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TD 2.

1 LES SOURCES
(Semestre 1)

LES ATTENDUS DU CM ET DU TD SUR CETTE THEMATIQUE :


JE SAIS QUE LE DEVELOPPEMENT DU CONTRÔLE JURIDICTIONNEL DE
L’ADMINISTRATION PAR LE JUGE ADMINISTRATIF A CONDUIT
L’ADMINISTRATION A SE SOUMETTRE AU PRINCIPE DE LEGALITE (CE QUE J’AI
VU NOTAMMENT EN INSTITUTIONS ADMINISTRATIVES). ELLE DOIT DONC
RESPECTER ET APPLIQUER LES NORMES QUI FORMENT UNE HIERARCHIE (CE
SONT DES SOURCES POUR ELLE) : LA CONSTITUTION, LES NORMES
INTERNATIONALES, LES DECISIONS DE JUSTICE ET LA JURISPRUDENCE , EN
PARTICULIER LES PRINCIPES GENERAUX DU DROIT ET, LES NORMES
ADMINISTRATIVES COMME LE REGLEMENT, LES DECISIONS INDIVIDUELLES,
LES CONTRATS. CECI IMPLIQUE UN DIALOGUE ENTRE LE JUGE ADMINISTRATIF
CHARGE DE FAIRE RESPECTER CES SOURCES DU DROIT ADMINISTRATIF ET LE
CC QUI A EN CHARGE LE CONTRÔLE DE LA LOI.
JE M’INITIE TOUJOURS AU COMMENTAIRE D’ARRET.
Le principe de légalité
Le dialogue entre le juge administratif et le CC
ou les limites du droit administratif

Source unjf

© Béatrice BOISSARD, Maître de conférences de droit public, HDR.


Chargé(e)s de TD : Mme SAYEDOFF et Mrs. BARRE, VANGELE et SORHO.
2

SOMMAIRE
Lectures reproduites
CF. INTEGRALITE DES TESTES SUR LA BIBLIOTHÈQUE
NUMERIQUE.
- Lecture 1. O. Gohin , Le Conseil d'Etat et le contrôle de la constitutionnalité de la
loi - RFDA 2000 p. 1175.
- Lecture 2. H. Labayle, « Question prioritaire de constitutionnalité et question
préjudicielle : ordonner le dialogue des juges ? », RFDA 2010 p. 659.
- Lecture 3. Platon, Les interférences entre l'office du juge ordinaire et celui du
Conseil Constitutionnel : « malaise dans le contentieux constitutionnel » ?, RFDA
2012 p. 639.

Document non reproduit. A LIRE


CE, 6 novembre 1936, Arrighi,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57498270/f973.image

Documents reproduits.
Le contrôle préventif.
Document 1 : Article 38 C°
Document 2 : Article 39 C°
L’interprétation d’un traité conformément à un principe constitutionnel
Document 3: CE, 3 juillet 1996, Koné
La QPC, article 61-1 Constitution de 1958
Document 4 : Nouvel article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 créé par
la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des
institutions de la Ve République ;
Document 5 : CE 14 mai 2010 Rujovic n° 312305
Le contrôle de conventionnalité des lois par le juge
Document 6 : CE, Ass. 31 mai 2016, Mme C.A.
Les effets des déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par le Conseil
constitutionnel
Document 7. CE 11 janvier 2019 Avis société civile immobilière (SCI)
Maximoise de création n° 424819 A
Document 8. CE 24 décembre 2019 Société hôtelière Paris Eiffel Suffren n°
425983
LIRE AUSSI Conseil d'État, Assemblée, 13 mai 2011, Mme M’Rida, Mme
Delannoy et M. Verzele, Mme Lazare (document non reproduit),
https://www.conseil-etat.fr/decisions-de-justice/jurisprudence/les-grandes-
3

decisions-depuis-1873/conseil-d-etat-assemblee-13-mai-2011-mme-m-rida-
mme-delannoy-et-m.-verzele-mme-lazare
4

Lectures reproduites.

Lecture 1. O. Gohin, Le Conseil d'Etat et le contrôle de la constitutionnalité de


la loi, RFDA 2000 p. 1175

Lorsque le Conseil d'Etat ressurgit dans le droit des institutions françaises, c'est au
détour d'une disposition souvent citée de la Constitution de l'an VIII, ainsi rédigée :
« Sous la direction des consuls, un Conseil d'Etat est chargé de rédiger les projets
de lois et les règlements d'administration publique, et de résoudre les difficultés qui
s'élèvent en matière administrative(2). » Texte remarquable de cet article 52 qui
établit bien, dès sa refondation, l'ambivalence du Conseil d'Etat, institution dont les
attributions à la fois administratives et contentieuses s'interpénètrent, en réalité,
dans une commune fonction consultative tant que, pour la juridiction administrative
de droit commun, le contexte restera, à trois années près et jusqu'en 1872(3), sinon
jusqu'en 1889(4), celui de la justice retenue.

Or, le contrôle préventif de la constitutionnalité de la loi avant promulgation fut


alors prévu et confié, non pas au Conseil d'Etat statuant au contentieux, mais au
Sénat conservateur (de la Constitution) statuant par voie d'action et à titre
facultatif(5). Toutefois, ce schéma, à peu près répliqué par la Constitution de 1852,
devait être ignoré des autres constitutions du XIXe siècle pour une raison
authentiquement révolutionnaire : le contrôle de constitutionnalité de la loi,
procédure regardée comme d'essence césariste, entrait en contradiction avec la
plénitude de législation impartie à l'assemblée ou aux assemblées parlementaires
compétentes(6).

L'incidence de cette conception est connue et a été ici nettement rappelée : « Le


Conseil d'Etat n'est pas le censeur de la loi au regard de la Constitution(7). » En
France, le juge ordinaire s'interdit, tant par voie d'action que par voie d'exception,
de procéder au contrôle juridictionnel de constitutionnalité de la loi, parfaite et
indiscutée au jour de sa promulgation. La requête en inconstitutionnalité dirigée
contre la loi votée par le Parlement encourt donc une décision certaine de rejet, non
pas pour irrecevabilité de l'action, mais pour incompétence de la juridiction appelée
à en connaître. De même, le moyen de l'inconstitutionnalité ne saurait utilement
prospérer devant le juge ordinaire français, quel qu'il soit. On peut déjà citer, en ce
sens, la motivation de l'arrêt ancien du 11 mai 1833 par lequel la Cour de cassation
rejette l'exception d'inconstitutionnalité invoquée par le gérant d'un journal contre
la loi du 8 octobre 1830 : « Attendu que la loi du 8 octobre 1830, délibérée et
promulguée dans la forme constitutionnelle prescrite par la Charte fait la règle des
tribunaux et ne peut être attaquée devant eux pour cause d'inconstitutionnalité(8). »
De même, devant le Conseil d'Etat, cette jurisprudence s'exprime dans le cadre de
l'arrêt Delarue du 23 mai 1901(9) ou encore dans l'arrêt de Section Arrighi en date
5

du 6 novembre 1936(10) en termes particulièrement nets : « Considérant qu'en l'état


actuel du droit public français, ce moyen n'est pas de nature à être discuté devant le
Conseil d'Etat statuant au contentieux. »

« En l'état actuel du droit public français »(11), la jurisprudence du Conseil d'Etat


interdit donc avec constance, mais prudence qu'il en soit autrement et trouve à
s'exprimer contre le contrôle de constitutionnalité de la loi, tant sous le régime de la
Constitution de 1946(12) que sous celui de la Constitution de 1958(13). Et cette
même solution a pu être logiquement étendue à des « actes quasi législatifs »(14),
assimilés ou assimilables à la loi votée par le Parlement : aux actes dits lois du
régime de Vichy(15), aux ordonnances du Comité français de libération nationale
ou du gouvernement provisoire de la République française(16), aux ordonnances de
l'article 92 abrogé de la Constitution de 1958(17), aux décisions prises en matière
législative par le Président de la République en vertu de l'article 16 de l'actuelle
Constitution(18) ou encore aux ordonnances prises par le gouvernement en vertu de
l'article 38 de la même Constitution dès lors qu'elles ont acquis force de loi(19).

La Constitution est cependant une norme que le Conseil d'Etat ni ne peut ni ne veut
ignorer dans le contrôle qu'il lui appartient d'exercer, sur les règlements notamment,
en tant que juge de l'excès de pouvoir. En effet, au titre du contrôle de la légalité
interne des actes administratifs, la violation de la loi, au sens de la violation des
normes de droit positif qui s'imposent au pouvoir compétent dans l'édiction de l'acte
administratif, inclut nécessairement - et sans aucune difficulté théorique - la
violation de la Constitution(20). Cela est vrai avant comme après 1958. Saisi en
annulation d'un décret pris dans la compétence du législateur, sur recours d'un
député le cas échéant(21), le Conseil d'Etat annule ce décret pour excès de pouvoir
et défend, par là même, la répartition constitutionnelle des compétences : en ce
sens, est, par exemple, illégal le décret mettant fin à l'interdiction du coupage des
vins, pourtant assortie par la loi de peines correctionnelles, dès lors que ce décret a
été ainsi pris en méconnaissance de la compétence du législateur en matière pénale,
telle que définie à l'article 34 de la Constitution, et donc en violation de cette
disposition constitutionnelle(22). Cela est vrai également en présence d'une
disposition expresse du texte même de la Constitution ou de l'un des éléments du
Préambule de cette Constitution : très tôt, dans le cadre du Préambule de la
Constitution de 1946, le Conseil d'Etat donne ainsi une positivité aux principes
politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps(23),
aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République(24) ou encore à
la Déclaration de 1789(25) en vue de contrôler et, le cas échéant, de censurer l'acte
administratif inconstitutionnel.

Il y a pourtant une limite à ce contrôle de constitutionnalité de l'acte administratif


par le juge de l'excès de pouvoir. C'est l'hypothèse où l'acte administratif est, non
6

pas autonome, mais pris en application et en conformité des dispositions d'une loi,
le moyen d'illégalité étant tiré précisément de la contrariété d'un tel acte à la
Constitution. Or, pour s'en tenir au cas le plus fréquent, celui des actes de nature
réglementaire, soutenir qu'un règlement conforme à une loi est contraire à la
Constitution revient, par transitivité, à soutenir implicitement, mais nécessairement,
que la loi elle-même est contraire à la Constitution. Pour le juge, un tel moyen est
inopérant dans la mesure où son examen ne pourrait que le conduire à se prononcer
sur la constitutionnalité d'une loi qui fait écran entre le règlement et la Constitution
et qui interdit donc l'exposition du règlement à la Constitution(26).

C'est donc à travers la notion de loi-écran et de moyen inopérant pour venir la


contester utilement que le Conseil d'Etat refuse de contrôler la constitutionnalité de
la loi. A titre d'illustration, est ainsi inopérant le moyen tiré de la méconnaissance
du principe de libre administration, consacré par l'article 72, alinéa 2 de la
Constitution, à l'encontre du décret en Conseil d'Etat régulièrement pris en
application de l'ordonnance du 2 novembre 1945 en vue de procéder au transfert du
chef-lieu du département du Var(27). De même, est inopérant le moyen tiré de la
méconnaissance de l'article 34 de la Constitution à l'encontre d'un règlement
d'exécution d'une loi dont il serait soutenu qu'elle ne constitue qu'un texte de forme
législative pour avoir été pris en dehors de la matière de la loi(28). Ainsi aucun
moyen d'inconstitutionnalité, soulevé par voie d'exception, ne saurait, en tout état
de cause, être retenu par le juge de l'excès de pouvoir à l'encontre du règlement
d'application de la loi alors même que, dans cette hypothèse de loi-écran(29),
l'inconstitutionnalité de la loi serait fondée et que l'acte administratif litigieux
tiendrait de cette loi sa propre inconstitutionnalité, insusceptible de toute discussion
contentieuse. Dans le cadre de l'ancien code pénal, le Conseil d'Etat a pu ainsi
admettre la régularité d'une réglementation instituant des peines privatives de
liberté en matière contraventionnelle en application de dispositions législatives que
le Conseil constitutionnel avait pourtant considérées comme contraires à la
Constitution sans que sa décision fût revêtue, sur ce point, de l'autorité de la chose
jugée(30).

Etrange paradoxe que celui qui vient affirmer la suprématie du droit constitutionnel
positif et qui, en même temps, vient faire échapper très largement l'acte
administratif à l'incidence juridictionnelle de ce droit. Dès lors, on doit se tourner
vers les deux hypothèses successives qui sont au centre de la dualité fonctionnelle
du Conseil d'Etat depuis la mise en œuvre d'une justice administrative
définitivement déléguée : conformément au plan de l'ordonnance du 31 juillet 1945
et du décret du 30 juillet 1963, on doit ainsi distinguer le Conseil d'Etat dans ses
attributions en matière administrative et législative et le Conseil d'Etat statuant au
contentieux. La première hypothèse permet de resituer le contrôle de
constitutionnalité de la loi, au sens de la loi ordinaire ou organique, dans les
7

attributions administratives du Conseil d'Etat (I). La seconde hypothèse resitue le


même contrôle dans les attributions juridictionnelles du Conseil d'Etat (II).

I. Le contrôle de constitutionnalité de la loi et les attributions administratives


du Conseil d'Etat
On peut certainement dire que les attributions administratives du Conseil d'Etat
correspondent à sa fonction première - on ne dit pas principale - pour deux raisons
cumulatives : - d'une part, elles se rattachent à sa fonction initiale de consultant
juridique, désignée par la notion de « Conseil » et longtemps exclusive, au temps
de la justice retenue ; - d'autre part, elles tendent à privilégier l'efficacité de
l'intervention du Conseil d'Etat qui s'exerce en amont ou en aval du processus
d'élaboration juridique des actes soumis à sa consultation.

Au nombre de ces actes, il y a, en amont, les projets de loi ou d'ordonnance ainsi


qu'en aval, les textes de forme législative, c'est-à-dire des textes qui ont vocation à
devenir ou à cesser d'être des lois. Or, au titre du contrôle de constitutionnalité, le
Conseil d'Etat exerce sur les projets de lois ou d'ordonnances un contrôle direct
alors que, sur les textes de forme législative, il exerce, en revanche, un contrôle
indirect.

A. Le contrôle direct de constitutionnalité des projets de loi ou d'ordonnance

C'est l'ordonnance du 31 juillet 1945 sur le Conseil d'Etat qui a rétabli sa


consultation obligatoire sur tous les projets de loi, renouant ainsi avec la procédure
instituée par la Constitution de l'an VIII et reprise, pour la dernière fois en date, par
la Constitution de 1852. Même si la rédaction des projets de lois n'intervenait plus
de façon systématique(31), mais sur demande(32), l'ordonnance prescrivait que «
Le Conseil d'Etat participe à la confection des lois ou ordonnances »(33), au titre
d'une consultation obligatoire, d'ailleurs étendue à d'éventuels décrets ayant force
législative(34), dont l'objet était le suivant : « Saisi (...) des projets établis par les
ministres, il donne son avis sur ces projets et propose les modifications de rédaction
qu'il juge nécessaires(35). » Et c'est ce dispositif, abrogé depuis l'ordonnance du 4
mai 2000 (art. 4), qui est sobrement repris, mais nettement consolidé aux articles 38
et 39, alinéa 1er de la Constitution de 1958 en tant que, respectivement, les
ordonnances et les projets de loi sont délibérés en Conseil des ministres après avis
du Conseil d'Etat(36) émis dans les conditions fixées aux articles 21 et 22 du décret
du 30 juillet 1963.

Or, ce contrôle non juridictionnel du Conseil d'Etat est ouvertement et


incontestablement un contrôle de constitutionnalité de la loi en cours
d'élaboration(37) dont on aurait pu concevoir, après tout, que, depuis 1958, il fût
confié au Conseil constitutionnel puisque l'on nous dit si souvent tout le mérite qu'il
8

y a à confondre, au sein d'une même institution - mais au Conseil d'Etat seulement -


les fonctions de consultation et de juridiction. Cependant, il est vrai qu'en 1958, une
telle proposition, si elle avait été faite, aurait semblé bien incongrue tant le pli de la
consultation obligatoire sur la base de l'ordonnance de 1945 était pris, tant le
Conseil d'Etat maîtrisait l'élaboration technique, sinon politique des nouvelles
institutions et tant le Conseil constitutionnel était peu conçu sur un mode
juridictionnel. On ne saurait dire raisonnablement que le souci principal du
constituant ou du législateur organique à sa suite fut de décalquer le contrôle
juridictionnel de constitutionnalité des lois sur le modèle du contrôle juridictionnel
de légalité des règlements.

Dans une matière couverte par le secret puisque le gouvernement est le seul
destinataire de la consultation sur des textes à son initiative(38), on pourrait - pour
illustrer le propos - multiplier les mises en garde constitutionnelles fournies par les
deux publications de référence que sont, à cet égard, à la fois Etudes et documents
du Conseil d'Etat et Les grands avis du Conseil d'Etat. On se contentera de rappeler
que, dans son avis publié en date du 6 février 1953(39), le Conseil d'Etat fut ainsi
conduit à se prononcer, par voie d'interprétation, sur la constitutionnalité d'une loi
permettant le retour à la pratique des décrets-lois de la IIIe République, malgré la
prescription très ferme de l'article 13 de la Constitution de 1946 qui entendait
rétablir le monopole législatif au profit de l'Assemblée nationale : « L'Assemblée
nationale vote seule la loi. Elle ne peut déléguer ce droit(40). » Dans le cadre de
son contrôle de constitutionnalité du projet d'habilitation qui désignait les matières
dévolues à la compétence gouvernementale aux fins de permettre la modification
par décrets de la législation préexistante, il devait ainsi interpréter le nouveau droit
constitutionnel en faveur du retour à cette pratique, tout en encadrant son
interprétation au titre des matières qui sont réservées par la loi à la Constitution ou
par « la tradition constitutionnelle républicaine » ;

On ajoutera une autre hypothèse qui ne pourra que se développer dans l'avenir,
celle de la dévolution du pouvoir législatif à telle ou telle collectivité décentralisée
dans le cadre d'un statut d'autonomie comme celui dont bénéficie déjà la Nouvelle-
Calédonie, sur le fondement de l'Accord de Nouméa du 5 mai 1998
constitutionnalisé et de la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998. En effet, la
loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie transpose à toute
délibération du Congrès, dénommée « loi du pays », qui, selon le Tribunal
administratif de Nouvelle-Calédonie, « constitue clairement un acte législatif »(41),
le dispositif de l'article 39, alinéa 1er précité de la Constitution. L'article 100, alinéa
1er de la loi statutaire dispose ainsi que « les projets de loi du pays sont soumis,
pour avis, au Conseil d'Etat avant leur adoption par le gouvernement délibérant en
Conseil », solution qui est d'ailleurs étendue aux propositions de loi du pays(42).
Or, avant même que le Conseil constitutionnel ne soit éventuellement en mesure
9

d'exercer son contrôle sur la loi du pays, cette consultation est l'occasion d'un
contrôle en amont de la constitutionnalité du projet ou, le cas échéant, de la
proposition de loi du pays qui permet au Conseil d'Etat d'avertir l'autorité
compétente du risque sérieux - mais non certain - de censure pesant sur le dispositif
initial au cas où elle déciderait de le maintenir(43).

B. Le contrôle indirect de constitutionnalité des textes de forme législative

Le contrôle de constitutionnalité des lois ne signifie pas seulement le contrôle


juridictionnel aux fins de censure de la loi en tant que norme non conforme ou
contraire à la Constitution. Il inclut, au sens large, le contrôle de constitutionnalité
des textes de forme législative, les deux hypothèses envisagées ensemble par
l'article 37, alinéa 2 de la Constitution renvoyant l'une à l'avis du Conseil d'Etat et
l'autre à la déclaration du Conseil constitutionnel qui revêt un caractère
juridictionnel. Dans les deux cas, la question est de savoir si, à partir d'une
définition à la fois formelle et matérielle de la loi donnée par la Constitution, le
texte de forme législative est bien matériellement législatif ou non, c'est-à-dire s'il
entre ou non dans la matière de la loi telle qu'elle est constitutionnellement
déterminée.

La distinction systématique entre les domaines de la loi et du règlement, issue de la


combinaison des articles 34 et 37 de la Constitution de 1958, suppose donc la mise
en place d'une procédure de déclassement des lois permettant au pouvoir
réglementaire de procéder à la modification de textes qui étaient des lois au temps
où la définition de la loi n'était que formelle, mais qui sont devenus des textes de
forme législative à partir du moment où la définition de la loi est également
matérielle. Ainsi « peuvent être modifiés par décrets pris après avis du Conseil
d'Etat » les textes de forme législative qui, antérieurs à l'entrée en vigueur de la
Constitution, sont intervenus dans les matières autres que celles qui sont du
domaine d'exception de la loi.

De la consultation que le Conseil d'Etat est conduit à opérer sur toute loi antérieure
au 5 octobre 1958 afin qu'elle puisse être modifiée par décret, résulte un contrôle
qui vise à vérifier le texte au regard de l'article 34 de la Constitution pour
déterminer s'il entre ou non, en tout ou en partie, dans la matière de la loi, c'est-à-
dire si, respectivement, il est une véritable loi, insusceptible de modification
réglementaire, ou bien un simple texte de forme législative, susceptible d'une telle
modification. Il s'agit donc bien d'un contrôle non juridictionnel de
constitutionnalité de la loi exercé sur la base du droit applicable à la date à laquelle
le Conseil d'Etat se prononce, et non pas, de façon rétroactive, à la date à laquelle
cette loi a été promulguée. Mais, si l'on se réfère au dernier rapport public en date
du Conseil d'Etat, on vérifie que les décrets de l'article 37 compte pour fort peu
10

dans les attributions administratives du Conseil d'Etat. Sur un total de cent treize
décrets réglementaires, deux seulement ont été pris en 1999 sur ce fondement, au
titre l'un du ministère de l'Intérieur et l'autre du ministère de la Justice(44).

A cette compétence consultative du Conseil d'Etat, il faut d'ailleurs adjoindre celle


qui résulte indirectement de l'article 88-4 de la Constitution, issu des révisions en
date du 25 juin 1992 et du 25 janvier 1999. En effet, il y a entre cette disposition et
l'article 37, alinéa 2 de la Constitution une parenté étroite qui tient au rôle que joue
le Conseil d'Etat dans le cadre de ses attributions non juridictionnelles. Savoir si tel
acte communautaire comporte ou non des dispositions législatives, c'est savoir, en
effet, si cet acte peut être regardé comme législatif au sens de la Constitution
française. Etrange et dérisoire dispositif qui vient projeter sur le droit
communautaire, c'est-à-dire sur des actes d'origine externe - mais il est vrai
d'application interne - le schéma largement contourné de distinction entre la loi et le
règlement, fondé sur les articles 34 et 37 de la Constitution française. Pour que le
gouvernement soit effectivement en mesure de soumettre à l'Assemblée nationale et
au Sénat, « les projets ou propositions d'actes » communautaires « comportant des
dispositions de nature législative », une procédure de sélection, centrée sur le
Conseil d'Etat, est actuellement mise en oeuvre par la circulaire du Premier ministre
en date du 13 décembre 1999(45).

Cette procédure vise à opérer le tri, parmi les actes communautaires, entre ceux qui
sont de la matière de la loi française - « dès leur transmission au Conseil de l'Union
européenne », ils font l'objet d'une information du Parlement et d'un examen
éventuel par l'une ou l'autre des deux assemblées parlementaires - et ceux qui, hors
de la matière de la loi française, restent en dehors de la connaissance du
Parlement(46). Or, une telle sélection conduit inévitablement la Haute Assemblée à
vérifier la constitutionnalité de l'acte communautaire au regard du champ
d'application de l'article 34 de la Constitution française dans une tentative
finalement assez vaine d'interférer de façon accessoire, facultative et tardive - c'est-
à-dire, au total, inefficace - sur une compétence qui n'est plus exclusivement ni
celle de la France ni, en France, celle du législateur. (…)

II. Le contrôle de constitutionnalité de la loi et les attributions juridictionnelles


du Conseil d'Etat
La question qui se pose à présent en droit public - elle est d'importance - est de
savoir comment la Constitution peut être la norme suprême du droit positif et donc
prévaloir, « dans l'ordre interne »(47), sur toute autre norme applicable, serait-elle
d'origine externe, et demeurer cependant une norme non sanctionnée par le juge
ordinaire ? Ne pourrait-on pas dire, en inversant la proposition de l'article 4 du code
civil, que le juge qui accepte de juger, malgré le silence, l'obscurité ou
l'insuffisance de la loi, se rend coupable d'excès de justice et que tel est
11

certainement le cas du juge ordinaire français qui vient appliquer une loi qu'il sait
inconstitutionnelle ou dont il est sérieusement soutenu devant lui, sans réponse de
sa part, qu'elle est inconstitutionnelle ?

A quelles considérations théoriques, sinon idéologiques tient alors cette abstention


ou cette carence du juge ordinaire dans le contrôle juridictionnel de
constitutionnalité de la loi, du moins par la voie de l'exception ? Elle ne tient pas
aux dispositions de la loi du 16 août 1790 qui réitère la séparation des autorités
administratives et judiciaires : le refus du juge d'appliquer la loi inconstitutionnelle
n'est pas une immixtion dans l'exercice du pouvoir législatif. Elle ne tient pas non
plus à la séparation des pouvoirs, y compris dans sa « conception française »(48),
l'obligation pour le juge d'appliquer une loi inconstitutionnelle étant une
manifestation de la dépendance du juge à l'égard du pouvoir législatif. Elle tient, à
la vérité, à ce que, comme l'exprimait Duguit en son temps : « La loi s'impose, sans
restriction ni réserve, parce qu'elle est l'expression de la volonté souveraine de
l'Etat(49). » « Lex imperat » peut-on lire en levant les yeux vers le plafond de la
grand-chambre de la Cour de cassation.

Fondée sur le souci du juge français de ne pas entrer en conflit avec le législateur,
cette conception qui interdit, en France, le contrôle juridictionnel de
constitutionnalité de la loi par le juge ordinaire, traduit donc le règne sans partage
de la loi(50), au sein d'un système politique où la souveraineté nationale a été
rapidement confondue avec la souveraineté parlementaire correspondant à
l'exercice d'un pouvoir législatif illimité(51). La doctrine classique du droit public
est clairement en faveur de cette « conception quasi oraculaire »(52) de la loi, «
expression de la volonté générale », héritée de Rousseau et, à travers la Révolution
française, de la Déclaration de 1789(53), telle que cette doctrine est systématisée
par Carré de Malberg tout particulièrement. Ses propos qui trouvent encore un écho
très clair dans la doctrine publiciste contemporaine, doivent être ici rappelés : «
Cette force et cette puissance supérieures par où se caractérise la loi, découlent
directement de son origine et tiennent essentiellement à des causes formelles. Elles
proviennent de la supériorité propre à la volonté de l'organe législatif statuant
législativement(54). »
Pourtant, il faut constater que le statut de la loi a subi une dégradation progressive,
suivant un processus nettement accéléré sous la Ve République(55). Les causes en
sont multiples - elles ne sont pas seulement juridiques - et il n'est ni utile ni
nécessaire d'y revenir ici longuement. Il s'agit notamment de la perte définitive de
la souveraineté parlementaire, de la nette marginalisation du législateur parmi les
pouvoirs publics, de l'excès quantitatif et, corrélativement, de l'insuffisance
qualitative de la production des assemblées, du contournement de la loi par le droit
international et communautaire et, par voie de conséquence, de l'affaiblissement
relatif de la valeur normative de la chose légiférée ou encore du contrôle de
12

constitutionnalité par le juge constitutionnel et de conventionnalité par le juge


ordinaire.

Or, ce dernier point mérite attention. Car le contrôle juridictionnel de la loi devant
le Conseil d'Etat peut passer par cette modalité de contrôle indirect que constitue le
contrôle de conventionnalité. Mais, à cette première modalité on peut aussi
envisager d'ajouter un contrôle direct par l'exception d'inconstitutionnalité.

A. Le contrôle indirect par le contrôle de conventionnalité

Lorsque, pour des raisons discutables de texte, mais conformément à une solution
vérifiée dans tous les systèmes constitutionnels européens, à l'exception de
l'Autriche, le Conseil constitutionnel a considéré, en 1975, que, juge de la
conformité des lois et des traités à la Constitution, il n'est pas, pour autant, juge de
la compatibilité entre les traités et les lois qui leur sont postérieures et contraires, le
juge judiciaire a su déduire aussitôt de l'incompétence du juge constitutionnel sa
propre compétence en matière de contrôle de conventionnalité des lois. Mesurant
enfin les graves inconvénients pour le contentieux administratif de la
marginalisation du droit et de l'isolement de la juridiction, le Conseil d'Etat a pu
tardivement réintégrer, en 1989, ce nouveau système juridique qui se développait
désormais malgré lui - en tout cas, sans lui - et rallier ainsi la construction théorique
qui permet d'effacer l'écran législatif éventuellement interposé entre le droit
administratif et le droit international ou communautaire(56).

Si la définition matérielle de la Constitution correspond aussi - et même


principalement - à la sauvegarde des libertés fondamentales et si ces mêmes libertés
sont protégées, par ailleurs, par des instruments internationaux auxquels la France
est partie, bien souvent dans les mêmes termes ou en termes très proches en ce qui
concerne les droits civils et politiques, comment ne pas considérer que le contrôle
de conventionnalité, fondé précisément sur l'article 55 de la Constitution, tient lieu
de contrôle de constitutionnalité devant le juge ordinaire français, particulièrement
devant le Conseil d'Etat ? Car, soutenir devant le juge ordinaire qu'une loi est
incompatible avec un traité c'est nécessairement soutenir que cette loi méconnaît le
principe constitutionnel de la supériorité normative des traités sur les lois fixé par
cet article 55. Ne doit-on pas, d'ailleurs, constater que l'incompatibilité entre le
traité et la loi au terme du contrôle de conventionnalité conduit, comme en matière
d'exception, non pas à détruire la loi incompatible à l'égard de tous, mais à l'écarter
au cas particulier ainsi qu'à tout autre cas similaire, de façon ultérieure, par la seule
force du précédent ? En ce sens, le contrôle de conventionnalité ne se contente pas
de se substituer au contrôle de constitutionnalité. Il le précède, il le permet et il
l'annonce.
13

Au demeurant, on soulignera ici le paradoxe qui réside dans une exception


d'inconventionnalité ouverte à tout moment, devant le Conseil d'Etat notamment,
contre n'importe quelle loi promulguée, y compris référendaire(57), et une action en
inconstitutionnalité, limitée dans le temps, devant le Conseil constitutionnel
exclusivement, contre toute loi non promulguée autre que référendaire et, sur la
base d'une saisine facultative et étroite en matière de loi ordinaire. Ainsi, quand,
dans l'affaire dite du « lancer de nains », le Conseil d'Etat est conduit en appel à
annuler le jugement entrepris en première instance et à admettre, par conséquent, la
régularité de l'arrêté municipal portant interdiction d'un tel spectacle(58), la
motivation de son arrêt est fondée sur l'atteinte que ce spectacle porte au respect de
la dignité humaine tel qu'il résulte de l'article 3 de la Convention européenne des
droits de l'homme, traité d'ailleurs visé par l'arrêt, et non pas sur la première phrase
du Préambule de la Constitution de 1946 qui fonde en droit un principe de valeur
constitutionnelle pourtant de même contenu : « La sauvegarde de la dignité
humaine contre toute forme (...) de dégradation(59). » Dès lors, pour écarter
l'application d'une loi qui porterait atteinte à la dignité de la personne humaine, il
n'y aurait aucun inconvénient à fonder le contrôle ouvert de conventionnalité sur
l'article 3 de la Convention de Rome dès lors que, devant le Conseil d'Etat
notamment, le début du Préambule de la Constitution ne constituerait pas un moyen
opérant à cet égard dans le cadre du contrôle fermé d'inconstitutionnalité.

Il ne résulte pas de ce qui précède que, dans le cadre du contrôle de


conventionnalité, le Conseil d'Etat se transforme en juge constitutionnel.
Simplement, lorsqu'il est conduit à écarter l'application d'une loi par le motif de son
incompatibilité avec une stipulation conventionnelle dont le contenu est identique à
une disposition constitutionnelle, le contrôle qu'il exerce alors, en tant que juge
administratif, est parfaitement assimilable à un contrôle indirect de
constitutionnalité de la loi par voie d'exception. Il en est d'ailleurs de même lorsque,
dans le pouvoir d'interprétation des traités qui lui revient désormais(60), la Haute
Assemblée est conduite à recourir à un principe fondamental reconnu par les lois de
la République qu'il entre dans sa compétence juridictionnelle d'énoncer(61). A cette
occasion, le Conseil d'Etat ne se transforme pas non plus en juge constitutionnel.
Mais l'interprétation de la convention d'extradition à laquelle il procède, en tant que
juge administratif, revient à opérer un contrôle indirect de constitutionnalité de la
convention par voie d'exception : en l'espèce, il aurait écarté l'application de
l'accord franco-malien de coopération en matière de justice en date du 9 mars 1962
si, contrairement au principe énoncé, l'Etat français avait été requis pour extrader le
ressortissant malien concerné « dans un but politique »(62). C'est assez dire que par
l'arrêt Koné le Conseil d'Etat, en tant que juge de l'interprétation, annonce Sarran,
en tant que juge de l'excès de pouvoir, comme juge implicite de la
constitutionnalité des traités(63).
14

Car, dans le même sens, les implications de la solution par laquelle le Conseil
d'Etat affirme, en principe, la primauté de la Constitution « dans l'ordre interne », le
conduisent à écarter l'application d'un traité régulièrement ratifié dès lors qu'il le
considère a posteriori comme incompatible avec la norme constitutionnelle(64). S'il
va de soi que l'arrêt Sarran ne transforme pas non plus le Conseil d'Etat en juge
constitutionnel, il y a cependant une logique du contrôle opéré par le Conseil d'Etat
qui est implicitement de faire prévaloir une norme constitutionnelle en tant que juge
de l'excès de pouvoir, dans une conception hiérarchiquement exacte de la
normativité supralégislative. La question à poser est alors la suivante : du contrôle
implicite de constitutionnalité des traités, le Conseil d'Etat ne pourra-t-il pas, ne
devrait-t-il pas venir déduire, un jour peut-être, le contrôle - même implicite - de la
constitutionnalité des lois ?

B. Le contrôle direct par l'exception d'inconstitutionnalité

Il est hors de propos que la loi soit mise directement au greffe de la juridiction
administrative, dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, car ce contrôle
juridictionnel de constitutionnalité par voie d'action est spécifiquement confié au
Conseil constitutionnel, selon le schéma amorcé en 1946 et activé à partir de 1974,
la compétence du Conseil constitutionnel pour connaître de la loi au contentieux
ayant pu justifier l'incompétence du Conseil d'Etat à cet égard, avant(65) et, plus
encore, après l'accès du juge administratif au contrôle de conventionnalité(66).

Reste, toutefois, l'hypothèse de l'exception d'inconstitutionnalité qui peut conduire


une juridiction à refuser d'appliquer une loi qu'elle juge inconstitutionnelle. Car la
question mérite d'être posée de savoir si l'exception d'inconstitutionnalité peut être
utilement soulevée devant le juge ordinaire français, en particulier devant le
Conseil d'Etat. Elle est d'autant plus pertinente que la Constitution a cessé d'être un
simple texte de procédure relatif à l'organisation des pouvoirs publics pour
constituer un champ privilégié de définition des libertés fondamentales. En
première approche, le non l'emporte de façon très nette et il est d'ailleurs
remarquable que ce soit le même jour que, saisie par la voie d'exception,
l'Assemblée du contentieux du Conseil d'Etat vienne admettre complètement, par
l'arrêt de revirement Nicolo, le contrôle de conventionnalité de la loi et refuser
obstinément, par l'arrêt de confirmation Roujansky, le contrôle de constitutionnalité
de la loi(67). Mais, au-delà de cette jurisprudence constante, il y a pourtant deux
autres réponses à la question posée qui sont beaucoup plus encourageantes.

Une première réponse en faveur de l'exception d'inconstitutionnalité consiste à dire,


de façon provocante, que c'est déjà le cas. Sans doute, le juge administratif se garde
d'écarter ouvertement la loi comme contraire à la Constitution. Toutefois, il a pu
arriver que le Conseil d'Etat interprète la loi au regard de la Constitution et, à défaut
15

de parvenir à accorder les deux normes, qu'il écarte l'application de la loi en


l'espèce. Deux grands arrêts, annotés l'un et l'autre par Hauriou, en donnent une
claire illustration : l'arrêt Winkell du 7 août 1909(68) d'abord et l'arrêt Heyriès du
28 juin 1918(69) ensuite. Dans les deux cas, en effet, est écartée l'application de la
législation de 1905 sur la communication préalable du dossier en faisant prévaloir
implicitement (Winkell) ou explicitement (Heyriès) le principe de la continuité des
services publics, déduit de l'article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875.

Il faut également rappeler que, de façon certaine, le Conseil d'Etat a déjà pu


admettre que soit vérifiée, par voie d'exception, la conformité à la Constitution de
décisions de nature législative tant en ce qui concerne tant leur existence(70) que
leur entrée en vigueur, c'est-à-dire leur régularité formelle au regard des
prescriptions constitutionnelles relatives à la procédure d'élaboration des lois ou de
textes assimilés à des lois : par exemple, la compétence de l'autorité signataire des
ordonnances de l'article 92 qui ont, par elles-mêmes, force de loi(71). Mais il y a
encore loin entre cette jurisprudence épisodique ou partielle et la reconnaissance
d'une véritable exception d'inconstitutionnalité devant le juge ordinaire français.

Une seconde réponse en faveur de l'exception d'inconstitutionnalité consiste donc à


dire, de façon prospective, que cela pourrait être bien mieux le cas(72). Il s'agirait
alors de procéder à une réforme de grande ampleur consistant à introduire dans le
droit écrit, et par voie de révision constitutionnelle, l'exception
d'inconstitutionnalité devant le juge ordinaire français. Or, c'est là une piste que, de
façon relativement récente, le pouvoir constituant a déjà commencé à parcourir par
deux fois, mais sans succès, d'abord en 1990, ensuite en 1993.
Le projet de loi constitutionnelle en date du 29 mars 1990 visait à permettre que
soit portée devant le Conseil constitutionnel l'exception - plus exactement, la
question préjudicielle - d'inconstitutionnalité soulevée par toute partie à une
instance en cours devant la juridiction administrative ou judiciaire dès lors que la
disposition législative applicable dans l'instance et excipée d'inconstitutionnalité
concernait « les droits fondamentaux reconnus à toute personne par la Constitution
». Le projet de loi organique complémentaire confiait aux juridictions suprêmes - et
donc au Conseil d'Etat s'agissant de l'ordre juridictionnel administratif - le soin de
saisir éventuellement le Conseil constitutionnel, sur la base d'une transmission du
dossier par la juridiction devant laquelle l'exception d'inconstitutionnalité serait
régulièrement soulevée, en l'absence notamment de mal-fondé manifeste. En tant
que filtre dans cette procédure de renvoi, le Conseil d'Etat se voyait ainsi en
position de vérifier le caractère sérieux du moyen soulevé, dispositif qui
l'impliquait incontestablement dans le contrôle de constitutionnalité de la loi.

L'échec de cette réforme devant le Sénat en juin 1990 ainsi que les propositions de
la Commission Vedel en février 1993(73) devait conduire à relancer in extremis -
16

en fin de législature - cette réforme, d'ailleurs parmi beaucoup d'autres, dans le


cadre de celui des deux projets de loi constitutionnelle, adoptés le 11 mars 1993,
relatif notamment à l'exception d'inconstitutionnalité(74). Toutefois, ce projet ne
devait pas survivre au changement de majorité politique et donc de gouvernement,
à l'occasion des élections législatives suivantes d'avril 1993.

Au-delà de l'effet d'affichage d'une réforme aussi importante, conduite pourtant


dans un contexte politique pour le moins défavorable, l'exception
d'inconstitutionnalité ne méritait-elle pas de surgir au beau milieu du désordre du
droit positif français, confronté notamment à des règlements ou autres actes
administratifs, susceptibles de recours contentieux et théoriquement subordonnés à
l'ensemble de ses normes supérieures au titre du principe de la légalité alors qu'ils
peuvent ne pas être conformes à la Constitution, qu'ils doivent être conformes à des
traités éventuellement inconstitutionnels ou qu'ils peuvent, au surplus, venir
appliquer des lois elles-mêmes inconstitutionnelles ?

Si le juge judiciaire et le juge administratif à sa suite ont déduit du seul article 55 de


la Constitution le contrôle de conventionnalité de la loi, une réforme
constitutionnelle est-elle d'ailleurs nécessaire pour introduire en droit français le
contrôle de constitutionnalité de la loi ? La soumission de la loi à la Constitution ne
se déduit-elle pas de nombreuses prescriptions constitutionnelles, notamment de
l'article 61 qui implique la supériorité normative de la Constitution sur les lois
organiques ou ordinaires ? L'hypothèse qui se présente est donc celle d'un contrôle
de constitutionnalité par voie d'exception, initié par le juge ordinaire, sur la base du
précédent de 1975-1989 en ce qui concerne le contrôle de conventionnalité des lois,
sans habilitation expresse en ce sens du pouvoir constituant dérivé.

Pourquoi ne pas admettre enfin la compétence du juge ordinaire à cet effet ? Car, de
la compétence d'un juge par voie d'action on ne saurait déduire l'incompétence d'un
autre juge par voie d'exception : le juge administratif est ainsi juge de l'acte
administratif par voie d'action comme le juge pénal l'est par voie d'exception(75).
De même, de la compétence d'un juge par voie d'exception on ne saurait déduire
l'incompétence d'un autre juge par voie d'exception : le juge constitutionnel, en tant
que juge électoral, est aussi juge de l'inconventionnalité par voie d'exception(76).
De même encore, de la compétence d'un juge par voie d'action, on ne saurait
déduire l'incompétence du même juge par voie d'exception : le juge administratif
est ainsi juge de l'acte réglementaire par voie d'action ou d'exception(77) comme le
juge constitutionnel l'est à l'égard de la loi modificative(78). Dès lors, rien ne dit
qu'en France, faute de révision constitutionnelle adéquate, le moyen de
l'inconstitutionnalité de la loi sera toujours inopérant devant le juge ordinaire,
particulièrement devant le juge judiciaire, encore inhibé. Pourquoi alors renoncer à
solliciter, de temps à autre, la jurisprudence en ce sens dans l'espoir qu'un jour, en
17

droit français, la Constitution soit pleinement effective et la normativité


parfaitement cohérente ?

A la vérité, ce sont tous les pouvoirs constitués qui sont tenus en permanence au
respect de la Constitution, le contrôle de constitutionnalité par tout juge ordinaire
n'étant que la traduction de cette soumission à la norme suprême, conformément à
la définition contemporaine de l'Etat de droit. Tout autre attitude revient à ne pas
normativiser la Constitution qui ne peut guère être, en même temps, du droit pour le
Conseil constitutionnel et de la politique, de l'histoire ou de la sociologie - en tout
cas du non-droit - pour le juge ordinaire, notamment pour le Conseil d'Etat, du
moins contre certaines normes ou dans certains contentieux. Au moment où la
confusion est installée et s'aggrave, au fil des révisions constitutionnelles réalisées
ou prévues, entre la loi et le règlement, comment ne pas voir que le contrôle du juge
ordinaire ne peut plus s'arrêter à une distinction devenue mythique et risquée entre
ces deux normes unilatérales et à caractère général et impersonnel ? Et comment ne
pas plaider alors pour une normativité cohérente et contrôlée où le Conseil d'Etat
viendrait reprendre toute sa place dans la défense des libertés publiques, c'est-à-dire
de la Constitution au sens matériel du terme, au bénéfice d'un contrôle direct par
l'exception d'inconstitutionnalité formée contre les lois dans le cadre du recours
pour excès de pouvoir à l'encontre des actes administratifs(79) ?

En conclusion, on avouera que les conditions actuelles du contrôle juridictionnel


éloignent singulièrement du schéma kelsénien dans la mesure où la vérification de
la conformité ou de la compatibilité de toute norme à la norme supérieure - en tant
que condition de sa validité - n'a rien de systématique dans le droit public français.
On a ainsi bien du mal à comprendre que l'écran législatif s'efface entre tout
règlement et le traité pour confronter le règlement au traité dont le contenu peut être
celui de la Constitution alors qu'il continue à faire obstacle à la confrontation du
règlement d'application à la Constitution. Le statut de la loi française peut-il varier
selon la norme supérieure qui lui est opposée ? La Constitution qui est supérieure
au traité « dans l'ordre interne », ne peut-elle obtenir ce à quoi la force du traité est
enfin parvenue ?

Contre toute réforme qui viserait à permettre au Conseil d'Etat statuant au


contentieux de contrôler la constitutionnalité de la loi, l'argument majeur est de
penser que la loi française, une fois promulguée, est encore une norme
incontestable - position qui ne cadre ni, depuis 1975, avec le contrôle de
conventionnalité de la loi(80) ni, depuis 1985, avec l'exception
d'inconstitutionnalité devant le Conseil constitutionnel(81) - au titre d'une exigence
de démocratie politique : le refus que « la volonté de la représentation nationale
puisse être censurée par un collège de personnalités dépourvues de caractère
représentatif »(82). Or, faut-il rappeler que c'est sur la base de cette argumentation
18

que l'on trouve encore à critiquer le contrôle de constitutionnalité des lois par le
Conseil constitutionnel qui aura certainement plus fait pour la protection des
libertés publiques que bon nombre de législations à principes. Cette prolongation
du légicentrisme n'est plus de mise quand « la loi votée (...) n'exprime la volonté
générale que dans le respect de la Constitution »(83). A la démocratie par la loi il
est grand temps de savoir substituer, si besoin, la démocratie malgré la loi.

En 1895, Jèze exprimait cette idée simple et juste - on dira même saine et logique -
selon laquelle aucun tribunal ne peut appliquer une loi qui contient une violation
flagrante de la Constitution par le motif que, se trouvant en présence de deux textes
contradictoires, il doit faire prévaloir la norme supérieure, c'est-à-dire la
Constitution(84). Quand on considère le droit public actuel et quand, notamment,
on vérifie combien, tous les jours, le juge ordinaire assure contre la loi la
supériorité des engagements internationaux de la France, la Convention européenne
des droits de l'homme ou le Traité instituant la Communauté européenne bien sûr,
mais aussi telle obscure convention d'extradition, fiscale ou encore de
l'Organisation internationale du travail, on pense à ces fermes propos de Duguit : «
Dans la conception impérialiste il était logique qu'aucune critique contentieuse ne
pût être dirigée contre la loi. [...] Si, comme nous le prétendons, cette conception de
la loi disparaît, il doit exister une tendance très forte à reconnaître aux tribunaux le
droit d'apprécier la constitutionnalité des lois(85). »

Près d'un siècle plus tard, alors même qu'il n'y a plus ni souveraineté du législateur
ni subordination du juge à la loi, nous le prétendons encore, aux conséquences de
droit, sans que le Conseil d'Etat, statuant comme juge de l'exception
d'inconstitutionnalité sorte, pour autant, du champ de sa compétence en tant que
juge des seuls actes administratifs. Pour retourner contre le commissaire du
gouvernement Roger Latournerie, le texte de ses remarquables conclusions de
1936(86), le temps est donc largement venu de ne plus se résigner, aux dépens de
l'harmonie des plus belles constructions juridiques, à l'état du droit imparfait,
dépourvu de sanction constitutionnelle. Dans sa note brillante au Dalloz sous les
arrêts Arrighi et Dame Coudert, Eisenmann démontait d'ailleurs, point par point, la
thèse en faveur du caractère irrecevable de l'exception d'inconstitutionnalité de la
loi retenu par le Conseil d'Etat. Pourtant, en une seule phrase malheureuse de
conclusion, il renonçait, à son tour, à la garantie juridictionnelle de la loi en France
regardée - malgré Kelsen(87) - comme une tentative vaine ou dangereuse de
contentieux administratif ? « En dépit de la logique juridique », écrivait Eisenmann,
« nous avouons n'en avoir pas le courage »(88). Non, il faut en avoir le courage et,
par un nouvel état du droit public français, cesser de sacrifier le droit public à
l'opinion publique : à cause de la logique juridique, mais surtout en faveur de la
démocratie politique, il y a lieu de croire que le Conseil d'Etat pourra ou saura
devenir le censeur de la loi au regard de la Constitution.
19

Lecture 2. H. Labayle, Question prioritaire de constitutionnalité et question


préjudicielle : ordonner le dialogue des juges ? - RFDA 2010 p.659.

La question prioritaire de constitutionnalité interroge autant qu'elle dérange. Elle


interroge tant son mécanisme participe à la définition d'un nouveau contexte
institutionnel. Du législateur désormais privé de sa dernière immunité jusqu'au juge
libéré de la révérence qu'il devait à la volonté parlementaire, chacun évalue
aujourd'hui son positionnement exact. Elle dérange, aussi, un monde juridique qui
n'avait pas connu de tel bouleversement depuis plusieurs décennies et qui répugne
naturellement au changement.

La frénésie avec laquelle commentateurs et acteurs de la vie judiciaire investissent


ce champ nouveau(2), si elle ne surprend pas, doit sans doute être relativisée. Les
pistes de réflexion qui ont été magistralement mises en perspective à propos de la
question prioritaire de constitutionnalité (QPC)(3) suscitent logiquement
commentaires et controverses à l'instant où elles se concrétisent dans le prétoire.
Cependant, l'écume ne doit pas troubler l'analyse. Ces sentiments passagers une fois
surmontés, prendre un peu de recul amène à mesurer les ajustements que nos
systèmes juridiques devront assumer dès à présent. À cet égard, le processus
enclenché au cours du premier semestre 2010 frappe par ce qu'il révèle de
remarquable. Les juridictions suprêmes françaises en présence autant que le juge de
l'Union qui en a été saisi assument leur office avec un souci commun de
responsabilité tant vis-à-vis du texte constitutionnel que du traité sur l'Union(4). À
l'instant où le Conseil constitutionnel ouvre les premiers dossiers de QPC, le
paysage un instant troublé par la nouveauté s'ordonne, tel un jardin à la française.
Ici comme ailleurs(5), la communication et le dialogue prennent le pas sur des
rapports de force dépassés. Dialogue entre les juges, certes, placés en première
ligne par la force des choses, mais aussi dialogue à venir entre le juge et le
législateur en charge de tirer les conséquences de cette procédure et principal
responsable d'une « cacophonie jurisprudentielle » évitée de justesse(6).

Le coup est passé près. L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 16 avril 2010 dans
l'affaire Abdeli et Melki en a été la cause, le juge judiciaire refusant de plier en
allant en pleine connaissance de cause au bout d'une démarche annoncée en amont.
En réponse à peine indirecte et afin de sauver l'essentiel, le Conseil constitutionnel
et le Conseil d'État s'en sont fait l'écho immédiatement. Pour le premier dans sa
décision 2010-605 DC du 12 mai 2010 et pour le second dans son arrêt Rujovic c.
OFPRA du 14 mai 2010. Loin d'ajouter un cran à une polémique naissante(7), la
solution dégagée dans les ailes du Palais Royal a permis au contraire de
circonscrire l'incendie et de ramener la sérénité dans un débat qui commençait à en
manquer(8), où les métaphores guerrières l'emportaient sur l'analyse juridique(9).
20

Cette réactivité inédite a eu pour principal mérite de dégager l'horizon avant une
réponse de la Cour de justice de l'Union que l'on était en droit de craindre, n'en
déplaise aux jeteurs d'anathèmes simplificateurs. L'arrêt de la CJUE rendu le 23
juin 2010 témoigne en effet de ce que, sans l'intervention décisive des deux
juridictions suprêmes, le dispositif imaginé par le législateur organique aurait fait
l'objet d'une déclaration d'incompatibilité avec le droit de l'Union.

Il faut en convenir, les interrogations provoquées par l'arrêt de la Cour de cassation


avaient de quoi susciter l'émoi. Le juge judiciaire y remettait en question le
caractère « prioritaire » de la question de constitutionnalité en prenant l'option d'un
renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l'Union plutôt que celle de la transmission
au juge constitutionnel. Ce choix promettait de nouveaux épisodes agités au thème
longtemps tourmenté en France des rapports entre droit interne et droit de l'Union
européenne(10) si, précisément, le dialogue qui caractérise désormais l'exercice de
la fonction juridictionnelle(11) n'avait permis de dissiper les doutes(12). Avant d'en
approfondir les modalités, un constat préalable est nécessaire. Fourbir les armes
d'une nouvelle « guerre des juges » n'est en effet qu'un calcul à courte vue, faisant
l'impasse sur deux réalités difficiles à occulter.

La première réalité est technique. Au-delà du choix terminologique retenu par le


législateur dans la loi organique du 10 décembre 2009, la question « prioritaire » de
constitutionnalité demeure un avatar du renvoi à titre préjudiciel, d'un genre rendu
particulier par le choix d'une priorité procédurale imposée par le législateur. Le «
big bang »(13) provoqué par la question prioritaire gagne donc à être éclairé par un
rappel de bon sens : en matière juridictionnelle, la collaboration ne se décrète pas,
elle se construit. Les relations entre le juge administratif et le juge judiciaire d'une
part, et entre le juge interne et le juge européen, d'autre part et avec un peu plus de
difficultés, témoignent de ce qu'elles doivent à l'usage de la technique préjudicielle.
Le vice-président du Conseil d'État en exprimait la conviction récemment : «
pourvu que la procédure préjudicielle soit utilisée à bon escient, les inconvénients
qui peuvent en résulter sont, au total, largement compensés par les bénéfices du
dialogue qu'elle conduit à nouer entre les juridictions. Or ce dialogue, nécessaire à
l'intérieur même de chaque État, l'est plus encore à l'échelle européenne, où
coexistent non seulement les ordres juridiques nationaux et l'ordre juridique
communautaire mais aussi celui issu de la CEDH »(14). La maîtrise de cet
instrument par les juges, de part et d'autre, constitue donc à la fois un atout
formidable et un gage de sérénité à l'instant de l'importer en matière
constitutionnelle.

La seconde certitude est politique. L'exactitude du constat de Mattias Guyomar la


résume. Puisque « la pyramide kelsénienne ne suffit plus à rendre compte des
rapports entre les différents ordres juridiques...le pluralisme juridique est une
21

richesse à la condition d'être ordonné »(15). Le besoin d'ordre devient alors une
nécessité, au vu de la multiplication de ces ordres juridiques, de leur combinaison
croissante et de leurs interactions devant le juge interne(16). Ce dernier dispose
d'un instrument éprouvé pour démêler l'écheveau ainsi constitué : le renvoi à titre
préjudiciel. Familier au juge interne, la construction européenne en a favorisé la
redécouverte(17). Il permet de réguler le jeu des systèmes juridiques nationaux et
aussi leur articulation correcte avec l'ordre juridique européen(18), façonnant ainsi
les traits de l'Europe des juges que le président Lecourt pressentait(19). Sa pratique
a accoutumé le juge interne à écouter, parfois après avoir cédé à la tentation de
résister. Elle a également fait prendre conscience au juge de l'Union des risques de
l'impérialisme juridique.

L'éphémère question « préjudicielle » de constitutionnalité, devenue « prioritaire »


par la seule volonté du législateur organique(20), n'échappe pas à ce besoin d'ordre.
En « prévenant les divergences de jurisprudence, la technique du renvoi préjudiciel
permet en effet, partout où elle est pratiquée, de maintenir l'unité de l'ordre
juridique malgré l'inévitable et, dirais-je même, nécessaire diversité des juridictions
chargées, chacune dans leur domaine, d'assurer le respect de l'État de droit »(21).
Or, quoi que le législateur en ait dit, rien sur le terrain de la QPC n'est original au
point d'échapper aux logiques de la collaboration préjudicielle. Les bénéfices à tirer
de l'expérience de cette dernière devraient permettre à la fois d'accompagner le
changement et d'ordonner les lieux, pour peu que ses acteurs le souhaitent.
L'examen systématique des leçons de l'entraide préjudicielle, au plan interne
comme européen, permet en tout cas d'identifier les avantages comme les blocages
potentiels à venir et de deviner les stratégies des acteurs.

Il reste à en vérifier l'hypothèse, c'est-à-dire à constater que les protagonistes en


présence ne sont pas enclins à développer une pratique radicalement différente. La
saga jurisprudentielle du printemps 2010 infirme ce risque sans le dissiper
entièrement. Elle confirme deux sentiments : il est bon d'une part d'ordonner le jeu
des questions en présence pour que la complémentarité des réponses puisse l'être
aussi.

Ordonner le jeu des questions

Le sentiment de la nouveauté l'a emporté dans l'analyse de la QPC, à juste titre et


dans un premier temps. Une comparaison avec les procédures qui entourent le
renvoi à titre préjudiciel révèle pourtant de profondes similitudes, qui font du
caractère « prioritaire » de la question de constitutionnalité sa principale source
d'interrogation.

Assumer l'attraction de la technique préjudicielle


22

À mettre l'accent sur son caractère « prioritaire », la nature profonde de la


procédure instituée par la loi organique 2009-523 du 10 décembre 2009 a été un
peu perdue de vue : la « question » de constitutionnalité est construite sur des
parentés fortes avec la question préjudicielle connue du droit interne et du droit de
l'Union européenne. Nombre des évolutions à venir verront vraisemblablement le
droit des questions préjudicielles s'appliquer ici aussi pour dénouer les problèmes
rencontrés. Les survoler esquisse les pistes de travail ouvertes.

Les modalités de la relation préjudicielle

L'amendement parlementaire CL 25 qualifiant la question de constitutionnalité de «


prioritaire » en modifie certainement l'esprit mais non la nature profonde(22). Cette
qualification exprime la volonté politique de valoriser procéduralement la question
de constitutionnalité au regard des questions « préjudicielles » vécues comme plus
ordinaires et le contrôle de constitutionnalité perçu comme concurrencé par le
contrôle de conventionnalité(23).

Ce choix n'est pas nécessairement en contradiction avec la réalité du régime


juridique mis en place par la loi organique(24). La question de constitutionnalité
demeure « une question dont la solution conditionne nécessairement le jugement du
procès sans se confondre avec cette solution »(25). Est exacte la vision pragmatique
qu'en développe le vice-président du Conseil d'État(26) lorsqu'il la met en parallèle
avec la question préjudicielle : « c'est une technique que nous connaissons de
longue date, en France, dans les rapports entre la juridiction administrative et la
juridiction judiciaire. Les juridictions suprêmes de ces deux ordres auront bientôt
l'occasion de l'utiliser également à l'égard du Conseil constitutionnel »(27). En
d'autres mots, que la question de constitutionnalité présente un caractère procédural
prioritaire ne l'empêche pas d'être préjudicielle au sens matériel du terme. Mener
l'analyse, comme beaucoup, exclusivement en termes de chronologie fausse donc
celle-ci. Cette opinion prend tout son sens au lendemain des jours où la Cour de
justice de l'Union a porté un coup sérieux à la « priorité » constitutionnelle. La
nature de la QPC en est-elle transformée pour autant ? Très certainement non. Le
problème n'est pas tant de savoir si le renvoi préjudiciel se pose « avant » ou «
après » ou de se pencher sur les effets de la décision du juge de renvoi pour
qualifier la question de constitutionnalité mais de comprendre qu'en tout état de
cause le juge du fond a l'interdiction de trancher. Pas plus que le juge administratif
ne peut trancher une question de nationalité, le juge judiciaire ne peut connaître de
la validité d'une délibération d'un conseil municipal. Pas davantage que le juge
national ne peut invalider une règle de droit de l'Union, le juge ordinaire ne peut
apprécier la constitutionnalité d'une loi.
23

La question préjudicielle et la question de constitutionnalité reposent sur cette


même logique : l'empêchement pour le juge principal de connaître de l'exception.
Un interdit l'oblige alors à surseoir, à statuer et à interroger le juge naturel de la
question posée qui est seul autorisé à la trancher car il dispose d'un monopole en la
matière. Ce fut la raison historique de la montée en puissance de la question
préjudicielle en droit interne. Telle est l'explication de son importation en droit
communautaire, tout particulièrement lorsque l'appréciation de la validité d'un acte
de droit dérivé est en cause. En droit constitutionnel, le monopole accordé au
Conseil constitutionnel pour apprécier la constitutionnalité de la loi la fonde
comme le monopole de la Cour de justice fonde le renvoi préjudiciel en
appréciation de validité du droit de l'Union européenne(28).

L'avènement de la QPC incite donc à s'interroger sur le poids de ces considérations


dans le régime procédural qui l'accompagne. Les caractères de la question
préjudicielle varient évidemment selon le cadre dans lequel elle a vocation à jouer,
interne, européenne ou constitutionnelle. La QPC obéit à cette exigence de variété
qui permet à une technique juridique de s'adapter à son objectif. Elle en est une
version particulière et originale sans pour autant nier cette parenté.

• En premier lieu, le cadre du renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil


constitutionnel s'apparente fortement à celui auquel on est déjà familiarisé. Les
modalités selon lesquelles le Conseil constitutionnel peut être saisi en attestent.
Trois conditions cumulatives sont requises au fond par l'article 23-2 de la loi 2009-
523. La disposition contestée « doit être applicable au litige ou à la procédure ou
constituer le fondement des poursuites », elle « n'a pas déjà été déclarée conforme à
la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil
constitutionnel, sauf changement des circonstances », elle « n'est pas dépourvue de
caractère sérieux ».
Rien que de très banal pour l'habitué des procédures préjudicielles, tant en droit
interne qu'en droit de l'Union européenne. Édouard Laferrière l'avait
magnifiquement synthétisé au point de mériter toujours la citation : « il faut qu'il y
ait une question : c'est-à-dire une difficulté réelle... de nature à faire naître un doute
dans un esprit éclairé... Il faut, en outre, que sa solution soit nécessaire au jugement
du fond »(29). Le juge administratif comme le juge judiciaire se conforment dans
leurs relations mutuelles à cette approche qui réclame doigté et nuances(30).

On la retrouve au cœur du droit de l'Union européenne depuis toujours. L'ex-article


177 du traité de Rome, aujourd'hui devenu 267 du traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne (TFUE) contient la même prescription lorsqu'il autorise le juge
national à saisir la Cour de justice « lorsqu'une question est soulevée » devant lui et
s'il « estime qu'une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement ».
Si le critère de nécessité n'a guère posé de problèmes, chacun sait en revanche ce
24

que la théorie de l'acte clair a fait naître par le passé de tensions dans les relations
entre le juge administratif et le juge de l'Union. D'un point de vue comparatif, il
faut aussi noter que le « sérieux » des interrogations commande finalement toujours
le jeu du renvoi, en droit constitutionnel comme ailleurs(31). De même et enfin,
depuis la célèbre jurisprudence CILFIT(32) qui délivre le juge national de ses
obligations en cas de précédent jurisprudentiel, l'hypothèse de la prise en compte
d'une jurisprudence antérieure est largement identique à Luxembourg et à Paris.

• En second lieu, l'exercice de la procédure préjudicielle classique ne marque pas


davantage de ruptures conceptuelle ou technique avec la QPC. Si, en droit interne,
la difficulté susceptible de donner lieu à une question préjudicielle peut être
soulevée par les parties comme par le juge lui-même, il appartient en revanche aux
parties de saisir le juge de renvoi. Le juge principal s'abstient ici de toute initiative,
quitte à encadrer d'un délai l'action des parties et leur diligence à poser la question
préjudicielle. Tel n'est pas le cas en revanche à propos du renvoi préjudiciel
organisé par le contentieux communautaire, bien au contraire et en raison de sa
finalité. Le traité organise une « coopération directe entre la Cour et les juridictions
nationales par une procédure non contentieuse, étrangère à toute initiative des
parties et au cours de laquelle celles-ci sont seulement invitées à se faire entendre
»(33), c'est-à-dire une véritable procédure « de juge à juge » où, cependant, la Cour
a accepté de valoriser un peu la place faite aux parties(34). D'où des difficultés
tenant à la caractérisation des juridictions dans l'Union et des débats bien connus
relatifs aux obligations pesant sur ces juridictions.

L'arrêt du 22 juin 2010 constitue du reste un rappel saisissant du droit applicable en


la matière, appelant à la mesure les commentateurs de la décision de la Cour de
cassation et réduisant à néant les accusations de forfaiture. La CJUE y fait porter
son attention sur l'existence d'une « contestation de nature juridictionnelle ». Elle
souligne et répète que les juridictions nationales ne peuvent la saisir que « si elles
sont appelées à statuer dans le cadre d'une procédure destinée à aboutir à une
décision de caractère juridictionnel »(35).

Pour ce qui est de la QPC, les mêmes débats ont conduit à des solutions largement
identiques. En premier lieu, l'article 61-1 de la Constitution permet la question de
constitutionnalité seulement lors d'une « instance en cours devant une juridiction ».
La loi organique précise ainsi les institutions juridictionnelles concernées et elle a
partagé les interrogations du droit de l'Union à propos de l'arbitrage(36). À l'inverse
du contentieux communautaire et à l'image du droit interne, le rôle des parties à
l'instance est déterminant. Ces dernières sont les acteurs exclusifs de la demande.
Outre le fait que le juge ordinaire ne peut soulever d'office la question, elles sont
les seules à pouvoir poser la question, malgré le « filtre » de la transmission du
Conseil d'État et de la Cour de cassation. Le juge ordinaire en est réduit à «
25

transmettre » par une décision motivée à la juridiction suprême dont il relève.


L'originalité de « la question de constitutionnalité à la française par rapport à ce qui
se passe dans les pays européens qui connaissent cette voie de droit résulte du fait
que le juge ordinaire devant lequel elle a été soulevée ne peut pas saisir directement
le juge constitutionnel s'il l'estime pertinente mais seulement le juge ordinaire
suprême dont il relève, c'est-à-dire soit le Conseil d'État soit la Cour de cassation
»(37). Le juge « se prononce sur le renvoi » et « procède à ce renvoi » lorsque les
conditions en sont remplies. C'est dire que le justiciable exerce le droit que la
Constitution lui confère par l'intermédiaire d'une juridiction suprême, seule
habilitée à saisir le Conseil constitutionnel par une « décision motivée ».

Néanmoins, le rôle confié par la loi aux juridictions suprêmes est ici fortement
comparable à celui qu'elles tiennent face à la question préjudicielle de droit
communautaire comme, du reste, le vice-président du Conseil d'État y fit allusion
lors de son audition devant la Commission des lois(38). Le renvoi préjudiciel de
l'ex-article 177 est un « dialogue de juge à juge »(39) entièrement entre les mains
du juge interne, qui, selon les cas, peut ou doit effectuer le renvoi. Les juridictions
suprêmes y occupent une place stratégique déterminante. Outre l'article 234 TCE,
le défunt article 68 TCE relatif aux questions préjudicielles en matière migratoire,
comme l'article 35 TUE en matière d'entraide répressive dans une moindre mesure,
ne réservait-il pas aux juridictions suprêmes des États membres la possibilité de
renvoyer à la Cour de justice(40) ? Sans que l'hypothèse du « filtre » soit acceptable
en matière communautaire, force est de se rendre compte cependant qu'elle y
ressemble un peu...

Les effets de la relation préjudicielle

Lorsqu'on se penche sur les effets de la question préjudicielle « classique »,


l'analyse de la QPC dégage le même sentiment de déjà vu.

• L'intérêt de la question préjudicielle tient d'abord dans le sursis à statuer qu'elle


impose au juge du fond et aux obligations qu'elle induit pour le juge de renvoi.
Pour ce qui est du juge du fond, ce sursis traduit l'impossibilité devant laquelle il se
trouve d'accomplir son office, faute de disposer de la compétence pour le faire.
Pour cette raison, l'article 264 TFUE autorise les juridictions ordinaires et impose
aux juridictions suprêmes de saisir la CJUE. Ce n'est pas pour autant qu'obligation
de renvoi signifie automaticité du renvoi(41) et l'obligation de renvoi peut être
privée de sa cause par exemple lorsque la question posée est matériellement
identique à une question déjà tranchée par la Cour de justice ou lorsque
l'application correcte du droit communautaire ne laisse place à aucun doute
raisonnable. Il serait illogique en effet de prôner une collaboration juridictionnelle
dans l'Union et d'automatiser dans le même temps le rôle des juridictions suprêmes.
26

La Cour de justice n'a aucun doute à ce propos et sa note d'information sur


l'introduction de questions préjudicielles par les juridictions nationales met en relief
la capacité d'appréciation reconnue au juge national(42).

Ici encore, la loi organique 2009-1523 et surtout l'interprétation qu'en délivre le


Conseil constitutionnel s'inscrivent dans ce mouvement général. Certes, l'attitude
du juge « ordinaire » et le rôle imparti à la juridiction suprême en charge du « filtre
» doivent être distingués. Pour ce qui est du premier, l'article 23-3 de la loi
organique pose le principe général du sursis à statuer en formulant deux
exceptions(43). Le Conseil constitutionnel éclaire le sens de ces dernières dans sa
décision 2009-595 DC du 3 décembre 2009(44) : « elles préservent l'effet utile de
la question prioritaire de constitutionnalité pour le justiciable qui l'a posée » et «
concourent au bon fonctionnement de la justice » sans transgresser le droit reconnu
par l'article 61-1 de la Constitution. Pour ce qui est du « filtre » des juridictions
suprêmes, l'article 23-4 de la loi organique reprend les conditions d'applicabilité au
litige et de non-déclaration de conformité opposables au juge ordinaire et y ajoute
une troisième exigence. La question de constitutionnalité doit être renvoyée si « la
question est nouvelle ou présente un caractère sérieux ». La parenté de ces
formulations avec le renvoi préjudiciel du droit de l'Union européenne est
incontestable.

L'attitude impartie au juge de renvoi présente aussi de larges similitudes. Pour ce


qui est de la procédure préjudicielle classique, on le sait, les visions du droit interne
et du droit de l'Union européenne ne concordent pas quant à son rôle mais se
rejoignent en revanche quant à ses pouvoirs(45). Si le juge interne de renvoi se
refuse à s'immiscer dans le raisonnement du juge qui l'a sollicité, la Cour de justice
manifeste au contraire une grande sollicitude envers ce dernier, qui l'a conduite
parfois au-delà de cette limite(46). Elle a ainsi construit une véritable doctrine de «
l'irrecevabilité préjudicielle »(47) dans le même temps qu'elle n'hésitait pas à mettre
en avant l'effet utile de son action pour reformuler les questions qui lui étaient
posées(48) afin d'être « en mesure de porter toute appréciation inhérente à
l'accomplissement de sa propre fonction »(49). Elle juge même que, dans des
circonstances exceptionnelles, il lui appartient d'examiner les conditions dans
lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre
compétence. En effet, « l'esprit de collaboration qui doit présider au
fonctionnement du renvoi préjudiciel implique que, de son côté, le juge national ait
égard à la fonction confiée à la Cour, qui est de contribuer à l'administration de la
justice dans les États membres et non de formuler des opinions consultatives sur
des questions générales ou hypothétiques »(50) ou parce qu'elle ne dispose pas des
éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions
posées(51). Certes, elle répète vertueusement que « dans le cadre de cette procédure
de renvoi, le juge national, qui est seul à avoir une connaissance directe des faits de
27

l'affaire, est le mieux placé pour apprécier, au regard des particularités de celle-ci,
la nécessité d'une décision préjudicielle pour rendre son jugement »(52). Ces
regards insistants posés sur la décision nationale de renvoi n'ont pas été sans
grincements divers expliquant que la Cour ait quelque peu tempéré cette attitude.
On notera néanmoins que, le 22 juin 2010, la Cour ne prête pas l'oreille aux
observations du gouvernement français plaidant l'irrecevabilité des demandes
formulées par la Cour de cassation, en soulignant que la décision du juge de renvoi
qui la sollicite bénéficie d'une « présomption de pertinence »(53) et la Cour de
justice ne décèle aucun élément lui permettant d'en douter dans le renvoi effectué
par la Cour de cassation, bien au contraire.

Il est trop tôt encore pour juger de ce que sera l'attitude du Conseil constitutionnel
quant à la délimitation de sa mission. La lecture de son règlement intérieur(54)
autant que la lecture de ses premières décisions confirmeront ou non la prudence de
son positionnement actuel : le Conseil constitutionnel n'est « pas compétent pour
connaître de l'instance à l'occasion de laquelle la QPC a été posée »(55). Disposant
des mémoires ou des conclusions des parties sur la base de l'article 23-7, on peut
douter, les mêmes causes produisant les mêmes effets à Paris et à Luxembourg,
qu'il y ait là une impossibilité de nature à s'en tenir strictement aux termes de la
demande.

• Les effets de la décision du juge de renvoi témoignent de l'importance que sa


réponse revêt en droit. Si elle ne pose pas grand problème dans la procédure
interne, en revanche, elle a nourri la controverse en droit communautaire(56), faute
pour les textes d'avoir réglé la difficulté en amont. La dualité des questions
susceptibles d'être posées, interprétation ou appréciation de validité du droit dérivé,
l'explique pour partie. C'est sans grand débat que l'effet erga omnes des décisions
de la Cour a été reconnu(57). La Cour a été placée dans une situation plus délicate
pour ce qui concernait la portée de ses arrêts dans le temps, c'est-à-dire à l'instant
de leur reconnaître une portée rétroactive. Mettant en avant le caractère objectif de
son action, elle a fait le choix justifié(58) de répéter que « dans l'exercice de la
compétence que lui confère l'article 177 du traité, la Cour de justice donne d'une
règle de droit communautaire éclaire et précise, lorsque besoin en est, la
signification et la portée de cette règle, telle qu'elle doit ou aurait dû être comprise
et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur »(59). Elle a cependant été
conduite à arbitrer entre les impératifs de la primauté du droit de l'Union et la
sécurité juridique de ses destinataires. Pour ce faire, elle a procédé par analogie en
utilisant en matière préjudicielle le droit que l'article 231 du traité lui reconnaissait
de limiter les effets de ses arrêts d'annulation dans le temps(60). De même, elle
considère que les institutions communautaires concernées ont l'obligation de
prendre les mesures nécessaires pour remédier à l'illégalité constatée(61).
28

La Constitution règle la difficulté pour ce qui concerne les effets de la QPC puisque
son article 62, alinéa 2, dispose qu'une « disposition déclarée inconstitutionnelle sur
le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision
du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le
Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets
que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ». Instruit des
difficultés rencontrées par d'autres juridictions, le constituant donne ainsi au juge
constitutionnel les moyens de garantir la bonne application du droit que ces
dernières ont dû conquérir elles-mêmes, qu'il s'agisse de l'effet erga omnes ou de la
modulation des effets dans le temps.

Intégrer l'esprit de la collaboration préjudicielle

La mise en parallèle des procédures préjudicielles et de la QPC ne laisse donc guère


de place au doute : elles sont de même nature malgré leurs singularités respectives.
Aussi, tout l'intérêt de la comparaison consiste à s'interroger sur l'utilisation qui
peut être faite des finalités des premières par la seconde mais aussi et surtout des
dispositions d'esprit animant les juridictions suprêmes sur lesquelles l'édifice repose
pour que s'établisse un fonctionnement harmonieux.

Les logiques de l'action préjudicielle

• En droit interne, la chose est claire : l'action préjudicielle repose sur une logique
de séparation des pouvoirs et de respect strict des lignes de cette séparation. Le
dualisme juridictionnel sur lequel le droit interne repose implique cependant que
l'étanchéité ne soit pas complète et qu'une collaboration soit instituée afin que
chaque ordre de juridiction puisse accomplir son office. La plénitude de leur
compétence explique donc qu'elles puissent être sollicitées par l'autre ordre de
juridiction et concourir à une bonne administration de la justice.

Toute autre est l'explication qui fonde le renvoi préjudiciel dans le droit de l'Union,
même si l'on préféra longtemps s'en tenir à la première approche au Palais Royal,
avant d'en accepter pleinement le jeu(62). Le renvoi à titre préjudiciel a joué en
effet un rôle fondateur pour le droit de l'Union européenne dans la mesure où il a
transfiguré les rapports existants entre les juridictions parties à cet acte de
collaboration juridictionnelle. Partenaires davantage que soumis, les juges
nationaux ont ainsi été placés dans une position de collaboration que la Cour de
justice a immédiatement soulignée, relation « par laquelle juridiction nationale et
Cour de justice, dans l'ordre de leurs compétences propres, sont appelées à
contribuer directement et réciproquement à l'élaboration d'une décision en vue
d'assurer l'application uniforme du droit communautaire dans l'ensemble des États
membres »(63). Maintes fois répétée par la Cour, cette posture est valorisée dans
29

l'affaire C-189/10 comme on le verra plus loin. Elle a effectivement fait des
juridictions nationales un juge communautaire(64). Investies de responsabilités
nouvelles, elles ont donc largement contribué à l'harmonie qui s'est établie
progressivement. Comme l'a justement noté un acteur de premier plan de cette
collaboration, en Europe « s'instaure alors une nouvelle relation des juridictions
entre elles, une relation qui n'est plus de clôture, de clivage, de protection, de
répartition, de séparation, d'opposition ou de conflits, mais une relation d'ouverture,
d'interpénétration, d'emprunt, de comparaison, de compatibilité et d'articulation
»(65). Il n'est plus besoin d'en recenser les bénéfices pour la cohérence juridique
dans l'Union européenne même si l'on comprend que, le temps des fondations
passé, la banalisation est venue(66).

• Pour les protagonistes de la QPC, une part importante des enjeux réside là. Bruno
Genevois l'a évidemment perçu immédiatement lorsqu'il effectue un parallèle bien
venu avec « le mode d'appréciation traditionnel des questions préjudicielles »(67).
L'option du pré carré, celle de la défense du territoire de leurs attributions, peut
s'offrir à l'esprit des acteurs en présence. À cet instant, le « filtre » instauré par le
législateur est susceptible de produire des effets redoutables si l'on décide d'en
pervertir l'emploi. L'option du jeu commun, de « l'esprit de collaboration » cher à la
Cour de justice peut aussi s'imposer ici aux juridictions suprêmes. Pourtant, la
messe n'est pas dite et les risques sont réels, comme l'expérience étrangère le
démontre en Belgique par exemple(68).

Les commentateurs des dispositions de la loi organique ne se sont pas fait faute de
souligner l'interrogation majeure pesant sur le dispositif, celle tenant au rôle de «
filtre » confié aux deux juridictions suprêmes tant « leur appréciation sera à
l'évidence l'un des éléments déterminants de la réussite ou non de la réforme »(69).
Les « subtils distinguos sémantiques »(70) visant à permettre aux juridictions
suprêmes d'exercer leur pouvoir d'appréciation au lieu de jouer un simple rôle de
transmission ouvrent en effet une possibilité qui n'est pas sans risques. Reprenant à
leur compte la stratégie du Conseil d'État qui fit les beaux jours de son opposition à
l'article 177 du traité de Rome(71), les juridictions suprêmes peuvent parfaitement
s'ériger en juges de la constitutionnalité au motif que la contestation du texte qui
leur est soumis « ne présente pas un caractère sérieux », dépassant ainsi le cadre
d'un « contrôle a minima sur la pertinence de la question »(72). « L'obscure clarté »
du texte constitutionnel aura là toutes chances de rejoindre celle du traité de
Rome(73) au rayon des mauvaises querelles jurisprudentielles. Dès lors,
l'excellente démonstration de Dominique Rousseau a tout lieu d'être prise au
sérieux : si « les rapports entre Conseil constitutionnel, Cour de cassation et
Conseil d'État sont fondés sur la civilité et la bonne entente », l'usage immodéré du
filtre par les deux juridictions suprêmes risque de perturber le climat(74).
30

Rien dans cette hypothèse n'est à écarter, le meilleur comme le pire, même s'il faut
se garder d'exagérer les scories d'une période d'apprentissage. Ainsi, dans la
première série de décisions rendues par le Conseil d'État comme par la Cour de
cassation, et dont certaines portaient sur des questions emblématiques, le «
caractère sérieux » des arguments invoqués est balayé au moyen de techniques de
raisonnement qui font furieusement penser à celles qui servirent en leur temps pour
se délier de l'intervention de la Cour de justice(75)...Par exemple en
reformulant(76) la question posée par le juge du fond en lui indiquant que sa
question vise « en réalité » une interprétation et non une question de
constitutionnalité à propos de la non-motivation des jurys d'assises(77)... Par
exemple en considérant que la question « n'est pas nouvelle et ne pose pas un
caractère sérieux » alors qu'elle pose la question du dualisme fonctionnel du
Conseil d'État(78)...Ou encore qu'elle ne présente pas de caractère sérieux en ce qui
concerne l'infraction de contestation de crimes contre l'humanité instituée par la loi
« Gayssot »(79)...

À l'opposé, une autre stratégie peut être tenue par les juridictions suprêmes, à
l'identique de celle qu'elles ont menée avec succès dans leur relation avec le juge de
l'Union européenne. Elles ont dans ce cas le choix entre la posture du « maître ou
de l'esclave » de ce pluralisme(80), étant acquis que cette mission
d'ordonnancement valorise leur situation centrale sur l'échiquier juridique. Investir
le terrain tout en reconnaissant la supériorité du juge constitutionnel pour dénouer
des interrogations dont la charge est parfois plus symbolique que juridique, garantir
un fonctionnement harmonieux de la question préjudicielle de constitutionnalité
pour mieux se rendre indispensables dans sa régulation sont autant de possibilités
désormais ouvertes.

Tant les déclarations d'intention lors des débats parlementaires que les enjeux en
présence laissent espérer que cette voie sera préférée à celle du raidissement. En
effet, en ce début de XXIe siècle, la logique de conservation ou le réflexe de
propriétaire n'a plus de justification réelle, bien au contraire.

La priorité dans l'action préjudicielle

L'attitude des juridictions suprêmes à l'occasion des premières questions posées


était évidemment attendue avec impatience, tant l'on avait perçu de réticences à
propos du caractère « prioritaire » de la question de constitutionnalité lors des
débats parlementaires. La Cour de cassation n'a fait que les concrétiser, le 16 avril
2010.

• Le projet de loi organique prévoyait initialement que le juge du fond devrait se


prononcer « en premier » sur la question de constitutionnalité, s'il était saisi de
31

moyens contestant de façon analogue la conformité de la disposition à la


Constitution et aux engagements internationaux de la France. Cette « volonté de
réappropriation de la Constitution par les justiciables exprimée par le pouvoir
constituant lors de la révision du 23 juillet 2008 »(81) n'admettait qu'une exception,
celle des exigences résultant de l'article 88-1 de la Constitution en matière de droit
communautaire. Les débats parlementaires sur ce point ont été particulièrement
âpres, faute d'unanimité quant à cette « priorité » dont le rapporteur notait avec un
peu de candeur qu'elle s'était réalisée « à l'exception notable du Premier président et
du Procureur général près la Cour de cassation ainsi que du vice-président du
Conseil d'État »(82). On a vu meilleures garanties d'orthodoxie juridique... La plus
profonde des raisons avancées, sinon la plus glorieuse, était de revaloriser l'attrait
du texte constitutionnel au regard du succès rencontré par le contrôle de
conventionnalité depuis 1975.

À l'issue des débats, le législateur s'est trouvé confronté à un choix entre la


suggestion d'un universitaire belge, le professeur Delpérée, et le respect de la mise
en garde du Conseil d'État(83). Au premier revint l'incitation à faire jouer la loi de
l'imitation. À l'image du droit belge, l'analyse de constitutionnalité pourrait
légitimement précéder l'analyse de conventionnalité. Aussi, pour fermer toute
échappatoire au juge du fond, il conviendrait « d'installer des poteaux indicateurs,
et même des signaux de priorité sur les routes de France et d'Europe, en invitant le
justiciable, et le juge auquel il s'adresse, à emprunter la voie constitutionnelle avant
la voie conventionnelle »(84). Au second correspond le rappel par la voix du vice-
président du Conseil d'État de ce que, par exception à la priorité du droit
constitutionnel sur les engagements internationaux de la France, il doit y avoir une
priorité des questions de conformité au droit communautaire sur les autres
questions de constitutionnalité(85).

L'article 23-2 de la loi organique a fait le choix radical de supprimer la réserve


contenue dans le projet initial : « en tout état de cause », le juge de renvoi, qu'il soit
ordinaire ou pas, doit, lorsqu'il « est saisi de moyens contestant la conformité d'une
disposition législative, d'une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution
et, d'autre part, aux engagements internationaux de la France, se prononcer en
premier sur la transmission de la question de constitutionnalité au Conseil d'État ou
à la Cour de cassation ». Ce à quoi le Conseil constitutionnel n'objecta pas : « en
imposant l'examen par priorité des moyens de constitutionnalité... le législateur
organique a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa place au
sommet de l'ordre juridique interne... cette priorité a pour seul effet d'imposer, en
tout état de cause, l'ordre d'examen des moyens soulevés devant la juridiction
saisie... elle ne restreint pas la compétence de cette dernière, après avoir appliqué
les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, de veiller au
32

respect et à la supériorité sur les lois des traités ou accords légalement ratifiés ou
approuvés et des normes de l'Union européenne... »(86).

C'était là passer un peu vite sur les mises en garde d'une partie majoritaire de la
doctrine(87), outre celles du Conseil d'État(88), et sur les réticences exprimées
fermement devant la Commission des lois par le procureur général de la Cour de
cassation et son premier président et rappelées depuis(89). Plusieurs arguments
convaincants étaient mis en avant tant du point de vue juridique que de celui de
l'efficience : d'abord celui de l'inexactitude de l'assimilation du contrôle de
conventionnalité et du contrôle de constitutionnalité, ensuite celui de la porosité du
dispositif retenu(90), enfin et surtout l'intérêt du justiciable à agir au plus vite. À cet
égard, le premier président de la Cour de cassation prenait de manière prémonitoire
pour exemple le cas d'un justiciable privé de liberté auquel il ne serait pas possible
de faire immédiatement droit sur le terrain constitutionnel, ce que le contrôle de
conventionnalité permettrait. Réservant le cas du droit communautaire, il indiquait
sa conviction : « il importe là encore de laisser au juge judiciaire la faculté de
choisir le renvoi préjudiciel si la réponse de la CJUE apparaît déterminante pour
l'issue du litige, et de poser une éventuelle question de constitutionnalité
ultérieurement, si cela demeure pertinent... depuis l'instauration d'une nouvelle
procédure d'urgence, la Cour de justice peut répondre dans de courts délais - moins
de trois mois actuellement - aux questions relatives à l'espace de liberté, de sécurité
et de justice »(91).

• Précisément, l'affaire Abdeli et Melki pose ce cas de figure à la Cour de cassation,


le 16 avril 1970. Deux ressortissants algériens en rétention administrative en passe
d'être prolongée par le juge des libertés soulèvent en effet une QPC visant l'article
78-2, alinéa 4, du Code de procédure pénale dont la Cour vient à connaître. Faisant
masse du principe de conventionnalité et du principe de constitutionnalité, les
requérants prétendent que la disposition incriminée est « contraire à la
Constitution » car contraire au traité de Lisbonne qui a lui-même « valeur
constitutionnelle ».

À suivre l'avis de l'avocat général Domingo, la confusion de ce raisonnement aurait


dû suffire à l'écarter. La loi organique imposait de s'assurer que la disposition
législative en cause touchait « aux droits et libertés garantis par la Constitution »,
qu'elle posait une question « nécessaire » à la solution du litige, qui n'avait pas été
l'objet d'une déclaration de conformité, qu'elle était « sérieuse ». Sur ces points, la
réponse était négative et l'avocat général concluait au non-lieu.

La Cour de cassation n'a pas partagé son opinion. Elle a fait délibérément le choix
d'une réponse contestable à une question qui est pourtant, elle, véritable. À l'instant
où une question de constitutionnalité et une question de conventionnalité lui étaient
33

soumises simultanément, elle a craint que l'une ne l'empêche de déférer à l'autre,


l'empêchant d'accomplir ses obligations communautaires. Pour le juge judiciaire,
est alors posée la question de la conformité de la loi organique au droit de l'Union
puisque « les juges du fond ne peuvent pas statuer sur la conventionnalité d'une
disposition légale avant de transmettre la question de constitutionnalité ». Poser
cette question, c'est y répondre inévitablement par un renvoi préjudiciel à la CJUE :
« la question de la conformité au droit de l'Union de la loi organique du 10
décembre 2009, en ce qu'elle impose aux juridictions de se prononcer par priorité
sur la transmission, au Conseil constitutionnel, de la question de constitutionnalité,
doit être posée, à titre préjudiciel, à la Cour de justice de l'Union européenne ».
Faisant bon poids, bonne mesure, elle ajoute une seconde question à titre
préjudiciel concernant la compatibilité de l'article 78 CPP avec le traité sur l'Union.

• À ce stade, l'excès d'indignité qui a frappé l'arrêt de la Cour de cassation du 12


mai 2010 doit être condamné. La « priorité » instituée par le législateur supportait à
l'époque deux lectures et l'une d'entre elles posait un problème de conformité au
droit de l'Union, ce que va confirmer le juge de ce droit. Interrogée(92), la Cour de
justice souligne en termes à peine contournés qu'il « n'apparaît pas de manière
manifeste que l'interprétation effectuée par la Cour de cassation du mécanisme de
la question prioritaire de constitutionnalité est à l'évidence exclue au regard du
libellé des dispositions nationales »(93)...

Automatisant le rôle du juge du fond en le privant de sa faculté d'appréciation, cette


lecture rendrait exclusif le recours au Conseil constitutionnel. Il serait prioritaire au
sens où il s'imposerait au renvoi à la CJUE qu'il empêcherait, au pire, ou retarderait,
au mieux. Jamais formulée aussi brutalement, cette approche est sous-jacente dans
beaucoup de commentaires émis à l'occasion du débat parlementaire comme
d'ailleurs après le 16 avril. Au nom de la restauration de la « compétitivité »(94) de
la règle constitutionnelle, la QPC devrait précéder la question préjudicielle et, sans
être empêchée néanmoins, celle-ci viendrait ensuite. La priorité procédurale
interprétée de la sorte aurait pour effet de retarder le jeu des règles de l'Union au
prétexte de favoriser la protection des règles nationales. Réécrire l'histoire a
posteriori n'empêche pas de retrouver trace de cette tentation tout au long des
débats y compris, parfois, sous des plumes universitaires.

La réalité des intentions du législateur n'était pas dissimulée et les débats lors des
auditions organisées par la Commission des Lois le confirment. Organiser la
priorité de la question de constitutionnalité visait largement dans son esprit à
garantir la primauté de la règle constitutionnelle sur la règle conventionnelle, fût-
elle communautaire, quitte à négliger les risques potentiels de cette approche. «
Replacer la Constitution au sommet de l'ordre juridique français », l'argument fut
une constante du débat. Soit. Encore fallait-il démontrer que la Constitution avait
34

perdu cette place dominante et que le jeu de la procédure préjudicielle de l'article


267 TFUE la menaçait en s'opposant au droit du justiciable d'interroger le juge
constitutionnel sur le respect de la norme fondamentale... Affirmer la priorité de
l'une impliquait-il nécessairement de dévaloriser l'autorité de l'autre ? Prétendre
qu'il s'agissait là de s'assurer que le droit interne soit purgé de lois contraires au
texte constitutionnel réclamait-il l'instauration d'une « priorité » ? Cet objectif
n'aurait-il pu se satisfaire d'une simple obligation de transmission permettant
d'aboutir à une abrogation du texte incriminé ?

C'est dire que cet angle de vue pose un grave problème de compatibilité avec le
droit de l'Union en ce qu'elle privilégie la protection de la règle interne sans
équivalent pour la règle européenne. Il ne fallait pas être grand clerc pour le
comprendre, sans passion et par simple connaissance du droit de l'Union. À cet
égard, avancer sur ce terrain sabre au clair, aux mâles accents de la défense de la
souveraineté nationale, ne fait plus recette à Luxembourg comme à Strasbourg.

La position de la Cour de justice est constante à ce propos. Ressusciter les fantômes


de la jurisprudence Simmenthal(95) suffisait pour s'en persuader tant le principe est
solide. La Cour de justice exige que l'effet immédiat du droit de l'Union européenne
soit garanti. Aussi, et c'est généralement ce que l'on retient de cette jurisprudence,
le juge national doit être en situation d'écarter sans attendre toute règle contraire au
droit de l'Union : le «juge national, chargé d'appliquer, dans le cadre de sa
compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le
plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité,
toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il
ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative
ou par tout autre procédé constitutionnel ». L'effet utile du renvoi préjudiciel «
serait amoindri si le juge était empêché de donner, immédiatement, au droit
communautaire une application conforme à la décision ou à la jurisprudence de la
Cour »(96). Dès lors, et sa position est sans appel, les « exigences inhérentes à la
nature même du droit communautaire » s'opposent à toute disposition interne, y
compris législative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l'efficacité du
droit communautaire par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce
droit le pouvoir de faire au moment de cette application « tout ce qui est nécessaire
» pour écarter les règles internes faisant éventuellement obstacle(97). Tel serait le
cas si la solution d'un conflit éventuel avec le droit interne « était réservée à une
autorité autre que le juge appelé à assurer l'application du droit communautaire » et
même si l'obstacle n'est que « temporaire »(98).

L'arrêt Simmenthal n'implique en rien que le contrôle de conformité des lois à la


Constitution doive être mis à l'écart au motif que, dans le même temps, se pose en
problème de conformité au droit communautaire. Il s'oppose simplement à ce que
35

ce contrôle soit retardé comme l'indique l'adverbe « immédiatement » ou, pire,


empêché.

Cette ligne jurisprudentielle a largement été développée depuis(99), la Cour allant


jusqu'à souligner que « la primauté du droit communautaire impose au juge
national d'appliquer le droit communautaire et de laisser inappliquées les
dispositions nationales contraires, indépendamment de l'arrêt de la juridiction
constitutionnelle nationale qui a décidé l'ajournement de la perte de force
obligatoire des mêmes dispositions, jugées inconstitutionnelles »(100). C'est dire si
la Cour s'oppose à tout retard ou gel des moyens permettant de garantir la
protection du justiciable tenant un droit de l'ordre juridique de l'Union.

En premier lieu, interrogée sur le point de savoir si une juridiction nationale qui
constate l'inconstitutionnalité d'une disposition nationale est privée de la faculté de
saisir la Cour de justice de questions préjudicielles du fait que cette constatation est
soumise à un recours obligatoire devant la Cour constitutionnelle, la CJUE a
dissipé toute hésitation : « l'efficacité du droit communautaire se trouverait
menacée si l'existence d'un recours obligatoire devant la Cour constitutionnelle
pouvait empêcher le juge national, saisi d'un litige régi par le droit communautaire,
d'exercer la faculté qui lui est attribuée par l'article 177 du traité de soumettre à la
Cour de justice les questions portant sur l'interprétation ou sur la validité du droit
communautaire, afin de lui permettre de juger si une règle nationale est ou non
compatible avec celui-ci »(101). Elle y rajoutait qu'il « incombe au juge national
d'apprécier la pertinence des questions de droit soulevées par le litige dont il se
trouve saisi et la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de
rendre son jugement ainsi que le stade de la procédure auquel il y a lieu de déférer
une question préjudicielle à la Cour »(102).

En second lieu, la Cour a indiqué que le juge national saisi d'un litige entre
particuliers concernant l'effet d'une directive avait la faculté d'interroger la Cour à
titre préjudiciel, cette faculté étant indépendante « des modalités s'imposant au juge
national, en droit interne, pour laisser inappliquée une disposition nationale que
celui-ci estime contraire à la Constitution »(103). Elle y soulignait qu'afin de
permettre le plein effet d'une règle communautaire, « le juge national doit, en
présence d'une disposition nationale entrant dans le champ d'application du droit de
l'Union qu'il estime incompatible avec ledit principe et dont une interprétation
conforme à celui-ci s'avère impossible, laisser cette disposition inappliquée, sans
être ni contraint ni empêché de saisir au préalable la Cour d'une demande de
décision préjudicielle »(104).
Enfin, très récemment, interrogée par le Tribunal suprême espagnol sur le point de
savoir si le fait de soumettre une action en responsabilité de l'État à des modalités
procédurales différentes, selon qu'elle a pour fondement la violation législative
36

d'une disposition constitutionnelle ou celle d'une norme communautaire, est


conforme aux principes communautaires d'équivalence et d'effectivité, la CJUE a
mis les choses au point. Selon elle, « le droit de l'Union s'oppose à l'application
d'une règle d'un État membre en vertu de laquelle une action en responsabilité de
l'État fondée sur une violation de ce droit par une loi nationale constatée par un
arrêt de la Cour rendu au titre de l'article 226 CE ne peut prospérer que si le
demandeur a préalablement épuisé toutes les voies de recours internes tendant à
contester la validité de l'acte administratif dommageable adopté sur le fondement
de cette loi, alors même qu'une telle règle n'est pas applicable à une action en
responsabilité de l'État fondée sur la violation de la Constitution par cette même loi
constatée par la juridiction compétente »(105).

L'impact de ce raisonnement sur la QPC laissait alors présager la réponse


préjudicielle de la Cour de justice et les doutes ouvertement exprimés par le
président Genevois quant à la « rectitude »(106) de cette priorité constitutionnelle
au regard du droit communautaire étaient fondés.

Les ayant formulés dès le premier instant, la Cour de cassation a logiquement saisi
la Cour de justice en estimant que la loi organique entamait l'office que le traité lui
a confié concernant la protection de l'intégrité du droit communautaire. Faire le
procès de cette conviction et de sa volonté d'user des voies de droit à sa disposition
pour faire valoir l'intérêt d'une meilleure protection du justiciable est donc déplacé.
La CJUE lui rend justice, le 22 juin 2010 : « force est de constater qu'il découle des
principes dégagés par la jurisprudence rappelés aux points 41 à 45 du présent arrêt
que l'article 267 TFUE s'oppose à une législation nationale telle que décrite dans les
décisions de renvoi »(107). Dont acte.

Constater très justement que le juge judiciaire se livre là à une « attaque frontale »
de la loi organique(108) et qu'il est loin d'avoir choisi le meilleur itinéraire pour
livrer ce combat est tout aussi exact mais il n'y a là « rien de choquant »(109). Il
n'est pas le seul, en effet. L'exemple belge, dont le législateur s'est inspiré, illustre
que ce doute est partagé par d'autres juridictions. L'avis du Conseil d'État
belge(110) souvent cité par les commentateurs estime que « l'adverbe
«immédiatement » ne signifierait pas que la Cour de justice exigerait que le
contrôle européen devrait précéder dans le temps le contrôle de constitutionnalité,
même si une première lecture, détachée en outre du contexte dans lequel l'arrêt est
rendu, pourrait le suggérer ». D'où une conclusion positive quant à la compatibilité
du choix effectué par le droit belge. Cette opinion n'est pas partagée par tous, y
compris en Belgique. Ainsi, le juge d'instance de Liège a saisi la CJUE d'une
question préjudicielle visant à clarifier les choses. Les traités s'opposent-ils à ce
qu'une loi nationale impose un recours préalable devant la Cour constitutionnelle au
juge national qui constate qu'un citoyen contribuable est privé de la protection
37

juridictionnelle effective qui lui est garantie « sans que ce juge puisse assurer
immédiatement l'applicabilité directe du droit communautaire au litige qui lui est
soumis »(111) ? Les observations déposées par le gouvernement belge devant la
Cour de justice lors de l'audience du 2 juin 2010 dans l'affaire Melki se
comprennent d'autant mieux dans ce contexte.

• La Cour de justice valide sans surprise dans son arrêt C-188/10 le sérieux des
interrogations de la Cour de cassation. Il existe bien un problème de compatibilité
entre la QPC et le droit de l'Union. Son interprétation réduit à néant les prétentions
de la question de constitutionnalité à un traitement prioritaire excluant le jeu du
droit de l'Union.

Les opinions à ce sujet étaient tranchées et les nombreuses observations soumises à


la Cour en témoignent. Les gouvernements belge et français reprenaient à leur
compte les arguments connus selon lesquels la dimension prioritaire de la question
était essentiellement procédurale, allant même jusqu'à renverser sans vergogne le
fond du débat : en réalité, le législateur aurait entendu éviter que « la saisine du
Conseil constitutionnel puisse être écartée sur le fondement de l'incompatibilité de
la disposition en question avec le droit de l'Union »(112)... En revanche, les
gouvernements allemand et tchèque marquaient leur opposition à une priorité ne
permettant pas de garantir l'effectivité du droit de l'Union tandis que la Commission
exprimait une forte réserve en fixant trois impératifs. Pour l'exécutif de l'Union, en
présence d'une législation nationale telle que la législation française, le juge
national doit rester libre de saisir concomitamment la Cour de justice de toute
question préjudicielle qu'il juge nécessaire et d'adopter toute mesure nécessaire
pour assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits garantis par le droit
de l'Union. De plus, la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité ne doit
pas entraîner une suspension de la procédure au fond pour une durée excessive et,
enfin, à l'issue de cette procédure incidente et indépendamment de son résultat, le
juge national reste entièrement libre d'apprécier la conformité de la disposition
législative nationale au droit de l'Union, de la laisser inappliquée s'il juge qu'elle est
contraire au droit de l'Union et de saisir la Cour de justice de questions
préjudicielles s'il le juge nécessaire(113).

Rappelant l'autorité de sa jurisprudence précitée, la Cour de justice fait droit à


l'inquiétude exprimée par la Cour de cassation. Elle souligne d'abord l'interdiction
absolue d'amoindrir ou d'empêcher l'autorité du droit de l'Union et, dans
l'hypothèse d'une contrariété entre une disposition du droit de l'Union et une loi
nationale, interdit que la solution de ce conflit soit réservée à une autorité autre que
le juge appelé à assurer l'application du droit de l'Union, investie d'un pouvoir
d'appréciation propre, même si l'obstacle en résultant ainsi pour la pleine efficacité
de ce droit n'était que temporaire(114). De même, elle répète sa jurisprudence
38

précitée Mecanarte qui estime que l'efficacité du droit de l'Union se trouverait


menacée si l'existence d'un recours obligatoire devant la cour constitutionnelle
pouvait empêcher le juge national saisi d'un litige régi par le droit de l'Union
d'exercer la faculté qui lui est attribuée par l'article 267 TFUE de soumettre à la
Cour de justice les questions portant sur l'interprétation ou sur la validité du droit
de l'Union, afin de lui permettre de juger si une règle nationale est ou non
compatible avec celui-ci(115).

Sur ces bases, la condamnation de la vision « prioritaire » (au sens exclusif du


terme) de la QPC est radicale, au cas où « la législation nationale en cause au
principal aurait pour conséquence d'empêcher, tant avant la transmission d'une
question de constitutionnalité que, le cas échéant, après la décision du Conseil
constitutionnel sur cette question, les juridictions des ordres administratif et
judiciaire nationales d'exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation, prévues
à l'article 267 TFUE, de saisir la Cour de questions préjudicielles. Force est de
constater qu'il découle des principes dégagés par la jurisprudence rappelés aux
points 41 à 45 du présent arrêt que l'article 267 TFUE s'oppose à une législation
nationale telle que décrite dans les décisions de renvoi »(116).

On ne saurait être plus clair : sur la base du raisonnement de la Cour de cassation,


hautement critiquable certes en raison de son assimilation du contrôle de
conventionnalité et de constitutionnalité comme on le verra plus loin, la QPC
imaginée par le législateur pose un problème majeur.

La Cour éprouve donc le besoin d'en détailler plus loin l'explication, de manière
pédagogique et très convaincante. De son point de vue, le fonctionnement du
système de coopération entre les juges de l'Union nécessite que le juge national soit
libre de saisir, à tout moment de la procédure qu'il juge approprié, et même à l'issue
d'une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de justice de
toute question préjudicielle qu'il juge nécessaire.

Une déstabilisation complète du régime de la QPC aurait pu résulter de cette


interprétation parfaitement classique du traité si, auparavant, l'action du juge
constitutionnel et du juge administratif n'avait permis d'ouvrir grand une porte de
sortie.

La régulation de l'action préjudicielle

Pour ajouter au trouble, la Cour de cassation avait placé le débat technique dans
une impasse complète et peu admissible. Dans l'attente d'une réponse de la Cour de
justice, le juge judiciaire avait refusé en effet de trancher la question de
constitutionnalité qui lui était posée, le tout pour soulever d'office une question de
39

conventionnalité qui, elle, ne lui avait pas été posée... En droit de saisir la CJUE à
titre préjudiciel et même obligée de le faire en cas de doute, elle omet en revanche
complètement les obligations qui pèsent également sur elle vis-à-vis du juge
constitutionnel. Le 16 avril, elle ne transmet pas davantage qu'elle ne rejette la
question des requérants, ce qui est pour le moins curieux. Mettant en avant le «
délai de trois mois » imparti « pour décider du renvoi de la question de
constitutionnalité au Conseil constitutionnel », la Cour de cassation inverse l'ordre
des priorités voulu par le législateur organique. Elle sollicite donc la CJUE à titre
préjudiciel pour statuer en urgence sur la conventionnalité de l'examen prioritaire
de la question de constitutionnalité, quitte à envisager ensuite une transmission
éventuelle de la QPC à son juge.

À ce stade, le conflit était consommé. La contestation ouverte du dispositif voté par


le législateur et avalisé par le juge constitutionnel ne faisait aucun doute et ce, qui
plus est, devant le juge de l'Union européenne. D'aucuns pouvaient même y voir
l'occasion offerte au juge de Luxembourg d'arbitrer un conflit franco-français.

C'était là sans compter sur l'imagination des plaideurs et l'inquiétude qui avait
gagné le Palais Royal. La médiatisation du positionnement de la Cour de cassation
a incité les premiers, qu'ils soient parlementaires (de façon particulièrement
sibylline) ou particuliers (de façon assez mystérieuse), à tirer argument de l'arrêt du
16 avril, fournissant ainsi l'occasion d'un contrefeu préventif qui va s'avérer
salutaire pour la QPC. On y reviendra, cette double intervention va être
déterminante dans le prétoire de Luxembourg et permettre de sauver les apparences
de la QPC. La conscience aiguë des enjeux a conduit les deux occupants de la place
du Palais Royal à manifestement coordonner leur réponse, saisissant cette occasion
dans des dossiers où là n'était clairement pas la question. Le Conseil constitutionnel
consacre ainsi de longues lignes à la QPC dans le cadre d'un contrôle de
constitutionnalité ordinaire et le Conseil d'État s'empare également du débat dans
un litige concernant une convention internationale universelle des plus classiques,
la Convention de Genève(117).

• Du point de vue du Conseil constitutionnel, le mémoire complémentaire déposé


par les parlementaires socialistes le 28 avril 2010 offrait une fenêtre de tir. Il ne l'a
pas manquée. Tirant argument de l'arrêt de la Cour de cassation, le Conseil
constitutionnel était invité à s'assurer « que la loi déférée, en plus des griefs
constitutionnels qu'elle encourt, n'est pas inconventionnelle ». L'occasion lui était
donc donnée de clarifier les choses. Il va l'effectuer sous la forme d'une véritable
décision de principe fixant le positionnement du contrôle de constitutionnalité et du
contrôle de conventionnalité, impliquant donc qu'il revienne sur le caractère «
prioritaire » du premier sur le second.
40

La chose n'était pas si évidente qu'elle le paraît. Dans le considérant 14 de sa


décision 2009-595 DC, le juge constitutionnel avait exprimé l'inverse : « le
législateur organique a entendu garantir le respect de la Constitution et rappeler sa
place au sommet de l'ordre juridique interne ; que cette priorité a pour seul effet
d'imposer, en tout état de cause, l'ordre d'examen des moyens soulevés devant la
juridiction saisie ». Il avait pris ensuite la peine d'ajouter que cette priorité « ne
restreint pas la compétence de cette dernière, après avoir appliqué(118) les
dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, de veiller au
respect et à la supériorité sur les lois des traités ou accords légalement ratifiés ou
approuvés et des normes de l'Union européenne ». Dissipant tout doute, le
commentaire paru aux Cahiers confirmait : « la juridiction doit examiner le moyen
tiré de la conformité à la Constitution avant le moyen tiré de la conformité d'une loi
aux engagements internationaux de la France ». « Pour éviter toute ambiguïté, cette
disposition confirme le caractère « prioritaire » de la QPC ».

Si les mots ont un sens pour le lecteur, dépourvu d'ambiguïté précisément,


employer la préposition « avant » signifiait logiquement que la question de
conventionnalité venait « après », comme tranché par le Conseil...Donc, « le
contrôle de constitutionnalité ne se substitue pas au contrôle de conventionnalité, il
le précède »(119), ce qui rendait effectivement douteux que les deux contrôles
puissent être concomitants(120). La note de présentation de la QPC sur son site
était plus prudente puisque, désormais, le linguiste découvre qu'« avant » signifie «
simultanément », le tout sur le strict terrain « procédural »(121)...

Le Conseil constitutionnel prend à son compte le caractère vivant de la langue


française et le met à profit, le 12 mai. Désormais, il faut se convaincre à le lire qu'«
avant » signifie « à tout moment ». Sortant de l'impasse par le haut, le juge
constitutionnel vide ainsi préventivement la querelle. De son point de vue, «
l'article 61-1 de la Constitution pas plus que les articles 23-1 et suivants de
l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée ne font obstacle à ce que le juge saisi
d'un litige dans lequel est invoquée l'incompatibilité d'une loi avec le droit de
l'Union européenne fasse, à tout moment, ce qui est nécessaire pour empêcher que
des dispositions législatives qui feraient obstacle à la pleine efficacité des normes
de l'Union soient appliquées dans ce litige ». Il en tire les conséquences pour ce qui
est du droit de l'Union européenne : les dispositions de la QPC « ne privent pas
davantage les juridictions administratives et judiciaires, y compris lorsqu'elles
transmettent une question prioritaire de constitutionnalité, de la faculté ou, lorsque
leurs décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne,
de l'obligation de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question
préjudicielle en application de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne ». D'où le commentaire de Marc Guillaume, pleinement
orthodoxe : il s'agit là « d'une règle procédurale de priorité d'examen des moyens de
41

constitutionnalité sur les moyens de conventionnalité, imposant aux juges


d'examiner s'il y a lieu de transmettre la question de constitutionnalité même si, par
ailleurs, il est saisi d'un moyen de conventionnalité qui pourrait, s'il était accueilli,
permettre de trancher le litige ». Dans le même temps, rien n'empêche « qu'une
question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) soit posée
en même temps ou dans un second temps ». L'applicabilité immédiate du droit de
l'Union européenne est ainsi préservée.

• Sans que la question lui ait été posée ainsi, à la lecture en tout cas des conclusions
du rapporteur, le Conseil d'État apporte sa pierre à l'édifice. Emboitant le pas à la
décision du Conseil constitutionnel rendue deux jours avant, le juge administratif
plaque sa vision de la QPC sur une décision relative à un tout autre objet, la
Convention de Genève. Pour lui, « ces dispositions ne font pas obstacle à ce que le
juge administratif, juge de droit commun de l'application du droit de l'Union
européenne, en assure l'effectivité, soit en l'absence de question prioritaire de
constitutionnalité, soit au terme de la procédure d'examen d'une telle question, soit
à tout moment de cette procédure, lorsque l'urgence le commande, pour faire cesser
immédiatement tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l'Union ». En
d'autres termes, son contrôle peut jouer à tout moment en cas d'urgence,
immédiatement en cas d'absence de QPC ou après celle-ci. En revanche, pour ce
qui est du renvoi à la CJUE, « le juge administratif dispose de la possibilité de
poser à tout instant, dès qu'il y a lieu de procéder à un tel renvoi, en application de
l'article 267 du TFUE, une question préjudicielle ».

Dans ces conditions, la révolte de la Cour de cassation était largement vidée de son
venin, la question de constitutionnalité redevenant préjudicielle et non plus
prioritaire au sens où elle aurait empêché d'une part de garantir à tous coups
l'applicabilité immédiate du droit de l'Union et, d'autre part, de mettre sur un pied
équivalent la protection de l'intégrité du droit national et du droit de l'Union en
différant la seconde dans le temps. En définitive, la QPC est bien davantage «
obligatoire » qu'elle n'est « prioritaire ».

On en retiendra surtout de cet épisode que la brillante réactivité du juge


constitutionnel et du juge administratif illustre à merveille l'efficacité politique et
stratégique du dialogue des juges(122). Sans nier la réalité des conflits dans un
univers juridique dominé par le pluralisme, ce dialogue et cette communication
permettent d'opérer les choix les plus pertinents pour assurer l'indispensable
conciliation entre des aspirations différentes et surtout, comme l'écrit si justement
Jean Yves Chérot, de répondre à « une exigence de compatibilité systémique
»(123).
42

Il reste que le raisonnement tenu par la Cour de cassation repose sur une confusion
initiale indiquant la nécessité d'ordonner les réponses préjudicielles de manière
complémentaire.

Ordonner la complémentarité des réponses


La mutation de la question de constitutionnalité opérée en force par le législateur
appelait des précisions indispensables afin que se régulent les mécanismes en
présence. Écarter l'hypothèse de la concurrence en dissociant les types de contrôle a
donc permis, in extremis d'anticiper sinon de neutraliser la réponse de la Cour de
justice. Celle-ci réclame néanmoins au droit français un effort sérieux
d'assimilation de sa réponse.

Distinguer contrôle de conventionnalité et de constitutionnalité

L'émoi provoqué par l'arrêt de la Cour de cassation repose sur une confusion du
raisonnement tenu par le juge judiciaire. Celle-ci a entraîné en contrepoint la
réaffirmation solennelle par le juge constitutionnel de la distinction entre contrôle
de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité, permettant ainsi à la Cour de
justice d'indiquer les conditions d'une interprétation de la QPC conforme au droit
de l'Union.

Le choix de la confusion par le juge judiciaire

C'est là que le bât blesse : la construction de la Cour de cassation repose sur une
confusion majeure. Le 16 avril 2010, le juge judiciaire fait délibérément masse des
questions de constitutionnalité et de conformité au droit de l'Union dans le but à
peine dissimulé de vider l'abcès du caractère prioritaire de la question de
constitutionnalité.

• Pour ce faire, elle emboîte le pas aux prétentions des requérants qui lui faisaient
valoir que la conformité de l'article 78 du CPP à la Constitution comme au droit de
l'Union était posée, les engagements du traité de Lisbonne ayant « valeur
constitutionnelle ». Schématiquement, la Cour tire d'abord argument de l'autorité
des décisions du juge constitutionnel pour feindre d'être privée désormais de son
droit à saisir la CJUE. Ceci suppose au préalable que le juge constitutionnel puisse
connaître du problème. La Cour affirme donc que le Conseil constitutionnel
vérifiant la conformité de la loi au droit de l'Union, l'autorité de son contrôle
interdirait au juge judiciaire d'y revenir. D'où la question préjudicielle qu'elle pose à
la CJUE : priver le juge national du fond de sa capacité à interroger le juge de
l'Union est-il compatible avec les dispositions du traité l'y obligeant ?
43

Qu'on en juge. La Cour de cassation souligne en premier lieu que l'article 23-2 de la
loi organique interdit aux juges du fond de statuer sur la conventionnalité d'une
disposition légale avant de transmettre la question de constitutionnalité puisque
celle-ci est prioritaire. Là est la source de blocage. L'article 62 de la Constitution
disposant que les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun
recours et s'imposent aux pouvoirs publics, « les juridictions du fond se voient
privées, par l'effet de la loi organique du 10 décembre 2009, de la possibilité de
poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne avant de
transmettre la question de constitutionnalité ». Une fois celle-ci tranchée, plus rien
n'est possible : « si le Conseil constitutionnel juge la disposition législative attaquée
conforme au droit de l'Union européenne », les jeux sont faits. Les juridictions du
fond comme la Cour de cassation ne pourront plus postérieurement à cette décision
saisir la CJUE « malgré les dispositions impératives de l'article 267 du TFUE » ni
se prononcer sur la conformité du texte au droit de l'Union. Très logiquement, le
juge judiciaire pose donc à l'interprète authentique du traité qu'est le juge de
l'Union le problème de la mise en échec de la coopération préjudicielle voulue par
le traité du fait de l'introduction de cette priorité d'examen au profit du contrôle de
constitutionnalité.

L'ensemble de cette construction repose sur une erreur majeure : la Cour postule
que le Conseil constitutionnel a la capacité de juger « la disposition législative
attaquée conforme au droit de l'Union ». Le juge judiciaire prétend donc ici que le
juge constitutionnel assimile dans son office l'exercice du contrôle de
constitutionnalité et celui du contrôle de conventionnalité, comme si les deux types
de normes n'en faisaient qu'un.

• C'est vraisemblablement là que la décision du 16 avril 2010 paraît la plus


critiquable, en ce que son auteur accrédite l'idée que le droit de l'Union européenne
serait désormais intégré dans le bloc de constitutionnalité(124). Son avocat général
avait tenté en vain de l'en dissuader. Il soulignait que l'éventuel renvoi vers le juge
constitutionnel des dispositions du droit de l'Union invoquées « aurait pour effet de
saisir le juge constitutionnel d'une question qu'il ne peut pas résoudre puisqu'elle
impliquerait à travers l'interface artificielle de l'article 88-1 la vérification de la
conformité d'une loi à un traité, opération à laquelle s'est toujours refusé le Conseil
constitutionnel »(125). À bien y regarder, peut être faut-il y voir un effet imprévu
de la légère ambiguïté du considérant 14 de la décision 2009-595 DC validant la
QPC dont le caractère prioritaire « ne méconnaît ni l'article 55 de la Constitution, ni
son article 88-1 ». Sous cet angle, le juge constitutionnel aurait implicitement
effectué un contrôle de conventionnalité en établissant la conformité de la loi
organique aux traités...
44

Néanmoins, l'article 88-1 de la Constitution n'a jamais été destiné ou interprété à


cet effet, bien au contraire. Certes, l'article 88-1 fait bien mention effectivement des
traités de l'Union mais cela ne saurait avoir pour résultat de valoir promotion
constitutionnelle quels que soient les arguments développés en sens inverse(126).
Le Conseil constitutionnel va du reste le signifier dans le considérant 16 de la
décision 2010-605 DC, restant ferme sur ses positions « nonobstant la mention dans
la Constitution du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

La jurisprudence constitutionnelle sur ce point et à ce jour est claire : l'article 88-1


formule des obligations identifiables précisément. Dans sa décision de principe
2004-496 DC(127), le Conseil constitutionnel en a dégagé « l'exigence
constitutionnelle » de transposition des directives en droit interne. À ce titre, le
Conseil constitutionnel s'assure que les lois ayant pour objet de transposer en droit
interne une directive communautaire ne méconnaissent pas de manière manifeste
les objectifs de la directive en cause. Il l'a confirmé et précisé à de multiples
reprises(128) sans pour autant enrichir depuis le champ des obligations tirées de
l'article 88-1. La jurisprudence du Conseil ne concerne que les lois ayant pour objet
de transposer des directives et elle se limite à un contrôle des incompatibilités
manifestes avec les objectifs de la directive en cause. En l'espèce, le juge
constitutionnel sanctionne le manquement à une exigence constitutionnelle et non
pas l'incompatibilité avec le texte européen.

Enfin et en toute logique, le fait même qu'une réforme constitutionnelle ait établi un
contrôle de constitutionnalité par voie d'exception et que le constituant comme le
législateur organique aient précisément distingué contrôle de constitutionnalité et
contrôle de conventionnalité ne plaide pas en faveur d'un élargissement du bloc de
constitutionnalité au traité sur l'Union européenne(129). D'une part, car si le
constituant l'avait entendu ainsi, il l'aurait indiqué. D'autre part, car la restriction
des normes de référence du contrôle de constitutionnalité par voie d'exception aux
seuls « droits et libertés garantis par la Constitution » le confirme dans les articles
23-2 et 23-5 : il distingue ce qui relève de ce champ là et ce qui touche aux «
engagements internationaux de la France ». Dans ces conditions, un rappel explicite
de cette ligne jurisprudentielle était indispensable. Doté de la force de l'article 62 de
la Constitution, il rappelle au juge l'état du droit positif.

Le rappel de la dissociation par le juge constitutionnel

La chose est établie : le juge constitutionnel dispose du monopole du contrôle de


constitutionnalité et il n'entend pas exercer le contrôle de conventionnalité des lois.
Cette ferme position jurisprudentielle date de 1975, on la sait discutée(130) et il
était peu vraisemblable que l'approximation du raisonnement de la Cour de
cassation suffise à l'inverser.
45

• Saisi par un mémoire complémentaire des parlementaires d'une question portant


sur son contrôle de conventionnalité à partir de la jurisprudence de la Cour de
cassation, « si tel est effectivement le cas », le Conseil constitutionnel dissipe les
doutes, y compris en se référant expressément à l'arrêt de la Cour. Dans un premier
temps, il clarifie les questions de principe avant d'en tirer les conséquences pour le
juge du fond.

Le 12 mai 2010, reproduire à la lettre les termes d'une jurisprudence affirmée


depuis trente-cinq ans ne pose aucun état d'âme au Conseil constitutionnel : si les
dispositions de l'article 55 de la Constitution « confèrent aux traités, dans les
conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne
prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le
cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution »(131). Cette
jurisprudence est classique depuis la décision 74-54 DC IVG, maintes fois répétée
en matière de droit international(132) comme en matière de droit
communautaire(133).

Jusque-là réservée au contrôle de constitutionnalité ordinaire, cette interprétation


est affirmée en ce qui concerne le contrôle de constitutionnalité par voie
d'exception(134). Le raisonnement opéré dans la décision 2010-605 DC est
catégorique : « il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, saisi en application de
l'article 61 ou de l'article 61-1 de la Constitution, d'examiner la compatibilité d'une
loi avec les engagements internationaux et européens de la France... par suite, la
demande tendant à contrôler la compatibilité de la loi déférée avec les engagements
internationaux et européens de la France, en particulier avec le droit de l'Union
européenne, doit être écartée »(135). Pour y parvenir, le juge entreprend un long
développement qui semble souvent répondre à l'arrêt du 16 avril.

Il estime que « pour mettre en oeuvre le droit reconnu par l'article 61-1 de la
Constitution à tout justiciable de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce
qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution
garantit », les dispositions de la loi organique(136) « précisent l'articulation » et les
responsabilités respectives en matière de contrôle de constitutionnalité et de
contrôle de conventionnalité. Le premier « incombe » au Conseil constitutionnel, le
second relève des juridictions administratives et judiciaires. Dès lors, « le moyen
tiré du défaut de compatibilité d'une disposition législative aux engagements
internationaux et européens de la France ne saurait être regardé comme un grief
d'inconstitutionnalité ».
46

• Il appartient donc au juge du fond d'en connaître. Le Conseil constitutionnel


entreprend d'en détailler les raisons et les modalités, en quatre considérants qui
forment autant de réponses à l'argumentaire de la Cour de cassation.

En premier lieu, le Conseil infirme le point de départ du raisonnement du juge


judiciaire sans grande précaution de langage. L'autorité attachée à ses décisions en
vertu de l'article 62 de la Constitution qui était mise en avant le 16 avril 2010 ne
concerne que les décisions prononcées dans le cadre du contrôle de
constitutionnalité, par voie d'action ou d'exception. Leur portée « ne limite pas la
compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire prévaloir ces
engagements sur une disposition législative incompatible avec eux », ceci même «
lorsque cette dernière a été déclarée conforme à la Constitution »(137). Le contrôle
de conventionnalité peut donc être exercé car il ne saurait être confondu avec le
contrôle de constitutionnalité : ils ne sont ni associés ni symétriques(138).

Ensuite, le juge constitutionnel précise la marge d'action dont dispose le juge du


fond lorsqu'il transmet une question de constitutionnalité. Son examen étant
encadré dans le temps, le juge du fond peut statuer sans attendre la décision relative
à la question prioritaire de constitutionnalité en cas d'urgence ou de respect d'un
délai déterminé, tout comme il peut prendre toutes les mesures provisoires ou
conservatoires nécessaires. Aussi, il peut suspendre immédiatement tout éventuel
effet de la loi incompatible avec le droit de l'Union, assurer la préservation des
droits que les justiciables tiennent des engagements internationaux et européens de
la France et garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à intervenir.
Dès lors, souligne le Conseil, ni l'article 61-1 de la Constitution ni la loi organique
« ne font obstacle à ce que le juge saisi d'un litige dans lequel est invoquée
l'incompatibilité d'une loi avec le droit de l'Union européenne fasse, à tout moment,
ce qui est nécessaire pour empêcher que des dispositions législatives qui feraient
obstacle à la pleine efficacité des normes de l'Union soient appliquées dans ce litige
»(139). Sans statuer sur le fond du litige, le juge ordinaire est donc en situation de
garantir l'effet immédiat du droit de l'Union et l'on remarque ici la dissociation
effectuée par le Conseil entre, d'une part, le droit de l'Union et, d'autre part, les
engagements internationaux et européens.

Enfin, le juge constitutionnel se penche sur le cas particulier des obligations qui
pèsent sur le juge interne du fait de l'article 267 TFUE, qui ouvre la faculté ou
instaure l'obligation de renvoyer selon le cas à la CJUE. Il indique sans surprise que
ni la Constitution ni la loi organique « ne privent » les juridictions administratives
et judiciaires de cette obligation « y compris lorsqu'elles transmettent une question
prioritaire de constitutionnalité ». À dire vrai, on s'en doutait un peu malgré la
crainte exprimée par la Cour de cassation.
47

Plus intéressant aurait été de dire pourquoi de manière plus précise. Une explication
est proposée par Marc Guillaume dans son commentaire de la décision 2010-605
DC aux Cahiers : « le fait de poser une question préjudicielle constitue une mesure
d'instruction avant dire droit que le juge peut prendre lorsqu'il l'estime nécessaire,
sans que le fait qu'une question prioritaire de constitutionnalité ait été posée au
juge, ni le fait qu'il ait procédé à sa transmission puissent faire obstacle à cette
faculté »... Il y a plus convaincant(140). Il est acquis que la question préjudicielle
emporte une opération d'interprétation, d'appréciation de validité ou plus
généralement de qualification juridique(141), en droit interne comme dans le droit
de l'Union. Il est également admis que les mesures d'instruction se rapportent
généralement à des questions de fait, en tout cas selon l'opinion de René
Chapus(142) ou l'article 143 du Code de procédure civile. Dès lors, réduire l'action
préjudicielle à une simple mesure d'instruction serait minimiser l'impact décisif
qu'elle a sur la solution du litige et sur le débat juridique qu'elle ouvre. En
admettant ou en rejetant une demande de renvoi préjudiciel, le juge du fond dit le
droit tout comme quand il soulève d'office ce moyen.

• À l'appui de ce recadrage, le Conseil d'État monte également au créneau de la


clarification, dans des conditions un peu étonnantes. Etait mise en cause en effet
dans le cadre d'une question prioritaire de constitutionnalité la Convention de
Genève relative au statut de réfugié au regard de la Déclaration des droits de
l'homme pour ce qui est de la présomption d'innocence et du Préambule pour ce qui
est du droit d'asile. Les doutes du Conseil d'État quant à la version finale de la loi
organique ayant été soulignés publiquement à plusieurs reprises, il n'est guère
étonnant qu'il ait saisi l'occasion d'affirmer sa vision des choses. Celle-ci, on n'en
sera pas surpris, est en phase avec celle du Conseil constitutionnel, qu'elle relaye à
point nommé.

Le juge administratif est en effet soumis à une demande de transmission concernant


un conflit potentiel entre la règle constitutionnelle et une disposition
conventionnelle, celle de la clause d'exclusion de l'article 1 paragraphe F du texte
de Genève. Même en transitant par le contrôle de la loi de ratification, la question
posée consistait à solliciter un contrôle de conventionnalité du juge de renvoi.

À cela, le juge administratif répond en toute cohérence avec la décision 2010-605


DC : l'article 61-1 de la Constitution « ne peut conduire à saisir le Conseil
constitutionnel que d'une question portant sur une disposition législative » et la
question soulevée est donc irrecevable. Dans le même temps, le Conseil d'État
souligne une évidence : la loi de ratification n'est pas applicable au litige au sens de
la loi organique et elle est « par sa nature même, insusceptible de porter atteinte à
des droits et libertés au sens des dispositions de l'article 61-1 de la Constitution ».
48

Plus remarquable est le long développement consacré par le Conseil aux relations
entre le droit de l'Union et la QPC. Ignorant sans doute les relations entre le droit de
Genève et le droit communautaire de l'asile, le requérant n'y faisait pas d'allusion,
pas davantage que le rapporteur public. Le juge administratif, en sa qualité de «
juge de droit commun de l'application du droit de l'Union européenne » se penche
pourtant sur le sens de l'article 23-5 de la loi organique pour définir le cadre de son
office. Pour le Conseil d'État, ces dispositions n'entravent en rien l'obligation qu'il a
d'assurer l'effectivité du droit de l'Union. Il l'affirme tant en ce qui concerne son
obligation d'écarter un texte national contraire qu'à propos de son obligation
préjudicielle.

Reprenant de manière quasiment identique les termes employés par le juge


constitutionnel, il énumère les trois hypothèses où il est en situation de satisfaire
son obligation de faire respecter le droit de l'Union par un contrôle de
conventionnalité. C'est le cas soit en l'absence de question prioritaire de
constitutionnalité, soit au terme de la procédure d'examen d'une telle question, «
soit à tout moment de cette procédure, lorsque l'urgence le commande, pour faire
cesser immédiatement tout effet éventuel de la loi contraire au droit de l'Union ».
Écarter une loi contraire au droit de l'Union rentre donc parfaitement dans le champ
de son office mais la formulation qu'il retient est susceptible de poser problème. En
effet c'est seulement sous le couvert de l'urgence que l'intégrité de la règle de droit
de l'Union est assurée, ce qui ne semble pas conforme aux exigences de la Cour. La
formulation retenue par le Conseil constitutionnel, mieux balancée, semblait plus
orthodoxe.

Par ailleurs, et là indépendamment de toute priorité puisque le juge souligne que


c'est « à tout instant », le juge interne « dispose de la possibilité de poser, dès qu'il y
a lieu de procéder à un tel renvoi, en application de l'article 267 du TFUE, une
question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne.

Sous couvert d'une interprétation conforme de la notion « d'urgence », c'est-à-dire


prenant certaines libertés avec la loi organique qui la relie à la prévision par une loi
ou un règlement, les précautions prises en contrepoint de l'arrêt de la Cour de
cassation étaient susceptibles de convaincre la Cour de justice.

La validation par le juge de l'Union

La lecture de l'arrêt C-188/10 révèle à quel point l'intervention conjuguée du


Conseil constitutionnel et du Conseil d'État a été décisive pour la QPC, quitte à
sacrifier la priorité que lui attribuait le législateur.
49

Le gouvernement français en avait fait immédiatement sa principale ligne de


défense pour plaider l'irrecevabilité de la question posée par la Cour de cassation.
Celle-ci aurait revêtu un « caractère purement hypothétique » car fondée sur « la
prémisse que le Conseil constitutionnel, lors de l'examen de la conformité d'une loi
à la Constitution, peut être amené à examiner la conformité de cette loi au droit de
l'Union »(143), prémisse démentie par la jurisprudence du juge constitutionnel.
Plus loin, il enfonçait le clou en se fondant « en substance, sur la même
interprétation de ladite législation que celle effectuée, postérieurement à la
transmission des décisions de renvoi de la Cour de cassation à la Cour de justice,
tant par le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-605 DC, du 12 mai
2010, que par le Conseil d'État, dans sa décision n° 312305, du 14 mai 2010
»(144). Il serait dès lors exclu qu'une QPC ait pour objet de soumettre au juge
constitutionnel une question de compatibilité d'une loi avec le droit de l'Union.
D'autant que cette tâche incombe aux juridictions ordinaires et qu'elles ont tout
loisir à cette occasion de renvoyer à titre préjudiciel une difficulté éventuelle à la
CJUE.

Après avoir mené son analyse sur la base de cette « prémisse » et condamné la
conclusion à laquelle elle conduisait « selon cette interprétation », c'est-à-dire
l'empêchement du juge national de déférer aux obligations qu'il tient de l'article 267
TFUE, tant avant la transmission de la QPC qu'après celle-ci(145), la CJUE retient
un élément déterminant. « Toutefois », les gouvernements français et belge ont
présenté une « interprétation différente de la législation française visée par la
première question posée en se fondant, notamment, sur les décisions du Conseil
constitutionnel n° 2010-605 DC, du 12 mai 2010, et du Conseil d'État n° 312305,
du 14 mai 2010, rendues postérieurement à la transmission des décisions de renvoi
de la Cour de cassation à la Cour de justice »(146). Retenir cette description du
droit interne permet alors de trouver une issue malgré une réelle difficulté. La
jurisprudence de la Cour souligne en effet qu'il appartient à la juridiction nationale
de donner à la loi interne qu'elle doit appliquer, dans toute la mesure du possible,
une interprétation conforme aux exigences du droit de l'Union(147). La CJUE s'en
remet donc à l'approche du droit national retenue par le juge interne qui la saisit. En
l'espèce, cette approche est erronée et la retenir conduirait à fournir une réponse
inadaptée puisque ne correspondant pas au problème juridique posé. L'effet utile de
sa réponse justifie qu'elle privilégie le contexte juridique proposé par l'interprète
authentique de la Constitution.

La Cour acquiesce donc à ce changement de pied, sans être dupe. On notera à cet
égard tout le sel de son opinion finale : « eu égard aux décisions susmentionnées du
Conseil constitutionnel et du Conseil d'État, une telle interprétation des dispositions
nationales qui ont institué le mécanisme de contrôle de constitutionnalité en cause
au principal ne saurait être exclue »(148). On ne saurait mieux indiquer que cette
50

interprétation conforme n'allait pas sans ces dernières... C'est dire aussi que la
description du droit opérée par le juge judiciaire impliquait, à l'inverse, une
déclaration d'incompatibilité avec le droit de l'Union parfaitement prévisible et que
le système de la QPC n'est acceptable du point de vue du droit de l'Union qu'au prix
d'une interprétation de la loi organique conforme à ce droit.

Tout n'est pas réglé pour autant et un effort important d'assimilation de la réponse
de la Cour de justice attend désormais le droit français.

Assimiler la réponse de la Cour de justice de l'Union

Porter au grand jour le désaccord du juge judiciaire avec la voie « prioritaire »


voulue par le législateur pose évidemment problème au système juridique français.
Interpréter ce choix comme celui de contrecarrer l'effectivité de la protection du
droit de l'Union comportait un risque majeur de censure par la Cour de justice, évité
de justesse mais pas sans conséquence. La Cour de justice ouvre en effet des
interrogations considérables visant vraisemblablement le juge constitutionnel tout
en répondant de manière négative à la question matérielle des contrôles d'identité
dans les zones frontalières.

L'impact de la garantie du droit de l'Union

L'arrêt de la Cour de justice du 22 juin ne laisse pas le droit français quitte pour
autant. Il ouvre deux chantiers d'importance inégale.

• Le premier, on l'a vu plus haut, concerne les conditions dans lesquelles le juge
national peut satisfaire ses obligations communautaires de renvoi préjudiciel dans
le cas où il serait tenu par son droit national de déclencher une procédure incidente
de contrôle de constitutionnalité telle que la QPC. Au cas où cette procédure
l'empêcherait de laisser immédiatement inappliquée une loi nationale contraire au
droit de l'Union, la CJUE fixe de manière solennelle les limites de son action. Le
traité « exige », et le terme est volontairement fort, que le juge national « soit libre,
d'une part, d'adopter toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection
juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union et,
d'autre part, de laisser inappliquée, à l'issue d'une telle procédure incidente, ladite
disposition législative nationale s'il la juge contraire au droit de l'Union ».

La loi organique satisfait largement ces impératifs puisque, en vertu de la


jurisprudence concordante des deux Conseils, le juge national a pleine latitude pour
saisir la CJUE à titre préjudiciel et prononcer des mesures provisoires. La Cour
garde même le silence sur le retard qui pourrait résulter du jeu combiné de la QPC
et de la question préjudicielle, du point de vue de l'effectivité du droit de l'Union, ce
51

qui pourrait constituer, comme le souligne Francis Donnat, une « inflexion


implicite »(149) de sa jurisprudence motivée par l'existence de mesures provisoires.

En définitive, seule l'interprétation à venir de la condition relative à « l'urgence »


visée par la loi organique et mise en avant notamment par le Conseil d'État exige
vraisemblablement une lecture beaucoup plus large que ne semblent l'indiquer les
termes de l'arrêt Rujovic. De même, le régime procédural de la QPC tel qu'organisé
par la loi organique doit vraisemblablement être revisité afin de s'assurer que
l'examen distinct et motivé de la question de constitutionnalité n'entrave ni ne
retarde un éventuel débat sur un renvoi préjudiciel à la CJUE.

On comprend donc mal, dans ces conditions et en particulier celles définies à


Luxembourg, que la Cour de cassation ait jugé utile de poursuivre de sa vindicte le
système de la QPC. Le 29 juin 2010, dans son arrêt rendu à la suite de la réponse
donnée par la Cour de justice(150), le juge judiciaire donne une traduction de la
réponse de la CJUE qui ne relève plus d'un raisonnement juridique appliqué au
droit de la QPC.

Elle indique ainsi que « dans l'hypothèse particulière où le juge est saisi d'une
question portant à la fois sur la constitutionnalité et la conventionnalité d'une
disposition législative », il lui appartient de mettre en oeuvre, le cas échéant, les
mesures provisoires ou conservatoires propres à assurer la protection
juridictionnelle des droits conférés par l'ordre juridique européen, ce qui est en
harmonie avec l'arrêt du 22 juin 2010. En revanche, s'excluant du jeu au motif
qu'elle n'est qu'un filtre, la Cour de cassation se déclare dans « l'impossibilité de
satisfaire à cette exigence » dans la mesure où « la procédure ne permet pas de
recourir à de telles mesures ». Elle s'adresse alors de manière comminatoire au juge
du fond : « le juge doit se prononcer sur la conformité de la disposition critiquée au
regard du droit de l'Union en laissant alors inappliquées les dispositions de
l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée prévoyant une priorité d'examen de la
question de constitutionnalité ». En d'autres termes, la Cour de cassation s'écarte là
sans fondement sérieux des indications combinées de la Cour de justice et du
Conseil constitutionnel. Allant au delà du raisonnable, elle ouvre un second front
avec le législateur dont elle propose de laisser l'ouvrage inappliqué(151).

• Le second est plus important, lourd de sens pour le Conseil constitutionnel. À n'en
pas douter et alors que nul ne lui demandait de s'aventurer sur ce terrain, la Cour de
justice s'est intéressée aux conditions dans lesquelles le contrôle incident de
constitutionnalité d'une loi transposant les dispositions impératives d'une directive
de l'Union s'effectue en droit interne. Elle indique, manifestement à l'adresse du
Conseil constitutionnel, sa vigilance extrême sur ce point dans des termes qui
semblent imposer à ce dernier des évolutions nécessaires.
52

Dans un premier temps, par un véritable orbiter dictum(152), elle rappelle


solennellement le monopole dont elle dispose : le contrôle incident de
constitutionnalité prioritaire « ne saurait porter atteinte à la compétence de la seule
Cour de justice de constater l'invalidité d'un acte de l'Union, et notamment d'une
directive, compétence ayant pour objet de garantir la sécurité juridique en assurant
l'application uniforme du droit de l'Union »(153).

Or, pour elle, le risque n'est pas exclu qu'il y soit porté atteinte en raison des effets
de la QPC, susceptible de vider d'objet son intervention. En effet, le caractère
prioritaire d'une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité étant
susceptible d'aboutir à l'abrogation d'une loi nationale se limitant à transposer les
dispositions impératives d'une directive de l'Union en raison de sa contrariété à la
Constitution, la Cour « pourrait, en pratique, être privée de la possibilité de
procéder, à la demande des juridictions du fond de l'État membre concerné, au
contrôle de la validité de ladite directive par rapport aux mêmes motifs relatifs aux
exigences du droit primaire, et notamment des droits reconnus par la Charte des
droits fondamentaux de l'Union européenne, à laquelle l'article 6 TUE confère la
même valeur juridique que celle qui est reconnue aux traités »(154).

De manière tout à fait intéressante et novatrice, le juge de l'Union exprime ici, en


amont, la nécessité d'ordonner le pluralisme des sources protégeant les droits
fondamentaux. Les intersections du droit constitutionnel, du droit conventionnel
ordinaire ou européen et du droit de l'Union exigent tout à la fois une lecture
identique et un respect nécessaire de leur diversité.

Aussi, et dans un second temps, elle invite le Conseil constitutionnel de manière à


peine déguisée à une relecture de sa position à l'encontre du renvoi préjudiciel de
l'article 267 TFUE. Celle-ci est fixée depuis le considérant 20 de sa fameuse
décision 2006-540 DC. Le juge constitutionnel y définissait les limites de son
contrôle en faisant valoir que, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le
délai prévu par l'article 61 de la Constitution, il ne pouvait saisir la CJUE. Il
renvoyait donc aux juridictions ordinaires le soin d'user de l'article 234 TCE, sa
décision étant rendue « sans préjudice de la position des juridictions nationales et
de celle de la CJUE quant à la conformité de la loi examinée au droit
communautaire originaire et dérivé »(155).

La Cour lui indique que les juridictions suprêmes des États membres sont tenues de
procéder à un renvoi préjudiciel au titre de l'article 267 TFUE, alinéa 3, « avant que
le contrôle incident de constitutionnalité d'une loi dont le contenu se limite à
transposer les dispositions impératives d'une directive de l'Union puisse s'effectuer
par rapport aux mêmes motifs mettant en cause la validité de la directive ». De
53

même, ces juridictions sont également tenues par la suite de tirer les conséquences
qui découlent de l'arrêt rendu par la Cour à titre préjudiciel. Adressée au juge
procédant au contrôle incident de constitutionnalité, cette invitation concerne le
Conseil constitutionnel. La CJUE ne laisse pas place au doute : cette obligation
vaut « à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de
constitutionnalité n'ait elle-même saisi la Cour de justice de cette question sur la
base du deuxième alinéa dudit article »(156).

Le fondement de cette position est explicite : « s'agissant d'une loi nationale de


transposition d'un tel contenu, la question de savoir si la directive est valide revêt,
eu égard à l'obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable ». Le mot
est volontairement explicite. En ce cas donc, n'est plus prioritaire qui le croyait,
chacun doit s'en persuader...

Enfin, la Cour porte le coup de grâce sans grands égards à la fois à la loi organique
régissant la QPC mais aussi et surtout à l'argument de délai utilisé par le Conseil
constitutionnel pour décliner le renvoi préjudiciel. Pour elle, « l'encadrement dans
un délai strict de la durée d'examen par les juridictions nationales ne saurait faire
échec au renvoi préjudiciel relatif à la validité de la directive en cause ».
Au total, l'onde de choc de l'arrêt C-188/10 promet donc d'être décapante pour le
droit constitutionnel français, l'invitant à rejoindre nombre de ses homologues
européens.

L'invalidité des contrôles dans la zone frontalière

Les requérants contestaient dans l'affaire Abdeli et Melki la régularité de leur


interpellation et de leur détention sur la base de l'article 78 du Code de procédure
pénale au regard des obligations souscrites par la France dans le cadre du traité de
Lisbonne. Pour eux, l'entrée en vigueur de ce traité aurait rendu caduque la
possibilité de contrôles aux frontières intérieures, l'article 67 §2 du TFUE affirmant
que l'Union « assure l'absence de contrôles des personnes aux frontières intérieures
» avant d'être concrétisé par l'article 77 du même traité. La Cour de cassation devait
donc trancher la question de la compatibilité de l'article 78 CPP non pas à la
Constitution française comme elle l'a estimé à tort mais à l'article 67 du TFUE. Son
arrêt du 16 avril pose donc une seconde question préjudicielle à laquelle la CJUE
répond par la négative.

• Pour ce qui est de la compatibilité avec le texte constitutionnel, l'avocat général


avait écarté l'hypothèse du renvoi au double motif prévu par la loi organique de
l'absence de nouveauté et de sérieux de la question posée. Le Conseil
constitutionnel ayant statué le 5 août 1993(157) sur la question de la conformité à la
Constitution des contrôles d'identité institués en vertu des accords de Schengen
54

dans la zone des 20 kilomètres autour des frontières intérieures, celle-ci pouvait
être considérée comme tranchée. Sauf à considérer que l'entrée en vigueur du traité
de Lisbonne et la proclamation de l'absence de contrôles aux frontières intérieures
de l'Union par l'article 67 TFUE constituaient un « changement de circonstances »
justifiant de solliciter à nouveau le Conseil constitutionnel, la cause était entendue.

Elle l'était en tout cas pour l'avocat général, qui faisait valoir que l'entrée en vigueur
du traité de Lisbonne ne modifiait en rien l'économie des accords de Schengen
puisque le protocole 19 relatif à l'intégration de l'acquis Schengen affirme que cet
acquis tel qu'il a été développé par les États membres est préservé par le nouveau
traité. Il aurait pu ajouter à cela, en consultant l'article 62 TCE rédigé à Amsterdam,
que la problématique de la libre circulation des personnes n'a pas été modifiée à
Lisbonne de ce point de vue. En bref et sous cet angle, la question de
constitutionnalité ne se posait pas.

• Du point de vue du droit de l'Union européenne, la question était plus complexe et


l'idée d'un renvoi préjudiciel n'était pas aussi futile qu'on a bien voulu le dire. La
Cour de justice valide en effet les doutes exprimés par le juge judiciaire et
l'interprétation qu'elle délivre du droit de l'Union permet de conclure à
l'incompatibilité des contrôles prévus par la législation française.

L'intégration de l'acquis Schengen par le traité d'Amsterdam a considérablement


renforcé le droit applicable à la libre circulation des personnes dans l'Union
européenne, à la fois en capitalisant une décennie de travail et en dotant l'Union de
principes opérationnels en la matière. Elle s'est réalisée sur la base du protocole
additionnel au traité d'Amsterdam mais aussi sur celle de la décision de ventilation
de cet acquis entre le pilier communautaire et l'action intergouvernementale(158).
Cette ventilation a permis ensuite l'adoption du texte qui commande les règles de
franchissement des frontières : le Code communautaire frontières autrement appelé
« Code frontières Schengen »(159).

La réflexion sur la compatibilité de l'article 78 CPP avec les obligations


communautaires de la France passait donc par une mise en perspective avec le «
Code communautaire frontières ». Or le maintien des contrôles dans la zone
frontalière par des États membres tels que la France a longtemps fait débat et la
codification opérée par le Code frontières a été l'objet de négociations difficiles sur
ce point. La proposition initiale de la Commission de supprimer par principe les
contrôles dans les zones limitrophes de la frontière intérieure avait suscité une vive
réaction de la France(160). Un compromis réalisé par le Conseil avait débloqué le
dossier et permis l'adoption de l'article 21 du règlement 562/2006. Ce dernier
autorise de tels contrôles tout en encadrant suffisamment leur exercice pour éviter
55

qu'on puisse les assimiler à un maintien déguisé des contrôles aux frontières,
lesquels seraient contraires au traité.

Dès lors, s'il y avait matière à réflexion et donc à renvoi préjudiciel à la CJUE,
c'était précisément sur l'interprétation de cet article 21 du Code frontières et même,
éventuellement, sur sa compatibilité avec le principe de libre circulation des
personnes posé par le traité et confirmé par l'article 45 de la Charte des droits
fondamentaux, « dans les conditions et limites prévues par le traité ». Souvent
critiquée en doctrine et par les ONG, cette restriction permanente et systématique à
la libre circulation que constitue un dispositif de contrôle d'identité spécifique à la
zone frontalière appelait une confrontation avec les États membres devant la Cour
de justice. Faute d'avoir mis en oeuvre un renvoi en appréciation de validité du
règlement 562/2006, la Cour de cassation contraint la Cour de justice à demeurer
sur le seul terrain de l'interprétation, l'article 267 TFUE ne constituant pas une voie
de recours ouverte aux parties au litige pendant devant le juge national(161).

• L'interprétation délivrée par la Cour de justice la conduit à constater


l'incompatibilité du dispositif français de contrôles dans la zone frontalière des 20
kilomètres.

Pour parvenir à ce constat, la Cour de justice indique au juge judiciaire que le


législateur communautaire a mis en oeuvre conformément au traité les articles de ce
dernier concernant la libre circulation des personnes et la suppression des contrôles
aux frontières intérieures en adoptant notamment les articles 20 et 21 du règlement
562/2006. Se baser sur ces derniers est nécessaire afin d'apprécier si le droit de
l'Union s'oppose à une législation nationale telle que celle figurant à l'article 78-2
du Code de procédure pénale. On soulignera que la Cour souligne qu'ils sont «
interprétés à la lumière de l'exigence de sécurité juridique »(162), signe de sa
volonté de ne pas remettre en question un dispositif peut-être discutable dans son
principe.

S'agissant des contrôles d'identité organisés par la législation française, la Cour


constate qu'ils ne sont pas effectués « aux frontières » mais à l'intérieur du territoire
national. Ils sont donc indépendants du franchissement de la frontière par la
personne contrôlée car ils ne sont donc pas effectués au moment du franchissement
de la frontière. Ils ne constituent donc pas des « vérifications aux frontières »
lesquelles sont interdites par l'article 20 du règlement 562/2006 mais des «
vérifications à l'intérieur du territoire d'un État membre », tombant sous le coup de
l'article 21 du même règlement. Ce dernier prévoit dans son a) que la suppression
du contrôle aux frontières intérieures ne porte pas atteinte à l'exercice des
compétences de police par les autorités compétentes de l'État membre en vertu du
droit national, dans la mesure où l'exercice de ces compétences n'a pas un effet
56

équivalant à celui des vérifications aux frontières, et que cela vaut également dans
les zones frontalières. Aussi, des contrôles tels que ceux opérés par les autorités
françaises ne sont interdits que lorsqu'ils revêtent un effet équivalant à celui des
vérifications aux frontières.

Il importait alors pour la Cour de définir dans quelles conditions de tels contrôles
pouvaient ou non être considérés comme « équivalant » à des contrôles aux
frontières. L'article 21 détaillait les critères distinctifs entre ces contrôles : ils sont
fondés sur des informations générales et l'expérience des services de police
relatives à d'éventuelles menaces pour la sécurité publique et visent, notamment, à
lutter contre la criminalité transfrontalière, sont conçus et exécutés d'une manière
clairement distincte des vérifications systématiques des personnes effectuées aux
frontières extérieures et, enfin, sont réalisés sur la base de vérifications effectuées à
l'improviste.

La Cour relève en premier lieu que l'objectif des contrôles de l'article 78-2 CPP
n'est pas le même que celui des contrôles aux frontières. Ceux-ci visent, d'une part,
à s'assurer que les personnes peuvent être autorisées à entrer sur le territoire d'un
État membre ou à le quitter et, d'autre part, à empêcher les personnes de se
soustraire aux vérifications aux frontières. En revanche, l'article 78 du CPP vise à
vérifier le respect des obligations de détention, de port et de présentation des titres
et des documents prévus par la loi française. Or la possibilité pour un État membre
de prévoir de telles obligations dans son droit national n'est pas, en vertu du
règlement de 2006, affectée par la suppression du contrôle aux frontières
intérieures.

En second lieu, la Cour note que le fait que le champ d'application territorial des
contrôles d'identité soit limité à une zone frontalière ne suffit pas, à lui seul, pour
constater son effet équivalant à un contrôle aux frontières, « compte tenu des
termes et des objectifs de l'article 21 » du règlement 562/2006. Elle note néanmoins
que, s'agissant des contrôles à bord d'un train effectuant une liaison internationale et
sur une autoroute à péage, des règles particulières relatives à son champ
d'application territorial sont prévues par le droit français. Cet élément « pourrait,
quant à lui, constituer un indice pour l'existence d'un tel effet équivalent ».

Néanmoins, et c'est là que le bât blesse, le droit français, autorisant des contrôles
indépendamment du comportement de la personne concernée et de circonstances
particulières établissant un risque d'atteinte à l'ordre public, ne contient ni
précisions ni limitations de la compétence accordée, notamment concernant
l'intensité et la fréquence des contrôles pouvant être effectués sur cette base
juridique. Cet encadrement aurait eu un effet décisif pour la Cour de justice : «
éviter que l'application pratique de cette compétence par les autorités compétentes
57

aboutisse à des contrôles ayant un effet équivalant à celui des vérifications aux
frontières au sens de l'article 21, sous a), du règlement n° 562/2006 »(163).

Faute d'y avoir procédé, le droit français n'est donc pas compatible avec le droit de
l'Union. Il devait « prévoir l'encadrement nécessaire de la compétence conférée à
ces autorités afin, notamment, de guider le pouvoir d'appréciation dont disposent
ces dernières dans l'application pratique de ladite compétence ». La CJUE précise
du reste, à l'adresse des autorités qui devront y remédier si elles souhaitent
maintenir ce dispositif, que « cet encadrement doit garantir que l'exercice pratique
de la compétence consistant à effectuer des contrôles d'identité ne puisse pas revêtir
un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières »(164) tel que l'article 21
du règlement n° 562/2006 en décrit les circonstances.

Au total et en conclusion, l'épisode jurisprudentiel du printemps 2010 marquera les


mémoires, au-delà de ses apports techniques et matériels ponctuels. Il s'inscrit en
effet dans un mouvement plus large. Miguel Maduro, avocat général à la Cour de
justice, le décrivait dans une conférence devant la Cour de cassation, en décembre
2007 : « le développement décentralisé d'une compatibilité systémique entre l'ordre
juridique communautaire et les ordres juridiques nationaux est le résultat d'une
nouvelle exigence imposée au pouvoir judiciaire dans un contexte pluraliste : une
plus grande perception, connaissance de son contexte institutionnel. Les tribunaux
doivent de plus en plus être attentifs au fait qu'ils ne disposent pas d'un monopole
interprétatif sur les règles de droit et qu'ils seront souvent en concurrence avec
d'autres institutions pour leur interprétation »(165). Faut-il en vouloir au juge
judiciaire d'avoir retenu seulement l'invitation ?

Lecture 3. S. Platon, Les interférences entre l'office du juge ordinaire et celui


du Conseil Constitutionnel : « malaise dans le contentieux constitutionnel » ?
(1) - RFDA 2012 p.639

En l'état du droit, le modus vivendi régissant la coexistence entre le Conseil


constitutionnel et les juges ordinaires est fondé sur un principe cardinal, le principe
d'exclusivité. Plus précisément, le juge ordinaire considère la compétence du
Conseil constitutionnel comme spéciale et exclusive, de sorte qu'il décline sa
compétence chaque fois que son office est susceptible d'empiéter sur celui de ce
dernier.

Ce phénomène est bien connu en ce qui concerne le refus, par le juge ordinaire, et
notamment administratif, de contrôler par voie d'exception la constitutionnalité des
lois. Ce n'est cependant que de façon rétrospective que ce refus, très antérieur à la
création du Conseil constitutionnel(2), a été justifié par la compétence de ce
dernier. En 1936, le commissaire du gouvernement Latournerie, concluant sur
58

l'affaire Arrighi (3), estima qu'en logique pure, l'exercice du contrôle de


constitutionnalité par voie d'exception devrait s'imposer au juge ordinaire. Ce sont
des raisons d'opportunité, plus ou moins contingentes, qui l'ont conduit à
finalement exclure la possibilité d'un tel contrôle. Le commissaire du gouvernement
avait notamment estimé qu'un tel contrôle heurterait la tradition légicentriste de la
France ; que la faiblesse du contenu des lois constitutionnelles de 1875, et
notamment l'absence de droits fondamentaux, rendrait un tel contrôle largement
inutile ; et enfin que la position du juge administratif n'était pas encore
suffisamment ancrée dans l'ordre juridique français pour que sa légitimité à exercer
un tel contrôle ne prête pas à discussion. Dans un sens voisin, ce n'est que par
crainte de heurter « l'esprit public » que Ch. Eisenmann, commentant l'arrêt Arrighi
(4), finit par en accepter la solution, après en avoir méthodiquement démonté tous
les arguments.

Or aucune des raisons mentionnées par R. Latournerie n'est encore valable


aujourd'hui. D'une part, l'avènement du Conseil constitutionnel et du contrôle de
constitutionnalité des lois a mis fin au légicentrisme en tant qu'idéologie de la loi «
intouchable ». D'autre part, la Constitution française est désormais riche en droits
fondamentaux invocables contre la loi, en particulier depuis que le Conseil
constitutionnel accepte d'utiliser, comme normes de référence de son contrôle de
constitutionnalité des lois, les normes auxquelles renvoie le Préambule de 1958(5),
à savoir la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le Préambule de la
Constitution de 1946 et, depuis 2005(6), la Charte de l'environnement. Dès 1947, F.
Gény(7) faisait remarquer que le Préambule de la Constitution de 1946, du fait des
normes qu'il contient et du renvoi qu'il opère à la Déclaration des droits de l'homme
et du citoyen, rendait caduc l'argument selon lequel la Constitution ne contenait que
des règles de forme. Enfin, il est difficile de considérer que le juge administratif, et
plus largement le juge ordinaire, n'a toujours pas, à l'heure actuelle, une légitimité
suffisante pour contrôler la loi. En effet, en premier lieu, le juge ordinaire exerce un
tel contrôle au regard des conventions internationales depuis les arrêts Jacques
Vabre (8) et Nicolo (9). En second lieu, le juge administratif bénéficie désormais
d'un statut constitutionnel, comprenant en particulier son indépendance(10) ainsi
qu'un « noyau dur » de compétences, incluant en particulier « l'annulation ou la
réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance
publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les
collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous
leur autorité ou leur contrôle »(11). Fort d'une telle assise constitutionnelle, le juge
administratif ne serait dès lors pas illégitime à contrôler la constitutionnalité des
lois.

C'est en 2005 que la « substitution de motifs » est apparue expressément dans l'arrêt
Deprez et Baillard du Conseil d'État. La Haute juridiction y affirme désormais «
59

que l'article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958 a confié au Conseil


constitutionnel le soin d'apprécier la conformité d'une loi à la Constitution ; que ce
contrôle est susceptible de s'exercer après le vote de la loi et avant sa
promulgation ; qu'il ressort des débats tant du Comité consultatif constitutionnel
que du Conseil d'État lors de l'élaboration de la Constitution que les modalités ainsi
adoptées excluent un contrôle de constitutionnalité de la loi au stade de son
application »(12). C'est donc désormais la compétence du Conseil constitutionnel
qui justifie l'incompétence du juge administratif à contrôler la constitutionnalité des
lois. Et sur ce point, l'entrée en vigueur de la question prioritaire de
constitutionnalité (QPC), loin d'abroger la théorie de la loi-écran au regard des
normes constitutionnelles, la renforce plutôt(13) - quoiqu'en offrant un moyen de
contourner l'écran législatif - en affirmant la compétence du Conseil constitutionnel
pour contrôler la constitutionnalité des lois a posteriori, fût-ce au regard des seuls
droits et libertés garantis par la Constitution. Une éventuelle exception
d'inconstitutionnalité devant le juge ordinaire ne pourrait donc prospérer, le cas
échéant, qu'à l'encontre d'une loi dont serait alléguée l'incompatibilité avec une
disposition constitutionnelle ne contenant pas de droit ou de liberté, ce qui la prive
assez largement d'utilité, sans toutefois l'exclure complètement.
Le principe d'exclusivité de compétence du Conseil constitutionnel est également
de nature à expliquer le refus opposé par le juge administratif de contrôler la
compatibilité des conventions internationales avec la Constitution(14). On ira
même jusqu'à dire que seul le principe d'exclusivité de compétence du Conseil
constitutionnel peut expliquer un tel refus alors que, d'une part, le juge administratif
a admis la suprématie de la Constitution dans l'ordre interne(15), d'autre part, il
accepte de contrôler la conformité à la Constitution de la procédure de ratification
des conventions internationales(16) et, enfin, il effectue en filigrane un contrôle de
constitutionnalité des traités lorsqu'il interprète une convention internationale de
façon à la rendre compatible avec la Constitution(17) ou encore lorsqu'il refuse de
contrôler la conventionnalité d'une loi ayant valeur constitutionnelle(18).

Telle semble donc être la clé de la délimitation de compétence entre Conseil


constitutionnel et juge ordinaire : l'auto-limitation du second lorsqu'il risque
d'empiéter sur l'office du premier. Et pourtant, sans qu'il y ait à proprement parler
de remise en cause de ce modus vivendi, l'on constate ce que l'on peut qualifier,
faute de mieux, d'« interférences » entre l'office du juge ordinaire et l'office du juge
constitutionnel, c'est-à-dire une forme de porosité dont il résulte que certains
aspects de l'office de l'un se retrouvent chez l'autre. Ce chevauchement de
compétences et de pouvoirs, là où la règle fondamentale semblait plutôt être
l'étanchéité, ne va pas sans interroger sur la cohérence de la jurisprudence relative
au contrôle de constitutionnalité. Et si elle ne met pas véritablement en cause le
fondement du « self-retraint » du juge ordinaire, elle le met tout au moins en
60

question, et met au moins en lumière un « malaise », certes léger mais non


négligeable, dans le contentieux constitutionnel.

Ces « interférences » contentieuses reflètent en partie les interférences déjà bien


connues entre contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité, qui ont
été développées notamment dans l'article de D. de Béchillon, dont l'intitulé de la
présente étude s'inspire. Elles reflètent aussi certaines ambiguïtés intrinsèques de la
question prioritaire de constitutionnalité, notamment l'articulation entre cette
dernière et le constat d'abrogation d'une disposition législative par une norme
constitutionnelle postérieure, lequel relève traditionnellement de la compétence du
juge ordinaire.

Les interférences entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de


conventionnalité
On s'en souvient, la concurrence entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de
conventionnalité, au regard de la forte proximité entre les droits garantis par la
Constitution et les droits garantis par les conventions internationales auxquelles la
France est partie, était la cause du « malaise dans la Constitution » exprimé par D.
de Béchillon. La question prioritaire de constitutionnalité semblait avoir résolu le
problème : il n'est plus nécessaire aujourd'hui de passer par un droit conventionnel
pour écarter une loi inconstitutionnelle. Qui plus est, en raison du caractère «
prioritaire » de la question de constitutionnalité(19), la proximité des normes de
référence joue désormais au profit du contrôle de constitutionnalité puisque celui-ci
doit être exercé en premier. L'interférence entre contrôle de constitutionnalité et
contrôle de conventionnalité n'a cependant pas pour autant disparu : d'un problème
« substantiel » (la proximité des normes de référence), elle est aujourd'hui devenue
un problème plus « formel ». D'une part, en effet, le Conseil constitutionnel est de
plus en plus amené à contrôler la compatibilité des lois avec des normes
véritablement conventionnelles, et non plus seulement avec des normes
constitutionnelles substantiellement identiques à des normes conventionnelles, ce
qui jette le trouble sur l'étanchéité entre sa compétence et celle du juge ordinaire.
D'autre part, la concurrence entre contrôle de constitutionnalité des lois par le
Conseil constitutionnel et contrôle de conventionnalité des lois par le juge ordinaire
s'est également déplacée sur le plan des effets du constat d'incompatibilité entre la
loi et la norme supra-législative. En effet, le contrôle de conventionnalité des lois
par le juge ordinaire peut neutraliser le caractère différé de la déclaration
d'inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel.

L'exercice d'un contrôle de conventionnalité par le Conseil constitutionnel

Les données du problème sont ici bien connues. Le Conseil constitutionnel, depuis
sa célèbre jurisprudence IVG (20), constamment réaffirmée(21), se considère
61

incompétent pour contrôler la compatibilité d'une loi avec une convention


internationale liant la France. Cependant, depuis quelques années, le juge
constitutionnel s'aventure à contrôler la compatibilité des lois avec le droit de
l'Union européenne. Il se fonde pour cela sur les différentes dispositions
constitutionnelles (art. 88-1 et s. de la Constitution) faisant directement mention du
droit de l'Union européenne et qui ont été ajoutées progressivement au corpus
constitutionnel français afin de lever les incompatibilités avec la Constitution que le
Conseil constitutionnel a décelées dans différents traités européens depuis le Traité
de Maastricht. Ce faisant, le Conseil constitutionnel, au mépris du principe
d'exclusivité mentionné précédemment, développe une sphère de compétence
partagée entre lui-même et le juge ordinaire. Or, eu égard aux virtualités contenues
dans ces dispositions, de telles hypothèses de contrôle de conventionnalité «
déguisé » en contrôle de constitutionnalité pourraient même se multiplier.

Le contrôle de conventionnalité des lois opéré d'ores et déjà par le Conseil


constitutionnel

Le cas le plus connu, celui qui a le plus mobilisé la doctrine ces dernières années,
est le cas de l'article 88-1 de la Constitution. De cette disposition, à la teneur
apparemment plus déclarative que normative(22), le Conseil constitutionnel a tiré
une exigence constitutionnelle de transposition des directives(23) dont il déduit sa
propre compétence pour contrôler la compatibilité entre les lois de transposition des
directives et les directives ainsi transposées(24). Or, ce faisant, il effectue une
opération que le juge ordinaire effectue aussi dans le cadre de sa fonction de juge
de droit commun du droit de l'Union(25). Devrait-on en déduire, en vertu du modus
vivendi précédemment énoncé, que ce dernier devrait alors renoncer à exercer un
tel contrôle ? Il n'en manifeste aucune volonté, et une telle renonciation serait de
toute façon contraire à la jurisprudence la plus classique de la Cour de justice. En
vertu de celle-ci, le juge national saisi au principal est tenu d'écarter de lui-même et
immédiatement toute norme nationale incompatible avec une disposition du droit
de l'Union européenne(26), ce qui inclut évidemment les lois de transposition
incompatibles avec les directives transposées.

Il est vrai cependant que le contrôle de compatibilité entre lois de transposition et


directives transposées n'a pas la même intensité selon qu'il est effectué par le
Conseil constitutionnel ou par le juge ordinaire. Le Conseil constitutionnel se limite
en effet à un contrôle de l'absence d'incompatibilité manifeste entre la loi de
transposition et la directive transposée. Cela résulte de ce que, dans la mesure où il
estime ne pas pouvoir poser de question préjudicielle à la Cour de justice (en
raison, notamment, des contraintes de temps dans lesquelles il est enfermé)(27), il
lui est impossible de censurer une incompatibilité nécessitant une interprétation de
la directive. Il est donc nécessaire que l'incompatibilité résulte clairement et
62

manifestement de la directive pour qu'il puisse la censurer. De la sorte, une certaine


complémentarité existe entre le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel
(minimum et a priori, le juge constitutionnel refusant de procéder à ce contrôle dans
le cadre de la QPC(28)) et celui opéré par le juge ordinaire (plein et a posteriori).

Il n'en reste pas moins que l'opération effectuée par le juge ordinaire et celle
effectuée par le juge constitutionnel, quoique présentant une différence de degré,
sont de la même nature. En outre, dès lors que la disposition en cause de la
directive ne nécessite aucune interprétation, ou bien encore si elle a déjà fait l'objet
d'un éclairage de la part de la Cour de justice, le Conseil constitutionnel n'a plus
aucune raison de restreindre son contrôle, de sorte que celui-ci est alors
parfaitement identique à celui opéré par le juge ordinaire.

Par ailleurs, cette auto-limitation du contrôle du Conseil constitutionnel ne vaut que


pour l'article 88-1 de la Constitution. Or la fortune spectaculaire de cette disposition
a quelque peu éclipsé les autres dispositions constitutionnelles qui ont déjà servi par
le passé de « portes d'entrée » au droit de l'Union européenne au sein du
contentieux constitutionnel, et notamment l'article 88-3 de la Constitution. Cette
disposition énonce que « sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues
par le Traité sur l'Union européenne signé le 7 février 1992, le droit de vote et
d'éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux seuls citoyens de
l'Union résidant en France. Ces citoyens ne peuvent exercer les fonctions de maire
ou d'adjoint ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l'élection
des sénateurs. Une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux
Assemblées détermine les conditions d'application du présent article ». Or l'article
G du Traité sur l'Union européenne a ajouté au Traité sur les Communautés un
article 8 (devenu art. 19 TCE puis art. 22 TFUE) qui précise que le droit de vote et
d'éligibilité des ressortissants communautaires aux élections municipales « sera
exercé sous réserve des modalités arrêtées par le Conseil ». Lesdites modalités ont
été définies par la directive 94/80/CE du 19 décembre 1994(29). Tirant les
conséquences de cette cascade de renvois, le Conseil avait estimé, dès 1992, que «
le renvoi, pour la détermination des conditions d'application de l'article 88-3, à une
loi organique [postulait] que ce dernier texte soit lui-même conforme aux modalités
d'exercice du droit de vote et d'éligibilité aux élections municipales des
ressortissants communautaires autres que les nationaux français, "prévues par le
Traité sur l'Union européenne" », et « qu'ainsi, la loi organique [devrait] respecter
les prescriptions édictées à l'échelon de la Communauté européenne pour la mise en
oeuvre du droit reconnu par l'article 8 B [actuel art. 22 TFUE], § 1 »(30). C'était là
affirmer, sans ambiguïté, que le Conseil constitutionnel devrait contrôler ce respect.
C'est ce qu'il fit dans la décision 98-400, dans laquelle il contrôla la loi organique
prévue par l'article 88-3 par rapport à l'ex-article 8B TCE (art. 22 TFUE actuel)
ainsi que par rapport à la directive de 1994(31). A. Roblot-Troizier a d'ailleurs, sur
63

ce point, mis en évidence l'audace du contrôle effectué par le Conseil


constitutionel(32). Ce dernier a en effet relevé que la loi organique, en disposant
que « le conseiller municipal qui n'a pas la nationalité française ne peut être élu
maire ou adjoint, ni en exercer même temporairement les fonctions », était restée
dans les limites de l'article 88-3, qui prévoit cette restriction. Comme le relève cet
auteur, ce simple constat aurait dû suffire à reconnaître la constitutionnalité de la loi
organique. Mais le Conseil constitutionnel est allé plus loin, en contrôlant cette
restriction à la directive elle-même. En effet l'article 5 de la directive permet aux
États de réserver à leurs ressortissants l'exercice des fonctions de participation à
l'autorité publique et à la sauvegarde d'intérêts généraux. À cette fin, les États
peuvent prendre « des mesures appropriées », dans la limite nécessaire à la
réalisation de cet objectif. Or le Conseil a estimé que les restrictions prévues par la
loi organique revêtaient le caractère « approprié, nécessaire et proportionné à
l'objectif visé » requis par le dernier alinéa de l'article 5. Le Conseil constitutionnel
a donc poussé son contrôle très loin puisqu'il a « confronté une disposition de la loi
organique faisant une exacte application des dispositions constitutionnelles à
l'objectif posé par la directive communautaire »(33).

Nulle limitation, ici, au contrôle de l'absence d'incompatibilité manifeste. Il est vrai


que cette décision est fort antérieure à la décision Droits d'auteur. Mais qu'on le
veuille ou non, le précédent est là : le Conseil constitutionnel a d'ores et déjà
contrôlé une loi avec le droit de l'Union, empiétant ainsi manifestement sur la
compétence du juge ordinaire. Et le fait qu'il s'agisse d'une loi organique ne change
rien à l'affaire : celles-ci ne sont pas exclues du contrôle de conventionnalité qui
relève, depuis les jurisprudences Jacques Vabre (34) et Nicolo (35), de la
compétence du juge ordinaire. À preuve : dans l'arrêt Fraisse (36), ce n'est qu'après
avoir considéré que l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 avait valeur
constitutionnelle que la Cour de cassation a exclu d'opérer un contrôle de la
conventionnalité de ce dernier. Cela indique a contrario, et sauf à priver d'effet utile
cette précision, que le contrôle de conventionnalité d'une loi organique « normale »
n'est pas hors de la portée du juge ordinaire. Il y a donc bien, par exception au
modus vivendi relevé précédemment(37), une compétence partagée entre le juge
ordinaire et le juge constitutionnel pour contrôler la compatibilité avec le droit de
l'Union des lois organiques relatives au droit de vote et d'éligibilité des citoyens
européens.

À cela s'ajoute, si l'on veut bien verser quelques instants dans la prospective, les
virtualités encore contenues dans la Constitution, en termes de « portes d'entrée »
du droit de l'Union.

La possible extension de compétence du Conseil constitutionnel en matière de


contrôle de conventionnalité des lois
64

L'on n'a ainsi pas encore évoqué l'article 88-2 de la Constitution. Dans sa rédaction
originelle, il était ainsi rédigé : « sous réserve de réciprocité et selon les modalités
prévues par le Traité sur l'Union européenne signé le 7 février 1992, la France
consent aux transferts de compétences nécessaires à l'établissement de l'Union
économique et monétaire européenne (UEM). Sous la même réserve et selon les
modalités prévues par le Traité instituant la Communauté européenne, dans sa
rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997, peuvent être consentis les
transferts de compétences nécessaires à la détermination des règles relatives à la
libre circulation des personnes et aux domaines qui lui sont liés ». La loi
constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003 a ajouté l'alinéa suivant : « La loi
fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris sur
le fondement du Traité sur l'Union européenne ». Cet alinéa, légèrement
modifié(38), est devenu l'alinéa unique de l'article 88-2 depuis la révision
constitutionnelle du 4 février 2008 destinée à rendre la Constitution française
compatible avec le Traité de Lisbonne(39).
Or, à propos de l'ex-alinéa 1er, X. Magnon avait pu estimer que « pourrait être
inférée du membre de phrase "selon les modalités prévues par le traité" une
obligation à la charge du législateur, sous le contrôle du juge constitutionnel, de
respecter dans les dispositions touchant à l'UEM ou à la libre circulation des
personnes (...) les prévisions contenues dans [le Traité de Maastricht et le Traité
d'Amsterdam] »(40). Certaines décisions du Conseil constitutionnel ont d'ailleurs
pu créer une ambiguïté en ce sens. Ainsi, dans la décision 93-324(41), le Conseil a
estimé qu'à la date de sa décision, le Traité de Maastricht n'étant pas entré en
vigueur, il n'y avait pas lieu de contrôler la constitutionnalité de la loi déférée au
regard des dispositions de l'article 88-2 de la Constitution et que, dès lors, la
constitutionnalité de la loi déférée devait être appréciée au seul regard des autres
dispositions de la Constitution. Il en a déduit qu'il n'y avait pas lieu pour lui, en
l'espèce, de s'assurer de la conformité de la date d'entrée en vigueur de la loi prévue
par son article 35 aux stipulations du Traité. Or une stricte interprétation a contrario
de ce raisonnement impliquerait que si le traité avait été en vigueur, le grief aurait
été recevable.

Ce raisonnement peut certes sembler caduc, et les développements qui précèdent


oiseux, puisque l'alinéa en question a désormais disparu de l'article 88-2. Toutefois,
il est possible d'estimer, avec certains auteurs(42), qu'en transposant ce
raisonnement, il pourrait, sans forcer le sens des mots, être déduit de l'alinéa
introduit par la loi constitutionnelle de 2003, désormais alinéa unique de l'article
88-2, la nécessité constitutionnelle pour le législateur de respecter les actes de droit
dérivé relatifs au mandat d'arrêt européen.
65

Et il faut encore ajouter, pour être tout à fait complet, les virtualités encore latentes
de l'article 88-1. Pour l'instant, le Conseil constitutionnel n'en déduit que sa seule
compétence pour contrôler l'absence d'incompatibilité manifeste entre les lois de
transposition et les directives transposées. Mais, d'une part, on peine à comprendre
pourquoi cette obligation ne s'imposerait constitutionnellement qu'à l'égard des lois
de transposition : l'incompatibilité avec une directive d'une disposition législative
qui n'a pas pour objet de la transposer n'est-elle pas elle aussi une violation de
l'obligation constitutionnelle de transposition ? D'autre part, on peine également à
comprendre comment une disposition formulée en des termes aussi généraux que
l'article 88-1 pourrait ne constitutionnaliser, parmi toutes les obligations issues du
droit de l'Union, que la seule obligation de transposition des directives(43). Cette
interprétation restrictive semble d'ailleurs soumise aux coups de butoir de la
jurisprudence... des juges dits « ordinaires »(44) ! Ainsi, le Tribunal des conflits,
dans sa décision SCEA du Chéneau du 17 octobre 2011(45), a affirmé, reprenant
presque verbatim l'arrêt Simmenthal de la Cour de justice(46), que le respect du
droit de l'Union européenne (dans son ensemble !) constitue « une obligation, tant
en vertu du Traité sur l'Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de
l'Union européenne qu'en application de l'article 88-1 de la Constitution », solution
depuis lors reprise par le Conseil d'État dans l'arrêt Fédération Sud Santé sociaux
du 23 mars 2012(47).

En définitive, il apparaît donc bien que le Conseil constitutionnel effectue, en tout


cas dans le cadre de son contrôle a priori, un contrôle de conventionnalité des lois
au regard de certaines règles de droit de l'Union, dont le nombre est certainement
amené à croître. Et il en résulte que ce contrôle fait l'objet d'une compétence
partagée entre le Conseil constitutionnel et le juge ordinaire. Sans doute peut-on
relativiser l'identité des normes appliquées devant l'un et l'autre juge en arguant que
le Conseil constitutionnel applique non pas le droit de l'Union européenne lui-
même, mais des dispositions constitutionnelles faisant obligation au législateur de
respecter ce dernier. Il n'en reste pas moins curieux(48) que le juge ordinaire et le
juge constitutionnel effectuent la même opération, alors même que la théorie de la
loi-écran se fonde désormais exclusivement sur l'existence d'un monopole de
compétence du Conseil constitutionnel(49). Or, précisément, ce monopole est battu
en brèche dès lors que le contrôle de la compatibilité de certaines lois avec
certaines règles de droit de l'Union est exercé à la fois par le Conseil constitutionnel
et par le juge ordinaire.

Par ailleurs, au-delà de cette identité de contrôle, les interférences entre juge
ordinaire et Conseil constitutionnel peuvent même apparaître quand chacun reste
cantonné dans son rôle (contrôle de constitutionnalité des lois pour le Conseil
constitutionnel, contrôle de conventionnalité des lois pour le juge ordinaire). En
effet, l'exercice, par le juge ordinaire, du contrôle de conventionnalité des lois peut
66

aboutir à remettre en cause, dans certains cas, la décision du Conseil constitutionnel


de différer les effets d'une déclaration d'inconstitutionnalité.

La remise en cause des effets différés de la déclaration d'inconstitutionnalité par le


contrôle de conventionnalité

Cette problématique peut être illustrée avec profit par l'épisode bien connu du
régime de la garde à vue.

La Cour européenne des droits de l'homme avait estimé, dans deux arrêts visant la
Turquie(50), que l'impossibilité pour une personne gardée à vue, de bénéficier de
l'assistance d'un avocat méconnaissait la Convention. Le Conseil constitutionnel, en
2010, a pareillement estimé que les articles 62, 63, 63-1 et 77 du Code de procédure
pénale et les alinéas 1er à 6 de son article 63-4 étaient contraires à la Constitution
en ce qu'ils ne permettent pas à la personne interrogée, alors qu'elle est retenue
contre sa volonté, de bénéficier de l'assistance effective d'un avocat. Cependant,
afin d'éviter non seulement des annulations en séries (si l'abrogation avait bénéficié
aux instances en cours) mais également un vide juridique considérable, le Conseil
constitutionnel différa la date d'effet de la déclaration d'inconstitutionnalité au 1er
juillet 2011(51).

La Chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie du moyen tiré de la


contrariété des mêmes dispositions avec la Convention européenne des droits de
l'homme, s'est estimée en mesure de s'adosser sur la solution du Conseil
constitutionnel et de différer les effets de l'inconventionnalité jusqu'à « l'entrée en
vigueur de la loi devant, conformément à la décision du Conseil constitutionnel du
30 juillet 2010, modifier le régime juridique de la garde à vue, ou, au plus tard, le
1er juillet 2011 »(52). Sans doute ce report n'était-il pas en soi infondé, dans la
mesure où le juge judiciaire se reconnaît depuis 2004 le pouvoir de moduler les
effets dans le temps de ses décisions(53). Il était cependant contestable de moduler
dans le temps les effets d'une contrariété avec la Convention européenne des droits
de l'homme, même motif pris des considérations de sécurité juridique, dans la
mesure où ni la Convention ni la jurisprudence de la Cour ne reconnaissent un tel
pouvoir aux juridictions nationales. Pis encore, quelques jours plus tôt, la Cour
européenne des droits de l'homme avait condamné la France, en application de la
solution dégagée à propos de la Turquie, pour des faits régis par le droit français en
vigueur en 1999(54), attestant donc l'absence de limitation ratione temporis de
l'inconventionnalité, et donc un risque de condamnation systématique de la France
en cas de prorogation de l'application des dispositions inconventionnelles.
L'Assemblée plénière de la Cour de cassation, prenant acte de ces considérations,
refusa donc, par quatre arrêts du 15 avril 2011(55), de suivre la Chambre criminelle
67

et procéda à une application immédiate de la Convention européenne des droits de


l'homme.

L'effet différé que le Conseil constitutionnel a donné à sa déclaration


d'inconstitutionnalité a donc été largement neutralisé en raison du caractère
immédiat de la déclaration d'inconventionnalité. Or rien dans cette affaire ne laisse
à penser qu'il s'agit là d'un cas d'école. Bien au contraire, il est tout à fait possible
de penser que les requérants ont tout intérêt à développer une stratégie contentieuse
du « plus offrant » : si le Conseil constitutionnel décide de différer dans le temps
l'abrogation d'une loi contraire à un droit ou à une liberté constitutionnelle, les
requérants ne bénéficiant pas de cette abrogation auront tout intérêt à invoquer
l'inconventionnalité de cette même loi, afin de bénéficier de son inapplicabilité
immédiate. Cette stratégie aura d'autant plus de chances d'être couronnée de succès
que, d'une part, les droits garantis notamment par la Convention européenne des
droits de l'homme sont globalement fort proches de ceux garantis par la
Constitution française et que, d'autre part, la jurisprudence du Conseil
constitutionnel tend de plus en plus à s'aligner sur celle de la Cour européenne des
droits de l'homme(56).

Il est d'ailleurs à noter que le même type de problème se rencontrera à plus forte
raison lorsque la disposition législative dont l'abrogation pour inconstitutionnalité
est différée est également contraire au droit de l'Union européenne. En effet, la
Cour de justice a expressément pris position sur cette situation dans un arrêt
Filipiak, dans lequel elle a estimé que « la primauté du droit communautaire impose
au juge national d'appliquer le droit communautaire et de laisser inappliquées les
dispositions nationales contraires, indépendamment de l'arrêt de la juridiction
constitutionnelle nationale qui a décidé l'ajournement de la perte de force
obligatoire des mêmes dispositions, jugées inconstitutionnelles »(57). Par la suite,
la Cour a été interrogée sur le point de savoir si les juridictions nationales pouvaient
être autorisées, notamment pour éviter un vide juridique, à suspendre l'effet
d'éviction de la réglementation nationale jugée contraire au droit de l'Union durant
le temps nécessaire à la mise en conformité de cette réglementation avec le droit de
l'Union, par analogie avec le pouvoir dont la Cour de justice dispose de différer les
effets dans le temps de l'annulation d'un acte de l'Union(58), de la déclaration
d'invalidité d'un tel acte(59) ou encore de l'interprétation du droit de l'Union. La
Cour a répondu qu'« à supposer même que des [considérations impérieuses de
sécurité juridique] soient de nature à conduire, par analogie et à titre exceptionnel, à
une suspension provisoire de l'effet d'éviction exercé par une règle de droit de
l'Union directement applicable à l'égard du droit national contraire à celle-ci », les
conditions d'une telle suspension « ne pourraient être déterminées que par la seule
Cour »(60). Cela exclut donc toute compétence des juridictions nationales pour
68

moduler, de leur propre chef, les conséquences de l'incompatibilité d'une


disposition nationale avec une règle de droit de l'Union européenne.

Certes, il n'y a pas dans ce type d'hypothèse de conflit entre la norme


constitutionnelle et la norme conventionnelle. En effet, la norme constitutionnelle
pertinente - en France, l'article 62 de la Constitution - permet simplement au
Conseil constitutionnel de différer les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité,
ce qui n'est pas remis en cause par l'effet immédiat du constat d'inconventionnalité.
Certes encore, la « neutralisation » de l'effet différé peut être atténuée si le Conseil
constitutionnel, en vertu du pouvoir qu'il s'est accordé dès sa toute première
décision QPC, enjoint « aux juridictions » de surseoir à statuer, jusqu'à la date à
laquelle il a différé les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité, dans les
instances dont l'issue dépend de l'application des dispositions déclarées
inconstitutionnelles(61). Certes enfin, la décision du juge ordinaire n'a pas la même
portée que celle du Conseil constitutionnel, puisqu'il n'en résulte qu'une
inapplicabilité relative de la disposition législative inconventionnelle. L'on conçoit
cependant aisément que cette inapplicabilité, en particulier constatée par une
juridiction suprême, soit appelée à faire jurisprudence et que, en pareil cas, la
décision du Conseil constitutionnel est en pratique neutralisée puisque la
disposition législative dont il avait ordonné la survie temporaire se trouve
concrètement mise à mort avant l'échéance du sursis octroyé.

Le contrôle de constitutionnalité des lois et le contrôle de conventionnalité des lois


n'en ont donc pas fini d'interférer l'un avec l'autre, et ce, malgré la volonté du
législateur organique de limiter cette interférence en donnant un caractère «
prioritaire » à la question de constitutionnalité. Il en résulte une nette porosité entre
l'office du juge ordinaire et l'office du Conseil constitutionnel, qui se nourrit de
ressorts assez classiques, à savoir, d'une part, l'existence de références expresses au
droit de l'Union européenne dans la Constitution et, d'autre part, la proximité
substantielle entre droits fondamentaux constitutionnels et droits fondamentaux «
conventionnels ». Mais cette porosité se retrouve même dans le domaine du strict
contrôle de constitutionnalité des lois, puisque les interférences entre l'office du
juge ordinaire et celui du Conseil constitutionnel concernent également la question,
un peu oubliée, de l'abrogation constitutionnelle implicite.

Les interférences entre contrôle de constitutionnalité et constat de l'abrogation


implicite
Dès avant l'entrée en vigueur de la QPC, il existait une hypothèse dans laquelle le
juge ordinaire pouvait procéder à un contrôle de compatibilité entre loi et
Constitution : c'est l'hypothèse de l'abrogation implicite, aussi qualifiée, par un
mélange de notions qui n'est pas tout à fait satisfaisant, de « caducité »(62). Il s'agit
du cas où une disposition constitutionnelle, advenue après l'entrée en vigueur d'une
69

disposition législative, s'avère incompatible avec cette dernière. En ce cas, il est


possible de considérer que la disposition constitutionnelle en question a abrogé,
implicitement, la disposition législative en question. Et le juge peut le constater
sans pour autant se faire juge de la constitutionnalité des lois, dans la mesure où le
constat d'abrogation implicite se fonde non pas sur le principe de hiérarchie mais
sur le principe posterior derogat priori. Or, si la loi est abrogée, c'est donc qu'elle
n'existe plus. Et il est bien de l'office du juge de vérifier l'existence des normes
applicables au litige : il ferait d'ailleurs de même si c'était une autre disposition
législative, et non une disposition constitutionnelle, qui était venue abroger la
disposition législative antérieure. Le pouvoir de constater l'abrogation implicite
d'une loi par une disposition constitutionnelle postérieure est même un pouvoir fort
ancien, puisqu'il a fait l'objet du tout premier avis rendu par le Conseil d'État en l'an
VIII(63) et a été systématisé en 2005(64). Il est vrai cependant qu'il est utilisé avec
parcimonie. Le juge judiciaire en particulier a fort peu fait usage de ce pouvoir
avant 1985 et, depuis lors, l'existence même de ce pouvoir est niée par la Cour de
cassation, en vertu du « principe selon lequel il n'appartient pas aux tribunaux
judiciaires de relever l'inconstitutionnalité des lois quelle que soit la date de leur
promulgation »(65).

Restait à savoir si, après l'entrée en vigueur de la QPC, ce pouvoir allait être
conservé par les juridictions administratives ou bien allait être transféré au Conseil
constitutionnel. Sur ce point, aucune solution n'allait a priori de soi. Comme le
faisait remarquer le professeur Drago, « pour les lois antérieures à 1958, le Conseil
d'État et la Cour de cassation, dans leur fonction de "filtre" des questions
préjudicielles de constitutionnalité, pourront toujours utiliser l'argument de la
caducité ou de l'abrogation implicite, exerçant un véritable contrôle de
constitutionnalité dans le temps, ce qui pourrait réduire fortement l'utilisation de
cette procédure pour les lois antérieures à la Ve République. La pratique viendra ou
non confirmer l'utilisation efficace de cette technique »(66). Or c'est la solution
contraire qui s'est réalisée : le juge administratif renvoie au Conseil constitutionnel
les QPC tirées de l'incompatibilité d'une disposition législative avec des
dispositions constitutionnelles postérieures(67), et le Conseil constitutionnel, de
son côté, les contrôle de la même façon que les dispositions législatives
incompatibles avec des dispositions constitutionnelles antérieures(68). En ce qui
concerne les dispositions législatives antérieures à la disposition constitutionnelle
avec laquelle elles sont incompatibles, les justiciables n'ont donc pas gagné une
nouvelle protection, car elle était déjà assurée par le juge ordinaire ; ils subissent en
revanche un rallongement procédural, puisque la question doit désormais suivre la
procédure de la QPC.

Cette solution semble pourtant justifiée par plusieurs éléments. Et logiquement,


cette compétence du Conseil constitutionnel devrait exclure celle du juge ordinaire,
70

en raison du modus vivendi précédemment évoqué(69) et dont il résulte que le juge


ordinaire tend à décliner sa compétence toutes les fois que son office empiète sur
celui du Conseil constitutionnel. Cette conclusion n'est cependant pas assurée, et
l'hypothèse d'une compétence partagée entre le Conseil constitutionnel et le juge
ordinaire pour constater l'abrogation constitutionnelle implicite d'une loi soulève
certaines interrogations quant à ses conséquences.

La compétence justifiée du Conseil constitutionnel pour constater l'abrogation


constitutionnelle implicite d'une disposition législative

L'analyse des travaux préparatoires, notamment, laisse penser que le constituant a


délibérément privilégié la compétence du Conseil constitutionnel pour les cas
d'abrogation constitutionnelle. En effet, la version initiale du projet de loi
constitutionnelle déposée en 2008 devant l'Assemblée nationale(70), limitait,
suivant l'avis du Conseil d'État, la question de constitutionnalité à la contestation de
toute disposition législative « promulguée postérieurement à l'entrée en vigueur de
la présente Constitution ». Cette restriction ratione temporis fut ensuite abandonnée
à l'initiative de la Commission des lois de l'Assemblée nationale(71). Il faut relever
qu'un tel amendement aurait laissé entier le problème des lois postérieures à 1958
mais abrogées implicitement par une révision constitutionnelle ultérieure. Son
abandon signale en revanche assez nettement la volonté du constituant de ne pas
distinguer, en ce qui concerne la QPC, entre dispositions législatives antérieures ou
postérieures à la disposition constitutionnelle avec laquelle elles sont
incompatibles. Confirme cette conclusion la loi organique précisant les modalités
d'application de l'article 61-1, qui permet l'examen d'une QPC relative à une
disposition législative précédemment déclarée conforme à la Constitution, en cas de
« changement des circonstances » dans l'intervalle(72). Or, selon le Conseil
constitutionnel, cette hypothèse inclut précisément les « changements intervenus,
depuis la précédente décision, dans les normes de constitutionnalité applicables
»(73).

Et sans doute cette compétence du Conseil constitutionnel n'est-elle pas sans


avantages quant au respect de la légalité constitutionnelle. Ainsi, et comme cela a
été remarqué par la doctrine(74), le contrôle opéré par le Conseil d'État quant à la
compatibilité entre la disposition législative antérieure et la disposition
constitutionnelle postérieure est d'une intensité assez faible. C'est ce qu'exprime
assez nettement l'arrêt Syndicat national des huissiers (75), qui a systématisé la
compétence du Conseil d'État pour constater l'abrogation constitutionnelle d'une
disposition législative. En vertu de cet arrêt, il revient au juge administratif de
constater l'abrogation, fût-elle implicite, de dispositions législatives qui découlent
de ce que leur contenu est « inconciliable » avec un texte qui leur est postérieur. Ce
terme « inconciliable » exprime bien le degré élevé d'incompatibilité exigé : il doit
71

s'agir, selon les termes du président Labetoulle, d'une « incompatibilité


radicale »(76). Le Conseil constitutionnel exerce quant à lui le même contrôle, que
la disposition législative soit antérieure ou postérieure à la disposition
constitutionnelle.

Reste que, dans le cas où le Conseil constitutionnel aura déclaré inconstitutionnelle


une disposition législative ayant fait l'objet d'une abrogation constitutionnelle
implicite, il appartiendra aux juridictions saisies des instances auxquelles la
disposition législative est déclarée inapplicable - c'est-à-dire, hors précision
contraire du Conseil constitutionnel, l'instance ayant donné lieu au renvoi et toutes
les instances en cours à la date de la déclaration d'inconstitutionnalité(77) - de faire
preuve de prudence quant aux conséquences à tirer de la décision du Conseil
constitutionnel. En effet, comme l'ont remarqué des observateurs autorisés,
l'inapplicabilité de la disposition inconstitutionnelle aux instances en cours «
semble (...) devoir valoir tant pour le plein contentieux subjectif, où le juge statue
en l'état du droit applicable à la date de sa décision, que pour l'excès de pouvoir, la
position du Conseil constitutionnel, consistant à dire que la disposition ne peut plus
être appliquée aux instances en cause, emportant sur ce point les mêmes effets que
la fiction de l'annulation rétroactive censée emporter la disparition ab initio de la
disposition censurée, ainsi réputée ne pas avoir existé à la date - à laquelle elle était
pourtant en vigueur - de la décision litigieuse »(78). Or, dans le cas du contentieux
objectif, les juridictions devront précisément réserver l'hypothèse de l'abrogation
implicite car, si cette dernière est postérieure à la décision attaquée (ou, pour le dire
autrement, si la norme constitutionnelle est postérieure à la décision attaquée), il
serait illogique d'en déduire quelque conséquence que ce soit concernant la validité
de ladite décision.

Cette précision mise à part, la compétence du Conseil constitutionnel pour


connaître des dispositions législatives incompatibles avec des dispositions
constitutionnelles postérieures peut donc se prévaloir d'arguments textuels et
d'arguments d'opportunité. Et au regard du principe d'exclusivité de compétence du
Conseil constitutionnel(79), il pourrait en être déduit l'incompétence corrélative du
juge ordinaire pour effectuer la même opération. Pourtant, certains arguments
militent en défaveur d'une telle incompétence.

L'incompétence incertaine du juge ordinaire pour constater l'abrogation


constitutionnelle implicite d'une disposition législative

On vient de le voir, cette incompétence pourrait se justifier par le principe


d'exclusivité de compétence du Conseil constitutionnel, dès lors que ce dernier est
compétent pour contrôler la compatibilité d'une disposition législative avec une
disposition constitutionnelle postérieure. Cette conclusion n'est cependant pas
72

assurée, et pose la question de ce que serait le fondement logique d'un tel


dessaisissement du juge ordinaire. En effet, si l'on admet(80) que le contrôle de
l'abrogation implicite repose sur une considération chronologique (posterior
derogat priori) tendant à déterminer l'existence de la norme applicable au litige, et
non sur une considération hiérarchique tendant à en apprécier la validité, l'on voit
mal pourquoi le juge administratif se dessaisirait de cette compétence.

Une compétence, au moins résiduelle, du juge ordinaire pour constater l'abrogation


constitutionnelle d'une loi ne serait donc pas forcément injustifiée, notamment dans
l'hypothèse où la partie qui soulèverait l'incompatibilité entre une disposition
législative et une disposition constitutionnelle postérieure ne l'aurait pas fait dans
un « écrit distinct et motivé », dont l'existence est une condition de recevabilité de
la QPC(81). Dans ce cas, et puisque le moyen n'est pas inopérant par nature, il est
possible de considérer que le juge ordinaire devrait procéder de lui-même au
contrôle de l'abrogation constitutionnelle implicite(82). Il en résulterait toutefois
cette conséquence étrange que la juridiction compétente pour constater l'abrogation
implicite de la loi dépendrait d'un formalisme qui est à la disposition de la partie
qui l'invoque, alors que l'on aurait pu croire que les compétences respectives du
Conseil d'État et du Conseil constitutionnel étaient indisponibles.

Enfin, et peut-être même surtout, la compétence du juge ordinaire resterait utile


lorsque la disposition constitutionnelle postérieure ne contient pas de droits ou de
libertés au sens de l'article 61-1 de la Constitution.

Certes, la portée de cette hypothèse paraît singulièrement réduite dans la mesure où


le respect des règles de procédure et de compétence s'apprécie à la date de l'édiction
de la norme, de sorte que l'édiction de nouvelles règles constitutionnelles de
compétence et de procédure ne saurait passer pour abroger implicitement des
dispositions législatives existantes. L'examen de la jurisprudence relative à la QPC
est d'ailleurs ici instructif. En effet, il a parfois pu être jugé que l'incompétence
négative du législateur pouvait être invoquée à l'appui d'une QPC dans le cas où est
affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit(83). Néanmoins, le juge
constitutionnel a estimé que l'incompétence négative ne peut être opposée à des lois
antérieures à 1958(84), solution critiquée par la doctrine(85) mais que le juge
administratif a étendue au cas des lois antérieures à une révision constitutionnelle
étendant le champ des compétences du législateur, par exemple la Charte de
l'environnement(86). Quant à l'incompétence « positive », c'est-à-dire
l'empiètement du législateur sur le domaine du règlement, l'on sait que, pour les lois
antérieures à 1958, elle produit des conséquences particulières, déterminées par la
Constitution elle-même(87), et dont il découle non pas une abrogation des
dispositions législatives concernées mais une novation en dispositions à caractère
réglementaire.
73

Même réduite, la portée de cette hypothèse d'abrogation implicite par des


dispositions constitutionnelles autres que des droits et libertés constitutionnels n'est
pas nulle, tant on aurait tort de calquer la distinction entre légalité constitutionnelle
interne et légalité constitutionnelle externe sur la distinction entre droits et libertés
garantis par la Constitution et dispositions n'ayant pas cette qualité. C'est qu'en effet
des dispositions substantielles du bloc de constitutionnalité peuvent ne pas avoir la
nature de droit et libertés constitutionnels au sens de la QPC : c'est le cas, par
exemple, de l'objectif d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi, dont le Conseil
constitutionnel estime que « sa méconnaissance ne peut, en elle-même, être
invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement
de l'article 61-1 de la Constitution »(88). Or, si l'on admet que l'objectif
d'intelligibilité et d'accessibilité « existe », en tant qu'il découle de la
Constitution(89), depuis 1958, il serait possible d'admettre que les lois
insuffisamment intelligibles adoptées antérieurement à 1958 ont été implicitement
abrogées par la Constitution de la Ve République. Et puisque ce motif est
insusceptible de fonder une QPC, c'est là un constat que seul le juge ordinaire, au
titre de l'abrogation implicite, pourrait faire. Et l'on concevrait assez mal que ce
dernier décline sa compétence pour ce faire au nom de l'existence de la QPC, de
sorte que celle-ci entraînerait paradoxalement une diminution de la garantie de la
légalité constitutionnelle ! Or il est possible d'imaginer qu'il existe d'autres
dispositions situées dans la « zone grise » entre légalité constitutionnelle externe et
droits et libertés garantis par la Constitution.

Si l'on conçoit cependant aisément que de telles configurations sont amenées à être
marginales, il s'avère donc que le maintien d'une compétence résiduelle du juge
ordinaire pour constater l'abrogation constitutionnelle implicite d'une disposition
législative n'est ni inconcevable ni inutile. Il convient, à présent, d'en envisager les
conséquences.

Les conséquences d'une compétence partagée entre Conseil constitutionnel et juge


ordinaire

Le principal risque, en cas de compétence partagée entre le Conseil constitutionnel


et le juge ordinaire pour le constat d'abrogation constitutionnelle implicite, est bien
évidemment celui d'une incohérence au cas où une même disposition législative
serait contrôlée successivement par le juge ordinaire et par le Conseil
constitutionnel.

Sans doute le risque serait moindre si le Conseil constitutionnel était le premier à


exercer le contrôle : en raison de l'autorité s'attachant à ses décisions, on peut
estimer que le risque d'une divergence du juge ordinaire est faible. En revanche, en
74

sens inverse, rien ne garantit que le Conseil constitutionnel s'en tienne à


l'appréciation du juge ordinaire.

Certes, une différence de solution entre le juge ordinaire et le Conseil


constitutionnel ne serait pas forcément choquante, en particulier si le Conseil
constitutionnel considérait inconstitutionnelle une disposition législative que le
juge ordinaire n'a pas considérée comme étant implicitement abrogée par une
norme constitutionnelle postérieure. D'une part, il se peut tout simplement que le
Conseil constitutionnel se soit fondé sur une disposition constitutionnelle autre que
celle sur laquelle s'est fondé le juge ordinaire, qu'elle soit d'ailleurs antérieure ou
postérieure à la disposition législative en cause. D'autre part, comme on l'a vu(90),
le juge ordinaire a une conception exigeante de l'abrogation implicite, de sorte qu'il
ne serait pas choquant que le Conseil constitutionnel déclare incompatible avec une
disposition constitutionnelle postérieure une disposition législative dont le juge
ordinaire aurait estimé qu'elle n'est pas « inconciliable » avec cette même norme.

Reste l'hypothèse dans laquelle le Conseil constitutionnel déclarerait compatible


avec la Constitution une disposition législative que le juge ordinaire aurait
considérée comme implicitement abrogée par une disposition constitutionnelle
postérieure. Il est vrai que cette hypothèse peut paraître peu probable. D'une part, la
faible intensité du contrôle exercé par le juge ordinaire en matière d'abrogation
implicite semble exclure que le Conseil constitutionnel soit finalement moins «
sévère » que lui. Mais la jurisprudence du juge administratif en matière d'erreur
manifeste d'appréciation est là pour nous rappeler que la « faiblesse » d'un contrôle
n'est pas une science exacte. D'autre part, cette hypothèse implique qu'une QPC ait
été posée postérieurement à un constat d'abrogation implicite par le juge ordinaire,
et donc en méconnaissance de ce dernier. On peut cependant, avec certains auteurs,
émettre des doutes sur l'intensité de l'effet erga omnes du constat d'abrogation
implicite par le juge ordinaire(91), en particulier lorsqu'il est exprimé dans une
décision non publiée ou lorsqu'il est effectué par une juridiction du fond. C'est
qu'en effet, la disposition abrogée continue d'apparaître au Journal officiel et sur le
site Légifrance. Dans une telle configuration, la « résurrection », par le Conseil
constitutionnel, de la disposition législative auparavant considérée comme abrogée
n'irait pas sans interloquer.

Et plus encore, il n'est pas nécessaire qu'une divergence existe entre le juge
ordinaire et le Conseil constitutionnel pour que des problèmes de cohérence se
posent. En effet, quand bien même le juge ordinaire puis le Conseil constitutionnel
s'accorderaient pour constater l'abrogation constitutionnelle implicite d'une
disposition législative, se poserait malgré tout la question des effets dans le temps
de la décision du second.
75

En effet, l'abrogation constitutionnelle date par principe du moment de l'entrée en


vigueur de la norme constitutionnelle incompatible avec la disposition législative
abrogée, ce qui permet au juge d'écarter cette dernière dans tout litige dont les faits
sont postérieurs à cette date. À l'inverse, la décision du Conseil constitutionnel
n'abroge en principe que pour l'avenir, réserve faite (toujours en principe) des
litiges déjà en cours à la date de la décision. Et parfois même, comme on le sait, le
Conseil constitutionnel peut différer dans le temps la perte d'effet de la disposition
législative en cause. Il en résulte que, dans les litiges nés après la perte d'effet de la
disposition législative mais portant sur des faits antérieurs à celle-ci, les requérants
ne pourront pas se prévaloir de l'inconstitutionnalité pourtant avérée de cette
disposition législative, même dans les cas où les faits en question sont postérieurs à
l'entrée en vigueur de la norme constitutionnelle contraire. Or, si le Conseil
constitutionnel n'avait pas été saisi, ils auraient pu soulever directement devant le
juge ordinaire l'abrogation de cette même disposition législative ! N'y a-t-il pas
alors quelque paradoxe à ce que les justiciables, dans cette configuration
particulière, perdent le bénéfice d'une inapplicabilité dont ils auraient pu bénéficier
si la QPC n'existait pas ?

On ne peut en outre exclure certaines hypothèses qui, pour peu probables qu'elles
soient, n'en sont pas moins déroutantes. Soient par exemple, trois litiges nés de faits
advenus simultanément et auxquels sont applicables une même disposition
législative ayant fait l'objet d'une abrogation constitutionnelle implicite. Admettons
que dans le premier cas, le juge ordinaire ait de lui-même constaté ladite
abrogation. Admettons ensuite que, dans le deuxième cas, le juge ordinaire, au
mépris ou dans l'ignorance de ce premier constat d'abrogation, ait renvoyé la
question au Conseil constitutionnel, qui aura abrogé ladite disposition législative
avec effet immédiat, sous réserve des instances déjà en cours. Admettons enfin que,
dans le troisième litige, le juge ordinaire ait été saisi après la décision du Conseil
constitutionnel. Il en résulte que dans ce seul troisième litige, et malgré la
simultanéité de faits avec les deux autres, la disposition législative ne sera pas
considérée comme inapplicable.

Enfin, et de manière plus générale, on ne peut terminer sans évoquer ici l'atteinte au
principe d'exclusivité de compétence du Conseil constitutionnel que constituerait
une compétence partagée entre ce dernier et le juge ordinaire pour le contrôle de
compatibilité des dispositions législatives avec les dispositions constitutionnelles
postérieures. Il en va ici de la cohérence du modus vivendi précédemment évoqué
entre juge ordinaire et Conseil constitutionnel, basé sur le principe de non-
immixtion du premier dans le champ de compétence du second, qui irrigue en
particulier la jurisprudence administrative et notamment le refus, par le juge
administratif, de contrôler lui-même la constitutionnalité des lois et des traités(92).
Cette cohérence n'est-elle pas compromise par l'existence d'une compétence
76

partagée entre le Conseil constitutionnel et le juge ordinaire ? Et dans le même


temps, eu égards aux développements qui précèdent(93), serait-il possible que le
juge ordinaire décline sa compétence pour constater l'abrogation constitutionnelle
implicite d'une loi s'il devait en résulter une réduction de la garantie de la légalité
constitutionnelle par rapport à la situation antérieure à l'entrée en vigueur de la
question prioritaire de constitutionnalité ?

***
Au regard de ces quelques exemples, il apparaît que l'office du juge ordinaire et
celui du juge constitutionnel ne sont pas aussi étanches que pourraient le faire
croire certaines affirmations du juge administratif, et en particulier l'affirmation
péremptoire du Conseil d'État dans l'arrêt Deprez et Baillard (94). Il n'en découle
certes aucune « catastrophe juridique », aucune incohérence majeure dans le
système de protection des droits et libertés constitutionnelles. Mais ces
interférences ne sont pas sans produire un certain « malaise » qui amène, à tout le
moins, à interroger ce postulat de l'étanchéité des offices. Et ce, alors même que le
juge administratif tire d'importantes conséquences de ce postulat - en particulier, sa
propre incompétence pour contrôler lui-même la constitutionnalité des lois (hors
hypothèse de l'abrogation implicite) et des traités. Sans doute serait-il dès lors
opportun de repenser en des termes moins absolus, plus pragmatiques et peut-être
plus souples la coexistence entre ces juges de la loi que sont le Conseil
constitutionnel et le juge ordinaire.

Documents reproduits.

Le contrôle préventif.
Document 1 : Article 38 C°
Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au
Parlement l'autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des
mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Les ordonnances sont prises en conseil des ministres après avis du Conseil
d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si
le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date
fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière
expresse.
A l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les
ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui
sont du domaine législatif.

Document 2 : Article 39 C°
77

L'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre et aux


membres du Parlement.
Les projets de loi sont délibérés en conseil des ministres après avis du Conseil
d'État et déposés sur le bureau de l'une des deux assemblées. Les projets de loi
de finances et de loi de financement de la sécurité sociale sont soumis en
premier lieu à l'Assemblée nationale. Sans préjudice du premier alinéa de
l'article 44, les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des
collectivités territoriales sont soumis en premier lieu au Sénat.
La présentation des projets de loi déposés devant l'Assemblée nationale ou le
Sénat répond aux conditions fixées par une loi organique.
Les projets de loi ne peuvent être inscrits à l'ordre du jour si la Conférence des
présidents de la première assemblée saisie constate que les règles fixées par la
loi organique sont méconnues. En cas de désaccord entre la Conférence des
présidents et le Gouvernement, le président de l'assemblée intéressée ou le
Premier ministre peut saisir le Conseil constitutionnel qui statue dans un délai de
huit jours.
Dans les conditions prévues par la loi, le président d'une assemblée peut
soumettre pour avis au Conseil d'État, avant son examen en commission, une
proposition de loi déposée par l'un des membres de cette assemblée, sauf si ce
dernier s'y oppose.

L’interprétation d’un traité conformément à un principe constitutionnel


Document 3: CE, 3 juillet 1996, Koné, n° 169219
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire enregistrés les 9 mai
1995 et 2 janvier 1996 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés
pour M. Moussa Kone ; M. Kone demande que le Conseil d'Etat annule le décret
du 17 mars 1995 accordant son extradition aux autorités maliennes ; Vu les
autres pièces du dossier ; Vu la Constitution ; Vu l'accord de coopération en
matière de justice entre la France et le Mali du 9 mars 1962 ; Vu la loi du 10
mars 1927, relative à l'extradition des étrangers ; Vu l'ordonnance n° 45-1708 du
31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du
31 décembre 1987 ; Après avoir entendu en audience publique : - le rapport de
M. de L'Hermite, Auditeur, - les observations de la SCP Lyon-Caen, Fabiani,
Thiriez, avocat de M. Moussa Kone, - les conclusions de M. Delarue,
Commissaire du gouvernement ;
Considérant que le décret attaqué accorde l'extradition de M. Kone, demandée à
la France par les autorités maliennes pour l'exécution d'un mandat d'arrêt délivré
par le président de la chambre d'instruction de la cour suprême du Mali le 22
mars 1994 dans le cadre de poursuites engagées à son encontre pour les faits de
complicité d'atteinte aux biens publics et enrichissement illicite relatifs aux
78

fonds transférés hors du Mali provenant de trafics d'hydrocarbures susceptibles


d'avoir été réalisés à l'aide de faux documents douaniers par Mme Mariam
Cissoko et son frère M. Cissoko ; Considérant que l'erreur matérielle figurant
dans le décret attaqué sur le nom matrimonial de Mme Cissoko, qui n'est pas de
nature à faire naître un doute sur la véritable identité de l'intéressée, mentionnée
dans la demande d'extradition comme dans l'avis de la chambre d'accusation de
la cour d'appel de Paris, est sans incidence sur la légalité dudit décret ;
Considérant qu'aux termes de l'article 48 de l'accord de coopération en matière
de justice entre la France et le Mali du 9 mars 1962 susvisé : La demande
d'extradition sera adressée par la voie diplomatique ... Les circonstances des faits
pour lesquels l'extradition est demandée, ... la qualification légale et les
références aux dispositions légales qui leur sont applicables seront indiquées le
plus exactement possible. Il sera joint également une copie des dispositions
légales applicables ... ;
Considérant que la demande d'extradition adressée à la France par le Mali le 27
mars 1994 répond à ces prescriptions ; qu'elle précise notamment que les faits
reprochés à M. Kone constituent les infractions de complicité d'atteinte aux
biens publics et enrichissement illicite prévus et réprimés par la loi malienne n°
82-39/AN-RM du 26 mars 1982 et l'ordonnance n° 6/CMLN du 13 février 1974,
dont la copie figure au dossier, d'une peine d'emprisonnement de trois à cinq
années ; que l'erreur matérielle sur la date de ladite ordonnance dans l'une de ces
copies n'est pas de nature à entacher d'irrégularité le décret attaqué ;
Considérant qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que le requérant puisse
encourir la peine capitale à raison des faits qui lui sont reprochés ;
Considérant qu'aux termes de l'article 44 de l'accord de coopération
franco-malien susvisé : L'extradition ne sera pas exécutée si l'infraction
pour laquelle elle est demandée est considérée par la partie requise comme
une infraction politique ou comme une infraction connexe à une telle
infraction ; que ces stipulations doivent être interprétées conformément au
principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon lequel
l'Etat doit refuser l'extradition d'un étranger lorsqu'elle est demandée dans
un but politique ; qu'elles ne sauraient dès lors limiter le pouvoir de l'Etat
français de refuser l'extradition au seul cas des infractions de nature
politique et des infractions qui leur sont connexes ; que, par suite, M. Kone
est, contrairement à ce que soutient le garde des sceaux, fondé à se
prévaloir de ce principe ; qu'il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier
que l'extradition du requérant ait été demandée dans un but politique ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que M. Kone n'est pas fondé à
demander l'annulation du décret attaqué ; DECIDE :
79

Article 1er : La requête de M. Kone est rejetée. Article 2 : La présente décision


sera notifiée à M. Moussa Kone et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Analyse du CE,
https://www.conseil-etat.fr/decisions-de-justice/jurisprudence/les-grandes-
decisions-depuis-1873/conseil-d-etat-3-juillet-1996-kone

La QPC, contrôle de constitutionnalité indirecte !


Document 4 : Nouvel article 61-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 créé
par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation
des institutions de la Ve République.
Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est
soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question
sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un
délai déterminé.
Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.

Document 5 : CE 14 mai 2010 Rujovic n° 312305.


Vu le mémoire, enregistré le 22 mars 2010 au secrétariat du contentieux du
Conseil d'Etat, présenté pour M. Senad B, demeurant ..., en application de
l'article 23-5 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ; M. B demande
au Conseil d'Etat, en défense du pourvoi de l'Office français de protection des
réfugiés et apatrides tendant à l'annulation de la décision du 9 novembre 2007
par laquelle la commission des recours des réfugiés a annulé la décision du 24
juillet 2006 du directeur de l'Office et reconnu à M. B la qualité de réfugié, de
transmettre au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et
libertés garantis par la Constitution de l'article 1 F de la convention de Genève
relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, de la loi du 17 mars 1954 ayant
autorisé le Président de la République à ratifier la convention de Genève, de
l'article 2 I de la loi du 25 juillet 1952 et de l'article L. 711-1 du code de l'entrée
et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
Vu les autres pièces du dossier ; (…)
Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 23-5 de
l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil
constitutionnel : " Le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte
atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé,
y compris pour la première fois en cassation, à l'occasion d'une instance
devant le Conseil d'Etat (...) " ; qu'il résulte des dispositions de ce même
article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de
80

constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit


applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée
conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du
Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu'elle soit
nouvelle ou présente un caractère sérieux ; que, d'une part, ces dispositions ne
font pas obstacle à ce que le juge administratif, juge de droit commun de
l'application du droit de l'Union européenne, en assure l'effectivité, soit en
l'absence de question prioritaire de constitutionnalité, soit au terme de la
procédure d'examen d'une telle question, soit à tout moment de cette procédure,
lorsque l'urgence le commande, pour faire cesser immédiatement tout effet
éventuel de la loi contraire au droit de l'Union ; que, d'autre part, le juge
administratif dispose de la possibilité de poser à tout instant, dès qu'il y a lieu de
procéder à un tel renvoi, en application de l'article 267 du traité sur le
fonctionnement de l'Union européenne, une question préjudicielle à la Cour de
justice de l'Union européenne ;
Considérant, en premier lieu, que M. B soutient que l'article 1 F de la convention
de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 est contraire au
principe constitutionnel de la présomption d'innocence et au droit d'asile ; que
toutefois, il résulte des dispositions de l'article 61-1 de la Constitution que leur
application ne peut conduire à saisir le Conseil constitutionnel que d'une
question portant sur une disposition législative ; que par suite, la question
soulevée est irrecevable ;
Considérant, en deuxième lieu, que la loi autorisant la ratification d'un traité, qui
n'a d'autre objet que de permettre une telle ratification, n'est pas applicable au
litige au sens et pour l'application des dispositions de l'article 23-5 de
l'ordonnance du 7 novembre 1958 et est, par sa nature même, insusceptible de
porter atteinte à des droits et libertés au sens des dispositions de l'article 61-1 de
la Constitution ;
Considérant, en troisième et dernier lieu, que l'article L. 711-1 du code de
l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile et l'article L. 721-2 du même
code, issu du I de l'article 2 de la loi du 25 juillet 1952, qui sont contestés en tant
qu'ils rappellent l'applicabilité de la convention de Genève, ne sauraient être
regardés comme applicables au litige au sens et pour l'application des
dispositions de l'article 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin
de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de
constitutionnalité invoquée, le moyen tiré de ce que l'article 1 F de la
convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951, la loi
du 17 mars 1954 ayant autorisé le Président de la République à ratifier la
convention de Genève, l'article 2 I de la loi du 25 juillet 1952 et l'article L.
81

711-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile


portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution doit être
écarté ;
D E C I D E : Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil
constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par M. B.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. Senad B, à l'Office français de
protection des réfugiés et apatrides, au Premier ministre et au ministre de
l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement
solidaire.
Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel.

Le contrôle de conventionnalité des lois par le juge


Document 6 : CE, Ass. 31 mai 2016, Mme C.A.

Vu la procédure suivante :
Mme D...C...A...a demandé au juge des référés du tribunal administratif de
Paris, sur le fondement de l'article L. 521-2 du code de justice administrative,
d'enjoindre à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris et à l'Agence de la
biomédecine de prendre toutes mesures afin de permettre l'exportation des
gamètes de son mari, décédé, vers un établissement de santé espagnol autorisé à
pratiquer les procréations médicalement assistées.

Par une ordonnance n° 1601133/9 du 25 janvier 2016, statuant sur le fondement


de l'article L. 522-3 du code de justice administrative, le juge des référés du
tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.
Par un pourvoi, enregistré le 8 février 2016 au secrétariat du contentieux du
Conseil d'Etat, Mme C...A...demande au Conseil d'Etat : 1°) d'annuler cette
ordonnance ; 2°) statuant comme juge des référés, de faire droit à sa demande.
Vu les autres pièces du dossier ; Vu : - la convention européenne de sauvegarde
des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; - le code de la santé
publique ; - le code de justice administrative.
Après avoir entendu en séance publique : - le rapport de M. Vincent Villette,
auditeur, - les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Gadiou,
Chevallier, avocat de Mme C...A..., à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de
l'Agence de la biomédecine et à la SCP Didier, Pinet, avocat de l'Assistance
publique - Hôpitaux de Paris ;
Considérant ce qui suit :
[Sur l'office du juge des référés :]
82

5. Il y a lieu, dans les circonstances de la présente affaire, de régler en


application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice
administrative le litige au titre de la procédure de référé engagée par Mme
C...A....
Sur la demande présentée au juge des référés :
6. Aux termes de l'article L. 2141-2 du code de la santé publique : " L'assistance
médicale à la procréation a pour objet de remédier à l'infertilité d'un couple ou
d'éviter la transmission à l'enfant ou à un membre du couple d'une maladie d'une
particulière gravité. Le caractère pathologique de l'infertilité doit être
médicalement diagnostiqué. / L'homme et la femme formant le couple doivent
être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des
embryons ou à l'insémination. Font obstacle à l'insémination ou au transfert des
embryons le décès d'un des membres du couple, le dépôt d'une requête en
divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi
que la révocation par écrit du consentement par l'homme ou la femme auprès du
médecin chargé de mettre en oeuvre l'assistance médicale à la procréation. ".
L'article L. 2141-11 de ce même code dispose : " Toute personne dont la prise
en charge médicale est susceptible d'altérer la fertilité, ou dont la fertilité risque
d'être prématurément altérée, peut bénéficier du recueil et de la conservation de
ses gamètes ou de ses tissus germinaux, en vue de la réalisation ultérieure, à son
bénéfice, d'une assistance médicale à la procréation, ou en vue de la préservation
et de la restauration de sa fertilité. Ce recueil et cette conservation sont
subordonnés au consentement de l'intéressé et, le cas échéant, de celui de l'un
des titulaires de l'autorité parentale, ou du tuteur, lorsque l'intéressé, mineur ou
majeur, fait l'objet d'une mesure de tutelle. / Les procédés biologiques utilisés
pour la conservation des gamètes et des tissus germinaux sont inclus dans la liste
prévue à l'article L. 2141-1, selon les conditions déterminées par cet article. ". Il
résulte de ces dispositions qu'en principe, le dépôt et la conservation des
gamètes ne peuvent être autorisés, en France, qu'en vue de la réalisation d'une
assistance médicale à la procréation entrant dans les prévisions légales du code
de la santé publique.
7. En outre, en vertu des dispositions de l'article L. 2141-11-1 de ce même code :
" L'importation et l'exportation de gamètes ou de tissus germinaux issus du corps
humain sont soumises à une autorisation délivrée par l'Agence de la
biomédecine. / Seul un établissement, un organisme ou un laboratoire titulaire
de l'autorisation prévue à l'article L. 2142-1 pour exercer une activité biologique
d'assistance médicale à la procréation peut obtenir l'autorisation prévue au
présent article. / Seuls les gamètes et les tissus germinaux recueillis et destinés à
être utilisés conformément aux normes de qualité et de sécurité en vigueur, ainsi
qu'aux principes mentionnés aux articles L. 1244-3, L. 1244-4, L. 2141-2, L.
83

2141-3, L. 2141-7 et L. 2141-11 du présent code et aux articles 16 à 16-8 du


code civil, peuvent faire l'objet d'une autorisation d'importation ou d'exportation.
/ Toute violation des prescriptions fixées par l'autorisation d'importation ou
d'exportation de gamètes ou de tissus germinaux entraîne la suspension ou le
retrait de cette autorisation par l'Agence de la biomédecine. ".
8. Les dispositions mentionnées aux points 6 et 7 ne sont pas incompatibles
avec les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits
de l'homme et des libertés fondamentales et, en particulier, de son article 8.
D'une part en effet, à la différence de la loi espagnole qui autorise l'utilisation
des gamètes du mari, qui y a préalablement consenti, dans les douze mois
suivant son décès pour réaliser une insémination au profit de sa veuve, l'article
L. 24141-2 du code de la santé publique prohibe expressément une telle
pratique. Cette interdiction relève de la marge d'appréciation dont chaque Etat
dispose, dans sa juridiction, pour l'application de la convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et elle ne porte
pas, par elle-même, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie
privée et familiale, tel qu'il est garanti par les stipulations de l'article 8 de cette
convention.
D'autre part, l'article L. 2141-11-1 de ce même code interdit également que les
gamètes déposés en France puissent faire l'objet d'une exportation, s'ils sont
destinés à être utilisés, à l'étranger, à des fins qui sont prohibées sur le territoire
national. Ces dernières dispositions, qui visent à faire obstacle à tout
contournement des dispositions de l'article L. 2141-2, ne méconnaissent pas
davantage par elles-mêmes les exigences nées de l'article 8 de cette convention.
9. Toutefois, la compatibilité de la loi avec les stipulations de la convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances
particulières, l'application de dispositions législatives puisse constituer une
ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention. Il
appartient par conséquent au juge d'apprécier concrètement si, au regard
des finalités des dispositions législatives en cause, l'atteinte aux droits et
libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en oeuvre de
dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n'est pas excessive.
10. Dans la présente affaire, il y a lieu pour le Conseil d'Etat statuant comme
juge des référés, d'apprécier si la mise en oeuvre de l'article L. 2141-11-1 du
code de la santé publique n'a pas porté une atteinte manifestement excessive au
droit au respect de la vie privée et familiale de Mme C...A..., garanti par l'article
8 de la convention européenne de sauvergarde des droits de l'homme et des
libertés fondamentales.
84

11. Il résulte de l'instruction que Mme C... A...et M. B...avaient formé,


ensemble, le projet de donner naissance à un enfant. En raison de la grave
maladie qui l'a touché, et dont le traitement risquait de le rendre stérile, M. B...a
procédé, à titre préventif, à un dépôt de gamètes dans le centre d'étude et de
conservation des oeufs et du sperme de l'hôpital Tenon, afin que Mme C...A...et
lui-même puissent, ultérieurement, bénéficier d'une assistance médicale à la
procréation. Mais ce projet, tel qu'il avait été initialement conçu, n'a pu aboutir
en raison de la détérioration brutale de l'état de santé de M. B..., qui a entraîné
son décès le 9 juillet 2015. Il est, par ailleurs, établi que M. B... avait
explicitement consenti à ce que son épouse puisse bénéficier d'une insémination
artificielle avec ses gamètes, y compris à titre posthume en Espagne, pays
d'origine de Mme C...A..., si les tentatives réalisées en France de son vivant
s'avéraient infructueuses. Dans les mois qui ont précédé son décès, il n'était,
toutefois, plus en mesure, en raison de l'évolution de sa pathologie, de procéder,
à cette fin, à un autre dépôt de gamètes en Espagne. Ainsi, seuls les gamètes
stockés en France dans le centre d'étude et de conservation des oeufs et du
sperme de l'hôpital Tenon sont susceptibles de permettre à Mme C...A..., qui
réside désormais en Espagne, d'exercer la faculté, que lui ouvre la loi espagnole
de poursuivre le projet parental commun qu'elle avait formé, dans la durée et de
manière réfléchie, avec son mari. Dans ces conditions et en l'absence de toute
intention frauduleuse de la part de la requérante, dont l'installation en Espagne
ne résulte pas de la recherche, par elle, de dispositions plus favorables à la
réalisation de son projet que la loi française, mais de l'accomplissement de ce
projet dans le pays où demeure sa famille qu'elle a rejointe, le refus qui lui a été
opposé sur le fondement des dispositions précitées du code de la santé publique
- lesquelles interdisent toute exportation de gamètes en vue d'une utilisation
contraire aux règles du droit français - porte, eu égard à l'ensemble des
circonstances de la présente affaire, une atteinte manifestement excessive à son
droit au respect de la vie privée et familiale protégé par les stipulations de
l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et
des libertés fondamentales. Il porte, ce faisant, une atteinte grave et
manifestement illégale à une liberté fondamentale.
12. La loi espagnole n'autorise le recours à une insémination en vue d'une
conception posthume que dans les douze mois suivant la mort du mari. Dès lors,
la condition d'urgence particulière prévue par les dispositions de l'article L. 521-
2 du code de justice administrative est remplie.
13. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu d'enjoindre à l'Assistance publique -
Hôpitaux de Paris et à l'Agence de la biomédecine de prendre toutes les mesures
nécessaires afin de permettre l'exportation des gamètes de M. B...vers un
établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations
85

médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification


de la présente décision.
[Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :]
D E C I D E : Article 1er : L'ordonnance du juge des référés du tribunal
administratif de Paris du 25 janvier 2016 est annulée. Article 2 : Il est enjoint à
l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris et à l'Agence de la biomédecine de
prendre toutes mesures afin de permettre l'exportation des gamètes litigieux vers
un établissement de santé espagnol autorisé à pratiquer les procréations
médicalement assistées, dans un délai de sept jours à compter de la notification
de la présente décision. Article 3 : Les conclusions présentées au titre des
dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à Mme D...C...A..., à l'Assistance
publique - Hôpitaux de Paris et à l'Agence de la biomédecine. (…)

Les effets des déclarations d’inconstitutionnalité prononcées par le Conseil


constitutionnel

Document 7 : CE 11 janvier 2019 Avis société civile immobilière (SCI)


Maximoise de création n° 424819 A
Vu les procédures suivantes :
1° Sous le numéro n° 424819, par un jugement n° 1704287 du 9 octobre 2018,
enregistré le 11 octobre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le
tribunal administratif de Montreuil, avant de statuer sur la demande de la société
civile immobilière (SCI) Maximoise de création tendant à la décharge de la
cotisation de contribution additionnelle à l'impôt sur les sociétés établie au titre
de l'année 2012 et à ce qu'il soit donné acte à l'administration du dégrèvement
prononcé en cours d'instance, a décidé, par application des dispositions de
l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de
cette demande au Conseil d'Etat, en soumettant à son examen la question de
savoir si une décision du Conseil constitutionnel constatant la non-conformité à
la Constitution d'une disposition législative rendue à la suite d'une question
prioritaire de constitutionnalité, constitue une décision juridictionnelle
mentionnée au troisième alinéa de l'article L. 190 du livre des procédures
fiscales, insusceptible à ce titre de constituer un évènement propre à motiver une
réclamation en matière d'impôts directs de nature à faire courir le délai de
réclamation.
2° Sous le numéro n° 424821, par un jugement n° 1801500 du 9 octobre 2018,
enregistré le 11 octobre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le
tribunal administratif de Montreuil, avant de statuer sur la demande de la société
par actions simplifiée (SAS) AEGIR tendant à la réduction des cotisations sur la
86

valeur ajoutée des entreprises auxquelles elle a été assujettie au titre des années
2014 et 2015, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du
code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au
Conseil d'Etat, en soumettant à son examen la question de savoir si une décision
du Conseil constitutionnel constatant la non-conformité à la Constitution d'une
disposition législative rendue à la suite d'une question prioritaire de
constitutionnalité, constitue une décision juridictionnelle mentionnée au
troisième alinéa de l'article L. 190 du livre des procédures fiscales, insusceptible
à ce titre de constituer un évènement propre à motiver une réclamation en
matière d'impôts directs locaux de nature à faire courir le délai de réclamation.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu : (…)
REND L'AVIS SUIVANT :
1. Les jugements visés ci-dessus du tribunal administratif de Montreuil
soumettent au Conseil d'Etat, sur le fondement de l'article L. 113-1 du code de
justice administrative, des questions analogues. Il y a lieu de les joindre pour
qu'ils fassent l'objet d'un même avis.
2. Aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : " Une
disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est
abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou
d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel
détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a
produits sont susceptibles d'être remis en cause. " Ainsi que l'a jugé le Conseil
constitutionnel, notamment dans ses décisions n° 2010-108 QPC et n° 2010-110
QPC du 25 mars 2011, la déclaration d'inconstitutionnalité doit, en principe,
bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la
disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les
instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil
constitutionnel. Cependant, les dispositions de l'article 62 de la Constitution
réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et de
reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que
la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration.
3. Aux termes des troisième et cinquième alinéas de l'article L. 190 du livre des
procédures fiscales : " Sont instruites et jugées selon les règles du présent
chapitre toutes actions tendant à la décharge ou à la réduction d'une imposition
ou à l'exercice de droits à déduction ou à la restitution d'impositions indues,
fondées sur la non-conformité de la règle de droit dont il a été fait application à
une règle de droit supérieure, révélée par une décision juridictionnelle ou par un
avis rendu au contentieux. / (...) / Pour l'application du troisième alinéa, sont
considérés comme des décisions juridictionnelles ou des avis rendus au
87

contentieux les décisions du Conseil d'Etat ainsi que les avis rendus en
application de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, les arrêts de la
Cour de cassation ainsi que les avis rendus en application de l'article L. 441-1 du
code de l'organisation judiciaire, les arrêts du Tribunal des conflits et les arrêts
de la Cour de justice de l'Union européenne se prononçant sur un recours en
annulation, sur une action en manquement ou sur une question préjudicielle ".
Aux termes de l'article R. 196-1 du même livre : " Pour être recevables, les
réclamations relatives aux impôts autres que les impôts directs locaux et les
taxes annexes à ces impôts, doivent être présentées à l'administration au plus
tard le 31 décembre de la deuxième année suivant celle, selon le cas : / a) De la
mise en recouvrement du rôle ou de la notification d'un avis de mise en
recouvrement ; / b) Du versement de l'impôt contesté lorsque cet impôt n'a pas
donné lieu à l'établissement d'un rôle ou à la notification d'un avis de mise en
recouvrement ; / c) De la réalisation de l'événement qui motive la réclamation.
Ne constitue pas un tel événement une décision juridictionnelle ou un avis
mentionné aux troisième et cinquième alinéas de l'article L. 190. (...) ". Enfin,
aux termes de l'article R. 196-2 du même livre : " Pour être recevables, les
réclamations relatives aux impôts directs locaux et aux taxes annexes doivent
être présentées à l'administration des impôts au plus tard le 31 décembre de
l'année suivant celle, selon le cas : / a) De la mise en recouvrement du rôle ou de
la notification d'un avis de mise en recouvrement ; / b) De la réalisation de
l'événement qui motive la réclamation ; ne constitue pas un tel événement une
décision juridictionnelle ou un avis mentionné aux troisième et cinquième
alinéas de l'article L. 190 ; (...) ".
4. Il résulte des dispositions citées au point 3 ci-dessus que les décisions du
Conseil constitutionnel ne sont pas au nombre des décisions juridictionnelles ou
avis mentionnés aux troisième et cinquième alinéas de l'article L. 190 du livre
des procédures fiscales, pour lesquels la deuxième phrase du c de l'article R.
196-1 et du b de l'article R. 196-2 du même livre écarte la qualification
d'événement constituant le point de départ d'un nouveau délai de réclamation.
5. Toutefois, seuls doivent être regardés comme constituant le point de départ de
ce délai les événements qui ont une incidence directe sur le principe même de
l'imposition, son régime ou son mode de calcul. Une décision par laquelle le
Conseil constitutionnel, statuant sur le fondement de l'article 61-1 de la
Constitution, déclare inconstitutionnelle une disposition législative ne constitue
pas en elle-même un tel événement susceptible d'ouvrir un nouveau délai de
réclamation.
6. Il appartient au seul Conseil constitutionnel, lorsque, saisi d'une question
prioritaire de constitutionnalité, il a déclaré contraire à la Constitution la
disposition législative ayant fondé l'imposition litigieuse, de prévoir si, et le
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cas échéant dans quelles conditions, les effets que la disposition a produits
avant l'intervention de cette déclaration sont remis en cause, au regard des
règles, notamment de recevabilité, applicables à la date de sa décision.
Le présent avis sera notifié au tribunal administratif de Montreuil, à la SCI
Maximoise de création, à la SAS AEGIR et au ministre de l'action et des
comptes publics.

Document 8 : CE 24 décembre 2019 Société hôtelière Paris Eiffel Suffren n°


425983, une application !
Vu la procédure suivante :
La société hôtelière Paris Eiffel Suffren a demandé au tribunal administratif de
Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 2 025 068,53 euros,
augmentée des intérêts de retard, en réparation des préjudices qu'elle estime
avoir subis du fait de l'application du premier alinéa de l'article 15 de
l'ordonnance du 21 octobre 1986, devenu le premier alinéa de l'article L.
442-9 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi du 30 décembre
2004 de finances pour 2005. Par un jugement n° 1505740 du 7 février 2017, le
tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 17PA01188 du 5 octobre 2018, la cour administrative d'appel de
Paris a rejeté l'appel formé par la société hôtelière Paris Eiffel Suffren contre le
jugement du tribunal administratif de Paris.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires en
réplique, enregistrés le 4 décembre 2018 et les 4 mars, 12 juillet et 2 septembre
2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société hôtelière Paris
Eiffel Suffren demande au Conseil d'Etat :
1°) d'annuler cet arrêt ;
2°) réglant l'affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de
l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu (…) - la décision du Conseil constitutionnel 2013-336 QPC du 1er août
2013 ; - la décision du 6 novembre 2019 par laquelle le Conseil d'Etat statuant
au contentieux n'a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire
de constitutionnalité soulevée par la société hôtelière Paris Eiffel Suffren ; (…)
Considérant ce qui suit :
1. En vertu du premier alinéa de l'article 7 de l'ordonnance du 21 octobre 1986
relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de
l'entreprise et à l'actionnariat des salariés, toute entreprise employant
habituellement plus de cent salariés, ou au moins cinquante salariés depuis
l'entrée en vigueur de la loi du 7 novembre 1990, " quelles que soient la nature
de son activité et sa forme juridique, est soumise aux obligations de la
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présente section, destinées à garantir le droit de ses salariés à participer aux


résultats de l'entreprise ". Aux termes du premier alinéa de l'article 15 de cette
ordonnance : " Un décret en Conseil d'État détermine les entreprises publiques
et les sociétés nationales qui sont soumises aux dispositions du présent chapitre.
Il fixe les conditions dans lesquelles ces dispositions leur sont applicables".
Ces dispositions ont été codifiées, par l'article 33 de la loi du 25 juillet 1994
relative à l'amélioration de la participation des salariés dans l'entreprise,
respectivement à l'article L. 442-1 et à l'article L. 442-9 du code du travail. Par
un arrêt du 6 juin 2000, rendu sur le pourvoi opposant l'union syndicale CGT
des syndicats du 17ème arrondissement à la société Hôtel Frantour Paris-
Berthier, la Cour de cassation a jugé qu'une personne de droit privé ayant
pour objet une activité purement commerciale, qui n'est ni une entreprise
publique ni une société nationale, peu important l'origine du capital, devait
être soumise aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 21 octobre
1986. Le législateur, par l'article 85 de la loi du 30 décembre 2004 de finances
pour 2005, a ensuite modifié l'article L. 442-9 du code du travail pour prévoir
que : " Un décret en Conseil d'Etat détermine les établissements publics de l'Etat
à caractère industriel et commercial et les sociétés, groupements ou personnes
morales, quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est
détenue, directement ou indirectement, ensemble ou séparément, par l'Etat et ses
établissements publics qui sont soumises aux dispositions du présent chapitre. Il
fixe les conditions dans lesquelles ces dispositions leur sont applicables. / Les
dispositions du présent chapitre sont applicables aux sociétés, groupements ou
personnes morales quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du
capital est détenue, ensemble ou séparément, indirectement par l'Etat et
directement ou indirectement par ses établissements publics, à l'exception de
celles et ceux qui bénéficient de subventions d'exploitation, sont en situation de
monopole ou soumis à des prix réglementés. (...) ".
2. Par sa décision 2013-336 QPC du 1er août 2013, le Conseil constitutionnel a
jugé que le premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance du 21 octobre 1986,
devenu le premier alinéa de l'article L. 442-9 du code du travail, dans sa
rédaction antérieure à la loi du 30 décembre 2004, était contraire à la
Constitution. Il a relevé qu'en soustrayant les " entreprises publiques " à
l'obligation d'instituer un dispositif de participation des salariés aux résultats de
l'entreprise et en se bornant à renvoyer à un décret le soin de désigner celles de
ces entreprises qui y seraient néanmoins soumises, sans définir le critère en
fonction duquel elles seraient ainsi désignées ni encadrer ce renvoi au
pouvoir réglementaire, le législateur avait méconnu l'étendue de sa
compétence dans des conditions qui affectaient l'exercice de la liberté
d'entreprendre.
90

3. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la cour d'appel
de Paris, par un arrêt du 15 octobre 2009, confirmé par un arrêt de la Cour de
cassation du 29 juin 2011, a jugé que la société hôtelière Paris Eiffel Suffren
était tenue de mettre en œuvre un régime de participation des salariés aux
résultats de l'entreprise de 1986 à 1999. A la suite de la décision du Conseil
constitutionnel du 1er août 2013, la société hôtelière Paris Eiffel Suffren a
demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la
somme de 2 025 068,53 euros, augmentée des intérêts légaux, qu'elle a dû
verser à ses salariés et anciens salariés en exécution de cet arrêt ainsi qu'au
titre du forfait social, de la contribution sociale généralisée et de la contribution
pour le remboursement de la dette sociale, en faisant valoir que ce versement
était la conséquence de l'inconstitutionnalité du premier alinéa de l'article 15
de l'ordonnance du 21 octobre 1986, devenu le premier alinéa de l'article L. 442-
9 du code du travail. Elle se pourvoit en cassation contre l'arrêt du 5 octobre
2018 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté son appel contre
le jugement du tribunal administratif de Paris rejetant sa demande.
Sur le principe de la responsabilité de l'Etat :
4. Aux termes du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution : " (...) les
lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation,
par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de
l'Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante
sénateurs ". Aux termes du premier alinéa de son article 61-1 : " Lorsque, à
l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu
qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette
question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se
prononce dans un délai déterminé ". Aux termes de son article 62 : " Une
disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61 ne
peut être promulguée ni mise en application. / Une disposition déclarée
inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter
de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date
ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les
conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits
sont susceptibles d'être remis en cause. / Les décisions du Conseil
constitutionnel ne sont susceptibles d'aucun recours. Elles s'imposent aux
pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles
".
[sur la responsabilité, voir le cours au second semestre] 5. La responsabilité de
l'Etat du fait des lois est susceptible d'être engagée, d'une part, sur le fondement
de l'égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la
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réparation de préjudices nés de l'adoption d'une loi à la condition que cette


loi n'ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé
réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être
regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.
6. Elle peut également être engagée, d'autre part, en raison des exigences
inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l'ensemble des
préjudices qui résultent de l'application d'une loi méconnaissant la
Constitution ou les engagements internationaux de la France. Toutefois, il
résulte des dispositions des articles 61, 61-1 et 62 de la Constitution que la
responsabilité de l'Etat n'est susceptible d'être engagée du fait d'une
disposition législative contraire à la Constitution que si le Conseil
constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle sur le
fondement de l'article 61-1, lors de l'examen d'une question prioritaire de
constitutionnalité, ou bien encore, sur le fondement de l'article 61, à l'occasion
de l'examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou
affectent son domaine. En outre, l'engagement de cette responsabilité est
subordonné à la condition que la décision du Conseil constitutionnel, qui
détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la
disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause, ne s'y oppose
pas, soit qu'elle l'exclue expressément, soit qu'elle laisse subsister tout ou partie
des effets pécuniaires produits par la loi qu'une action indemnitaire équivaudrait
à remettre en cause.
7. [sur la responsabilité]Lorsque ces conditions sont réunies, il appartient à la
victime d'établir la réalité de son préjudice et l'existence d'un lien direct de
causalité entre l'inconstitutionnalité de la loi et ce préjudice. Par ailleurs, la
prescription quadriennale commence à courir dès lors que le préjudice qui
résulte de l'application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et
son étendue par la victime, sans qu'elle puisse être légitimement regardée
comme ignorant l'existence de sa créance jusqu'à l'intervention de la déclaration
d'inconstitutionnalité.
8. Par sa décision du 1er août 2013, le Conseil constitutionnel a précisé que
la déclaration d'inconstitutionnalité prononcée prenait effet à compter de sa
publication, que les salariés des entreprises dont le capital était majoritairement
détenu par des personnes publiques ne pouvaient, en application des dispositions
de l'ordonnance du 21 octobre 1986 relatives à la participation des salariés aux
résultats de l'entreprise, demander, y compris dans les instances en cours, qu'un
dispositif de participation leur soit applicable au titre de la période pendant
laquelle les dispositions déclarées inconstitutionnelles étaient en vigueur et que
cette déclaration d'inconstitutionnalité ne pouvait conduire à ce que les sommes
versées au titre de la participation sur le fondement de ces dispositions donnent
92

lieu à répétition. Une action indemnitaire dirigée contre l'Etat, que cette
décision n'exclut pas, ne serait pas susceptible d'affecter les conditions et limites
dans lesquelles elle prévoit la remise en cause des effets produits par la
disposition législative considérée, qui intéresse les rapports entre employeurs et
salariés. Cette décision ne fait ainsi pas obstacle à ce que soit engagée,
devant la juridiction administrative, la responsabilité de l'Etat du fait de
l'application des dispositions, déclarées inconstitutionnelles, du premier alinéa
de l'article 15 de l'ordonnance du 21 octobre 1986 puis du premier alinéa de
l'article L. 442-9 du code du travail, dans leur rédaction antérieure à la loi du 30
décembre 2004.

[sur la rsponsabilité] Sur le lien de causalité :


9. Par sa décision du 1er août 2013, le Conseil constitutionnel a déclaré la
disposition législative qui lui était soumise contraire à la Constitution en raison
de la seule méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa compétence dans
la détermination du champ d'application de l'obligation faite aux entreprises
d'instituer un dispositif de participation des salariés à leurs résultats, affectant
l'exercice de la liberté d'entreprendre. Il a, en revanche, écarté les griefs tirés de
la méconnaissance des principes d'égalité devant la loi et les charges publiques
et de la méconnaissance de l'article 16 de la Déclaration de 1789 et a précisé que
le législateur aurait pu, pour définir le critère en fonction duquel les entreprises
publiques sont soumises à cette obligation, se référer, par exemple, à un critère
fondé sur l'origine du capital ou la nature de l'activité. Il n'a, ainsi, pas regardé
comme contraire aux droits et libertés reconnus par la Constitution la portée que
la Cour de cassation a conférée à cette disposition, dans le souci de garantir la
libre concurrence et l'égalité des droits entre salariés d'entreprises exerçant une
même activité dans les mêmes conditions, par son arrêt du 6 juin 2000 et ses
arrêts ultérieurs, qui excluent qu'une société de droit privé ayant une activité
purement commerciale soit regardée comme une entreprise publique au sens de
cette disposition. Au surplus, par la loi du 30 décembre 2004, le législateur a
confirmé pour l'avenir la soumission des entreprises aux obligations relatives à
la participation des salariés aux résultats en fonction d'un critère tiré non de
l'origine de leur capital, sauf en cas de détention directe par l'Etat, mais de leur
situation concurrentielle. Par suite, la méconnaissance par le législateur de
l'étendue de sa compétence dans la détermination du champ d'application de
l'obligation d'instituer un dispositif de participation ne peut être regardée comme
étant directement à l'origine de l'obligation faite à une entreprise telle que la
société requérante, avant même l'entrée en vigueur de la loi du 30 décembre
2004, de verser à ses salariés une participation à ses résultats. Seuls pourraient
93

être regardés en lien direct avec cette inconstitutionnalité les préjudices


résultant, le cas échéant, de l'obligation de reconstituer a posteriori une réserve
spéciale de participation et de verser immédiatement l'ensemble des sommes
exigibles sans avoir pu prendre en considération, dans la stratégie commerciale
et financière de l'entreprise, cette charge au cours des exercices au titre desquels
elle devait être constatée.
10. Il en résulte que la cour administrative d'appel de Paris, dont l'arrêt est
suffisamment motivé, a exactement qualifié les faits de l'espèce en jugeant
qu'il n'existait pas de lien de causalité direct entre la méconnaissance par le
législateur de l'étendue de sa compétence et le préjudice dont la société
requérante faisait état, tenant aux sommes versées à ses salariés et anciens
salariés au titre de leur participation à ses résultats pour les exercices 1986 à
1995 et aux prélèvements sociaux afférents, et n'a pas commis d'erreur de
droit en écartant son indemnisation au titre d'une perte de chance,
invoquée par cette société, d'entrer dans le champ des entreprises publiques
soustraites au régime de la participation des salariés.
11. Enfin, le versement des intérêts légaux sur les sommes dues aux salariés au
titre de la participation à compter de leur demande en justice, au demeurant
postérieure à l'arrêt de la Cour de cassation du 6 juin 2000, était destiné à
compenser le fait que ces sommes avaient été, entre la date de la demande et
celle de leur versement, à la disposition de l'entreprise et non des salariés.
La cour n'a, par suite, pas commis d'erreur de qualification juridique en
jugeant que le préjudice tenant, pour la société requérante, au versement de
ces intérêts ne pouvait être regardé, en l'absence de circonstances
particulières, non alléguées en l'espèce, comme résultant de l'incertitude
dans laquelle elle se serait trouvée quant à sa soumission à l'obligation de
participation des salariés aux résultats de l'entreprise et n'était ainsi pas en
lien direct avec la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa
compétence.
12. Il résulte de ce qui précède que la société hôtelière Paris Eiffel Suffren
n'est pas fondée à demander l'annulation de l'arrêt de la cour
administrative d'appel de Paris qu'elle attaque. Ses conclusions présentées
au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice
administrative ne peuvent, par suite, qu'être également rejetées.
D E C I D E : Article 1er : Le pourvoi de la société hôtelière Paris Eiffel Suffren
est rejeté. Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société hôtelière
Paris Eiffel Suffren, au Premier ministre, au ministre de l'économie et des
finances et à la ministre du travail.
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« Conseil constitutionnel a précisé que la déclaration d'inconstitutionnalité


prononcée prenait effet à compter de sa publication » = Pas de
dédommagement vis-à-vis des versements effectués avant la déclaration
d’inconstitutionnalité

tenant aux sommes versées à ses salariés et anciens salariés au titre de leur
participation à ses résultats pour les exercices 1986 à 1995 et aux prélèvements
sociaux afférents

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