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RFDA

RFDA 1990 p.757

Le juge judiciaire, juge administratif (1)

Roland Drago, Professeur à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Le titre de cette étude est provocateur. Le paradoxe est que des problèmes se posent deux cents ans après
l'adoption du principe dit « de séparation des autorités administratives et judiciaires » proclamé par la loi des 16-24
août 1790 (art. 13). Une autre étude aurait-elle pu être intitulée « Le juge administratif, juge judiciaire » ? Il s'agirait
alors de dresser le tableau des attributions légales de compétence du juge administratif pour trancher des litiges
intéressant deux personnes privées. La liste serait courte et concernerait principalement les cas dans lesquels le
juge connaît des contestations concernant la Banque de France (2). Mais, au-delà des attributions légales, la
recherche consisterait surtout à étudier les cas dans lesquels le juge administratif tranche indirectement des litiges
intéressant deux particuliers, tels ceux relevant du contentieux de l'environnement et surtout de l'urbanisme.

Dire que le juge judiciaire est juge administratif veut évidemment dire, à la lumière de la législation récente, que,
dans de nombreux cas, le juge judiciaire est aujourd'hui amené à trancher des litiges qui relevaient de la juridiction
administrative ou qui auraient dû en relever. Il ne s'agit que des aspects les plus actuels dont le relief a été souligné
par le Conseil constitutionnel dans ses décisions de 1987 et 1989. Mais il y a longtemps que le juge judiciaire est
juge administratif, non seulement en raison de lois spéciales mais du fait de théories jurisprudentielles telles celles
de la voie de fait et de l'emprise.

La question peut se présenter sous l'angle de la répartition des compétences et de la remise en cause des règles
dérivant de la loi de 1790 ; encore plus, du critère du service public qui, depuis l'arrêt Blanco, est le fondement de
cette répartition. De ce point de vue, la répartition des compétences peut sembler assez formelle car le problème
plus fondamental est celui du droit applicable. On retrouve alors la question du fondement de la « clause générale
de compétence », et des liens entre la compétence et le fond (3). Trop vaste et trop classique, cette question ne
sera pas directement abordée d'autant plus qu'elle concerne principalement les critères de compétence, c'est-à-dire
qu'elle permet de résoudre des cas douteux. On se situe donc avant le moment où le juge judiciaire est amené à se
reconnaître compétent.

Lorsque le juge judiciaire est compétent, agit-il en juge administratif ? Si l'on a tendance à défendre un point de vue
optimiste, on dira que cette situation aboutit à une extension du droit administratif puisqu'il s'appliquerait même
lorsque le juge judiciaire est amené à trancher le litige. Mais si, en revanche, on est porté au pessimisme, on dira
que la même situation conduit à restreindre le rôle du juge administratif.

L'extension du domaine du droit administratif


En cas de doute sur la compétence du juge administratif - et en l'absence de texte formel attribuant compétence au
juge judiciaire - l'application de la « clause générale de compétence » à son profit se détermine en fonction des
parties au litige, de l'application de la théorie du service public ou enfin du droit applicable. On en arrive alors à cette
proposition : lorsque le litige trouve sa solution dans l'application d'une règle de droit public, il relève de la juridiction
administrative ; si, au contraire, il ne soulève que des questions de droit privé, il relève de la juridiction judiciaire. Ce
dernier critère a souvent été critiqué en raison de sa formulation tautologique (4). La détermination du droit
applicable s'effectue soit d'après la méthode analytique, c'est-à-dire en fonction de chaque acte en cause, soit selon
la méthode synthétique, c'est-à-dire en fonction de l'activité que le juge doit prendre en considération.
C'est par ces considérations que la jurisprudence, sinon le législateur, a appliqué le principe de séparation. Or les
résultats de l'emploi de ces critères ne sont pas probants car ils ne permettent pas de savoir si les tribunaux
judiciaires, lorsqu'ils sont compétents pour connaître d'un litige administratif, appliquent toujours les règles du droit
administratif. S'il s'agit des lois et règlements relevant de cette discipline, la question ne présente pas d'intérêt
puisqu'il entre dans la mission de toute juridiction de les appliquer. Il faut seulement savoir s'ils appliquent le droit
jurisprudentiel tel qu'il a été formulé par le Conseil d'Etat. Il s'agit ensuite de rechercher si l'on peut intenter devant
eux les recours qui sont propres au droit administratif.
L'application du droit administratif jurisprudentiel
Lorsque les tribunaux judiciaires sont compétents pour connaître d'un litige intéressant l'administration, doivent-ils
lui appliquer les règles du droit privé ou celles qui résultent de la jurisprudence administrative ? Bien entendu, il faut
que l'affaire s'y prête car les règles législatives attributives de compétence sont souvent aussi des règles de droit
matériel. On ne s'étonnera donc pas que cette question concerne surtout la matière de la responsabilité et celle des
contrats (5)

Pour ce qui concerne la responsabilité, l'affaire Giry est exemplaire (6). Le litige concernait, on le sait, la réparation
du dommage subi par un médecin au cours d'une opération de police judiciaire. L'affaire relevait de la compétence
des tribunaux judiciaires et il s'agissait de savoir si on devait appliquer le régime de responsabilité sans faute
résultant de la jurisprudence du Conseil d'Etat relative aux collaborateurs occasionnels des services publics. L'affaire
est connue (7) et on rappellera seulement que le tribunal civil essaya de trouver une synthèse entre le droit civil et
le droit administratif en recourant aux principes généraux du droit, que la cour d'appel appliqua au contraire l'article
1384 du code civil et que la Cour de cassation trancha en décidant que, dans des affaires de cet ordre, les tribunaux
judiciaires avaient « le pouvoir et le devoir de se référer, en l'espèce, aux règles du droit public » en précisant que «
la cour d'appel s'est appuyée, à tort, sur les dispositions du droit privé relatives aux délits et quasi délits qui ne
peuvent être invoqués pour fonder la responsabilité de l'Etat ».
Les conservateurs actuels de cette jurisprudence indiquent qu'elle a eu, depuis, un certain nombre d'occasions de
s'appliquer (responsabilité de l'Etat du fait des services judiciaires avant l'intervention des lois des 17 juillet 1970 et
5 juillet 1972, réparation des dommages résultant des saisies d'organes de presse).
Pourtant, lorsque le législateur a pris parti, il se prononce en faveur de la solution inverse. On pense évidemment à
la loi du 31 décembre 1957 attribuant compétence aux tribunaux judiciaires, « par dérogation à l'article 13 de la loi
des 16-24 août 1790 », pour statuer sur les actions en responsabilité en raison des dommages causés par un
véhicule. La loi décide que l'action sera jugée « conformément aux règles du droit civil ». Certes, dans ce domaine, la
jurisprudence administrative (qui avait même précédé la jurisprudence judiciaire) était devenue très proche de celle
de la Cour de cassation, elle-même très prétorienne (8). L'intérêt des justiciables commandait donc l'unification. Il
n'empêche que c'est l'application du droit civil qui est imposée pour statuer sur des litiges intéressant
l'administration.
Quant aux contrats de l'administration qui relèvent de la compétence judiciaire, c'est le droit civil (ou le droit
commercial) qui leur est appliqué (9) et on ne trouve pas trace, malgré ce qui est quelquefois soutenu, de
l'application du code des marchés publics par le juge judiciaire.
La conclusion doit donc être mesurée. Pourtant, malgré les réflexions quelquefois excessives des commentateurs
actuels de la jurisprudence Giry (10) tendant à présenter le droit administratif jurisprudentiel comme la ratio
scripta, il apparaît que le juge judiciaire lorsqu'il statue comme « juge administratif », reste maître du droit qu'il
applique.
Les recours
Les recours sont les modes d'action normaux des particuliers devant les juridictions administratives. Aussi bien pour
des motifs procéduraux que pour des motifs de fond, ils se différencient des actions portées devant les juridictions
de droit commun. Dans les situations envisagées précédemment, qu'il s'agisse de la responsabilité ou des contrats,
on ne rencontrera que des actions ordinaires. En revanche, la pratique plus récente montre que les juges judiciaires
peuvent accueillir des recours au strict sens du droit administratif (11).

Ces recours sont le recours de plein contentieux et le recours pour excès de pouvoir.
Le recours de plein contentieux est normalement celui qui se rapproche le plus d'une action civile. Laferrière qui fut
l'inventeur de l'expression et le premier analyste de la notion déclarait que la juridiction administrative « prononce
entre l'administration et ses contradicteurs comme les tribunaux ordinaires entre deux parties litigantes ; elle
réforme les décisions prises par l'administration, non seulement quand elles sont illégales, mais encore lorsqu'elles
sont erronées ; elle leur substitue des décisions nouvelles, elle constate des obligations et prononce des
condamnations pécuniaires » (12). Dire que les actions en responsabilité ou portant sur des litiges contractuels
déférées à la juridiction judiciaire sont des recours de plein contentieux n'aurait donc pas beaucoup de sens. On ne
connaît d'ailleurs pas de cas dans lesquels le juge judiciaire ait opposé l'absence de décision préalable (13). Quant
aux règles de la prescription quadriennale, elles doivent être appliquées aussi bien par le juge administratif que par
le juge judiciaire selon que l'un ou l'autre est compétent au fond, depuis la réforme réalisée par la loi du 31
décembre 1968 (14).
Mais il est aujourd'hui des recours de plein contentieux plus spécifiques dont le modèle est celui qu'a prévu l'article
172 du Traité de Rome à propos des actions qui peuvent être portées devant la Cour de justice des communautés. Il
s'agissait du recours porté devant le Conseil d'Etat contre les décisions du ministre des Finances prises sur avis de
l'ancienne Commission de la concurrence en ce qui concerne les pratiques anticoncurrentielles (loi du 19 juill. 1977).
Il s'agit aujourd'hui des recours portés devant la cour d'appel de Paris et dirigés contre les décisions du Conseil de la
concurrence (Ord. 1 er déc. 1986, art. 15 modifié par la loi du 6 juill. 1987). Depuis 1987, la cour d'appel de Paris
connaît également des recours dirigés contre certaines décisions du Conseil du marché à terme (loi du 31 déc.
1987), du Conseil des bourses de valeurs (loi du 22 janv. 1988 et décr. du 7 mai 1988) et de la Commission des
opérations de bourse (loi du 2 août 1989). Ce sont des autorités administratives appartenant à la même catégorie
que le Conseil de la concurrence. M. Delvolvé (art. cité, note 11) a bien montré que certaines décisions de ces
autorités relevaient de la juridiction administrative, que d'autres relevaient de la cour d'appel de Paris au titre d'un
recours pour excès de pouvoir, que d'autres enfin relevaient de la même juridiction au titre d'un recours de plein
contentieux. La distinction s'opère, comme dans le contentieux administratif, en fonction de la nature de la décision
et des pouvoirs exercés par le juge. S'agissant d'un recours de plein contentieux, le juge peut non seulement
annuler la décision attaquée mais encore et surtout la réformer, l'aggraver, lui substituer sa propre décision et
adresser des injonctions aux parties. Ces pouvoirs qui se situent tous dans la ligne de ceux qui sont confiés à la
Cour de justice des Communautés par l'article 172 du traité (même dans les cas où il ne s'agit pas de concurrence)
sont plus étendus que ceux que détient le juge de pleine juridiction dans le contentieux administratif puisque ce
juge ne peut normalement que décider une indemnité. Ils sont même plus étendus que ceux d'un juge judiciaire
dans l'exercice normal de sa compétence car celui-ci est lié par la règle de l'article 1142 du code civil qui traduit
l'adage nemo proecise cogi protest ad factum. C'est un véritable pouvoir sanctionnateur qui est confié, d'abord à des
autorités administratives, ensuite, sur recours, à la cour d'appel de Paris. Et ceci explique peut-être cela. Si le
Conseil constitutionnel a admis, à propos de la C.O.B., qu'une autorité administrative pouvait disposer d'un pouvoir
sanctionnateur (15) (16), c'est peut-être inconsciemment parce qu'il justifiait ce pouvoir en raison du contrôle
qu'exercerait à son propos un juge judiciaire.

Dans d'autres cas, au contraire, à propos des mêmes autorités, la loi et la jurisprudence décident que les recours
portés devant la cour d'appel de Paris ne sont que des recours pour excès de pouvoir conduisant le juge à annuler
l'acte attaqué s'il est illégal. Dans son article précité, M. Delvolvé indique tous les cas dans lesquels certaines
décisions des organismes qu'il étudie (Conseil du marché à terme, Conseil des bourses de valeurs, C.O.B.) ne
peuvent relever que d'un recours pour excès de pouvoir porté devant la cour d'appel de Paris (17). Il faut convenir
qu'on est là au point extrême de l'évolution. Même si ces attributions de compétence sont conformes à la
jurisprudence du Conseil constitutionnel (V. infra, 2 e partie), elles peuvent étonner car la quasi-totalité des
exceptions au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires relevaient, dans le passé, du plein
contentieux. On pouvait à peine citer la loi du 30 juin 1978 modifiant la loi du 31 décembre 1964 sur les marques de
fabrique décidant que les décisions de rejet du directeur de l'Institut national de la propriété industrielle relèvent,
elles aussi, de la cour d'appel de Paris.

En conclusion, sur ce point, on serait presque porté à modifier le titre de la présente étude qui deviendrait « la cour
d'appel de Paris, juge administratif » !
Ainsi, malgré les réserves marquées ici ou là, on constate qu'effectivement le domaine du droit administratif s'étend.
Le juge judiciaire, lorsqu'il est compétent à propos de l'administration est conduit à appliquer le droit administratif ;
on pourrait presque dire qu'il y est contraint. Mais cette victoire n'est-elle pas une victoire à la Pyrrhus ?
La restriction du rôle du juge administratif
Quantitativement, nul ne peut dire quelle est l'importance des litiges intéressant l'administration attribués
respectivement aux juridictions administratives et aux juridictions judiciaires. On ne dispose d'aucun instrument de
mesure mais on a l'impression que le partage est au moins égal, quand on pense aux exceptions jurisprudentielles
(services publics industriels et commerciaux, domaine privé, emprise, voie de fait) et légales (contentieux du
fonctionnement du service judiciaire, exception d'illégalité, attributions légales de compétence).

La question simple qu'on doit se poser est la suivante : pourquoi, malgré la loi des 16-24 août 1790, les juges ou le
législateur ont-ils un jour décidé qu'un litige intéressant l'administration relèverait du juge judiciaire ? C'est parce
qu'existe en France un principe de dualité de la justice administrative. Ce principe, mis en lumière par les décisions
récentes du Conseil constitutionnel, doit être analysé dans ce contexte. On examinera ensuite ses conséquences
dans les relations entre les deux ordres de juridiction.

Le principe de dualité de la justice administrative


Le juge administratif n'a jamais eu le monopole de la justice administrative. Les débats qui se sont produits dans les
assemblées révolutionnaires et dont on connaît mieux aujourd'hui les détails (18) aboutirent à un système qui
consacrait le contrôle de l'administration par elle-même. La loi des 16-24 août 1790 correspond à l'idée qui avait
cours à cette époque : « Juger l'administration c'est encore administrer. » Cette maxime, qu'on trouverait encore
dans l'inconscient des défenseurs absolus de la juridiction administrative, a un double sens. Elle signifie d'abord que
seuls des juges connaissant l'administration et ses pratiques sont aptes à la juger. Elle veut dire également que
l'administration acceptera, de la part d'un juge administratif, une intensité du contrôle qu'elle n'accepterait pas de la
part d'un juge ordinaire.

Or cette idée n'a jamais été vraiment consacrée. Dès la période révolutionnaire et dans les époques qui l'ont
immédiatement suivie, des lois spéciales ont institué un contrôle de l'administration par les tribunaux judiciaires. Une
seule exception suffisait à ruiner le principe lui-même. Le juge administratif, à partir du moment où il s'est vu
attribuer l'essentiel (mais non la totalité) des caractères juridictionnels n'a pas hésité à se déclarer incompétent pour
certains litiges car, selon l'expression de Maurice Hauriou (19), « Ce sera le très grand honneur des juridictions
administratives d'avoir compris qu'elles devaient d'elles-mêmes renoncer à profiter de textes excessifs. »

Le meilleur exemple en est la théorie de la voie de fait, en la liant d'ailleurs à celle de l'emprise et de l'expropriation
indirecte. Si l'action de l'administration correspond à une très grave illégalité et si, en même temps, elle porte
atteinte au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, elle est dénaturée. Dans ce cas, l'administration ne doit
plus bénéficier (dans la conception initiale de la voie de fait) de la « protection » du juge administratif et elle doit être
jugée, comme n'importe quel particulier, par les tribunaux judiciaires. Deviennent-ils, ce faisant, des juges
administratifs ? La question n'a même pas à être posée. Mais ainsi naît un principe qui a autant de valeur que celui
de la séparation des autorités, celui de la dualité de la justice administrative. C'est Laferrière qui devait le formuler le
premier (20) en montrant que la seule atteinte au principe de séparation des pouvoirs (il ne dit pas au principe de
séparation des autorités) serait celle qui comporterait « l'attribution en bloc à l'autorité judiciaire de toutes les
contestations qui relèvent des tribunaux administratifs y compris celles qui touchent aux actes de la puissance
publique ». En revanche, « aucun motif d'ordre constitutionnel » ne s'oppose à l'attribution aux tribunaux judiciaires
de compétences diverses concernant l'administration.

Dans cette perspective, la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 23 janvier 1987 à propos du Conseil de la
concurrence (21) ne fait que consacrer de façon plus solennelle le principe de dualité de la justice administrative
tel qu'il était déjà présenté par la doctrine (22). Selon cette décision, le seul principe de nature constitutionnelle
auquel une loi ne pourrait porter atteinte est celui selon lequel relève de la juridiction administrative « l'annulation
ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités
exerçant le pouvoir exécutif... ». Encore ce principe peut-il comporter deux exceptions en vertu desquelles des
recours pour excès de pouvoir pourront être portés devant les juridictions judiciaires : lorsque la matière est
réservée par nature à l'autorité judiciaire ; dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice lorsque la matière
envisagée engendre des contestations pouvant se répartir entre des juridictions relevant des deux ordres. C'est
exactement ce qui a été fait à propos des recours dirigés contre les actes des autorités boursières (23).

Les conséquences du principe dans les relations entre les deux ordres de juridiction
La « portion constitutionnelle » - si l'on peut dire - du principe de séparation des autorités doit évidemment être
défendue. Et, dans la période récente, elle l'a été de deux manières. Il s'agit, tout d'abord, de la décision rendue par
le Tribunal des conflits dans l'affaire Ville de Pamiers (24) dans laquelle il est décidé que le Conseil de la
concurrence ne peut contrôler les actes d'une commune concernant l'organisation d'un service public. C'est
également le Conseil constitutionnel lui-même qui, dans sa décision du 28 juillet 1989 (25), décide que le juge
administratif est seul compétent pour connaître des recours dirigés contre les décisions de reconduite à la frontière
des étrangers, alors que la loi votée prévoyait le contrôle des tribunaux judiciaires.

Les limites ainsi fixées n'ont rien que de très naturel et sont conformes au principe de dualité. Il est plus intéressant
de savoir comment, dans la législation récente, peut s'établir une balance entre les attributions de compétence à
l'un ou à l'autre des ordres de juridiction.
En faveur de la juridiction administrative, on ne peut citer que la loi du 9 janvier 1986 lui attribuant compétence pour
connaître des actions tendant à la réparation des dommages causés par les attroupements et rassemblements. Ces
actions relevaient de la compétence judiciaire depuis l'époque révolutionnaire (textes codifiés dans les articles L.
133-1 et suivants du code des communes) (26).

Une autre réforme a abouti à un échec. Une loi du 31 décembre 1981 (art. 38-V) (art. L. 199 A, L.P.F.) avait attribué
compétence à la juridiction administrative pour connaître des réclamations relatives aux tarifs applicables en matière
de contributions indirectes. Dans ce cas encore la compétence appartenait aux juridictions judiciaires sur la base de
textes remontant à l'époque révolutionnaire. Mais la Commission des Communautés européennes intenta presque
immédiatement, à ce propos, un recours en manquement devant la Cour de justice contre la France. La raison
invoquée était que ce transfert de compétence à la juridiction administrative était contraire à l'article 5, alinéa 2, en
Traité qui oblige les Etats à s'abstenir de toute mesure mettant en péril la réalisation des buts de la Communauté.
Le gouvernement français n'insista pas et fit adopter par le parlement la loi du 8 juillet 1987 (art. 15) qui abroge la
loi précédente. Et la Communauté retira son recours (27).

Cette étrange affaire témoigne d'une attitude soupçonneuse des instances communautaires à l'égard de la
juridiction administrative française. Il est vrai que c'était avant les arrêts Alitalia et Nicolo...

Il n'y a donc eu, dans les dernières années, qu'un seul transfert de compétence de la juridiction judiciaire à la
juridiction administrative. Le mouvement inverse est, au contraire, important, on pourrait même dire considérable. Il
s'agit, parmi d'autres, des textes cités dans la première partie de cette étude, depuis la loi du 31 décembre 1957
jusqu'aux lois de 1987, 1988 et 1989 concernant la concurrence et les autorités boursières. On peut d'ailleurs se
demander si les réformes qui font des juges judiciaires (et spécialement de la cour d'appel de Paris) des « juges
administratifs » ne sont pas commandées par le désir, de la part des autorités françaises, de se conformer aux
principes communautaires tels qu'ils sont actuellement compris à Bruxelles et à Luxembourg. Après tout, le Conseil
d'Etat est peut-être satisfait de n'avoir pas à intervenir dans des litiges complexes, nouveaux et impliquant le
maniement de notions subtiles liées à l'économie et au droit des affaires. On rejoint alors l'idée du pouvoir
sanctionnateur évoquée, à propos des autorités nouvelles créées à partir de 1986, dans la première partie. Mais il
serait d'autant plus difficile de dire que, dans ces hypothèses, les juges judiciaires appliquent le droit administratif.

On terminera en évoquant d'un mot le contentieux répressif. On sait que les contraventions de voirie concernant la
voirie terrestre relèvent, depuis les réformes de 1926 et 1958, de la compétence des tribunaux judiciaires. Les
autres contraventions continuent, au contraire, à ressortir à la compétence des juges administratifs. Dans ce cas, ce
sont eux qui se comportent comme juges pénaux. On parle fréquemment d'une unification des compétences au profit
du juge judiciaire, unification qui pourrait mettre fin à des distorsions qui ne peuvent s'expliquer par le respect
excessif prêté à des textes et pratiques remontant à l'Ancien Régime.

Si l'on entend par l'expression « Je juge judiciaire, juge administratif » le fait que le juge judiciaire connaît et a
toujours connu des litiges intéressant l'administration, c'est un fait certain. Si, au contraire, on entend par cette
expression le fait que le juge judiciaire se conduit, dans ces cas, comme un juge administratif, avec son audace mais
aussi son autocensure, alors la réponse ne peut, comme on a tenté de le faire, être donnée que sous bénéfice
d'inventaire.

La loi suprême doit être, en cette matière, au-delà des principes, l'intérêt du justiciable. Celui-ci a besoin d'un juge
proche de lui et résolvant rapidement ses problèmes. Il serait contraire à cet intérêt que l'un et l'autre des deux
ordres de juridiction traitent cette question comme la défense ou la conquête d'un « pré carré ».

Mots clés :
CONTENTIEUX * Compétence * Répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction

(1) La RFDA, dans son n° 5/1990, a publié un dossier consacré à la dualité de juridictions en France et à l'étranger
qui, outre la présente contribution, comporte les articles suivants :

L'état actuel de la dualité de juridictions, par Marceau Long, p. 689 .

Etre juges... et juger..., par Pierre Drai, p. 694 .

La loi des 16-24 août 1790 : Texte ? Prétexte ? Contexte ?, par Georges Vedel, p. 698 .

Du principe de séparation au principe de dualité, par Jacques Chevallier, p. 712 .

Les crises du principe de dualité de juridictions, par François Burdeau, p. 724 .

Dualité de juridictions et protection des libertés, par Jean Rivero, p. 734 .

Dualité de juridictions et unité de l'ordre juridique, par René Chapus, p. 739 .

Réflexions sur les symétries et dissymétries du Tribunal des conflits, par François Gazier, p. 745 .

Dualité de juridictions et dualité de procédures, par Bernard Pacteau, p. 752 .

Les questions préjudicielles devant les deux ordres de juridiction, par Yves Gaudemet, p. 764 .

Le contrôle du juge de cassation en matière administrative et en matière civile, par André Damien et Jacques Boré, p.
777 .

Dualité de juridictions et autorité de la chose jugée, par Guillaume Delvolvé, p. 792 .

« Etrangère au pouvoir du juge, l'injonction, pourquoi le serait-elle ? », par Franck Moderne, p. 798 .

Dualité de juridiction et unité du droit fiscal, par Guy Gest, p. 822 .

Dualité de juridictions et unité du droit douanier, par Claude J. Berr, p. 842 .

Le Conseil d'Etat et le droit communautaire : de la continuité au changement, par Paul-François Ryziger, p. 850 .
La dualité du droit applicable à l'administration et la pluralité de juridictions en matière administrative en Allemagne,
par Christian Autexier, p. 863 .

Unité, dualité ou trinité de juridiction en Belgique ?, par Francis Delpérée, p. 869 .

L'unité de juridiction : bien ancrée au Canada, par Patrice Garant, p. 872 .

Dualité de juridictions en Finlande et en Suède, par Tore Modeen, p. 875 .

La dualité de juridictions en Grèce, par Epaminondas Spiliotopoulos, p. 877 .

Les juges et l'administration publique en Italie : dualisme ou unité de juridiction, par Elisabetta Midena, p. 882 .
Unité ou dualité de juridiction en matière administrative au Grand-Duché de Luxembourg, par Simone Beissel-Merten,
p. 886 .

Unité de juridiction en matière administrative en Norvège, par Eivind Smith, p. 889 .

Unité ou dualité de juridiction en matière administrative au Royaume-Uni, par John Bell, p. 892 .

Dualité de juridictions en matière administrative en Suisse, par Blaise Knapp, p. 895 .

(2) V. J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, 3è éd., 1984, n° 411.

(3) V. J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 33 et s., et les références citées.

(4) V. R. Chapus, Responsabilité publique et responsabilité privée. Les influences réciproques des jurisprudences
administratives et judiciaires, 1954, n° 13 et s. ; note sous Trib. confl. 26 mai 1954, Moritz, D. 1955.385.

(5) V. P. Ferrari, Recherches sur l'application du droit public interne par le juge judiciaire, thèse Paris II, 1972.

(6) V. P. Weil, « A propos de l'application par les tribunaux judiciaires des règles du droit public ou les surprises de
la jurisprudence Giry », Mélanges Eisenmann, 1975, p. 379, et s. ; J.-L. Mestre, « Des précédents de la jurisprudence
Giry. Les juridictions judiciaires et le contentieux des collectivités locales au XIXe siècle », Rev. dr. publ. 1980, p. 5 et
s.

(7) V. J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 142 et le commentaire de l'arrêt de cassation (Civ. 2 e , 23 nov. 1956) dans
M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 9è éd.,
1990, p. 554 et s.

(8) V. R. Chabus, op. cit., 2 e éd., 1957, n° 259 267 et s.

(9) J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 429 ; R. Drago, « Le contrat administratif aujourd'hui », Droits, n° 4, 1990.

(10) « La complexité des régies du droit administratif et l'insuffisante expérience des magistrats à manier des
concepts qui leur sont peu familiers peuvent d'ailleurs conduire à certaines distorsions du droit public par les
tribunaux judiciaires ; il appartiendra à la Cour de cassation de veiller à ce que la jurisprudence Giry ne donne pas
lieu à des interprétations erronées des règles du droit public par les tribunaux judiciaires » (M. Long, P. Weil, G.
Braibant, P. Delvolvé et B. Genevois op. cit., p. 560).

(11) Cette question est tout à fait nouvelle. Elle a fait récemment l'objet de l'importante étude de M. Pierre
Delvolvé, « La nature des recours devant la cour d'appel de Paris contre les actes des autorités boursières », Bull.
Joly 1990 p. 499 et s.

(12) E. Laferrière, Traité de la juridiction administrative, 1 re éd. 1887, t. I, p. 15, réimpression 1989. V. également P.
Sandevoir, Etudes sur le recours de pleine juridiction, 1964 et J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 1359 et s.

(13) Au demeurant, le décret du 11 janvier 1965 qui l'impose ne concerne que les recours portés devant la
juridiction administrative.

(14) V. J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 400, 430 et 1417.

(15) Cons. const. n° 89-260 DC, 28 juill. 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier ; Rec.
Cons. constit., p. 71 ; cette Revue 1989, p. 671, commentaire B. Genevois.

(16) En effet, dans sa décision n° 84-181 DC, 10-11 oct. 1984, Entreprises de presse (Rec. Cons. constit., p. 73 ; AJDA
1984, p. 684, note J.-J. Bienvenu), le Conseil avait décidé qu'un pouvoir répressif ne pouvait être confié a une
autorité administrative.

(17) V. Paris, 12 juill. 1989, Bull. Joly 1989, p. 829 à propos d'une décision du Conseil des bourses de valeurs.

(18) V. P. Sandevoir, op. cit., p. 154 et P. 187 et s.

(19) M. Hariou, Précis de droit administratif et de droit public, 12 e éd., 1933, p. 344.

(20) Edouard Laferrière, op. cit., p. 9.


(21) Cons. const. n° 86-224 DC, 23 janv. 1987, Rec. Cons. constit., p. 8 ; cette Revue 1987, p. 287 avec les
commentaires de B. Genevois et L. Favoreu. V. également R. Drago, « Le Conseil de la concurrence », JCP
1987.I.3300.

(22) J.-M. Auby et R. Drago, op. cit., n° 107 et s., la section est intitulée « Le principe de dualité de la justice
administrative ».

(23) V. P. Delvolvé, loc. cit., spécialement n° 4.

(24) Trib. confl. 6 juin 1989, Préfet de Paris c/SA.E.D.E., cette Revue 1989, p. 459, concl. B. Stirn ; AJDA 1989.467,
note Bazex.

(25) Cons. const. n° 89-261 DC, 28 juill. 1989, Loi relative aux conditions de séjour et d'entrée des étrangers en
France, Rec. Cons. Constit., p. 81 ; cette Revue 1989, p. 691, note B. Genevoix ; AJDA 1989.619, note J. Chevallier.

(26) V. F. Moderne, « Sur les efforts de l'Etat pour éviter la compétence judiciaire à propos des dommages causés
par les attroupements et rassemblements », Petites Affiches, 15 janv. 1986 ; « Les articles L. 133-1 à L. 133-8, c.
comm. sont abrogés », D. 1987, chron. 110.

(27) Sur cette affaire, V. V. Coussirat-Coustère, « Le juge administratif et le droit communautaire. Difficultés
anciennes et résistances nouvelles », Pouvoirs, 1988, n° 46, p. 85 ; J. Molinier, Rev, fr. fin. Publ., 1988, p. 220.

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