Vous êtes sur la page 1sur 8

135-

La judicialisation de la politique en France

JACQUELINE LUCIENNE LAFON

RÉSUMÉ. En France où le principe de la séparation des pouvoirs fut affirmé


avec éclat en 1789, il paraissait peu probable que le phénomène de la

judicialisation de la politique se produirait. La doctrine classique critiqua


vivement l’idée d’une jurisprudence créatrice de droit. Pourtant, force est
de constater qu’elle se développa dans toutes les branches du droit. Deux
exemples marquent plus particulièrement par leur évolution antinomique:
la jurisprudence civile se greffa sur le Code civil de 1804 alors que la
jurisprudence administrative surgit ex nihilo. Avec les années, un équilibre
semble atteint entre sources législatives et jurisprudentielles.

La judicialisation de la politique peut s’entendre comme le transfert du pouvoir


cr6ateur de droit du parlement aux juridictions, du pouvoir 16gislatif au pouvoir
judiciaire. Ce ph6nom~ne, en porte-A-faux avec les principes affirm6s lors de la
Revolution de 1789, pouvait-il se produire en France?
De fait, les d6put6s de la premi~re assembl6e nationale, la Constituante,
d6cid~rent de rompre avec le syst~me d’Ancien R6gime dans lequel le roi cumulait
les pouvoirs. Certes, il d6l6guait le droit de rendre la justice a des officiers et
corr6lativement, il acceptait qu’ils prissent des arrets de règlement et qu’ils
cr6assent du droit par la voie jurisprudentielle. D6sormais, il n’en serait plus ainsi.
Les Constituants, influenc6s par les id6es de Montesquieu, affirmèrent le principe
de la separation des pouvoirs dans la Declaration des droits de 1’homme et du
citoyen de 1789, article 16. Puis, ils interdirent les arrets de règlement dans le
decret du 16-24 aout 1790, titre 2, article 12. Ils reconnaissaient bien le judiciaire
comme un troisième pouvoir, mais ils le maintenaient dans les limites strictes de

1’application de la loi. Le manque de clart6 de la regle de droit n’6tait meme pas


pr6texte a interpretation. Dans ce cas, les juges devaient en referer au 16gislateur
par le m6canisme du refere 16gislatif institu6 dans le decret du 16-24 aout 1790.
Dans ce cadre juridique nouvellement mis en place, le pouvoir cr6ateur du juge
était volontairement annihil6.
Lorsque Napol6on Bonaparte prit le pouvoir, ouvrant la voie au Consulat et au
premier Empire, il voulut restructurer la France de mani6re durable. Dans le

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
136

domaine du droit, il s’en tint a trois orientations essentielles: le maintien du


principe de la separation des pouvoirs, la mise en place d’une double hi6rarchie
juridictionnelle, judiciaire et administrative, le travail de codification.’
Rien ne permettait de penser qu’une jurisprudence cr6atrice de droit était sur le
point de renaitre et de se perp6tuer jusqu’a nos jours.
Le pouvoir normatif du juge a suscit6 de vives controverses. La doctrine classique
a critiqu6 l’id6c d’une jurisprudence cr6atrice de droit. Elle distinguait les organes
politiques ayant vocation a exercer initialement et souverainement une fonction
cr6atrice et ordonnatrice et les organes non politiques charges des fonctions subor-
donn6es d’ex6cution et d’application des volont6s des pouvoirs politiques. Ainsi
s’imposait la dichotomie entre le 16gislateur monopolisant la creation du droit et
le juge assurant son ex6cution (Hauriou, 1929: 238, 350). Ce raisonnement
s’inscrivait parfaitement dans la ligne de la separation des pouvoirs qu’il conve-
nait de rappeler et de faire respecter. Cette position r6pondait aussi a l’interdic-
tion formul6e dans 1’article 5 du Code civil defendant aux juges &dquo;de prononcer par
voie de disposition g6n6rale et r6glementaire sur les causes qui leur sont
soumises&dquo;.
D’autres arguments s’ajoutèrent qui exprimaient autant d’inqui6tudes: le risque
du gouvernement des juges, la possibilit6 d’une norme r6troactive (ce qui était
contraire aux principes g6n6raux du droit fran~ais) a moins que Parrot ne fut un
arret de rejet, les initiatives en ordre disperse des tribunaux entraînant des conflits
de jurisprudence, le hasard des revirements de jurisprudence, la difficult6 pour les
non-inities a connaitre ce droit. Enfin, une remarque non n6gligeable faisait ressor-
tir (nous y reviendrons ci-dessous) que le juge était un créateur occasionnel de droit:
encore fallait-il qu’un proces s’y pretat.
Dans ces conditions, comment d6fendre l’id6e d’une jurisprudence cr6atrice de
droit? 11 y avait un avantage pratique: la souplesse et 1’adaptabilite de la regle
jurisprudentielle d6gag6e en fonction de 1’evolution de la societe et de la vie quoti-
dienne a laquelle le juge devait toujours etre attentif. Sur le plan juridique, les
r6ticences furent balay6es par la crainte du d6ni de justice condamné dans 1’article
4 du Code civil.
Ainsi donc l’oeuvre jurisprudentielle put s’accomplir. Elle s’av6ra delicate car elle
devait assurer un compromis perpetuel entre la conscience de la necessite du
mouvement et le souci de la relative stabilit6. C’est pour éviter ce sentiment
d’ins6curit6 chez les justiciables que les revirements de jurisprudence sont toujours
soigneusement pes6s.
Toutes les branches du droit ont une jurisprudence cr6atrice. N6anmoins, il serait
hors de propos de les envisager de manière exhaustive dans le cadre de cette etude.
11 parmt plus appropri6 d’analyser les deux grandes jurisprudences antinomiques
dans leur fondement: la jurisprudence civile cr6atrice de droit a partir de textes,
en particulier le Code civil de 1804, et la jurisprudence administrative nee ex nihilo.

Une jurisprudence cr6atrice de droit a partir de textes: la


jurisprudence civile
Napol6on I voulut que le Code civil de 1804 servit de reference en matière de droit
civil. Portalis, l’un des r6dacteurs, s’expliqua sur le but poursuivi, dans le discours
pr6liminaire au Code civil: &dquo;Tout pr6voir est...impossible.... Les lois positives ne
sauraient jamais remplacer entièrement l’usage de la raison naturelle dans les

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
137

(Fenet, 1: 467 sq.). Les r6dacteurs du Code posèrent donc les


affaires de la vie&dquo;
principes g6n6raux a partir desquels il faudrait r6soudre les questions de droit.
L’attitude du juge etait des lors toute trac6e. 11 devait certes appliquer la loi,
mais cela pouvait 1’amener a l’interpr6ter, voire a creer une regle nouvelle. Ces
fonctions s’imposèrent progressivement, au fur et a mesure des besoins. Il fallut en
effet que le juge pr6cisit le sens de certains textes (ainsi la notion de faute vis6e
dans 1’article 1382 du Code civil reglant la responsabilit6 civile). Aussi avec les
ann6es, le Code de 1804 subit &dquo;des ans, l’irr6parable outrage&dquo; et une interpretation
rajeunie, plus en harmonie avec 1’evolution de la societe s’imposa, en particulier
pour la notion d’ &dquo;ordre public et de bonnes moeurs&dquo; de 1’article 6 du Code civil.
Enfin, a l’usage, certaines lacunes se firent sentir et entrainerent la creation d’une
jurisprudence pr6torienne, comme dans 1’hypothese de 1’enrichissement sans cause.
Selon les cas, les juges ne proc6daient pas, et ne precedent toujours pas de la
meme fa~on. Si le texte s’avere peu clair, les juges se reportent volontiers aux
travaux pr6paratoires, qui ne les lient d’ailleurs pas, pour d6couvrir la volont6 du
16gislateur. Si la loi reste silencieuse, les juges se referent alors aux principes
g6n6raux du droit, principes qui sont bien souvent fond6s sur 1’equite. Cette
dernière m6thode est consideree comme dangereuse dans la mesure of elle pourrait
8tre la porte ouverte au jugement en equite. Or, cette manière de proc6der a 6t6
abolie au moment de la Revolution fran~aise de 1789 par r6action contre les
pratiques d’Ancien r6gime, dans le but d’assurer plus de securite aux justiciables.
En droit moderne, le juge qui souhaiterait se prononcer en 6quit6 ne pourrait pas
le faire au m6pris de la loi. S’il se trouvait confront6 a ce dilemme, il devrait
rechercher le moyen d’harmoniser 1’equite et le droit.
Mais qu’il s’agisse d’interpr6ter la loi ou d’y suppl6er, le juge, quel qu’il soit, n’est
que l’initiateur de la regle de droit par la solution proposee. Plus le juge se situe à
un 6chelon élevé, plus il a de chance d’être suivi. Toutefois, meme la solution

pr6conis6e par la Cour de cassation, avec I’autorit6 particuli~re dont b6n6ficie cette
cour, ne s’impose pas pour autant ipsofacto. Elle doit ~tre acceptée par les tribunaux
et par les usagers. La jurisprudence cr6atrice de droit se forme par le m6canisme
de 1’appel et de la cassation. En effet, les juridictions inf6rieures sont attentives à
la solution d6jA appliqu6e par la cour d’appel dans un cas semblable. Elles la repren-
nent en principe pour ne pas risquer de voir le plaideur faire appel sur les conseils
de son avocat. De leur cote, les cours d’appel ont le meme r6flexe vis-a-vis des
decisions rendues par la Cour de cassation pour éviter le pourvoi. Certes, une
juridiction peut prendre le risque de trancher diff6remment et provoquer un revire-
ment de jurisprudence, fait grave et peu frequent. 11 apparait donc que la solution
consacr6e par une cour d’appel ou par la Cour de cassation devient regle jurispru-
dentielle parce qu’elle a ete acceptee par les autres tribunaux et qu’elle a 6t6
r6p6t6e. Dans ce syst~me, le precedent rev8t une autorit6 incontestable. Il est
d’application nationale puisque la France est un 6tat unitaire, centralise. La Cour
de cassation assure a cet 6gard un role r6gulateur, unificateur de la jurisprudence.

On peut apprehender la jurisprudence par la publication officielle du Bulletin des


arrits de la Cour de cassation, ou Bulletin civil commenc6e en 1’an vn ( 1798-1799) et
les recueils priv6s, certains anciens tels le Sirey (1801-1802), le Dalloz (1845),
d’autres plus r6cents, la Gazette du Palais et le Jurisclasseur piriodique ou Semaine
juridique. 11 arrive aussi que les juridictions tiennent des registres à usage interne.
De son cote, la Cour de cassation a constitu6 un fichier central en 1947 pour

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
138

connaitre tous les arrets rendus sur un meme sujet. Ainsi 6vite-t-elle une 6ventuelle
discordance jurisprudentielle entre ses differentes sections.

Aujourd’hui, il est impossible de nier le caractère normatif de la jurisprudence


en Droit civil. Les d6bats sur ce sujet sont d6pass6s. 11 faut reconnaitre 1’existence
de cette source autonome du droit et non pas chercher a 1’expliquer en soutenant
que le silence du 16gislateur est une ratification de la r~gle. 11 arrive d’ailleurs que
le 16gislateur consacre a posteriori la solution jurisprudentielle.
L’importance de cette source jurisprudentielle se mesure aux domaines qu’elle a
r6glement6s: le droit de la famille, les regimes matrimoniaux, le droit des contrats,
la responsabilit6 d6lictuelle, les libert6s individuelles pour ne citer que les princi-
paux.
Devant 1’ampleur du ph6nom~ne, il convient de signaler la r6serve des juges qui
hesitent a affirmer ce pouvoir cr6ateur et la Cour de cassation qui refuse tout pourvoi
sur la base de la violation de la jurisprudence et s’en tient a la violation de la loi.

N’emp~che que les juges civils ont accompli un beau travail, ne serait-ce qu’en
actualisant le Code civil de 1804, ce qui a permis au professeur Mazeaud d’6crire:
&dquo;la jurisprudence est pour la loi la fontaine de jouvence&dquo; (Mazeaud, 1970: 133).
C’est en d’autres termes que se presente la jurisprudence administrative.

Une jurisprudence creatrice de droit ex nihilo: la jurisprudence


administrative
Le droit administratif est fondamentalement jurisprudentiel et certains auteurs
n’h6sitent pas a parler de jurislation et de jurislateur (Chapus, 1987: 1, 14, 66). Ces
termes sont sans doute provocateurs. En effet, le droit administratif n’a jamais 6t6
totalement jurisprudentiel. 11 suffit de se rappeler par exemple la loi du 28 pluvi6se
an VIII (17 f6vrier 1800) relative a la competence des conseils de pr6fecture, ancêtres
des tribunaux administratifs du XXO siecle. N6anmoins, il est exact que tout au long
du XIXo et au d6but du XXO siecle, le droit administratif a ete essentiellement pr6to-
rien. La situation a change dans les ann6es 1963-1973: le pouvoir normatif du juge
administratif a decline, ce qui a entraine un r6-6quilibrage avec les textes legislat-
ifs et r6glementaires. On peut dire que le juge administratif est pass6 d’une
fonction jurisprudentielle a une fonction jurisdictionnelle (Linotte, 1980).

Eexercice de la fonction jurisprudentielle dans sa plenitude


Ce role de cr6ateur de droit, le juge administratif a ete amen6 a 1’assumer d6jA en
1’absence de regle applicable. Soit encore qu’il se soit trouv6 confront6 a des normes
subordonn6es et qu’il y eut a d6gager des normes superieures. Soit enfin qu’il y eut
un texte n6cessitant une interpretation, et ici le juge administratif a toujours

marqu6 une grande libert6 vis-A-vis du droit 6crit.


Le juge administratif, en particulier le Conseil d’Etat, a parfaitement mesur6 la
fonction delicate qui lui incombait. Le Conseil d’Etat jouit, de longue tradition,
d’une double nature, a la fois juge supreme du contentieux administratif et
conseiller de 1’ex6cutif. Ce role ambivalent le diff6rencie singulièrement du juge
judiciaire. Aussi a-t-il du adopter une attitude toute en nuances, avec la conscience
du seuil de &dquo;tol6rance juridictionnelle&dquo; (Gaudemet, 1972: 189).
Si le juge exerce un contr6le administratif sup6rieur, par le biais du contentieux,
il doit respecter la libert6 de 1’administration sous peine de voir les regles nouvelles

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
139

rester lettre Ainsi, le 10 mai 1961, le Conseil d’Etat annula une partie du
morte.
decret de juin 1955 concernant la Securite sociale (arret Federation nationale des
malades, infirmes et paralyses) mais une circulaire du ministre du Travail et de la
Securite sociale du 3 juillet 1961 enjoignit aux differents organismes de se referer
au decret dans sa version initiale sans tenir compte de Farret du Conseil d’Etat.
En sa qualite de conseiller du pouvoir ex6cutif, le Conseil d’Etat établit des
contacts utiles avec la classe politique. 11 sait jusqu’ a quel point il peut intervenir
dans I’activit6 du pouvoir politique (cf. la th6orie des actes de gouvernement). A
l’inverse, par phénomène d’osmose, des solutions jurisprudentielles d6jA anciennes
seront consacr6es: ainsi le &dquo;statut general des fonctionnaires&dquo; de 1946, puis 1’
&dquo;ordonnance du 4 f6vrier 1959 portant statut general de la fonction publique&dquo;
reprirent 1’essentiel de la jurisprudence 61abor6e par le Conseil d’Etat.
Le juge administratif puise son inspiration dans des sources multiples. La
doctrine est une reference classique tout comme la jurisprudence.
Au XIXo siecle, il n’y avait que la jurisprudence judiciaire. Le juge administratif
y puisa davantage le vocabulaire et les m6thodes que les solutions positives.
D’ailleurs, a la fin du siecle, la construction jurisprudentielle du droit administratif
se fit en partie par opposition au droit commun, pour affirmer son autonomie. Les
solutions s’av6r6rent par trop divergentes. Aussi depuis une quarantaine d’annees,
un effort de convergence a-t-il ete entrepris (notamment dans le domaine de la

responsabilite).
Au XXo siecle, deux juridictions nouvelles sont apparues: le Conseil constitution-
nel (creation de la V° R6publique) et la Cour de justice des communaut6s
europ6ennes (juridiction rendue commune aux trois communaut6s par la conven-
tion de Rome du 25 mars 1957). Le Conseil d’Etat a d’abord marqu6 des r6ticences.
Aujourd’hui, la situation a bien 6volu6. Les juges administratifs ont pris 1’habitude
de se referer a la jurisprudence du Conseil constitutionnel. De m~me, ils recon-
naissent I’autorit6 de la Cour de Luxembourg pour 1’application et plus encore pour
l’interpr6tation des trait6s (cf. 1’article 177 du trait6 de la C.E.E.).
Outre les r6f6rences strictement juridiques, les juges administratifs peuvent
prendre en consideration les diff6rents facteurs qui font la vie quotidienne, qu’ils
soient d’ordre politique, 6conomique, ou social. Ils s’appuient aussi sur des principes
6thiques sous la double condition de leur anciennet6 et de leur permanence, tels
les principes de la Revolution fran~aise.

Les juges administratifs jouissent d’une grande libert6 dans l’organisation du


travail jurisprudentiel. Il leur suffit de constater une lacune pour entamer le proces-
sus d’6]aboration de la regle jurisprudentielle tout en tenant compte des regles
existantes. La solution est bien souvent &dquo;avanc6e&dquo; dans les conclusions des commis-
saires du gouvernement, d’ou l’importance des conclusions et leur publication
depuis 1860. 11 faut alors attendre les reactions pour d6cider de son insertion dans
le droit positif. Si la solution s’annonce delicate, elle est souvent affirm6e par la
m6thode des &dquo;d6cisions ponctuelles concordantes&dquo;, m6thode utilisee pour la th6orie
de l’impr6vision entre 1855 et 1916.

La jurisprudence administrative a r6gl6 presque tout le droit administratif. Elle


a defini les regimes g6n6raux de 1’action administrative, de la responsabilit6 de la
puissance publique, de 1’ex6cution des contrats administratifs. Elle a d6gag6 les
grandes notions telles que 1’acte administratif, le service public, la puissance

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
140

publique, 1’agent public, le travail public, le domaine public. Enfin, elle a consacr6
des principes g6n6raux de droit tendant a assurer la libert6, 1’egalite ou la securite
des administr6s.
Cette jurislation d6coule essentiellement des arrets du Conseil d’Etat (a consul-
ter dans une collection privee commenc6e en 1821, le Recueil Lebon).

Devant l’importance des regles administratives ainsi 61abor6es qualitativement et


quantitativement, les auteurs ont voulu pr6ciser I’autorit6 de la jurisprudence admin-
istrative. La &dquo;valeur legislative&dquo; de ces regles, expression employ6e dans plusieurs
decisions du Conseil d’Etat, ne semble pas discut6e. Dans cette logique, il convient de
s’interroger sur le caractère de la norme. Imp6rative ou suppl6tive, c’est le juge qui
en decide. D’autres auteurs sont all6s plus loin et se sont demand6 s’il ne fallait pas
attacher une valeur constitutionnelle a ces regles. Deux arguments ont étayé, sans
succes, cette position. L’un se fondait sur la similitude des principes g6n6raux de droit
affirm6s par le Conseil d’Etat avec ceux qui étaient inscrits dans la Constitution.
L’autre excipait du contr6le que le Conseil d’Etat exer~ait sur les decrets qui se parta-
gent le domaine 16gislatif avec la loi depuis la Constitution de 1958.
Ce pouvoir cr6ateur de droit, meme s’il a ete pratiqu6 avec mod6ration par les
juges administratifs, a fait l’objet de vives critiques. Le professeur Dupeyroux n’a
pas h6sit6 a le qualifier de &dquo;source abusive de droit&dquo; (Dupeyroux, 1960: 349). En
fait, ces reproches devraient s’estomper compte tenu de 1’orientation prise voici une
trentaine d’ann6es.

L evolution vers une fonction plus juridictionnelle


Deux constats sont r6v6lateurs de cette 6volution: le caractère plus juridictionnel
des decisions et le d6veloppement des textes juridiques.

11 y a encore de grands arrets de jurisprudence administrative, mais ils semblent


r6dig6s dans un esprit assez different. Les arrets du Conseil d’Etat apparaissent
davantage comme un contr6le de 1’administration et ils reglent cas par cas. De la
sorte, le principe qui se d6gage est plus un principe fondamental qu’un principe
general ceuvrant a la construction d’un ensemble de regles (arrêt du Conseil d’Etat,
dame Peynet, 8 juin 1973).
Les tribunaux, meme le Conseil d’Etat, r6agissent plus souvent en juridiction
amen6e a trancher un conflit qu’en jurislateur. Cette nouvelle mentalite se concr6-
tise jusque dans les m6thodes de travail utilis6es: les juges recourent plus volon-
tiers aux visites des lieux et aux enquêtes sur place.
Le doyen Vedel pense que cette evolution est dans la logique des choses, que le
droit administratif ne peut pas rester ind6finiment jurisprudentiel (Vedel,
1979-80). Des lors, un phénomène de bascule doit se produire qui d6bouche sur le
d6veloppement de textes juridiques.
Une codification globale du droit administratif, a l’instar du droit civil, pr6sen-
terait des avantages certains: reference facile, texte clairement explicit6 et non plus
elliptique comme ce fut fr6quemment le cas. Pourtant l’id6e d’une codification n’a
jamais eu bonne presse parmi les administrativistes. Le professeur Jeze (1952: 347)
soutint même que si le droit administratif avait pu faire tant de progres, c’6tait &dquo;a
raison de 1’absence d’un Code administratif&dquo;.

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
141

Toutefois, a partir de 1948, un important travail d’assemblage de lois, decrets,


arr~t6s traitant d’un meme sujet a ete entrepris. 11 en est resulte un nombre
impressionnant de codes aussi diff6rents que le Code giniral des impbts (1950), le Code
des postes et tilicommunications ( 1962), le Codeforestier ( 1979) . Pour la premi~re fois en
150 ans, legislation et r6glementation ont ravi la premi~re place, occupee jusque IA
par la jurisprudence.
Ces codes constituent des regimes 16gislatifs ou r6glementaires sp6ciaux qui
peuvent a la limite creer un statut d6rogatoire aux r6gles 6tablies par la jurispru-
dence administrative. Ainsi les articles L. 7 et L. 37 du Code des postes et tilicommu-
nications affirment l’irresponsabilit6 de la poste et des telecommunications tandis
que la jurisprudence administrative pose le principe de la responsabilit6 de 1’Etat
a raison du fonctionnement des services publics.
Plus encore, la legislation et la r6glementation mises en place s’attaquent au
droit administratif general et precedent a des r6formes.

Au termede cette etude, force est de constater le travail accompli par les juges
depuis 180 ans. Selon les tribunaux, selon les époques, les buts n’ont pas toujours
ete les memes: p6rennisation des principes g6n6raux, interpretation ou perfection-
nement des textes, adaptation du droit en fonction de 1’evolution de la societe,
creation de droit en 1’absence de r~gle.
11 est impossible de nier la creation de droit par les juges. La jurisprudence civile
s’est d6velopp6e prudemment sur la base du Code civil et s’est surtout affirm6e à
partir de la fin du xix° siecle. Au contraire, la jurisprudence administrative a
commence a construire tot dans le XIX° et au xx° siecles les principales theories
de droit administratif. En revanche, depuis une trentaine d’ann6es, elle a cede le
pas a la legislation.
On peut penser qu’aujourd’hui ces deux jurisprudences repr6sentent sensible-
ment le meme poids, apr~s avoir suivi une evolution inverse. Chacune a trouv6 un
6quilibre avec la loi.
Traditionnellement, la r6gle jurisprudentielle est designee du nom de la partie
dont le recours a provoqu6 le prononc6, ainsi I’arr~t Jand’heur, 1’arret Tomaso-
Grecco. Cette manière de s’exprimer, li6e a la regle du precedent, fait penser aux
systèmes juridiques anglo-saxons qualifies de case-law. La conception française des
sources de droit 6voluerait-elle inconsciemment dans ce sens? D’ailleurs, dans les
ann6es a venir, et plus pr6cis6ment dans une perspective europ6enne, ne serait-il
pas souhaitable, si possible, d’harmoniser le processus de creation de droit?

Note
1. Les Code civil (1804), Code de commerce (1807), Code de procédure civile (1807), Code d’instruc-
tion criminelle ( 1809), Code pénal ( 1810).

Bibliographie
Belaïd, S. (1974). Essai sur le pouvoir créateur et normatif dujuge. En Bibliothèque de philosophie
du droit, vol. XVII. Paris: Librairie générale de droit et de jurisprudence.
Carré de Malberg, R. (1931). La loi, expression de la volonté générale. Paris: Sirey.
Carré de Malberg, R. (1962). Contribution à la théorie générale de l’Etat, en 2 volumes, I ° édition.
Paris: Sirey, 1920, réédition CNRS.
Chapus, R. (1987). Droit administratif général, précis Domat en 2 volumes. Paris: Montchrestien.

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015
142

Dupeyroux, O. (1960). La jurisprudence, source abusive du droit. En Mélanges Maury, p. 349. Paris:
Dalloz et Sirey.
Dupuis, G. et alii (1992). Le contrôle juridictionnel de l’administration. Bilan critique. Paris:
Economica.
Duvergier, J.-B. (1824). Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil
d’Etat, en 51 volumes. Paris: A. Guyot.
Favoreu, L. (1986). Les cours constitutionnelles. Paris: Presses universitaires de France.
Favoreu, L. et L. Philip (1985). Le conseil constitutionnel, 3° édition. Paris: Presses universi-
taires de France.
Fenet, P. (1968). Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, 15 volumes, (réimpression
de l’édition de 1827). Osnabrück: O. Zeller.
Gaudemet, Y. (1972). Les méthodes du juge administratif. Paris: Librairie générale de droit et de
jurisprudence.
Hauriou, M. (1929). Précis de droit constitutionnel, 2° édition. Paris: Sirey.
Jèze, G. (1952). "Collaboration du Conseil d’Etat et de la doctrine dans l’élaboration du droit
administratif français." En Le Conseil d’Etat: Livre jubilaire pour commémorer son 150 e anniver-
saire, p. 347. Paris: Recueil Sirey.
Lafon, J. L. (à paraî tre). La Révolution française face au système judiciaire d’Ancien Régime.
Linotte, D. (1980). Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit
administratif, p. 632-639. Paris: L’Actualite juridique, Droit administratif.
Long, M., P. Weil, et G. Braibant (1984). Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, avec
le concours de S. Hubac, 8° édition. Paris: Sirey.
Marty, G. et P. Raynaud (1972). Droit Civil, tome 1, Introduction générale à l’étude du droit, 2°
édition. Paris: Sirey.
Mazeaud, H. et L., et J. Mazeaud (1983). Leçons de droit civil, tome 1, 7° edition, Introduction
à l’étude du Droit. Paris: Montchrestien.
Michel, G. et L. Canet (1952). "Le Conseil d’Etat et la codification." En Le Conseil d’Etat:
Livre jubilaire pour commémorer son 150
e anniversaire, pp. 467-471. Paris: Recueil Sirey.
Vedel, G. (1979-80). Le droit administratif peut-il être indéfiniment jurisprudentiel? n° 31. Paris:
Etudes et documents du Conseil d’Etat.
Volcansek, M. and J. L. Lafon (1987).
Judicial Selection: The Cross-evolution of French and American
Practices. Westport CT: Greenwood Press.
Waline, M. (1948). Revue de Droit Public, p. 5 sq. et 576 sq.

Noticebiographique
JACQUELINE LUCIENNE LAFON enseigne le Droit romain prive et 1’Ancien droit
fran~ais a la Faculte de droit-jean Monnet (Universite de Paris-Sud) dont elle a 6t6
vice-doyen de 1980 a 1987. Elle enseigne aussi dans le cadre de l’Institut d’Etudes
judiciaires (I.E~.) de cette faculte. Ses publications sont centr6es sur la justice et la
magistrature: Judicial Selection: The Cross-evolution of French and American Practices, en
collaboration avec le professeur Mary Volcansek, (Westport, New York, London,
Greenwood Press, 1987); &dquo;The judicial career in France: theory and practice under
the Fifth Republic, Judicature, 1991, 75:n° 2; La Révolution française face au systime
judiciaire d’Ancien Rigime (A paraitre). ADRESSE: Faculté de droit-jean Monnet, 54 bd
Desgranges, 92331 Sceaux CEDEX, France.

Downloaded from ips.sagepub.com at Bobst Library, New York University on April 25, 2015

Vous aimerez peut-être aussi