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RTD Civ.

RTD Civ. 2005 p.490

Principe de précaution
Loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement (JO 2 mars 2005, p. 3697)

Anne-Marie Leroyer, Professeur à l'Université Jean Monnet Paris XI

Accompagnant fermement cette nouvelle génération des droits de l'homme (supra n° 6 ), l'article 5 de la charte et son principe de
précaution paraissent consacrer une certaine éthique du progrès, longuement appelée de ses voeux par une importante doctrine. Cette
procession solennelle pourrait bien cependant se couvrir d'un même voile d'utopie.

L'article 5 dispose : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de
manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs
domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et
proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ». A peine affirmé, le principe de précaution est donc rigoureusement circonscrit.
Il est limité au domaine de l'environnement, à l'exclusion de la santé (JOAN 26 mai 2004, p. 4047), et n'est destiné qu'aux autorités publiques,
soit l'Etat et les collectivités territoriales, ce uniquement dans leur domaine de compétence. En outre, la mise en oeuvre du principe est
subordonnée à l'existence d'un risque de dommage incertain, à la différence de la prévention, qui porte sur des risques avérés (V. spéc. G.
Viney et P. Kourilsky, Rapport remis au Premier ministre, Le principe de précaution, Doc. fr. Odile Jacob, 2000, p. 11). Enfin, le dommage
éventuel doit être à la fois grave et irréversible. A ces conditions, les autorités publiques peuvent prendre des mesures d'évaluation des
risques et adopter des mesures provisoires et proportionnées pour éviter la réalisation du dommage, comme des actions d'alerte, de veille,
d'expertise, d'information, des retraits d'autorisation de mise sur le marché ou des moratoires, etc.

A l'inverse des autres dispositions de la charte, l'article 5, qui ne prévoit pas de renvoi à la loi pour son application, a été conçu de manière
à consacrer un principe de valeur constitutionnelle directement applicable et invocable par les citoyens devant le juge (V. notamment rapp.
AN, n° 1595, 12 mai 2004, p. 108 et s.). Il est probable que le Conseil constitutionnel reconnaîtra désormais la valeur constitutionnelle du
principe (sur son refus ant. V. DC 2001-446, 27 juin 2001), consacrant ainsi le renvoi fait par le préambule de la Constitution « aux droits et
devoirs définis dans la charte ». Il pourra donc apprécier la conformité des lois au principe de précaution, tel que défini par l'article 5, ce
non seulement lors de l'adoption d'une loi nouvelle, mais aussi pour une loi déjà promulguée, telle la loi Barnier du 2 février 1995 (art. L. 110-
1 c. env.), « à l'occasion de l'examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine » (DC 85-187 du
25 janv. 1985. V. spéc. D. Chagnollaud, Le principe de précaution est-il soluble dans la loi ? A propos de l'article 5 de la charte de
l'environnement, D. 2004.Chron.1103 ). Il devra également indiquer comment se fera sa conciliation avec les autres normes
constitutionnelles (L. Baghestani-Perrey, La constitutionnalisation du principe de précaution dans la charte de l'environnement ou la
consécration d'un principe à effet direct, Petites affiches, 30 juill. 2004, n° 152, p. 4). Il conviendra enfin d'organiser le recours éventuel des
juges constitutionnels aux experts chargés d'apprécier la gravité et l'irréversibilité des risques. Une fois ces incertitudes levées, les
partisans d'une « constitution verte » pourraient se réjouir devant un tel symbole politique, brandi comme une armure devant les OGM, les
antibiotiques utilisés en élevage ou encore les diverses substances employées en agriculture et dont on ignore les risques.

La réelle portée d'une telle consécration mérite toutefois d'être vérifiée au regard des solutions relatives à la précaution acquises en droit
communautaire et en droit interne.

La question de la conciliation de la charte avec l'ordre juridique communautaire est en effet l'une des plus discutées (V. spéc. Y. Jégouzo,
Quelques réflexions sur le projet de charte de l'environnement, Cah. Cons. const. 2003, n° 15, p. 123 et s. ; B. Mathieu, Observations sur la
portée normative de la Charte de l'environnement, Cah. préc. p. 145 et s.). L'article 5 de la charte viserait à redonner à la France « l'initiative
dans la définition des normes applicables sur son sol » en droit de l'environnement, initiative qu'elle était en passe de perdre en raison de
l'évolution rapide du droit européen et de sa réception dans l'ordre interne (rapp. AN n° 1595, 12 mai 2004, p. 29, 35 et 97 ; JOAN 27 mai
2004, p. 4129). Il a ainsi été argué que la primauté de la Constitution sur les traités internationaux, affirmée par les jurisprudences Sarran et
Delle Fraisse (CE 30 oct. 1998 ; Ass. plén. 2 juin 2000, GADIP, n° 85-86, obs. Y. Lequette. Primauté reconnue aussi sur la jurisprudence de
la CJCE : CE 3 déc. 2001, Syndicat national de l'industrie pharmaceutique) permettrait au juge national d'imposer la conception française
de la précaution (rapp. AN, préc. ; rapp. Sénat, n° 352, 16 juin 2004, p. 24). Il est vraisemblable que si le droit communautaire, issu du Traité
ou de la jurisprudence de la Cour de justice, venait à être contraire à l'article 5 de la charte ou à une loi en faisant application, le juge interne
ordinaire ferait alors prévaloir ces derniers. Dans la même lignée, il est également possible de considérer que l'article 5 de la charte pourrait
être au nombre de ces « dispositions constitutionnelles expresses » permettant au Conseil de déclarer inconstitutionnelle une loi
transposant une directive qui lui serait contraire, à la condition toutefois que la transposition ne se borne pas à tirer les « conséquences
nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises de la directive » (DC 2004-496 du 10 juin 2004, JCP 2004, p. 1332, obs. J.-C. Zarka
; D. 2004. 1739, note B. Mathieu ). Il faut toutefois bien prendre la mesure d'un tel rempart constitutionnel, en relevant que le standard de
précaution retenu par la charte est moins élevé qu'en droit communautaire.

La jurisprudence communautaire a en effet assigné au principe un domaine d'application beaucoup plus large que l'environnement,
puisqu'elle l'applique aussi, dépassant la lettre de l'article 174 du Traité CE, en matière de santé (V. notamment CJCE 5 mai 1998, aff. C-
157/96 et C-180/96 ; 9 sept. 2003, aff. C-236/01 ; TPICE 11 sept. 2002, aff. T-13/99 ; TPICE 10 mars 2004, aff. T-177/02) ou de sécurité
alimentaire (CJCE 2 déc. 2004, aff. C-41/02), à telle enseigne que le Tribunal de première instance des Communautés européennes a pu y
voir un « principe général du droit communautaire » (V. notamment TPICE 26 nov. 2002, aff. jtes, aff. T-74/00, T-76/00, T-83/00, T-84/00, T-
85/00, T-132/00, T-137/00 et T-141/00 ; TPICE 28 janv. 2003, aff. T-147/00 ; TPICE 21 oct. 2003, aff. T-392/02). De même, les conditions de
mise en oeuvre du principe sont plus souples. Certes, on retrouve l'exigence d'un dommage incertain (CJCE 5 mai 1998, préc.) et l'incertitude
doit également être appréciée au regard des données scientifiques disponibles (CJCE 9 sept. 2003, aff. C-236/01 ; CJCE 23 sept. 2004, aff. C-
280/02). De même, les mesures adoptées doivent être proportionnées à l'objectif poursuivi (CJCE 2 déc. 204, aff. C-41/02 ; CJCE 1er avr.
2004, aff. C-286/02 ; CJCE 5 févr. 2004, aff. C-24/00). Cependant, il n'est généralement pas exigé que le dommage soit à la fois « grave et
irréversible », mais seulement « grave » ou « réel et grave » (CJCE 5 mai 1998, aff. C-180/96, pt 99).

On en vient donc à se demander si, dans le domaine de l'environnement, l'article 5 de la charte, ne permettrait pas à la France d'échapper aux
obligations de précaution imposées par le droit communautaire, au motif notamment que le risque de dommage n'est pas irréversible.
S'agissant par exemple de la pollution de l'eau, la Cour de justice a condamné la France, en application du principe de protection, pour ne
pas avoir adopté des mesures suffisantes de protection de l'environnement, bien que le risque de dommage (développement du
phytoplancton) ne fût pas irréversible (CJCE 23 sept. 2004, aff. C-280/02). La directive cadre sur l'eau (dir. 2000/60 du 23 oct. 2000) prévoyait
la nécessité d'évaluer les risques de pollution de certaines substances en tenant compte du principe de précaution. Ces risques n'ont pas
été évalués dans la loi de transposition n° 2004-334 du 21 avril 2004, non plus qu'envisagés dans le projet de loi sur l'eau (projet de loi n°
240, du 10 mars 2005, sur l'eau et les milieux aquatiques). Si l'on s'en tient maintenant à l'application de l'article 5, de telles mesures de
précaution ne s'imposent plus, dès lors qu'il n'est pas établi que les dommages à l'environnement seraient irréversibles. En définitive, la
précaution en droit de l'environnement pourrait être moins importante qu'en droit de la santé ou de la consommation, où les solutions
communautaires continueront à s'appliquer.

Peut-on constater un recul identique par rapport à la jurisprudence administrative et judiciaire sur la précaution ? En matière administrative,
la portée de l'article 5 est plus mitigée. Bien que l'article L. 110-1 du code de l'environnement ne soit applicable que « dans le cadre des lois
qui en définissent la portée », le Conseil d'Etat se réfère au « principe » de précaution (CE 25 sept. 1998, Association Greenpeace France,
JCP 1998.II.12216, obs. J. de Malafosse), parfois même sans se fonder sur la loi (CE 22 nov. 2000, Petites affiches, 23 nov. 2000, n° 234, p. 3,
obs. G. Viney ; G. Viney, Le point de vue d'un juriste, Petites affiches, 30 nov. 2000, n° 239, p. 66 et s.) et l'applique à la santé (V. notamment
CE 24 févr. 1999, Société Pro-Nat, Lebon p. 827 ). Son contrôle se limite toutefois à l'erreur manifeste d'appréciation (CE 6 déc. 2004,
Association pour la protection des animaux sauvages) ; bien qu'il vérifie aussi la proportionnalité des mesures adoptées (V. spéc. Rapport
public du Conseil d'Etat pour 2005, Responsabilité et socialisation du risque, Doc. fr. Paris, 2005, p. 276 et s.). Dans ses dernières décisions,
le Conseil d'Etat s'est fait plus réservé, considérant qu'il ne disposait pas des éléments pour apprécier le bien-fondé du principe (V.
notamment CE 28 juill. 2004, Crilan ; CE 5 nov. 2003, Association pour la protection des animaux sauvages). De même, en dehors de
timides allusions au risque prévisible (CE 9 avr. 1993, M. D. ) ou à l'état des connaissances scientifiques (CE 31 mars 2003, Bergaderm ;
CE 3 mars 2004, Ministre de l'Emploi), aucune décision n'a expressément admis que le manque de précaution puisse permettre la mise en
oeuvre de la responsabilité administrative (V. Rapport public du Conseil d'Etat, préc. p. 283). L'article 5 pourrait donc au moins changer le
contentieux de la responsabilité administrative des autorités publiques, dès lors que l'absence ou l'excès de précaution constitue une faute
(lourde ou simple ?). En revanche, il est argué qu'aucune responsabilité pénale des personnes publiques ne pourra être déduite de l'article
5, le principe de légalité des délits et des peines supposant l'établissement d'une incrimination par une loi particulière (D. Perben, JOAN 26
mai 2004, p. 4041). L'article 5 pourrait encore permettre au principe de précaution de prospérer dans la procédure du référé-suspension (art.
L. 521-1 c. just. adm.), que le juge hésite pourtant à faire jouer aujourd'hui (C. Castaing, La mise en oeuvre du principe de précaution dans le
cadre du référé-suspension, AJDA 15 déc. 2003.2290 et s. ).

En matière civile, on peut être beaucoup plus perplexe sur la portée de l'article 5, puisque le texte excepte les personnes privées, notamment
les entreprises, et le domaine de la santé (V. spéc. M. Boutonnet, Le principe de précaution en droit de la responsabilité civile, th. dactyl.
Orléans, 2003, spéc. n° 26 et 329 et s.) (1). On pourrait y voir un recul de la précaution, par rapport à la jurisprudence qui utilise le concept
dans l'appréciation de la faute, des causes d'exonération ou encore du lien de causalité pour la mise en oeuvre de la responsabilité (V. spéc.
C. Thibierge, Libres propos sur l'évolution de la responsabilité civile, RTD civ. 1999.561 et s. ; P. Jourdain, Principe de précaution et
responsabilité civile, Petites affiches, 30 nov. 2000, n° 239, p. 51 ; D. Mazeaud, Responsabilité civile et précaution, Resp. civ. et assur. 2001,
n° 6 bis, p. 72 ; M. Boutonnet, op. cit. n° 881 et s.). Allant plus avant, quelques décisions isolées ont même paru, quoique timidement,
s'orienter vers la consécration d'un principe de précaution autonome comme fondement de la responsabilité (M. Boutonnet, op. cit. n° 276
et 282, citant TGI Grasse, 17 juin 2003 ; CA Aix-en-Provence, 8 juin 2004, Resp. civ. et assur. 2003.6 ; D. 2004.2678 ). Dans ce contexte, la
portée de l'article 5 est difficile à cerner. On pourrait penser que la disposition n'empêchera pas le juge judiciaire de maintenir le cap de la
précaution en l'appliquant aux personnes privées ou en matière de santé (M. Boutonnet, op. cit. n° 26). Peut-être même pourra-t-il servir de
tremplin à la consécration jurisprudentielle d'un nouveau fondement de la responsabilité, appelé de ses voeux par la doctrine. Après tout,
l'article 5 ne dispose-t-il pas que les autorités publiques interviennent « par application du principe de précaution », supposant ainsi que le
principe pourrait avoir d'autres applications ? En étant plus pessimiste, il serait à craindre que la disposition ne soit invoquée dans une
interprétation a contrario pour écarter une telle extension.

L'incidence de la charte sur le droit de la responsabilité civile pourrait toutefois venir de l'article 4 qui, en voisin, consacre la notion de
dommage écologique et selon lequel « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement, dans
les conditions définies par la loi ». On y constate une « transformation des caractères du préjudice » qui, de personnel, devient collectif (C.
Thiebierge, loc. cit. p. 570 ; G. Viney, Le préjudice écologique, RCA, 1998, n° spécial, p. 8). Encore faudra-t-il que le législateur définisse ses
conditions de mise en oeuvre et il pourrait préférer réparer ce dommage par le biais de la solidarité nationale, plutôt que celui de la
responsabilité (JOAN 26 mai 2004, p. 4040).

De toutes ces incertitudes ressort un constat relatif à l'importance apparente du rôle du juge (constitutionnel, européen, administratif,
judiciaire) dans la mise en oeuvre du principe. Importance apparente puisque le pouvoir de dire ce qui doit être fait avec précaution
appartiendra finalement aux experts.

Mots clés :
LOI ET DECRET * Principe de précaution * Charte de l'environnement
CONSTITUTION ET POUVOIRS PUBLICS * Charte de l'environnement * Principe de précaution

(1) Je remercie tout particulièrement l'auteur de m'avoir communiqué sa thèse, fondamentale en la matière.
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