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De vraies sanctions administratives

ou des sanctions pénales camouflées ?


Réflexions à propos de la jurisprudence
récente de la Cour européenne
des droits de l’Homme*
Sébastien VAN DROOGHENBROECK
Chargé de cours aux Facultés universitaires Saint-Louis

 TABLE DES MATIÈRES 

I. La sanction administrative est-elle une accusation en matière pénale ? 469


II. L’exigence d’un recours de pleine juridiction 474
1. « Réformer » n’est pas « se substituer » 475
2. « Pleine juridiction » et appréciation de proportionnalité 477
3. Pas d’exigence d’un recours suspensif 479
III. Le cumul de sanctions administratives et de sanctions pénales classiques 481
1. La pertinence de la jurisprudence strasbourgeoise pour le juge belge 481
2. Les certitudes 482
3. Première incertitude : l’identité d’infraction 484
4. Seconde incertitude : la séquence chronologique sous-jacente au principe
non bis in idem 488

Apparues dès le milieu des années 1980 et demeurées bien vivaces depuis
lors, les questions, difficultés et controverses soulevées par les sanctions admi-
nistratives au regard de la Convention européenne des droits de l’Homme – et
singulièrement, des garanties processuelles portées par cet instrument – sont
trop nombreuses et trop complexes pour que l’on ne doive se résoudre ici à
opérer une sélection dans leur traitement. Du reste, la matière a d’ores et déjà

* Le présent texte constitue une version réactualisée d’une contribution présentée lors d’un
colloque organisé le 20 février 2004 par le Centrum voor wetgeving, Regulering en Legisprudentie,
sur le thème de L’empire des sanctions administratives.

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inspiré un nombre impressionnant de très bonnes pages doctrinales, que l’on ne


croit pas utile de réécrire (1).
Le choix opéré dans les lignes qui suivent n’est cependant pas totalement
arbitraire, et se trouve au demeurant guidé par l’observation des interrogations
récurrentes auxquelles la pratique belge – et singulièrement celle de la Section
de législation du Conseil d’État, de la Cour d’arbitrage et de la Cour de cassa-
tion (2) – se trouve confrontée en termes de protection due aux justiciables face
au développement des sanctions administratives. L’imposition de la sanction
administrative s’analyse-t-elle en une « accusation en matière pénale », de sorte
que celui ou celle qui se la voit imposée puisse revendiquer à son bénéfice la
protection – en principe pleine et entière (3) – des garanties du procès équitable

(1) Voy., sans exhaustivité, A. ALEN, « Administratieve geldboeten : hun internationaal- en


internrechtelijke kwalificatie », Liber Amicorum Prof. Dr. G. Baeteman, Antwerpen, Kluwer rechts-
wetenschappen, 1997, pp. 369-421 ; M. BOES, Administratieve sancties en Artikel 6 E.V.R.M. in
België, Zwolle, WEJ Tjeenk Willink, 1989 ; M. DELMAS-MARTY, Punir sans juger ? De la répression
administrative au droit administratif pénal, Paris, Economica, 1992 ; E. WILLEMART, « Les amendes
administratives et les droits du contribuable », J.T., 1999, pp. 757 et s. ; A. ALEN, « Naar een betere
rechtsbescherming inzake administratieve geldboeten na de koerswijziging van het Hof van Cassatie
in zijn arresten van 5 februari 1999 », R.W., 1999-2000, pp. 630-638 ; D. YERNAULT, « Une admi-
nistration doit-elle respecter les règles du procès équitable ? Les sanctions administratives et l’ar-
ticle 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme dans la jurisprudence belge, française
et européenne », A.P.T., 1995, pp. 241-294 ; W GEKIERE, « De rechtsbeschermende werking van stra-
frechtswaarborgen voor de administratieve rechtshandaving door de Wet Administratieve Geld-
boeten », A.J.T., 2001-2002, pp. 137-143 ; J.-C. BONICHOT, « Les sanctions administratives en droit
français et la Convention européenne des droits de l’Homme. De la prévention pour les adaptations
à l’adaptation préventive », in « Les sanctions administratives. Actualités et perspectives », no spéc.,
A.J.D.A., 2001 ; J.-M. WOERHLING, « Les sanctions administratives forfaitaires et l’article 6 de la
Convention européenne des droits de l’Homme », La Convention européenne des droits de
l’Homme. Développements récents et nouveaux défis, Bruxelles, Bruylant, 1997, pp. 179-191 ;
J. PUT, « Rechtshandaving door administrative sancties in het recht », R.W., 2001-2002, pp. 1195
et s.
(2) Sur cette pratique, voy., dans la présente Revue, l’étude du Professeur Adrien MASSET.
(3) Il va de soi qu’en admettant que des sanctions qualifiables de « pénales » au sens conven-
tionnel puissent être imposées en première instance par une autorité n’ayant pas les caractéristiques
du « tribunal » au sens de l’art. 6 (voy. infra), la Cour européenne des droits de l’Homme est forcée
d’admettre, au titre de conséquence nécessaire et incontournable de cette position de principe, le
« rabotage », voire même la mise entre parenthèse complète, de certaines garanties du procès pénal
équitable. Ainsi et par exemple, la présomption d’innocence, dans le procès pénal classique, fait
d’une part obstacle à ce qu’une autorité publique déclare la culpabilité de la personne poursuivie
avant que celle-ci n’ait été légalement établie par le « tribunal » compétent pour ce faire (voy. Cour
eur. D.H., Daktaras c. Lthuanie, arrêt du 10 octobre 2000), et impose, d’un autre côté, que la
charge de la preuve de la culpabilité repose, devant ce tribunal, sur l’accusation (Cour eur. D.H.,
Telfner c. Autriche, arrêt du 20 mars 2001, § 15). Il va de soi que « l’inversion contentieuse » propre
au contentieux des amendes administratives exclut par hypothèse la transposition, dans ce type de
contentieux, de ces corrélats classiques de la présomption d’innocence en « droit pénal ». Dans cer-
taines affaires toutefois, la Cour européenne des droits de l’Homme a admis que des atténuations
des garanties du procès pénal équitable puissent intervenir dans le contentieux des sanctions admi-

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visées par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme ?


(infra, pt I). Une réponse affirmative à cette question en ouvrira immédiatement
deux autres : quelle doit être la portée du recours juridictionnel ouvert contre
cette sanction pour que ledit recours puisse être considéré comme le « recours
de pleine juridiction » exigé par l’article 6 de la Convention, d’une part (infra,
pt II), et dans quelle mesure l’imposition d’une sanction administrative peut-elle
être « cumulée » ou « combinée » avec une sanction pénale de type classique sans
qu’il n’en résulte une méconnaissance du principe non bis in idem, garanti par
l’article 4 du septième Protocole additionnel à la Convention, d’autre part
(infra, pt III) ?
Les questions ci-avant recensées seront traitées à la lumière de la jurispru-
dence – de fond et de recevabilité – la plus récente de la Cour européenne des
droits de l’Homme. Le bilan qui se dégagera de ce rapide survol est plus que
contrasté. Sur certains thèmes, cette jurisprudence est porteuse d’éclaircisse-
ments et d’avancées tout à fait significatifs et potentiellement en mesure d’a-
paiser l’une ou l’autre controverse ou incertitude qui, actuellement encore,
empoisonne la pratique belge. Sur d’autres thèmes par contre, le juge stras-
bourgeois maintient, voire même étend, les angles morts.

I. LA SANCTION ADMINISTRATIVE
EST-ELLE UNE ACCUSATION EN MATIÈRE PÉNALE ?

Depuis l’arrêt Engel c. Pays-Bas du 8 juin 1976, il est acquis que la notion
d’« accusation en matière pénale » visée par l’article 6 de la Convention est une
« notion autonome », dotée d’une signification européenne potentiellement dis-
tincte de celle attribuée aux termes homonymes dans le droit national des
Hautes Parties contractantes.
Pour déterminer si telle ou telle sanction particulière est susceptible d’être
subsumée sous cette notion autonome, doivent être mis en œuvre trois critères,
trois réactifs. Ceux-ci ont été rappelés récemment par une Grande Chambre de
la Cour dans une affaire Ezeh et Connors c. Royaume-Uni (4) : il s’agit de la qua-
lification de la sanction en droit interne, de la nature du comportement réprimé
et, enfin, de la nature et du degré de sévérité de la sanction concernée.

nistratives pénales, sans que l’on aperçoive très clairement de justification à cette atténuation. Voy.
en effet Cour eur. D.H., Riepan c. Autriche, arrêt du 14 novembre 2000, §§ 38-39, tel que com-
menté in S. VAN DROOGHENBROECK, La Convention européenne des droits de l’Homme. Trois années
de jurisprudence (1999-2001), coll. Les Dossiers du Journal des tribunaux, no 39, Bruxelles, Larcier,
2003, p. 109.
(4) Voy. Cour eur. D.H., Ezeh et Connors c. Le Royaume-Uni (GC), arrêt du 9 octobre 2003.
Voy. encore Cour eur. D.H., Ziliberberg c. Moldavie, arrêt du 1er février 2005, §§ 29 et s.

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Le même arrêt énonce en outre, dans la parfaite continuité de la jurispru-


dence antérieure, que « les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas
nécessairement cumulatifs » (5) : « pour que l’article 6 s’applique, il suffit que
l’infraction en cause soit par nature, ‘pénale’ au regard de la Convention, ou ait
exposé l’intéressé à une sanction qui, par sa nature et son degré de gravité, res-
sortit en général à la ‘matière pénale’ ». Pour la Cour néanmoins, cela n’em-
pêche pas la mise en œuvre d’une démarche cumulative au titre de « repê-
chage », c’est-à-dire dans l’hypothèse où « l’analyse séparée de chaque critère ne
permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusa-
tion en matière pénale » (6).
Ces principes sont dotés d’une remarquable constance (7). Il s’en faut de
beaucoup, cependant, que leur mise en œuvre concrète, dans chaque cas
d’espèce, dessine un tableau parfaitement net. La doctrine (8) – et parfois même
certains juges à la Cour (9) – signalèrent, au milieu des années 1990, l’imprévisi-
bilité affectant les jugements portés par la Cour sur le caractère pénal, vel non,
des sanctions formant l’objet des litiges qui lui sont soumis. Force est de cons-
tater, plus de dix ans plus tard, que la situation ne s’est pas vraiment améliorée.
En atteste à suffisance la profonde division de la Grande Chambre de la
Cour (10) lorsqu’il s’est agi, dans la récente affaire Ezeh et Connors (11), de quali-
fier, au regard du volet pénal de l’article 6, des poursuites « disciplinaires » exer-
cées en milieu carcéral.
Deux affaires intervenant à propos de sanctions administratives propre-
ment dites paraissent tout à fait paradigmatiques des incertitudes et incohé-
rences qui, à l’heure actuelle encore, affectent la définition donnée par le juge
strasbourgeois à la « matière pénale ».
La première est une affaire W.S. c. Pologne, où était en cause la qualifica-
tion d’une amende sanctionnant la tenue incorrecte de livres de comptes. Dans
sa décision d’irrecevabilité du 15 juin 1999 (12), la Cour jugera in fine qu’il ne

(5) Cour eur. D.H., Ezeh et Connors c. Le Royaume-Uni (GC), arrêt du 9 octobre 2003, § 86.
(6) Ibidem.
(7) Dans un sens identique, voy., parmi les décisions les plus récentes, Cour eur. D.H.,
Kyprianou c. Chypre, arrêt du 27 janvier 2004, § 31 ; Cour eur. D.H., req. no 47414/99, Dorota
Szott-Medynska et autres c. Pologne, décision du 9 octobre 2003 ; Cour eur. D.H. req. no 15814/02,
Shirley Porter c. Royaume-Uni, décision du 8 avril 2003.
(8) Voy. e.a., F. MASSIAS, « L’atteinte au bon ordre des procédures judiciaires », obs. sous Cour
eur. D.H., Putz c. Autriche, arrêt du 22 février 1996, Rev. trim. D.H., 1997, pp. 503 et s. ; S. VAN
DROOGHENBROECK, « La dissolution de la matière pénale », obs. sous Cour eur. D.H., Putz c.
Autriche, arrêt du 22 février 1996, Rev. dr. pén., 1997, pp. 928 et s.
(9) Voy. notamment l’opinion dissidente jointe par M. le Juge DE MEYER à l’arrêt Putz c.
Autriche du 22 février 1996.
(10) Voy., jointe à l’arrêt, l’opinion dissidente commune à MM. les juges ZUPANCIC et MARUSTE,
ainsi que l’opinion dissidente de M. le Juge PELONPÄÄ, à laquelle se rallient M. le juge WILDHABER,
M. le Juge CAFLISCH, et Mme la Juge PALM.
(11) Cour eur. D.H., Ezeh et Connors c. Royaume-Uni, arrêt du 9 octobre 2003.
(12) Cour eur. D.H., req. no 37607/97, W.S. c. Pologne, décision du 15 juin 1999.

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s’agissait pas là d’une « accusation en matière pénale ». Quant au critère de la


« qualification en droit interne », la Cour constata que la législation fiscale polo-
naise en application de laquelle l’amende avait été prononcée « devait claire-
ment être regardée comme se rattachant au droit pénal polonais ». La Cour
estima toutefois qu’il ne s’agissait là que d’un élément d’appréciation doté d’un
poids relatif, qui, à lui seul, n’avait pas l’effet de qualifier l’amende d’accusation
en matière pénale, au sens de la Convention (13). Cette proposition est éton-
nante (14), quoi qu’elle ne soit pas isolée dans la jurisprudence récente de la
Cour (15) : on ne peut ici que rejoindre les critiques que les juges Tulkens, Casa-
devall et Fischbach adressaient à l’arrêt Escoubet c. Belgique (16), critiques se
fondant au demeurant sur l’idée d’une « autonomie conceptuelle à sens unique »
de la notion de matière pénale. La définition autonome donnée à la notion
conventionnelle de « matière pénale » ne doit être déployée que lorsque l’ordre
juridique interne ne retient pas lui-même la qualification pénale. En juger autre-
ment revient en effet à priver complètement de sens le critère de la qualification
interne : concluant ou pas, il ne serait jamais décisif.
La décision W.S. se poursuit par l’analyse du second critère, à savoir la
nature du comportement réprimé. À ce niveau, et pour écarter la qualification

(13) « As to the first of these criteria, the Court considers that the Fiscal Criminal Act should
clearly be regarded as belonging to criminal law. This is indicated, first, by the very name of the
domestic legislation under which the applicant’s offence was punishable. Moreover, under Article
36 of the Act, certain provisions of the Criminal Code, laying down certain general notions of cri-
minal responsibility, are applicable in the proceedings concerning fiscal offences. However, this
factor is of relative weight and serves only as a starting-point (...) ».
(14) Et en porte-à-faux vis-à-vis de précédents antérieurs, où, du constat que le droit interne rete-
nait la qualification « pénale » de la sanction litigieuse, la Cour déduisait sans plus ample examen le
caractère « pénal », au sens conventionnel, de ladite sanction. Voy. Cour eur. D.H., Minelli c. Suisse,
arrêt du 25 mars 1983, § 28. Dans un sens identique, voy. Cour eur. D.H., Gradinger c. Autriche,
arrêt du 23 octobre 1995, § 36.
(15) Voy., en effet, Cour eur. D.H., req. no 47414/99, Dorota Szott-Medynska et autres c.
Pologne, décision du 9 octobre 2003 ; Cour eur. D.H., req. no 43862/98, Anibal Armando Inocencio
c. Portugal, décision du 11 janvier 2001.
(16) Voy. l’opinion dissidente commune jointe par les Juges TULKENS, CASADEVALL et FISCHBACH à
l’arrêt Escoubet c. Belgique du 28 octobre 1999 : « La Cour a eu maintes occasions de préciser que
sa méthode d’interprétation intervient uniquement lorsque le droit national contient des éléments
qui écartent l’application des garanties de l’article 6 : l’autonomie de la matière pénale est une auto-
nomie ‘à sens unique’. La finalité de l’interprétation autonome est la reconnaissance aux justiciables
de garanties procédurales là où les qualifications internes risquent d’affaiblir la portée de la Conven-
tion. À partir du moment où il existe dans le droit national suffisamment d’éléments qui permettent
de rattacher la mesure litigieuse au domaine pénal, il est paradoxal de prendre ‘à contre-pied’ le
droit interne pour écarter l’application de l’article 6 de la Convention ». L’on ajoutera que cette idée
d’autonomie conceptuelle à sens unique est celle qui prévaut, sans contestation, à propos de la
notion de « contestation sur des droits et obligations de caractère civil », également visée par l’art. 6
de la Convention. Voy. E. KASTANAS, Unité et diversité. Notions autonomes et marge nationale d’ap-
préciation dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant,
1996, pp. 360-361 et réf. citées.

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pénale dudit comportement, la Cour note que l’infraction commise par le


requérant était de nature « technique » et non criminelle, et que ce requérant
n’avait pas agi dans une quelconque intention frauduleuse proprement crimi-
nelle (17). La proposition est curieuse, si on la confronte à un arrêt Janosevic c.
Suède qui affirme pour sa part que « l’absence d’élément subjectif ne prive pas
nécessairement une infraction de son caractère pénal » (18).
Tranchée par une décision d’irrecevabilité du 11 janvier 2001, l’affaire
Inocencio c. Portugal (19) constitue un second exemple significatif. Se posait en
l’occurrence la question de la qualification de l’amende imposée à une personne
pour avoir effectué des travaux dans sa maison sans avoir obtenu le permis
requis à cet effet.
La Cour met en œuvre le second réactif de la « matière pénale », à savoir
le critère de la nature du comportement réprimé. Classiquement, il est consi-
déré que lorsque la norme prohibitive s’adresse à la généralité des citoyens et
non à une catégorie déterminée de personnes, elle doit être qualifiée de
pénale (20). Dans l’affaire Inocencio, la Cour note cependant qu’« il apparaît que
l’exigence d’obtenir un permis afin de procéder à des travaux de construction
doit s’analyser comme une réglementation de l’usage des biens, ayant pour but
de mener une politique d’urbanisme équilibrée. La sanction du non-respect
d’une telle exigence ne saurait constituer une mesure punitive et répressive s’ap-
pliquant à tous les citoyens ». Disons-le sans ambages : cette proposition est
incompréhensible. La norme interdisant de faire des travaux sans le permis
requis s’applique par évidence à l’ensemble des citoyens. Le fait que cette norme
ne sanctionnera effectivement que les personnes qui y contreviennent est dans
la nature même de la règle de droit : la mise en œuvre de son dispositif suppose
la réalisation de l’hypothèse qui y préside. Dirait-on que l’incrimination du
meurtre ne ressortit pas de la matière pénale parce qu’elle ne sanctionne que les
meurtriers, et non la totalité des citoyens ?
Sur le plan de la nature et de la sévérité de la sanction, la Cour accordera
un poids décisif au fait que l’amende prononcée, dont elle ne nie pas le carac-

(17) Cour eur. D.H., req. no 37607/97, W.S. c. Pologne, décision du 15 juin 1999.
(18) Voy. Cour eur. D.H., Janosevic c. La Suède, arrêt du 23 juillet 2002, § 68.
(19) Cour eur. D.H., req. no 43862/98, Anibal Armando Inocencio c. Portugal, décision du
11 janvier 2001.
(20) Voy. Cour eur. D.H., Ezeh et Connors c. Le Royaume-Uni, arrêt du 9 octobre 2003
(à propos de sanctions disciplinaires infligées à des détenus) ; Cour eur. D.H., req.
no 41921/98, Joao José Brandao Ferreira c. Portugal, décision du 28 septembre 2000 (à pro-
pos de sanctions disciplinaires infligées à un militaire) ; Cour eur. D.H., Kyprianou c. Chypre,
arrêt du 27 janvier 2004, § 31 (à propos d’une sanction pour outrage à magistrat) ; Cour
eur. D.H., req. no 38644/97, Irving Brown c. Royaume-Uni, décision du 24 novembre 1998
(à propos d’une sanction disciplinaire infligée à un avocat). Adde Cour eur. D.H., Ziliberberg
c. Moldavie, arrêt du 1er février 2005, § 29.

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tère punitif et dissuasif (21) et dont elle reconnaît l’importance – et pour cause :
elle s’élevait à 20.000.000 de PTE, soit à 120.000 EUR ... –, ne pouvait cepen-
dant pas être convertie en peine de prison (22). Dans un arrêt Lauko, la Cour
avait pourtant estimé que « le fait que l’auteur de l’infraction n’encourt pas
d’emprisonnement ni de mention au casier judiciaire, ne sont pas déterminants
de la qualification aux fins d’applicabilité de l’article 6, § 1er » (23).
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme ne se
résume certes pas à ces deux espèces paradigmatiques. Ce n’est cependant pas
faire preuve d’un pessimisme excessif que d’affirmer qu’elle n’a pas atteint le
niveau de clarté et de parfaite cohérence qui puisse l’ériger un guide sûr et
maniable pour les autorités internes des États contractants, juges ou législateurs.
Les éléments d’appréciation mobilisés afin de concrétiser chacun des trois réac-
tifs connaissent de singulières éclipses, et la méthode présidant à leur combi-
naison relève davantage du pifomètre que de l’algorithme. Dans ses récentes
propositions relatives à la juridiction concurrente et à l’interdiction des pour-
suites multiples au sein de l’Union européenne, le Max-Planck-Institut n’affirme
fondamentalement pas autre chose (24).
Nonobstant ce brouillard persistant, certaines lignes de force semblent
néanmoins se dessiner. Il apparaît tout d’abord qu’en règle, la sanction admi-
nistrative « non pécuniaire » et « non privative de liberté » ne pourra qu’excep-
tionnellement être subsumée sous la définition européenne de la matière
pénale : la jurisprudence relative au retrait d’autorisations administratives au
sens large (licence d’exploitation d’une activité économique, ...) (25) ou à la

(21) La nature de la sanction infligée – punitive et dissuasive, plutôt qu’indemnitaire – est un trait
caractéristique de la « matière pénale » au sens conventionnel. Voy., a contrario, pour une applica-
tion récente, Cour eur. D.H., req. no 15814/02, Shirley Porter c. Royaume-Uni, décision du 8 avril
2003. La même décision précise que, lorsque celle-ci est à finalité compensatoire, le montant de l’a-
mende, si élevé soit-il, ne saurait entraîner à lui seul la qualification pénale de l’amende concernée :
« (...) the Court does not consider that the size of a monetary liability, which is compensatory rather
than punitive in nature, can operate to bring the matter within the criminal sphere. It is equally
conceivable, for example, that a person be found liable to pay very substantial sums in civil procee-
dings, and run the risk of bankruptcy in the event of non-payment ».
(22) Cour eur. D.H., Anibal Armando Inocencio c. Portugal, décision précitée. Ce genre d’argu-
ment se voit également conférer un poids décisif dans une espèce Dorota Szott-Medynska et autres
c. Pologne (req. no 47414/99, décision du 9 octobre 2003).
(23) Cour eur. D.H., Lauko c. Slovaquie, arrêt du 2 septembre 1998, § 58. En sens identique,
voy. Cour eur. D.H., Vastberga Taxi Aktiebolag and Vulic c. Suède, arrêt du 23 juillet 2002, § 80,
ainsi que, Cour eur. D.H., Janosevic c. Suède, arrêt du 23 juillet 2002, § 68. Adde Cour eur. D.H.,
Ziliberberg c. Moldavie, arrêt du 1er février 2005, § 29.
(24) Max-Planck-Institut für auslandisches und internationales Strafrecht (Freiburg im Breisgau),
Freiburg Proposal on Concurrent Jurisdictions and the Prohibition of Multiple Prosecutions in the
European Union (A. BIEHLER, R. KNIBÜHLER, J. LELIEUR-FISCHER et S. STEIN dir.), ed. Iuscrim, 2003,
p. 21.
(25) Voy., pour un exemple récent, Cour eur. D.H., req. no 41265/98, Mishel Manasson c. Suède,
décision du 8 avril 2003 (à propos de la révocation d’une licence d’exploitation d’un service de
taxi).

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suspension du permis de conduire (26) indique que de telles mesures s’analysent


essentiellement en des mesures de sûreté protectrices du public, auxquelles fait
défaut le caractère proprement punitif typique de la sanction pénale (27). Relè-
veront par contre en principe du volet pénal de l’article 6 les différentes
amendes fiscales non indemnitaires sanctionnant, soit la non-déclaration des
sommes soumises à imposition (accroissements, majorations) (28), soit le refus du
contribuable de fournir les renseignements permettant d’établir correctement
l’impôt (29). Le cas échéant, l’existence de telles sanctions pénales fiscales sera
susceptible d’attirer l’ensemble du contentieux taxatoire sous l’empire de l’ar-
ticle 6 (30), malgré le fait que celui-ci est censé, comme tel, y échapper (31).

II. L’EXIGENCE D’UN RECOURS DE PLEINE JURIDICTION

De jurisprudence classique, la Cour européenne des droits de l’Homme


admet que des sanctions administratives constitutives de « sanctions pénales »
puissent, sans méconnaître l’article 6, être prononcées par des autorités ne
réunissant pas toutes les caractéristiques du « tribunal » visé par cette disposi-
tion, à la condition toutefois que le justiciable dispose, contre les décisions de
cette autorité, d’un recours « de pleine juridiction » devant un « tribunal » qui,
quant à lui, satisfait à toutes les exigences du procès équitable (32). Selon la défi-

(26) Voy. Cour eur. D.H., req. no 34604/97, Michel Pewinski c. France, décision du 7 décembre
1999 ; Cour eur. D.H., Escoubet c. Belgique, arrêt du 28 octobre 1999 ; Cour eur. DH., req.
no 37211/97, Benoît Mulot c. France, décision du 14 décembre 1999. Comp. néanmoins les arrêts
Malige c. France (23 septembre 1998) et Peltier c. France (21 mai 2002), où la Cour considère que
le retrait de points d’un permis de conduire, résultant d’une condamnation pénale, constitue une
« sanction pénale » au sens de l’art. 6 de la Convention. Adde Cour eur. D.H., req. no 45282/99,
H.P. Bokker c. Pays-Bas, décision du 7 novembre 2000, où la Cour ne décerne pas la qualification
pénale à des mesures « éducatives » (cours de formation et de sensibilisation) imposées à un conduc-
teur condamné pour ivresse au volant, et ce, malgré le fait que le coût desdites mesures demeurait
à la charge dudit conducteur.
(27) La Cour considère également que le refus d’un permis de résidence, consécutif à une
condamnation pénale, n’est pas une « peine » au sens conventionnel (voy. Cour eur. D.H., req.
no 16387/03, Davydov c. Estonie, décision du 31 mai 2005).
(28) Voy., e.a., Cour eur. D.H., Västberga Taxi Aktiebolag and Vulic c. Suède, arrêt du 23 juillet
2002, ainsi que, Cour eur. D.H., Janosevic c. Suède, arrêt du 23 juillet 2002. Adde Cour eur. D.H.,
Kadri c. France, arrêt du 27 mars 2001 (solution implicite). Plus récemment encore, voy. Cour eur.
D.H., req. no 50664/99, Strag Datatjanter AB c. Suède, décision du 21 juin 2005.
(29) Voy. Cour eur. D.H., J.B. c. Suisse, arrêt du 3 mai 2001, §§ 47-48.
(30) Voy. Cour eur. D.H., req. no 40042/98, Marios et Androula Georgiou c. Royaume-Uni, déci-
sion du 16 mai 2000 ; Cour eur. D.H., req. no 50664/99, Strag Datatjanter AB c. Suède, décision du
21 juin 2005.
(31) Voy. Cour eur. D.H., Ferrazzini c. Italie, arrêt du 12 juillet 2001, §§ 25 et s.
(32) Voy. en ce sens, parmi beaucoup d’autres, Cour eur. D.H., Vastberga Taxi Aktiebolag and
Vulic c. Suède, arrêt du 23 juillet 2002, § 93. Adde, plus récemment, Cour eur. D.H., Ziliberberg c.
Moldavie, arrêt du 1er février 2005, § 29.

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nition qu’en donne la Cour européenne dans le récent arrêt Sylvester’s Horeca
Service c. Belgique, la « pleine juridiction » signifie que l’organe judiciaire
concerné doit avoir « le pouvoir de réformer en tous points, en fait comme en
droit, la décision entreprise, rendue par l’organe inférieur » (33).
Pareillement définie, la notion de « pleine juridiction » alimenta, depuis
le milieu des années 1990, de nombreuses controverses doctrinales (34) et incer-
titudes jurisprudentielles. L’on doit à la jurisprudence de la Cour européenne
d’avoir dissipé certaines d’entre elles.

1. « Réformer » n’est pas « se substituer »

Contrairement à ce que la terminologie française des arrêts de la Cour


pourrait laisser entendre – utilisation du terme « réformer », traduit dans la ver-
sion anglaise par « to quash » –, le tribunal appelé à connaître du recours ne doit
pas nécessairement avoir la compétence de substituer sa propre décision à celle
de l’Administration, s’il estime cette dernière illégale. Il peut, le cas échéant, se
borner à annuler la décision entreprise, et à « renvoyer le dossier » à l’autorité
administrative compétente aux fins de nouvelle décision.
Confirmé par un arrêt de Grande Chambre du 28 mai 2002 (35), un arrêt
Kingsley c. Royaume-Uni du 7 novembre 2000 (36) énonce en effet qu’il « est en
générale inhérent à la notion de contrôle juridictionnel que, si un moyen
d’appel est considéré comme valable, la juridiction procédant au contrôle puisse
annuler la décision attaquée et rendre elle-même une nouvelle décision ou ren-
voyer l’affaire devant le même organe ou un organe différent ». L’on objectera
sans doute que l’affaire Kingsley ici mise en exergue intervient sous l’angle du
volet « civil » de l’article 6 – les faits de la cause concernaient en l’occurrence la
révocation d’une licence d’exploitation d’un établissement de jeux. Il est vrai
qu’à une certaine époque, les organes de la Convention ont pu laisser entendre,

(33) Cour eur. D.H., Sylvester’s Horeca Service c. Belgique, arrêt du 4 mars 2004, § 27.
(34) Pour un exposé récent des controverses en présence, voy. J. PUT, « Administratieve boeten,
verzachtende omstandigheden en volle rechstmacht : contradicties in de rechtspraak van het Arbi-
tragehof ? », T.B.P., 2002, pp. 657 et s. ; C. MAMONTOFF, « La notion de pleine juridiction au sens de
l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme et ses implications en matière de
sanctions administratives », Rev. fr. dr. adm., 1999, pp. 1004 et s. ; A. VAGEMAN, « Autorité adminis-
trative indépendante, amendes administratives et diffusion de scènes de violence gratuites :
Réflexion autour de l’arrêt S.A. T.V.i prononcé le 5 décembre 2001 par le Conseil d’État », A.P.T.,
2003, spéc. pp. 281 et s.
(35) Cour eur. D.H., Kingsley c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 2002, § 32. Dans un sens iden-
tique, voy. Cour eur. D.H., req. no 410/02, Johans c. Finlande, décision du 31 août 2004 ; Cour eur.
D.H., req. no 32477/02, Pirinen c. Finlande, décision du 14 septembre 2004.
(36) Cour eur. D.H., Kingsley c. Royaume-Uni, arrêt du 7 novembre 2000, § 58.

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tant sur un plan général (37) que sur la question particulière de la « pleine juri-
diction » (38), qu’une différence pouvait exister entre les standards « pénaux » et
« civils » de l’article 6 : les premiers seraient en l’occurrence plus sévères que les
premiers.
À l’examen cependant, et avec le bénéfice du recul, il apparaît qu’une telle
dualisation de standards n’a jamais produit de résultats tout à fait concrets et
tangibles dans la jurisprudence des organes de la Convention : ceux-ci se sont
du reste généralement abstenus, ces dernières années, d’en réaffirmer la possibi-
lité, fût-ce même sur le plan des principes (39). Il y a tout au contraire lieu, à
notre estime, de tenir les dicta généraux des arrêts Kingsley pour intégralement
transposables au « volet pénal » de l’article 6. Plusieurs indices confortent le
bien-fondé de cette dernière proposition.
L’on observe tout d’abord que, sur un plan général, la Cour européenne
des droits de l’Homme considère elle-même les précédents civils et pénaux rela-
tifs à la notion de pleine juridiction comme parfaitement interchangeables. Un
arrêt Veeber(no 1) c. Estonie (40) intervenant au contentieux civil de la « pleine
juridiction », appuie en effet son raisonnement sur la jurisprudence Umlauft,
intervenue quant à elle sous l’angle du volet pénal (41). À l’inverse, le récent arrêt
« pénal » Sylvester’s Horeca Service c. Belgique (42) emprunte son rappel de la
définition de la notion de « pleine juridiction » au précédent « civil » Chevrol c.
France (43).
L’on pointera également une décision R.T. c. Suisse du 30 mai 2000 (44),
où la Cour conclut que le requérant avait bénéficié du recours de pleine juridic-
tion requis par l’article 6, nonobstant la circonstance que la juridiction saisie
s’était bornée à « annuler » (45) la décision administrative querellée devant elle, et
à renvoyer le dossier à l’autorité administrative compétente aux fins d’adoption
d’une nouvelle décision.

(37) Voy. Cour eur. D.H., Dombo Beheer N.V. c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1993, § 42 : « Les
impératifs inhérents à la notion de ‘procès équitable’ ne sont pas nécessairement les mêmes dans les
litiges relatifs à des droits et obligations de caractère civil que dans les affaires concernant des accu-
sations en matière pénale ».
(38) Voy., sur ceci, C. MAMONTOFF, op. cit., p. 1009.
(39) Voy. toutefois, hors de la problématique de la « pleine juridiction », Cour eur. D.H., Suo-
minen c. Finlande, arrêt du 1er juillet 2003, § 33.
(40) Cour eur. D.H., Veeber (no 1) c. Estonie, arrêt du 7 novembre 2002, § 70.
(41) Cour eur. D.H., Umlauft c. Autriche, arrêt du 23 octobre 1995, Série A, no 328-B, §§ 37-39.
(42) Cour eur. D.H., Sylverter’s Horeca Services c. Belgique, arrêt du 4 mars 2004, § 27.
(43) Cour eur. D.H., Chevrol c. France, arrêt du 13 février 2003, § 77.
(44) Cour eur. D.H., req. no 31982/96, R.T. c. Suisse, décision du 30 mai 2000.
(45) Le verbe « annuler » (en anglais : to quash) est également utilisé par un arrêt Janosevic c. La
Suède, aux fins de désigner la portée d’un recours dont la Cour estime, sur le plan des principes,
qu’il est « de pleine juridiction » (Cour eur. D.H., Janosevic c. La Suède, arrêt du 23 juillet 2002,
§ 82).

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2. « Pleine juridiction » et appréciation de proportionnalité

La « pleine juridiction » suppose-t-elle le pouvoir du tribunal saisi d’ap-


précier la proportionnalité de la sanction infligée par rapport à la gravité de la
faute sanctionnée ?
Classique des classiques en doctrine (46), cette question doit être résolue à
l’aune du principe selon lequel l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’Homme est une disposition strictement formelle qui, en tant que
telle, n’influe pas – dans quelque sens que ce soit – sur le contenu des normes
de droit matériel de l’État adhérent (47).
En conséquence, l’article 6 de la Convention européenne imposera à la
juridiction d’apprécier la proportionnalité de la sanction infligée si et dans la
mesure où cet impératif de proportionnalité s’impose lui-même, en vertu du
droit interne, à l’administrateur qui détermine le quantum de la sanction. En
pareille hypothèse en effet, la question de proportionnalité est une « question de
droit » sur laquelle le juge saisi doit, selon la définition classique donnée à la
pleine juridiction, faire porter son contrôle. L’arrêt Sylvester’s Horeca Service c.
Belgique du 4 mars 2004 fournit une illustration de ce cas de figure. En l’occur-
rence, la Cour d’appel de Bruxelles avait estimé que le rôle du juge saisi d’une
opposition à une contrainte décernée en vue du recouvrement d’une amende
T.V.A. se limitait à vérifier la matérialité de l’infraction commise et la légalité de
l’amende qui la sanctionne, et ne pouvait aller jusqu’à en apprécier l’opportu-
nité ou à accorder remise de tout ou partie de l’amende imposée. Statuant sur
pourvoi en cette affaire, la Cour de cassation, par un arrêt du 5 février 1999
abondamment commenté (48), avait validé cette position du juge du fond, esti-
mant en l’occurrence que si « le juge doit avoir la possibilité d’examiner la
réalité de la sanction et aussi d’apprécier si la sanction est conforme aux dispo-
sitions légales, et plus spécialement si elle ne viole pas les dispositions légales
spécifiques et les principes généraux du droit, ou si elle n’est pas contraire au
devoir de prudence de l’administration », il ne lui appartient en revanche pas

(46) Voy., parmi les références les plus récentes, supra, note 34. Adde E. WILLEMART, op. cit.,
pp. 762 et s. et réf. cit.
(47) Voy. Cour eur. D.H., D.P. & J.C. c. Royaume-Uni, arrêt du 10 octobre 2002, § 123 : « The
Court recalls its constant case-law to the effect that Article 6 § 1 extends only to contestations (dis-
putes) over (civil) ‘rights and obligations’ which can be said, at least on arguable grounds, to be
recognised under domestic law ; it does not itself guarantee any particular content for (civil) ‘rights
and obligations’ in the substantive law of the Contracting States ». Pour une relativisation de ce
principe, selon lequel l’art. 6 ne serait que le siège de normes processuelles, voy. J.-F. FLAUSS, « Les
nouvelles frontières du procès équitable », Les nouveaux développements du procès équitable au sens
de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, Bruxelles, Bruylant, 1996, pp. 83
et s. ; S. GUINCHARD, « Le procès équitable : garantie formelle ou droit substantiel ? », Philosophie du
droit et droit économique : quel dialogue ? Mélanges en l’honneur de G. Farjat, Paris, Frison-Roche,
1999, pp. 164-169.
(48) Sur cet arrêt, voy., dans la présente Revue, l’étude du Professeur A. MASSET.

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d’« exonérer le redevable des obligations qui lui sont légalement imposées par
les autorités, uniquement pour des motifs d’opportunité ou d’équité ». La Cour
européenne estimera que, ainsi circonscrit et limité, le contrôle offert au requé-
rant ne pouvait être qualifié de pleine juridiction. Encore qu’elle ne soit pas tout
à fait explicite sur ce point (49), cette conclusion semble soutenue par le constat
que le Code belge de la T.V.A., à l’époque, accordait au ministre des Finances le
pouvoir d’accorder d’éventuelles remises aux sanctions encourues. Le juge belge
ne pouvait donc, à peine de méconnaître l’article 6 de la Convention, amputer
son examen de légalité d’une appréciation inhérente aux décisions de l’autorité
dont il contrôle les actes.
Si, par contre, l’administrateur qui impose la sanction a compétence liée,
parce que la loi impose elle-même de manière inconditionnelle le prononcé de
ladite sanction et fixe rigidement le quantum de celle-ci, alors l’article 6 de la
Convention européenne n’imposera pas, au titre de la « pleine juridiction », que
le juge saisi puisse lui-même apprécier la proportionnalité de la sanction
infligée. Intervenant dans un litige caractérisé par une semblable donne juri-
dique, un arrêt Göktan c. La France du 2 juillet 2002 (50) énonce en ce sens
qu’« il n’existe pas de précédent des organes de la Convention, ni au titre de
l’article 6 ni au titre de l’article 7, qui censure le fait pour le législateur de pré-
voir une peine fixe, ou qui oblige le juge à ‘moduler’ cette peine en fonction des
circonstances de la cause (...) ».
Une remarque s’impose. Tout abrupt qu’il soit, ce dictum de l’arrêt
Göktan ne saurait oblitérer le fait que d’autres dispositions conventionnelles –
d’ordre substantiel celles-ci – puissent, et doivent même, s’opposer au prononcé
de peines fixes si d’aventure celles-ci se révélaient, in concreto, manifestement
disproportionnées par rapport au comportement qu’elles sanctionnent. Une
sanction administrative viendrait-elle par exemple à limiter le droit au respect
de la vie privée, la liberté de religion, la liberté d’expression ou la liberté de
réunion de celui ou celle à qui elle est infligée, son éventuelle disproportion
pourrait lui valoir d’être jugée non « nécessaire dans une société démocratique »,
au sens des paragraphes 2 respectifs des articles 8, 9, 10 et 11 de la Conven-
tion (51). De manière plus générale, et indépendamment de la matière dans
laquelle on se situe – la mise en cause d’une autre liberté conventionnelle n’est
pas nécessaire –, une exigence de proportionnalité des incriminations et des
peines peut, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de

(49) Le raisonnement peu disert de la Cour s’explique certainement par le fait, constaté par celle-
ci, que la position exprimée par l’arrêt de la Cour de cassation du 5 février 1999 avait été contre-
dite par la Cour d’arbitrage, et ensuite abandonnée par la Cour de cassation elle-même (voy. les
§§ 19 à 21 de l’arrêt). Le gouvernement belge ne cherchait lui-même pas à défendre la rectitude de
la position antérieure de la Cour (§ 23 de l’arrêt).
(50) Cour eur. D.H., Goktan c. France, arrêt du 2 juillet 2002, § 58.
(51) Voy., par analogie, Cour eur. D.H., Cumpana et Mazare c. Roumanie (GC), arrêt du
17 décembre 2004, §§ 111 et s.

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l’Homme, être déduite de la prohibition des peines ou traitements inhumains


ou dégradants, portée par l’article 3 de la Convention européenne (52). Sans
doute la Cour n’opère-t-elle habituellement la déduction susdite qu’en rapport
avec des peines « graves », telles la privation de liberté (53) ou la peine de
mort (54). Sa transposition aux sanctions administratives pécuniaires n’a cepen-
dant pas lieu d’être exclue a priori (55). Au demeurant, l’on constatera que c’est
précisément sur le fondement de la prohibition portée par l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’Homme qu’une jurisprudence classique
de la Cour de cassation belge estime qu’une sanction disciplinaire doit
demeurer raisonnablement proportionnée par rapport au comportement qu’elle
vise à sanctionner (56).

3. Pas d’exigence d’un recours suspensif

À l’occasion d’une affaire Janosevic c. Suède, la Cour se trouvait


confrontée au grief d’un requérant selon lequel la mise à exécution de majora-
tions fiscales prononcées à son encontre avant que la juridiction saisie n’ait pu
statuer sur leur régularité, méconnaissait les principes de la présomption d’in-
nocence et de l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, consacrés par les arti-
cles 6, §§ 1 et 2, de la Convention.
Dans son arrêt du 23 juillet 2002 (57), la Cour européenne des droits de
l’Homme estimera le grief non fondé. À son estime, « ni l’article 6 ni d’ailleurs
aucune autre disposition de la Convention ne peuvent passer pour exclure en
principe que des mesures d’exécution soient prises avant que des décisions rela-
tives à des majorations d’impôt ne soient devenues définitives ». « De plus »,
poursuit la Cour, « on trouve dans la législation d’autres États contractants des
dispositions autorisant la prompte exécution de certaines sanctions pénales ».
L’on déduit de ce qui précède qu’un recours juridictionnel contre une sanction
administrative ne méconnaît pas la Convention par cela seul que son introduc-
tion ne suspend pas automatiquement l’exécution de la sanction querellée. Si
une méconnaissance de l’instrument conventionnel peut survenir en la matière,

(52) Voy. e.a., Cour eur. D.H., req. no 63716/00, Sawoniuk c. Royaume-Uni, décision du 29 mai
2001.
(53) Cour eur. D.H., V. c. Royaume-Uni, arrêt du 16 décembre1999, §§ 98-100.
(54) Cour eur. D.H., Soering c. Royaume-Uni, arrêt du 7 juillet 1989, § 104.
(55) Le principe de l’incompatibilité avec l’art. 3 de sanctions disproportionnées par rapport au
comportement réprimé fut au demeurant affirmé, en relation avec des sanctions administratives,
dans une affaire Schluga c. Autriche (req. nos 65665/01, 71879/01 et 72861/01, décision d’irreceva-
bilité du 26 septembre 2002).
(56) Voy. Cass., 28 février 2002, www.cass.be (JC02256_1) ; Cass., 12 mars 1998, www.cass.be
(JC93C2_1) ; Cass., 8 novembre 1996, www.cass.be (JC96B8_1) ; Cass., 23 octobre 1997, Pas.,
1997, I, no 423.
(57) Cour eur. D.H., Janosevic c. La Suède, arrêt du 23 juillet 2002, §§ 106-110.

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c’est uniquement en cas de déséquilibre manifeste des intérêts en présence (58), à


apprécier au cas par cas au travers de leur mise en balance. D’un côté, doit être
évalué l’intérêt – impérieux ou non – que représente, pour l’État, l’exécution
« anticipée » de la sanction querellée (59). D’un autre côté, doivent être pris en
compte la gravité et la nature – irréversible ou non – du préjudice que cette exé-
cution « anticipée » occasionne ou occasionnerait au justiciable, tant au cours de
la procédure juridictionnelle proprement dite, qu’à l’issue de celle-ci, s’il s’avé-
rait qu’elle lui fût favorable. À ce dernier niveau, un déséquilibre des intérêts en
présence pourrait être constaté dans l’hypothèse où le système juridique de
l’État défendeur n’offrirait pas de voies de droit suffisantes permettant au justi-
ciable triomphant d’obtenir la « remise des choses en leur pristin état » : rem-
boursement de l’amende indûment perçue en capital et intérêts ; possibilité
d’obtenir réparation intégrale des dommages supplémentaires causés par la per-
ception de cette amende, ...
Deux remarques doivent nuancer le propos qui précède.
Tout d’abord, le même arrêt Janosevic pose parallèlement le principe
selon lequel l’effectivité de l’accès à un tribunal consacré par l’article 6 (60) sup-
pose la célérité particulière du contrôle juridictionnel ouvert contre le prononcé
de sanctions administratives : la possibilité de saisir un juge et d’obtenir de
celui-ci une décision sur la régularité de la sanction encourue ne saurait être
retardée indûment, particulièrement lorsque l’Administration procède à l’exé-
cution anticipée de celle-ci. Une difficulté peut surgir sur ce point lorsque – et
tel était le cas en l’espèce – le contrôle juridictionnel ne peut véritablement être
initié que moyennant l’obligation préalable pour l’administré de demander à
l’Administration de revoir sa décision.
Il apparaît ensuite qu’à défaut d’être garanti inconditionnellement par
l’article 6 de la Convention, le caractère suspensif de l’introduction du recours
juridictionnel « tombe au moins sous l’empire » de cette disposition, en manière
telle que, sur le fondement des articles 14 et 6 combinés de cet instrument, les
États membres sont au minimum tenus de régler cette question du caractère
suspensif ou non des recours de manière non discriminatoire (61). À moins qu’il
n’existe une « justification objective et raisonnable » à ce faire, on n’admettra
donc pas qu’un système juridique accorde effet suspensif à l’introduction des

(58) Ibidem, § 106.


(59) Ibidem, § 107.
(60) Ibidem, § 83.
(61) Voy., mutatis mutandis, à propos du droit au double degré de juridiction, Cour eur. D.H.,
arrêt relatif à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique du 23 juillet
1968, Série A, no 6, § 9 : « Pour rappeler un autre exemple cité au cours de la procédure, l’article 6
de la Convention n’astreint pas les États à instituer un double degré de juridiction. L’État qui établit
des cours d’appel va par conséquent au-delà des obligations dérivant de l’article 6. Il violerait pour-
tant l’article 6, combiné avec l’article 14, s’il refusait cette voie de recours à certains sans raison légi-
time, alors qu’il l’ouvrirait à d’autres pour la même catégorie de litiges ».

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recours contre certaines sanctions administratives, tandis qu’il s’en abstiendrait


à propos d’autres sanctions administratives pourtant comparables aux pre-
mières. Le droit belge des sanctions administratives mériterait sans doute d’être
réévalué, voire repensé, à l’aune de cet impératif d’égalité.

III. LE CUMUL DE SANCTIONS ADMINISTRATIVES


ET DE SANCTIONS PÉNALES CLASSIQUES

1. La pertinence de la jurisprudence strasbourgeoise


pour le juge belge

La sanction d’un même comportement par le biais d’une sanction admi-


nistrative et d’une sanction pénale classique soulève a priori une difficulté au
regard du principe non bis in idem.
Ce principe est consacré par l’article 4 du septième Protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’Homme, lequel dispose que « Nul
ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en
raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un
jugement définitif conformément à la loi et la procédure pénale de l’État ».
Selon la jurisprudence de la Cour européenne, seule la disposition susdite
constitue un ancrage normatif, au sein de la Convention, pour le principe non
bis in idem ; ce dernier ne peut concurremment être tiré d’entre les lignes de
l’article 6 de la Convention, fût-ce en une version atténuée (62).
Ici surgit la difficulté. La Belgique n’a, à ce jour, pas encore ratifié le sep-
tième Protocole additionnel (63). En quoi, par conséquent, la jurisprudence stras-
bourgeoise intervenue à son propos pourrait-elle présenter quelque pertinence
et, a fortiori, quelqu’obligatoriété pour la pratique juridictionnelle belge ?
Il convient de ne pas s’arrêter à un tel formalisme.
Le principe non bis in idem est en effet consacré par ou dans l’ordre juri-
dique belge au titre de principe général de droit, et sur fondement de l’ar-
ticle 14, § 7, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont
l’effet direct n’est pas contesté. Or, il apparaît qu’en pratique, l’une et l’autre
sources formelles sont interprétées en Belgique – et singulièrement dans la
jurisprudence de la Section de législation du Conseil d’État (64) – à l’aune de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

(62) Voy. Cour eur. D.H., req. no 49195/99, Hermanus c. Belgique, décision du 18 septembre
2001 ; Cour eur. D.H., req. no 25069/03, Blanca Rodriguez-Porto Perez c. Espagne, décision du
22 mars 2005.
(63) Ce Protocole a certes été signé par la Belgique le 11 mai 2005. À notre connaissance cepen-
dant, nul projet de loi portant assentiment à celui-ci n’a encore été déposé.
(64) Voy. p. ex., l’avis no 33182/2 du Conseil d’État du 29 avril 2002 sur un avant-projet de loi
relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers, Doc. parl., Ch. Repr., no 50
1842/001, p. 251.

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482  Sanctions administratives ou pénales : réflexions de Strasbourg

En sus de ce « métissage juridique bénévole », en survient un autre qui,


quant à lui, est de nature obligatoire, ou à tout le moins quasi obligatoire. Le
principe non bis in idem est en effet reconnu de longue date par la jurispru-
dence de la Cour de justice des Communautés européennes comme un « prin-
cipe général de droit communautaire » (65), dont le respect s’impose aux États
lorsqu’ils mettent en œuvre le droit communautaire. Ce principe général de
droit communautaire a fait l’objet d’une « codification » au sein de la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 50), et sera vraisemblable-
ment (?), à terme, coulé en forme juridique incontestable au travers de la
« Constitution européenne » (art. II-50). Au termes de l’article 52, § 3, de la
Charte des droits fondamentaux et du rapport explicatif y afférent, les droits et
libertés garantis par ladite Charte qui ont leur équivalent au sein de la Conven-
tion devront être interprétés de manière conforme au texte de la Convention
lui-même et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme
intervenue à son propos. Cette « clause de conformité » fut reprise telle quelle
dans le projet de Constitution européenne (art. II-52, § 3). Par le truchement de
cette dernière, l’on doit donc déduire que la jurisprudence de la Cour euro-
péenne des droits de l’Homme relative au principe non bis in idem s’impose –
ou à tout le moins s’imposera – aux autorités belges lorsqu’elles « mettent en
œuvre le droit de l’Union » (art. 51, § 1 de la Charte, devenant l’art. II-51, § 1,
du projet de Constitution européenne).
À l’aune de ce qui précède, il paraît recommandable, voire nécessaire, que
la pratique belge – doctrinale ou judiciaire – conserve un œil sur les évolutions
de l’interprétation strasbourgeoise du principe non bis in idem. Un œil critique,
au demeurant. S’il apparaît en effet que la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’Homme relative à l’article 4 du Protocole no 7 – à présent bien
fournie – apporte d’utiles éclaircissements sur la portée de la prohibition qu’il
consacre (infra, III.2), d’importantes incertitudes subsistent malgré tout sur de
nombreux points, et tendent même à s’aggraver. Celles-ci résident au niveau du
« scénario » sous-jacent à cette prohibition : quand peut-on affirmer se trouver
en présence de la répétition (bis) (infra, III.4.) de poursuites exercées à propos
de la même infraction (idem) (infra, III.3), qui constitue le fait générateur de la
prohibition ?

2. Les certitudes

Il ressort tout d’abord de la jurisprudence de la Cour européenne des


droits de l’Homme que la prohibition portée par l’article 4 du septième Proto-
cole additionnel ne vise que l’application ou l’applicabilité, à une même infrac-
tion, de deux sanctions qualifiables de « pénales » au sens conventionnel du

(65) Voy., pour une confirmation récente, C.J.C.E., 15 octobre 2002, Linburgse Vinyl Maat-
schappij et autres, aff. C-238/99, pt 59.

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terme. Les « réactifs » définitionnels à mettre en œuvre aux fins d’opérer pareille
qualification sont parfaitement identiques à ceux, ci-avant inventoriés, qu’il
convient de déployer sous l’angle des articles 6 et 7 de la Convention (66). La
notion de matière pénale jouit donc d’une parfaite unité conceptuelle au sein de
l’instrument conventionnel.
Un très important arrêt Franz Fischer c. Autriche du 29 mai 2001 (67)
apporte ensuite d’utiles précisions concernant la portée proprement dite du
principe non bis in idem. Ce principe, affirme la Cour, ne fait pas obstacle à ce
que les États prévoient, dans leur arsenal législatif, deux sanctions distinctes –
l’une administrative, l’autre « pénale » au sens classique – aux fins de réprimer la
même infraction ; le principe non bis in idem, en d’autres termes, ne concerne
pas l’incrimination proprement dite, mais uniquement sa mise en œuvre. Pas
davantage la Cour n’entend-t-elle tirer, du principe susdit, une quelconque règle
de subsidiarité dans les rapports entre répressions pénale et administrative de la
même infraction ; l’État est donc libre de déterminer le type de répression qu’il
mettra en œuvre à l’exclusion de l’autre. À l’inverse, l’ordre dans lequel les deux
types de répressions auront été exercés – si tant est qu’ils aient été tous les deux
exercés – n’a, comme tel, aucune influence sur la question de l’éventuelle viola-
tion du principe non bis in idem (68).
Par contre – et la précision est d’importance au vu des débats doctrinaux
et jurisprudentiels que la question a pu susciter en Belgique (69) –, l’arrêt Franz
Fischer estime que la méconnaissance du principe non bis in idem ne saurait être
écartée du seul fait que la peine prononcée à l’issue de la seconde poursuite
serait réduite à concurrence du quantum de la peine prononcée à l’issue de la
première poursuite, en manière telle qu’in fine, seule la peine la plus forte serait
effectivement encourue (70). La Cour fonde en l’occurrence sa position sur un
argument de texte : « Article 4 of Protocol No 7 is not confined to the right not
to be punished twice but extends to the right not to be tried twice » (71). Fonda-

(66) Voy., de manière très claire, Cour eur. D.H., req. no 38716/97, Albin Hangl c. Autriche, déci-
sion du 20 mars 2001. Adde Cour eur. D.H., Rosenquist c. Suède, décision du 14 septembre 2004 ;
Cour eur. D.H., req. no 16387/03, Davydov c. Estonie, décision du 31 mai 2005.
(67) Cour eur. D.H., Franz Fischer c. Autriche, arrêt du 29 mai 2001.
(68) Ibidem, § 29.
(69) Voy. J. PUT, « Bis, sed non in idem. Een denkoefening over de toepassing van het non bis in
idem-beginsel op de cumulatie van administratieve en strafsancties », R.W., 2001-2002, pp. 944 et
s.
(70) Cour eur. D.H., Franz Fischer c. Autriche, arrêt du 29 mai 2001, § 30. En l’occurrence, le
gouvernement autrichien affirmait que l’octroi d’une réduction de la peine prononcée à l’issue des
secondes poursuites à concurrence de la peine prononcée administrativement, neutralisait la viola-
tion de l’art. 4 du Protocole no 7. La Cour estime cependant que « The reduction of the prison term
by virtue of the Federal President’s prerogative of pardons cannot alter the above finding that the
applicant was tried twice for essentially the same offence and the fact that both his convictions
stand ».
(71) Ibidem, § 30.

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mentalement, l’enseignement de l’arrêt Franz Fischer rejoint la position que


l’Avocat général Colomer défend dans l’affaire Italcementi-Fabricche Riunnite
Cemento SpA c. Commission (72) : « [Le principe non bis in idem] n’est pas une
règle de procédure agissant comme un agent lénitif au service de la proportion-
nalité lorsqu’une personne est doublement jugée et condamnée pour un même
comportement, mais bien une garantie fondamentale des droits des citoyens ».
La Cour européenne des droits de l’Homme contient cependant son inter-
prétation « textuelle » de l’article 4 du septième Protocole additionnel dans des
limites raisonnables. Dans une affaire Zigarella c. Italie (73), le requérant avait
fait l’objet d’une deuxième poursuite par « pure inadvertance ». Sitôt que la juri-
diction saisie avait pris conscience de cette duplication, elle avait mis un terme
à l’action portée devant elle. Faisant prévaloir l’esprit sur la lettre, la Cour
n’aperçut pas en pareille situation une méconnaissance de la disposition pré-
citée : « The object and aim of the provision in question imply, in the absence of
any damage proved by the applicant, that only new proceedings brought in the
knowledge that the defendant has already been tried in previous proceedings
contravene this provision ».

3. Première incertitude : l’identité d’infraction

L’article 4 du septième Protocole additionnel prohibe la répétition des


poursuites à propos d’une même infraction. À quelles conditions l’hypothèse ici
visée peut-elle être considérée comme réalisée ? Sur cette question, la jurispru-
dence de la Cour européenne des droits de l’Homme n’offre qu’incertitudes.
Elle donne l’image d’une pièce de théâtre dont les acteurs n’auraient pas tous le
même script.
Acte I. Dans une affaire Gradinger, le requérant avait été pénalement
condamné pour homicide par imprudence après avoir provoqué un accident de
la route ayant entraîné la mort d’un cycliste. La juridiction ayant statué avait
renoncé à appliquer à l’espèce la disposition pénale autrichienne prévoyant une
peine aggravée lorsque l’homicide par imprudence est commis sous l’effet de
l’alcool : à son estime en effet, le taux d’alcoolémie ne dépassait pas les limites
autorisées. Ultérieurement cependant, l’Administration avait adopté une déci-
sion pénale condamnant le requérant pour violation, notamment, de la disposi-
tion du Code de la route réprimant la conduite en état d’ébriété. Dans son arrêt
du 23 mai 1995, la Cour aperçut en cette situation une méconnaissance de l’ar-
ticle 4 du Protocole no 7, dès lors que les deux décisions qui s’étaient succédées

(72) Aff. C-213/00P, concl. du 13 février 2003, pt. 59.


(73) Cour eur. D.H., req. no 48154/99, Zigarella c. Italie, décision du 3 octobre 2002. Dans un
sens identique, voy. Cour eur. D.H., req. no 60072/02, Falkner c. Autriche, décision du 30 septem-
bre 2004.

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en l’espèce se fondaient sur un même comportement (74). Peu importait en


revanche que le comportement fut sanctionné par deux infractions distinctes
quant à leur appellation, leur nature et leur but (75). Implicitement mais certai-
nement, la Cour interprétait l’« identité d’infraction » visée à l’article 4 du
Protocole no 7 comme signifiant l’identité du fait matériel réprimé, abstraction
faite de sa qualification.
Acte II. Autre sembla l’attitude de la Cour dans une espèce Oliveira c.
Suisse, tranchée par arrêt du 30 juillet 1998. En l’espèce, le requérant se plai-
gnait d’avoir été condamné, dans un premier temps, en vertu du Code de la
route suisse pour défaut de maîtrise de son véhicule, puis, dans un second
temps, en vertu du Code pénal pour lésions corporelles par négligence. Ici, la
Cour n’aperçut pas de contravention au principe non bis in idem. Il s’agissait à
son estime d’un cas typique de « concours idéal d’infractions » (76), caractérisé
par la circonstance qu’un fait pénal unique se décompose en deux infractions
distinctes, en l’occurrence l’absence de maîtrise du véhicule et le fait de provo-
quer par négligence des lésions corporelles. Implicitement, la Cour en venait
donc à circonscrire à l’identité de qualification juridique du fait infractionnel
l’hypothèse d’application de l’article 4 du septième Protocole additionnel.
Acte III. Force était de constater que les précédents Gradinger et Oliveira
étaient, en apparence du moins, difficilement réconciliables (77). Non sans recon-
naître quelque fondement à cette impression (78), la nouvelle Cour, dans l’affaire
Franz Fischer c. Autriche déjà évoquée (79), tenta néanmoins de dénouer la
contradiction.
In casu, le requérant avait tout d’abord été condamné à une amende sur
base de la législation routière pour conduite sous influence de l’alcool, et
ensuite, sur base de la législation pénale, pour homicide par imprudence avec
circonstance aggravante de s’être trouvé en état d’ébriété. Ultérieurement, la
peine pénale prononcée à son encontre avait été réduite à concurrence de la
peine administrative par ailleurs encourue.
Sur le plan des principes, et aux fins de ramener l’unité qui, jusqu’alors,
semblait faire défaut dans la jurisprudence, l’arrêt énonce en substance que la
violation de l’article 4 du septième Protocole additionnel ne peut être écartée
sur le simple constat qu’un individu a été poursuivi ou puni sur base de deux
infractions nominalement distinctes réprimant un seul et même comportement.
Encore faut-il en effet examiner si les deux infractions pour lesquelles il a été

(74) Cour eur. D.H., Gradinger c. L’Autriche, arrêt du 23 octobre 1995, § 95.
(75) Ibidem, § 55.
(76) Cour eur. D.H., Oliveira c. La Suisse, arrêt du 30 juillet 1998, § 26.
(77) Voy. sur ce point l’opinion séparée jointe par le juge REPIK à l’arrêt Oliveira.
(78) Cour eur. D.H., Franz Fischer c. Autriche, arrêt du 29 mai 2001, §§ 23-24.
(79) Cour eur. D.H., Franz Fischer c. Autriche, arrêt du 29 mai 2001.

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486  Sanctions administratives ou pénales : réflexions de Strasbourg

poursuivi ne présentent pas, en réalité, les mêmes éléments essentiels (80) (same
essential elements). Dans l’affirmative, il faudra conclure à la violation de la
Convention. Dans la négative, c’est-à-dire dans l’hypothèse où les deux infrac-
tions ne se recouperaient que légèrement (slightly overlap), rien ne s’opposera
par contre à ce que l’individu soit poursuivi successivement pour chacune
d’entre elles.
Telle est la clef de lecture qui conduit la Cour à dénouer l’apparente
contradiction entre les précédents Gradinger et Oliveira, et lui permet de
conclure à la violation de l’article 4 du septième Protocole additionnel dans le
litige qui lui est soumis. Il y avait en l’occurrence identité des éléments essen-
tiels, à savoir la conduite en état d’ébriété.
Le critère des « mêmes éléments essentiels », retenu par l’arrêt Franz Fis-
cher, n’est pas sans rappeler celui de la « triple identité », retenu quant à lui par
la jurisprudence communautaire. À l’estime du juge de Luxembourg en effet,
l’application du principe non bis in idem « est soumise à une triple condition
d’identité des faits, d’unité de contrevenant et d’unité de l’intérêt juridique pro-
tégé. Ce principe interdit donc de sanctionner une même personne plus d’une
fois pour un même comportement illicite afin de protéger le même bien juri-
dique » (81). La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme
contemporaine à l’arrêt Franz Fischer tendrait, quoique sur le mode implicite, à
valider le bien-fondé de l’analogie ici aperçue. Jugé par exemple que l’article 4
du Protocole no 7 ne trouve pas à s’appliquer lorsque les poursuites successives
étaient dirigées contre des personnes juridiquement distinctes (82) ou visaient la
répétition d’un même acte délictueux (p. ex. deux refus successifs de répondre
à la même demande de renseignements fiscaux) (83), ou encore étaient fondées
sur des infractions dont les éléments intentionnels (84) ou les éléments maté-
riels (85) étaient distincts.

(80) § 25 : « there are cases where one act, at first sight, appears to constitute more than one
offence, whereas a closer examination shows that only one offence should be prosecuted because it
encompasses all the wrongs contained in the others. An obvious example would be an act which
constitutes two offences, one of which contains precisely the same elements as the other plus an
additional one ».
(81) C.J.C.E., 7 janvier 2004, Aalborg Portland A/S et autres c. Commission, aff. jtes C-204/00P,
205/00P, 211/00P, 213/00P, 217/00P et 219/00P, pt 338.
(82) Voy. Cour eur. D.H., req. no 13596/02, Geir Isaksen c. Norvège, décision du 2 octobre
2003 ; Cour eur. D.H., req. no 36706/97, I. Haralambidi, Y. Haralambidis-Liberpa S.A. et Liberpa
Ltd. C. Grèce, décision du 23 mars 2000.
(83) Voy. Cour eur. D.H., req. no 31827/96, J.B. c. Suisse, décision du 6 avril 2000. Plus récem-
ment, voy. Cour eur. D.H., req. no 73453/01, Smolickis c. Lettonie, décision du 27 janvier 2005.
(84) Voy. Cour eur. D.H., req. nos 36855/97 et 41731/98, Ponsetti et Chesnel c. France, décision
du 14 septembre 1999.
(85) Voy. Cour eur. D.H., req. no 54272/00, Gabriel Liedermann c. Autriche, décision du
5 décembre 2002 ; Cour eur. D.H., req. no 41265/98, Mishel Manasson c. Suède, décision du 8 avril
2003.

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Acte IV. Dans une affaire Göktan c. France, le requérant estimait que l’ap-
plication de la contrainte par corps, en exécution de sanctions douanières infli-
gées parallèlement à des peines d’emprisonnement pour trafic de stupéfiants,
méconnaissait l’article 4 du septième Protocole additionnel. Par arrêt du
2 juillet 2002, la Cour européenne des droits de l’Homme jugea ce grief non
fondé. En soutien de cette conclusion, elle renoua avec la jurisprudence Oliveira
c. Suisse. À son estime en effet, l’hypothèse présidant à l’affaire Göktan est celle
où « un fait pénal unique se décompose (...) en deux infractions distinctes : un
délit pénal général et un délit douanier. On peut admettre qu’il s’agit (...),
comme dans l’affaire (Oliveira), d’un concours idéal de qualifications (sic)
(...) » (86).
Ce disant, la Cour européenne a-t-elle souhaité rompre avec sa fraî-
che jurisprudence Franz Fischer ? Tout porte à croire que si rupture il y a,
elle ne fut pas délibérée. La thèse de l’inadvertance pure et simple semble
devoir être privilégiée. En préambule de son raisonnement, l’arrêt Göktan
s’est livré à une manière de « chronique » de sa propre jurisprudence rela-
tive à l’article 4 du septième Protocole additionnel, jurisprudence que la
Cour déclare « peu fournie » (87). Et pour cause : la « chronique » dressée par
la Cour omet, sans la moindre raison apparente, de mentionner le précé-
dent Franz Fischer et le critère des « mêmes éléments essentiels » mis en
avant par ce dernier.
Acte V. Depuis lors, et sans aucune autre explication que celle, peu glo-
rieuse, du cloisonnement de l’activité des sections qui forment la Cour euro-
péenne, se développent en parallèle deux jurisprudences difficilement compati-
bles : l’une, « francophone », prend pour base l’enseignement de l’arrêt Goktan,
et, au travers de celui-ci, de l’arrêt Oliveira c. Suisse (88), tandis que l’autre,
« anglophone », poursuit la lignée de l’arrêt Franz Fischer (89).
Il serait pour le moins souhaitable qu’une Grande Chambre de la Cour,
saisie par le truchement des articles 30 (dessaisissement) ou 43 (renvoi) de la
Convention, ramène bon ordre dans cette cacophonie en distribuant à tous les
acteurs un script identique.

(86) Cour eur. D.H., Göktan c. France, arrêt du 2 juillet 2002, § 50.
(87) Ibidem, §§ 44-45.
(88) Voy. Cour eur. D.H., req. no 42269/98, P.L. c. France, décision du 2 septembre 2003 ; Cour
eur. D.H., req. no 61178/00, Bernard Gauthier c. France, décision du 24 juin 2003.
(89) Voy. Cour eur. D.H., req. no 54272/00, Gabriel Liedermann c. Autriche, décision du
5 décembre 2002 ; Cour eur. D.H., req. no 41265/98, Mishel Manasson c. Suède, décision du 8 avril
2003 ; Cour eur. D.H., req. no 13596/02, Geir Isaken c. Norvège, décision du 2 octobre 2003 ; Cour
eur. D.H., W.F. c. Autriche, arrêt du 30 mai 2002 ; Cour eur. D.H., Sailer c. Autriche, arrêt du 6 juin
2002 ; Cour eur. D.H., req. no 77413/01, S. Bachamaier c. Autriche I, décision du 2 septembre
2004 ; Cour eur. D.H., Rosenquist c. Suède, décision du 14 septembre 2004 ; Cour eur. D.H., req.
no 73453/01, Smolickis c. Lettonie, décision du 27 janvier 2005.

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4. Seconde incertitude : la séquence chronologique


sous-jacente au principe non bis in idem

Quand peut-on estimer qu’une même personne est « poursuivie » ou


« punie » deux fois pour une même infraction ? La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’Homme est peu prolixe sur ce point.
Aux termes du rapport explicatif du Protocole additionnel no 7, le prin-
cipe non bis in idem « s’applique uniquement après l’acquittement ou la
condamnation de l’intéressé par un jugement définitif conformément à la loi et
à la procédure pénales de l’État concerné ». L’arrêt Gradinger abonde en ce
sens : « l’article 4 du Protocole no 7 a pour but de prohiber la répétition de
poursuites pénales définitivement clôturées. Cette disposition ne trouve donc
pas à s’appliquer avant l’ouverture d’une nouvelle procédure » (90). De ceci, l’on
déduira au moins que l’article 4 du Protocole no 7 ne fait en principe (91) pas
obstacle à ce que le même juge, dans le cadre d’une même poursuite, sanctionne
simultanément la même infraction par deux peines distinctes appelées à se
cumuler. Tout juste pareil cumul pourrait-il entraîner une disproportion mani-
feste entre la sanction prononcée et le comportement réprimé, ce qui pourrait
éventuellement soulever une question au regard de l’article 3 de la Convention,
conformément à ce que l’on a vu ci-dessus.
Surviennent cependant deux difficultés.
Qu’entend-t-on, tout d’abord, par « jugement définitif » ou « poursuites
définitivement clôturées » ? Selon le rapport explicatif du Protocole no 7, « une
décision est définitive si elle est, selon l’expression consacrée, passée en force de
chose jugée. Tel est le cas lorsqu’elle est irrévocable, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est
pas susceptible de voies de recours ordinaires ou que les parties ont épuisé ces
voies ou laissé passer les délais sans les exercer » (92). Quid lorsque l’action
publique est éteinte par un autre biais qu’une décision juridictionnelle définitive
prononcée à son propos ? Dans un important arrêt du 11 février 2003, la Cour
de justice des Communautés européennes, interprétant les termes « définitive-
ment jugé » figurant à l’article 54 de la Convention d’application des Accords de
Schengen, a estimé en substance que le principe non bis in idem peut trouver à
s’appliquer même lorsque les poursuites initiales se sont clôturées par une trans-
action pénale conclue avec le Ministère public (93). À notre connaissance, la

(90) Cour eur. D.H., Gradinger c. Autriche, arrêt du 23 octobre 1995, § 53.
(91) Voy. cependant ci-après ce qui sera dit à propos de l’arrêt Göktan c. France.
(92) Pour une illustration de ceci, voy. Cour eur. D.H., Nikitin c. Russie, arrêt du 20 juillet 2004 ;
Cour eur. D.H., req. nos 65823/01 et 65273/01, Golinelli et Freymuth c. France, décision du
30 mars 2004. Et encore faut-il que la première décision intervenue ait comporté un « examen de
culpabilité » de la personne concernée (Cour eur. D.H., req. no 70982/01, Horciag c. Roumanie,
décision du 15 mars 2005).
(93) C.J.C.E., 11 février 2003, procédures pénales c. Gozutok et Brugge, aff. C-187/01 et
C-385/01.

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Cour européenne des droits de l’Homme n’a jamais eu elle-même l’occasion de


se pencher sur cette question. Se la verrait-elle offrir, rien ne s’opposerait, à
notre estime, à ce qu’elle fasse sienne la position du juge de Luxembourg.
Quelle doit être, ensuite, la portée des termes « jugement définitif » et
« poursuites définitivement clôturées » lorsque la première poursuite exercée
débouche sur le prononcé – par une autorité administrative, et non par un
juge – d’une sanction administrative qualifiable de « pénale » ? À notre
estime (94), il y a lieu d’appliquer par analogie les principes développés ci-dessus.
Le prononcé de la sanction administrative tient lieu de « jugement », lequel sera
tenu pour définitif, soit à expiration du délai ouvert pour former recours contre
cette sanction, soit lorsque ledit recours, effectivement exercé, aura débouché
sur une décision judiciaire « passée en force de chose jugée ».
Prima facie, la jurisprudence de la Cour européenne semblerait avoir à
l’esprit un tel schéma temporel lorsqu’elle statue sur l’applicabilité de l’article 4
du Protocole no 7. Dans une affaire Sailer (95) par exemple, la Cour retient cette
applicabilité au cas d’un requérant qui, d’un côté, avait fait l’objet d’une sanc-
tion administrative le 25 septembre 1995 – sanction contre laquelle il n’avait
pas exercé de recours – et qui, d’un autre côté, avait été pénalement condamné
le 7 janvier 1997 sur base de poursuites entamées contre lui le 8 août 1995.
L’affaire W.F. c. Autriche se fonde sur une chronologie similaire et débouche sur
une conclusion identique (96).
Loin s’en faut que ne subsistent, en la matière, certaines zones d’om-
bre.
Dans une affaire R.T. c. Suisse, le requérant, ayant pris le volant sous
l’emprise de l’alcool, s’était vu infligé, le 9 juin 1993, un penal order le condam-
nant à deux semaines d’emprisonnement avec sursis et à une amende de
1.1000 francs suisses. Il n’exerça aucun recours contre cette sanction. Le 11 mai
1993, une autorité administrative lui avait infligé une suspension de permis de
conduire de 4 mois. Cette sanction fut in fine confirmée dans le cadre des
recours qui furent introduits contre elle. Dans sa décision d’irrecevabilité du
30 mai 2000 (97), la Cour n’estima pas que cette double sanction du comporte-
ment incriminé constituait une méconnaissance de l’article 4 du septième Proto-
cole additionnel (98). À son estime en effet, « these sanctions were issued at the

(94) Voy., en ce sens égal., J. PUT, « Bis, sed non in idem. Een denkoefening over de toepassing
van het non bis in idem-beginsel op de cumulatie van administratieve en strafsancties », op. cit.,
p. 945.
(95) Cour eur. D.H., Sailer c. Autriche, arrêt du 6 juin 2002.
(96) Cour eur. D.H., W.F. c. Autriche, arrêt du 30 mai 2002.
(97) Cour eur. D.H., req. no 31982/96, R.T. c. Suisse, décision du 30 mai 2000.
(98) Il était douteux que le retrait de permis de conduire puisse s’analyser en une sanction
« pénale », au vu de la jurisprudence de la Cour relative à la matière (voy. supra). La Cour ne sou-
leva cependant pas cette question, constatant que les parties avaient, à son propos, des conclusions
convergentes.

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490  Sanctions administratives ou pénales : réflexions de Strasbourg

same time by two different authorities, i. e., by a criminal and by an adminis-


trative authority. It cannot, therefore, be said that criminal proceedings were
being repeated contrary to Article 4 of Protocol No 7 within the meaning of the
Court’s case-law ». Il est permis de douter que cette décision soit parfaitement
en phase avec la jurisprudence ci-avant évoquée. À l’évidence en effet, les pour-
suites pénales avaient été définitivement clôturées au moment où la sanction
administrative donna lieu à un « jugement définitif ».
Le trouble créé par cette décision s’accroît encore à la lecture de l’arrêt
Göktan c. France du 2 juillet 2002. Nonobstant en effet l’argumentation qu’a-
vait développée sur ce point le gouvernement français (99), la circonstance que
les diverses sanctions infligées au requérant l’avaient été simultanément, par le
même juge et dans le cadre d’une même procédure, ne conduisit pas la Cour à
écarter de plano l’applicabilité de l’article 4 du septième Protocole additionnel.
Tout juste cette circonstance fut-elle invoquée par la Cour comme motif sur-
abondant de conclure à l’absence, en l’espèce, de violation de la disposition
concernée (100).

(99) Cour eur. D.H., Göktan c. France, arrêt du 2 juillet 2002, § 42 : « Le Gouvernement sou-
ligne également que le requérant a été condamné par une juridiction répressive et n’a jamais fait
l’objet d’une seconde procédure devant aboutir à un jugement pour les faits pour lesquels il a déjà
été condamné. Le requérant ayant été sanctionné, par une seule décision de justice, pour deux délits
distincts qui ont donné lieu au prononcé de deux sanctions différentes, les conditions d’application
de l’article 4 du Protocole no 7 ne sont nullement réunies en l’espèce ». Dans le sens de cet argu-
ment, voy. : Cour eur. D.H., req. no 59028/00, Stanca c. Roumanie, décision du 27 avril 2004 ;
Cour eur. D.H., req. no 73453/01, Smolickis c. Lettonie, décision du 27 janvier 2005 : « La protec-
tion du principe non bis in idem ne peut être invoquée que lorsqu’au moins deux procédures indé-
pendantes et différentes, portant sur une seule et même accusation, aboutissent à plus d’une
condamnation ».
(100) Cour eur. D.H., Göktan c. France, arrêt du 2 juillet 2002, § 50 : « En réalité, la Cour estime
qu’en l’espèce une même juridiction pénale a jugé la même personne pour les mêmes faits délic-
tueux, à savoir un trafic de stupéfiants importés en contrebande. Autrement dit, comme dans l’af-
faire Oliveira susmentionnée, un fait pénal unique se décompose ici en deux infractions distinctes :
un délit pénal général et un délit douanier. On peut admettre qu’il s’agit là aussi, comme dans l’af-
faire précitée, d’un concours idéal de qualifications, et ce précédent devrait être transposé a fortiori
(car, dans Oliveira, il y avait eu condamnation par deux juridictions : la Cour l’avait regretté, au
nom de la bonne administration de la justice, mais avait cependant conclu à la non-violation) » (c’est
nous qui soulignons).

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Facultés Universitaires Saint-Louis /

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