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LE DROIT A UN PROCES EQUITABLE ET LE JUGE ADMINISTRATIF

PAR

FABIENNE QUILLERE-MAJZOUB ∗

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un
tribunal (…) qui décidera, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil »(1). Ainsi
présenté, le champ d’application du droit à un procès équitable, tel qu’il est défini dans le Droit
International des Droits de l’Homme, semble ne pas devoir concerner, de près ou de loin, le juge
administratif.
Cependant, la pratique des organes de contrôle des grands textes de protection des droits
de l’Homme, qu’ils soient universels - comme le Pacte International relatif aux Droits Civils et
Politiques (PIDCP) de 1966 - ou régionaux - comme la Convention Européenne des Droits de
l’Homme (CEDH) de 1950 -, a démontré rapidement et clairement que tel n’était pas le cas. En
mettant en place des interprétations « autonomes » des termes utilisés par ces textes, les
Commission et Cour européennes des droits de l’Homme (Cour EDH et Commission EDH) et le
Comité des Droits de l’Homme (CDH, organe de contrôle du PIDCP) ont entendu imposer les
garanties du droit à un procès équitable au juge administratif.
Cette constatation n’est pas faite pour surprendre le juriste habitué des techniques
d’interprétation développées par le droit international des droits de l’Homme, droit naturel et supra-
national qui se doit pour être effectif de ne pas s’attacher à ce qui divise mais plutôt à ce qui rend
universel la dignité de l’être humain. L’interprétation « autonome » est donc une condition sine qua
non de la supériorité et de la normativité des traités de protection des droits de l’homme face aux
droits nationaux (2), dans la mesure où ils permettent l’examen de la conventionalité du droit
interne sur la base de concepts élaborés par les organes de contrôle eux-mêmes (3). Ils assurent
l’unité d’interprétation et d’application de la règle commune (4), ainsi que l’identité des charges
(5)
supportées par les États signataires . L’autonomie de l’interprétation internationale du concept
de droit à un procès équitable permet aux organes de contrôle de créer un « véritable code de
droit judiciaire » (6) applicable à toutes les juridictions internes (7) et garantit à tous les justiciables


Docteur en Droit Public, Professeur de Droit des Universités francophones du Liban, auteur de l’ouvrage La défense
du droit à un procès équitable, préfacé par M. Louis-Edmond PETTITI ( ), Juge à la Cour Européenne des Droits de
l’Homme, Ancien Bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Paris, aux Éditions Bruylant-Nemesis, Bruxelles, 1999.
(1) Extraits des articles 14 § 1 PIDCP et 6 § 1 CEDH. L’ordre retenu dans cet extrait est celui de l’article 14 PIDCP.
(2) Voir P. ROLLAND, « L’interprétation de la Convention », R.U.D.H. 1991, pp. 280-288.
(3) Voir G. MALINVERNI, « Le pouvoir d’examen de la Cour européenne des droits de l’homme », in B. DUTOIT & E.
GRISEL (éd.), Mélanges Georges PERRIN, Payot, Lausanne, 1984, pp. 199-211.
(4) Voir O. JACOT-GUILLARMOD, « Strasbourg, Luxembourg, Lausanne et Lucerne : Méthodes d’interprétation
comparées de la règle internationale conventionnelle » , in Jean-François PERRIN (éd.), Les règles d’interprétation, pp.
109-125, p. 115.
(5) Voir H. MOSLER, « Problems of interpretation in the case law of the European Court of Human Rights », in
Essays on the Development of the International Legal Order, in memory of H. F. VAN PANHUYS, Leyde, Sijthoff &
Noordhoff, 1980, pp. 149-167.
(6) Voir Walter J. Ganshof VAN DER MEERSCH, « Quelques aperçus de la méthode d’interprétation de la
Convention de Rome du 4 novembre 1950 par la Cour européenne des droits de l’homme », in Mélanges offerts à
Robert LEGROS, Editions de l’Université de Bruxelles, Bruxelles, 1985, pp. 207-243, p. 210.
un minimum de droits, indépendamment des spécificités nationales.
Aussi, en optant pour une interprétation « matérielle » et non formelle des notions
conventionnelles et en regardant les réalités au-delà des apparences, les organes de contrôle
consolident et renforcent la place éminente qu’occupe le droit à un procès équitable dans une
société qui se veut le reflet d’un véritable État de droit.
Cependant, cette autonomie ne vise jamais, faute de sonner le glas de la protection
effective des droits de l’Homme, à imposer un ou des modèles, un ou des systèmes « clefs-en-
main » de Justice. Sa plus grande réussite réside dans son respect de l’identité propre de chaque
système juridictionnel, qu’il soit moniste ou dualiste, romain ou anglo-saxon, procédural ou arbitral,
basé sur la pure légalité ou en équité ou encore consensuel. L’autonomie des termes permet cette
souplesse et assure à tous les individus, où qu’ils soient, la chance de voir respecter par leur
propre système juridictionnel national les règles indispensables à l’existence même d’une Justice.
L’universalité des droits humains est ainsi préservée, et l’individualité humaine qui s’expriment
dans les particularismes communautaires et nationaux est également respectée.
L’application du droit à un procès équitable au juge administratif s’est donc imposée dans
l’ensemble des champs d’application de ce droit. Le juge administratif s’est ainsi découvert tour à
tour juge « pénal » (I) et juge « civil » (II) en application des interprétations autonomes
développées autour des concepts de matières « pénale » et « civile » qui délimitent le droit à un
procès équitable.

I. Le juge administratif, juge « pénal »

Notion autonome, la « matière pénale » a donné lieu à une définition des critères de
détermination du caractère pénal des accusations (A). L’application de ces critères a permis
l’introduction de certaines branches du droit administratif dans la matière « pénale » (B),
permettant ainsi une meilleure protection des droits des justiciables.

A. LES CRITÈRES AUTONOMES DE LA « MATIÈRE PENALE »

Le recours à une définition autonome de la « matière pénale » s’est fait sentir très tôt. Si ce
mouvement fut initialisé par les organes de contrôle de la CEDH, au fur et à mesure de leur
création et de leur travail, le CDH a suivi la piste ouverte.
La Cour et la Commission européennes ont examiné comment les systèmes juridiques des
États membres qualifiaient les infractions alléguées, et si celles-ci relevaient du droit pénal, du
(8)
droit disciplinaire ou des deux à la fois . Si, pour un État, une infraction n’est pas pénale, la Cour
et la Commission EDH décideront indépendamment de cette qualification nationale si l’infraction
doit être qualifiée de pénale en vertu de la CEDH.
Initialement, la Commission EDH interprétait l’expression « accusation en matière pénale »
conformément aux définitions de la législation des États membres (9). L’individu n’était protégé par
la Convention que si le droit interne définissait l’infraction comme une infraction pénale.
La Cour européenne quant à elle a estimé dangereux de laisser les États définir le sens de
l’expression « accusation en matière pénale ». « Si les États contractants pouvaient à leur guise
qualifier une infraction de disciplinaire plutôt que de pénale (...) le jeu des clauses fondamentales
des articles 6 et 7 se trouverait subordonné à leur volonté souveraine. Une latitude aussi étendue
risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec le but et l’objet de la Convention. La

(7) Il s’agit de toutes les juridictions internes, quelles soient civiles, pénales, administratives, voire
constitutionnelles.
(8) Cour EDH, arrêt Engel et autres c. Pays-Bas du 8 juin 1976, A n° 22, § 81.
(9) Commission EDH, affaire X. c. République Fédérale d’Allemagne du 26 mai 1961, D.R. 6, p. 29.
Cour a donc compétence pour s’assurer, sur le terrain de l’article 6 (...), que le disciplinaire
n’empiète pas indûment sur le pénal (...) » (10). « Dès lors, la Cour doit préciser comment elle
vérifiera si une « accusation » donnée, à laquelle l’État en cause attribue - comme en l’espèce - un
(11)
caractère disciplinaire, relève néanmoins de la « matière pénale (...) » .
Il est contraire au but et à l’objet de l’article 6 CEDH de permettre à un État de se
soustraire à ses dispositions en changeant simplement la qualification d’une infraction. La Cour a
donc déclaré qu’elle interpréterait le sens de l’expression « accusation en matière pénale »
indépendamment de la législation nationale.
Ainsi, en jugeant que « le pénal n’exclut pas le disciplinaire » (12), les États ne peuvent
soumettre certaines contestations aux tribunaux administratifs ou qualifier une infraction de
disciplinaire plutôt que de pénale pour s’affranchir de l’obligation de respecter les garanties du
droit à un procès équitable. L’élaboration de standards uniformes s’impose ainsi comme le remède
le plus efficace à toute tentation, voire tentative, de « fraude au traité » à laquelle les États
n’échappent souvent pas.
La qualification nationale n’est donc plus considérée comme déterminante. La Commission
et la Cour EDH se référent à une notion « autonome » dont elles ont fixé les contours de la
définition. La « dépénalisation » de certaines infractions n’empêche nullement la reconnaissance
de leur caractère pénal véritable.
Cependant, la qualification nationale s’impose lorsqu’elle nomme « pénale » une infraction
dans l’ordre juridique interne. L’autonomie de la qualification « pénale » ne s’applique que dans
les cas de non-qualification pénale de certaines infractions en droit interne.
Dans le cadre du PIDCP, le CDH n’a pris aucune décision ayant occasionné de discussion
sur l’étendue des termes « criminal charge ». Certes, son Observation générale concernant le
droit à un procès équitable (13) est d’évidence critiquable parce qu’elle ne parvient pas à donner le
moindre critère ou le moindre élément de définition aux concepts-clefs de l’article 14 § 1 PIDCP.
Si les usages varient largement d’un État à un autre, le CDH aurait cependant dû indiquer sa
propre compréhension de ces concepts. Ainsi, la conformité avec l’article 14 § 1 serait peut-être
plus clairement détectable non seulement par le CDH lui-même mais surtout par les États parties.
(14)
Cette critique doit cependant être adoucie. Même s’il est reconnu que les problèmes
occasionnés par l’interprétation de l’article 6 CEDH au niveau régional pourrait être notablement
réduit au niveau universel en donnant une définition autonome à l’article 14 § 1 PIDCP, il n’en
reste pas moins que le CDH a donné de fortes indications, certes indirectes, qui permettent
d’affirmer sans risque qu’il se réfère à une définition « autonome » du concept d’« accusation en
matière pénale ».
Tout d’abord, et d’une façon générale, le CDH estime que les termes et les concepts du
PIDCP « sont indépendants de tout système juridique national et de toute définition de
dictionnaire. [Certes,] les termes du Pacte découlent (...) de longues traditions dans de
nombreuses nations, mais le Comité doit à présent considérer qu’ils ont un sens autonome » (15).
Ainsi, quelques affaires et Observations marquent une volonté du CDH de ne pas se
laisser enfermer dans les définitions nationales du concept « en matière pénale ».
Tout d’abord, l’article 14 § 5 dispose que toute personne déclarée coupable d’une
infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et
la condamnation, conformément à la loi. Le Comité attire particulièrement l’attention sur les

(10) Arrêt Engel, précité.


(11) Idem, § 82
(12) De même, « le civil n’est pas égal au privé ».
(13) CDH, Observations générales 13 (21) (article 14), Doc. ONU, A.G., A/39/40, p. 152.
(14) Voir dans le même sens, MCGOLDRICK, The Human rights Commitee. Its role in the development of the
International Covenant on civil and political rights, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 414
(15) CDH, constatations dans l’affaire n° 50/1979, Van Duzen, 7 avril 1982, in CDH, Sélections des décisions du
Comité des Droits de l’Homme, vol. 1, pp. 121-125, et plus particulièrement p. 125, ou in Doc. ONU, A/37/40, pp. 167-
173 sous référence « communication n° R.12/50 ».
équivalents donnés du mot anglais crime dans les autres langues (infraction, delito,
prestouplenie), qui montrent que la garantie ne concerne pas seulement les infractions les plus
graves (16).
Le CDH va plus loin dans l’affaire Vuolanne c. Finlande (17). L’auteur, qui effectuait son
service militaire, avait été détenu quasiment au secret pendant 10 jours et 10 nuits à titre de
sanction disciplinaire. Estimant qu’il y avait eu violation du Pacte, le Comité a déclaré dans ses
constatations qu’« une sanction ou une mesure de cet ordre pouvait relever du champ
d’application du paragraphe 4 de l’article 9 si elle prenait la forme de restrictions allant au-delà des
impératifs militaires normaux et si elle plaçait l’intéressé dans une situation qui s’écartait des
conditions de vie normales dans les forces armées de l’État partie intéressé » (18).
Le CDH n’a donc pas accepté la qualification de « sanction disciplinaire » que l’État partie
avait donné aux faits de la cause et a résolu de redéfinir de façon « autonome » les faits (19).
De même, le CDH affirme que les dispositions de l’article 14 s’appliquent à tous les
tribunaux et autres organismes juridictionnels de droit commun ou d’exception inclus dans son
champ d’application (20). Dès lors, il ne saurait être question de limiter sa compétence de contrôle
aux seules affaires qui sont du ressort des tribunaux pénaux tels qu’ils existent dans les ordres
juridiques internes. C’est le champ d’application matérielle de l’article 14 PIDCP qui fixera les
limites de ses compétences de contrôle.
Le CDH affirme donc également son autonomie d’interprétation et sa volonté de prendre
en considération les situations dans leur acception réelle et « matérielle » et non seulement
formelle.
La référence à une notion « autonome » étant définitivement acquise, il s’agit dès lors de
définir les contours de cette notion.
De ce qui précède, il ressort que les éléments de définition du caractère pénal de la
matière, tels qu’ils ressortent de la jurisprudence européenne, soient les seuls qui nous permettent
de tracer les contours de cette notion.
La jurisprudence européenne permet de savoir ce qu’est la matière pénale (2), et ce qu’est
l’accusation en matière pénale (1).

1. L’existence d’une accusation en matière pénale


Notion autonome, elle doit s’entendre indépendamment des qualifications nationales qui
excluent leur caractère pénal.
La Cour EDH a opté pour une conception « matérielle », et non « formelle » de la notion
d’« accusation ». Pour déterminer si une personne a été accusée, elle est tenue « de regarder au-
delà des apparences et d’analyser les réalités de la procédure en litige » (21).
L’« accusation » est définie comme « la notification officielle, émanant de l’autorité
compétente, du reproche d’avoir accompli une infraction pénale », pouvant également « dans
certains cas revêtir la forme d’autres mesures impliquant un tel reproche » (22) et entraînant elles
aussi des « répercussions importantes sur la situation » (23) du suspect (24).

(16) CDH, Observation générale 13, précitée, p. 155, § 17.


(17) CDH, constatations dans l’affaire n° 265/1987, Vuolanne c. Finlande, Doc. ONU, A/44/40, annexe X. sect. J. §
9.4.
(18) Idem. Le Comité a jugé que l’auteur aurait dû pouvoir contester devant un tribunal l’ordre de détention dont il
avait fait l’objet.
(19) Même si l’article 14 PIDCP n’était pas concerné en l’espèce, le CDH a entrepris un travail de redéfinition
propre et rejeté tout acquis basé sur le droit national de l’Etat mis en cause.
(20) CDH, Observation générale 13, précitée, p. 153, § 4.
(21) Cour EDH, arrêt Deweer c. Belgique du 27 février 1980, A n° 35, p. 23, § 44.
(22) Idem, § 46.
(23) Commission EDH, affaire Huber c. Autriche, Annuaire de la Convention, vol. 18, § 67 ; affaire Hatti c.
République fédérale d’Allemagne, Annuaire de la Convention, vol. 19, § 50.
Les organes de contrôle, en regardant au-delà des apparences, analysent les réalités
concrètes de la procédure en litige, pour situer le moment de l’accusation pénale (25). Il s’ensuit
que, dans le cheminement habituel des poursuites pénales, l’accusation ne fait pas de doute à
partir du moment où l’autorité compétente exprime sans équivoque qu’elle tient l’individu pour
l’auteur du fait reprochable. Aussi, l’arrestation de l’intéressé, la notification officielle de l’intention
de poursuivre (26) et l’ouverture de l’enquête judiciaire préliminaire (27) figurent au nombre des
moments qui ont été retenus comme points de départ.

2. La définition de la matière pénale


Tout d’abord, il convient de rappeler avec force que la législation de l’État entre en ligne de
compte : si le droit interne qualifie de pénale une infraction, il convient de se soumettre à cette
qualification. Par contre, dans les cas où la qualification de l’infraction est différente, la législation
nationale constitue seulement un simple « point de départ ».
Aussi, s’agissant de la question de savoir si une accusation porte sur une infraction
« pénale », le DIDH laisse les États libres d’ériger en infraction pénale toute action ne constituant
pas l’exercice normal de l’un des droits qu’il protège. Lorsque le droit interne considère ainsi
qu’une accusation déterminée relève de la « matière pénale », l’accusation relève ipso facto de la
matière pénale aux fins de la protection des droits de l’Homme.
La difficulté se présente dans l’hypothèse inverse, lorsque le système national organise
des sanctions contre tel fait ou tel comportement, mais sans couler ces sanctions dans le moule
juridique et juridictionnel de son droit pénal.
Or, l’hypothèse est fréquente. Les États modernes multiplient de telles sanctions, qu’elles
soient économiques, routières, fiscales ou disciplinaires. C’est à propos de ces dernières que les
organes de la CEDH, très tôt dans leur histoire, ont justifié l’autonomie de la « matière pénale »,
(28)
notion qui se réduirait petit à petit si les États en étaient maîtres .
La question est alors de savoir si la sanction relève néanmoins de la « matière pénale » au
sens autonome que la jurisprudence internationale donne à ce terme.
Dans l’affaire Engel, la Cour EDH a défini des critères pour déterminer si une accusation
ayant un caractère disciplinaire selon la qualification militaire doit être considérée comme relevant
29
de la matière pénale ( ).
Trois éléments d’appréciation entrent en ligne de compte pour définir la « matière
pénale » : la question de savoir si les textes définissant en droit interne l’infraction incriminée
appartiennent au droit pénal, au droit disciplinaire ou aux deux à la fois ; la nature de l’infraction ;
le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé dans la procédure en question.

(24) Deux cas illustrent parfaitement la démarche de la Cour EDH vis-à-vis de la question de l’existence d’une
« accusation ». Dans l’affaire Deweer, un procureur belge avait ordonné la fermeture provisoire de la boucherie du
requérant à la suite d’un procès-verbal relevant une infraction à la réglementation sur les prix. Le requérant accepta une
offre de règlement amiable qui éteignit l’action publique. La Cour EDH a considéré qu’il y avait eu néanmoins en
l’occurrence « accusation » aux fins de l’article 6 CEDH (arrêt Deweer, précité, § 46). L’affaire Adolf concernait une
procédure pénale en Autriche à laquelle il avait été mis fin par un tribunal en raison du caractère insignifiant de l’affaire.
L’infraction alléguée avait été signalée par un particulier. Une enquête préliminaire avait été menée par la police sur
instructions du parquet. Deux suspects et plusieurs témoins avaient été interrogés. Une expertise médicale avait été
ordonnée par le tribunal de district. La Cour a conclu qu’il y avait eu « accusation en matière pénale », si bien que
l’article 6 CEDH, était applicable au moment où la décision de clôture a été prise.
(25) Il est souvent important de déterminer à quel moment précis une « accusation » a été portée, car c’est à partir de
ce moment que le « délai raisonnable » commence à courir.
(26) Tel est le cas à dater de la citation directe par le parquet.
(27) Tel est le cas à dater de l’inculpation par le juge d’instruction.
(28) Arrêt Engel, précité, § 81-82.
(29) Voir L.E. PETTITI, E. DECAUX & P.H IMBERT, (sous la direction de), La Convention européenne des droits de
l’homme, Paris, Economica, 1995, où l’auteur parle de trois réactifs, pp. 254-255.
a. Les indications du droit national
En procédant à un examen plus approfondi de ces critères, la Cour EDH a estimé à propos
du premier d’entre eux, que les indications fournies par le droit interne « n’ont qu’une valeur
formelle et relative » et qu’il faut les examiner à la lumière des dénominateurs communs aux
législations des États contractants.
Il importe de savoir si le texte définissant le fait ou le comportement sanctionné fait partie
ou non du droit pénal d’après la technique juridique de l’État.
Si le système interne classe la sanction considérée dans son droit pénal, sa réponse est
décisive ; mais l’inverse n’est pas vrai, et l’on doit alors utiliser les autres critères de détermination.

b. La nature du fait ou du comportement transgresseur


La nature de l’infraction représente un élément d’appréciation « d’un plus grand poids ».
Par exemple, pour distinguer le disciplinaire du pénal, l’un des éléments principaux
consiste à savoir si la règle incriminée vise les membres d’un groupe particulier (30) ou si elle vise
la population dans son ensemble.
Lorsque le fait ou le comportement ne heurtent la conscience collective qu’à travers la
qualité professionnelle de l’individu fautif, les organes de contrôle privilégieront la qualification
disciplinaire. Dans le cas contraire, c’est la qualification pénale qui prévaudra.
Il est en effet compréhensible qu’un militaire soit astreint à une obéissance plus large et
plus exigeante que n’en réclame la vie civile ; qu’un avocat ou un médecin soit obligé de se
comporter avec circonspection au vu des informations confidentielles dont il peut être le
dépositaire.
Toutefois, ce deuxième critère ne fournit pas à lui seul toute la réponse au problème de la
qualification pénale ou non de l’infraction.
La gravité des actes allégués et la question de savoir s’ils constituent des infractions au
droit pénal général, ainsi qu’au droit disciplinaire, représentent elles aussi des éléments
d’appréciation, sans être nécessairement déterminants, dans le cadre de ce second critère (31).
Cependant, même si le fait ou le comportement transgresseur est de nature disciplinaire, la
(32)
gravité de la mesure qui le frappe peut amener à retenir la qualification pénale .

c. Le but et la sévérité de la sanction


Le but et la sévérité de la sanction fournissent l’indication ultime, et le plus souvent
déterminante, de la « matière pénale ».
D’une part, le but de la sanction peut varier. Il n’est parfois que réparateur, visant à effacer
seulement les conséquences du fait ou du comportement transgresseur. Dans ce cas, la
jurisprudence internationale laisse les faits de l’espèce en dehors de la matière pénale.
(33)
Mais il en va différemment si la sanction vise à produire un effet dissuasif . En d’autres
termes, si la sanction a pour but de décourager une éventuelle récidive de l’auteur du
manquement, et de décourager aussi tous ceux qui seraient enclins à se comporter de même, son
caractère dissuasif est acquis. Bien entendu, cette finalité dissuasive se traduit le plus souvent
dans la sévérité de la sanction prévue.

(30) Par exemple, les forces armées, détenus ou membres d’une profession particulière, etc.
(31) Cour EDH, arrêt Campbell et Fell du 28 juin 1984, série A n° 80, p. 36, § 71.
(32) « Dans une société attachée à la prééminence du droit, ressortissent à la « matière pénale » les privations de
libertés (...) hormis celles qui par leur (...) durée ou leurs modalités d’exécution ne sauraient causer un préjudice
important. Ainsi le veulent la gravité de l’enjeu, les traditions des Etats contractants et la valeur que la Convention
attribue au respect de la liberté physique de la personne », arrêt Engel précité, § 82.
(33) Cour EDH, arrêt Öztürk c. Allemagne du 21 février 1984, série A n° 73, § 53.
La sévérité de la sanction appelle deux commentaires. D’une part en matière de sanction, il
faut normalement tenir compte de la sanction encourue. C’est en effet par ce maximum redouté
que la dissuasion peut normalement s’exercer. D’autre part, s’agissant de la sévérité de la
sanction, elle s’apprécie de façon relative. Contre un manquement en lui-même bénin, mais
dangereux s’il devient répandu, la sanction prévue peut être lourde par rapport au manquement,
tout en restant modique en elle-même (34).
Mais dans tous les cas de figure, les privations de liberté sont par nature incluses dans la
« matière pénale », hormis celles qui ne sauraient causer un préjudice important (35).
Les critères ainsi définis (36) sont alternatifs. L’un ou l’autre peut à lui seul faire entrer
l’infraction dans le domaine pénal (37). Mais, si aucun de ces critères pris isolément ne peut faire
entrer une infraction dans le domaine pénal, leur accumulation peut provoquer cette
requalification. Ce caractère alternatif des critères de définition de la « matière pénale » est très
important et a permis au juge administratif d’être considéré comme un « juge pénal » dans de
nombreuses branches du droit administratif.

B. L’INCLUSION DU DROIT ADMINISTRATIF DANS LA « MATIÈRE PENALE »

Les critères de définition de la matière pénale ont essentiellement été appliqués dans le
contentieux administratif des poursuites (38) pour déterminer si des infractions administratives
légères « décriminalisées » (39) doivent être considérées comme relevant de la « matière pénale »
ou non. Ils trouvent donc à s’appliquer dans les domaines disciplinaires.
Par exemple, dans le contexte carcéral, une procédure pour infraction disciplinaire grave
(40)
, dans laquelle l’accusé risquait la perte d’une période importante de remise de peine, a été
considérée comme relevant de la « matière pénale ». En l’espèce, si la nature des infractions ne
suffisait pas à elle seule à faire entrer celles-ci dans le domaine pénal, c’était en revanche le cas
en ce qui concerne la gravité de la sanction.
Dans le domaine des contraventions administratives de grandes voiries, les infractions
routières mineures qui étaient «décriminalisées» en droit interne n’en relèvent pas moins de la
matière pénale, compte tenu de la nature des infractions (41).
En effet, ces infractions sont qualifiées de pénales dans la grande majorité des États (42).
D’autre part, les lois pertinentes conservaient un caractère répressif et les règles enfreintes
s’adressaient non pas à un groupe déterminé mais à tous les citoyens en leur qualité d’usagers de
la route.
En matière fiscale, les organes de Strasbourg ont longtemps rejeté l’application du droit à

(34) « Rien ne donne à penser que l’infraction pénale (criminal offence), au sens de la Convention, implique
nécessairement un certain degré de gravité (...) Nombre d’Etats contractant distinguent... entre crimes, délits et
contraventions tout en les qualifiant les unes et les autres d’infractions pénales », idem. Il est vrai qu’en cas de non-
paiement la contrainte par corps pouvait intervenir et que la privation de liberté se place, par sa nature, en matière
pénale.
(35) Arrêt Engel, précité, p. 34, § 82.
(36) Il s’agit de la nature de l’infraction et la sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé.
(37) Pour une affaire où l’insuffisance respective de ces critères ne permettaient pas une qualification pénale de la
matière, mais où leur cumul a permis à la Cour EDH de qualifier la matière de pénale, voir arrêts Tomasi c. France du
27 août 1992, série A n° 241-A, et Bendenoun c. France du 24 février 1994, série A n° 284.
(38) Voir René Chapus, Droit du contentieux administratif, Précis Domat Droit Public, Montchrestien, 5° édition,
1995, p. 182 et s.
(39) Cour EDH, arrêt Öztürk, précité, p. 17-21, § 48-56 ; arrêt Lutz du 25 août 1987, série A n° 123, p. 21-24, § 50-
57.
(40) Mutinerie et voies de faits graves sur la personne d’un gardien.
(41) Pour une application du deuxième critère de la jurisprudence Engel, voir Cour EDH, arrêt Öztürk, précité, p.
18-20, § 51-53 ; arrêt Lutz, précité, p. 22-23, § 54-55 ; voir aussi Commission EDH, requête n° 8998/80, X c. Autriche,
décision 3.3.83, D.R. 32, p. 150 pour une infraction administrative considérée comme relevant de la « matière pénale ».
(42) Voir en ce sens CDH, constatations dans l’affaire n° 158/1983, O. F. c. Norvège, A/40/40, pp. 220-228.
un procès équitable. Saisis de nombreux recours, ils laissaient toutefois percevoir quelques
infléchissements de leur jurisprudence. En reprenant une analyse développée par la Commission
(43) (44)
, la Cour confirme ainsi l’évolution amorcée et l’applicabilité des exigences du droit à un
procès équitable à un litige fiscal devant le juge administratif.
La combinaison de plusieurs facteurs justifie l’assimilation des sanctions fiscales
prononcées à des sanctions pénales. Reprenant le raisonnement tenu dans l’arrêt Öztürk c.
Allemagne (45), la Cour dégage quatre éléments consacrant la coloration pénale du litige (46). Tout
d’abord, la généralité d’application à l’ensemble des contribuables de l’article 1729 § I du Code
général des impôts français, fixant notamment des sanctions en cas de manœuvres
frauduleuses ; ensuite, le caractère punitif et dissuasif des majorations d’impôt prévues ; puis, le
fondement répressif autant que préventif des sanctions ; et enfin, l’ampleur des sanctions et en
particulier le fait que le défaut de paiement expose de surcroît à l’exercice de la contrainte par
corps. Si aucun de ces éléments n’apparaît à lui seul décisif, leur conjugaison imprime à
l’accusation litigieuse un caractère pénal(47).
De même, la contrainte par corps a été analysée comme une peine (48). Cette qualification
est fondée sur trois motifs essentiels. Elle est prononcée par une juridiction répressive ; elle est
ensuite destinée à exercer un effet dissuasif ; et surtout elle pourrait aboutir à une privation de
liberté de caractère punitif (49). En pénalisant ainsi la contrainte par corps (50), la Cour EDH a
entendu vider de leur caractère exorbitant les prérogatives des autorités nationales qui lui
apparaissent relevées davantage de l’État de police que de l’idée qu’elle se fait de l’État de droit
(51). En effet, ce n’est pas l’existence de l’institution qui est en cause, mais ce sont sans aucun
doute les modalités de son régime et les garanties accordées aux individus qui en sont l’objet.
De même que le champ d’application du droit à un procès équitable s’est trouvé agrandi
par l’irruption de la qualification pénale de certains contentieux administratifs, le juge administratif
n’est pas toujours considéré comme un juge « pénal » dans le contentieux de la répression.
Ainsi, en particulier, de nombreuses procédures disciplinaires ne relèvent pas de la matière
pénale en application des critères autonomes de la matière pénale (52). C’est le cas pour :
− une procédure disciplinaire aboutissant à la révocation d’un agent de police pour
(53)
détournement de biens appartenant à l’administration ;
− une procédure disciplinaire contre un avocat, aboutissant à un avertissement (54) ;
− une procédure disciplinaire contre un enseignant aboutissant à une amende pour fait de
(55)
grève ;
− une procédure contre un pharmacien aboutissant à une amende pour atteinte à la

(43) Voir dans le cadre de la CEDH, l’affaire Von Sydow ; observations G. COHEN-JONATHAN, A.F.D.I., 1988, p.
388.
(44) Cour EDH, arrêt Bendenoun, précité, concernant les pénalités fiscales fixées en vertu de l’article 1729 du Code
général des Impôts.
(45) Arrêt Öztürk, précité.
(46) Arrêt Bendenoun, précité, § 47.
(47) Idem. En l’espèce, la Cour EDH conclut toutefois, contrairement à la Commission, à la non-violation de l’article
6 § 1 CEDH dans la mesure où, relativement à l’accusation de fraude fiscale, l’administration ne s’était appuyée sur
aucune pièce non soumise au requérant.
(48) Cour EDH, arrêt Jamil c. France du 8 juin 1995, A. n° 320.
(49) Idem, § 32.
(50) Cette solution a été confirmée en matière fiscale dans l’arrêt de la Cour EDH, Benham c. Royaume-Uni du 10
juin 1996.
(51) Voir en ce sens les observations de G. COHEN-JONATHAN et J.F. FLAUSS, Revue Justices n° 3, juin 1996, pp.
242-243.
(52) Il ne s’agit là que de quelques exemples tels qu’ils ressortent des décisions et rapports de la Commission EDH.
(53) Commission EDH, requête n° 8496/79, X c. Royaume-Uni, décision 8.10.80, D.R. 21, p.168.
(54) Commission EDH, requête n° 8249/79, X c. Belgique, décision 5.5.80, D.R. 20, p. 40.
(55) Commission EDH, requête n° 10365/83, S. c. République Fédérale d’Allemagne, décision 5.7.84, D.R. 39, p.
237.
déontologie pour violation de la réglementation relative à la fixation du prix des
médicaments (56).
Dès lors, le juge administratif doit se considérer comme un « juge pénal » dans toute
procédure « qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle (...) », étant entendu que « l’expression « accusation pénale » se définit en fonction de
la nature de l’infraction et de la nature et de la rigueur de la peine encourue [et qu’]une accusation
peut constituer un chef d’accusation pénal même si l’infraction n’est pas qualifiée de crime en droit
interne », et en particulier que « les accusations pénales concernent toutes les infractions
passibles de lourdes peines privatives de liberté. L’emprisonnement constitue toujours une grave
privation de liberté. L’expulsion de son propre pays par décision administrative constitue
également une grave privation de liberté, qui exige que les garanties d’un procès pénal équitable
soient respectées » et que « les décisions prises par des organes disciplinaires lorsque la peine
imposée n’est qu’une admonestation ou un avertissement ne constituent pas des accusations
pénales » (57).
Le champ d’application du droit à un procès équitable en matière pénale n’est donc pas
limité par des considérations de droit interne. La nécessaire autonomie de la notion de matière
pénale permet d’accorder aux individus, où qu’ils vivent, une protection similaire dans des
circonstances semblables en fait.
Que l’on se trouve en matière pénale, et la protection du droit à un procès équitable est
offerte à toute personne. Du moins, à toute personne contre laquelle une accusation se trouve
dirigée. Il s’agit là d’une obligation que le juge administratif a souvent l’occasion de faire respecter.
Mais l'autonomie des termes du DIDH ne fait pas du juge administratif uniquement un « juge
pénal », elle lui commande de respecter le droit à un procès équitable dans tous les contentieux
dont il est saisi et qui interviennent en « matière civile ».

II. Le juge administratif, juge « civil »

Pour être considéré comme un « juge civil », le juge administratif va devoir trancher « une
contestation sur les droits et obligations de caractère civil ». Cette simple éventualité pourrait
apparaître au premier abord superflue, le juge administratif ne devant jamais connaître de ces
contestations. Mais l’autonomie de définition des termes « contestations sur les droits et
obligations » (A) et « de caractère civil » (B) étendent leurs effets sur une partie de plus en plus
importante du droit administratif.

A. LA DEFINITION DES « CONTESTATIONS SUR LES DROITS ET OBLIGATIONS »


Selon les organes internationaux de protection des droits de l’Homme, il ne faut « pas
prendre ces termes dans une acception trop technique et en donner une définition matérielle
(58)
plutôt que formelle » . Cette recherche d’une définition autonome et matérielle permet ainsi de
prendre en compte les multiples visages internes de la « contestation ».
Aussi, dès lors qu’il existe entre les parties un différend véritable et sérieux, différend que
l’un des plaideurs a entrepris de faire trancher par la justice nationale, il y a contestation.
Il importe peu que la contestation porte sur l’existence, l’étendue ou seulement sur les
modalités d’exercice d’un droit ou d’une obligation. Il n’importe pas davantage que la contestation

(56) Commission EDH, requête n° 10059/82, M. c. République Fédérale d’Allemagne, décision 5.7.85, D.R. 43, p.
5.
(57) « Projet d’ensemble de principes relatifs au droit à un procès équitable et à un recours », E/CN.4/Sub.2/1994/24
p. 71 et s.
(58) Cour EDH, arrêt Benthem c. Pays-Bas du 23 octobre 1985, A n° 97, § 32.
concerne des points de fait ou des questions juridiques (59).
En effet, des questions peuvent se poser sur le point de savoir s’il y a contestation sur les
« droits » d’un requérant lorsque celui-ci souhaite contester une décision discrétionnaire d’une
autorité publique, comme le refus de délivrer un permis de construire ou une licence, qui a des
effets préjudiciables sur ses droits ou ses intérêts. Si une telle décision a été prise régulièrement
et dans le cadre des pouvoirs conférés à l’autorité en question, l’individu qui la désapprouve doit
savoir s’il peut faire valoir un grief relatif aux « droits » et que le droit à un procès équitable lui
permet d’invoquer devant un tribunal.
En cas de contestation, l’intéressé a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal.
Si l’organe administratif ou disciplinaire en question n’est pas lui-même un « tribunal répondant
aux exigences du droit à un procès équitable, il doit subir le contrôle ultérieur de l’organe judiciaire
répondant, lui, à ses exigences » (60). Cet organe judiciaire doit, en outre, avoir « pleine
juridiction » pour connaître de la contestation. Un contrôle judiciaire de la légalité de la décision
d’un organe administratif peut donc ne pas être suffisant. Cela dépend de l’étendue et de la nature
de la contestation sur les « droits ».
Plusieurs affaires illustrent ce point. Dans des affaires concernant des procédures
disciplinaires médicales en Belgique, la Cour de Strasbourg a estimé que le contrôle judiciaire de
type cassatoire des décisions des organes disciplinaires professionnels avait une portée
insuffisante, étant donné qu’elle ne pouvait pas connaître le fond des affaires, examiner les faits,
ni apprécier la proportionnalité entre la faute et la sanction (61).
Une autre affaire concernait la législation autrichienne relative au licenciement des
personnes handicapées. Une personne handicapée ne pouvant être licenciée qu’avec l’accord du
conseil pour les personnes handicapées, ce conseil était investi d’un pouvoir discrétionnaire en la
matière et devait vérifier que la cause réelle du licenciement n’était pas le handicap. Les décisions
du conseil pouvaient être contrôlées par la cour administrative, mais celle-ci pouvait seulement
rechercher si le conseil avait usé de son pouvoir discrétionnaire d’une manière compatible avec
l’objet et le but de la loi. La Cour EDH a estimé qu’un contrôle aussi limité était là encore
insuffisant (62).
Cela ne veut pas dire que tous les aspects d’une décision administrative doivent pouvoir
faire l’objet d’un contrôle. Certains aspects d’une décision peuvent, de par leur nature même, ne
pas se prêter à un contrôle et à une appréciation judiciaires. L’arrêt de la Cour dans l’affaire Van
Marle suggère que seuls des différends sur des éléments qui « se prêtent par nature à une
décision juridictionnelle » peuvent s’analyser en des « contestations » sur des droits de caractère
civil. La Cour a indiqué que des points de droit et de fait pouvaient être englobés dans cette
catégorie, mais elle a estimé que ce n’était pas le cas de l’appréciation de la compétence
professionnelle des requérants en tant qu’experts comptables par un processus qui s’apparentait
à un examen scolaire ou universitaire (63). De même, des questions de pure politique dans des
décisions en matière d’aménagement, d’octroi de licence, etc., ne se prêtent pas non plus à une
décision judiciaire. En examinant la question de savoir si des désaccords sur des décisions de ce
genre pouvaient être assimilés à des contestations sur des droits de caractère civil, la Cour a ainsi
cherché à déterminer si le désaccord portait sur la légalité de la décision en question ou

(59) Cour EDH, arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981, série A n° 43 ; arrêt Benthem précité,
p. 14, § 32 ; arrêt Pumas c. Suède du 27 octobre 1987, série A n° 125-A, § 30.
(60) Cour EDH, arrêt Albert et Le Compte du 10 février 1983, série A n° 58, p. 16, § 29.
(61) Cour EDH, arrêt Le Compte et autres, précité ; arrêt Albert et Le Compte, précité ; voir aussi arrêt Belilos du 29
avril 1988, série A n° 132 (procédure pénale en matière de contravention). De même, dans des affaires concernant des
enfants confiés à l’assistance publique au Royaume-Uni, la question de savoir si le droit de visite devait être accordé aux
parents était laissée à la discrétion de l’autorité locale. La décision de l’autorité pouvait être contrôlée par les tribunaux,
qui se bornaient à s’assurer que l’autorité n’avait pas agi de manière illégale, déraisonnable ou inique, sans pouvoir
contrôler le bien-fondé de la décision. La Cour a estimé que le droit à un procès équitable exigeait l’existence d’un
contrôle judiciaire du bien-fondé de la décision.
(62) Cour EDH, arrêt Obermeier du 28 juin 1990, série A n° 179, p. 22, § 70.
(63) Cour EDH, arrêt Van Marle et autres du 26 juin 1986, série A n° 101, p.11-12, § 35-38.
simplement sur son opportunité (64).
Dans les affaires concernant des procédures disciplinaires professionnelles, la décision sur
le fond revêt par nature un caractère judiciaire. Il en va de même des décisions sur le point de
savoir si le droit de visite des parents va bien dans le sens des intérêts d’un enfant. Il s’agit du
type de problème que les tribunaux ont constamment à trancher dans les procédures relatives au
droit de la famille. En pareil cas, un différend sur le fond de la décision constitue une contestation
sur des droits de caractère civil, et pour que les exigences du droit à un procès équitable soient
satisfaites, il est indispensable qu’il y ait un contrôle judiciaire portant sur le fond (65).
En revanche, s’il était exigé que la contestation suscite un procès dont l’issue sera
directement déterminante pour le droit ou l’obligation litigieux (66), il suffit actuellement que l’issue
d’une procédure litigieuse ait des « répercussions », et non plus qu’elle soit « déterminante », sur
un droit de caractère patrimonial pour qu’elle concerne un « droit civil » au sens de la Convention
(67)
. Ainsi, le droit à un procès équitable est applicable à une procédure relative à des droits de
propriété intellectuelle, ces derniers étant de nature patrimoniale (68).
Mais un lien ténu ou des répercussions lointaines ne sont pas suffisants (69). C’est ainsi que
les conséquences d’une ordonnance d’expulsion sur les « droits de caractère civil » découlant
pour un requérant d’un contrat de travail ont été jugées trop éloignées pour entraîner l’application
du droit à un procès équitable à la procédure d’expulsion (70).
Il faut donc que la procédure tende à obtenir une réponse qui aura des répercussions sur
(71)
le sort de ce droit ou de cette obligation et qui ne sera donc pas seulement décisive . Ainsi, la
Cour EDH a estimé que le contentieux préjudiciel devant la Cour constitutionnelle espagnole était
soumis au droit à un procès équitable lorsque le litige au principal concernait un droit civil, en
l’espèce, le droit de propriété (72).
Il n’en reste pas moins que la garantie du procès équitable concerne seulement des droits
ou des obligations reconnus par la législation interne ou dont, au moins, l’invocation soit
défendable en l’espèce.
D’après la jurisprudence des organes internationaux de protection des droits de l’Homme,
le droit à un procès équitable « n’assure par lui-même aux « droits et obligations » aucun contenu
(73)
matériel déterminé dans l’ordre juridique interne » .
Il n’existe pas de droit d’obtenir qu’un tribunal se prononce sur une demande qui n’est pas
fondée en droit interne. Le droit à un procès équitable concerne essentiellement le mécanisme
que l’État doit prévoir pour examiner les contestations qui se présentent en vertu de son droit
interne. Comme il n’exige pas que l’ordre juridique interne ait un contenu matériel déterminé, cela
signifie que la liste des droits que le droit à un procès équitable protège dépend du système
juridique en cause (74).
Le plus souvent, le droit revendiqué existe indiscutablement dans son principe. Il existe une
loi, ou une jurisprudence, qui le consacre de manière expresse à l’échelon national.

(64) Par exemple, Cour EDH, arrêt Pudas du 27 octobre 1987, série A n° 125, p. 14, § 34 ; arrêt Tre Traktörer AB
du 7 juillet 1989, série A n° 159, p.17-18, § 37-40 ; arrêt Allan Jacobsson du 25 octobre 1989, série A n° 163, p. 1 9-20,
§ 67-71 ; arrêt Skarby du 28 juin 1990, série A n° 180, p. 36-37, § 27-28.
(65) Par exemple, Cour EDH, arrêt Le Compte et autres, précité ; arrêt O. c. Royaume-Uni du 8 juillet 1987, série A,
n° 120.
(66) Cour EDH, arrêt H. c. France du 24 octobre 1989, série A n° 162-A, s 47 : « il suffit que l’issue de la procédure
soit déterminante pour des droits et obligations de caractère civil ».
(67) Cour EDH, arrêt Procola c. Luxembourg du 28 septembre 1995, A n° 326, § 39.
(68) Cour EDH, arrêt British-American Tobacco Compagny Ltd c. Pays Bas du 20 novembre 1995, A n° 331. En
l’espèce, il s’agissait d’une décision de ne pas accorder de brevet.
(69) Cour EDH, arrêt Le Compte et autres, précité, p. 21, § 47.
(70)Commission EDH, requête n° 7902/77, X. c. Royaume-Uni, décision 18.5.77, D.R. 9, p. 224.
(71) Arrêt Pudas, précité.
(72) Cour EDH, arrêt Ruiz-Mateos c. Espagne du 23 juin 1993, série A n° 262.
(73) Arrêt Pudas, précité.
(74) Voir en particulier Cour EDH, arrêt Salerno c. Italie du 12 octobre 1992, série A n° 245-D, § 35.
Si tel n’est pas le cas, une condition supplétive peut permettre d’entrer dans le champ
d’application du droit à un procès équitable. Il suffit alors, mais il faut, que le requérant puisse
soutenir, « de manière défendable » l’existence du droit dont il réclame judiciairement le
bénéfice(75).
Ainsi, le fait qu’une législation donnant aux locataires le droit d’acquérir la maison qu’ils
occupent ne permettait pas à un tribunal d’examiner les circonstances de chaque cas d’espèce
dès lors que les conditions d’acquisition définies par la législation étaient remplies ne constituait
pas une violation du droit à un procès équitable (76). De même, une disposition législative qui
limitait le droit de demander réparation pour nuisance du chef du bruit des avions n’y était pas
contraire (77). Dans l’un et l’autre cas, les requérants n’ont pas été en mesure d’agir parce qu’ils ne
possédaient pas, en droit interne, de « droit » (78).
Un différend sur le fond d’une décision de droit public touchant à des droits privés peut
ainsi constituer ou non une contestation sur des droits de caractère civil. Reste cependant que
l’obligation ou le droit au centre du différend doit être de « caractère civil » pour que le juge
administratif soit astreint de respecter les garanties du droit à un procès équitable. Or, l’extension
continue du contenu de la « matière civile » inclut des parties de plus en plus importantes du droit
administratif.

B. L’EXTENSION CONTINUE DE LA « MATIÈRE CIVILE » SUR LE DROIT ADMINISTRATIF

De même que l’interprétation du champ d’application du droit à un procès équitable en


matière pénale est « autonome », en pratique, elle l’est également en matière non pénale. Pour
des raisons semblables, les organes de contrôle ne peuvent accepter que la protection interne de
certains droits individuels soit contournée grâce à des législations « frauduleuses » qui rendraient
« administratif » ce qui était « civil » afin d’échapper aux obligations que le droit à un procès
équitable impose aux États.
Et comme en « matière pénale », les organes de Strasbourg ont été les premiers à
intervenir pour définir le champ d’application du droit à un procès équitable en « matière civile ».
Certes, la jurisprudence du CDH en ce qui concerne les droits et obligations de caractère civil est
beaucoup moins abondante que celle des organes de Strasbourg (79). Cependant, il ne fait aucun
doute que le droit à un procès équitable est applicable aux litiges ordinaires de droit privé entre
particuliers.
Contrairement à la « matière pénale », les « indications-définitions » respectives des divers
organes de protection des droits de l’Homme quant à la définition du « caractère civil » des droits

(75) Idem, § 14. A l’origine, la jurisprudence de la Cour (arrêt Pudas, précité, § 34) utilisait la formule la plus
évocatrice dans sa redondance : « de manière plausible et défendable ». Mais l’exigence ne semble pas s’être modifiée
pour autant.
(76) Cour EDH, arrêt James et autres du 21 février 1986, série A n° 98, p. 46, § 81.
(77) Par exemple, Cour EDH, arrêt Ashingdane du 28 mai 1985, série A n° 93, p.23-26, §53-60.
(78) Ces cas sont à distinguer de ceux dans lesquels il existe un « droit » de caractère civil, mais l’accès au tribunal
fait l’objet d’une restriction prévue par la loi, s’agissant par exemple d’un malade mental. La ligne de partage entre ces
deux catégories de cas n’est pas toujours très nette. Les organes de la Convention examineront la légitimité de toute
restriction à l’accès au tribunal, mais ils n’ont pas de compétence générale, en vertu de l’article 6, pour contrôler le
caractère raisonnable ou souhaitable de règles de droit interne qui déterminent le contenu matériel même de « droits de
caractère civil ». Néanmoins, de telles règles peuvent ne pas échapper totalement à leur contrôle, puisque la Commission
a estimé qu’elle demeure compétente pour examiner une exemption de responsabilité (qui avait pour effet, en
l’occurrence, d’exonérer les membres des forces armées de leur responsabilité en cas de négligence), pour apprécier si
celle-ci « limite arbitrairement l’action civile du requérant » ; voir Commission EDH, requête n° 10457/83, Dyer c.
Royaume-Uni, décision 9.10.84, D.R. 39, p. 246 ; requête n° 10782/84, Wallace-Jones c. Royaume-Uni, décision
12.5.86, D.R. 47, p.157.
(79) Dans le même sens, voir TAVERNIER, « Le droit à un procès équitable dans la jurisprudence du Comité des
droits de l’homme des Nations Unies », R.T.D.H., 1996, p. 9, où l’auteur relève que « la prudence relative du Comité
peut s’expliquer par le faible nombre d’affaires portées devant lui où se posait ce genre de problèmes ».
et obligations protégés dans le cadre du droit à un procès équitable sont malheureusement peu
claires et donc incertaines (1). Mais, fort heureusement, les positions retenues en pratique sont
largement convergentes et absorbent une part de plus en plus importante du droit administratif (2).

1. L’incertitude chronique de l’étendue réelle de la « matière civile »

Ainsi, la « matière civile » concerne manifestement les litiges ordinaires de droit privé entre
particuliers. Elles englobent les litiges en matière de responsabilité civile (80) et en particulier dans
le cadre de demande de dommages-intérêts (81), que ce soit pour lésion corporelle ou diffamation
(82)
; les litiges contractuels dont les litiges touchant au droit du travail (83) ; les procédures relatives
(84)
au droit de la famille , etc. ; ces litiges étant généralement du ressort du juge ordinaire.
Mais, et c’est en cela que le juge administratif est concerné au premier chef, des questions
difficiles se sont posées en ce qui concerne son applicabilité dans le domaine du droit public, par
exemple dans les cas où un organisme administratif ou disciplinaire a été habilité par la loi à
prendre des mesures portant atteinte aux droits ou aux intérêts de l’individu. Dans une large
mesure, ce sont des affaires impliquant un tel élément de droit public qui ont initié l’extension de la
« matière civile » sur le droit administratif.
Dans un premier temps, il a été estimé que le droit à un procès équitable était inapplicable
(85)
aux procédures purement administratives ou aux procédures concernant des droits et
obligations relevant du droit public, par opposition au droit privé.
La question de l’applicabilité du droit à un procès équitable dans ce domaine a été abordée
par la suite dans l’affaire Ringeisen. Celle-ci concernait des procédures devant des instances
administratives autrichiennes (86) par lesquelles le requérant cherchait à faire approuver un contrat
d’achat de terres agricoles. L’approbation du contrat fut refusée, ce qui entraîna la nullité du
contrat. M. Ringeisen se plaignit que la commission régionale avait fait preuve de partialité et
prétendit qu’il y avait eu violation du droit à un procès équitable. Le gouvernement soutenait que
ce droit était inapplicable car il ne s’agissait pas d’une contestation sur un droit de « caractère
civil » devant un juge administratif.
Dans un premier temps, la Commission EDH estima elle aussi à la majorité que le droit à
un procès équitable était inapplicable. Cette majorité s’était prononcée en faveur d’une
interprétation restrictive de l’expression « droits et obligations de caractère civil », qui, à son sens,
n’englobait que les relations juridiques qui « caractérisent les relations entre particuliers, à
l’exclusion des relations juridiques dans le cadre desquelles le citoyen se trouve confronté à ceux
(87)
qui exercent l’autorité publique » . Cette interprétation se fondait sur une analyse du texte et
des travaux préparatoires de la CEDH. La majorité des membres de la Commission a souligné

(80) CDH, constatations dans l’affaire n° 207/1986, Morael c. France, doc. A/44/40, annexe X, § 9.3 et 9.4.
L’auteur était l’ancien président-directeur général d’une société mise en règlement judiciaire. Le tribunal de première
instance siégeait au civil sur la requête de l’administrateur judiciaire en comblement du passif.
(81) CDH, constatations dans l’affaire n° 468/1991, Angel N. Olô Bahamonde c. Guinée équatoriale, doc. A/49/40,
annexe IX, sect. BB, § 9.4, dans laquelle toutes les démarches faites par l’auteur pour obtenir réparation devant les
tribunaux étaient restées vaines.
(82) Cour EDH, arrêt Golder du 21 février 1975, série A n° 18, p. 16, § 34
(83) CDH, constatations dans l’affaire n° 215/1986, Van Meurs c. Pays-Bas, doc. A/45/40, annexe IX, section F, §§
6.1 et 6.2, concernait un différend touchant au droit du travail entre un ressortissant néerlandais et une société
pharmaceutique.
(84) Cour EDH, arrêt Airey du 9 octobre 1979, série A n° 32, p. 17, § 32 ; CDH, constatations dans l’affaire n°
514/1992, Fei c. Colombie, doc. A/50/40, annexe X, sect. J. § 8.4, dans laquelle l’auteur, installée en Italie après s’être
séparée de son mari, avait entamé des procès devant les tribunaux colombiens au sujet du droit de visite et de la garde de
ses deux enfants.
(85) Commission EDH, requête n° 1329/62, X. c. Danemark, décision 7.5.62, Recueil 9, p. 28.
(86) Les commissions de district et régionales des transactions immobilières.
(87) Commission EDH, affaire Ringeisen, rapport du 19.3.1970, p. 70, §142.
que dans les États, en de nombreuses circonstances (88), les droits et obligations de l’individu sont
déterminés par une autorité publique qui ne remplit pas les conditions énoncées par le droit à un
procès équitable. Il existait dans les États des systèmes très divergents en matière de contrôle
judiciaire des actes administratifs, mais il semblait que ces systèmes eussent pour caractéristique
commune que certains éléments de pouvoir discrétionnaire administratif ne pouvaient pas être
contrôlés par le juge : « Si l’autorité administrative a agi correctement et dans les limites de la
légalité, le juge ne peut que très rarement, sinon jamais, décider si la décision administrative a été
ou non bien fondée quant au fond ». La majorité de la Commission EDH a estimé que l’adoption
d’une interprétation large des termes « droits et obligations de caractère civil » semblait donc
incompatible avec les intentions des Parties contractantes. Au contraire, une minorité des
membres de la Commission a considéré que le droit à un procès équitable était applicable et qu’il
garantissait le droit à un contrôle judiciaire de la légalité des décisions administratives touchant
des droits de caractère civil reconnus par le droit interne (89).
Lorsque l’affaire vint devant la Cour EDH, celle-ci adopta une interprétation extensive de la
matière civile du droit à un procès équitable. Elle estima qu’elle couvre « toute procédure dont
l’issue est déterminante pour des droits et obligations de caractère privé », et que « peu importe
dès lors la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile,
commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de
droit commun, organe administratif, etc.) ».
Elle souligna que Ringeisen avait droit à l’approbation du contrat de vente si, comme il le
prétendait, il satisfaisait aux conditions de la loi, et releva que « la décision de la commission
régionale, bien que faisant application de règles de droit administratif, devait être déterminante
pour les rapports de caractère civil entre Ringeisen et les époux Roth ». Cela, concluait la Cour,
suffisait pour rendre le droit à un procès équitable applicable (90).
Cette conception a été réaffirmée dans l’affaire König, qui concernait la durée de la
procédure devant les tribunaux administratifs allemands dans laquelle le requérant contestait les
décisions d’une autorité administrative lui retirant l’autorisation d’exercer la médecine et d’exploiter
une clinique. Le gouvernement soutenait que le droit à un procès équitable était inapplicable aux
contestations portant sur les actes de l’État en tant que détenteur de la puissance publique. La
Cour EDH n’a pas partagé ce point de vue et a estimé que si la contestation oppose un particulier
à une autorité publique, il n’est pas décisif que celle-ci ait agi « comme personne privée ou en tant
que détentrice de la puissance publique ». Seul compte, pour savoir si une contestation porte sur
« la détermination d’un droit de caractère civil », le « caractère du droit qui se trouve en
cause »(91).
En ce qui concerne le CDH, paradoxalement, c’est dans le cadre de décision
d’irrecevabilité qu’il a en quelque sorte précisé sa position (92). Le Comité a ainsi estimé, dans une
affaire concernant un Canadien à qui la Commission canadienne des pensions avait refusé une
pension d’invalidité, que l’intéressé avait droit à ce que sa cause soit entendue équitablement au
titre de l’article 14 §1 PIDCP (93). Aussi, le Comité a affirmé que « l’examen des travaux
préparatoires ne permet pas de résoudre la contradiction apparente entre les textes rédigés dans
les différentes langues. De l’avis du Comité, la notion de « caractère civil » ou ses équivalents
dans les autres langues du Pacte est fondamentalement liée à la nature du droit en question et
non au statut de l’une des parties (entité gouvernementale ou para-étatique ou entité officielle
autonome), non plus qu’à l’organisme devant lequel les différents systèmes juridiques peuvent
prévoir qu’il sera statué sur le droit en question, tout particulièrement dans les systèmes relevant
de la Common Law, où il n’y a pas de différence intrinsèque entre le droit public et le droit privé et
où les tribunaux exercent normalement leur juridiction sur le déroulement des affaires, soit en

(88) Cas, par exemple, dans les domaines de l’utilisation du sol, de la délivrance de licences et de l’expropriation.
(89) Commission EDH, affaire Ringeisen, précitée, opinion séparée de la minorité, p. 74, §143.
(90) Cour EDH, arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A n° 13, p. 39, § 94.
(91) Cour EDH, arrêt König du 28 juin 1978, série A n° 27, p. 30, § 90.
(92) D’aucun diront sa non-position; voir en ce sens TAVERNIER, « Le droit à un procès équitable dans la
jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies », R.T.D.H., 1996, p. 9 ; voir aussi McGoldrick, The
Human rights Committee (…), op. cit., p. 398.
(93) CDH, constatations dans l’affaire Y.L. c. Canada, doc. A/41/40, annexe IX, section A.
première instance, soit à la suite d’un appel expressément prévu par la loi, soit encore par le
moyen d’une révision judiciaire. A cet égard, chaque communication doit être examinée à la
(94)
lumière de ses caractéristiques particulières » .
Cette définition, si elle a le mérite d’exister, présente cependant un handicap important
tenant à son manque de clarté. Pour tenter de saisir toutes les incidences qu’il convient de lui
accorder, il est intéressant d’étudier l’opinion individuelle commune émise par trois membres du
CDH (95) dans cette affaire. Pour eux les griefs soulevés dans la communication ne relevaient pas
de l’article 14 §1 PIDCP. En effet « alors que, dans ses versions anglaise et russe cette phrase se
rapporte au procès, les versions française et espagnole ont trait au caractère des droits ou
obligations qui font l’objet du procès en question ». D’autre part, au Canada les relations entre un
militaire, en activité ou à la retraite, et la Couronne ne relèvent pas purement du droit du travail, et
le Conseil de révision des pensions est un organe administratif et non pas un tribunal. « Ainsi,
aucun des deux critères, qui permettent de déterminer ensemble si les garanties prévues au
paragraphe 1er de l’article 14 du Pacte ont été respectées, n’est satisfait ». Certes, le CDH a posé
certains critères que ne rejettent pas les auteurs de l’opinion dissidente, mais ils lui reprochent de
ne pas les avoir appliquer dans l’affaire qui lui était soumise.
Cette appréciation de la définition donnée par le CDH n’est pas celle retenue par la
majorité de ses membres. Il n’est d’ailleurs pas évident de retrouver les deux critères dont ils font
référence dans la définition générale du CDH. Cette affirmation se trouve confirmer par
(96)
l’interprétation que les deux rapporteurs spéciaux de la sous-commission des droits de
l’homme, chargés d’étudier « Le droit à un procès équitable », ont donné de cette définition (97) :
« Le Comité a estimé qu’une cause était une action civile dans deux cas : si l’organisme où il est
statué sur la question considérée est un de ceux où les tribunaux exercent normalement leur
juridiction sur le déroulement des affaires ; ou bien si le droit en question est soumis à l’examen
(98)
ou à la révision d’une juridiction judiciaire » .
Enfin, certains auteurs ont vu dans cette décision les échos de la jurisprudence des
organes de Strasbourg (99).
Mais, il apparaît surtout que la position adoptée par le CDH est critiquable dans le sens où
elle échoue à donner tout critère ou toute définition au concept-clef de « caractère civil » des
droits et obligations tels qu’ils apparaissent dans l’article 14 § 1 PIDCP (100).
Même, les diverses interventions du CDH ont renforcé ce sentiment d’incertitude devant les
critères à retenir pour définir le champ d’application du droit à un procès équitable en « matière
civile ». Ainsi, lorsqu’il affirme que « plus précisément, du fait que la détermination de droits ou
d’obligations donne lieu à un procès, l’auteur est en droit de bénéficier d’un procès équitable et
public », veut-il signifier que le droit à un procès équitable s’applique à tous les procès ou qu’il ne
s’applique que si la détermination des droits et obligations donne lieu à un procès ? Ces deux
positions ont été écartées, car elles sont totalement tributaires des systèmes juridiques internes et
reviendraient à accepter toutes les discriminations nationales en la matière, certains ayant de fait

(94) Mais le Comité ne s’est pas prononcé sur l’existence de droits et obligations de caractère civil (suit at law) dans
le cas d’espèce ; la communication a été déclarée irrecevable pour d’autres raisons. Mais le système juridique canadien
respecte, selon le Comité, les exigences de l’article 14 §1 PIDCP.
(95) Il s’agit de MM. Bernhard GRAEFRATH, Fausto POCAR et Christian TOMUSCHAT.
(96) M. Stanislav CHERNICHENKO et M. William TREAT.
(97) Voir document E/CN.4/Sub.2/1991/29, L’administration de la Justice et les droits de l’homme des détenus, Le
droit à un procès équitable : reconnaissance actuelle et mesures nécessaires pour renforcer cette reconnaissance,
Deuxième rapport établi par S. CHERNICHENKO et W. TREAT en application de la résolution 1990/18 de la Sous-
Commission et de la résolution 1991/43 de la CDH.
(98) Idem, page 18, § 79.
(99) Voir en particulier D. MCGOLDRICK, op. cit., pp. 414-415. Dans un sens contraire, voir TAVERNIER, « Le droit à
un procès équitable dans la jurisprudence du Comité des droits de l’homme des Nations Unies », R.T.D.H., 1996, p. 9,
qui estime que l’« on est très éloigné de la hardiesse de certaines solutions de la Commission ou de la Cour européennes
des droits de l’homme ». Il convient de rappeler que cette remarque a été faite avant la jurisprudence Casanovas du
CDH ; voir constatations dans l’affaire n° 441/1990, Robert Casanovas c. France, doc. A/49/40, annexe IX, sect. U. §
7.4.
(100) Voir en ce sens, MCGOLDRICK, op. cit., article 14, pp. 395-458, en particulier p. 398.
plus de « droits » que d’autres. La protection du droit à un procès équitable ne peut se satisfaire
d’un tel résultat, car ce serait vider les garanties du droit à un procès équitable et les soumettre au
bon vouloir des États (101). En effet, la confusion que ce défaut de définition engendre laisserait
penser que le droit à un procès équitable n’existe que si le droit interne prévoit l’intervention d’une
juridiction concernant la détermination des droits et obligations de caractère privé. Si tel était le
cas, cela signifierait que le droit à un procès équitable concerne seulement une partie des procès
devant les juridictions nationales. Par contre, la détermination de droits et obligations de caractère
civil échapperaient à la protection assurée par ces dispositions parce que le droit interne ne
prévoit pas l’intervention de juridictions, voire exclut l’intervention des juridictions dans ce type de
litiges. Une telle interprétation serait évidemment contraire à l’objet et au but du PIDCP. Elle
viderait et surtout permettrait de vider complètement les garanties du droit à un procès équitable
de leur sens, de leur utilité et de leur effectivité par des décisions de « déjuridictionnalisation » des
contentieux sur les droits et obligations de caractère civil par les Etats. En ce sens, le droit à un
procès équitable impose des obligations positives aux Etats dont le droit d’avoir accès à des
tribunaux est la condition sine qua non du droit à un procès équitable. Cette obligation positive, qui
peut paraître lourde pour les Etats, doit cependant être tempérée par la jurisprudence des organes
de contrôle en ce qui concerne la définition jurisprudentielle du « tribunal » et du droit d’accès à
celui-ci (102).
Il reste néanmoins que, malgré toutes ces incertitudes, le CDH dégage implicitement une
notion « autonome » de la « suit at law » qui se réfère, elle aussi, à la nature du droit en litige (103).
Certaines indications générales peuvent cependant être tirées de la jurisprudence pour
déterminer si des droits ou obligations sont « de caractère civil » :
• En premier lieu, la question doit être tranchée au regard non de leur qualification juridique
en droit interne, mais « du contenu matériel et des effets que (leur) confère le droit
interne ». Il faut tenir compte « de l’objet et du but [des textes] ainsi que des systèmes de
(104)
droit interne des autres États » .
• En second lieu, tous les droits qui, selon cette classification autonome, doivent être
considérés comme des droits « privés » sont des droits de « caractère civil » aux fins
d’application du droit à un procès équitable (105).
• Troisièmement, le fait qu’une activité particulière de droit privé soit soumise à des
autorisations ou à des contrôles administratifs ne lui retire pas son caractère de droit
privé. Le droit d’exercer une telle activité peut donc être un droit « de caractère civil », et
le droit à un procès équitable peut être applicable lorsque des contestations portent, par
(106)
exemple, sur un retrait d’autorisation ou un refus d’accorder une autorisation .
• Quatrièmement, dans les cas où le droit en question est qualifié par le droit interne de
droit de caractère public, la démarche interprétative consiste à examiner, à la lumière du
contenu et des effets du droit, si les aspects de droit public ou ceux de droit privé
prédominaient, la prédominance de ces derniers conférant au droit en question un
« caractère civil » (107).
En revanche, les organes de protection des droits de l’Homme n’ont pas cru devoir élaborer
une définition générale de la notion de droit de caractère civil et, en particulier, n’ont pas tranché la
question de savoir si un droit qui relève purement ou de façon prédominante du « droit public »

(101) Or, le CDH a imposé l’accès à un tribunal ; voir constatations dans l’affaire n° 377/1989, Currie c. Jamaïque
du 29 mars 1994, Doc. ONU A/49/40, pp.73-85 où, en matière pénale, la décision de la Cour constitutionnelle était
déterminante pour ses droits.
(102) Voir F. QUILLERE-MAJZOUB, La défense du droit à un procès équitable, Bruylant, Bruxelles, 1999.
(103) CDH, constatations dans l’affaire Y.L. c. Canada, doc. A/41/40, annexe IX, section A : « la notion de suit at
law ou ses équivalents dans les autres langues du Pacte est fondamentalement liée à la nature du droit en question ».
(104) Idem, § 89.
(105) Ibid., p. 32, § 95.
(106) Ibid., p. 31, § 92.
(107) Par exemple, Cour EDH, arrêt Feldbrugge du 29 mai 1986, série A n° 99, p.16, § 40 ; arrêt Deumeland du 29
mai 1986, série A n° 100, p.25, § 74 ; arrêt H. c. Belgique du 30 novembre 1987, série A n° 127, p. 58, § 77-78.
peut être considéré comme un droit « de caractère civil » (108).
C’est donc la nature du droit en question qui détermine son caractère civil ou non et
l’application du droit à un procès équitable au juge administratif.
Il apparaît donc clairement que les organes de contrôle n’ont pas voulu se voir limiter leur
compétence d’interprétation du champ d’application du droit à un procès équitable par les États
parties et leurs spécificités nationales. L’absence de définition précise et la référence à une notion
autonome vise ainsi à assurer une protection effective du droit à un procès équitable. Elle vise
également à imposer au cas par cas une définition en extension du « caractère civil » des droits et
des obligations protégés, extension qui empiète largement sur le droit administratif (109). Dès lors,
la « matière civile » a phagocyté en pratique des pans entiers du droit administratif.

2. L’application extensive de la « matière civile » sur le droit administratif

C’est la nature du droit en litige qui définit le champ d’application du droit à un procès
équitable. Cette nature est définie de façon autonome et libère les organes de contrôle de toute
subordination exclusive au droit interne des Etats. Mais il faut remarquer que l’absence de
définition générale et abstraite du « caractère civil » des droits protégés a pour principale
conséquence que les applications des garanties du droit à un procès équitable sont décidées au
coup par coup, en fonction de chaque cas d’espèce (110).
Cette dispersion de la définition pose certes des problèmes (111). Mais il présente aussi de
grands avantages, car il permet de s’adapter à tous les types de régimes juridiques et judiciaires
sans jamais vouloir imposer de modèle.
Dans l’application de la « matière civile » en droit administratif, des lignes de force se
dégagent.
• L’une des approches considère l’enjeu personnel, patrimonial et subjectif du droit

(108) Par exemple, Cour EDH, arrêt König, précité, § 95 ; arrêt H. c. Belgique, précité, § 45. Quant au CDH, il n’a
jamais été explicite sur la question de la définition des termes « caractère civil ». De façon générale, il applique les
garanties découlant de l’article 14 PIDCP sans préciser si le droit en litige est de caractère civil ou non : par exemple,
constatations dans l’affaire n° 203/1986, Munoz c. Pérou, doc. A/44/40, annexe X, sect. D, § 11.3, dans laquelle
l’auteur, qui avait été démis de ses fonctions de sergent de police, a usé des voies de recours administratives et
judiciaires. Après plus de 10 années de procédure à différents niveaux et malgré les décisions rendues en sa faveur par le
Tribunal des garanties constitutionnelles et la Chambre civile de Cuzco, il n’avait été ni réintégré dans ses fonctions ni
indemnisé. Dans ses constatations, le CDH a jugé que l’article 14 du Pacte avait été violé et a expliqué que « s’agissant
des normes relatives à un procès équitable au sens du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte (...) la notion de procès
équitable impliquait nécessairement que la justice fût rendue sans retard excessif ».
(109) Voir dans ce sens l’étude des travaux préparatoires de la CEDH et du PIDCP ; P. VAN DIJK « The
interprétation of « civil rights and obligations » by the European Court of Human Rights - one more step to take », in
Mélanges en l’honneur de Gérard J. WIARDA : Protection des droits de l’homme : la dimension européenne, Cologne,
Carl Heymanns Verlag, 1988, pp. 131-143, en particulier p. 137. L’auteur tire dans cette étude la conclusion qu’il n’était
pas dans l’intention des rédacteurs du projet de PIDCP de restreindre l’étendue de l’article 14 à la détermination de
droits et obligations ayant un caractère de droit privé. Au contraire, il est frappé par le fait que les propositions dont le
libellé aurait pu entraîner le risque d’une telle restriction étaient critiquées pour cette même raison et étaient dès lors soit
rejetées, soit rectifiées.
(110) Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler les termes utilisés par ces organes. Par exemple, pour le CDH, « à
cet égard, chaque communication doit être examinée à la lumière de ses caractéristiques particulières ». La Cour EDH
quant à elle réaffirme constamment que « dans une affaire tirant son origine d’une requête individuelle, il lui faut se
borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par le cas concret, dont on l’a saisie. Sa tâche ne consiste
donc pas à examiner in abstracto, au regard de la Convention le texte de droit interne incriminé, mais à apprécier la
manière dont il a été appliqué à l’intéressé ou l’a touché » ; jurisprudence constante, voir, par exemple, arrêt F. c. Suisse
du 18 décembre 1987, A n° 128, p. 11, § 31 (avec des référence à la jurisprudence antérieure) ; arrêt James du 21
février 1986, A n° 98, p. 29, § 36 (avec une autre référence) ; arrêt Salabiaku du 7 octobre 1988, A n° 141-A, p. 17, §
30.
(111) Etats, juridictions au sens du droit à un procès équitable, justiciables, ne savent pas toujours clairement si le
droit de leur litige entraîne l’application du droit à un procès équitable.
revendiqué. Ce premier critère reçoit une importance de plus en plus décisive dans
l’attribution du caractère civil des droits et obligations en litige.
• L’autre approche, qui renforce la première, considère l’Etat en cause. L’intervention de la
puissance publique est de moins en moins exclusive du caractère civil des droits en
question. Le droit à un procès équitable n’est écarté que lorsque l’on touche au cœur de
l’imperium où le pouvoir discrétionnaire de l’administration apparaît irréductible.

a. Aussi, l’application de la « matière civile » s’est-elle révélée très extensive, même si parfois
elle reste incertaine, discutable et discutée.
i. En appliquant les principes dégagés supra au juge administratif, le droit à un procès
équitable est applicable aux différends portant sur diverses décisions administratives
concernant le droit de propriété dont le caractère patrimonial ne fait aucun doute :
− procédure concernant l’approbation par une administration d’un contrat de vente de
terrain (112) ;
− délivrance d’une autorisation d’internement en vertu de la législation sur la santé
mentale, lorsqu’elle a affecté la capacité du requérant de gérer son patrimoine (113) ;
− procédure concernant le droit d’occuper sa maison (114) ;
− procédure concernant les plans de remembrement agricole (115) ;
− procédure concernant l’expropriation (116) et l’autorisation de construire sur un terrain
(117)
;
− procédure concernant l’autorisation de conserver des terrains agricoles acquis lors
d’une vente forcée (118) ;
− et divers types de procédures en matière d’indemnisation (119).
ii. De même, ce droit s’applique en ce qui concerne les litiges touchant les activités
d’organisations de professions libérales (120), dans les différends portant sur le refus ou toute

(112) Cour EDH, arrêt Ringeisen, précité, p. 39, § 94; arrêt Sramek du 22 octobre 1987, série A n° 84, p. 18, § 37.
(113) Cour EDH, arrêt Winterwerp du 24 octobre 1979, série A n° 33, p.28, §73 ; arrêt Van Der Leer du 21 février
1990, série A n° 170 (avis de la Commission : article 6 inapplicable lorsque l’autorisation d’internement n’a pas d’effets
sur le droit de gérer son patrimoine).
(114) Cour EDH, arrêt Gillow du 24 novembre 1986, série A n° 109, p. 26, § 68.
(115) Cour EDH, arrêt Erkner et Hofauer du 23 avril 1987, série A n° 117, p.60, § 62 ; arrêt Poiss du 23 avril 1987,
série A n° 117, p.102, § 48 ; arrêt Ettl et autres du 23 avril 1987, série A n° 117, p.16, § 32.
(116) Cour EDH, arrêt Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982, série A n° 52, p. 29-30, § 79-83 ; arrêt Bodén
du 27 octobre 1987, série A n° 125, p.39-40, § 28-32.
(117) Cour EDH, arrêt Sporrong et Lönroth, précité ; arrêt Allan Jacobsson, précité,p. 19-21, § 66-74 (interdictions
de construire) ; arrêt Mats Jacobsson du 28 juin 1990, série A n° 180-A, p. 12-14, § 29-35 (décision de modifier un plan
de construction) ; arrêt Skarby, précité, p. 36-38, § 26-30 (refus de permis de construire et de dérogation au plan de
construction).
(118) Cour EDH, arrêt Hakansson et Sturesson du 21 février 1990, série A n° 171, p. 19, § 59-61.
(119) Par exemple, Cour EDH, arrêt Powell et Rayner du 21 février 1990, série A n° 172 (indemnisation pour le
bruit des avions) ; arrêt Lithgow et autres du 8 juillet 1986, série A n° 102, p.70, § 192 (indemnisation au titre de biens
nationalisés) ; arrêt Baraona du 8 juillet 1987, série A n° 122, p. 16-18, § 36-44 (demande en réparation fondée sur un
mandat d’arrêt illégal) ; voir aussi Commission EDH, requête n° 9486/81, Adler c. Suisse, rapport Comm. 15.3.85, D.R.
46, p. 36 (action fondée sur le non-respect d’obligations contractuelles même régies par le droit public ; demande en
réparation fondée sur un acte illicite commis par des fonctionnaires de l’État).
(120) CDH, constatations dans l’affaire n° 491/1992, J. L. c. Australie, doc. A/47/40, Annexe X, sect. EE, § 4.3.
L’auteur alléguait que l’obligation qu’il avait de verser une cotisation professionnelle et une prime d’assurance de
responsabilité civile obligatoire au Law Institute de l’Etat de Victoria constituait une violation de ses droits en vertu de
l’article 14, car la réglementation applicable était subordonnée à l’approbation du Chief Justice de la Cour suprême de
Victoria. Il contestait donc la partialité du tribunal. Déclarant la communication irrecevable au sens de l’article 3 du
Protocole facultatif, le Comité a noté « (...) que la réglementation des activités d’organisations de professions libérales et
l’examen minutieux de cette réglementation par les tribunaux peuvent soulever des problèmes, en particulier au regard
de l’article 14 du Pacte. Plus précisément, du fait que la détermination de droits ou d’obligations donne lieu à un procès,
l’auteur est en droit de bénéficier d’un procès équitable et public. Il appartient en principe aux Etats parties de
autre atteinte au droit d’exercer une profession libérale ou une quelconque activité
économique. Là encore, c’est le caractère patrimonial de ce droit d’exercer qui a prévalu. Le
droit à un procès équitable est ainsi applicable à des :
− procédures disciplinaires médicales (121) ;
− décisions d’une commission d’admission à la profession d’expert comptable (122) ;
− décision d’un organe professionnel refusant la réinscription au tableau de l’ordre d’un
avocat radié (123) ;
− décisions sur un appel contre l’octroi d’une autorisation d’exploiter une installation de
distribution de gaz (124) ;
− retrait d’une licence de transport en commun
(125)
et d’une licence autorisant la vente
(126)
de boissons alcoolisées .
iii. Le caractère civil des différends portant sur des prestations sociales (127) a été reconnu en ce
qui concerne :
− les décisions de l’autorité publique sur des sujets tels que le placement des enfants et
les visites des parents (128) ;
− la décision de l’autorité publique consentant au licenciement d’une personne
handicapée (129).
Ont donc un « caractère civil » la plupart des prestations sociales. Pour se faire, constat
est fait de la prédominance des aspects de «droit privé» sur les aspects de « droit public ».
Parmi les aspects de droit privé retenus dans la matière des prestations sociales, outre le
caractère « personnel, patrimonial et subjectif » du droit revendiqué, le rattachement de la
prestation au contrat de travail et les affinités du régime de prestations en question avec une
assurance de droit privé font partie des éléments de référence permettant la reconnaissance du
caractère civil de la réclamation. Ainsi, confirmant son interprétation extensive, le droit à un
procès équitable s’applique à des procédures relatives à l’allocation de prestations de sécurité
sociale (130), et ce malgré la gestion de ce régime d’indemnisation par les pouvoirs publics et
son financement intégral par l’État finlandais. En l’espèce en effet, les aspects de droit privé du
litige l’emportent sur les éléments de droit public (131).
iv. Concernant les litiges relatifs à la fonction publique, leur caractère civil fut âprement discuté.
Si la réponse semble être définitivement affirmative à l’heure actuelle, les motifs qui justifient
ce caractère divergent et le caractère civil de certains litiges restent encore incertains.

réglementer ou d’approuver les activités des organisations de professions libérales, y compris les dispositions relatives
aux régimes d’assurance (...) ».
(121) Arrêt König, précité, p. 29-32, § 86-96 (décisions administratives retirant le droit d’exercer la médecine et
d’exploiter une clinique) ; arrêt Le Compte et autres, précité, p.19-23, §41-53 et arrêt Albert et Le Compte, précité, p.14-
16, § 25-30 (procédure disciplinaire aboutissant à la suspension ou au retrait du droit d’exercer la médecine).
(122) Arrêt Van Marle, précité, p. 11-12, § 35-36 (contestation sur la question de savoir si le refus d’immatriculation
était arbitraire, assimilable à un détournement de pouvoir, etc., mais non sur l’évaluation des compétences
professionnelles elles-mêmes).
(123) Arrêt H. c. Belgique, précité, p. 31-34, § 37-48.
(124) Arrêt Benthem, précité, p. 14-16, § 30-36.
(125) Arrêt Pudas, précité, p.13-16, § 30-38.
(126) Arrêt , précité, p.16-19, § 36-44.
(127) Le CDH a estimé, dans une affaire concernant un Canadien à qui la Commission canadienne des pensions avait
refusé une pension d’invalidité, que l’intéressé avait droit à ce que sa cause soit entendue équitablement au titre de
l’article 14 1) ; constatations dans l’affaire Y.L. c. Canada, doc. A/41/40, annexe IX, section A.
(128) Cour EDH, arrêt Olsson du 24 mars 1988, série A n° 130, p. 38-39, § 88-91 ; arrêts O. et H. c. Royaume-Uni
du 8 juillet 1987, série A, n° 120, p. 24-26, § 53-60 (O.) et p. 58, § 68-69 (H.); arrêts B. et R. c. Royaume-Uni du 8
juillet 1987, série A n° 121, p. 76-79 et p. 122-124, § 72-79 (B.) et 77-84 (R.).
(129) Arrêt Obermeier, précité, p. 21, § 67.
(130) Cour EDH, arrêt Kerojörvi c. Finlande, 19 juillet, série A n° 322.
(131) Voir par exemple, les arrêts Feldbrugge, précité, §§ 26-40 et Salesi, précité, RUDH 1993, 330 et cette
Chronique, RUDH 1993, 220.
Le CDH a clairement conclu à l’applicabilité du droit à un procès équitable aux litiges
touchant la fonction publique (132). Contrairement à la Cour EDH, il a accueilli la requête d’un
requérant qui estimait que son droit à un procès équitable avait été violé en matière de
licenciement d’un fonctionnaire. Cette prise de position a influencé la Commission EDH et la
Cour EDH qui, après avoir campé fermement sur un refus systématique, semblent vouloir
prendre une position plus conciliante et protectrice pour le droit à un procès équitable des
fonctionnaires.
Certes, le droit à un procès équitable a été jugé longtemps inapplicable aux différends sur
le droit de faire partie de la fonction publique ou d’autres secteurs de l’administration publique
comme la police, l’ordre judiciaire ou le clergé d’une Église officielle (133). De même, les
procédures concernant l’accès, le licenciement ou la promotion à l’intérieur de ces secteurs de
l’administration n’avaient pas de « caractère civil » (134). Cependant, s'il a été estimé que les
droits en question « n’ont pas le caractère de droit privé qui est la marque d’un droit de
caractère civil » (135), depuis le contentieux du licenciement d’un agent contractuel de droit
public s’est vu reconnaître le « caractère civil » (136).
Depuis, cette extension s’est encore accrue puisqu’une procédure engagée par un
fonctionnaire concernant des mises en congé d’office et des réintégrations ainsi que le
paiement des traitements correspondant, permet de se prévaloir des garanties du droit à un
procès équitable (137). De même, une procédure engagée par un fonctionnaire de la police
devant une juridiction administrative relative à un refus d’imputer des arrêts de travail à un
accident de service, et dont les conséquences ont été une mise en retraite d’office sans
traitement au lieu d’une mise à la retraite anticipée, constitue également une contestation sur
des droits ou des obligations de caractère civil (138).
Cette dernière extension ne s’est pas faite sans difficultés. La Cour EDH l’a longtemps
refusée, constatant que le droit de nombreux États membres du Conseil de l’Europe distinguait
fondamentalement les fonctionnaires des salariés de droit privé. Mais, avec les deux arrêts du
24 août 1998 (139), elle a repris les conclusions de la Commission EDH et la poursuite de
l’extension du « caractère civil » du droit administratif.

(132) CDH, constatations dans l’affaire n° 203/1986, Munoz c. Pérou, doc. A/44/40, annexe X, sect. D, § 11.3,
l’auteur, qui avait été démis de ses fonctions de sergent de police, a usé des voies de recours administratives et
judiciaires. Après plus de 10 années de procédure à différents niveaux et malgré les décisions rendues en sa faveur par le
Tribunal des garanties constitutionnelles et la Chambre civile de Cuzco, il n’avait été ni réintégré dans ses fonctions ni
indemnisé. Dans ses constatations, le Comité a jugé que l’article 14 du Pacte avait été violé. Voir également l’affaire n°
441/1990, Robert Casanovas c. France, doc. A/49/40, annexe IX, sect. U. § 7.4. Le plaignant avait été démis de ses
fonctions de pompier dans la brigade municipale par l’administration municipale de Nancy. À l’issue d’un procès qui
avait duré plus de 32 mois, il avait été réintégré dans ses fonctions. L’auteur se plaignait de la longueur de la procédure
devant le tribunal administratif.
(133) Commission EDH, requête n° 8208/78, X. c. Royaume-Uni, décision 7.12.78, D.R. 16, p. 162 (droit de siéger
à la Chambre des Lords, droit à la pairie héréditaire) ; requête n° 11068/84, Poiler c. Italie, décision 6.5.85, D.R. 43, p.
195 (collectivité locale).
(134) Par exemple, Commission EDH, requête n° 10582/83, P. c. Portugal, décision 13.12.84, D.R. 40, p. 271 (mise
en disponibilité d’un fonctionnaire) ; requête n° 9248/81, Leander c. Suède, décision 10.10.83, D.R. 34, p. 78 (refus de
nommer une personne à un poste permanent dans la fonction publique) ; requête n° 6324/73, X. c. Belgique, décision
18.7.74, Recueil 46, p. 218 (refus d’une promotion) ; requête n° 8496/79, X. c. Royaume-Uni, décision 8.10.80, D.R.
21, p. 168 (procédure disciplinaire dans la police); requête n° 8686/79, X. c. Italie, décision 10.10.80, D.R. 21, p. 208
(révocation d’un enseignant) ; requête n° 9877/82, X. c. Portugal, décision 1.3.83, D.R. 32, p. 258 (litige sur l’emploi
d’un magistrat de l’ordre judiciaire) ; requête n° 7374/76, X. c. Danemark, décision 8.3.76, D.R. 5, p. 157 (pasteur
d’une Eglise d’Etat) ; requête n° 9501/81, X. c. République Fédérale d’Allemagne, décision 7.12.81, D.R. 27, p. 249
(pasteur d’une Eglise dotée de la personnalité morale de droit public).
(135) Commission EDH, requête n° 10293/83, B. c. Royaume-Uni, décision 12.12.85, D.R. 45, p. 41.
(136) Commission EDH, rapports dans les affaires : Neigel c. France du 17 octobre 1995; Spurio, Gallo, Zilaghe,
! " #$%& ' $& " $(( ) (( "& *+ ,- &. / du 28
novembre 1995, et De Santa, Lapalorcia, Abenavoli et Nicodemo c. Italie du 28 novembre 1995.
(137) Cour EDH, arrêt Huber c. France du 19 février 1998.
(138) Cour EDH, arrêts Couez c. France du 24 août 1998 ; voir également arrêt Benkessiouer c. France du 24 août
1998 à propos d’un fonctionnaire des Postes.
(139) Idem.
Selon une jurisprudence bien établie, « les contestations concernant le recrutement, la
carrière et la cessation d’activité des fonctionnaires sortent, en règle générale, du champ
(140)
d’application du droit à un procès équitable » . Or, les requérants soulevaient des
contestations relatives à leur recrutement, à leur carrière et à leur cessation d’activité et qui ne
portaient donc pas de prime abord sur un droit de « caractère civil » (141).
Mais, reprenant les critères classiques de sa définition de la matière non pénale, la Cour
EDH a considéré que, quand les requérants revendiquaient un droit « purement patrimonial »
(142)
- tel que le paiement d’un salaire ou d’une pension - ou « essentiellement patrimonial » (143),
il s’agissait de procédure entrant dans le champ d’application de la matière non pénale.
Pour arriver à cette conclusion, la Cour EDH prend en compte plusieurs éléments. Tout
d’abord, elle fait une différence entre les procédures engagées par des fonctionnaires selon
qu’elles concernent essentiellement « une réintégration dans le service public » ou plutôt « la
carrière et la cessation d’activité » du fonctionnaire ; les premières apparaissant plus éloignées
de la matière civile. Ensuite, elle cherche à savoir si l'issue des procédures administratives
engagées aura ou non une incidence déterminante sur ses droits patrimoniaux ; une réponse
affirmative donnant son caractère civil à la procédure (144). Enfin, la Cour cherche à constater
que le différend qui opposait le fonctionnaire à son Administration ne mettait pas directement
en cause les prérogatives de l’Administration (145). Par conséquent, dans chaque affaire, les
éléments de droit privé priment sur ceux de droit public.
Il faut constater avec regret que cette jurisprudence, si elle vise à une meilleure protection
du droit à un procès équitable, est loin d’être lisible et prévisible. Afin de tenter d’éclairer de
cette jurisprudence, peut-être faut-il rapporter ici la position du Juge PEKKANEN dans son
opinion concordante (146) pour qui « il faut distinguer entre les fonctionnaires exerçant une
puissance publique et les autres. La Cour de justice des Communautés européennes a admis
cette distinction (voir par exemple, mutatis mutandis, l’affaire n° 473/93, Commission c.
Luxembourg, arrêt du 2 juillet 1996) ». Il semble que ce soit cette approche qu’il faille
dorénavant privilégier.
v. Un autre point de discussion semble devoir persister quant au caractère civil des litiges

(140) Notamment, Cour EDH, arrêt Neigel c. France du 17 mars 1997, Recueil 1997-II p. 410, § 43.
(141) Idem, affaire Neigel c. France dans laquelle la requérante se plaignait de la durée de la procédure en
réintégration et en versement de traitement engagée par une fonctionnaire municipale mise en disponibilité. Voir
également les arrêts de la Cour EDH du 2 septembre 1997 dans les affaires Spurio, Gallo, Zilaghe, Laghi, Viero,
! " #$%& ' $& " $(( ) (( "& *+ ,-etta c. Italie dans lesquelles les
requérants se plaignaient de la durée de procédures administratives faisant valoir un droit à une indemnité pour exercice
de fonctions d’un grade supérieur au sien ; contestant une contestation de la décision de suspension de ses fonctions ;
demandant l’annulation d’une décision relative à sa qualification professionnelle, d’une décision concernant l’attribution
d’un grade, d’une décision relative à sa qualification professionnelle, d’une décision accordant une promotion,
annulation de la décision du ministère de l’Education refusant sa demande de réintégration de poste, de la décision du
ministère de l’Education refusant sa demande, de cinq décisions du ministère du Trésor relatives à la non-attribution de
postes, de la décision de la municipalité refusant sa demande de réintégration de poste, d’une décision du ministère des
Finances relative à leur qualification professionnelle, de la décision du conseil régional relative au classement de son
poste, de la décision concernant son recrutement à titre permanent ; ou encore contestant des décisions relatives au
classement de son poste et à sa rémunération.
(142) Cour EDH, arrêts du 2 septembre 1997 dans les affaires De Santa, Lapalorcia et Abenavoli où les requérants
se plaignaient de la durée de procédures administratives dont l’objet était la détermination de la qualification
professionnelle et de la rémunération y relative (De Santa) ; le paiement d’une somme à titre de rémunération
(Lapalorcia) ; l’annulation de certaines décisions concernant des réductions de salaire (Abenavoli) ; voir également arrêt
Lombardo c. Italie du 26 novembre 1992, A n° 249-B, § 26.
(143) Cour EDH, arrêt Nicodemo du 2 septembre 1997 où le requérant se plaignait de la durée de procédures
administratives dont l’objet était une contestation relative à la non-exécution d’une décision de l’administration.
(144) Des conséquences partiellement pécuniaires ne confèrent pas un caractère civil, arrêt Niegel, précité ; par
contre des conséquences déterminantes confèrent ce caractère, arrêt Couez, précité. En pratique, cette distinction paraît
assez superficielle.
(145) Pour un commentaire de cette nouvelle jurisprudence, voir J. DHOMMEAUX, « Fonction publique et procès
équitable : qui peut dénoncer la durée excessive d’une procédure ? », Revue Juridique de l’Ouest, 1998/2, p. 141-148.
(146) Opinion concordante du Juge PEKKANEN sous l’arrêt Couez, précité.
relatifs à l’immigration.
Le CDH considère clairement que le droit à un procès équitable s’applique aux décisions
d’entrée et de séjour des étrangers (147). Par contre, la Commission EDH a conclu à
l’inapplicabilité du droit à un procès équitable sous l’angle des « droits de caractère civil » à
celui de la législation sur l’immigration. Dans une affaire ancienne, elle a indiqué que le refus
d’autoriser un individu à entrer dans un pays déterminé « pourrait bien » être considéré comme
une décision sur un droit « de caractère civil » s’il portait sur des questions de vie familiale (148).
Ce grief a été déclaré recevable et un règlement amiable est intervenu, dans lequel la
Commission a relevé entre autres qu’une législation visant à octroyer aux immigrants certains
droits de recours était en cours d’examen.
Par la suite, toutefois, la Commission a conclu à l’inapplicabilité du droit à un procès
équitable, même lorsque des questions relatives à la vie familiale sont effectivement en jeu,
aux décisions refusant l’entrée dans un pays et aux décisions d’expulsion, aux refus d’accorder
l’asile politique, etc.
Deux raisonnements distincts apparaissent dans les décisions de la Commission EDH. En
premier lieu, elle a conclu dans un certain nombre de cas à l’inapplicabilité du droit à un procès
équitable au motif que les décisions en question (de refuser l’entrée, d’expulser, etc.) avaient le
caractère de décisions discrétionnaires « de nature administrative » et n’impliquaient donc pas,
en tant que telles, des droits et obligations de caractère civil (149). Ce raisonnement se heurte à
des limites évidentes, puisque les pouvoirs discrétionnaires des agents des services
d’immigration sont en général limités par des règles de droit matériel sur l’immigration ou par
des principes généraux de droit administratif150. Si la légalité d’une décision était attaquée au
motif qu’il y aurait eu violation de ces règles, le fait que la décision en question avait été prise
dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire n’écarterait pas par lui-même l’applicabilité du droit
(151)
à un procès équitable .
D’autres décisions donnent toutefois à penser que l’attitude de la Commission repose peut
être sur une considération plus générale, à savoir que dans les droits en question il y a
prédominance des aspects de droit public (152). Depuis, l’article 1 du Protocole n° 7 CEDH est
intervenu et donne aux étrangers un certain nombre de garanties procédurales en ce qui
concerne les décisions se rapportant à leur entrée et à leur séjour sur le territoire des États
parties. Dans le même temps, ces garanties, explicitement moindres que celles accordées au
titre du droit à un procès équitable, mettent un terme aux questions de l’application de ce
« droit à un procès équitable » aux décisions portant sur des problèmes et des politiques
nationales d’immigration.
Aussi, la différence de jurisprudence est à mettre à l’heure actuelle sur le compte de la

(147) CDH, constatations dans l’affaire V.M.R.B. c. Canada, doc. A/43/40, annexe VIII, section F. En l’espèce, le
différend portait sur les auditions des services d’immigration et les procédures d’expulsion. Selon le CDH, ces auditions
et procédures peuvent être considérées comme des actions civiles. Le Comité a examiné la réclamation du requérant,
Salvadorien, selon lequel le Canada avait violé ses droits à un procès équitable lors d’une procédure d’expulsion. Le
Canada a répondu que la procédure d’expulsion n’était pas une action civile et ne relevait donc pas de l’article 14
paragraphe 1 PIDCP. Le Comité n’a pas accepté l’argumentation de l’Etat partie et a déclaré explicitement que cette
procédure était une action civile. Il a aussi émis l’avis que, si les procédures d’immigration et d’expulsion relevaient
bien de l’article 14 paragraphe 1, le requérant n’avait néanmoins pas prouvé qu’il avait été victime d’une violation de
cet article.
(148) Commission EDH, requêtes n° 2991/66, etc., Alam et Khan c. Royaume-Uni, décision 15.7.67, Recueil 24,
p.116.
(149) Voir Bilan de la CEDH, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1984, p. 115.
(150) Par exemple, Commission EDH, requête n° 8244/78, Uppal et autres c. Royaume-Uni, décision 2.5.79, D.R.
17, p. 149 ; requête n° 8118/77, Swami Omkarananda et autres c. Suisse, décision 19.3.81, D.R. 25, p. 105 ; requête n°
9285/81, X, Y et Z c. Royaume-Uni, décision 6.7.82, D.R. 29, p. 205.
(151) Par exemple, Cour EDH, arrêt Skarby, précité, p. 36-37, § 28.
(152) Commission EDH, requête n° 3325/67, X. et autres c. Royaume-Uni, décision 15.12.67, Recueil 25, p. 117 ;
requête n° 7729/76, Agee c. Royaume-Uni, décision 17.12.76, D.R. 7, p. 164 (la décision Agee a été suivie dans la
requête n° 7902/77, X. c. Royaume-Uni, décision 18.5.77, D.R. 9, p. 224 et dans la requête n°9990/82, Bozano c.
France, décision15.6.84, D.R. 39, p.119, mais sans référence précise au raisonnement sur lequel elle se fondait).
différence qui existe entre les textes du PIDCP et du Protocole n° 7 de la CEDH. A moins que
les garanties procédurales prévues dans ce dernier ne fassent l’objet d’un rapprochement
jurisprudentiel de la part des organes de Strasbourg avec celles prévues par le droit à un
(153)
procès équitable, cette différence est irréductible, même à long terme .

b. Si la jurisprudence internationale ne contient guère d’indications sur ce qu’est un « droit de


caractère civil », elle n’est pas plus explicite sur ce qui n’est pas un « droit de caractère civil ».
La Cour n’a jamais donné de définition abstraite de cette notion, et a laissé en suspens la
question de savoir dans quelle mesure elle va au-delà des droits de caractère privé.
Il existe toutefois une volumineuse jurisprudence concernant la recevabilité des requêtes et
qui indique les différends s’élevant dans certains domaines importants de l’administration publique
qui échappent à l’application du droit à un procès équitable. Une partie de cette jurisprudence est
antérieure aux affaires Ringeisen et König, aussi faut-il l’évoquer avec circonspection et sous toute
réserve (154.
vi. En premier lieu, sont hors du champ du droit à un procès équitable les différends sur les
droits politiques, comme le droit de siéger dans une assemblée législative ou dans une
collectivité locale (155), ou encore les litiges en matière électorale (156).
vii. Les procédures relatives aux taxations fiscales ne portent pas sur des « droits de caractère
(157)
civil » . Les décisions les plus anciennes indiquent que cette jurisprudence se fonde sur
le fait que les droits en question ressortissent au domaine du droit public. Le droit à un
procès équitable s’applique toutefois sous l’angle des « accusations en matière pénale »
lorsque des sanctions sont infligées pour des infractions fiscales (158). Aussi, dans le
prolongement d’une jurisprudence constante, la Commission EDH demeure farouchement
opposée à la soumission du contentieux fiscal de l’imposition au jeu du droit à un procès
équitable dans son volet civil (159). Concernant un contentieux portant sur le paiement de
l’impôt ecclésiastique, la Commission déclare ainsi que la requête est irrecevable ratione
materiae, et rappelle que le droit à un procès équitable n’est pas applicable aux procédures
fiscales en tant que telles, dans la mesure où elles ne portent pas sur la détermination de
(160)
droits ou d’obligations de caractère civil .
viii. Divers litiges portant sur des prestations provenant de fonds publics n’entrent pas également
dans le champ d’application de la « matière civile ». C’est le cas par exemple en ce qui
concerne un litige portant sur les prestations du régime suisse d’assurance militaire, dont les
bénéficiaires ne versent pas de contribution au fonds, d’où l’absence d’analogie avec un
(161)
régime d’assurance privé ; une demande d’indemnisation à titre gracieux par un fonds
d’aide aux victimes d’actes de violence et qui ne porte donc pas sur un « droit » (162) ; et des
demandes en réparation présentées par des victimes de persécutions nazies au titre de la

(153) Sauf à changer les textes du PIDCP ou du Protocole n° 7 CEDH.


(154) Certains des domaines les plus importants dans lesquels la Commission a conclu à l’inapplicabilité de l’article
6 CEDH sont cependant indiqués ci-après.
(155) Arrêt Feldbrugge, précité, p. 15-16, § 37-40 ; arrêt Deumeland, précité, p. 24-26, § 71 -77 ; voir aussi
Commission EDH, requête n° 9630/81, Minnelli c. Italie, décision 13.10.86, D.R. 49, p. 59.
(156) Cour EDH, arrêt Pierre-Bloch c. France du 21 octobre 1997.
(157) Par exemple, Commission EDH, requête n° 2145/64, X. c. Belgique, décision 1.10.65, Recueil 18, p. 1 ;
requêtes n° 1904/63, etc., A. et autres c. Pays-Bas, décision 23.5.66, Recueil 19, p. 106 ; requête n° 8903/80, X. c.
Autriche, décision 8.7.80, D.R. 21, p. 246 ; requête n° 9908/82, X. c. France, décision 4.5.83, D.R. 32, p. 266.
(158) Par exemple, arrêt Salabiaku, précité, p. 14, § 24 ( et rapport de la Commission EDH du 8.7.1987, p. 21-22, §
57-59) ; Commission EDH, requête n° 11464/85, Von Sydow c. Suède, décision 12.5.87, D.R. 53, p. 85 et 121.
(159) Commission EDH, requête n° 20471/92, Kustannusoy Vappa Ajapteleja AB et autres c. Finlande, décision du
15 avril 1996.
(160) Dans le même sens, Cour EDH, arrêt Schouten et Meldrum c. Pays-Bas du 9 décembre 1994.
(161) Commission EDH, requête n° 8341/78, X. c Suisse, décision 9.7.80, D.R. 20, p.161.
(162) Commission EDH, requête n° 11098/84, B. c. Pays-Bas, décision 1.7.85, D.R. 43, p. 198.
loi fédérale allemande sur l’indemnisation (163). Les motifs de ces dernières décisions se
fondaient sur l’arrière-plan historique du régime d’indemnisation en question et sur le fait
qu’il appartenait au domaine du droit public. En fait, l’absence de toute véritable analogie,
sur le plan des faits et du droit, entre les droits à indemnisation en question et des droits
ressortissant au domaine du droit privé, constitue certainement le motif sous-jacent de la
décision.
ix. Enfin, une action en justice ayant le caractère d’une actio popularis intentée par un
requérant pour empêcher qu’il soit porté atteinte à un monument national protégé n’a pas de
caractère civil. Il semble que la décision ait été motivée par le fait que le requérant cherchait
à faire valoir des droits d’intérêt général et non un droit individuel qui lui fût personnel (164).

Il ressort de tout ce qui précède que le droit à un procès équitable, tel qu’il a été interprété
par les organes de contrôle internationaux, s’applique, sous l’angle des « droits de caractère
civil », non seulement aux litiges de droit privé mais aussi à un grand nombre de procédures de
droit public dont l’issue a des répercussions sur les droits de l’individu. Le juge administratif en
particulier est ainsi « saisi » de litiges de plus en plus nombreux sur des « droits à caractère civil ».
Son applicabilité, même lorsque des droits importants de l’individu sont en jeu, n’est
toutefois pas illimitée. La jurisprudence est en évolution et l’étendue précise de l’applicabilité du
droit à un procès équitable dans des domaines particuliers peut prêter à controverse. Si les
incertitudes persistent, elles laissent cependant transparaître une interprétation convergente et
surtout extensive de la définition du caractère civil des droits et obligations protégés dans le cadre
du droit à un procès équitable.
Il y a donc à la fois autonomie, extension et unité de la définition du champ d’application du
droit à un procès équitable en « matière civile », et ce au profit du juge administratif.
Une définition du champ d’application du droit à un procès équitable en « matière civile »
indique donc globalement que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la
loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil. (…) », en
précisant clairement que « la détermination des droits et obligations de caractère civil se définit en
fonction de la nature des droits en cause. Les droits et obligations de caractère civil visent toutes
les procédures déterminantes pour les droits et obligations privés, y compris les procédures
devant les tribunaux administratifs ».
Ainsi, « les droits et obligations de caractère civil peuvent être déterminés dans le cadre de
procédures ayant trait, par exemple, aux questions suivantes : faillite, internement dans un
établissement psychiatrique, demandes en réparation contre les pouvoirs publics, droits et
obligations contractuels, permis de conduire, questions familiales, prestations d’assurance
maladie, conflits du travail, questions relatives au remembrement de terres, diffamation, action
civile pour préjudice corporel, qualifications et droits professionnels, droits patrimoniaux, champ
d’application et propriété des brevets, ainsi que toute autre procédure dans le cadre de laquelle un
particulier a le droit de comparaître et de produire des éléments de preuve », et surtout « les
procédures concernant des droits et obligations de caractère civil ne nécessitent pas que les deux
parties à l’instance soient des personnes privées et s’étendent donc aux affaires portées devant
des tribunaux administratifs où l’une des parties est la puissance publique et l’autre une personne
privée » (165).

(163) Commission EDH, requête n° 10612/83, Rotenstein c. République Fédérale d’Allemagne, décision 0.12.84,
D.R. 40, p. 276.
(164) Commission EDH, requête n° 8569/79, Martin c. Irlande, décision 8.5.85, D.R. 42, p. 23.
(165) « Projet d’ensemble de principes relatifs au droit à un procès équitable et à un recours »,
E/CN.4/Sub.2/1994/24 p. 71 et s.
CONCLUSION

De tout ce qui précède, il apparaît que l’application du droit à un procès équitable au juge
administratif n’est pas un simple gadget procédural, mais bien une nécessaire et indispensable
exigence de Justice. Ainsi, les justiciables sont-ils à même de faire autant confiance au juge
administratif qu’au juge judiciaire pour trancher les litiges qui les opposent à l’administration, car
ils savent que leur droit à une véritable justice est totalement respecté par la Justice
administrative. En se soumettant aux garanties exigées par le droit à un procès équitable, le juge
administratif en sort grandi, et son autorité est devenue indiscutable pour tous, administrés
comme administrateurs. Le respect du droit à un procès équitable par le juge administratif est
sans aucun doute un pilier incontournable de la paix sociale et de l’existence d’un État de Droit.

Beyrouth, le 4 mai 2001

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