvoir être qualifiées de « réforme ». C'est
en ce sens qu'est comprise la « réforme » de l'article L. 1 du code du travail, qui impose une concertation préalable pour
certains projets de « réforme ». Le Conseil d'État évalue ce critère en se demandant : « les modifications apportées au
droit existant sont-elles suffisamment importantes pour pouvoir être qualifiées de réforme au sens de l'article L. 1 ? »
(Rapport public 2009, p. 161, repéré par M. Heitzmann-Patin, suivant la piste donnée par F. Maurel). Pour répondre, il
procède moins par la caractérisation de ce qui est suffisamment important que par celle de ce qui ne l'est pas. Ainsi, sont
insuffisamment importants pour être une réforme les textes qui « ne modifient pas de manière durable l'état du droit positif
», se bornent « à compléter la transposition d'une directive », constituent « une simple mesure de lissage » (ibid.), se
bornent à fixer les conditions d'application de dispositions législatives (CE 1er avr. 2022, n° 437773 , inédit ; 4 juill.
2018, n° 408377, inédit) ou à en tirer les conséquences (CE 21 févr. 2018, n° 406987 , inédit). Dans un autre registre,
celui des discours des juristes, il est également possible de songer à la codification et aux deux modèles traditionnellement
opposés, la codification à droit constant et la codification réformatrice. Il est assez révélateur que les « modifications
nécessaires pour améliorer la cohérence rédactionnelle des textes rassemblés, assurer le respect de la hiérarchie des
normes et harmoniser l'état du droit » (loi du 12 avr. 2000, art. 3, al. 2) relèvent du droit constant : toutes modifications
qu'elles soient, elles sont trop minimes pour une réforme, voire pour un changement de l'état du droit (autre que formel).
Tout changement de règle n'est donc pas réforme du droit. À l'opposé du spectre de l'ampleur de la modification se trouve
ce qui est souvent qualifié par les juristes de « véritable réforme » - la « réforme tout court » se situant en creux entre ces
deux bornes. En s'inspirant de l'histoire de l'article 11 de la Constitution, elles pourraient se caractériser par le fait qu'elles
modifient les orientations générales d'une matière. On trouve une trace de cette acception à l'article R. 121-6-2 du code de
l'environnement, selon lequel « sont considérées comme un projet de réforme au sens de l'article L. 121-10 l'évolution
substantielle d'une politique publique ou des nouvelles options générales ayant un effet important [...] ». Au-delà, il est là
encore possible de se demander si cette acception de la « véritable réforme » ne se trouve pas implicitement dans certaines
discussions en matière de sources du droit. Les codes à droit constant déjà évoqués sont régulièrement scrutés afin d'y
chercher des signes d'une véritable réforme dissimulée ; les lois nouvelles sont à l'inverse critiquées comme ne portant pas
la véritable réforme attendue de la matière ; le recours aux ordonnances de l'article 38 se voit régulièrement contesté
lorsqu'il s'agit d'opérer de véritables réformes. Enfin, si la véritable réforme touche aux orientations générales, il est
possible de se demander si elle devrait être réservée aux autorités politiques, la tenant hors de portée des sources
complémentaires. Gérard Cornu observait ainsi que « la coutume n'aurait jamais réalisé la réforme et la rénovation du
droit de la famille et de vastes pans du droit civil, ni donné à la France son nouveau Code de procédure civile » (Droit
civil. Introduction au droit, Montchrestien, 13e éd., 2007, p. 56). Aujourd'hui, c'est plutôt la conciliation de l'office du juge
et de la réalisation d'une véritable réforme qui pourrait être interrogée, à l'heure où l'interprétation conventionnellement
conforme amplifie les constructions jurisprudentielles sous la seule limite des principes généraux du droit et de
l'interprétation contra legem (par ex., Civ. 1re, 25 mai 2023, n° 21-23.174 , D. 2023. 1008 ) et où la « réforme »
(décidément) de la Cour de cassation n'en finit pas de déployer ses effets (v. infra, 2).

Mots clés :
LOI ET DECRET * Loi * Procédure d'adoption * Référendum d'initiative partagée * Réforme des retraites
GENERALITES * Source du droit * Législation * Réforme * Notion

Copyright 2023 - Dalloz – Tous droits réservés

Vous aimerez peut-être aussi