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LES GRANDS ARRÊTS
DE LA COER EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
FRÉDÉRIC SVDRE

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SS UNIVERSITAIRES DE FRANCE
QUE S A IS -JE ?

Les g ra n d s ^ ^ ^ s
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7 7

(Recueil de décidions)

F R É D É R IC SUDRE
Professeur à T University de Montpellier I
Directeur de l/n s titu t de droit européen des droits de l’homme
/ (IDEDH, URA/ GNRS, 2049)

CENTRALE
V

ISBN 2 13 048723 8 3 2777 0209 2492 9


Dépôt légal — l rc édition : 1997, septembre
© Presses Universitaires de France, 1997
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
AVANT-PROPOS

Riche de plus de 600 arrêts, la jurisprudence de la Cour


européenne des droits de l’homme a enrichi et vivifié la
Convention européenne des droits de l’homme, donnant
plein effet aux droits proclamés par celle-ci. Progressive­
ment, elle contribue à une harmonisation des droits
nationaux autour de la Convention (telle qu’interprétée
par la Cour) et à la formation d ’un droit commun euro­
péen des droits de l’homme. Désormais, les autorités
nationales - et principalement les juges - ne peuvent plus
ignorer cette source du droit des libertés.
Il a paru utile de rassembler dans ce recueil, à jour au
31 décembre 1996, les décisions «de principe» de la Cour
européenne des droits de l’homme, afin d’en offrir un
accès aisé à tous ceux qui s’intéressent à la CEDH1. Ces
décisions ont été retenues en raison tout à la fois de leur
importance pour le droit visé ou la disposition procédu­
rale de la Convention en cause et de l’intérêt qu’elles pré­
sentent pour la connaissance des méthodes d’interpréta­
tion de la Cour (interprétation évolutive, obligations
positives, marge d’appréciation...) et des concepts de la
Convention (« loi »> « société démocratique », « vic­
time »...). Figurent donc ici comme « grands » arrêts ceux
qui, au-delà de la solution d ’espèce, nous semblent fixer
les lignes directrices du droit européen des droits de
l’homme.
Les arrêts sont présentés par ordre chronologique.
M ention est faite pour chaque arrêt de la matière concer-

1. Voir, dans cette collection, F. Sudre, La Convention européenne des


droits de l ’homme, n° 2513, 4e éd., 1997.

3
née - définie par référence aux articles de la CEDH - , de la
formation de jugement et de la référence de l’arrêt au
recueil des arrêts de la Cour (Série A). Une présentation
très sommaire des faits précède le texte de l’arrêt, dont
sont reproduits (issus du recueil précité) les extraits les
plus significatifs pour la doctrine jurisprudentielle1 ; les
passages à caractère factuel de l’arrêt ont été délibéré­
ment écartés.
Un index alphabétique des matières, destiné, notam­
ment, à favoriser l’approche de l’interprétation préto­
rienne, autorise une lecture « transversale » de l’ouvrage.
Un index des articles de la Convention permet, enfin, de
consulter les arrêts portant sur un même droit ou sur une
même disposition relative à la procédure de contrôle.

1. Il a parfois été nécessaire pour la bonne compréhension du texte


d’ajouter un mot ou d’opérer un renvoi ; ceux-ci figurent entre parenthèses et
en italiques dans le texte.

4
1. Lawless c/ Irlande (fond),
1er juillet 1961 (série A, n° 3)
Droit de dérogation. Abus des droits
Faits : Détention sans jugement pendant cinq mois dans un camp de
détention militaire en vertu d’une loi sur les atteintes à la sûreté de l’État
conférant aux ministres d’État des pouvoirs spéciaux d’arrestation et de
détention.

Arrêt (Chambre) :
7. Considérant que, de l’avis de la Cour, l’article 17, pour autant
qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre
dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette
de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction
des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne
doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se
livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés ci-dessus
visés ; que cette disposition, qui a une portée négative, ne saurait être
interprétée a contrario comme privant une personne physique des droits
individuels fondamentaux garantis aux articles 5 et 6 de la Convention.
22. Considérant (...) qu’il appartient à la Cour de vérifier si les condi­
tions énumérées à l’article 15 pour l’exercice du droit exceptionnel de
dérogation étaient réunies dans le cas présent ;
a) Sur l’existence d’un danger public menaçant la vie de la nation. (...)
28. Considérant que, dans le contexte général de l’article 15 de la
Convention, le sens normal et habituel des mots « en cas de guerre ou en
cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation» est suffisam­
ment clair ; qu’ils désignent, en effet, une situation de crise ou de danger
exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et cons­
titue une menace pour la vie organisée de la communauté composant
l’État. (...).
b) Sur la question de savoir si les mesures dérogeant aux obligations
qui découlent de la Convention ont été prises « dans la stricte mesure où
la situation l’exige». (...)
36. Qu’il résulte de ce qui précède qu’aucun des moyens susmention­
nés n’aurait pu permettre de faire face de manière efficace à la situation
existant en Irlande en 1957 ; que, dans ces conditions, la détention admi­
nistrative - telle qu’introduite par la Loi n° 2 de 1940 - des individus
soupçonnés de vouloir participer à des entreprises terroristes se présen­
tait, malgré sa gravité, comme une mesure exigée par les circonstances.
37. Considérant, d’ailleurs, que la Loi n° 2 de 1940 était assortie d’un
certain nombre de garanties édictées en vue d’empêcher des abus dans la
mise en œuvre du régime de la détention administrative; (...); qu’en
conséquence la détention sans comparution devant un juge telle que

5
prévue par la Loi de 1940, assortie des garanties ci-dessus mentionnées,
apparaît comme une mesure strictement limitée aux exigences de la
situation au sens de l’article 15 de la Convention ; (...)
c) Sur la question de savoir si les mesures dérogeant aux obligations
découlant de la Convention n’étaient pas «en contradiction avec les
autres obligations découlant du droit international ».
40. Considérant que (...) la mission de la Cour qui est d’assurer le res­
pect des engagements résultant pour les Parties contractantes de la
Convention (art. 19 de la Convention), l’appelle à rechercher d’office si
la condition ici examinée était bien remplie dans l’espèce.
41. Considérant qu’aucun élément n’est venu à la connaissance de la
Cour qui lui permette d’estimer que les mesures prises par le Gouverne­
ment irlandais en dérogation à la Convention aient pu être en contradic­
tion avec d’autres obligations découlant pour ledit Gouvernement du
droit international. (...)

2. Affaire «relative à certains aspects


du régime linguistique de renseignement
en Belgique»,
23 juillet 1968 (série A, n° 6)
Droit à l’instruction. Droit à la non-discrimination
Faits : Dispositions de la législation belge empêchant certains enfants,
sur le seul fondement de la résidence de leurs parents située dans la
région unilingue néerlandaise, d’accéder aux écoles de langue française
existant dans six communes de la périphérie de Bruxelles dotées d’un
statut propre (ne permettant pas à des habitants de communes situées
dans la région considérée par la loi comme « de langue néerlandaise » de
faire instruire leurs enfants dans la langue française).
Arrêt (Cour plénière) :
3. Aux termes de la première phrase de cet article (2 du Protocole 1),
«nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction».
Malgré sa formulation négative, cette disposition utilise le terme
« droit » et parle d’un « droit à l’instruction ». De même, le préambule
du Protocole précise que l’objet de celui-ci consiste dans la garantie col­
lective de « droits et libertés ». Qu’un droit soit consacré par l’article 2
ne fait aucun doute.
Il reste cependant à déterminer le contenu de ce droit et l’étendue de
l’obligation qui en découle pour les États.
La formulation négative signifie, et les travaux préparatoires le
confirment (...), que les Parties contractantes ne reconnaissent pas un
droit à l’instruction qui les obligerait à organiser à leurs frais, ou à sub­
ventionner, un enseignement d’une forme ou à un échelon déterminés.
On ne saurait pourtant en déduire que l’État n’ait aucune obligation
positive d’assurer le respect de ce droit, tel que le protège l’article 2 du
Protocole. Puisque «droit» il y a, celui-ci est garanti, en vertu de l’ar­
ticle 1 de la Convention, à toute personne relevant de la juridiction d’un
État contractant.

6
Pour dégager la portée du « droit à l’instruction », au sens de la pre­
mière phrase de l’article 2 du Protocole, la Cour doit tenir compte de
l’objet de cette disposition. Elle constate à ce sujet que tous les États
membres du Conseil de l’Europe avaient à l’époque de l’ouverture du
Protocole à leur signature, et ont encore à l’heure actuelle, un système
d’enseignement général et officiel. Il ne pouvait et il ne peut donc être
question d’obliger chaque État à créer un tel système, mais uniquement
de garantir aux personnes placées sous la juridiction des Parties contrac­
tantes le droit de se servir, en principe, des moyens d’instruction existant
à un moment donné.
Quant à l’étendue de ces moyens et à la manière de les organiser ou
de les subventionner, la Convention n’impose pas d’obligations détermi­
nées. En particulier, la première phrase de l’article 2 ne spécifie pas la
langue dans laquelle l’enseignement doit être dispensé pour que le droit
à l’instruction soit respecté. Elle ne contient pas de précisions sembla­
bles à celles qui figurent aux articles 5, § 2 et 6, § 3 a) et e). Toutefois, le
droit à l’instruction serait vide de sens s’il n’impliquait pas, pour ses
titulaires, le droit de recevoir un enseignement dans la langue nationale
ou dans une des langues nationales, selon le cas.
4. La première phrase de l’article 2 du Protocole garantit, par consé­
quent, en premier lieu, un droit d’accès aux établissements scolaires
existants à un moment donné, mais l’accès à ces derniers ne forme
qu’une partie du droit à l’instruction. Pour que le «droit à l’instruc­
tion » produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu
qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement
suivi, c’est-à-dire le droit d ’obtenir, conformément aux règles en vigueur
dans chaque État et sous une forme ou une autre, la reconnaissance offi­
cielle des études accomplies. (...).
5. Le droit à l’instruction, garanti par la première phrase de l’ar­
ticle 2 du Protocole, appelle de par sa nature même une réglementation
par l’État qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des
besoins et des ressources de la communauté et des individus. Il va de soi
qu’une telle réglementation ne doit jamais entraîner d’atteinte à la sub­
stance de ce droit, ni se heurter à d ’autres droits consacrés par la
Convention.
La Cour retient que le but que les Parties contractantes se sont pro­
posées d ’atteindre, d’une manière générale, au moyen de la Convention
européenne des droits de l’homme, était une protection efficace des
droits fondamentaux de l’homme, et ce sans doute en raison non seule­
ment des circonstances historiques dans lesquelles la Convention a été
conclue, mais aussi du développement social et technique de notre
époque qui offre à l’État des possibilités considérables pour réglementer
l’exercice de ces droits. Aussi la Convention implique-t-elle un juste
équilibre entre la sauvegarde de l’intérêt général de la communauté et le
respect des droits fondamentaux de l’homme, tout en attribuant une
valeur particulière à ces derniers.
6. La seconde phrase de l’article 2 du Protocole ne garantit pas un
droit à l’instruction (...).
Cette disposition n ’impose pas aux Etats le respect dans le domaine

7
de l’éducation ou de l’enseignement, des préférences linguistiques des
parents, mais uniquement celui de leurs convictions religieuses ou philo­
sophiques. Interpréter les termes «religieuses» et «philosophiques»
comme couvrant les préférences linguistiques équivaudrait à en détour­
ner le sens ordinaire et habituel et à faire dire à la Convention ce qu’elle
ne dit pas. Les travaux préparatoires confirment d’ailleurs que l’objet de
la seconde phrase de l’article 2 n’était nullement d’assurer le respect, par
l’État, d’un droit des parents de voir l’enseignement dispensé dans une
langue autre que celle du pays dont il s’agit.
9. Si cette garantie (de l'article 14) n’a pas, il est vrai, d’existence
indépendante en ce sens qu’elle vise uniquement, aux termes de l’ar­
ticle 14, les «droits et libertés reconnus dans la Convention», une
mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le
droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article,
combiné avec l’article 14, pour le motif qu’elle revêt un caractère discri­
minatoire.
Ainsi, les personnes soumises à la juridiction d’un État contractant
ne peuvent puiser dans l’article 2 du Protocole le droit d’obtenir des
pouvoirs publics la création de tel ou tel établissement d’enseignement ;
néanmoins, l’État qui aurait créé pareil établissement, ne pourrait, en en
réglementant l’accès, prendre des mesures discriminatoires au sens de
l’article 14. (...). Tout se passe comme si ce dernier (l'article 14) faisait
partie intégrante de chacun des articles consacrant des droits ou libertés.
Il n’y a pas lieu, à cet égard, de distinguer selon la nature de ces droits
et libertés et des obligations qui y correspondent, et par exemple suivant
que le respect du droit dont il s’agit implique une action positive ou une
simple abstention. Le caractère très général des termes employés à l’ar­
ticle 14 - «la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente
Convention doit être assurée » - le prouve d’ailleurs clairement.
10. Malgré le libellé très général de sa version française («sans dis­
tinction aucune»), l’article 14 n’interdit pas toute distinction de traite­
ment dans l’exercice des droits et libertés reconnus. Cette version doit se
lire à la lumière du texte, plus restrictif, de la version anglaise ( « without
discrimination ». ) (...). Il importe donc de rechercher les critères qui per­
mettent de déterminer si une distinction de traitement donnée, relative
bien entendu à l’exercice de l’un des droits et libertés reconnus, contre­
vient ou non à l’article 14. A ce sujet, la Cour suivant en cela les prin­
cipes qui se dégagent de la pratique judiciaire d’un grand nombre
d'États démocratiques, retient que l’égalité de traitement est violée si la
distinction manque de justification objective et raisonnable. L’existence
d’une pareille justification doit s’apprécier par rapport au but et aux
effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent
généralement dans les sociétés démocratiques. Une distinction de traite­
ment dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas
seulement poursuivre un but légitime: l’article 14 est également violé
lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable
de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
En recherchant si, dans un cas d’espèce, il y a eu ou non distinction
arbitraire, la Cour ne saurait ignorer les données de droit et de fait

8
caractérisant la vie de la société dans l’État qui, en qualité de Partie
contractante, répond de la mesure contestée. Ce faisant, elle ne saurait
se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle
perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de
garantie collective instaurée par la Convention. Les autorités nationales
demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées
dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne
porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la
Convention.
11. En l’espèce, la Cour relève que l’article 14, même combiné avec
l’article 2 du Protocole, n ’a pas pour effet de garantir aux enfants ou à
leurs parents le droit à une instruction dispensée dans la langue de leur
choix. L’objet de ces deux articles, combinés entre eux, est plus limité :
il consiste à faire assurer par chaque Partie contractante la jouissance du
droit à l’instruction à toute personne relevant de sa juridiction sans dis­
crimination fondée, par exemple, sur la langue. (...)

3. Stôgmüller c/ Autriche,
10 novembre 1969 (série A, n° 9)
D éten tio n provisoire.
D ro it d ’être tra d u it d ev an t u n juge
Faits : Durée d’une détention provisoire (deux ans).

Arrêt (Chambre) :
3. Dans son arrêt Neumeister du 27 juin 1968 (p. 37, § 5), la Cour a
jugé que « c’est essentiellement sur la base des motifs indiqués dans les
décisions relatives aux demandes de mise en liberté provisoire, ainsi que
des faits non controuvés indiqués par le requérant dans ses recours,
(qu’elle) est appelée à décider s’il y a eu ou non violation de la Conven­
tion ». Elle s’est prononcée dans le même sens dans son arrêt Wemhoff
du même jour (p. 24, § 12).
Le Gouvernement autrichien objecte que pareille méthode est
contraire à la Convention en tant qu’elle conduirait forcément à sou­
mettre au contrôle de la Cour la dernière décision interne relative au
maintien en détention.
La Cour ne croit pas l’objection fondée. Certes, ainsi qu’elle l’a cons­
taté dans l’arrêt Neumeister (p. 37, § 5), «il appartient aux autorités
judiciaires nationales de rechercher toutes les circonstances de nature à
faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une véritable exigence d’in­
térêt public justifiant une dérogation à la règle du respect de la liberté
individuelle». L’examen de l’observation de l’article 5, § 3, de la
Convention serait cependant vidé de son contenu s’il était interdit à la
Cour de vérifier librement, sur la base des circonstances relevées par les
juridictions internes et des faits non controuvés indiqués par le requé­
rant dans ses demandes et recours, si la prolongation de la détention
était raisonnable au sens de l’article 5, § 3.
4. La Cour ne souscrit pas davantage à la distinction proposée par le
gouvernement autrichien entre la durée de la détention et ses motifs, les-

9
quels devraient s’apprécier en fonction du seul § 1 cj de l’article 5 et
seraient étrangers à la notion de caractère « raisonnable » de la durée de
la détention, au sens du § 3 du même article.
Certes, le § 1 cj autorise l’arrestation et la détention d ’une personne
en vue d ’être conduite devant l’autorité judiciaire compétente, sur la
simple base de l’existence de «raisons plausibles de soupçonner» que
l’individu arrêté « a commis une infraction », et il est clair que la persis­
tance de tels soupçons est une condition sine qua non de la régularité du
maintien de l’intéressé en détention, sans qu’il faille rechercher si une
détention prolongée malgré la disparition des soupçons qui ont motivé
l’arrestation enfreint l’article 5, § 1 ou l’article 5, § 3, ou les deux dispo­
sitions réunies.
L ’article 5, § 3, implique cependant de toute évidence que la persistance
des soupçons ne suffit pas à justifier, au bout d ’un certain temps, une pro­
longation de la détention. Il exige que celle-ci ne dépasse pas un délai rai­
sonnable. Or, chacun reconnaît l’impossibilité de traduire cette notion en
un nombre fixe de jours, de semaines, de mois ou d ’années ou en des
durées variant suivant la gravité de l’infraction. Aussi la C our est-elle
nécessairement amenée, en examinant l’observation de l’article 5, § 3, à
rechercher et apprécier le caractère raisonnable des motifs qui ont déter­
miné les autorités judiciaires à décider, dans le cas qui lui est soumis, cette
grave dérogation aux principes de la liberté individuelle et de la présomp­
tion d ’innocence que constitue toute détention sans condam nation. Elle
prend en considération, à cet effet, les faits établis ressortant des décisions
desdites autorités et ceux non réfutés allégués par l’intéressé.
5. D ’autre part, la disposition de l’article 5, § 3, ne se confond pas
avec celle de l’article 6, § 1. Celle-ci s’étend à tous les justiciables et a
pour but de les protéger contre les lenteurs excessives de la procédure ;
en matière répressive, spécialement, elle vise à éviter qu’une personne
inculpée ne demeure trop longtemps dans l’incertitude de son sort.
L’article 5, § 3, lui, se rapporte aux seuls prévenus détenus. Il
implique q u ’une diligence particulière doit être apportée à la poursuite
de la procédure les concernant. A cet égard déjà, le délai raisonnable
mentionné dans cette disposition se distingue de celui prévu à l’article 6.
D ’autre part, même si la longueur de l’instruction ne prête pas à cri­
tique, celle de la détention ne saurait excéder un laps de temps qui soit
raisonnable.
L’article 5, § 3, apparaît ainsi comme une disposition indépendante
qui produit ses effets propres quels qu’aient pu être les faits qui ont
motivé l’arrestation ou les circonstances qui ont causé la longueur de
l’instruction. La Cour ne peut, dès lors, attribuer une im portance déter­
minante à certains des faits débattus entre les com parants, tels le point
de savoir si les juges d ’instruction sont en Autriche en nombre suffisant
ou si le mode de répartition des affaires permet d ’éviter que certains
d ’entre eux ne soient trop absorbés pour expédier à une vitesse satisfai­
sante les dossiers dont ils sont chargés.
13. Pour justifier le maintien en détention du requérant, les autorités
autrichiennes compétentes ont avancé deux raisons : le danger de répéti­
tion des infractions et le danger de fuite.

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14. (...). Dès lors, la Cour estime que l’existence d’un danger de répé­
tition des infractions ne pouvait être retenue dans les circonstances de la
cause.
15. (...) Dans ces conditions, la Cour estime que tout au moins à par­
tir de cette date (à laquelle le requérant a offert de fournir une caution),
le danger de fuite ne suffisait pas à justifier le maintien en détention de
Stôgmüller. (...).

4. Delcourt c/ Belgique,
17 janvier 1970 (série A, n° 11)
D ro it à un procès équitable. Egalité des arm es
Faits: Présence d’un avocat général au délibéré de la Cour de
cassation.

Arrêt (Chambre) :
25. (...). Les décisions judiciaires touchent toujours des personnes. En
matière pénale, spécialement, prévenus et accusés ne s’effacent pas de la
scène quand la sentence des juges du fond donne lieu à un pourvoi. Bien
qu’il doive seulement confirmer ou annuler cette sentence, et non la
réformer ou s’y substituer, un arrêt de la Cour de cassation peut rejaillir
à des degrés divers sur la situation juridique de l’intéressé. (...).
Au surplus, le mot « bien-fondé », figurant dans la version française de
l’article 6, § 1, vise non seulement le bien-fondé de l’accusation en fait,
mais aussi son bien-fondé en droit. Or, le contrôle de légalité auquel se
livre la Cour de cassation peut l’amener à conclure que les juridictions
inférieures, en examinant et jugeant les faits qui se trouvent à la base d’une
accusation, ont violé soit la loi pénale, soit les formes de procédure sub­
stantielles ou prescrites à peine de nullité (...); au moins dans la première
hypothèse, l’accusation se révèle sans conteste mal fondée. (...)
La Cour constate d’ailleurs que le texte anglais de l’article 6 ne
contient pas l’équivalent du mot « bien-fondé » : il utilise l’expression,
beaucoup plus large, de “determination o f any criminal charge ” ( « déci­
sion sur toute accusation en matière pénale»). Or, une accusation
pénale n’est pas vraiment “determined’> aussi longtemps que le verdict
d’acquittement ou de condamnation n’est pas définitif. La procédure
pénale forme un tout et doit, normalement, s’achever par une décision
exécutoire. L’instance de cassation en constitue une phase particulière
dont l’importance peut se révéler capitale pour l’accusé. Partant, on
concevrait mal qu’elle échappe à l’empire de l’article 6, § 1.
Certes, l’article 6 de la Convention n’astreint pas les Etats contrac­
tants à créer des cours d’appel ou de cassation. Néanmoins, un Etat qui
se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que
les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de
l’article 6 (...). De graves conséquences risqueraient de découler de la
solution contraire ; le Délégué principal de la Commission les a signalées
avec raison et la Cour ne saurait les perdre de vue. Dans une société
démocratique au sens de la Convention, le droit à une bonne adminis­
tration de la justice occupe une place si éminente qu’une interprétation

11
restrictive de l’article 6, § 1 ne correspondrait pas au but et à l’objet de
cette disposition (...).
26. L’article 6, § 1 s’applique donc bien à la procédure de cassation.
La manière dont il s’y applique dépend toutefois à l’évidence des parti­
cularités de cette procédure. (...)
28. En développant leurs thèses respectives, Commission et Gouverne­
ment se sont placés pour l’essentiel sur le terrain du principe dit de 1’ « éga­
lité des armes ». La Cour examinera cependant le problème à la lumière de
l’ensemble du § 1 de l’article 6. En effet, le principe de l’égalité des armes
n ’épuise pas le contenu de ce paragraphe ; il ne constitue qu’un aspect de
la notion plus large de procès équitable devant un tribunal indépendant et
impartial (cf. l’arrêt Neumeister du 27 juin 1968, En Droit, § 22).
30. (...) Et l’on conçoit qu’ils (les justiciables) puissent éprouver une
impression d’inégalité si, après avoir entendu un membre du parquet de
cassation conclure dans un sens défavorable à leur thèse à l’issue de l’au­
dience publique, ils le voient se retirer avec les magistrats du siège afin
d’assister au délibéré dans le secret de la chambre du conseil. (...)
31. Les considérations qui précèdent ont une certaine importance
qu’il ne faut pas sous-estimer. Si l’on se réfère à l’adage "justice must not
only be done ; it must also be seen to be done ”, elles permettent de douter
que le système litigieux soit très heureux. Elles ne suffisent cependant
pas à établir l’existence d’une atteinte au droit à un procès équitable. En
regardant au-delà des apparences, la Cour n’aperçoit aucune réalité
contraire à ce droit.
34. Même en l’absence de partie poursuivante, il est vrai, un procès ne
serait pas équitable s’il se déroulait dans des conditions de nature à placer
injustement un accusé dans une situation désavantageuse. Un examen
attentif de la législation litigieuse, telle qu’elle est appliquée dans la pra­
tique, ne révèle cependant aucun résultat de ce genre. Le ministère public
de la Cour de cassation est en somme un auxiliaire et un conseiller de la
Cour ; il exerce une fonction parajudiciaire. Par les avis qu’il exprime en
son âme et conscience, il aide la Cour à contrôler la légalité des décisions
attaquées et à assurer l’unité de la jurisprudence. (...)
35. Quant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour de cassation
elle-même, elles ne sauraient elles non plus souffrir de la présence d ’un
membre du parquet au délibéré puisque, comme on l’a vu, le procureur
général lui aussi est indépendant et impartial.

5. De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique,


18 juin 1971 (série A, n° 12)
Droit à la liberté et à la sûreté.
Droit d’introduire un recours. «Tribunal»
Faits: Internement de vagabonds.

Arrêt (Cour plénière) :


47. (...) Suivant cette disposition (art. 45), ainsi que la Cour l’a
déclaré dans son arrêt du 9 février 1967 (affaire « linguistique », série A,
p. 18), « la base de la compétence ratione materiae de la Cour est établie

12
lorsque l’affaire dont il s’agit a trait à une question d’interprétation ou
d’application de la Convention ».
48. Le membre de phrase «affaires concernant l’interprétation et
l’application de la (...) Convention», qui figure à l’article 45, est remar­
quable par son ampleur. La portée tout à fait générale qu’il faut lui attri­
buer se trouve confirmée par la version anglaise du § 1 de l’article 46,
laquelle s’exprime en termes encore plus larges ( « all matters » ) que
l’article 45 ( « ail cases » ).
49. A la vérité, il ressort de l’article 45 que la Cour ne peut exercer sa
compétence qu’à l’égard des affaires dont elle est régulièrement saisie et
son contrôle doit nécessairement porter d’abord sur le respect des condi­
tions définies aux articles 47 et 48. Une fois régulièrement saisie, la Cour
jouit pourtant de la plénitude de juridiction et peut donc connaître de
toutes les questions de fait et de droit qui se poseront au cours de l’exa­
men de l’affaire.
50. On ne voit pas, dès lors, comment les questions d’interprétation
et d’application de l’article 26 soulevées devant la Cour pendant l’exa­
men d’une affaire, échapperaient à sa juridiction. La chose se conçoit
d’autant moins que la règle de l’épuisement des voies de recours internes
délimite le domaine dans lequel les États contractants ont consenti à
répondre des manquements qui leur sont reprochés devant les organes
de la Convention, et que la Cour doit assurer l’observation des disposi­
tions y relatives aussi bien que le respect des droits et libertés individuels
garantis par la Convention et les Protocoles.
La règle de l’épuisement des voies de recours, qui dispense les États
de répondre de leurs actes devant un organe international avant d’avoir
eu l’occasion d’y remédier dans leur ordre juridique interne, compte
d’ailleurs parmi les principes de droit international généralement recon­
nus, auxquels l’article 26 renvoie expressément.
Quant au délai de six mois, il découle d’une clause spéciale de la
Convention et constitue un facteur de sécurité juridique.
51. Cette conclusion n’est aucunement infirmée par les pouvoirs que
l’article 27 de la Convention attribue à la Commission en ce qui
concerne la recevabilité des requêtes. La tâche que cet article assigne à
la Commission est une tâche de filtrage: la Commission retient les
requêtes ou ne les retient pas. Ses décisions de rejeter une requête qu’elle
considère comme irrecevable sont sans recours, comme le sont du reste
aussi celles par lesquelles elle retient une requête; elles sont prises en
toute indépendance (...). La décision de retenir une affaire a pour effet
d’amener la Commission à s’acquitter des fonctions définies aux arti­
cles 28 à 31 de la Convention et de permettre la saisine éventuelle de la
Cour, mais elle ne lie pas la Cour, pas plus que ne la lie l’avis formulé
par la Commission, dans son rapport final, « sur le point de savoir si les
faits constatés révèlent, de la part de l’État intéressé, une violation des
obligations qui lui incombent aux termes de la Convention» (art. 31).
52. Par ces motifs, la Cour s’estime compétente pour connaître des
questions de non-épuisement et de tardiveté soulevées en l’espèce.
60. La Cour rappelle que selon le droit international, auquel l’article 26
renvoie expressément, la règle de l’épuisement n’impose 1exercice des

13
recours que pour autant qu’il en existe qui soient accessibles aux intéressés
et adéquats, c’est-à-dire de nature à porter remède à leurs griefs.
65. (...) Enfin et surtout, le droit à la liberté revêt une trop grande
importance dans une «société démocratique», au sens de la Conven­
tion, pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de celle-ci
du seul fait qu’elle se constitue prisonnière. Une détention pourrait
enfreindre l’article 5 quand bien même l’individu dont il s’agit l’aurait
acceptée. Dans une matière qui relève de l’ordre public au sein du
Conseil de l’Europe, un contrôle scrupuleux, de la part des organes de
la Convention, de toute mesure pouvant porter atteinte aux droits et
libertés garantis, est commandée dans tous les cas. (...).
76. De prime abord, le libellé de l’article 5, § 4 pourrait donner à penser
qu’il reconnaît au détenu le droit de faire toujours contrôler par un tribu­
nal la légalité d’une décision antérieure qui l’a privé de sa liberté. (...).
D’ailleurs, il est clair que l’article 5, § 4 a pour but d’assurer aux individus
arrêtés ou détenus le droit à une vérification juridictionnelle de la légalité
de la mesure ainsi prise à leur égard ; le mot « tribunal » ( « court » )
y figure au singulier et non au pluriel. Si la décision privative de liberté
émane d’un organe administratif, l’article 5, § 4 astreint sans nul doute les
Etats à ouvrir au détenu un recours auprès d’un tribunal, mais rien n’in­
dique qu’il en aille de même quand elle est rendue par un tribunal statuant
à l’issue d’une procédure judiciaire. Dans cette dernière hypothèse, le
contrôle voulu par l’article 5, § 4 se trouve incorporé à la décision ; tel est le
cas, par exemple, d’une « condamnation » à l’emprisonnement prononcée
par un « tribunal compétent » (art. 5,§ 1 a) delà Convention). (...).
Il ressort cependant du but et de l’objet de l’article 5, ainsi que des
propres termes du § 4 (« recours », « proceedings » ), que pour constituer
un tel « tribunal » un organe doit offrir les garanties fondamentales de
procédure appliquées en matière de privation de liberté. Si la procédure
de l’organe compétent ne les fournit pas, on ne saurait dispenser l’État
de mettre à la disposition de l’intéressé une seconde autorité qui s’en­
toure, elle, de toutes les garanties d’une procédure judiciaire.
En définitive, la Cour estime que l’article 5, § 4 se contente de l’inter­
vention d’un organe unique, mais à condition que la procédure suivie ait
un caractère judiciaire et donne à l’individu en cause des garanties adap­
tées à la nature de la privation de liberté dont il s’agit.
78. A la vérité, la Convention emploie le mot «tribunal» dans plu­
sieurs de ses articles. Elle s’en sert pour désigner l’un des éléments cons­
titutifs de la garantie accordée à l’individu par la disposition en cause
(cf, outre l’article 5, § 4, les articles 2, § 1 ; 5, § 1 al. a) et b), et 6, § 1).
Il s’agit toujours, dans ces cas divers, d’organes présentant non seule­
ment des traits fondamentaux communs, au premier rang desquels se
place l’indépendance par rapport à l’exécutif et aux parties (...), mais
encore les garanties d’une procédure judiciaire. Les modalités de la pro­
cédure voulue par la Convention ne doivent cependant pas nécessaire­
ment être identiques dans chacun des cas où celle-ci requiert l’interven­
tion d’un tribunal. Pour trancher la question de savoir si une procédure
offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière
des circonstances dans lesquelles elle se déroule. (...).

14
6. Golder c/ Royaume-Uni,
21 février 1975 (série A, n° 18)
D ro it à un procès équitable. « D ro it à un trib u n a l»
Faits: Refus opposé à un détenu de consulter un avocat afin d’intro­
duire une action en dommages et intérêts du chef de diffamation contre
un gardien.

Arrêt (Cour plénière) :


28. (...) D ’autre part, l’article 6, § 1 ne proclame pas en termes exprès
un droit d’accès aux tribunaux. Il énonce des droits distincts mais déri­
vant de la même idée fondamentale et qui, réunis, constituent un droit
unique dont il ne donne pas la définition précise au sens étroit de ces
mots. Il incombe à la Cour de rechercher, par voie d’interprétation, si
l’accès aux tribunaux constitue un élément ou aspect de ce droit.
29. Les thèses présentées à la Cour ont porté d’abord sur la méthode
à suivre pour l’interprétation de la Convention et en particulier de l’ar­
ticle 6, § 1. La Cour est disposée à considérer, avec le gouvernement et
la Commission, qu’il y a heu pour elle de s’inspirer des articles 31 à 33
de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités.
Cette convention n’est pas encore en vigueur et elle précise, en son
article 4, qu’elle ne rétroagira pas, mais ses articles 31 à 33 énoncent
pour l’essentiel des règles de droit international communément admises
et auxquelles la Cour a déjà recouru. A ce titre, ils entrent en ligne de
compte pour l’interprétation de la Convention européenne sous réserve,
le cas échéant, de « toute règle pertinente de l’organisation » au sein de
laquelle elle a été adoptée, le Conseil de l’Europe (art. 5 de la Conven­
tion de Vienne).
30. Tel que le prévoit la «règle générale» de l’article 31 de la
Convention de Vienne, le processus d’interprétation d’un traité forme
un tout, une seule opération complexe; ladite règle, étroitement inté­
grée, place sur le même pied les divers éléments qu’énumèrent les quatre
paragraphes de l’article.
31. Les termes de l’article 6, § 1 de la Convention européenne, lus
dans leur contexte, donnent à penser que ce droit figure parmi les garan­
ties reconnues. (...)
34. Ainsi que le précise l’article 31, § 2 de la Convention de Vienne, le
préambule d’un traité forme partie intégrante du contexte. En outre, il
offre d’ordinaire une grande utilité pour la détermination de 1’ « objet »
et du « but » de l’instrument à interpréter. En l’espèce, le passage le plus
significatif du préambule de la Convention européenne est celui où les
gouvernements signataires s’affirment « résolus, en tant que gouverne­
ments d’États européens animés d’un même esprit et possédant un patri­
moine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la
liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures pro­
pres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans
la Déclaration universelle» du 10 décembre 1948. (...). Si les gouverne­
ments signataires ont décidé de « prendre les premières mesures propres
à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la

15
Déclaration universelle», c’est en raison notamment de leur attache­
ment sincère à la prééminence du droit. Il paraît à la fois naturel et
conforme au principe de la bonne foi (art. 31, § 1 de la Convention de
Vienne) d’avoir égard à ce motif, hautement proclamé, en interprétant
les termes de l’article 6, § 1 dans leur contexte et à la lumière de l’objet
et du but de la Convention.
Il en est d’autant plus ainsi que le Statut du Conseil de l’Europe,
organisation dont est membre chacun des Etats parties à la Convention
(art. 66 de celle-ci), se réfère à deux reprises à la prééminence du droit :
une première fois dans le préambule, où les gouvernements signataires
proclament leur inébranlable attachement à ce principe, et une seconde
fois dans l’article 3, aux termes duquel «tout Membre du Conseil (...)
reconnaît le principe de la prééminence du droit (...)».
Or en matière civile la prééminence du droit ne se conçoit guère sans
la possibilité d’accéder aux tribunaux.
35. En son § 3 c / l’article 31 de la Convention de Vienne invite à
tenir compte, en même temps que du contexte, «de toute règle perti­
nente de droit international applicable dans les relations entre les par­
ties ». Parmi ces règles figurent des principes généraux de droit, notam ­
ment des «principes généraux de droit reconnus par les nations
civilisées » (art. 38, § l e du Statut de la Cour internationale de jus­
tice) ;(...).
Le principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir être por­
tée devant un juge compte au nombre des principes fondamentaux de
droit universellement reconnus ; il en va de même du principe de droit
international qui prohibe le déni de justice. L’article 6, § 1 doit se lire à
leur lumière.
Si ce texte passait pour concerner exclusivement le déroulement
d’une instance déjà engagée devant un tribunal, un État contractant
pourrait, sans l’enfreindre, supprimer ses juridictions ou soustraire à
leur compétence le règlement de certaines catégories de différends de
caractère civil pour le confier à des organes dépendant du gouverne­
ment. Pareilles hypothèses, inséparables d’un risque d’arbitraire,
conduirait à de graves conséquences contraires auxdits principes et que
la Cour ne saurait perdre de vue (...).
Aux yeux de la Cour, on ne comprendrait pas que l’article 6, § 1
décrive en détail les garanties de procédure accordées aux parties à une
action civile en cours et qu’il ne protège pas d ’abord ce qui seul permet
d’en bénéficier en réalité : l’accès au juge. Équité, publicité et célérité du
procès n’offrent point d ’intérêt en l’absence de procès.
36. De l’ensemble des considérations qui précèdent, il ressort que le
droit d’accès constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’ar­
ticle 6, § 1. Il ne s’agit pas là d’une interprétation extensive de nature à
imposer aux Etats contractants de nouvelles obligations : elle se fonde
sur les termes mêmes de la première phrase de l’article 6, § 1, lue dans
son contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce traité norm atif
qu’est la Convention (...), ainsi que de principes généraux de droit.
La Cour arrive ainsi, sans devoir recourir à des «moyens complé­
mentaires d ’interprétation » au sens de l’article 32 de la Convention de

16
Vienne, à la conclusion que l’article 6, § 1 garantit à chacun le droit à ce
qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et
obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le «droit à un tribu­
nal», dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en
matière civile, ne constitue qu'un aspect. A cela s’ajoutent les garanties
prescrites par l’article 6, § 1 quant à l’organisation et à la composition
du tribunal et quant au déroulement de l’instance. Le tout forme en bref
le droit à un procès équitable ; la Cour n ’a pas à rechercher en l’espèce
si et dans quelle mesure l’article 6, § 1 exige en outre une décision sur le
fond même de la contestation (« décidera », « determination » ).
40. (...) Dans ces conditions, Golder pouvait légitimement vouloir
prendre contact avec un avocat afin de s’adresser à une juridiction. Le
ministre n’avait pas à apprécier lui-même les chances de succès de l’ac­
tion envisagée ; il appartenait à un tribunal indépendant et impartial de
décider éventuellement. En répondant qu’il ne croyait pas devoir accor­
der la permission sollicitée, le ministre a méconnu dans la personne du
requérant le droit de saisir un tribunal, tel que le garantit l’article 6, § 1.

7. Syndicat national de la police belge c/ Belgique,


27 octobre 1975 (série A, n° 19)
Liberté syndicale. Droit à la consultation syndicale
Faits: Syndicat jugé insuffisamment représentatif et exclu de la
consultation syndicale prévue par la législation belge.

Arrêt (Cour plénière) :


38. La Cour relève que l’article 11, § 1 présente la liberté syndicale
comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association ; il
ne garantit pas aux syndicats, ni à leurs membres, un traitement précis
de la part de l’État et notamment le droit d ’être consultés par lui. Non
seulement ce dernier droit ne se trouve pas mentionné à l’article 11, § 1,
mais on ne saurait affirmer que les États contractants le consacrent tous
en principe dans leur législation et leur pratique internes, ni qu’il soit
indispensable à l’exercice efficace de la liberté syndicale. Partant, il ne
constitue pas un élément nécessairement inhérent à un droit garanti par
la Convention, en quoi il diffère du « droit à un tribunal » inclus dans
l’article 6 (...). Au demeurant, les questions touchant aux syndicats ont
été traitées en détail dans une autre convention élaborée elle aussi dans
le cadre du Conseil de l’Europe, la Charte sociale du 18 octobre 1961.
L’article 6, § 1 de cet instrument oblige les États contractants « à favori­
ser la consultation paritaire entre travailleurs et employeurs ». La pru­
dence des termes utilisés montre que la Charte ne reconnaît pas un véri­
table droit à la consultation ; d ’après l’article 20 un État la ratifiant peut
du reste ne pas assumer l’engagement qui résulte de l’article 6, § 1. Dès
lors, on ne conçoit pas qu’un tel droit découle implicitement de l’ar­
ticle 11, § 1 de la Convention de 1950; ce serait d ’ailleurs admettre que
la Charte de 1961 marque à cet égard un recul.
39. La Cour ne souscrit pas pour autant à la thèse de la minorité de
la Commission, qui qualifie de redondants les mots « pour la défense de

17
ses intérêts ». Ces mots, indiquant clairement un but, montrent que la
Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des
adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les
États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la
conduite et le développement. De l’avis de la Cour, il s’ensuit qu’en vue
de la défense de leurs intérêts les membres d ’un syndicat ont droit à ce
qu’il soit entendu. Assurément, l’article 11, § 1 laisse à chaque État le
choix des moyens à employer à cette fin ; la consultation en constitue
un, mais il y en a d’autres. Ce qu’exige la Convention, c’est que la légis­
lation nationale permette aux syndicats, selon des modalités non
contraires à l’article 11, de lutter pour la défense des intérêts de leurs
membres.

8. Engel et autres c/ Pays-Bas,


8 juin 1976 (série A, n° 22)
Droit à la liberté et à la sûreté.
Droit à la non-discrimination.
Droit à un procès équitable. « Matière pénale »
Faits: Sanctions pour infractions à la discipline militaire infligées à
des appelés du contingent.

Arrêt (Cour plénière) :


57. (...) La discipline militaire ne sort pas pour autant du domaine de
l’article 5, § 1. Non seulement ce texte doit se lire à la lumière des arti­
cles 1 et 14 (...), mais la liste des privations de liberté qu’il énumère revêt
un caractère exhaustif dont témoignent les mots « sauf dans les cas sui­
vants ». Une sanction ou mesure disciplinaire peut par conséquent violer
l’article 5, § 1 ; (...).
58. En proclamant le « droit à la liberté », le § 1 de l’article 5 vise la
liberté individuelle dans son acception classique, c’est-à-dire la liberté
physique de la personne. Il a pour but d’assurer que nul n’en soit
dépouillé de manière arbitraire ; ainsi que l’ont relevé gouvernement et
Commission, il ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de cir­
culer (art. 2 du Protocole 4). Cela ressort à la fois de l’emploi des termes
« privé de sa liberté », « arrestation » et « détention », qui figurent égale­
ment aux § 2 à 5, et d ’une comparaison entre l’article 5 et les autres dis­
positions normatives de la Convention et des Protocoles.
59. Pour établir si quelqu’un se trouve «privé de sa liberté» au sens
de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète. (...). Une sanction ou
mesure disciplinaire qui s’analyserait sans conteste en une privation de
liberté si on l’appliquait à un civil peut ne pas en avoir le caractère si on
l’inflige à un militaire. Elle n’échappe cependant pas à l’article 5 quand
elle se traduit par des restrictions s’écartant nettement des conditions
normales de la vie au sein des forces armées des États contractants. Pour
savoir s’il en est ainsi, il y a lieu de tenir compte d’un ensemble d ’élé­
ments tels que la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution
de la sanction ou mesure considérée.

18
68. En son alinéa a), l’article 5, § 1 autorise la détention « régulière »
d’un individu «après condamnation par un tribunal compétent».
La Cour relève (...) que ce texte ne distingue pas selon le caractère
juridique de l’infraction dont une personne a été déclarée coupable. Il
s’applique à toute « condamnation » privative de liberté prononcée par
un «tribunal», que le droit interne de l’État en cause la qualifie de
pénale ou de disciplinaire. (...).
72. (...). Une distinction fondée sur le grade peut se heurter à l’ar­
ticle 14. La liste que renferme ce texte revêt un caractère indicatif, et non
limitatif, dont témoigne l’adverbe «notamment» (en anglais « any
ground such as »); le mot « situation » (en anglais « status » ) se révèle du
reste assez large pour comprendre le grade. En outre, une distinction
concernant les modalités d’exécution d’une sanction ou mesure privative
de liberté n’échappe pas de ce fait à l’empire de l’article 14, car elle ne
manque pas de se répercuter sur la manière dont est «assurée» la
«jouissance» du droit consacré par l’article 5, § 1. (...).
79. (...) Amenée ainsi à s’interroger sur l’applicabilité de l’article 6 en
l’espèce, la Cour examinera d’abord si lesdites procédures concernaient
des « accusations en matière pénale » au sens de ce texte : quoique disci­
plinaires d’après la législation néerlandaise, elles tendaient à réprimer au
moyen de sanctions des manquements reprochés aux requérants, objec­
tif analogue au but général du droit pénal.
81. (...) La Convention permet sans nul doute aux États, dans l’ac­
complissement de leur rôle de gardiens de l’intérêt public, de maintenir
ou établir une distinction entre droit pénal et droit disciplinaire ainsi
que d’en fixer le tracé, mais seulement sous certaines conditions. Elle les
laisse libres d’ériger en infraction pénale une action ou omission ne
constituant pas l’exercice normal de l’un des droits qu’elle protège ; cela
ressort, spécialement, de son article 7. Pareil choix, qui a pour effet de
rendre applicables les articles 6 et 7, échappe en principe au contrôle de
la Cour.
Le choix inverse, lui, obéit à des règles plus strictes. Si les Etats
contractants pouvaient à leur guise qualifier une infraction de discipli­
naire plutôt que de pénale, ou poursuivre l’auteur d’une infraction
« mixte » sur le plan disciplinaire de préférence à la voie pénale, le jeu
des clauses fondamentales des articles 6 et 7 se trouverait subordonné à
leur volonté souveraine. Une latitude aussi étendue risquerait de
conduire à des résultats incompatibles avec le but et l’objet de la
Convention. La Cour a donc compétence pour s’assurer, sur le terrain
de l’article 6 et en dehors même des articles 17 et 18, que le disciplinaire
n’empiète pas indûment sur le pénal.
En résumé 1’ « autonomie » de la notion de « matière pénale » opère
pour ainsi dire à sens unique.
82. Dès lors, la Cour doit préciser, en se limitant au domaine du ser­
vice militaire, comment elle vérifiera si une «accusation» donnée, à
laquelle l’État en cause attribue - comme en l’espèce - un caractère dis­
ciplinaire, relève néanmoins de la « matière pénale » telle que l’entend
l’article 6.
A ce sujet, il importe d’abord de savoir si le ou les textes définissant

19
l’infraction incriminée appartiennent, d’après la technique juridique de
l’État défendeur, au droit pénal, au droit disciplinaire ou aux deux à la
fois. Il s’agit cependant là d’un simple point de départ. L’indication qu’il
fournit n’a qu’une valeur formelle et relative; il faut l’examiner à la
lumière du dénominateur commun aux législations respectives des
divers États contractants.
La nature même de l’infraction représente un élément d’appréciation
d’un plus grand poids. (...).
(...) Il (le contrôle de la Cour) se révélerait en général illusoire s’il ne
prenait pas également en considération le degré de sévérité de la sanc­
tion que risque de subir l’intéressé. Dans une société attachée à la pré­
éminence du droit, ressortissent à la « matière pénale » les privations de
liberté susceptibles d’être infligées à titre répressif, hormis celles qui par
leur nature, leur durée ou leurs modalités d’exécution ne sauraient cau­
ser un préjudice important. Ainsi le veulent la gravité de l’enjeu, les tra­
ditions des États contractants et la valeur que la Convention attribue au
respect de la liberté physique de la personne (...).
83. C’est en se fondant sur ces critères que la Cour recherchera si les
requérants, ou certains d’entre eux, ont fait l’objet d’une « accusation en
matière pénale » au sens de l’article 6, § 1.

9. Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c/ Danemark,


7 décembre 1976 (série A, n° 23)
Droit des parents au respect de leurs convictions
en matière d’éducation
Faits: Les requérants, ayant des enfants d’âge scolaire s’oppose à
l’éducation sexuelle obligatoire introduite par «la loi de 1970» dans les
écoles primaires publiques.
Arrêt (Chambre) :
50. (...) Or la seconde phrase de l’article 2 s’impose aux États
contractants dans l’exercice de l’ensemble « des fonctions » - en anglais
« any functions » - dont ils se chargent en matière d’éducation et d’en­
seignement, y compris celle qui consiste à organiser et financer un ensei­
gnement public. En outre, la seconde phrase de l’article 2 doit se lire en
combinaison avec la première qui consacre le droit de chacun à l’ins­
truction. C’est sur ce droit fondamental que se greffe le droit des parents
au respect de leurs convictions religieuses et philosophiques, et la pre­
mière phrase ne distingue pas plus que la seconde entre l’enseignement
public et l’enseignement privé. (...).
La seconde phrase de l’article 2 vise en somme à sauvegarder la pos­
sibilité d’un pluralisme éducatif, essentielle à la préservation de la
« société démocratique » telle que la conçoit la Convention. En raison
du poids de l’État moderne, c’est surtout par l’enseignement public que
doit se réaliser ce dessein. La Cour arrive donc, avec la Commission
unanime, à la conclusion que les écoles publiques danoises n’échappent
pas à l’empire du Protocole n° 1. (...).
51. (...). L’article 2, qui vaut pour chacune des fonctions de l’État

20
dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement ne permet pas de
distinguer entre l’instruction religieuse et les autres disciplines. C ’est
dans l’ensemble du programme de l’enseignement public qu’il prescrit à
l’État de respecter les convictions, tant religieuses que philosophiques,
des parents.
52. Ainsi que l’indique sa structure même, l’article 2 forme un tout
que domine sa première phrase. (...). Sur ce droit fondamental à l’ins­
truction se greffe le droit énoncé par la seconde phrase de l’article 2 (§ 50
ci-dessus). C’est en s’acquittant d ’un devoir naturel envers leurs enfants,
dont il leur incombe en priorité d ’« assurer (l’)éducation et (l’)enseigne-
ment», que les parents peuvent exiger de l’État le respect de leurs
convictions religieuses et philosophiques. Leur droit correspond à une
responsabilité étroitement liée à la jouissance et à l’exercice du droit à
l’instruction. (...).
53. Du paragraphe précédent, il résulte d’abord que la définition et
l’aménagement du programme des études relèvent en principe de la
compétence des États contractants. Il s’agit, dans une large mesure, d ’un
problème d’opportunité sur lequel la Cour n ’a pas à se prononcer et
dont la solution peut légitimement varier selon les pays et les époques.
En particulier, la seconde phrase de l’article 2 du Protocole n’empêche
pas les États de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informa­
tions ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux
ou philosophique. Elle n’autorise pas même les parents à s’opposer à
l’intégration de pareil enseignement ou éducation dans le programme
scolaire, sans quoi tout enseignement institutionnalisé courrait le risque
de se révéler impraticable. (...).
La seconde phrase de l’article 2 implique en revanche que l’État, en
s’acquittant des fonctions assumées par lui en matière d’éducation et
d ’enseignement, veille à ce que les informations ou connaissances figu­
rant au programme soient diffusées de manière objective, critique et plu­
raliste. Elle lui interdit de poursuivre un but d’endoctrinement qui
puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses
et philosophiques des parents. Là se place la limite à ne pas dépasser.
Une telle interprétation se concilie à la fois avec la première phrase de
l’article 2 du Protocole, avec les articles 8 à 10 de la Convention et avec
l’esprit général de celle-ci, destinée à sauvegarder et promouvoir les
idéaux et valeurs d ’une société démocratique.

10. Handyside c/ Royaume-Uni,


7 décembre 1976 (série A, n° 24)
Liberté d’expression
Faits : Saisie et confiscation d ’un livre destiné aux « écoliers » jugé
obscène et condamnation de l’éditeur à une amende.

Arrêt (Cour plénière) :


48. La Cour relève que le mécanisme de sauvegarde instauré par la
Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes
nationaux de garantie des droits de l’homme (...). La Convention confie

21
en premier lieu à chacun des États contractants le soin d’assurer la jouis­
sance des droits et libertés qu’elle consacre. Les institutions créées par
elle y contribuent de leur côté, mais elles n ’entrent en jeu que par la voie
contentieuse et après épuisement des voies de recours internes (art. 26).
Ces constatations valent, entre autres, pour l’article 10, § 2. Èn parti­
culier, on ne peut dégager du droit interne des divers États contractants
une notion européenne uniforme de la « morale ». L’idée que leurs lois
respectives se font des exigences de cette dernière varie dans le temps et
l’espace, spécialement à notre époque caractérisée par une évolution
rapide et profonde des opinions en la matière. Grâce à leurs contacts
directs et constants avec les forces vives de leur pays, les autorités de
l’État se trouvent en principe mieux placées que le juge international
pour se prononcer sur le contenu précis de ces exigences comme sur la
« nécessité » d’une « restriction » ou « sanction » destinée à y répondre.
La Cour note à cette occasion que si l’adjectif « nécessaire », au sens de
l’article 10, § 2, n’est pas synonyme d’« indispensable » (comp., aux
art. 2, § 2 et 6, § 1, les mots « absolument nécessaire » et « strictement
nécessaire» et, à l’art. 15, § 1, le membre de phrase «dans la stricte
mesure où la situation l’exige»), il n’a pas non plus la souplesse de
termes tels qu’ « admissible », « normal » (comp. l’art. 4, § 3), « utile »
(comp. le premier alinéa de l’art. 1 du Protocole 1), «raisonnable»
(comp. les art. 5, § 3 et 6, § 1) ou «opportun». Il n’en appartient pas
moins aux autorités nationales de juger, au premier chef, de la réalité du
besoin social impérieux qu’implique en l’occurrence le concept de
« nécessité ».
Dès lors, l’article 10, § 2 réserve aux États contractants une marge
d’appréciation. Il l’accorde à la fois au législateur national («prévues
par la loi » ) et aux organes, notamment judiciaires, appelés à interpréter
et appliquer les lois en vigueur (...).
49. L’article 10, § 2 n ’attribue pas pour autant aux États contractants
un pouvoir d’appréciation illimité. Chargée, avec la Commission, d ’as­
surer le respect de leurs engagements (art. 19), la Cour a compétence
pour statuer par un arrêt défmitif sur le point de savoir si une « restric­
tion » ou « sanction » se concilie avec la liberté d ’expression telle que la
protège l’article 10. La marge nationale d’appréciation va donc de pair
avec un contrôle européen. Celui-ci concerne à la fois la finalité de la
mesure litigieuse et sa « nécessité ». Il porte tant sur la loi de base que
sur la décision l’appliquant, même quand elle émane d’une juridiction
indépendante. A cet égard, la Cour se réfère à l’article 50 de la Conven­
tion («décision prise ou (...) mesure ordonnée par une autorité judi­
ciaire ou toute autre autorité» ) ainsi qu’à sa propre jurisprudence (arrêt
Engel et autres du 8 juin 1976, série A, n° 22, p. 41-42, § 100).
Son rôle de surveillance commande à la Cour de prêter une extrême
attention aux principes propres à une «société démocratique». La
liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels de pareille
société, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épa­
nouissement de chacun. Sous réserve du § 2 de l’article 10, elle vaut non
seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur
ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour

22
celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quel­
conque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et
1esprit d ouverture sans lesquels il n ’est pas de « société démocratique ».
Il en découle notamment que toute « formalité », « condition », « restric­
tion » ou « sanction » imposée en la matière doit être proportionnée au
but légitime poursuivi.
D ’un autre côté, quiconque exerce sa liberté d’expression assume
«des devoirs et des responsabilités» dont l’étendue dépend de sa situa­
tion et du procédé technique utilisé. En recherchant, comme en l’espèce,
si des « restrictions » ou « sanctions » tendaient à la « protection de la
m orale» qui les rendait «nécessaires» dans une «société démocra­
tique », la Cour ne saurait faire abstraction des « devoirs » et « responsa­
bilités » de l’intéressé.
50. Dès lors, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juri­
dictions internes compétentes, mais d’apprécier sous l’angle de l’ar­
ticle 10 les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir
d’appréciation.
Son contrôle se révélerait cependant en général illusoire si elle se bor­
nait à examiner ces décisions isolément; elle doit les envisager à la
lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la publication dont il s’agit
et les arguments et moyens de preuve invoqués par le requérant dans
l’ordre juridique interne puis sur le plan international. Il incombe à la
Cour de déterminer, sur la base des divers éléments en sa possession, si
les motifs donnés par les autorités nationales pour justifier les mesures
concrètes d’« ingérence » qu’elles adoptent sont pertinents et suffisants
au regard de l’article 10, § 2 (...).

11. Irlande c/ Royaume-Uni,


18 janvier 1978 (série A, n° 25)
Droit de dérogation. Interdiction de la torture
et des traitements inhumains et dégradants
Faits: Techniques d ’interrogatoire (les «cinq techniques») utilisées
par la police à l’encontre de personnes privées de leur liberté au titre de
pouvoirs «extrajudiciaires» d ’arrestation, détention et internement
exercés par les autorités en Irlande du Nord.

Arrêt (Cour plénière) :


154. La Cour estime néanmoins qu’il entre dans les responsabilités
lui incombant dans le cadre du système de la Convention de connaître
des allégations non contestées de violation de l’article 3. En effet, ses
arrêts servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais
plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la
Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des
engagements qu’ils ont assumés en leur qualité de Parties contractantes
(art. 19).
156. Une pratique incompatible avec la Convention consiste en une
accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez
nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés,

23
ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système; elle ne
constitue pas en soi une infraction distincte de ces manquements.
On n’imagine pas que les autorités supérieures d’un État ignorent, ou
du moins soient en droit d’ignorer, l’existence de pareille pratique. En
outre, elles assument au regard de la Convention la responsabilité objec­
tive de la conduite de leurs subordonnés; elles ont le devoir de leur
imposer leur volonté et ne sauraient se retrancher derrière leur impuis­
sance à la faire respecter.
La notion de pratique offre un intérêt particulier pour le jeu de la
règle de l’épuisement des voies de recours internes. Telle que la consacre
l’article 26 de la Convention, cette règle vaut pour les requêtes étatiques
(art. 24) comme pour les requêtes individuelles (art. 25) quand l’État
demandeur se borne à dénoncer une ou des violations prétendument
subies par des particuliers auxquels il se substitue en quelque sorte. En
revanche, elle ne s’applique en principe pas s’il attaque une pratique en
elle-même, dans le but d’en empêcher la continuation ou le retour et
sans inviter la Commission ni la Cour à statuer sur chacun des cas qu’il
cite à titre de preuves ou exemples de cette pratique.
162. Ainsi que l’a souligné la Commission, pour tomber sous le coup
de l’article 3 un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gra­
vité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend
de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traite­
ment et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois du sexe, de
l’âge, de l’état de santé de la victime, etc.
163. La Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines
ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les agisse­
ments de la victime. L’article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il
contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et
des Protocoles n os 1 et 4, et d’après l’article 15, § 2, il ne souffre nulle
dérogation même en cas de danger public menaçant la vie de la nation.
167. Employés cumulativement, avec préméditation et durant de lon­
gues heures, les cinq techniques ont causé à ceux qui les subissaient
sinon de véritables lésions, du moins de vives souffrances physiques et
morales ; elles ont entraîné de surcroît chez eux des troubles psychiques
aigus en cours d’interrogatoire. Partant, elles s’analysaient en un traite­
ment inhumain au sens de l’article 3. Elles revêtaient en outre un carac­
tère dégradant, car elles étaient de nature à créer en eux des sentiments
de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier, à les avilir et à
briser éventuellement leur résistance physique ou morale. (...)
Pour déterminer s’il y a lieu de qualifier aussi les cinq techniques de
torture, elle doit avoir égard à la distinction, que comporte l’article 3,
entre cette notion et celle de traitements inhumains ou dégradants.
A ses yeux, cette distinction procède principalement d’une différence
dans l’intensité des souffrances infligées.
La Cour estime en effet que s’il existe d’un côté des violences qui, bien
que condamnables selon la morale et très généralement aussi le droit
interne des États contractants, ne relèvent pourtant pas de l’article 3 de la
Convention, il apparaît à l’opposé que celle-ci, en distinguant la « tor­
ture » des « traitements inhumains ou dégradants », a voulu par le premier

24
de ces termes m arquer d ’une spéciale infamie des traitements inhumains
délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances. (...)
O r quoique les cinq techniques, utilisées cumulativement, aient pré­
senté sans nul doute le caractère d ’un traitem ent inhumain et dégradant,
aient eu pour but d ’arracher des aveux, dénonciations ou renseigne­
ments et aient été appliquées de manière systématique, elles n ’ont pas
causé de souffrances de l’intensité et de la cruauté particulière q u ’im­
plique le m ot torture ainsi entendu.
168. La C our conclut que le recours aux cinq techniques s’analysait
en une pratique de traitements inhumains et dégradants contraires à
l’article 3.
207. Les limites du pouvoir de contrôle de la Cour (...) se manifestent
avec une clarté particulière dans le domaine de l’article 15.
Il incombe d ’abord à chaque État contractant, responsable de « la vie
de (sa) nation », de déterminer si un « danger public » la menace et, dans
l’affirmative, jusqu’où il faut aller pour essayer de le dissiper. En contact
direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités
nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge internatio­
nal pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur la
nature et l’étendue de dérogations nécessaires pour le conjurer. L ’ar­
ticle 15, § 1 leur laisse en la matière une large marge d ’appréciation.
Les États ne jouissent pas pour autant d ’un pouvoir illimité en ce
domaine. Chargée avec la Commission, d ’assurer le respect de leurs
engagements (art. 19), la C our a compétence pour décider s’ils ont
excédé la «stricte m esure» des exigences de la crise (...). La marge
nationale d ’appréciation s’accompagne donc d ’un contrôle européen.
220. (...) Q uand un É tat lutte contre un danger public menaçant la vie
de la nation, on le désarmerait si l’on exigeait de lui de tout faire à la fois,
d ’assortir d ’emblée chacun des moyens d ’action dont il se dote de chacune
des sauvegardes conciliables avec les impératifs prioritaires du fonction­
nem ent des pouvoirs publics et du rétablissement de la paix civile. En
interprétant l’article 15, il faut laisser place à des adaptations progressives.
238. L ’article 1 délimite, avec les articles 14, 2 à 13 et 63, le domaine
de la Convention ratione personae, materiae et loci. Il figure en outre
parm i ceux, nombreux, qui m arquent le caractère obligatoire de la
Convention. Il renvoie aux clauses du titre I et ne joue donc que com­
biné avec elles ; sa violation résulte autom atiquem ent de la leur, mais
elle n ’y ajoute rien et la Cour ne l’a jam ais constatée ju sq u ’ici quand elle
a décelé une inobservation de ces clauses (...).
239. (...). A la différence des traités internationaux de type classique,
la Convention déborde le cadre de la simple réciprocité entre États
contractants. En sus d ’un réseau d ’engagements synallagmatiques bila­
téraux, elle crée des obligations objectives qui, aux termes de son préam­
bule, bénéficient d ’une «garantie collective». Par son article 24, elle
perm et aux États contractants d ’exiger le respect de ces obligations sans
avoir à justifier d ’un intérêt dérivant, par exemple, de ce q u ’une mesure
q u ’ils dénoncent a lésé un de leurs propres nationaux. En substituant le
m ot « reconnaissant » à « s’engagent à reconnaître » dans le libellé de
l’article 1, les rédacteurs de la Convention ont voulu indiquer de sur-

25
croît que les droits et libertés du titre I seraient directement reconnus à
quiconque relèverait de la juridiction des États contractants (...). Leur
intention se reflète avec une fidélité particulière là où la Convention a
été incorporée à l’ordre juridique interne.
La Convention ne se contente pas d’astreindre les autorités suprêmes
des États contractants à respecter elles-mêmes les droits et libertés qu’elle
consacre; ainsi que le montrent l’article 14 et la version anglaise de
l’article 1 ( « shall secure » ), elle implique aussi qu’il leur faut, pour en
assurer la jouissance, en empêcher ou corriger la violation aux niveaux
inférieurs.
12. Tyrer c/ Royaume-Uni,
25 avril 1978 (série A, n° 26)
Interdiction des traitements inhumains et dégradants
Faits: Peine judiciaire corporelle (coups de verge) infligée à un
mineur dans l’île de Man.

Arrêt (Chambre) :
29. (...). Il n’en demeure pas moins que la souffrance provoquée doit
se situer à un niveau particulier pour que l’on puisse qualifier une peine
d’« inhumaine » au sens de l’article 3. (...)
30. (...) Or il serait absurde de soutenir que toute peine judiciaire, en
raison de l’aspect humiliant qu’elle présente d’ordinaire et presque iné­
vitablement, revêt un caractère «dégradant» au sens de l’article 3. Aux
yeux de la Cour, pour qu’une peine soit « dégradante » et enfreigne l’ar­
ticle 3, l’humiliation ou l’avilissement dont elle s’accompagne doivent se
situer à un niveau particulier et différer en tout cas de l’élément habituel
d’humiliation mentionné à l’alinéa précédent. Cette appréciation est
nécessairement relative : elle dépend de l’ensemble des circonstances de
la cause, et notamment de la nature et du contexte de la peine ainsi que
de ses modalités d’exécution.
31. (...) La Cour rappelle en outre que la Convention est un instru­
ment vivant à interpréter - la Commission l’a relevé à juste titre - à la
lumière des conditions de vie actuelles. Dans la présente espèce, la Cour
ne peut pas ne pas être influencée par l’évolution et les normes commu­
nément acceptées de la politique pénale des États membres du Conseil
de l’Europe dans ce domaine.

13. Kônig c/ RFA,


28 juin 1978 (série A, n° 27)
Droit à un procès équitable.
« Droits et obligations de caractère civil »
Faits: Procédure disciplinaire devant les juridictions ordinales;
retraits de l’autorisation d’exploiter une clinique et de celle de pratiquer.

Arrêt (Cour plénière) :


88. (...) Le problème de 1’ « autonomie » du sens des termes de la
Convention par rapport à leur sens en droit interne a déjà été posé à

26
plusieurs reprises devant la Cour. Ainsi, elle a jugé que le mot « accusa­
tion», qui apparaît à l’article 6, § 1, doit se comprendre «au sens de la
Convention» (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A, n° 8, p. 41,
§ 18 (...)). Elle a affirmé d’autre part, dans le contexte de l’affaire Engel
et autres, F « autonomie » de la notion de « matière pénale » au sens de
l’article 6, § 1 (série A, n° 22, p. 34, § 81). La Cour a aussi déjà reconnu,
implicitement, celle du concept de « droits et obligations de caractère
civil» (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A, n° 13, p. 45, § 110).
La Cour confirme cette jurisprudence en l’espèce. Elle estime en effet
que le même principe d’autonomie s’applique au concept en question.
Toute autre solution risquerait de conduire à des résultats incompatibles
avec l’objet et le but de la Convention (...).
89. Si la Cour conclut ainsi à l’autonomie de la notion de « droits et
obligations de caractère civil », elle ne juge pas pour autant dénuée d’in­
térêts, dans ce domaine, la législation de l’État concerné. C’est en effet
au regard non de la qualification juridique, mais du contenu matériel et
des effets que lui confère le droit interne de l’État en cause qu’un droit
doit être considéré ou non comme étant de caractère civil au sens de
cette expression dans la Convention. Il appartient à la Cour, dans l’exer­
cice de son contrôle, de tenir compte aussi de l’objet et du but de la
Convention ainsi que des systèmes de droit interne des autres États
contractants (...).
90. D’après le gouvernement, l’article 6, § 1 vise les contestations de
droit privé au sens classique, c’est-à-dire entre des particuliers, ou entre
un particulier et l’État dans la mesure où ce dernier a agi comme per­
sonne privée, soumise au droit privé ; en seraient exclus notamment les
litiges opposant un particulier à l’État en tant que détenteur de la puis­
sance publique.
En ce qui concerne le champ d’application de l’article 6, § 1, la Cour
a jugé dans son arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971 qu’ «il n’est pas néces­
saire », pour que l’article 6, § 1 s’applique à une contestation, que « les
deux parties au litige soient des personnes privées. Le libellé de l’ar­
ticle 6, § 1 est beaucoup plus large ; les termes français “contestations
sur (des) droits et obligations de caractère civil” couvrent toute procé­
dure dont l’issue est déterminante pour des droits et obligations de
caractère privé. Le texte anglais qui vise « the determination o f (...) civil
rights and obligations », confirme cette interprétation. Peu importent dès
lors la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tran­
chée (...) et celle de l’autorité compétente en la matière (...)» (série A,
n° 13, p. 39, § 94).
Si la contestation oppose un particulier à une autorité publique, il
n’est donc pas décisif que celle-ci ait agi comme personne privée ou en
tant que détentrice de la puissance publique.
En conséquence, pour savoir si une contestation porte sur la détermi­
nation d’un droit de caractère civil, seul compte le caractère du droit qui
se trouve en cause.
91. (...) Dès lors, il reste à rechercher si le droit du Dr Kônig de conti­
nuer à exploiter une clinique privée et celui de continuer à exercer la
profession médicale revêtent un caractère civil au sens de l’article 6, § 1.

27
92. En ce qui concerne l’exploitation d’une clinique privée, la Cour
constate qu’il s’agit en République fédérale d ’Allemagne d ’une activité
commerciale sous certains aspects, exercée dans un but lucratif et que le
droit allemand qualifie de « Gewerhe ». Se déployant dans le secteur privé
par la conclusion de contrats entre la clinique et les patients, elle se pré­
sente comme l’exercice d’un droit privé s’apparentant à certains égards au
droit de propriété. Assurément, les cliniques privées sont soumises à un
contrôle que les autorités assument dans l’intérêt public, notamment en
vue de la protection de la santé ; pareil contrôle, qui existe d ’ailleurs géné­
ralement pour toutes les activités professionnelles privées dans les Etats
membres du Conseil de l’Europe, ne saurait par lui-même emporter la
conclusion que l’exploitation d’une clinique privée est une activité de droit
public. En effet, la soumission d’une activité présentant dans le droit de
l’Etat en cause les caractères d’une activité privée à des autorisations et
des contrôles administratifs, et éventuellement à des retraits d ’autorisa­
tion, institués par la loi dans l’intérêt de l’ordre et de la santé publics, n ’est
pas de nature à la transformer automatiquement en une activité de droit
public. La Cour rappelle dans ce contexte, l’affaire Ringeisen dans
laquelle le contrôle des autorités publiques visait un contrat de vente entre
particuliers : elle a néanmoins conclu au caractère civil du droit en litige
(arrêt du 16 juillet 1971, série A, n° 13, p. 39, § 94).
93. La profession de médecin compte en République fédérale d’Alle­
magne parmi les professions libérales traditionnelles ; l’article 1, § 2 de la
loi fédérale le précise du reste (...). Même conventionnée, la profession
de médecin n’est pas un service public : une fois autorisé, le médecin est
libre de pratiquer ou non, et il assure le traitement de ses patients sur la
base d’un contrat passé avec eux. Sans doute, par-delà le traitement de
ses patients, le médecin «veille à la santé de la population dans son
ensemble », comme le dit la loi susmentionnée. Cette responsabilité, qui
incombe à la profession médicale envers la société tout entière, ne modi­
fie pourtant pas le caractère privé de l’activité du médecin; malgré sa
grande importance sociale, elle est accessoire dans l’activité du médecin
et l’on en trouve l’équivalent dans d’autres professions de caractère
indéniablement privé.
94. Dans ces conditions, il importe peu que les contestations concer­
nent en l’occurrence des actes administratifs pris par les autorités com­
pétentes dans l’exercice de la puissance publique. Que d ’après le droit de
l’Etat en cause il incombe à des tribunaux administratifs de les trancher
- et cela dans une procédure qui laisse au tribunal la responsabilité de
l’instruction et de la conduite du procès - n’apparaît pas non plus perti­
nent. Sous l’angle de l’article 6, § 1 de la Convention, seul compte le fait
que les contestations dont il s’agit ont pour objet la détermination de
droits de caractère privé.
95. Estimant ainsi que les droits mis en cause par les décisions de
retrait et qui font l’objet des contestations devant les tribunaux adminis­
tratifs sont des droits privés, la Cour conclut à l’applicabilité de l’ar­
ticle 6, § 1 sans qu’il lui faille en l’espèce se prononcer sur la question de
savoir si la notion de «droits et obligations de caractère civil», au sens
de cette disposition, va au-delà des droits de caractère privé.

28
14. Klass et autres c/ RFA,
4 juillet 1978 (série A, n° 28)
Droit au respect de la vie privée.
Droit de recours individuel.
Droit à un recours effectif
Faits: Législation autorisant sous certaines conditions la surveillance
secrète de la correspondance et des télécommunications.

Arrêt (Cour plénière) :


33. Tandis que l’article 24 habilite tout État contractant à saisir la
Commission de « tout manquement » qu’il croira pouvoir imputer à un
autre État contractant, une personne physique, une organisation non
gouvernementale ou un groupe de particuliers doit, pour pouvoir intro­
duire une requête en vertu de l’article 25, se prétendre «victime d’une
violation (...) des droits reconnus dans la (...) Convention». Ainsi,
contrairement à l’article 24 selon lequel l’intérêt général s’attachant au
respect de la Convention rend recevable, sous réserve des autres condi­
tions fixées, une requête étatique, l’article 25 exige qu’un individu requé­
rant se prétende effectivement lésé par la violation qu’il allègue (...). Il
n’institue pas au profit des particuliers une sorte d'actio popularis pour
l’interprétation de la Convention ; il ne les autorise pas à se plaindre in
abstracto d’une loi par cela seul qu’elle leur semble enfreindre la
Convention. En principe, il ne suffit pas à un individu requérant de sou­
tenir qu’une loi viole par sa simple existence les droits dont il jouit aux
termes de la Convention ; elle doit avoir été appliquée à son détriment.
Néanmoins, ainsi que l’ont souligné gouvernement et Commission, elle
peut violer par elle-même les droits d’un individu s’il en subit directe­
ment les effets, en l’absence de mesure spécifique d’exécution. (...).
34. L’article 25, qui régit l’accès des particuliers à la Commission,
figure parmi les clefs de voûte du mécanisme de sauvegarde des droits et
libertés énoncés dans la Convention. Ce mécanisme comporte la possi­
bilité, pour un individu s’estimant lésé par un acte contraire selon lui à
la Convention, de saisir la Commission de cette violation alléguée si les
autres conditions de recevabilité se trouvent remplies. En l’occurrence,
la question se pose de savoir s’il faut priver quelqu’un de la faculté d’in­
troduire une requête devant la Commission parce que le caractère secret
des mesures litigieuses l’empêche de signaler une mesure concrète qui le
toucherait spécifiquement. De l’avis de la Cour, l’effet utile de la
Convention implique, en pareilles circonstances, une possibilité d’accès
à la Commission. S’il n’en était pas ainsi, l’efficacité du mécanisme de
mise en œuvre de la Convention serait grandement affaiblie. La Conven­
tion et ses institutions ayant été créées pour protéger l’individu, les
clauses procédurales de la Convention doivent être appliquées d’une
manière qui serve à rendre efficace le système des requêtes individuelles.
La Cour accepte donc qu’un individu puisse, sous certaines condi­
tions, se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple exis­
tence de mesures secrètes ou d’une législation en permettant, sans avoir
besoin d’avancer qu’on les lui a réellement appliquées. Les conditions

29
requises doivent être définies dans chaque cause selon le ou les droits de
la Convention dont on allègue la violation, le caractère secret des
mesures incriminées et la relation entre l’intéressé et ces mesures.
36. La Cour relève que quand un État instaure une surveillance
secrète dont les personnes contrôlées ignorent l’existence et qui demeure
dès lors inattaquable, l’article 8 pourrait dans une large mesure être
réduit à néant. (...).
La Cour ne saurait admettre que l’assurance de bénéficier d ’un droit
garanti par la Convention puisse être ainsi supprimée du simple fait de
maintenir l’intéressé dans l’ignorance de sa violation. Un droit de
recours à la Commission pour les personnes potentiellement touchées
par une surveillance secrète découle de l’article 25, faute de quoi l’ar­
ticle 8 risquerait de perdre toute portée.
38. Eu égard aux particularités de la cause, la Cour décide que les
requérants sont chacun en droit de «seprétend(re) victime(s) d ’une vio­
lation» de la Convention bien qu’ils ne puissent alléguer à l’appui de
leur requête avoir subi une mesure concrète de surveillance. Pour savoir
s’ils ont réellement été victimes d’une telle violation, il faut rechercher si
la législation contestée cadre en elle-même avec les clauses de la Conven­
tion. (...).
4L (...) Quoique le § 1 de l’article 8 ne mentionne pas les conversa­
tions téléphoniques, la Cour estime avec la Commission qu’elles se trou­
vent comprises dans les notions de «vie privée» et de «correspon­
dance », visées par ce texte.
42. (...) Ménageant une exception à un droit garanti par la Conven­
tion, ce paragraphe (2 de Particle 8) appelle une interprétation étroite.
Caractéristique de l’État policier, le pouvoir de surveiller en secret les
citoyens n’est tolérable d ’après la Convention que dans la mesure stric­
tement nécessaire à la sauvegarde des institutions démocratiques.
48. Les sociétés démocratiques se trouvent menacées de nos jours par
des formes très complexes d’espionnage et par le terrorisme de sorte que
l’État doit être capable, pour combattre efficacement ces menaces, de
surveiller en secret les éléments subversifs opérant sur son territoire. La
Cour doit donc admettre que l’existence de dispositions législatives
accordant des pouvoirs de surveillance secrète de la correspondance, des
envois postaux et des télécommunications est, devant une situation
exceptionnelle, nécessaire dans une société démocratique à la sécurité
nationale et/ou à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions
pénales.
49. Quant au choix des modalités du système de surveillance, la Cour
relève que le législateur national jouit d’un certain pouvoir discrétion­
naire. Elle n’a sûrement pas qualité pour substituer à l’appréciation des
autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la
meilleure politique en ce domaine (...).
La Cour souligne néanmoins que les États contractants ne dispose
pas pour autant d ’une latitude illimitée pour assujettir à des mesures de
surveillance secrète les personnes soumises à leur juridiction. Consciente
du danger, inhérent à pareille loi, de saper, voire de détruire, la démo­
cratie au motif de la défendre, elle affirme qu’ils ne sauraient prendre, au

30
nom de la lutte contre l’espionnage et le terrorisme, n’importe quelle
mesure jugée par eux appropriée.
50. Quel que soit le système de surveillance retenu, la Cour doit se
convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les
abus. Cette appréciation ne revêt qu’un caractère relatif : elle dépend de
toutes les circonstances de la cause, par exemple, la nature, l’étendue et
la durée des mesures éventuelles, les raisons requises pour les ordonner,
les autorités compétentes pour les permettre, exécuter et contrôler, le
type de recours fourni par le droit interne. (...).
55. (...) Il faut de surcroît, pour ne pas dépasser les bornes de la
nécessité au sens de l’article 8, § 2, respecter aussi fidèlement que pos­
sible, dans les procédures de contrôle, les valeurs d’une société démocra­
tique. Parmi les principes fondamentaux de pareille société figure la pré­
éminence du droit, à laquelle se réfère expressément le préambule de la
Convention (...). Elle implique, entre autres, qu’une ingérence de l’exé­
cutif dans les droits d’un individu soit soumise à un contrôle efficace que
doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judi­
ciaire, car il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité
et de procédure régulière.
59. (...) Avec la Commission, la Cour juge inhérente au système de la
Convention une certaine forme de conciliation entre les impératifs de la
défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits
individuels (...). Ainsi que le déclare le préambule de la Convention, «le
maintien (des libertés fondamentales) repose essentiellement sur un
régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre
part, sur une conception commune et un commun respect des droits de
l’homme dont (les Etats contractants) se réclament ». Dans le contexte
de l’article 8, cela signifie qu’il faut rechercher un équilibre entre l’exer­
cice par l’individu du droit que lui garantit le § 1 et la nécessité, d ’après
le § 2, d ’imposer une surveillance secrète pour protéger la société démo­
cratique dans son ensemble.
64. L’article 13 prévoit que tout individu dont les droits et libertés
reconnus par la Convention «ont été violés» doit avoir un «recours
effectif devant une instance nationale», alors même que «la violation
aurait été commise » par des personnes agissant dans l’exercice de leurs
fonctions officielles. Pris à la lettre, il semble indiquer que l’on n’a droit
à un recours interne que s’il y a eu «violation». Cependant, nul ne peut
en établir une devant une «instance nationale» s’il n’est d’abord à
même de saisir une telle « instance ». Comme l’a dit la minorité de la
Commission, on ne peut donc subordonner le jeu de l’article 13 à la
condition que la Convention soit vraiment violée. Aux yeux de la Cour,
l’article 13 exige qu’un individu s’estimant lésé par une mesure préten­
dument contraire à la Convention dispose d’un recours devant une
« instance nationale » afin de voir statuer sur son grief et, s’il y a lieu,
d’obtenir réparation. Il faut ainsi l’interpréter comme garantissant un
« recours effectif devant une instance nationale » à quiconque allègue
une violation de ses droits et libertés protégés par la Convention.
67. (...) De l’avis de la Cour, 1’ « instance » dont parle l’article 13 peut
ne pas être forcément, dans tous les cas, une institution judiciaire au

31
sens strict (...). Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales
qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours
est effectif.
69. Aux fins du présent litige, un «recours effectif» selon l’article 13
doit s’entendre d’un recours aussi effectif qu’il peut l’être eu égard à sa
portée limitée, inhérente à tout système de surveillance. (...).

15. Sunday Times cl Royaume-Uni,


26 avril 1979 (série A, n° 30)
Liberté de la presse
Faits : Interdiction - au titre du contempt o f court - faite à un pério­
dique de publier des informations sur des procès civils en cours (affaire
de la thalidomide).
Arrêt (Cour plénière) :
47. La Cour constate que dans «prévue par la loi» le mot «loi»
englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit. Elle n’attache donc
pas ici d’importance au fait que le contempt o f court est une création de
la common law et non de la législation. On irait manifestement à l’en­
contre de l’intention des auteurs de la Convention si l’on disait qu’une
restriction imposée en vertu de la common law n’est pas « prévue par la
loi » au seul motif qu’elle ne ressort d'aucun texte législatif : on priverait
un État de common law, partie à la Convention, de la protection de l’ar­
ticle 10, § 2 et l’on frapperait à la base son système juridique. (...)
48. L’expression «prescribed by law » apparaît au § 2 des articles 9,
10 et 11 de la Convention, son équivalent en français étant chaque fois
«prévues par la loi». Cependant, alors que la même expression fran­
çaise se retrouve aux articles 8, § 2 de la Convention, 1 du Protocole
n08 1 et 2 du Protocole n° 4, la version anglaise la rend respectivement
par « in accordance with the law » , «provided for by law » , et « in accor­
dance with law » . Placée ainsi devant des textes d’un même traité nor­
matif faisant également foi mais ne concordant pas entièrement, la Cour
doit les interpréter d’une manière qui les concilie dans la mesure du pos­
sible et soit la plus propre à atteindre le but et réaliser l’objet de ce traité
(arrêt Wemhoff du Tl juin 1968, série A, n° 7, p. 23, § 8, et art. 33, § 4 de
la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).
49. Aux yeux de la Cour, les deux conditions suivantes comptent
parmi celles qui se dégagent des mots «prévues par la loi». Il faut
d’abord que la «loi» soit suffisamment accessible: le citoyen doit pou­
voir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la
cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. En second
lieu, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée
avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ;
en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de pré­
voir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les
conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé. Elles n’ont pas
besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue: l’expérience la
révèle hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhai-

32
table, s’accompagne parfois d ’une rigidité excessive or le droit doit
savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois
se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins
vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique.
55. La Cour souligne d ’abord que les mots « l’autorité et l’impartia­
lité du pouvoir judiciaire» doivent s’entendre «au sens de la Conven­
tion» (...). A cet égard, il y a lieu de tenir compte de la place centrale
occupée en la matière par l’article 6 qui consacre le principe fondamen­
tal de la prééminence du droit (...).
Les termes « pouvoir judiciaire » ( «judiciary » ) recouvrent l’appareil
de la justice ou le secteur judiciaire du pouvoir autant que les juges en
leur qualité officielle. Quant à l’expression « autorité du pouvoir judi­
ciaire», elle reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les
organes appropriés pour apprécier les droits et obligations juridiques et
statuer sur les différends y relatifs, que le public les considère comme tels
et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et
de la confiance. (...).
59. (...) D ’autre part, le pouvoir national d’appréciation n’a pas une
ampleur identique pour chacun des buts énumérés à l’article 10, § 2.
L’affaire Handyside concernait la « protection de la morale ». L’idée que
les États contractants « se font des exigences de cette dernière », a cons­
taté la Cour, «varie dans le temps et l’espace, spécialement à notre
époque », et « les autorités de l’État se trouvent en principe mieux pla­
cées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis de
ces exigences » (p. 22, § 48). Il n’en va pas exactement de même de la
notion, beaucoup plus objective, d ’« autorité » du pouvoir judiciaire. En
la matière, une assez grande concordance de vues ressort du droit
interne et de la pratique des États contractants. Elle se reflète dans une
série de clauses de la Convention, dont l’article 6, qui n’ont pas d’équi­
valent pour la « morale ». A une liberté d ’appréciation moins discrétion­
naire correspond donc ici un contrôle européen plus étendu.
Dans le contexte, différent mais dans une certaine mesure comparable,
des articles 5, § 3 et 6, § 1 la Cour est parfois arrivée à des conclusions
opposées à celles des juridictions nationales sur des points dont elles
étaient aussi au premier chef compétentes et qualifiées pour juger (...).
61. D ’un autre côté, la Cour ne saurait déclarer que l’injonction liti­
gieuse n ’était pas « nécessaire » pour la simple raison que son prononcé
n’aurait pas été licite ou probable dans un ordre juridique différent.
Ainsi que l’a noté l’arrêt du 9 février 1967 en l’affaire «linguistique
belge », la Convention a pour but essentiel « de fixer certaines normes
internationales à respecter par les États contractants dans leurs rapports
avec les personnes placées sous leur juridiction» (série A, n° 5, p. 19).
Cela ne veut pas dire qu’une uniformité absolue s’impose ; comme les
États contractants demeurent libres de choisir les mesures qui leur
paraissent appropriées, la Cour ne peut négliger les caractéristiques de
fond et de procédure de leurs droits internes respectifs (...).
65. (...) Ainsi que l’a relevé l’arrêt Handyside, la liberté d ’expression
constitue l’un des fondements essentiels d ’une société démocratique;
sous réserve du § 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les

33
F. SUDRE - 2
informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme
inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la popula­
tion (p. 23, § 49).
Ces principes revêtent une importance spéciale pour la presse. Ils
s’appliquent également au domaine de l’administration de la justice,
laquelle sert les intérêts de la collectivité tout entière et exige la coopéra­
tion d’un public éclairé. On s’accorde en général à penser que les tribu­
naux ne sauraient fonctionner dans le vide. Ils ont compétence pour
régler les différends, mais il n’en résulte point qu’auparavant ceux-ci ne
puissent donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues
spécialisées, la grande presse ou le public en général. En outre, si les
media ne doivent pas franchir les bornes fixées aux fms d’une bonne
administration de la justice il leur incombe de communiquer des infor­
mations et des idées sur les questions dont connaissent les tribunaux
tout comme sur celles qui concernent d’autres secteurs d’intérêt public.
A leur fonction consistant à en communiquer s’ajoute le droit, pour le
public, d’en recevoir (...).
Pour apprécier si l’ingérence incriminée se fondait sur des motifs
«suffisants» qui la rendaient «nécessaire dans une société démocra­
tique », il faut donc tenir compte de tout aspect de l’affaire relevant de
l’intérêt public. La Cour note à cet égard que certains des Law Lords,
après avoir pesé les intérêts concurrents en jeu, ont formulé une règle
absolue selon laquelle il est illicite de préjuger de questions dont la jus­
tice est saisie : le droit souffrirait d’un excès d’incertitude si l’on consul­
tait à nouveau la balance dans chaque cas (...). Tout en soulignant
qu’elle n’a point pour tâche de se prononcer sur une interprétation du
droit anglais adoptée au sein de la Chambre des Lords (...), la Cour
relève qu’elle doit suivre une démarche différente. Elle ne se trouve pas
devant un choix entre deux principes antinomiques, mais devant un
principe - la liberté d’expression - assorti d’exceptions qui appellent
une interprétation étroite (...). En second lieu, le contrôle qu’elle exerce
sur le terrain de l’article 10 porte tant sur la loi de base que sur la déci­
sion l’appliquant (arrêt Handyside, p. 23, § 49). Il ne suffit pas que l’in­
gérence dont il s’agit se classe parmi celle des exceptions énumérées à
l’article 10, § 2 que l’on a invoquée ; il ne suffit pas davantage qu’elle ait
été imposée parce que son objet se rangeait dans telle catégorie ou tom­
bait sous le coup d’une règle juridique formulée en termes généraux ou
absolus: la Cour doit s’assurer qu’il était nécessaire d’y recourir eu
égard aux faits et circonstances de la cause précise pendante devant elle.
67. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause et sur la base
de la démarche définie au § 65 ci-dessus, la Cour conclut que l’ingérence
incriminée ne correspondait pas à un besoin social assez impérieux pour
primer l’intérêt public s’attachant à la liberté d’expression au sens où
l’entend la Convention. Elle n’estime donc pas suffisants, sous l’angle de
l’article 10, § 2, les motifs de la restriction imposée aux requérants.
Celle-ci se révèle non proportionnée au but légitime poursuivi; elle
n’était pas nécessaire, dans une société démocratique, pour garantir
l’autorité du pouvoir judiciaire.

34
16. Marckx c/ Belgique, 13 juin 1979 (série A, n° 31)
Droit à la non-discrimination.
Droit au respect de la vie familiale (enfant naturel).
Droit de propriété
Faits: Statut en droit belge des mères célibataires et des enfants nés
hors mariage ; obligation pour une mère célibataire (Paula Marckx) de
reconnaître son enfant (Alexandra) afin d’établir sa filiation ; effets res­
treints de l’établissement de la filiation maternelle : l’enfant « naturel »
n’entre pas dans la famille de sa mère et ses droits sont limités dans le
domaine des successions ab intestat et des libéralités.

Arrêt (Cour plénière) :


27. (...). L’article 25 de la Convention habilite les particuliers à sou­
tenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d ’acte indi­
viduel d ’exécution, s’ils risquent d ’en subir directement les effets (...).
Telle est bien l’attitude des requérantes : elles s’en prennent à plusieurs
articles du Code civil qui s’appliquaient ou s’appliquent à elles autom a­
tiquement. En les dénonçant comme contraires à la Convention et au
Protocole n° 1, elles n’invitent pas la Cour à exercer un contrôle abstrait
de normes, incompatible avec l’article 25 (...): elles s’attaquent à une
situation légale, celle des mères célibataires et des enfants nés hors
mariage, qui les touche personnellement. (...).
31. (...) En garantissant le droit au respect de la vie familiale, l’ar­
ticle 8 présuppose l’existence d ’une famille. La Cour marque son plein
accord avec la jurisprudence constante de la Commission sur un point
capital : l’article 8 ne distingue pas entre famille « légitime » et famille
«naturelle». Pareille distinction se heurterait aux mots «toute per­
sonne»; l’article 14 le confirme en prohibant, dans la jouissance des
droits et libertés consacrés par la Convention, les discriminations fon­
dées sur « la naissance». (...). L’article 8 vaut donc pour la «vie fami­
liale» de la famille «naturelle» comme de la famille «légitime». (...).
En proclamant par son § 1 le droit au respect de la vie familiale, l’ar­
ticle 8 signifie d ’abord que l’État ne peut s’immiscer dans l’exercice de ce
droit, sauf sous les strictes conditions énoncées au § 2. Ainsi que la Cour
l’a relevé en l’affaire « linguistique belge », il a « essentiellement » pour
objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pou­
voirs publics (...). Il ne se contente pourtant pas d ’astreindre l’État à
s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peu­
vent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un « respect» effectif
de la vie familiale.
Il en résulte notam ment que l’État, en fixant dans son ordre juridique
interne, le régime applicable à certains liens de famille comme ceux de la
mère célibataire avec son enfant, doit agir de manière à permettre aux
intéressés de mener une vie familiale normale. Tel que le conçoit l’ar­
ticle 8, le respect de la vie familiale implique en particulier, aux yeux de
la Cour, l’existence en droit national d ’une protection juridique rendant
possible dès la naissance l’intégration de l’enfant dans sa famille. Divers
moyens s’offrent en la matière au choix de l’État, mais une législation ne

35
répondant pas à cet impératif enfreint le § 1 de l’article 8 sans qu’il y ait
lieu de l’examiner sous l’angle du § 2. (...).
34. En agissant de manière à permettre le développement normal de
la vie familiale d’une mère célibataire et de son enfant (...), l’État doit se
garder de toute discrimination fondée sur la naissance : ainsi le veut l’ar­
ticle 14 combiné avec l’article 8. (...).
A) Sur le mode d ’établissement de la filiation maternelle d ’Alexandra
Marckx (...)
40. (...) La Cour reconnaît qu’il est en soi légitime, voire méritoire de
soutenir et encourager la famille traditionnelle. Encore faut-il ne pas
recourir à cette fin à des mesures destinées ou aboutissant à léser, comme
en l’occurrence, la famille « naturelle » ; les membres de la seconde jouis­
sent des garanties de l’article 8 à l’égal de ceux de la première.
41. (...) Assurément distinguer en ce domaine entre famille « naturelle »
et famille « légitime » passait pour licite et normal dans beaucoup de pays
européens à l’époque où fut rédigée la Convention du 4 novembre 1950.
La Cour rappelle pourtant que cette dernière doit s’interpréter à la
lumière des conditions d’aujourd’hui (...). En l’espèce, elle ne peut pas ne
pas être frappée par un phénomène : le droit interne de la grande majorité
des États membres du Conseil de l’Europe a évolué et continue d’évoluer,
corrélativement avec les instruments internationaux pertinents, vers la
consécration juridique de l’adage mater semper certa est.
B) Sur l ’étendue juridique de la famille d ’A lexandra Marckx
45. Aux yeux de la Cour, la «vie familiale» au sens de l’article 8
englobe pour le moins les rapports entre proches parents, lesquels peu­
vent y jouer un rôle considérable, par exemple entre grands-parents et
petits-enfants. Le « respect » de la vie familiale ainsi entendu implique,
pour l’État, l’obligation d’agir de manière à permettre le développement
normal de ces rapports (...). Or, l’épanouissement de la vie familiale
d’une mère célibataire et de son enfant reconnu par elle peut se voir
entravé si le second n’entre pas dans la famille de la première et si l’éta­
blissement de la filiation ne produit d’effets qu’entre eux deux.
48. (...) La Cour ne discerne aucune justification objective et raison­
nable des différences de traitement dont il s’agit ici. Certes, la « paix »
des familles « légitimes » peut parfois être troublée si l’enfant « naturel »
entre juridiquement dans la famille de sa mère à l’égal de l’enfant issu
d’un mariage, mais cette considération n’autorise pas à le priver de
droits fondamentaux. (...).
C) Sur les droits patrimoniaux invoqués par les requérantes
52. (...) Le domaine des successions - et des libéralités - entre pro­
ches parents apparaît intimement associé à la vie familiale. Celle-ci ne
comprend pas uniquement des relations de caractère social, moral ou
culturel, par exemple dans la sphère de l’éducation des enfants; elle
englobe aussi des intérêts matériels, comme le montrent notamment les
obligations alimentaires et la place attribuée à la réserve héréditaire
dans l’ordre juridique interne de la majorité des États contractants. (...).
58. (.••) La Cour n’a pas à se livrer à un examen abstrait des textes
législatifs incriminés : elle recherche si leur application aux requérantes
cadre ou non avec la Convention (...). Sans doute sa décision produira-

36
t-elle fatalement des effets débordant les limites du cas d’espèce, d’autant
que les violations relevées ont leur source immédiate dans lesdits textes
et non dans des mesures individuelles d’exécution, mais elle ne saurait
annuler ou abroger par elle-même les dispositions litigieuses : déclara­
toire pour l’essentiel, elle laisse à l’État le choix des moyens à utiliser
dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de l’obligation qui
découle pour lui de l’article 53.
L’intérêt du gouvernement à connaître la portée du présent arrêt
dans le temps n’en demeure pas moins manifeste. Sur ce point, il y a lieu
de se fonder sur deux principes généraux de droit rappelés récemment
par la Cour de justice des Communautés européennes : « Les consé­
quences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées
avec soin», mais «on ne saurait (...) aller jusqu’à infléchir l’objectivité
du droit et compromettre son application future en raison des répercus­
sions qu’une décision de justice peut entraîner pour le passé»
(8 avril 1976, Defrenne/Sabena, Recueil, 1976, p. 481). La Cour euro­
péenne des droits de l’homme interprète la Convention à la lumière des
conditions d’aujourd’hui, mais elle n’ignore pas que des différences de
traitement entre enfants « naturels » et enfants « légitimes », par exemple
dans le domaine patrimonial, ont durant de longues années passé pour
licites et normales dans beaucoup d’États contractants. (...). Eu égard à
cet ensemble de circonstances, le principe de sécurité juridique, nécessai­
rement inhérent au droit de la Convention comme au droit communau­
taire, dispense l’État belge de remettre en cause des actes ou situations
juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt. (...).
63. (...) En reconnaissant à chacun le droit au respect de ses biens,
l’article 1 garantit en substance le droit de propriété. Les mots « biens »,
«propriété», «usage des biens», en anglais «possessions» et «use o f
property », le donnent nettement à penser ; de leur côté, les travaux pré­
paratoires le confirment sans équivoque: les rédacteurs n’ont cessé
de parler de « droit de propriété » pour désigner la matière des projets suc­
cessifs d’où est sorti l’actuel article 1. Or le droit de disposer de ses biens
constitue un élément traditionnel fondamental du droit de propriété (...).

17. Airey c/ Irlande, 9 octobre 1979 (série A, n° 32)


Droit à un procès équitable. Droit à un tribunal
Faits : Ressources insuffisantes de la requérante pour assumer le coût
d’une procédure en séparation de corps.

Arrêt (Chambre) :
22. « L’article 6, § 1 garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal
connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de
caractère civil » (arrêt Golder du 21 février 1975, série A, n° 18, p. 18, § 36).
Il comprend donc le droit, pour Mme Airey, d’avoir accès à la High Court
pour réclamer une séparation judiciaire.
24. Selon le Gouvernement, la requérante a bien accès à la High
Court puisqu’il lui est loisible de s’adresser à elle sans l’assistance d’un
homme de loi.

37
La Cour ne considère pas cette ressource comme décisive en soi. La
Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou
illusoires, mais concrets et effectifs (...). La remarque vaut en particulier
pour le droit d’accès aux tribunaux, eu égard à la place éminente que le
droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (...).
Il faut donc rechercher si la comparution devant la High Court sans l’as­
sistance d’un conseil serait efficace, en ce sens que Mme Airey pourrait
présenter ses arguments de manière adéquate et satisfaisante. (...)
La Cour en déduit que la possibilité de comparaître en personne
devant la High Court n ’offre pas à la requérante un droit effectif d ’accès
et, partant, ne constitue pas non plus un recours interne dont l’article 26
exige l’épuisement (...).
25. Le Gouvernement essaie de différencier la présente espèce de l’af­
faire Golder. Dans cette dernière, souligne-t-il, le requérant avait été
empêché de saisir un tribunal par un «obstacle positif» dressé sur son
chemin par l’État : le ministre de l’intérieur lui avait interdit de consulter
un avocat. Ici, au contraire, il n’existerait de la part de l’É tat ni
«obstacle positif» ni tentative d’entrave: le défaut allégué d’accès à la
justice ne découlerait d’aucune initiative des autorités, mais uniquement
de la situation personnelle de Mme Airey, dont on ne saurait tenir l’Ir­
lande pour responsable sur le terrain de la Convention.
Cette dissemblance entre les circonstances des deux causes est indé­
niable, mais la Cour n’approuve pas la conclusion qu’en tire le Gouver­
nement. Tout d’abord, un obstacle de fait peut enfreindre la Convention
à l’égal d’un obstacle juridique (arrêt Golder précité, p. 13, § 26). En
outre, l’exécution d’un engagement assumé en vertu de la Convention
appelle parfois des mesures positives de l’État ; en pareil cas, celui-ci ne
saurait se borner à demeurer passif et « il n ’y a (...) pas lieu de distinguer
entre actes et omissions» (...). Or l’obligation d’assurer un droit effectif
d’accès à la justice se range dans cette catégorie d’engagements.
26. Le Gouvernement appuie son argument principal sur ce qu’il
considère comme les conséquences de l’avis de la Commission : dans
chaque contestation relative à un «droit de caractère civil», l’État
devrait fournir une aide judiciaire gratuite. Or la seule clause de la
Convention qui régisse expressément cette dernière question, l’article 6,
§ 3 c / concerne les procédures pénales et s’accompagne elle-même de
restrictions ; au surplus, d’après la jurisprudence constante de la Com­
mission nul droit à une aide judiciaire gratuite ne se trouve en soi
garanti par l’article 6, § 1. En ratifiant la Convention, ajoute le Gouver­
nement, l’Irlande a formulé une réserve à l’article 6, § 3 cj pour réduire
ses obligations dans le domaine de l’aide judiciaire en matière pénale ;
a fortiori, on ne saurait selon lui prétendre qu’elle ait tacitement accepté
d’octroyer une aide judiciaire illimitée dans les litiges civils. Enfin, il ne
faut pas d’après lui interpréter la Convention de manière à réaliser dans
un État contractant des progrès économiques et sociaux ; ils ne peuvent
être que graduels.
La Cour n’ignore pas que le développement des droits économiques
et sociaux dépend beaucoup de la situation des États et notam ment de
leurs finances. D ’un autre côté, la Convention doit se lire à la lumière

38
des conditions de vie d’aujourd’hui (arrêt Marckx précité, p. 19, § 41), et
à l’intérieur de son champ d’application elle tend à une protection réelle
et concrète de Tindividu (§ 24 ci-dessus). Or si elle énonce pour l’essen­
tiel des droits civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolonge­
ments d’ordre économique ou social. Avec la Commission, la Cour n’es­
time donc pas devoir écarter telle ou telle interprétation pour le simple
motif qu’à l’adopter on risquerait d’empiéter sur la sphère des droits
économiques et sociaux ; nulle cloison étanche ne sépare celle-ci du
domaine de la Convention. (...).
En outre l’article 6, § 1, s’il garantit aux plaideurs un droit effectif d’ac­
cès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations
de caractère civil », laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette
fin. L’instauration d'un système d’aide judiciaire - envisagée à présent par
l’Irlande pour les affaires ressortissant au droit de la famille (...) - en cons­
titue un, mais il y en a d’autres, par exemple une simplification de la procé­
dure. Quoi qu’il en soit, il n’appartient pas à la Cour de dicter les mesures
à prendre, ni même de les indiquer ; la Convention se borne à exiger que
l’individu jouisse de son droit effectif d’accès à la justice selon des modali­
tés non contraires à l’article 6, § 1 (...).
La conclusion figurant à la fin du § 24 ci-dessus n’implique donc pas
que l’État doive fournir une aide judiciaire gratuite dans toute contesta­
tion touchant un « droit de caractère civil ».
Affirmer l’existence d’une obligation aussi étendue, la Cour l’admet, se
concilierait mal avec la circonstance que la Convention ne renferme
aucune clause sur l’aide judiciaire pour ces dernières contestations, son
article 6, § 3 cj ne traitant que de la matière pénale. Cependant, malgré
l’absence d’un texte analogue pour les procès civils l’article 6, § 1 peut par­
fois astreindre l’État à pourvoir à l’assistance d’un membre du barreau
quand elle se révèle indispensable à un accès effectif au juge soit parce que
la loi prescrit la représentation par un avocat, comme la législation natio­
nale de certains États contractants le fait pour diverses catégories de
litiges, soit en raison de la complexité de la procédure ou de la cause. (...).
28. La Cour constate ainsi, à la lumière de l’ensemble des circons­
tances de la cause, que Mme Airey n’a pas bénéficié d’un droit d’accès
effectif à la High Court pour demander un jugement de séparation de
corps. Partant, il y a eu violation de l’article 6, § 1.

18. Winterwerp c/ Pays-Bas,


24 octobre 1979 (série A, n° 33)
Droit à la liberté et à la sûreté.
Régularité de la détention
Faits: Internement d’un aliéné décidé à titre de mesure d’urgence
puis par autorisation judiciaire.

Arrêt (Chambre) :
A) «Détention régulière dun aliéné» (...)
37. La Convention ne précise pas ce qu’il faut entendre par
«aliéné». Ce terme ne se prête pas à une interprétation définitive:

39
comme l’ont souligné Commission, gouvernement et requérant, son
sens ne cesse d’évoluer avec les progrès de la recherche psychiatrique,
la souplesse croissante du traitement et les changements d’attitude de
la communauté envers les maladies mentales, notam ment dans la
mesure où se répand une plus grande compréhension des problèmes
des patients.
En tout cas, on ne saurait évidemment considérer que l’alinéa ej de
l’article 5, § 1 autorise à détenir quelqu’un du seul fait que ses idées ou
son comportement s’écartent des normes prédominant dans une société
donnée. L’opinion contraire ne se concilierait pas avec le texte de l’a r­
ticle 5, § 1 qui dresse une liste limitative (...) d’exceptions appelant une
interprétation étroite (...). Elle ne cadrerait pas davantage avec le but et
l’objet de cette disposition: assurer que nul ne soit arbitrairement
dépouillé de sa liberté (...). Elle méconnaîtrait de surcroît l’importance
du droit à la liberté dans une société démocratique (...).
39. La «régularité» de la détention au regard de l’article 5, § l e )
constitue le deuxième problème à examiner. Elle suppose d’abord la
conformité au droit interne mais aussi, l’article 18 le confirme, au but
des restrictions autorisées par l’article 5, § l e ) ; elle doit m arquer tant
l’adoption que l’exécution de la mesure privative de liberté (...).
Au sujet de la conformité au droit interne, la Cour souligne
que l’adjectif «régulier» englobe à la fois la procédure et le fond. Un
certain chevauchement existe donc entre lui et l’exigence générale
énoncée au début de l’article 5, § l e ) : le respect des «voies légales»
(§ 45 ci-dessous).
En vérité, ces deux expressions reflètent l’importance de la finalité
sous-jacente à l’article 5, § 1 (§ 37 ci-dessus) : dans une société démocra­
tique adhérant à la prééminence du droit (...) une détention arbitraire ne
peut jamais passer pour « régulière ».
La Commission insiste de son côté sur la nécessité de l’absence d ’ar­
bitraire; elle en déduit qu’on ne saurait interner quelqu’un comme
«aliéné» sans des preuves médicales révélant chez lui un état mental
propre à justifier une hospitalisation forcée (§ 76 du rapport). Requérant
et gouvernement émettent une opinion analogue.
La Cour souscrit pleinement à cette thèse. A ses yeux, pour priver
l’intéressé de sa liberté on doit, sauf dans les cas d ’urgence, avoir établi
son « aliénation » de manière probante. La nature même de ce qu’il faut
démontrer devant l’autorité nationale compétente - un trouble mental
réel - appelle une expertise médicale objective. En outre, le trouble doit
revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement. Qui plus
est, ce dernier peut se prolonger valablement sans la persistance de
pareil trouble (...).
40. (...) La Cour a sans nul doute compétence pour s’assurer de la
régularité de la détention (...). Pour le moment, il suffit d ’ajouter ceci : il
y a lieu de reconnaître aux autorités nationales un certain pouvoir dis­
crétionnaire quand elles se prononcent sur l’internement d’un individu
comme «aliéné», car il leur incombe au premier chef d’apprécier les
preuves produites devant elles dans un cas donné ; la tâche de la Cour
consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (...).

40
B) « Selon les voies légales »
45. Quant à elle, la Cour estime que les mots «selon les voies
légales » se réfèrent pour l’essentiel à la législation nationale ; ils consa­
crent la nécessité de suivre la procédure fixée par celle-ci.
Toutefois, il faut que le droit interne se conforme lui-même à la
Convention, y compris les principes généraux énoncés ou impliqués par
elle. A la base du membre de phrase précité se trouve la notion de pro­
cédure équitable et adéquate, l’idée que toute mesure privative de liberté
doit émaner d’une autorité qualifiée, être exécutée par une telle autorité
et ne pas revêtir un caractère arbitraire. (...)
46. La Cour a compétence pour rechercher si la procédure prescrite
par cette loi a été observée dans le cas du requérant (...). S’il ne lui
appartient pas d’ordinaire de vérifier le respect du droit interne par les
autorités nationales (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A, n° 13,
p. 40, § 97), il en va autrement dans les matières où la Convention ren­
voie directement à ce droit, comme ici : en ces matières, la méconnais­
sance du droit interne entraîne celle de la Convention, de sorte que la
Cour peut et doit exercer un certain contrôle (...).
Cependant, l’économie du système de sauvegarde instauré par la
Convention assigne des limites à l’ampleur de ce contrôle. Il incombe au
premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’in­
terpréter et appliquer le droit interne, même dans les domaines où la
Convention s’en approprie les normes : par la force des choses, elles sont
spécialement qualifiées pour trancher les questions surgissant à cet
égard (...).
55. Les motifs justifiant à l’origine pareil internement, le présent arrêt
l’a déjà noté, peuvent cesser d’exister (§ 39 in fine ci-dessus). Partant, on
méconnaîtrait le but et l’objet de l’article 5 (§ 37 ci-dessus) si l’on inter­
prétait le § 4, lu dans son contexte, comme exemptant en l’occurrence la
détention de tout contrôle ultérieur de légalité pour peu qu’un tribunal
ait pris la décision initiale. Par nature, la privation de liberté dont il
s’agit paraît appeler la possibilité de semblable contrôle, à exercer à des
intervalles raisonnables. (...)
57. Toutefois, l’article 5, § 4 ne se contente de l’intervention d’un tel
organe que si « la procédure suivie » revêt « un caractère judiciaire et
donne à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la pri­
vation de liberté dont il se plaint » ; pour déterminer « si une procédure
offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière
des circonstances dans lesquelles elle se déroule» (De Wilde, Ooms et
Versyp, 18 juin 1971, série A, n° 12, p. 41 et 42, § 76 in fine et 78). (...).
60. (.••) Certes, les instances judiciaires relevant de l’article 5, § 4 ne
doivent pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que
l’article 6, § 1 prescrit pour les litiges civils ou pénaux (...). Encore faut-il
que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui-
même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation,
sans quoi il ne jouira pas des « garanties fondamentales de procédure
appliquées en matière de privation de liberté » (De Wilde, préc., p. 41,
§ 76). Les maladies mentales peuvent amener à restreindre ou modifier
ce droit dans ses conditions d’exercice (...), mais elles ne sauraient justi-

41
fier une atteinte à son essence même. En vérité, des garanties spéciales
de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de
leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour
leur propre compte.

19. Dudgeon c/ Royaume-Uni,


22 octobre 1971 (série A, n° 45)
Droit au respect de la vie privée
Faits : Risque de poursuites pénales du fait d’une législation érigeant
en infractions certains actes homosexuels commis en privé par des
hommes adultes et consentants.

Arrêt (Cour plénière) :


41. (...). Par son maintien en vigueur, la législation attaquée repré­
sente une ingérence permanente dans l’exercice du droit du requérant au
respect de sa vie privée (laquelle comprend sa vie sexuelle) au sens de
l’article 8, § 1. Dans la situation personnelle de l’intéressé, elle se réper­
cute de manière constante et directe, par sa seule existence, sur la vie pri­
vée de celui-ci (...): ou il la respecte et s’abstient de se livrer - même en
privé et avec des hommes consentants - à des actes sexuels prohibés
auxquels l’inclinent ses tendances homosexuelles, ou il en accomplit et
s’expose à des poursuites pénales. (...).
52. (...) Toutefois, l’étendue de la marge d’appréciation dépend non
seulement du but de la restriction, mais aussi de la nature des activités en
jeu. Or la présente affaire a trait à un aspect des plus intimes de la vie pri­
vée. Il doit donc exister des raisons particulièrement graves pour rendre
légitimes, aux fins du § 2 de l’article 8, des ingérences des pouvoirs publics.
60. En consacrant le droit que frappent les lois attaquées, la Conven­
tion entend sauvegarder une manifestation essentiellement privée de la
personnalité humaine (...). On comprend mieux aujourd’hui le compor­
tement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on
témoigne donc de plus de tolérance envers lui : dans la grande majorité
des Etats membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les
pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression
pénale ; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution
que la Cour ne peut négliger (...). (...)
On ne saurait dès lors parler d’un « besoin social impérieux » d’ériger
de tels actes en infractions, faute d’une justification suffisante fournie par
le risque de nuire à des individus vulnérables à protéger ou par des réper­
cussions sur la collectivité. Du point de vue de la proportionnalité, les
conséquences dommageables que l’existence même des dispositions légis­
latives en cause peut entraîner sur la vie d ’une personne aux penchants
homosexuels, comme le requérant, prédominent aux yeux de la Cour sur
les arguments plaidant contre tout amendement au droit en vigueur. L’ac­
complissement d ’actes homosexuels par autrui et en privé peut lui aussi
heurter, choquer ou inquiéter des personnes qui trouvent l’homosexualité
immorale, mais cela seul ne saurait autoriser le recours à des sanctions
pénales quand les partenaires sont des adultes consentants.

42
20. Sporrong et Lônnroth c/ Suède,
23 septembre 1982 (série A, n° 52)
D ro it de propriété
Faits : Conséquences pour les requérants de la longue durée de per­
mis d'exproprier et d’interdictions de construire ayant frappé leurs
immeubles.

Arrêt (Cour plénière) :


60. (...) S’ils laissaient juridiquement intact le droit des intéressés à
disposer et user de leurs biens, les permis d’exproprier n’en réduisaient
pas moins dans une large mesure la possibilité pratique de l’exercer. Ils
touchaient aussi à la substance même de la propriété en ce qu’ils recon­
naissaient par avance la légalité d’une expropriation et autorisaient la
ville de Stockholm à y procéder à tout moment qu’elle trouverait oppor­
tun. Le droit des requérants devenait ainsi précaire et révocable. (...).
61. (...) Celui-ci ( l ’article 1 du Protocole 1) contient trois normes dis­
tinctes. La première, d’ordre général énonce le principe du respect de la
propriété ; elle s’exprime dans la première phrase du premier alinéa. La
deuxième vise la privation de propriété et la soumet à certaines condi­
tions ; elle figure dans la seconde phrase du même alinéa. Quant à la troi­
sième, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer
l’usage des biens conformément à l’intérêt général et en mettant en vigueur
les lois qu’ils jugent nécessaires à cette fin ; elle ressort du deuxième alinéa.
La Cour doit s’assurer de l’applicabilité des deux dernières de ces
normes avant de se prononcer sur l’observation de la première.
63. En l’absence d’une expropriation formelle, c’est-à-dire d’un trans­
fert de propriété, la Cour s’estime tenue de regarder au-delà des appa­
rences et d’analyser les réalités de la situation litigieuse (...). La Conven­
tion visant à protéger des droits « concrets et effectifs » (arrêt Airey du
9 octobre 1979, série A, n° 32, p. 12, § 24), il importe de rechercher si
ladite situation n’équivalait pas à une expropriation de fait, comme le
prétendent les intéressés.
Aux yeux de la Cour, les effets incriminés (...) dérivent tous de la
diminution de la disponibilité des biens en cause. Ils résultent de limita­
tions apportées au droit de propriété, devenu précaire, ainsi que des
conséquences de celles-ci sur la valeur des immeubles. Pourtant, bien
qu’il ait perdu de sa substance le droit en cause n’a pas disparu. Les
effets des mesures en question ne sont pas tels qu’on puisse les assimiler
à une privation de propriété. (...).
69. (...) Aux fins de cette disposition (première phrase du premier ali­
néa), la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre
les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la
sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (...). Inhérent à l’en­
semble de la Convention, le souci d’assurer un tel équilibre se reflète
aussi dans la structure de l’article 1. (...).
(...) De plus, elle juge naturel que dans un domaine aussi complexe et
difficile que l’aménagement des grandes cités, les États contractants
jouissent d’une grande marge d’appréciation pour mener leur politique

43
urbanistique. Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de
contrôle. (...)
70. La législation en vigueur à l’époque se caractérisait par sa rigi­
dité. En dehors du retrait pur et simple des permis d’exproprier, qui exi­
geait l’accord de la municipalité, elle n ’offrait aucun moyen de modifier
après coup la situation des propriétaires concernés. (...)
72. La Cour constate en outre que l’existence, pendant toute cette
période, d ’interdictions de construire a encore accentué les répercus­
sions dommageables de la durée de validité des permis. La pleine jouis­
sance du droit de propriété des requérants a été entravée au total pen­
dant vingt-cinq ans pour la succession Sporrong et douze ans pour
Mme Lônnroth. (...).
73. Ainsi combinées, les deux séries de mesures ont créé une situation
qui a rom pu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit
de propriété et les exigences de l’intérêt générai : la succession Sporrong
et Mme Lônnroth ont supporté une charge spéciale et exorbitante que
seules auraient pu rendre légitime la possibilité de réclamer l’abrégement
des délais ou celle de demander réparation. (...).
Aux yeux de la Cour, il n ’y pas lieu, à ce stade, de rechercher si les
requérants ont réellement subi un préjudice (...): c’est dans leur situa­
tion juridique même que l’équilibre à préserver a été détruit.

21. Van Der Mussele,


23 novembre 1983 (série A, n° 70)
Interdiction du travail forcé
F aits: Obligation pour un avocat stagiaire d ’assister un prévenu sans
rémunération et sans remboursement de ses frais.

Arrêt (Cour plénière) :


32. Le texte précité ne précise pas ce q u ’il faut entendre par « travail
forcé ou obligatoire» et les divers documents du Conseil de l’Europe
d’où il est issu ne donnent pas non plus d ’indications sur ce point. (...).
La Convention européenne, elle, prohibe le travail forcé ou obliga­
toire de manière générale et absolue, sous réserve du § 3 de son article 4.
La Cour prend néanmoins en compte lesdites conventions de VOIT
- qui lient la quasi-totalité des États membres du Conseil de l’Europe,
dont la Belgique - et spécialement la première d ’entre elles. Il existe en
effet une analogie frappante, et qui n’est pas fortuite, entre le § 3 de l’ar­
ticle 4 de la Convention européenne et le § 2 de l’article 2 de la Convention
n° 29 ( du 28 juin 1930, concernant le travail forcé et obligatoire). O r le § 1
du même article précise qu ’ « aux fins » de cette dernière, l’expression
<<travail forcé ou obligatoire » désigne « tout travail ou service exigé d ’un
individu sous la menace d ’une peine quelconque et pour lequel ledit indi­
vidu ne s’est pas offert de son plein gré ». Cette définition peut fournir un
point de départ pour interpréter l’article 4 de la Convention européenne.
Encore importe-t-il de ne perdre de vue ni les caractères particuliers de
celle-ci ni sa nature d ’instrum ent vivant qui doit se lire « à la lumière des
conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques » (...).

44
34. Reste à savoir s’il y a eu travail « forcé ou obligatoire ». Le pre­
mier de ces adjectifs évoque l’idée d’une contrainte, physique ou morale,
qui assurément a fait défaut en l’espèce. Quant au second, il ne peut
viser une obligation juridique quelconque. (...) Il doit s’agir d’un travail
«exigé (...) sous la menace d’une peine quelconque» et, de plus,
contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci «ne s’est pas
offert de son plein gré ».
35. La définition figurant à l’article 2 § 1 de la Convention n° 29 de
l’OIT amène la Cour à s’interroger d’abord sur l’existence, en l’espèce,
de « la menace d’une peine quelconque ».
Si Me Van der Mussele avait refusé, sans raison valable, d’assurer la
défense de M. Ebrima, il n’aurait encouru aucune sanction de caractère
pénal. En revanche, il aurait risqué de voir le conseil de l’Ordre rayer
son nom de la liste des stagiaires ou rejeter sa demande d’inscription au
tableau (...), perspectives assez redoutables pour pouvoir constituer «la
menace d’une peine » eu égard à l’adjectif « quelconque » ainsi qu’à la
doctrine de l’OIT en la matière (...).
36. Il y a lieu de rechercher ensuite si le requérant ne s’était pas
« offert de son plein gré » à fournir le travail en question. (...).
Sans conteste Me Van der Mussele avait choisi la profession d’avo­
cat, qui revêt en Belgique un caractère libéral et dont il savait que le sta­
tut lui imposerait, conformément à une longue tradition, de plaider par­
fois sans rémunération et sans remboursement de ses frais. Toutefois, il
lui fallait souscrire à cette exigence, de son plein gré ou non, pour accé­
der au barreau et son assentiment était déterminé par les modalités nor­
males d’exercice de la profession à l’époque. On ne saurait non plus
perdre de vue qu’il s’agissait de l’acceptation d’un statut de nature géné­
rale. A lui seul, l’accord préalable de l’intéressé n’autorise donc pas à
conclure que les obligations de Me Van der Mussele au titre de l’assis­
tance judiciaire ne constituaient pas un travail obligatoire au regard de
l’article 4 § 2 de la Convention. D’autres éléments doivent nécessaire­
ment entrer en ligne de compte.
37. (...) Quoi qu’il en soit, la Cour opte pour une démarche diffé­
rente : après avoir constaté l’existence d’un risque analogue à « la
menace d’une peine » (§ 35 ci-dessus), puis la valeur relative de l’argu­
ment tiré du « consentement préalable » du requérant (§ 36 ci-dessus),
elle prend en compte l’ensemble des circonstances de la cause, sous
l’angle des préoccupations qui sous-tendent l’article 4 de la Convention
européenne, pour déterminer si le service exigé de Me Van der Mussele
tombe sous le coup de l’interdiction du travail obligatoire. Il pourrait en
aller ainsi d’un service à fournir pour accéder à une profession donnée,
s’il imposait un fardeau à ce point excessif, ou hors de proportion avec
les avantages attachés à l’exercice futur de celle-ci, que l’intéressé ne
saurait passer pour s’être par avance «offert de son plein gré» à
l’accomplir ; tel pourrait être le cas, par exemple, d’une tâche étrangère
à ladite profession.
38. La structure de l’article 4 se révèle éclairante sur ce point. Le § 3
n’a point pour rôle d’autoriser à « limiter » l’exercice du droit garanti
par le § 2, mais de « délimiter » le contenu même de ce droit : il forme un

45
tout avec le § 2 et mentionne « ce qui n’est pas considéré » comme « tra­
vail forcé ou obligatoire », ce que ces termes n’englobent pas <« shall not
include»). Il contribue de la sorte à l’interprétation du § 2.
Or ses quatre alinéas, par-delà leur diversité, reposent sur les idées maî­
tresses d’intérêt général, de solidarité sociale et de normalité. Le dernier
d’entre eux, l’alinéa JJ, qui écarte de la notion de travail forcé ou obliga­
toire «tout travail ou service formant partie des obligations civiques nor­
males », revêt une importance spéciale dans le contexte de l’affaire.
40. (...) La Cour rappelle que l’intéressé avait volontairement
embrassé la profession d’avocat en connaissant la pratique en cause.
Dans ces conditions, seul un déséquilibre considérable et déraisonnable
entre le but poursuivi - accéder au barreau - et les obligations assumées
pour l’atteindre pourrait justifier la conclusion que les services exigés de
Me Van der Mussele au titre de l’assistance judiciaire revêtaient un
caractère obligatoire malgré son consentement. Pareil déséquilibre ne
ressort pas des éléments du dossier, nonobstant l’absence - bien peu
satisfaisante en soi - de rétribution et de remboursement des frais.
Eu égard, en outre, aux conceptions encore largement répandues en
Belgique et dans d’autres sociétés démocratiques, il ne s’agissait donc
pas d’un travail obligatoire au sens de l’article 4 § 2 de la Convention.

22. Pretto c/ Italie,


8 décembre 1983 (série A, n° 71)
Droit à un procès équitable.
Publicité du jugement
Faits : Absence de prononcé public de l’arrêt rendu par la Cour de
cassation statuant en matière civile.

Arrêt (Cour plénière) :


21. La publicité de la procédure des organes judiciaires visés à l’ar­
ticle 6, § 1 protège les justiciables contre une justice secrète échappant
au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de préserver
la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle
donne à l’administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l’ar­
ticle 6, § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les prin­
cipes fondamentaux de toute société démocratique au sens de la
Convention (arrêt Golder du 21 février 1975, série A, n° 18, p. 18, § 36 ;
voir en outre l’arrêt Lawless du 14 novembre 1960, série A, n° 1, p. 13).
22. Si les États membres du Conseil de l’Europe reconnaissent tous le
principe de cette publicité, leurs systèmes législatifs et leurs pratiques
judiciaires présentent une certaine diversité quant à son étendue et à ses
conditions de mise en œuvre, qu’il s’agisse de la tenue de débats ou du
prononcé des jugements et arrêts. L’aspect formel de la question revêt
cependant une importance secondaire en regard des fins de la publicité
voulue par l’article 6, § 1. La place éminente que le droit à un procès
équitable occupe dans une société démocratique conduit la Cour, dans
l’exercice du contrôle qui lui incombe en la matière, à examiner les réa­
lités de la procédure en jeu (...).

46
25. Par les termes dont il use en sa seconde phrase «le jugement sera
rendu publiquement », «judgment shall be pronounced publicly », l’ar­
ticle 6, § 1 donnerait à penser qu’il prescrit la lecture du jugement à
haute voix. Sans doute le texte français emploie-t-il le participe « rendu »
(given) là où la version anglaise se sert du mot« pronounced » (pro­
noncé), mais ce léger écart ne suffît pas à dissiper l’impression qui se
dégage du libellé de la disposition en cause : « rendu publiquement » - et
non « rendu public » - peut très bien passer pour l’équivalent de « pro­
noncé publiquement».
De prime abord, l’article 6, § 1 de la Convention européenne semble
donc plus strict, à cet égard, que l’article 14, § 1 du Pacte international
de 1966 relatif aux droits civils et politiques, selon lequel le jugement
« sera public », « shall be made public ».
26. De nombreux États membres du Conseil de l’Europe connaissent
pourtant de longue date, à côté de la lecture à haute voix, d’autres
moyens de rendre publiques les décisions de leurs juridictions ou de cer­
taines d’entre elles, spécialement leurs cours de cassation, par exemple
un dépôt à un greffe accessible au public. Les rédacteurs de la Conven­
tion ne sauraient avoir négligé cette circonstance même si le souci d’en
tenir compte ne ressort pas aussi nettement de leur œuvre que des tra­
vaux préparatoires du Pacte précité (...).
La Cour ne croit donc pas devoir opter pour une interprétation litté­
rale. Elle estime qu’il échet, dans chaque cas, d’apprécier à la lumière
des particularités de la procédure dont il s’agit, et en fonction du but et
de l’objet de l’article 6, § 1, la forme de publicité du «jugement» prévue
par le droit interne de l’État en cause.
27. (...) Aux yeux de la Cour, le but poursuivi en la matière par l’ar­
ticle 6, § 1 - assurer le contrôle du pouvoir judiciaire par le public pour
la sauvegarde du droit à un procès équitable - n’est pas moins bien réa­
lisé, en tout cas pour l’instance en cassation, par un dépôt au greffe, per­
mettant à chacun d’avoir accès au texte intégral de l’arrêt, que par la
lecture en audience publique - parfois limité au dispositif - d’une déci­
sion de rejet ou de cassation.
28. Le défaut de prononcé public de l’arrêt de la Cour de cassation
n’a donc pas enfreint la Convention en l’espèce.

23. X et Y c/ Pays-Bas,
26 mars 1985 (série A, n° 91)
Droit au respect de la vie privée
Faits : Impossibilité de faire engager des poursuites contre l’auteur de
violences sexuelles sur une mineure de plus de seize ans, handicapée
mentale.
Arrêt (Chambre) :
22. L’applicabilité de l’article 8 n’a pas prêté à controverse: les
faits à l’origine de la requête relèvent de la « vie privée », qui recou­
vre l’intégrité physique et morale de la personne et comprend la vie
sexuelle.

47
23. La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de
prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs
publics, il ne se contente pas de commander à l’Etat de s’abstenir de
pareilles ingérences : à cet engagement plutôt négatif peuvent s’ajouter
des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée
ou familiale (...). Elles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant
au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus
entre eux.
27. La Cour estime insuffisante la protection du droit civil dans le cas
de méfaits du type de celui dont Y a été victime. Il y va en l’espèce de
valeurs fondamentales et d’aspects essentiels de la vie privée. Seule une
législation criminelle peut assurer une prévention efficace, nécessaire en
ce domaine; de fait, c’est une telle législation qui régit d’ordinaire la
question. (...). A la connaissance de la Commission et de la Cour, il (le
droit pénal néerlandais) présente une seule lacune qui concerne les per­
sonnes dans la situation de Y : pour elles, sa mise en œuvre se heurte à
un obstacle de caractère procédural que le législateur néerlandais n’avait
apparemment pas prévu.
30. Ni l’article 248 ter ni l’article 239, § 2 du Code pénal n’assuraient
donc à Y une protection concrète et effective. Il faut en conclure, compte
tenu de la nature du méfait dont il s’agit, qu’elle a été victime d’une vio­
lation de l’article 8 de la Convention.

24. Abdulaziz, Cabales et Balkandali


c/ Royaume-Uni,
28 mai 1985 (série A, n° 94)
Droit à la non-discrimination.
Droit au respect de la vie familiale. Étrangers
Faits : Epoux des requérantes, établies légalement et en permanence
au Royaume-Uni, non autorisés à y rester avec elles ou à les y rejoindre,
en vertu de la législation sur l’immigration.
Arrêt (Cour plénière) :
60. (...) Qui plus est, la Convention et ses Protocoles, il échet de le
rappeler, forment un tout, de sorte qu’une matière régie pour l’essentiel
par l’une de leurs clauses peut relever aussi, à certains égards, de telle
autre d’entre elles (...). Partant, on ne saurait exclure que des mesures
prises dans le domaine de l’immigration risquent de porter atteinte au
droit au respect de la vie familiale, garanti par l’article 8, bien que cer­
tains aspects du droit d’entrer dans un pays relèvent du Protocole n° 4
pour les États liés par lui. (...).
62. La Cour a jugé qu’en consacrant le droit au respect de la vie fami­
liale, la Convention «présuppose l’existence d’une famille» (arrêt
Marckx du 13 juin 1979, série A, n° 31, p. 14, § 31). Il n ’en résulte pour­
tant pas que toute vie familiale projetée sorte entièrement du cadre de
l’article 8. Quoi que le mot «famille» puisse désigner par ailleurs, il
englobe la relation née d’un mariage légal et non fictif, tel celui de M. et
Mme Abdulaziz comme de M. et Mme Balkandali, même si une vie

48
familiale du genre visé par le gouvernement ne se trouve pas encore plei­
nement établie. Il faut regarder ces unions comme suffisantes pour méri­
ter le respect que peut vouloir l’article 8.
En outre, s’il s’agit d’un couple marié l’expression «vie familiale»
implique normalement la cohabitation. L’article 12 le confirme car le
droit de fonder une famille ne se conçoit guère sans celui de vivre
ensemble.
67. La Cour rappelle que si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir
l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut
engendrer de surcroît des obligations positives inhérentes à un «res­
pect» effectif de la vie familiale (arrêt Marckx précité, série A, n° 31,
p. 15, § 31). La notion de «respect» manque cependant de netteté, sur­
tout quand de telles obligations se trouvent en cause; ses exigences
varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la diversité des pratiques suivies
et des conditions existant dans les États contractants. Partant, il s’agit
d’un domaine dans lequel ils jouissent d’une large marge d’appréciation
pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la commu­
nauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation
de la Convention (...). Spécialement, dans la matière sous examen
l’étendue de l’obligation, pour un État, d’admettre sur son territoire des
parents d’immigrés, dépend de la situation des intéressés. De plus, la
Cour ne saurait oublier que le présent litige a trait non seulement à la
vie familiale, mais aussi à l’immigration, et que d’après un principe de
droit international bien établi les États ont le droit, sans préjudice des
engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des
non-nationaux sur leur sol.
68. (...) Or l’article 8 ne saurait s’interpréter comme comportant pour
un État contractant l’obligation générale de respecter le choix, par des
couples mariés, de leur domicile commun et d’accepter l’installation de
conjoints non nationaux dans le pays.
En l’espèce, les requérantes n’ont pas prouvé l’existence d’obstacles
qui les aient empêchées de mener une vie familiale dans leur propre
pays, ou dans celui de leur mari, ni de raisons spéciales de ne pas s’at­
tendre à les voir opter pour une telle solution. (...)
71. (...) La Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 8 (...). Si le
Royaume-Uni n’avait pas l’obligation d’autoriser MM. Abdulaziz,
Cabales et Balkandali à s’installer sur son territoire et si donc la Cour
n’a pas constaté de violation de l’article 8 pris isolément (§ 68-69 ci-des­
sus), les faits litigieux se situent néanmoins dans le domaine de cet
article. (...)
L’article 14 s’applique dès lors également.
78. (...) Assurément, les États contractants jouissent d’une certaine
« marge d’appréciation » pour déterminer si et dans quelle mesure des
différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des
traitements dissemblables, mais son étendue varie selon les circons­
tances, les domaines et le contexte (...).
Or quant au problème en jeu, on peut relever que la progression vers
l’égalité des sexes constitue aujourd’hui un objectif important des Etats
membres du Conseil de l’Europe. Partant, seules des raisons très fortes

49
pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une distinc­
tion fondée sur le sexe.
82. (...) La Cour ne souscrit pas à cette thèse. L’article 14, elle tient à
le souligner, cherche à empêcher la discrimination dans la jouissance des
droits garantis par la Convention là où il existe diverses manières de se
conformer aux obligations découlant de celle-ci. Au sens de l’article 14,
la notion de discrimination englobe d ’ordinaire les cas dans lesquels un
individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien
traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement
plus favorable.
83. En conclusion, les requérantes ont été victimes d ’une discrimina­
tion fondée sur le sexe, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8.

25. James et autres c/ Royaume-Uni,


21 février 1986 (série A, n° 98)
Droit à un recours effectif.
Droit de propriété. Privation de propriété
Faits: Propriétaires contraints, en vertu d’une loi réformant le sys­
tème de l’emphytéose, de céder leurs biens, à des conditions et prix défi­
nis, aux locataires de maisons bénéficiant d’un bail emphytéotique.

Arrêt (Cour plénière) :


37. ( Renvoi à Sporrong et Lonnroth, n° 20, § 61). Il ne s’agit pas pour
autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la
troisième ont trait à des exemples particuliers d ’atteintes au droit de
propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe
consacré par la première.
38. Les requérants ont été « privé(s) de (leur) propriété» au sens de la
deuxième phrase de l’article 1, par le jeu de la législation litigieuse ; cela
n’a pas prêté à discussion devant la Cour.
40. La Cour estime, avec les requérants, qu’une privation de pro­
priété réalisée à seule fin d’octroyer un avantage à un particulier ne sau­
rait s’inspirer de 1’ « utilité publique ». Néanmoins, un transfert obliga­
toire de propriété d’un individu à un autre peut, dans certaines
circonstances, représenter un moyen légitime de servir l’intérêt général.
A cet égard, on ne découvre dans la Constitution, la législation et la
jurisprudence des États contractants, même là où les textes en vigueur
emploient des mots tels que « à l’usage du public » aucun principe com­
mun qui autorise à comprendre la notion d’utilité publique comme
proscrivant pareil transfert. On peut en dire autant de certains autres
pays démocratiques ; ainsi, requérants et gouvernement ont cité un arrêt
de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, relatif à une loi de
l’État de Hawaii transférant obligatoirement la propriété de biens
immobiliers à des locataires pour réduire la concentration des biens-
fonds entre un petit nombre de mains (Hawaii Housing Authority
v. Midkiff, Recueil, 1984, vol. 104, p. 2321 et s.).
4L On ne peut non plus déduire de l’expression anglaise «in the
public interest » que le bien en question doive être à la disposition du

50
public ni que la collectivité entière, ou même une large fraction de celle-
ci, doive profiter directement du transfert. On peut parfaitement consi­
dérer comme « in the public interest » une privation de propriété opérée
au titre d une politique de justice sociale. Spécialement, l’équité d'un
système juridique régissant les droits contractuels et réels des particu­
liers concerne tout un chacun ; partant, des mesures législatives qui ten­
dent à l’assurer peuvent servir « the public interest » même si elles impli­
quent un transfert obligatoire de propriété d’un individu à un autre.
42. Quant au texte français de l’article 1, les termes « pour cause d ’uti­
lité publique » se prêtent certes à l’interprétation étroite invoquée par les
requérants, comme il ressort du droit interne de quelques-uns - mais non
de l’ensemble - des États contractants où cette expression ou son équiva­
lent se rencontre en matière d ’expropriation. Cela n’est pourtant pas déci­
sif car la jurisprudence de la Cour a reconnu 1’ « autonomie » de nombre
de notions de la Convention. En outre, on peut aussi attribuer à «utilité
publique » un sens plus large, de nature à englober des mesures d’expro­
priation prises dans le cadre d’une politique de Justice sociale.
Avec la Commission, la Cour trouve que pareille interprétation
concilie le mieux les versions française et anglaise, eu égard à l’objet et
au but de l’article 1 (art. 33, § 4 de la Convention de Vienne du
23 mai 1969 sur le droit des traités et arrêt Sunday Times du
26 avril 1979, série A, n° 30, p. 30, § 48) : protéger, avant tout, contre les
privations arbitraires de propriété.
45. La Cour rejoint ainsi la Commission : un transfert de propriété
opéré dans le cadre d ’une politique légitime - d ’ordre social, écono­
mique ou autre - peut répondre à 1’ « utilité publique » même si la col­
lectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du
bien dont il s’agit. La loi sur la réforme de l’emphytéose n ’enfreint donc
pas en soi l’article 1 de ce chef. Partant, il y a lieu de rechercher si à
d ’autres égards elle remplissait la condition de F « utilité publique » et le
surplus des exigences de la deuxième phrase de l’article 1.
3. Sur le point de savoir si la législation relative à la réforme de Tenir
phytéose remplissait la condition de T « utilité publique » et le surplus des
exigences de la deuxième phrase de l ’article 1.
a) Marge d ’appréciation.
46. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins,
les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge
international pour déterminer ce qui est « d ’utilité publique ». Dans le
système de protection créé par la Convention, il leur échoit par consé­
quent de se prononcer les premières tant sur l’existence d’un problème
d ’intérêt public justifiant des privations de propriété que sur les mesures
à prendre pour le résoudre (...). Dès lors, elles jouissent ici d’une cer­
taine marge d’appréciation, comme en d ’autres domaines auxquelles
s’étendent les garanties de la Convention.
De plus, la notion d ’« utilité publique » est ample par nature. En par­
ticulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété
implique d’ordinaire, ainsi que le relève la Commission, l’examen de
questions politiques, économiques et sociales sur lesquelles de profondes
divergences d ’opinions peuvent raisonnablement régner dans un État

51
démocratique. Estimant normal que le législateur dispose d ’une grande
latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour res­
pecte la manière dont il conçoit les impératifs de F « utilité publique »
sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raison­
nable. En d’autres termes, elle ne saurait substituer sa propre apprécia­
tion à celle des autorités nationales, mais elle doit contrôler au regard de
l’article 1 du Protocole n° 1 les mesures litigieuses et, à cette fin, étudier
les faits à la lumière desquels lesdites autorités ont agi.
b) Sur le point de savoir si la législation incriminée visait un but légi­
time, en principe et en l ’espèce.
47. (...) Éliminer ce que l’on ressent comme des injustices sociales figure
parmi les tâches d’un législateur démocratique. Or les sociétés modernes
considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait
entièrement abandonner la satisfaction aux forces du marché. La marge
d’appréciation va assez loin pour englober une législation destinée à assu­
rer en la matière plus de justice sociale, même quand pareille législation
s’immisce dans des relations contractuelles entre particuliers et ne confère
aucun avantage direct à l’État ni à la collectivité dans son ensemble. Le
but que poursuivait la loi de 1967 est donc légitime en principe.
49. (...) Il échet donc de souscrire à la conclusion de la Commission :
on ne saurait tenir pour manifestement déraisonnable l’opinion du Par­
lement britannique selon laquelle il y avait là une injustice sociale.
c) Moyens choisis pour atteindre le but poursuivi.
50. Le problème n ’est pas tranché pour autant. Il ne suffit pas qu’une
mesure privative de propriété poursuive, en l’espèce comme en principe,
un objectif légitime « d’utilité publique » ; il doit aussi exister un rapport
raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but
visé (...). L’arrêt Sporrong et Lônnroth a exprimé la même idée en des
termes différents : il parle du «juste équilibre» à ménager entre les exi­
gences de l’intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux de
l’individu (série A, n° 52, p. 26, § 69), équilibre rompu si la personne
concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » (ibid., p. 28,
§ 73). La Cour se prononçait là dans le contexte du principe du respect
de la propriété, proclamé par la première phrase du premier alinéa, mais
elle a souligné que «le souci d’assurer un tel équilibre se reflète aussi
dans la structure de l'article 1 » tout entier (ibid., p. 26, § 69).
D ’après les requérants, la législation sur la réforme de l’emphytéose
ne remplit pas ces conditions : à supposer qu’injustice sociale il y ait, le
législateur aurait appliqué des remèdes si peu appropriés et si exorbi­
tants que sa décision excéderait la marge d’appréciation.
La Cour considère qu’une mesure doit être à la fois idoine à la réali­
sation de son but et non disproportionnée avec lui. Elle recherchera
donc, en examinant les divers arguments des requérants, s’il en a été
ainsi en l’occurrence.
54. (...) La Cour constate avec la Commission que, dans les systèmes
juridiques respectifs des États contractants, une privation de propriété
pour cause d’utilité publique ne se justifie pas sans le paiement d’une
indemnité, sous réserve de circonstances exceptionnelles étrangères au
présent litige. De son côté, en l’absence d’un principe analogue Far-

52
tide 1 n’assurerait qu’une protection largement illusoire et inefficace du
droit de propriété. Pour apprécier si la législation contestée ménage un
juste équilibre entre les divers intérêts en cause et, entre autres, si elle
n’impose pas aux requérants une charge démesurée (arrêt Sporrong et
Lônnroth précité, série A, n° 52, p. 26 et 28, § 69 et 73), il faut à l’évi­
dence avoir égard aux conditions de dédommagement.
Quant au niveau de l’indemnisation, la Cour se range également à
l’avis de la Commission : sans le versement d ’une somme raisonnable­
ment en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété cons­
tituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur
le terrain de l’article 1. Ce dernier ne garantit pourtant pas dans tous les
cas le droit à une compensation intégrale. Des objectifs légitimes d’uti­
lité publique, tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique
ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à
la pleine valeur marchande. En outre, le contrôle de la Cour se borne à
rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d’apprécia­
tion dont l’É tat jouit en la matière (§ 46 ci-dessus).
70. En résumé, chacune des exigences de la deuxième phrase de l’ar­
ticle 1 se trouve donc remplie pour les privations de propriété litigieuses.
72. Il n ’y a eu infraction à l’article 1 du Protocole n° 1 ni en raison
des dispositions de la loi de 1967, amendée, sur la réforme de l’emphy-
téose, ni du fait des circonstances dans lesquelles a eu lieu le rachat des
immeubles des requérants.
84. En vertu de l’article 13, «un individu qui, de manière plausible, se
prétend victime d ’une violation des droits reconnus dans la Convention
doit disposer d’un recours devant une “instance” nationale afin de voir
statuer sur son grief et, s’il y a lieu, d’obtenir réparation » (arrêt Silver et
autres du 25 mars 1983, série A, n° 61, p. 42, § 113). Toutefois, « ni l’ar­
ticle 13 ni la Convention en général ne prescrivent aux États contrac­
tants une [façon] déterminée d’assurer dans leur droit interne l’applica­
tion effective de toutes les dispositions de cet instrument» (arrêt
Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976,
série A, n° 20, p. 18, § 50). Bien que donc non tenus d ’incorporer la
Convention à leur système juridique national, ils n’en doivent pas
moins, aux termes de l’article 1 et sous une forme ou une autre y assurer
à quiconque relève de leur juridiction la substance des droits et libertés
reconnus (arrêt Irlande c/Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A,
n° 25, p. 91, § 239). Sous réserve de ce qui suit l’article 13 garantit l’exis­
tence en droit interne d’un recours effectif permettant de s’y prévaloir
des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver
consacrés.
85. La Convention ne fait point partie du droit interne du Royaume-
Uni, lequel ne comporte pas non plus un contrôle constitutionnel de la
compatibilité des lois avec les libertés fondamentales. Dès lors, aucun
recours interne ne s’ouvrait et ne pouvait s’ouvrir aux requérants pour
se plaindre de ce que la législation sur la réforme de l’emphytéose n’at­
teigne pas elle-même le niveau voulu par la Convention et les Proto­
coles. La Cour estime pourtant, avec la Commission, que l’article 13 ne
va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant

53
une autorité nationale, les lois d’un État contractant comme contraires
en tant que telles à la Convention ou à des normes juridiques nationales
équivalentes. Elle ne saurait donc accueillir le grief formulé en ce sens
par les requérants.

26. Rees c/ Royaume-Uni,


17 octobre 1986 (série A, n° 106)
Droit au respect de la vie privée (transsexualisme).
Droit de se marier
Faits : Non-reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle
d’un transsexuel ayant subi une opération.
Arrêt (Cour plénière) :
35. Si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des
ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer de surcroît
des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie fami­
liale, quoique sujettes à la marge d’appréciation de l’État ; la Cour l’a
déjà constaté en plusieurs occasions (...).
En l’espèce, il échet de se prononcer sur l’existence et la portée de
pareilles obligations «positives» car le simple refus de modifier le
registre des naissances, ou d’en fournir des extraits dont la substance et
la nature diffèrent des siennes, ne saurait passer pour une ingérence.
36. Commission et requérant soutiennent que la société voit en lui un
homme (...) et que, dans un souci de cohérence, le Royaume-Uni devrait
pleinement reconnaître sur le plan juridique sa nouvelle identité
sexuelle. Il n’y aurait place pour une marge d’appréciation, ou une mise
en balance avec des intérêts généraux, que lors du choix des mesures
nécessaires.
Pour le gouvernement, au contraire, la question dépend entièrement
de l’équilibre à trouver entre les intérêts concurrents de l’individu et de
la société dans son ensemble.
37. Comme la Cour l’a relevé dans son arrêt Abdulaziz, Cabales et
Balkandali (28 mai 1985, série A, n° 94, p. 33-34, § 67), la notion de
«respect» manque de netteté, surtout quand il s’agit de telles obliga­
tions positives ; ses exigences varient beaucoup d’un cas à l’autre vu la
diversité des pratiques suivies et des conditions existant dans les États
contractants.
L’observation vaut particulièrement en l’espèce. Par leur législation,
leur jurisprudence ou leur pratique administrative, plusieurs États don­
nent aux transsexuels la faculté de changer leur état civil pour l’adapter
à leur identité nouvellement acquise. Ils la subordonnent toutefois à des
conditions plus ou moins strictes et maintiennent certaines réserves
expresses (par exemple quant aux obligations antérieures). Les autres
Etats n’offrent pas - ou pas encore - pareille faculté. On peut donc dire,
pour le moment, qu’il n’y a guère de communauté de vues en la matière
et que, dans l’ensemble, le droit paraît traverser une phase de transition.
Partant, il s’agit d’un domaine où les États contractants jouissent d’une
grande marge d’appréciation.

54
Pour déterminer s’il existe une obligation positive, il faut prendre en
compte - souci sous-jacent à la Convention tout entière - le juste équi­
libre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu (...).
Dans la recherche d ’un tel équilibre, les objectifs énumérés au § 2 de l’ar­
ticle 8 peuvent jouer un certain rôle, encore que cette disposition parle
uniquement des «ingérences» dans l’exercice du droit protégé par le
premier alinéa et vise donc les obligations négatives en découlant (...).
41. Requérant et Commission jugent cette situation incompatible
avec l’article 8, car elle ne leur paraît répondre à aucun motif d’intérêt
public. Nul motif de ce genre ne justifie, selon eux, le refus de modifier
ou annoter le registre des naissances pour y consigner le changement
d’identité sexuelle et permettre à l’intéressé de se faire délivrer un certifi­
cat donnant sa nouvelle identité. Pareil système d ’annotation se rappro­
cherait de celui qui vaut pour les adoptions, estime M. Rees. Celui-ci et
la Commission citent en exemple d ’autres États contractants qui accor­
dent depuis peu la possibilité de faire modifier la mention relative au
sexe à compter d’une date déterminée. Dans le cadre de son service
national gratuit de santé, relève de surcroît la Commission, le Royaume-
Uni a supporté les frais des interventions chirurgicales et autres soins
médicaux subis par le requérant. Il aurait reconnu de la sorte la néces­
sité de l’aider. Raison de plus pour qu’il consacre en droit le changement
d ’identité sexuelle ; en s’en abstenant il traiterait M. Rees comme un être
équivoque.
42. Cette argumentation ne convainc pas la Cour.
a) Exiger du Royaume-Uni qu’il imite d ’autres États contractants
reviendrait en un sens à lui demander d’adopter un système en principe
identique au leur pour la détermination et l’enregistrement de l’état
civil.
Avec certes des lenteurs et des hésitations, le Royaume-Uni s’est
efforcé d ’accéder aux revendications du requérant dans toute la mesure
où son système s’y prêtait. Le manque de respect allégué semble donc se
ramener au refus d ’établir un mode de documentation indiquant et
prouvant l’état civil actuel. Jusqu’ici, le Royaume-Uni n ’a pas cru
devoir introduire pareil système. Celui-ci aurait d’importantes consé­
quences administratives et créerait pour le reste de la population des
obligations supplémentaires. En usant de leur marge d’appréciation, les
autorités britanniques sont pleinement en droit d’avoir égard aux impé­
ratifs de la situation qui règne dans le pays pour décider des mesures à
adopter. Si la condition d’un juste équilibre, exposée au § 37 ci-dessus,
appelle peut-être, dans l’intérêt de personnes comme le requérant, des
retouches au système en vigueur, elle ne saurait astreindre le Royaume-
Uni à le remanier de fond en comble. (...).
43. M. Rees demande donc de surcroît que ce changement et l’anno­
tation correspondante ne soient pas communiqués aux tiers.
Or il faudrait pour cela commencer par une modification radicale du
système actuel du registre des naissances, de manière que le public n’ait
pas accès aux inscriptions antérieures à l’annotation. (...).
44. Pour lever ces difficultés, une législation détaillée devrait préciser
les effets du changement dans différents contextes et les conditions dans

55
lesquelles le caractère secret aurait à s’incliner devant l’intérêt général.
Si l’on tient compte de la grande marge d’appréciation à laisser ici aux
États et de la nécessité de protéger les intérêts d’autrui pour atteindre à
l’équilibre voulu, on ne saurait considérer que les obligations positives
découlant de l’article 8 vont jusque-là.
46. Il n’y a donc pas violation de l’article 8 dans les circonstances de
la cause.
47. Dès lors, il faut pour le moment laisser à l’État défendeur le soin
de déterminer jusqu’à quel point il peut répondre aux autres exigences
des transsexuels. La Cour n’en a pas moins conscience de la gravité des
problèmes que rencontrent ces derniers, comme du désarroi qui est le
leur. La Convention doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la
lumière des conditions actuelles (...). Partant, la nécessité de mesures
juridiques appropriées doit donner lieu à un examen constant eu égard,
notamment, à l’évolution de la science et de la société.
48. En raison du droit en vigueur au Royaume-Uni, le requérant ne
peut épouser une personne de sexe féminin. Il en découle, selon lui, une
violation de l’article 12, ainsi conçu : (...).
49. Aux yeux de la Cour, en garantissant le droit de se marier l’ar­
ticle 12 vise le mariage traditionnel entre deux personnes de sexe biolo­
gique différent. Son libellé le confirme : il en ressort que le but poursuivi
consiste essentiellement à protéger le mariage en tant que fondement de
la famille.
50. En outre, l’article 12 le précise, ce droit obéit aux lois nationales
des États contractants pour ce qui concerne son exercice. Les imitations
en résultant ne doivent pas le restreindre ou réduire d ’une manière ou
à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même, mais on ne
saurait attribuer un tel effet à l’empêchement apporté, au Royaume-Uni,
au mariage de personnes n’appartenant pas à des sexes biologiques
différents.
51. L’article 12 de la Convention ne se trouve donc pas méconnu en
l’espèce.

27. Johnston c/ Irlande,


18 décembre 1986 (série A, n° 112)
Droit au respect de la vie familiale.
Droit de divorcer. Droit de se marier
Faits: Situation juridique, résultant de l’interdiction constitutionnelle
du divorce d’un homme et d’une femme - et de leur enfant - cohabitant
dans le cadre de relations stables après l’échec du mariage de l’un d’eux.

Arrêt (Cour plénière) :


51. Pour examiner si les requérants peuvent déduire de l’article 12 un
droit au divorce, la Cour recherchera le sens ordinaire à attribuer aux
termes de cette disposition dans leur contexte et à la lumière de son
objet et de son but (arrêt Golder du 21 février 1975, série A, n° 18,
p. 14, § 29, et art. 31, § 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969
sur le droit des traités).

56
52. Avec la Commission, elle constate que le sens ordinaire des
mots « droit de se marier » est clair : ils visent la formation de relations
conjugales et non leur dissolution. De plus, ils figurent dans un
contexte renvoyant expressément aux «lois nationales»; même si,
comme rafTinnent les requérants, l’interdiction du divorce doit s’ana­
lyser en une limitation à la capacité de se marier, pareille limitation
ne saurait, dans une société adhérant au principe de la monogamie,
passer pour une atteinte à la substance même du droit garanti par
l’article 12.
Cette interprétation concorde du reste avec l’objet et le but de l’ar­
ticle 12 tels qu’ils ressortent des travaux préparatoires. (...). Pour la
Cour, les travaux préparatoires ne révèlent aucune intention d’englober
dans l’article 12 une garantie quelconque du droit à la dissolution du
mariage par le divorce.
53. Les requérants insistent beaucoup sur l’évolution sociale posté­
rieure à la rédaction de la Convention et notamment sur l’augmenta­
tion, sensible selon eux, du nombre des ruptures des liens conjugaux.
La Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter à la lumière des
conditions d’aujourd’hui (...), mais la Cour ne saurait en dégager, au
moyen d’une interprétation évolutive, un droit qui n’y a pas été inséré
au départ. Il en va particulièrement ainsi quand il s’agit, comme ici,
d’une omission délibérée.
Il échet d’ajouter que le Protocole n° 7 à la Convention, ouvert à la
signature le 22 novembre 1984, ne comprend pas davantage le droit de
divorcer. On n’a pas saisi l’occasion de traiter la question à l’article 5,
qui reconnaît aux époux certains droits supplémentaires, par exemple en
cas de dissolution du mariage.
54. Partant, les requérants ne sauraient déduire de l’article 12 un
droit de divorcer. Cette disposition ne s’applique donc pas en l’espèce,
isolément ou combinée avec l’article 14.
56. (...) Quant à cette partie de l’affaire, il s’agit seulement de se
demander si un «respect» effectif de leur vie familiale entraîne, pour
l’Irlande, l’obligation positive d’instaurer des mesures qui autoriseraient
le divorce.
57. A cet égard, l’article 8, qui utilise la notion assez vague de « res­
pect» de la vie familiale, pourrait sembler se prêter mieux que l’ar­
ticle 12 à une interprétation évolutive. Néanmoins, la Convention doit
se lire comme un tout ; la Cour ne croit pas que l’on puisse logiquement
déduire de l’article 8, texte de but et de portée plus généraux, un droit
au divorce exclu, elle l’a constaté, de l’article 12 (§ 54 ci-dessus). Elle
n’oublie pas les difficultés des deux premiers requérants; selon elle,
pourtant, si la protection de la vie privée ou familiale peut parfois exiger
des moyens permettant de relever les époux du devoir de cohabitation
(arrêt Airey précité, série A, n° 32, p. 17, § 33), on ne saurait considérer
que les engagements assumés par l’Irlande au titre de l’article 8 impli­
quent l’obligation d’adopter des mesures autorisant le divorce et le
remariage revendiqués par les requérants.

57
28. Mathieu-Mohin et Clerfayt c/ Belgique,
2 mars 1987 (série A, n° 113)
Droit à des élections libres. Droit de vote
Faits: Mode de designation des représentants au Conseil flamand
(assemblée de la région et de la communauté flamandes) et situation des
électeurs et élus francophones.

Arrêt (Cour plénière) :


46. Amenée pour la première fois à statuer sur des griefs relatifs à l’ar­
ticle 3 du Protocole n° 1, la Cour estime nécessaire d’indiquer, dans le
cadre du litige, le sens qu’elle attribue au texte précité.
47. Selon le préambule de la Convention, le maintien des libertés fon­
damentales «repose essentiellement sur un régime politique véritable­
ment démocratique». Consacrant un principe caractéristique de pareil
régime, l’article 3 du Protocole n° 1 revêt donc dans le système de la
Convention une importance capitale.
48. Là où presque toutes les autres clauses normatives de la Conven­
tion et des Protocoles nos 1, 4, 6 et 7 se servent des mots «Toute per­
sonne a droit » ou « Nul ne peut », l’article 3 utilise le membre de phrase
« Les Hautes Parties contractantes s’engagent ». On en a parfois déduit
qu’il ne donne pas naissance à des droits et libertés individuels « directe­
ment reconnus à quiconque» relève de la juridiction Parties (arrêt
Irlande c/ Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A, n° 25, p. 91,
§ 239), mais uniquement à des obligations entre États.
S’il en était ainsi, Mme Mathieu-Mohin et M. Clerfayt n’auraient
pas valablement saisi la Commission : d’après l’article 25 de la Conven­
tion, seule a qualité pour former une requête une personne qui se pré­
tend victime d’une violation de l’un de ses propres droits et libertés.
49. Une interprétation aussi restrictive ne résiste pas à l’examen.
Selon son préambule, le Protocole n° 1 assure « la garantie collective de
droits et libertés autres que ceux qui figurent déjà dans le titre I de la
Convention » ; de plus, son article 5 précise que « Les Hautes Parties
contractantes considéreront les articles 1, 2, 3 et 4 (...) comme des arti­
cles additionnels à la Convention » dont « toutes les dispositions » - y
compris l’article 25 - « s’appliqueront en conséquence ». De son côté, le
préambule du Protocole n° 4 vise notamment les «droits et libertés»
protégés par « les articles 1 à 3 du Protocole n° 1.
Les travaux préparatoires de ce dernier ne révèlent du reste nulle
intention d’écarter, dans le domaine de l’article 3, le jeu du droit de
recours individuel, alors que l’on songea longtemps - pour finalement y
renoncer - à soustraire la matière au contrôle de la Cour. En outre, on
y découvre de fréquentes mentions de la « liberté politique », des « droits
politiques », des « droits et libertés politiques de l’individu », du « droit
à des élections libres » et du « droit de vote».
50. Partant, et les comparants s’accordent sur ce point, la « colora­
tion interétatique » du libellé de l’article 3 ne reflète aucune différence de
fond avec les autres clauses normatives de la Convention et des Proto­
coles. Elle semble s’expliquer plutôt par la volonté de donner plus de

58
solennité à l’engagement assumé et par la circonstance que dans le
domaine considéré se trouve au premier plan non une obligation d’abs­
tention ou de non-ingérence, comme pour la majorité des droits civils et
politiques, mais celle, à la charge de l’État, d’adopter des mesures posi­
tives pour « organiser » des élections démocratiques.
51. Quant à la nature des droits consacrés de la sorte par l’article 3,
la doctrine de la Commission a évolué. De l’idée d ’un droit «institution­
nel» à l’organisation d ’élections libres (décision du 18 septembre 1961
sur la recevabilité de la requête n° 1028/61, X c/ Belgique, Annuaire de la
Convention, vol. 4, p. 339), celle-ci est passée à la notion de « suffrage
universel» (voir notamment la décision du 6 octobre 1967 sur la receva­
bilité de la requête n° 2728/66, X c/ République fédérale d’Allemagne,
ibid., vol. 10, p. 339) puis, par voie de conséquence, de droits subjectifs
de participation : le « droit de vote » et « le droit de se porter candidat
lors de l’élection du corps législatif» (voir notamment la décision du
30 mai 1975 sur la recevabilité des requêtes n os 6745 et 6746/76, W, X, Y
et Z c/ Belgique, ibid., vol. 18, p. 245). La Cour marque son accord avec
cette dernière conception.
52. Les droits en question ne sont pas absolus. Comme l’article 3 les
reconnaît sans les énoncer en termes express ni moins encore les définir,
il y a place pour des limitations implicites (...). Dans leurs ordres juridi­
ques internes respectifs, les États contractants entourent les droits de
vote et d ’éligibilité de conditions auxquelles l’article 3 ne met en prin­
cipe pas obstacle (Recueil des travaux préparatoires, vol. III, p. 265,
et IV, p. 25). Ils jouissent en la matière d’une large marge d’apprécia­
tion, mais il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur l’ob­
servation des exigences du Protocole n° 1 ; il lui faut s’assurer que les-
dites conditions ne réduisent pas les droits dont il s’agit au point de les
atteindre dans leur substance même et de les priver de leur effectivité,
qu’elles poursuivent un but légitime et que les moyens employés ne se
révèlent pas disproportionnés (...). Spécialement, elles ne doivent pas
contrecarrer « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du
corps législatif».
53. L’article 3 ne vaut que pour l’élection du «corps législatif», ou
pour le moins de l’une de ses chambres s’il en compte deux ou plusieurs
[Recueil précité, vol. VIII, p. 47, 51 et 53). Les mots «corps législatif»
ne s’entendent cependant pas nécessairement du seul Parlement natio­
nal ; il échet de les interpréter en fonction de la structure constitution­
nelle de l’État en cause.
La Cour relève d’emblée que la réforme de 1980 a doté le Conseil fla­
mand d ’attributions et pouvoirs assez amples pour l’ériger, avec le
Conseil de la communauté française et le Conseil régional wallon, en un
élément du « corps législatif » belge en sus de la Chambre des représen­
tants et du Sénat (...); les comparants se rejoignent sur ce point.
54. En ce qui concerne le mode de désignation du « corps législatif »,
l’article 3 se borne à prescrire des élections « libres » se déroulant « à des
intervalles raisonnables», « au scrutin secret» et «dans les conditions
qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple». Sous cette
réserve, il n ’engendre aucune « obligation d ’introduire un système déter-

59
miné» (Recueil précité, vol. VII, p. 131, 203 et 211 ; vol. VIII, p. 15) tel
que la proportionnelle ou le vote majoritaire à un ou à deux tours.
Là également, la Cour reconnaît aux États contractants une large
marge d’appréciation eu égard à la diversité dans l’espace, et à la varia­
bilité dans le temps, de leurs lois en la matière.
Les systèmes électoraux cherchent à répondre à des objectifs parfois
peu compatibles entre eux : d’un côté refléter de manière approximative­
ment fidèle les opinions du peuple, de l’autre canaliser les courants de
pensée pour favoriser la formation d’une volonté politique d’une cohé­
rence et d’une clarté suffisantes. Dès lors, le membre de phrase « condi­
tions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix
du corps législatif» implique pour l’essentiel, outre la liberté d’expres­
sion déjà protégée, du reste, par l’article 10 de la Convention, le principe
de l’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice de leur droit
de vote et de leur droit de se présenter aux suffrages.
Il ne s’ensuit pourtant pas que tous les bulletins doivent avoir un poids
égal quant au résultat, ni tout candidat des chances égales de l’emporter.
Ainsi, aucun système ne saurait éviter le phénomène des « voix perdues ».
Aux fins d’application de l’article 3 du Protocole n° 1, tout système
électoral doit s’apprécier à la lumière de l’évolution politique du pays,
de sorte que des détails inacceptables dans le cadre d’un système déter­
miné peuvent se justifier dans celui d’un autre pour autant du moins que
le système adopté réponde à des conditions assurant « la libre expression
de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».
57. Toutefois, la loi spéciale de 1980 s’insère dans un système institu­
tionnel général de l’État belge, inspiré par le principe de territorialité. Il
concerne tant les institutions administratives et politiques que la répar­
tition de leurs compétences et de leurs pouvoirs. Encore inachevée, la
réforme en cours cherche à réaliser un équilibre entre les diverses com­
munautés culturelles et régions du Royaume moyennant un ensemble
complexe de freins et de contrepoids ; elle a pour but d’apaiser, par la
création de structures plus stables et décentralisées, les différends lin­
guistiques au sein du pays. Légitime en soi, ce dessein ressort avec clarté
des débats d’un Parlement national démocratique et des majorités mas­
sives recueillies, notamment, par ladite loi y compris l’article 29 (...).
57. En examinant le régime électoral en cause, on ne saurait en
oublier le contexte global. Il ne se révèle pas déraisonnable, si l’on a
égard aux intentions qu’il reflète et à la marge d’appréciation de l’État
défendeur dans le cadre du système électoral parlementaire belge, marge
d’autant plus étendue qu’il s’agit d’un système inachevé et transitoire. Il
entraîne, pour les minorités linguistiques, la nécessité d’accorder leurs
suffrages à des personnes aptes et prêtes à user de la langue de leur
région. Une obligation analogue se rencontre dans nombre d’États pour
l’organisation de leurs élections. Pareille situation, l’expérience le
montre, ne menace pas forcément les intérêts de ces minorités. Il en va
surtout ainsi, en présence d’un système qui dans son ensemble s’inspire
de la loi du sol, quand l’ordre politique et juridique fournit des garan­
ties, sous la forme par exemple de l’exigence de majorités qualifiées,
contre des modifications intempestives ou arbitraires (...). (...).

60
29. Olsson c/ Suède,
24 mars 1988 (série A, n° 130)
Droit au respect de la vie familiale.
Droits parentaux
Faits : Prise en charge de trois enfants des requérants par l’autorité
publique, refus de lever cette mesure et modalités d’exécution de la prise
en charge.
Arrêt (Cour plénière) :
59. Pour un parent et son enfant, être ensemble représente un élé­
ment fondamental de la vie familiale. En outre, la prise en charge de
l’enfant par l’autorité publique ne met pas fin aux relations familiales
naturelles (arrêt W c/ Royaume-Uni du 8 juillet 1987, série A, n° 121,
p. 27, § 59). Partant (...), les mesures attaquées s’analysaient en des ingé­
rences dans le droit des requérants au respect de leur vie familiale. (...).
65. Aux yeux de la Cour, la législation suédoise pertinente vise mani­
festement à préserver les enfants et rien ne donne à penser qu’on l’ait
employée en l’espèce à quelque autre fin. Destinée à sauvegarder le déve­
loppement de Stefan, Helena et Thomas, les ingérences litigieuses répon­
daient donc, au regard du § 2 de l’article 8, aux buts légitimes que leur
attribue la Commission.
71. Avant d’aborder le fond du problème, il convient d’examiner
un premier point. Selon l’arrêt W c/ Royaume-Uni, précité, l’article 8
renferme certaines exigences implicites de procédure : en matière d’as­
sistance à enfant, les parents doivent avoir «pu jouer dans le pro­
cessus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle assez grand pour
leur accorder la protection requise de leurs intérêts» (série A, n° 121,
p. 29, § 64).
Avec la Commission, la Cour estime cette condition remplie
en l’espèce pour les décisions relatives à la prise en charge elle-même.
M. et Mme Olsson assistèrent à plusieurs réunions ad hoc et aux
rencontres après lesquelles le Conseil ordonna, le 6 septembre 1980,
la prise en charge des enfants puis décida, le 1er juin 1982, de ne pas la
lever (...). Ils comparurent aussi à des audiences devant le tribunal
administratif départemental et la cour administrative d’appel. En outre,
ils furent représentés par un avocat tout au long des instances judiciaires
pertinentes.
74. En conclusion, la décision incriminée (la prise en charge) s’ap­
puyait sur des raisons « suffisantes » ; eu égard à leur marge d’apprécia­
tion, les autorités suédoises pouvaient raisonnablement croire à la
nécessité de prendre en charge les enfants, d’autant que les mesures pré­
ventives avaient échoué.
77. En conclusion, les autorités suédoises avaient en 1982 des motifs
« suffisants » de croire à la nécessité de laisser en vigueur la décision de
prise en charge. Il n’a pas davantage été établi qu’il en allât différem­
ment lorsqu’elles la confirmèrent, avant de la rapporter pour finir à
diverses dates du premier semestre de 1987 (...).
81. Quant aux autres aspects de la mise en œuvre de la décision de
prise en charge, la Cour relève d’abord qu’il semble ne pas avoir été

61
question d’adopter les enfants. Dès lors, il fallait considérer ladite déci­
sion comme une mesure temporaire, à suspendre dès que les circons­
tances s’y prêteraient, et tout acte d ’exécution aurait dû concorder avec
un but ultime : unir à nouveau la famille Olsson.
Or les dispositions arrêtées par les autorités suédoises allaient à l’en­
contre d ’un tel objectif. (...)
82. Rien ne donne à penser que les autorités suédoises n’aient pas agi
de bonne foi en exécutant la décision de prise en charge, mais cela ne
suffit pas à rendre une mesure « nécessaire » au regard de la Convention
(§ 68 ci-dessus) : il faut appliquer en la matière une norme objective.
L’examen de la thèse du gouvernement porte à croire que les décisions
incriminées découlaient en partie de difficultés administratives ; or dans
un domaine aussi essentiel que le respect de la vie familiale, de telles
considérations ne sauraient jouer qu’un rôle secondaire.
83. En conclusion (...), les dispositions arrêtées en vertu de la décision
de prise en charge ne se fondaient pas sur des raisons « suffisantes » de
nature à les justifier comme proportionnées au but légitime poursuivi.
Nonobstant la marge d’appréciation des autorités internes, elles
n’étaient donc pas «nécessaires dans une société démocratique».

30. Belilos c/ Suisse,


29 avril 1988 (série A, n° 132)
Réserves

Faits: Portée de la déclaration interprétative formulée par la Suisse


lors de la ratification de la Convention au sujet de l’article 6, § 1 ; absence
d’un recours de pleine juridiction contre une amende administrative.
Arrêt (Cour plénière) :
A) Sur la nature de la déclaration. (...)
47. Le gouvernement tire un argument supplémentaire de l’absence
de réaction du Secrétaire général du Conseil de l’Europe et des États
parties à la Convention.
Le secrétaire général a notifié sans commentaire aux États membres
du Conseil de l’Europe les réserves et déclarations interprétatives conte­
nues dans l’instrument de ratification de la Suisse. Or en sa qualité de
dépositaire doté de prérogatives importantes, il aurait la faculté de solli­
citer des précisions et d ’exprimer des remarques au sujet des instruments
qu’il reçoit, comme il l’aurait montré dans le cas de la déclaration sous­
crite le 28 janvier 1987 par le gouvernement turc en vertu de l’article 25.
En ce qui concerne ses réserves et déclarations interprétatives, la Suisse
avait, à l’époque de leur élaboration, procédé auprès de la direction des
affaires juridiques du Conseil de l’Europe à des sondages approfondis
pour s’assurer de l’absence d’objection du Secrétaire général.
Quant aux États parties, ils n’ont pas jugé utile de demander à la
Suisse des explications sur la déclaration litigieuse. Ils l’auraient donc
estimée admissible comme réserve sur le terrain de l’article 64 ou du
droit international général. Le gouvernement suisse en déduit qu’il pou­
vait de bonne foi la croire tacitement acceptée aux fins de l’article 64.

62
La Cour ne souscrit pas à cette analyse : le silence du dépositaire et
des Etats contractants ne prive pas les organes de la Convention de leur
pouvoir d ’appréciation.
48. En dernier lieu, le gouvernement insiste sur les travaux prépara­
toires de la déclaration. Il leur prête une importance déterminante, de
même que la Commission et le Comité des ministres l’auraient fait au sujet
de la requête Temeltasch c/ Suisse (n° 9116/80, rapport du 5 mai 1982 et
résolution DH (83)6, Décisions et rapports n° 31, p. 120-137). (...)
Avec la Commission et le gouvernement, la Cour reconnaît la nécessité
de rechercher quelle était l’intention de l’auteur de la déclaration. A ses
yeux, ces documents révèlent que la Suisse a songé à une réserve formelle
mais a opté plus tard pour le terme de déclaration. S’ils n’expliquent pas
avec une entière clarté le changement de dénomination, ils attestent que le
Conseil fédéral a toujours éprouvé un souci : éviter les incidences d’une
conception extensive du droit d’accès aux tribunaux - illustrée par l’arrêt
Ringeisen - sur l’organisation administrative et judiciaire des cantons ;
par voie de conséquence, présenter le texte litigieux comme un des élé­
ments du consentement de la Suisse à être liée par la Convention.
49. La question de savoir s’il faut considérer comme une « réserve »
une «déclaration qualifiée d ’interprétative» apparaît difficile, notam­
ment, en l’espèce, parce que le gouvernement helvétique a formulé dans
un même instrument de ratification aussi bien des réserves que des
« déclarations interprétatives ». Plus généralement, la Cour reconnaît la
grande importance, soulignée à juste titre par le gouvernement, du pro­
blème du régime juridique applicable aux réserves et déclarations inter­
prétatives des États parties à la Convention. Celle-ci ne mentionne que
les réserves, mais on constate que plusieurs États ont émis aussi ou uni­
quement des déclarations interprétatives, sans établir toujours entre les
unes et les autres une nette distinction.
Pour dégager la nature juridique d’une telle « déclaration », il y a lieu
de regarder au-delà du seul intitulé et de s’attacher à cerner le contenu
matériel. En l’occurrence, il s’avère que la Suisse entendait soustraire à
l’empire de l’article 6, § 1 certaines catégories de litiges et se prémunir
contre une interprétation, à son sens trop large, de ce dernier. Or la
Cour doit veiller à éviter que les obligations découlant de la Convention
ne subissent des restrictions qui ne répondraient pas aux exigences de
l’article 64, relatif aux réserves. Partant, elle examinera sous l’angle de
cette disposition, comme dans le cas d ’une réserve, la validité de la
déclaration interprétative dont il s’agit.
B) Sur la validité de la déclaration
1 / Sur la compétence de la Cour
50. La compétence de la Cour pour apprécier au regard de l’article 64
la validité d’une réserve ou, s’il échet, d’une déclaration interprétative
n’a pas prêté à contestation en l’occurrence. Elle ressort tant des arti­
cles 45 et 49 de la Convention, cités par le gouvernement, que de l’ar­
ticle 19 et de la jurisprudence de la Cour (...).
2 / Sur l ’observation de l ’article 64 de la Convention. (...)
55. (...) Par «réserve de caractère général», l’article 64 entend
notamment une réserve rédigée en des termes trop vagues ou amples

63
pour que l’on puisse en apprécier le sens et le champ d’application
exacts. Or si les travaux préparatoires et les explications fournies par le
gouvernement montrent avec netteté quel était le souci de l’État défen­
deur à l’époque du dépôt de l’instrument de ratification, ils ne sauraient
occulter une réalité objective : le libellé même de la déclaration. Les
mots «contrôle judiciaire final des actes ou décisions de l’autorité
publique qui touchent à de[s] (...) droits ou obligations [de caractère
civil] ou à l’examen du bien-fondé d’une (...) accusation [en matière
pénale] » ne permettent pas de mesurer au juste la portée de l’engage­
ment de la Suisse, en particulier quant aux catégories de litiges visés et
quant au point de savoir si le « contrôle judiciaire final » s’exerce ou non
sur les faits d’une cause. Ils se prêtent donc à différentes interprétations
alors que l’article 64, § 1 exige précision et clarté. Bref, ils tombent sous
le coup de la prohibition des réserves de caractère général.
58. Aux yeux de la Commission, les indéniables difficultés d’ordre
pratique avancées par le gouvernement ne sauraient légitimer l’inob­
servation du § 2 de l’article 64. Il s’adresserait à tous les États parties
sans distinction aucune, unitaires ou fédéraux et dotés ou non d’un
droit de procédure unifié. Se référant à son rapport du 5 mai 1982
dans l’affaire Temeltasch, la Commission insiste sur deux aspects. En
premier lieu, le § 2 de l’article 64 doit, d’après elle, se lire à la lumière
du § 1, lequel ne vaut que pour une «loi alors en vigueur» et interdit
les réserves de caractère général ; les précisions demandées aux États
en cause contribueraient à éviter l’acceptation de pareilles réserves.
Ensuite, l’obligation de joindre à la réserve un bref exposé des lois
qu’un État entend préserver permettrait aux autres Parties contrac­
tantes, ainsi qu’aux organes de la Convention et à toute personne
concernée, de prendre connaissance de cette législation. Un tel élément
présenterait un intérêt non négligeable; l’étendue de la norme dont
l’État veut empêcher l’application par une réserve ou une déclaration
interprétative entrerait en ligne de compte, car l’utilité d’inclure un
exposé de la loi serait d’autant plus grande que la portée de ladite
norme est plus large.
59. La Cour souscrit pour l’essentiel à l’avis de la Commission sur ce
point. Elle ajoute que le « bref exposé de la loi en cause » constitue à la
fois un élément de preuve et un facteur de sécurité juridique. En effet,
l’article 64, § 2 vise à offrir, notamment aux autres Parties contractantes
et aux organes de la Convention, la garantie que la réserve ne va pas au-
delà des dispositions explicitement écartées par l’État concerné. Il ne
contient pas une simple exigence de forme ; il édicte une condition de
fond. L’omission constatée en l’espèce ne saurait donc se justifier, même
par des difficultés pratiques importantes.
60. En résumé, la déclaration litigieuse ne répond pas à deux des
impératifs de l’article 64 de la Convention, de sorte qu’il échet de la
réputer non valide. Or, à n’en pas douter, la Suisse est et s’estime liée
par la Convention indépendamment de la validité de la déclaration. Du
reste, son gouvernement reconnaît la compétence de la Cour pour tran­
cher cette dernière question, dont il a traité devant elle. Partant, il y a
lieu de rejeter l’exception préliminaire soulevée par lui.

64
31. Brogan et autres c/ Royaume-Uni,
29 novembre 1988 (série A, n° 145-B)
Droit à la liberté et à la sûreté.
Droit d’être traduit devant un juge.
Droit à réparation
Faits : Arrestation et détention, sans comparution devant un juge ou
un autre magistrat, de personnes soupçonnées d’être impliquées dans
des actes de terrorisme en Irlande du Nord.

Arrêt (Cour plénière) :


58. Qu’un détenu ne soit pas accusé ou traduit devant un tribunal ne
méconnaît pas en soi la première partie de l’article 5, § 3. Il ne saurait y
avoir de telle violation si l’intéressé recouvre sa liberté « aussitôt » avant
qu’un contrôle judiciaire de la détention ait pu se réaliser (arrêt de Jong,
Baljet et van den Brink du 22 mai 1984, série A, n° 77, p. 25, § 52). Si
l’élargissement n’a pas lieu « aussitôt », la personne arrêtée a le droit de
comparaître rapidement devant un juge ou «autre magistrat » judiciaire.
La célérité doit s’apprécier à la lumière de l’objet et du but de l’ar­
ticle 5 (...). La Cour prend en compte l’importance de ce dernier dans le
système de la Convention : il consacre un droit fondamental de
l’homme, la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de
l’État à sa liberté (...). Le contrôle judiciaire de pareille ingérence de
l’exécutif constitue un élément essentiel de la garantie de l’article 5, § 3,
conçue pour réduire au minimum le risque d’arbitraire. Il va de pair
avec la prééminence du droit, l’un des « principes fondamentaux » d’une
«société démocratique», auquel «se réfère expressément le préambule
de la Convention» (...) et «dont s’inspire la Convention tout
entière» (...).
59. L’obligation exprimée en français par l’adverbe «aussitôt» et
en anglais par « promptly » se distingue clairement de l’exigence
moins stricte formulée dans la seconde partie du § 3 («délai raison­
nable » / « reasonable time » ) et même de celle que définit le § 4 de
l’article 5 («à bref délai » /« speedily » ). Le terme «promptly» figure
aussi dans le texte anglais du § 2, là où le texte français contient le
membre de phrase «dans le plus court délai». Ainsi que le laisse
entendre l’arrêt Irlande c/ Royaume-Uni (18 janvier 1978, série A,
n° 25, p. 76, § 199), le mot «promptly» employé au § 3 peut se com­
prendre comme ayant un sens plus large qu’ « aussitôt », qui littérale­
ment signifie immédiatement. Placée ainsi devant des textes d’un même
traité normatif faisant également foi mais ne concordant pas entière­
ment, la Cour doit les interpréter d’une manière qui les concilie dans la
mesure du possible et soit la plus propre à atteindre le but et réaliser
l’objet de ce traité (voir, entre autres, l’arrêt Sunday Times du
26 avril 1979, série A, n° 30, p. 30, § 48, et l’article 33, § 4 de la Conven­
tion de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités).
L’utilisation dans le texte français de l’adverbe «aussitôt», lequel
évoque avec force l’idée d’imminence, confirme que le degré de souplesse
lié à la notion de promptitude f « promptness » ) est limité, même si l’on ne

65
peut en aucun cas oublier les circonstances en se prononçant sur le terrain
du § 3. Si la célérité s’apprécie suivant les particularités de chaque
cause (...), le poids à leur accorder ne saurait jamais aller jusqu’à porter
atteinte à la substance du droit protégé par l’article 5, § 3, c’est-à-dire
jusqu’à dispenser en pratique l’État d ’assurer un élargissement rapide ou
une prompte comparution devant une autorité judiciaire.
61. La recherche des infractions terroristes place sans nul doute les
autorités devant des problèmes particuliers. (...).
La difficulté, soulignée par le gouvernement, d’assujettir à un contrôle
judiciaire la décision d ’arrêter et détenir un terroriste présumé peut influer
sur les modalités d’application de l’article 5, § 3, par exemple en appelant
des précautions procédurales adaptées à la nature des infractions suppo­
sées. Elle ne saurait pour autant excuser, sous l'angle de cette disposition,
l’absence complète de pareil contrôle exercé avec célérité.
62. Encore une fois, en interprétant et appliquant la notion de prompti­
tude on ne peut témoigner de souplesse qu’à un degré très faible (§ 59 ci-
dessus). Aux yeux de la Cour, même la plus brève des quatre périodes liti­
gieuses, à savoir les quatre jours et six heures de garde à vue de
M. McFadden (...), va au-delà des strictes limites de temps permises par la
première partie de l’article 5, § 3. On élargirait de manière inacceptable le
sens manifeste d’« aussitôt » si l’on attachait aux caractéristiques de la
cause un poids assez grand pour justifier une si longue détention sans
comparution devant un juge ou un « autre magistrat ». On mutilerait de la
sorte, au détriment de l’individu, une garantie de procédure offerte par
l’article 5, § 3 et l’on aboutirait à des conséquences contraires à la sub­
stance même du droit protégé par lui. Il faut donc conclure que pas un seul
des requérants ne fut traduit « aussitôt » devant une autorité judiciaire, ni
élargi « aussitôt » après son arrestation. Le fait incontesté que les priva­
tions de liberté incriminées s’inspiraient d’un but légitime, prémunir la
collectivité dans son ensemble contre le terrorisme, ne suffit pas pour assu­
rer le respect des exigences précises de l’article 5, § 3.
Partant, il y a eu violation de ce texte dans le chef de chacun des
quatre requérants.
66. (...) Le gouvernement plaide, entre autres, que le § 5 a pour but
de garantir un droit à réparation à la victime d ’une arrestation ou déten­
tion «irrégulières». Il ajoute qu’aux fins des divers paragraphes de l’ar­
ticle 5, l’adjectif «régulière» (lawful) doit s’entendre comme renvoyant
pour l’essentiel au droit interne et comme impliquant de surcroît l’ab­
sence complète d’arbitraire. Il en déduit que même si la Cour relève un
manquement aux exigences de l’un des quatre premiers paragraphes, le
cinquième ne se trouve pas méconnu car les privations de liberté liti­
gieuses étaient légales en droit nord-irlandais et exemptes d’arbitraire.
67. Avec la Commission, la Cour estime pareille interprétation res­
trictive inconciliable avec le libellé du § 5, qui parle d’une arrestation ou
détention «dans des conditions contraires aux dispositions de cet
article ».
En l’espèce, les requérants furent tous appréhendés puis gardés à vue
régulièrement sous l’angle du droit interne, mais en violation du § 3 de
l’article 5. Cette violation ne pouvait ni, même après le présent arrêt, ne

66
peut donner lieu de leur part à aucune demande d'indemnité devant les
juridictions nationales ; le gouvernement ne le conteste pas.
Partant, il y a eu aussi méconnaissance du § 5 dans le chef de chacun
d’eux. Ce constat ne préjuge pas de la compétence de la Cour pour
accorder au titre de l’article 50 une satisfaction équitable pécuniaire
(arrêt Neumeister du 7 mai 1974, série A, n° 17, p. 13, § 30).

32. Hauschildt c/ Danemark,


24 mai 1989 (série A, n° 154)
Droit à un procès équitable. Impartialité du juge

F aits: «Impartialité» de tribunaux ayant déclaré le requérant


coupable et dont certains membres avaient aussi rendu en l’espèce
des décisions antérieures au procès, notamment au sujet de la détention
provisoire.
Arrêt (Cour plénière) :
46. Aux fins de l’article 6, § 1, l’impartialité doit s’apprécier selon une
démarche subjective, essayant de déterminer la conviction personnelle
de tel juge en telle occasion, et aussi selon une démarche objective ame­
nant à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet
égard tout doute légitime (voir, entre autres, l’arrêt De Cubber du
26 octobre 1984, série A, n° 86, p. 13-14, § 24).
47. Quant à la première, ni devant la Commission ni devant la Cour
le requérant n’a taxé de parti pris les juges concernés. Au demeurant,
l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à la preuve
du contraire, non fournie en l’espèce.
Reste donc l’appréciation objective.
48. Elle consiste à se demander si indépendamment de la conduite
personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’im­
partialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent
revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une
société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer
au pénal, par les prévenus. Doit donc se récuser tout juge dont on peut
légitimement craindre un manque d’impartialité (...).
Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire
donnée, d’une raison légitime de redouter chez un juge un défaut d’im­
partialité, l’optique de l’accusé entre en ligne de compte mais ne joue
pas un rôle décisif (arrêt Piersack du 1er octobre 1982, série A, n° 53,
p. 16, § 31). L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions
de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées.
49. En l’occurrence, la crainte d’un manque d’impartialité tenait au
fait que le juge ayant présidé le tribunal en première instance, puis les
magistrats qui participèrent à l’examen final de la cause en appel, en
avaient déjà connu à un stade antérieur et avaient pris avant le procès
diverses décisions relatives au requérant (...).
Pareille situation peut susciter chez le prévenu des doutes sur l’im­
partialité du juge. Ils se comprennent, mais on ne saurait pour autant les

67
considérer comme objectivement justifiés dans tous les cas : la réponse
varie suivant les circonstances de la cause.
50. Ainsi qu’il ressort des articles 742 et 743 de la loi (...), l’information
et les poursuites relèvent exclusivement, au Danemark, de la police et du
parquet. Les activités judiciaires sur l’exercice desquelles reposent les
appréhensions du requérant, et qui concernent la phase antérieure au pro­
cès, sont celles d’un magistrat indépendant, non chargé de préparer l’af­
faire en vue du procès ni d’ordonner le renvoi en jugement (...). Il en va
ainsi des décisions mentionnées par M. Hauschildt, dont celles qui avaient
trait à la prolongation de sa détention provisoire ou à sa réclusion cellu­
laire. Elles furent toutes rendues à la demande de la police, demande que
l’intéressé, aidé de son conseil, combattit ou aurait pu combattre (...). En
ces matières, les audiences se déroulent d’ordinaire en public. En vérité, le
présent litige se distingue des affaires Piersack, De Cubber (arrêts préci­
tés) et Ben Yaacoub (arrêt du 27 novembre 1987, série A, n° 127-A, p. 7,
§ 9) par la nature des tâches dont les juges qui siégèrent en l’espèce s’ac­
quittèrent avant de connaître du fond.
En outre, les questions qu’un magistrat doit trancher de la sorte
avant les débats ne se confondent pas avec celles qui dicteront son juge­
ment final. En se prononçant sur la détention provisoire et sur d’autres
problèmes de ce genre avant le procès, il apprécie sommairement les
données disponibles pour déterminer si de prime abord les soupçons de
la police ont quelque consistance ; lorsqu’il statue à l’issue du procès, il
lui faut rechercher si les éléments produits et débattus en justice suffisent
pour asseoir une condamnation. On ne saurait assimiler des soupçons à
un constat formel de culpabilité (...).
Qu’un juge de première instance ou d’appel, dans un système comme
le danois, ait déjà pris des décisions avant le procès, notamment au sujet
de la détention provisoire, ne peut donc passer pour justifier en soi des
appréhensions quant à son impartialité.
51. Certaines circonstances peuvent néanmoins, dans une affaire don­
née, autoriser une conclusion différente. En l’espèce, la Cour ne peut
qu’attribuer une importance spéciale à un fait : dans neuf des ordon­
nances prorogeant la détention provisoire de M. Hauschildt, le juge
Larsen s’appuya explicitement sur l’article 762, § 2 de la loi (...). En la
prolongeant à leur tour avant l’ouverture des débats en appel, les magis­
trats qui contribuèrent ensuite à l’adoption de l’arrêt final se fondèrent
eux aussi sur le même texte à plusieurs reprises (...).
52. Or pour appliquer l’article 762, § 2, un juge doit entre autres s’assu­
rer de l’existence de « soupçons particulièrement renforcés que l’intéressé
a commis les infractions dont on l’accuse ». D’après les explications offi­
cielles, cela signifie qu’il lui faut avoir la conviction d’une culpabilité « très
claire » (...). L’écart entre la question à trancher pour recourir audit article
et le problème à résoudre à l’issue du procès devient alors infime.
Partant, dans les circonstances de la cause l’impartialité des juridictions
compétentes pouvait paraître sujette à caution et l’on peut considérer
comme objectivement justifiées les craintes de M. Hauschildt à cet égard.
53. En conséquence, il y a eu violation de l’article 6, § 1 de la
Convention.

68
33. Soering c/ Royaume-Uni,
7 juillet 1989 (série A, n° 161)
Extradition. Interdiction des traitements inhumains
et dégradants. Peine de mort
Faits: Décision d’extrader un ressortissant allemand vers les États-
Unis d’Amérique en vue de son jugement en Virginie, pour assassinat
passible de la peine de mort.

Arrêt (Cour plénière) :


85. Comme il ressort de l’article 5, § ly), qui autorise «la détention
régulière (...) d’une personne (...) contre laquelle une procédure (...)
d’extradition est en cours», la Convention ne consacre pas en soi un
droit à ne pas être extradé. Néanmoins, quand une décision d’extradi­
tion porte atteinte, par ses conséquences, à l’exercice d’un droit garanti
par la Convention, elle peut, s’il ne s’agit pas de répercussions trop loin­
taines, faire jouer les obligations d’un Etat contractant au titre de la dis­
position correspondante (...). La question à trancher ici consiste à savoir
si l’article 3 peut s’appliquer lorsque de telles répercussions se manifes­
tent ou peuvent se manifester en dehors de la juridiction de l’État requis,
par suite de peines ou traitements administrés dans l’État de destination.
86. L’article 1, aux termes duquel «les Hautes Parties Contractantes
reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et
libertés définis au titre 1 », fixe une limite, notamment territoriale, au
domaine de la Convention. En particulier, l’engagement des États
contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux per­
sonnes relevant de leur «juridiction» les droits et libertés énumérés. En
outre, la Convention ne régit pas les actes d’un État tiers, ni ne prétend
exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareil
État. L’article 1 ne saurait s’interpréter comme consacrant un principe
général selon lequel un État contractant, nonobstant ses obligations en
matière d’extradition, ne peut livrer un individu sans se convaincre que
les conditions escomptées dans le pays de destination cadrent pleine­
ment avec chacune des garanties de la Convention. En réalité, le gouver­
nement britannique le souligne avec raison, en déterminant le champ
d’application de la Convention, et spécialement de l’article 3, on ne sau­
rait oublier l’objectif bénéfique de l’extradition : empêcher des délin­
quants en fuite de se soustraire à la justice.
En l’espèce, nul ne le conteste, celles des pratiques et mesures des
autorités virginiennes dont se plaint le requérant échappent au contrôle
du Royaume-Uni. Il est aussi exact que d’autres instruments internatio­
naux mentionnés par le gouvernement britannique abordent en termes
exprès et précis les problèmes liés à la remise d’une personne à un Etat
sur le territoire duquel peuvent s’ensuivre des conséquences non souhai­
tées, par exemple la Convention des Nations Unies relative au statut des
réfugiés, de 1951 (art. 33), la Convention européenne d’extradition
de 1957 (art. 1, § 1) et la Convention des Nations Unies, de 1984, contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégra­
dants (art. 3).

69
Ces considérations ne sauraient pourtant relever les États contrac­
tants de leur responsabilité, au regard de l’article 3, pour tout ou partie
des conséquences prévisibles qu’une extradition entraîne en dehors de
leur juridiction.
87. La Convention doit se lire en fonction de son caractère spécifique
de traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fon­
damentales (arrêt Irlande c/ Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A,
n° 25, p. 90, § 239). L’objet et le but de cet instrument de protection des
êtres humains appellent à comprendre et appliquer ses dispositions
d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (...). En
outre, toute interprétation des droits et libertés énumérés doit se conci­
lier avec « l’esprit général [de la Convention], destinée à sauvegarder et
promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique» (arrêt
Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen du 7 décembre 1976, série A, n° 23,
p. 27, § 53).
88. L’article 3 ne ménage aucune exception et l’article 15 ne permet
pas d’y déroger en temps de guerre ou autre danger national. Cette pro­
hibition absolue, par la Convention, de la torture et des peines ou trai­
tements inhumains ou dégradants montre que l’article 3 consacre l’une
des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le
Conseil de l’Europe. On la rencontre en des termes voisins dans d’autres
textes internationaux, par exemple le Pacte international de 1966 relatif
aux droits civils et politiques et la Convention américaine des droits
de l’homme, de 1969; on y voit d’ordinaire une norme internationale­
ment acceptée.
Reste à savoir si l’extradition d’un fugitif vers un autre État où il
subira ou risquera de subir la torture ou des peines ou traitements inhu­
mains ou dégradants engage par elle-même la responsabilité d’un État
contractant sur le terrain de l’article 3. Que l’aversion pour la torture
comporte de telles implications, la Convention des Nations Unies contre
la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégra­
dants le reconnaît en son article 3 : «Aucun État partie (...) n’extradera
une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire
qu’elle risque d’être soumise à la torture. » De ce qu’un traité spécialisé
en la matière énonce en détail une obligation précise dont s’accompagne
l’interdiction de la torture, il ne résulte pas qu’une obligation en sub­
stance analogue ne puisse se déduire du libellé général de l’article 3 de la
Convention européenne. Un État contractant se conduirait d’une
manière incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, ce
« patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la
liberté et de prééminence du droit» auquel se réfère le Préambule, s’il
remettait consciemment un fugitif - pour odieux que puisse être le crime
reproché - à un autre État où il existe des motifs sérieux de penser qu’un
danger de torture menace l’intéressé. Malgré l’absence de mention
expresse dans le texte bref et général de l’article 3, pareille extradition
irait manifestement à l’encontre de l’esprit de ce dernier ; aux yeux de la
Cour, l’obligation implicite de ne pas extrader s’étend aussi au cas où le
fugitif risquerait de subir dans l’État de destination des peines ou traite­
ments inhumains ou dégradants proscrits par ledit article.

70
89. Ce qui constitue «des peines ou traitements inhumains ou dégra­
dants» dépend de l’ensemble des circonstances de la cause (...). En
outre, le souci d ’assurer un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt
général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits
fondamentaux de l’individu est inhérent à l’ensemble de la Convention.
Les voyages de par le monde devenant plus faciles et la criminalité
prenant une plus grande ampleur internationale, toutes les nations ont
un intérêt croissant à voir traduire en justice les délinquants présumés
qui fuient à l’étranger. Inversement, la création de havres de sécurité
pour fugitifs ne comporterait pas seulement des dangers pour l’État
tenu d ’abriter la personne protégée : elle tendrait - également à saper les
fondements de l’extradition. Ces considérations doivent figurer parmi
les éléments à prendre en compte pour interpréter et appliquer, en
matière d’extradition, les notions de peine ou traitement inhumain ou
dégradant.
90. En principe, il n’appartient pas aux organes de la Convention de
statuer sur l’existence ou l’absence de violations virtuelles de celle-ci.
Une dérogation à la règle générale s’impose pourtant si un fugitif allègue
que la décision de l’extrader enfreindrait l’article 3 au cas où elle rece­
vrait exécution, en raison des conséquences à en attendre dans le pays de
destination ; il y va de l’efficacité de la garantie assurée par ce texte, vu
la gravité et le caractère irréparable de la souffrance prétendument ris­
quée (§ 87 ci-dessus).
91. En résumé, pareille décision peut soulever un problème au regard
de l’article 3, donc engager la responsabilité d ’un État contractant au
titre de la Convention, lorsqu’il yz a des motifs sérieux et avérés de croire
que l’intéressé, si on le livre à l’État requérant, y courra un risque réel
d ’être soumis à la torture, ou à des peines ou traitements inhumains ou
dégradants. Pour établir une telle responsabilité, on ne peut éviter d’ap­
précier la situation dans le pays de destination à l’aune des exigences de
l’article 3. Il ne s’agit pas pour autant de constater ou prouver la res­
ponsabilité de ce pays en droit international général, en vertu de la
Convention ou autrement. Dans la mesure où une responsabilité se
trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est
celle de l’Etat contractant qui extrade, à raison d ’un acte qui a pour
résultat direct d ’exposer quelqu’un à des mauvais traitements prohibés.
102. La Convention est sans conteste « un instrument vivant à interpré­
ter (...) à la lumière des conditions de vie actuelles » ; pour déterminer s’il
lui faut considérer un traitement ou une peine donnés comme inhumains
ou dégradants aux fins de l’article 3, «la Cour ne peut pas ne pas être
influencée par l’évolution et les normes communément acceptées de la
politique pénale des États membres du Conseil de l’Europe dans ce
domaine » (arrêt Tyrer précité, série A, n° 26, p. 15-16, § 31). (...)
Pour savoir si la peine capitale elle-même, en raison de ces change­
ments notables, constitue désormais un mauvais traitement prohibé par
l’article 3, il échet de suivre les principes régissant l’interprétation de la
Convention.
103. Cette dernière doit se comprendre comme un tout, de sorte qu’il
y a lieu de lire l’article 3 en harmonie avec l’article 2 (...). Dès lors, les

71
auteurs de la Convention ne peuvent certainement pas avoir entendu
inclure dans l’article 3 une interdiction générale de la peine de mort, car
le libellé clair de l’article 2, § 1 s’en trouverait réduit à néant.
Une pratique ultérieure en matière de politique pénale nationale,
sous la forme d’une abolition généralisée de la peine capitale, pourrait
témoigner de l’accord des États contractants pour abroger l’exception
ménagée par l’article 2, § 1, donc pour supprimer une limitation expli­
cite aux perspectives d’interprétation évolutive de l’article 3. Toutefois,
le Protocole n° 6, accord écrit postérieur, montre qu’en 1983 encore les
Parties contractantes, pour instaurer une obligation d’abolir la peine
capitale en temps de paix, ont voulu agir par voie d’amendement, selon
la méthode habituelle, et, qui plus est, au moyen d’un instrument facul­
tatif laissant à chaque État le choix du moment où il assumerait pareil
engagement. Dans ces conditions et malgré la spécificité de la Conven­
tion (§ 87 ci-dessus), l’article 3 ne saurait s’interpréter comme prohibant
en principe la peine de mort.
104. Il n’en résulte pas que les circonstances entourant une sentence
capitale ne puissent jamais soulever un problème sur le terrain de l’ar­
ticle 3. La manière dont elle est prononcée ou appliquée, la personnalité
du condamné et une disproportion par rapport à la gravité de l’infrac­
tion, ainsi que les conditions de la détention vécue dans l’attente de
l’exécution, figurent parmi les éléments de nature à faire tomber sous le
coup de l’article 3 le traitement ou la peine subis par l’intéressé. L’atti­
tude actuelle des États contractants envers la peine capitale entre en
ligne de compte pour apprécier s’il y a dépassement du seuil tolérable de
souffrance ou d’avilissement.
111. Eu égard, cependant, à la très longue période à passer dans le
« couloir de la mort » dans des conditions aussi extrêmes, avec l’angoisse
omniprésente et croissante de l’exécution de la peine capitale, et à la
situation personnelle du requérant, en particulier son âge et son état
mental à l’époque de l’infraction, une extradition vers les États-Unis
exposerait l’intéressé à un risque réel de traitement dépassant le seuil fixé
par l’article 3. L’existence, en l’espèce, d’un autre moyen d’atteindre le
but légitime de l’extradition, sans entraîner pour autant des souffrances
d’une intensité ou durée aussi exceptionnelles, représente une considéra­
tion pertinente supplémentaire.
En conclusion, la décision ministérielle de livrer le requérant aux
États-Unis violerait l’article 3 si elle recevait exécution. (...).

34. Kostovski c/ Pays-Bas,


20 novembre 1989 (série A, n° 166)
Droit à un procès équitable.
Droit de faire entendre des témoins.
Droits de la défense
Faits: Condamnation pour vol à main armée fondée à un degré
déterminant sur le procès-verbal des déclarations de deux témoins ano­
nymes entendus, en l’absence de l’accusé et de son conseil, par la police
et, dans un cas, par le juge d’instruction mais non par les juges du fond.

72
Arrêt (Cour plénière) :
39. Il faut rappeler d'emblée que la recevabilité des preuves relève au
premier chef des règles du droit interne (arrêt Schenk du 12 juillet 1988,
série A, n° 140, p. 29, § 46). De même, il revient en principe aux juridic­
tions nationales d ’apprécier les éléments recueillis par elles (arrêt Barberà
Messegué et Jabardo du 6 décembre 1988, série A, n° 146, p. 31, § 68).
A la lumière de ces principes, la Cour estime qu’en l’espèce sa tâche
ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si les déclarations
en cause furent correctement admises et interprétées, mais à rechercher
si la procédure considérée dans son ensemble, compris le mode de pré­
sentation des moyens de preuve, revêtit un caractère équitable.
Comme là réside le problème fondamental, et que les exigences du § 3
de l’article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès
équitable garanti par le § 1 (...), elle examinera les griefs de l’intéressé
sous l’angle de ces deux textes combinés.
40. En droit néerlandais, un seul des auteurs des déclarations en
cause - celui dont la déposition fut lue à haute voix en première ins­
tance - était considéré comme «tém oin» (...). Toutefois, le sens auto­
nome à donner à ce terme (arrêt Bônisch du 6 mai 1985, série A, n° 92,
p. 15, § 31-32) amène à les regarder tous deux comme tels aux fins de
l’article 6, § 3 JJ de la Convention car leurs affirmations, lues ou non à
l’audience, se trouvaient en fait devant les juges, lesquels les prirent en
compte.
41. Les éléments de preuve doivent en principe être produits devant
l’accusé en audience publique, en vue d’un débat contradictoire (arrêt
Barberà, Messegué et Jabardo, précité, § 78). Il n’en résulte pourtant
pas que la déclaration d’un témoin doive toujours se faire dans le pré­
toire et en public pour pouvoir servir de preuve : utiliser de la sorte des
dépositions rem ontant à la phase de l’instruction préparatoire ne se
heurte pas en soi aux § 3 JJ et 1 de l’article 6, sous réserve du respect des
droits de la défense.
En règle générale, ces droits commandent d’accorder à l’accusé une
occasion adéquate et suffisante de contester un témoignage à charge et
d’en interroger l’auteur, au moment de la déposition ou plus tard (...).
42. Or le requérant ne bénéficia pas d’une telle occasion, bien que
l’on ne pût douter de son désir de contester le témoignage des personnes
anonymes dont il s’agit et de les questionner. Non seulement elles ne
furent pas entendues pendant le procès, mais leurs déclarations avaient
été recueillies, par la police ou le juge d’instruction, en l’absence de
M. Kostovski et de son conseil (...), lesquels ne purent donc les interro­
ger eux-mêmes à aucun stade des poursuites.
Devant le tribunal d ’arrondissement d ’Utrecht puis devant la cour
d’appel d ’Amsterdam, la défense put certes interroger l’un des policiers
et les deux juges d’instruction qui avaient enregistré les déclarations (...).
Elle put aussi, mais pour une seule des personnes anonymes, présenter
des questions écrites par l’intermédiaire du juge d’instruction (...). La
nature et l’étendue des questions qu’elle put poser de l’une ou l’autre
manière se trouvèrent toutefois considérablement limitées par la déci­
sion de préserver l’anonymat desdites personnes (...).

73
Ce dernier aspect de l’affaire aggrava les difficultés rencontrées pay le
requérant. Si la défense ignore l’identité d ’un individu qu’elle essaie d’in­
terroger, elle peut se voir privée des précisions lui permettant justement
d’établir qu’il est partial, hostile ou indigne de foi. Un témoignage ou
d’autres déclarations chargeant un accusé peuvent fort bien constituer
un mensonge ou résulter d ’une simple erreur ; la défense ne peut guère le
démontrer si elle ne possède pas les informations qui lui fourniraient le
moyen de contrôler la crédibilité de l’auteur ou de jeter le doute sur
celle-ci. Les dangers inhérents à pareille situation tombent sous le sens.
44. Le gouvernement souligne qu’aux Pays-Bas, la jurisprudence et la
pratique en matière de dépositions anonymes découlent de l’intimida­
tion croissante des témoins et recherchent un équilibre entre les intérêts
de la société, des accusés et des témoins. En l’espèce, il appert selon lui
que les auteurs des déclarations en cause avaient de bonnes raisons de
craindre des représailles (...).
Ici non plus (...), la Cour ne sous-estime pas l’importance de la lutte
contre la délinquance organisée mais bien que non dépourvu de poids le
raisonnement du gouvernement ne la convainc pas.
Si l’expansion de la délinquance organisée commande à n ’en pas
douter l’adoption de mesures appropriées, la thèse du gouvernement
semble à la Cour attacher trop peu de prix à ce que le conseil du requé­
rant appelle « l’intérêt de chacun, dans une société civilisée, à une procé­
dure judiciaire contrôlable et équitable ». Dans une société démocra­
tique, le droit à une bonne administration de la justice occupe une place
si éminente (arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A, n° 11, p. 15,
§ 25) qu’on ne saurait le sacrifier à l’opportunité. La Convention n’em­
pêche pas de s’appuyer, au stade de l’instruction préparatoire, sur des
sources telles que des indicateurs occultes, mais l’emploi ultérieur de
déclarations anonymes comme des preuves suffisantes pour justifier une
condamnation soulève un problème différent. En l’espèce, il a conduit à
restreindre les droits de la défense d’une manière incompatible avec les
garanties de l’article 6. De fait, le gouvernement reconnaît que la
condamnation du requérant se fondait « à un degré déterminant » sur les
dépositions anonymes.
45. La Cour conclut donc que dans les circonstances de la cause les
droits de la défense subirent de telles limitations que M. Kostovski ne
saurait passer pour avoir joui d ’un procès équitable. Partant, il y a eu
violation du § 3 eZJ de l’article 6, combiné avec le § 1.

35. Van der Leer c/ Pays-Bas,


21 février 1990 (série A, n° 170)
Droit à la liberté et à la sûreté.
Droit d’être informé des raisons de son arrestation
Faits : Internement d ’une aliénée après autorisation judiciaire.

Arrêt (Chambre) :
27. La Cour est consciente de la connotation pénale des termes utili­
sés à l’article 5, § 2. Avec la Commission, elle considère cependant qu’ils

74
doivent recevoir une interprétation autonome, conforme en particulier à
l’objet et au but de l’article 5 : protéger toute personne contre les priva­
tions arbitraires de liberté. Aussi l’arrestation visée au § 2 de l’article 5
dépasse-t-elle le cadre des mesures à caractère pénal. De même, en par­
lant de « toute accusation » ( « any charge » ) le texte précité n’entend
pas formuler une condition à son applicabilité, mais désigner une éven­
tualité qu’il prend en compte.
28. Le lien étroit entre les § 2 et 4 de l’article 5 corrobore cette inter­
prétation : quiconque a le droit d’introduire un recours en vue d’une
décision rapide sur la légalité de sa détention, ne peut s’en prévaloir effi­
cacement si on ne lui révèle pas dans le plus court délai, et à un degré
suffisant, les raisons pour lesquelles on l’a privé de sa liberté (...).
Or le § 4 ne distingue pas entre les personnes privées de leur liberté
par arrestation et celles qui le sont par détention. Il n’y a donc pas lieu
d’exclure les secondes du bénéfice du § 2.
29. Ayant ainsi conclu à l’applicabilité de l’article 5, § 2, la Cour doit
en contrôler à présent le respect.
30. La requérante séjournait à l’hôpital, aux fins de traitement, sur
une base dite volontaire. Elle apprit le 28 novembre 1983 seulement, à
l’occasion de sa mise en isolement, qu’elle n’était plus libre de le quitter
quand elle voulait, en raison d’une ordonnance rendue dix jours aupa­
ravant (...). Le gouvernement ne le conteste pas.
31. Il appert donc que l’intéressée ne fut avisée ni de la manière, ni
dans les délais voulus par l’article 5, § 2 des mesures privatives de liberté
la frappant. Or il importait d’autant plus de les lui signaler qu’elle se
trouvait déjà à l’hôpital psychiatrique avant la décision du juge canto­
nal, laquelle ne changea pas sa situation de fait.
Partant, il y a eu violation de l’article 5, § 2.

36. Groppera Radio AG et autres c/ Suisse,


28 mars 1990 (série A, n° 173)
Liberté d’information. Radiotélévision
Faits : Interdiction faite à une société titulaire d’une concession d’an­
tenne collective de retransmettre par câble des émissions radiodiffusées à
partir de l’Italie.

Arrêt (Cour plénière) :


55. La Cour note que les deux premiers arguments reprennent en
substance l’exception préliminaire, qu’elle a rejetée. Quant au troisième,
elle ne juge pas nécessaire de définir ici avec précision ce qu’il y a lieu
d’entendre par «informations» et «idées». La «radiodiffusion» se
trouve mentionnée dans la Convention à propos, justement, de la liberté
d’expression. Avec la Commission, la Cour estime que la diffusion de
programmes par voie hertzienne comme leur retransmission par câble
relèvent du droit consacré par les deux premières phrases de l’article 10,
§ 1, sans qu’il faille distinguer selon le contenu des programmes. Or les
décisions administratives litigieuses ont assurément entravé la rediffu­
sion par câble des programmes de Sound Radio et empêché les abonnés

75
de la région de M aur de les recevoir par ce moyen ; elles s’analysent
donc en une « ingérence d ’autorités publiques » dans l’exercice de ladite
liberté.
61. L ’objet et le but de la troisième phrase de l’article 10, § 1, ainsi
que son champ d ’application, doivent toutefois s’envisager dans le
contexte de l’article pris dans son ensemble et notam m ent au regard des
exigences du § 2.
Ladite phrase n ’a pas d ’équivalent dans le premier paragraphe des arti­
cles 8, 9 et 11, dont l’architecture se rapproche pourtant beaucoup de celle
de l’article 10 d ’une manière générale. Elle présente une certaine simili­
tude de libellé avec la dernière phrase de l’article 11, § 2, mais la structure
des deux articles diffère à cet égard. L’article 10 énonce déjà dans son § 1
certaines des limitations permises. L’article 11, lui, prévoit dans son seul
§ 2 la possibilité de restrictions spéciales à l’exercice de la liberté d ’associa­
tion des membres des forces armées, de la police et de l’adm inistration ; on
pourrait en déduire qu’elles échappent aux impératifs de la première
phrase du § 2 à l’exception de celui de légalité ( « lawful »/« légitimes » ).
Une comparaison des deux textes m ontre donc que la troisième phrase de
l’article 10, § 1, pour autant q u ’elle s’analyse en une exception au principe
proclamé par les deux premières, a une portée réduite.
Il échet de relever que l’article 19 du Pacte international de 1966 rela­
tif aux droits civils et politiques ne renferme pas de clause correspon­
dante. Ses travaux préparatoires m ontrent que l’on avait songé à y en
insérer une pour soumettre à autorisation non les inform ations com m u­
niquées, mais les procédés techniques de diffusion afin d’éviter une utili­
sation anarchique des fréquences. Com battue au m otif qu’elle risquait
de servir à entraver la liberté d ’expression, pareille insertion fut pour
finir jugée superflue car une autorisation du type souhaité rentrait dans
le cadre de la notion d ’ « ordre public » au sens du § 3 de l’article (...)
Une conclusion s’en trouve renforcée : la troisième phrase de l’a r­
ticle 10, § 1 de la Convention tend à préciser que les É tats peuvent régle­
menter, par un système de licences, l’organisation de la radiodiffusion
sur leur territoire, en particulier ses aspects techniques. Elle ne soustrait
cependant pas les mesures d ’autorisation aux exigences du § 2, sans quoi
on aboutirait à un résultat contraire à l’objet et au but de l’article 10
considéré dans son ensemble.
62. Dès lors, elle entre ici en jeu en tant qu ’elle accepte le contrôle
ordonné de la radiodiffusion en Suisse.
68. La Cour souligne que la portée des notions de prévisibilité et
d ’accessibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte en
cause, du domaine q u ’il couvre ainsi que du nom bre et de la qualité de
ses destinataires.
En l’occurrence, les dispositions litigieuses du droit international des
télécommunications présentaient un aspect fort technique et complexe ;
de plus, elles s’adressaient au premier chef à des spécialistes qui, grâce
aux indications fournies par le Recueil officiel, savaient com m ent se les
procurer. (...).
En outre, on ne saurait dire que les divers textes examinés plus haut
m anquaient de la clarté et de la précision voulues. Bref, les normes en

76
question étaient propres à permettre aux requérants et à leurs conseils
de régler leur conduite en la matière.
70. La Cour constate que l’ingérence en cause poursuivait les deux
fins invoquées, pleinement compatibles avec la Convention : la défense
de Tordre international des télécommunications ainsi que la protection
des droits d’autrui.
73. Pour vérifier le caractère non excessif de l’ingérence, il faut en l’es­
pèce peser d’un côté les exigences de la protection de Tordre internatio­
nal des télécommunications ainsi que des droits d’autrui, de l’autre l’in­
térêt des requérants et d’autres personnes à la retransmission par câble
des programmes de Sound Radio.
La Cour rappelle d ’abord qu’après l’entrée en vigueur de l’ordon­
nance de 1983, la plupart des sociétés suisses d’exploitation de réseaux
câblés cessèrent de retransmettre lesdits programmes (...). De plus, l’ad­
ministration suisse ne brouilla jamais les ondes provenant du Pîzzo
Groppera, bien qu’elle eût entrepris des démarches auprès de l’Italie et
de l’Union internationale des télécommunications (...). En troisième
lieu, l’interdiction incriminée visait une société de droit suisse - la
société coopérative - dont les abonnés résidaient tous sur le territoire de
la Confédération et continuèrent à capter les programmes de plusieurs
autres émetteurs. Enfin et surtout, le procédé choisi pouvait sembler
s’imposer pour déjouer une fraude à la loi; il ne constituait pas une
forme de censure dirigée contre le contenu ou l’orientation des pro­
grammes en question, mais une mesure prise contre une station que les
autorités de l’État défendeur pouvaient raisonnablement considérer
comme une véritable station suisse opérant de l’autre côté de la frontière
afin d ’échapper au système légal de télécommunications en vigueur dans
la Confédération.
Partant, les autorités nationales n’ont pas dépassé en l’occurrence la
marge d ’appréciation que leur laissait la Convention.

37. Kruslin c/ France,


24 avril 1990 (série A, n° 176-A)
Droit au respect de la vie privée.
Écoutes téléphoniques
Faits: Écoutes téléphoniques opérées par un officier de police judi­
ciaire commis rogatoirement par un juge d’instruction.

Arrêt (Chambre) :
1 / Existence dune base légale en droit français. (...)
29. La Cour rappelle d’abord, avec le gouvernement et le délégué,
qu’ « il incombe au premier chef aux autorités nationales », et singulière­
ment «aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer» le droit
interne (...). Il ne lui appartient donc pas d ’exprimer une opinion
contraire à la leur sur la compatibilité des écoutes judiciaires avec l’ar­
ticle 368 du Code pénal. Or depuis de longues années déjà, une série de
jugements et d ’arrêts, en particulier de la Cour de cassation, voient dans
les articles 81, 151 et 152 du Code de procédure pénale la base légale des

77
écoutes pratiquées par un officier de police judiciaire sur commission
rogatoire d’un juge d’instruction.
On ne saurait faire abstraction d’une jurisprudence ainsi établie.
Dans le domaine du § 2 de l’article 8 de la Convention et d’autres
clauses analogues, la Cour a toujours entendu le terme « loi » dans son
acception « matérielle » et non « formelle » ; elle y a inclus à la fois des
textes de rang infralégislatif (...) et le «droit non écrit». Les arrêts Sun­
day Times, Dudgeon et Chappell concernaient certes le Royaume-Uni,
mais on aurait tort de forcer la distinction entre pays de common law et
pays «continentaux»; le gouvernement le souligne avec raison. La loi
écrite (statute law) revêt aussi, bien entendu, de l’importance dans les
premiers. Vice versa, la jurisprudence joue traditionnellement un rôle
considérable dans les seconds, à telle enseigne que des branches entières
du droit positif y résultent, dans une large mesure, des décisions des
cours et tribunaux. La Cour l’a du reste prise en considération en plus
d’une occasion pour de tels pays (...). A la négliger, elle ne minerait
guère moins le système juridique des Etats «continentaux» que son
arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 n’eût «frappé à la base» celui du
Royaume-Uni s’il avait écarté la common law de la notion de « loi »
(série A, n° 30, p. 30, § 47). Dans un domaine couvert par le droit écrit,
la «loi» est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes
l’ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques
nouvelles.
En résumé, l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit français.
2 / « Qualité de la loi »
30. La deuxième exigence qui se dégage du membre de phrase
«prévue par la loi», l’accessibilité de cette dernière, ne soulève aucun
problème en l’occurrence.
Il n’en va pas de même de la troisième, la «prévisibilité» de la loi
quant au sens et à la nature des mesures applicables. Ainsi que la Cour
l’a relevé dans son arrêt Malone du 2 août 1984, l’article 8, § 2 de la
Convention « ne se borne pas à renvoyer au droit interne, mais concerne
aussi la qualité de la loi », « il la veut compatible avec la prééminence du
droit » :
« Il implique ainsi que le droit interne doit offrir une certaine protec­
tion contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits
garantis par le § 1 (...). Or le danger d’arbitraire apparaît avec une net­
teté singulière là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret (...). A la
vérité (...), les impératifs de la Convention, notamment quant à la prévi­
sibilité, ne peuvent être tout à fait les mêmes dans le contexte de l’inter­
ception de communications pour les besoins d’enquêtes de police » - ou
d’informations judiciaires - « que quand la loi en cause a pour but d’as­
sortir de restrictions la conduite de l’individu. En particulier, l’exigence
de prévisibilité ne saurait signifier qu’il faille permettre à quelqu’un de
prévoir si et quand ses communications risquent d’être interceptées par
les autorités, afin qu’il puisse régler son comportement en conséquence.
Néanmoins, la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous
de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions
elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et

78
virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la
correspondance. (...) [Dans son arrêt Silver et autres du 25 mars 1983, la
Cour] a jugé qu’une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en
fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer
n ’ait pas besoin de figurer dans la législation elle-même (série A, n° 61,
p. 33-34, § 88-89). Le niveau de précision exigé ici de la loi, dépend du
domaine considéré (...). Puisque l’application des mesures de surveil­
lance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés
comme du public, la “loi” irait à l’encontre de la prééminence du droit
si le pouvoir d ’appréciation accordé à l’exécutif » - ou au juge - « ne
connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et
les modalités d’exercice d ’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (...)
pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire»
(série A, n° 82, p. 32-33, § 67-68).
32. (...). Amenée à rechercher si l’ingérence incriminée se trouvait
« prévue par la loi », il lui faut inévitablement apprécier, au regard des
impératifs du principe fondamental de la prééminence du droit, la « loi »
française en vigueur à l’époque dans le domaine considéré. Pareil exa­
men implique par la force des choses un certain degré d ’abstraction. Il
n’en porte pas moins sur la « qualité » des normes juridiques nationales
applicables à M. Kruslin en l’espèce.
33. Les écoutes et autres formes d’interception des entretiens télépho­
niques représentent une atteinte grave au respect de la vie privée et de la
correspondance. Partant, elles doivent se fonder sur une «loi» d ’une
précision particulière. L’existence de règles claires et détaillées en la
matière apparaît indispensable, d’autant que les procédés techniques
utilisables ne cessent de se perfectionner. (...).
35. Surtout, le système n ’offre pas pour le moment des sauvegardes
adéquates contre divers abus à redouter. Par exemple, rien ne définit les
catégories de personnes susceptibles d’être mises sous écoute judiciaire, ni
la nature des infractions pouvant y donner lieu ; rien n ’astreint le juge à
fixer une limite à la durée de l’exécution de la mesure ; rien non plus ne pré­
cise les conditions d ’établissement des procès-verbaux de synthèse consi­
gnant les conversations interceptées, ni les précautions à prendre pour
communiquer intacts et complets les enregistrements réalisés, aux fins de
contrôle éventuel par le juge - qui ne peut guère se rendre sur place pour
vérifier le nombre et la longueur des bandes magnétiques originales - et
par la défense, ni les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer
l’effacement ou la destruction desdites bandes, notamment après non-lieu
ou relaxe. Les renseignements donnés par le gouvernement sur ces diffé­
rents points révèlent au mieux l’existence d’une pratique, dépourvue de
force contraignante en l’absence de texte ou de jurisprudence.
36. En résumé, le droit français, écrit et non écrit, n’indique pas avec
assez de clarté l’étendue et les modalités d ’exercice du pouvoir d ’appré­
ciation des autorités dans le domaine considéré. Il en allait encore
davantage ainsi à l’époque des faits de la cause, de sorte que M. Kruslin
n ’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence
du droit dans une société démocratique (...). Il y a donc eu violation de
l’article 8 de la Convention.

79
38. Cruz Varas et autres c/ Suède,
20 mars 1991 (série A, n° 201)
Droit de recours individuel. Expulsion.
Mesures provisoires
Faits : Non-respect par la Suède de l’indication donnée par la Com­
mission, au titre de l’article 36 de son règlement intérieur, de ne pas pro­
céder à l’expulsion des requérants vers le Chili.

Arrêt (Cour plénière) :


90. Il reste à rechercher si le gouvernement suédois, pour avoir passé
outre à la demande de non-expulsion des intéressés que la Commission
lui avait adressée en vertu de l’article 36 de son règlement intérieur, a
failli à son obligation de n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace
du droit de recours. Elle découle de l’article 25, § 1, ainsi libellé (...).
L’article 36 du règlement intérieur de la Commission dispose de
son côté : « La Commission ou, si elle ne siège pas, le Président peut
indiquer aux parties toute mesure provisoire dont l’adoption paraît
souhaitable dans l’intérêt des parties ou du déroulement normal de la
procédure. »
94. La Convention - la Cour l’a déjà noté plus d’une fois - doit se
lire en fonction de son caractère spécifique de traité de protection d’êtres
humains et ses exigences doivent se comprendre d’une manière qui les
rende concrètes et effectives (...). Cette analyse militerait en faveur d’un
pouvoir, pour la Commission et la Cour, d’ordonner des mesures provi­
soires afin de préserver les droits des parties en cours d’instance, mais il
faut bien relever que la Convention, à la différence d’autres traités ou
instruments internationaux, ne renferme aucune clause explicite en la
matière (voir par exemple les articles 41 du Statut de la Cour internatio­
nale de justice, 63 de la Convention américaine des droits de l’homme
de 1969, 185 et 186 du traité de 1957 instituant la Communauté écono­
mique européenne).
97. En l’espèce, il s’agit de savoir si à défaut d’une clause explicite dans
la Convention, la Commission peut puiser dans l’article 25, § 1, pris isolé­
ment ou combiné avec l’article 36 de son règlement intérieur, ou dans
d’autres sources, un pouvoir d’ordonner des mesures provisoires.
98. Il échet de relever d’emblée que ledit article 36 a le rang d’une
simple norme de procédure établie par la Commission en vertu de l’ar­
ticle 36 de la Convention. Vu l’absence, dans celle-ci, d’un texte consa­
cré aux mesures provisoires, une indication donnée au titre de l’ar­
ticle 36 du règlement intérieur ne saurait passer pour créer une
obligation juridique à la charge d’un État contractant. En témoignent
du reste les propres termes tant de cette dernière disposition ( « peut
indiquer aux parties toute mesure provisoire dont l’adoption paraît sou­
haitable») que des demandes formulées en l’occurrence sur sa base
(«d’indiquer au gouvernement suédois (...) qu’il est souhaitable (...) de
ne pas expulser les requérants vers le Chili» (...)).
99. Quant à l’engagement de ne pas entraver l’exercice efficace du
droit de recours, il faut noter d’abord que l’article 25, § 1 de la Conven-

80
tion vaut uniquement pour les instances introduites devant la Commis­
sion, et ce, par voie de requête individuelle. Il ne s’applique pas aux
affaires interétatiques, où le respect des indications données au titre de
l’article 36 du règlement intérieur offre pourtant, en substance, le même
intérêt.
Entendu dans son sens ordinaire, il interdit les ingérences dans l’exer­
cice du droit, pour l’individu, de porter et défendre effectivement sa
cause devant la Commission. Il confère de la sorte au requérant un droit
de nature procédurale, à distinguer des droits matériels énumérés au
titre I de la Convention et dans les protocoles additionnels. Il résulte
toutefois de l’essence même de ce droit que les particuliers doivent pou­
voir se plaindre de sa méconnaissance aux organes de la Convention. A
cet égard aussi, la Convention doit s’interpréter comme garantissant des
droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (...).
Néanmoins, on l’a vu, aucune clause expresse de la Convention n’ha­
bilite la Commission à ordonner des mesures provisoires. On forcerait le
sens de l’article 25 si l’on déduisait des mots « s’engagent à n’entraver
par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit » une obligation de se
conformer à une indication donnée en vertu de l’article 36 du règlement
intérieur. Cette conclusion ne perd pas de sa valeur si l’on combine l’ar­
ticle 25, § 1 avec ledit article 36 ou - comme le suggère le délégué de la
Commission - avec les articles 1 et 19 de la Convention.
100. En pratique, les États contractants ont jusqu’ici presque tou­
jours suivi les indications dont il s’agit. On pourrait considérer pareille
pratique comme attestant de leur accord sur la manière d’interpréter
une certaine disposition (...) mais non comme créant des droits et obli­
gations non insérés dans la Convention au départ (...). En tout cas (...)
l’usage consistant à respecter lesdites indications ne peut avoir été fondé
sur la conviction qu’elles revêtaient un caractère contraignant (...); il
reflète plutôt le souci de coopérer loyalement avec la Commission quand
l’État en cause le juge possible et raisonnable.
101. Enfin, les principes généraux du droit international n’offrent ici
aucun secours: comme le souligne la Commission, la question de la
force obligatoire des mesures provisoires indiquées par les juridictions
internationales prête à controverse et il n’existe pas de règle juridique
uniforme.
102. Dès lors, la Cour estime que le pouvoir d’ordonner des mesures
provisoires ne peut se déduire ni de l’article 25, § 1 in fine ni d’autres
sources. Il appartient aux États contractants d’apprécier l’opportunité de
remédier à cette situation en adoptant une nouvelle disposition malgré la
bonne foi que les gouvernements montrent d’habitude en la matière.
103. A ce sujet, il faut se rappeler que la Commission et son président ne
recourent à l’article 36 du règlement intérieur que dans des circonstances
exceptionnelles. Il leur sert, dans une affaire d’expulsion (ou d’extradi­
tion), à signaler à un État contractant qu’à leurs yeux le requérant pourra
subir un dommage irréversible si on l’expulse et, de surcroît, qu’il y a lieu
de penser que cette mesure pourra violer l’article 3 de la Convention. Si
l’État décide de ne pas se conformer à l’indication reçue de la sorte, il
assume sciemment le risque de voir les organes de la Convention le décla-

81
rer coupable d’infraction à l’article 3. Dans le cas d’un État rendu ainsi
attentif aux dangers qu’il y a à préjuger de l’issue du litige en instance
devant la Commission, on doit selon la Cour considérer le refus de suivre
l’indication en cause comme aggravant tout manquement aux exigences
de l’article 3 ultérieurement constaté à Strasbourg.
105. En conclusion, il n’y a pas eu violation de l’article 25, § 1 in fine.

39. Ezelin c/ France,


26 avril 1991 (série A, n° 202)
Liberté de manifestation. Liberté d ’expression
Faits: Sanction disciplinaire infligée à un avocat pour avoir participé
à une manifestation publique de protestation virulente contre des déci­
sions judiciaires et avoir refusé de déposer devant le juge d’instruction.

Arrêt (Chambre) :
37. Malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’applica­
tion, l’article 11 doit en l’occurrence s’envisager aussi à la lumière de
l’article 10 (...). La protection des opinions personnelles, assurée par
l’article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion pacifique
telle que la consacre l’article 11.
39. (...). Le terme « restrictions » figurant au § 2 de l’article 11 - et de
l’article 10 - , ne saurait s’interpréter comme n ’englobant pas des
mesures - par exemple d’ordre répressif - prises non pas avant ou pen­
dant, mais après une réunion (...).
41. La Cour rappelle que la manifestation en cause avait fait l’objet
d’une déclaration préalable et ne fut pas interdite. En s’y joignant, le
requérant usa de sa liberté de réunion pacifique... (...).
51. La Cour a examiné la sanction disciplinaire en cause à la lumière
de l’ensemble du dossier, pour déterminer en particulier si elle était pro­
portionnée au but légitime poursuivi, eu égard à la place éminente des
libertés de réunion pacifique et d’expression, étroitement liée en l’espèce.
52. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs
des fins énumérées à l’article 11, § 2 avec ceux d’une libre expression
par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes
réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics. La recherche d’un
juste équilibre ne doit pas conduire à décourager les avocats, par peur
de sanctions disciplinaires, de faire état de leurs convictions en pareille
circonstance.
53. Certes, la sanction infligée à M e Ezelin se situe vers le bas de
l’échelle des peines disciplinaires figurant à l’article 107 du décret du
9 juin 1972 (...); elle présente un caractère essentiellement moral, puis­
qu’elle n’implique aucune interdiction, même temporaire, d ’exercer la
profession et de siéger au conseil de l’Ordre. La Cour estime cependant
que la liberté de participer à une réunion pacifique - en l’occurrence une
manifestation non prohibée - revêt une telle importance qu’elle ne peut
subir une quelconque limitation, même pour un avocat, dans la mesure
où l’intéressé ne commet par lui-même, à cette occasion, aucun acte
répréhensible.

82
En résumé, la sanction incriminée, si minime qu’elle ait été, n ’appa­
raît pas «nécessaire dans une société démocratique». Aussi a-t-elle
enfreint l’article 11.

40. Borgers c/ Belgique,


30 octobre 1991 (série A, n° 214-A)
Droit à un procès équitable.
Droits de la défense. Égalité des armes
Faits: Interdiction pour un accusé de répondre aux conclusions
prises à l’audience devant la Cour de cassation par l’avocat général et
participation de ce dernier au délibéré.

Arrêt (Cour plénière) :


23. Pour le gouvernement au contraire, on ne saurait assimiler le
ministère public près la Cour de cassation aux parquets des juridictions
du fond. N ’exerçant pas l’action publique, sauf cas exceptionnels (...), il
ne serait ni partie à l’instance, ni l’adversaire de quiconque. Sa seule
mission consisterait à conseiller la Cour et à contribuer ainsi au main­
tien de l’unité de sa jurisprudence : à l’audience, par la voie de conclu­
sions ; en délibération, par l’aide qu’il apporterait à la rédaction de l’ar­
rêt. Sa totale impartialité résulterait notamment de l’indépendance dont
il jouit à l’égard du ministre de la Justice et de l’absence de lien hiérar­
chique entre le procureur général près la Cour de cassation les magis­
trats des parquets près les juridictions de fond. (...).
24. La Cour relève d ’abord que les constatations de l’arrêt Delcourt
au sujet de l’indépendance et de l’impartialité de la Cour de cassation et
de son parquet conservent leur entière validité (arrêt Delcour, série A,
n° 11, p. 17-19, § 32-38). Certes, le Code judiciaire est entré en vigueur
depuis lors, mais il a largement confirmé le régime antérieur dans ce
domaine, au travers de dispositions au libellé d ’ailleurs déjà examiné
pendant les audiences du 29 septembre 1969 (série B, n° 9, p. 170 et s.).
Se référant aux motifs exposés dans ledit arrêt, la Cour n’aperçoit aucun
manquement aux exigences de la Convention sur ce point.
Il y a lieu toutefois de rechercher si la procédure devant la Cour de
cassation a respecté de surcroît les droits de la défense et le principe de
l’égalité des armes, éléments de la notion plus large de procès (...).
Celle-ci a connu dans la jurisprudence de la Cour une évolution des
plus notables, marquée en particulier par l’importance attribuée aux
apparences et à la sensibilité accrue du public aux garanties d’une
bonne justice (...).
25. A cet égard aussi, le Gouvernement souligne qu’au pénal comme
au civil, le ministère public près la Cour de cassation n’est point partie
à l’instance devant elle - sauf cas exceptionnels étrangers à l’espèce-, de
sorte qu’on ne saurait le considérer comme un adversaire ; son rôle se
limiterait à donner à la Cour un avis impartial et indépendant sur les
questions juridiques soulevées et, en matière répressive, à lui signaler,
même d ’office, tout point de droit sur lequel la décision attaquée devrait
se voir censurée.

83
26. Nul ne doute de l’objectivité avec laquelle le parquet de cassation
s’acquitte de ses fonctions. En attestent le consensus dont il fait l’objet
en Belgique depuis ses origines et l’assentiment que le Parlement lui a
marqué à diverses reprises.
Néanmoins, son opinion ne saurait passer pour neutre du point de
vue des parties à l’instance en cassation : en recommandant l’admission
ou le rejet du pourvoi d’un accusé, le magistrat du ministère public en
devient l’allié ou l’adversaire objectif. Dans la seconde hypothèse, l’ar­
ticle 6, § 1 impose le respect des droits de la défense et du principe de
l’égalité des armes.
27. En l’espèce, l’audience du 18 juin 1985 devant la Cour de cassa­
tion se termina sur les conclusions de l’avocat général tendant au rejet
du pourvoi de M. Borgers (...). A aucun moment celui-ci ne put y
répondre (...).
On n’aperçoit point ce qui justifie de telles restrictions aux droits
de la défense. Dès lors que le parquet avait présenté des conclusions
défavorables au requérant, celui-ci avait un intérêt certain à pouvoir
les discuter avant la clôture des débats. Que seules les questions de
droit ressortissent à la compétence de la Cour de cassation, n’y change
rien.
28. Ensuite et surtout, le déséquilibre s’accentua encore du fait de la
participation, avec voix consultative, de l’avocat général au délibéré de
la Cour. Pareille assistance, prêtée en toute objectivité, peut offrir
une certaine utilité pour la rédaction des arrêts, encore que celle-ci
relève au premier chef de la Haute juridiction elle-même. On conçoit
mal cependant qu’elle puisse rester cantonnée aux questions de forme,
au demeurant souvent indissociables du fond, si elle a pour but supplé­
mentaire, comme l’affirme aussi le gouvernement, de contribuer au
maintien de l’unité de la jurisprudence. Quand bien même elle s’y serait
limitée en l’espèce, l’avocat général pouvait légitimement sembler dispo­
ser en chambre du conseil d’une occasion supplémentaire d’appuyer
à l’abri de la contradiction du requérant, ses conclusions de rejet
du pourvoi.
29. En conclusion, eu égard aux exigences des droits de la défense et
de l’égalité des armes ainsi qu’au rôle des apparences dans l’apprécia­
tion de leur respect, la Cour constate une violation de l’article 6, § 1.

41. Campbell c/ Royaume-Uni,


25 mars 1992 (série A, n° 233)
Droit au respect de la correspondance. Détenus
Faits : Contrôle par les autorités pénitentiaires de la correspondance
d’un détenu avec son avocat et avec la Commission européenne des
droits de l’homme.
Arrêt (Chambre) :
41. Aux yeux de la Cour, il n’y a pas lieu de douter que l’on contrô­
lait la correspondance du requérant, en vertu du règlement pénitentiaire
et des instructions, pour s’assurer notamment qu’elle ne renfermait pas

84
d’éléments préjudiciables à la sécurité de la prison ou d’autrui ou pré­
sentant d’une autre manière un caractère délictueux. L’ingérence pour­
suivait donc 1objectif, légitime, de « la défense de l’ordre » ou de la
« prévention des infractions pénales ».
44. Il échet de rappeler que la notion de nécessité implique l’existence
d’un besoin social impérieux et, en particulier, la proportionnalité de
l’ingérence au but légitime poursuivi. Pour déterminer si une ingérence
est « nécessaire dans une société démocratique », on peut tenir compte
de la marge d’appréciation de l’État (...).
45. La Cour a aussi reconnu qu’un certain contrôle de la correspon­
dance des détenus se recommande et ne se heurte pas en soi à la
Convention, eu égard aux exigences normales et raisonnables de l’em­
prisonnement (arrêt Silver et autres c/ Royaume-Uni du 25 mars 1983,
série A, n° 61, p. 38, § 98). Pour mesurer le degré tolérable de pareil
contrôle d’une manière générale, il ne faut pourtant pas oublier que la
possibilité d’écrire et de recevoir des lettres représente parfois, pour le
détenu, le seul lien avec le monde extérieur.
46. Il y va clairement de l’intérêt public qu’une personne désireuse
de consulter un homme de loi puisse le faire dans des conditions pro­
pices à une pleine et libre discussion. D’où le régime privilégié dont
bénéficie, en principe, la relation avocat-client. Dans son arrêt S.
c/ Suisse du 28 novembre 1991, la Cour a d’ailleurs souligné l’impor­
tance du droit, pour un détenu, de communiquer avec son avocat hors
de portée d’ouïe des autorités pénitentiaires. Dans le contexte de
l’article 6, elle a estimé que si un avocat ne pouvait s’entretenir avec son
client sans une telle surveillance et en recevoir des instructions confi­
dentielles, son assistance perdrait beaucoup de son utilité alors que le
but de la Convention consiste à protéger des droits concrets et effectifs
(série A, n° 220, § 48 ; ...).
47. Aux yeux de la Cour, des considérations analogues valent pour la
correspondance échangée par un détenu avec un avocat au sujet d’une
procédure envisagée ou en cours ; la confidentialité s’y impose avec la
même force, spécialement quant un tel courrier a trait, comme ici, à des
doléances et plaintes dirigées contre les autorités pénitentiaires. Un
contrôle systématique de pareille correspondance ne cadre pas avec le
principe de confidentialité inhérent aux rapports entre avocat et client,
surtout s’il incombe à des individus ou organes pouvant se trouver
directement intéressés par le contenu de ces envois.
48. Certes, comme le souligne le Gouvernement, le tracé de la fron­
tière entre le courrier relatif à une procédure envisagée et celui de carac­
tère général soulève des difficultés particulières et la correspondance
avec un avocat peut concerner des questions n’ayant guère ou pas de
lien avec un litige. La Cour n’aperçoit pourtant aucune raison de distin­
guer entre les différentes catégories de correspondance avec des avocats :
quelle qu’en soit la finalité, elles portent sur des sujets de nature confi­
dentielle et privée. En principe, de telles missives jouissent d’un statut
privilégié en vertu de l’article 8.
Il en résulte que les autorités pénitentiaires peuvent ouvrir la lettre
d’un avocat à un détenu si elles ont des motifs plausibles de penser

85
qu’il y figure un élément illicite non révélé par les moyens normaux
de détection. Toutefois, elles ne doivent que la décacheter, sans la lire.
Il y a lieu de fournir des garanties, appropriées pour en empêcher la
lecture, par exemple l’ouverture de l’enveloppe en présence du détenu.
Quant à la lecture du courrier d’un détenu à destination ou en pro­
venance d’un avocat, elle ne devrait être autorisée que dans des cas
exceptionnels, si les autorités ont lieu de croire à un abus du privilège
en ce que le contenu de la lettre menace la sécurité de l’établissement
ou d ’autrui ou revêt un caractère délictueux d’une autre manière.
La « plausibilité » des motifs dépendra de l’ensemble des circonstances,
mais elle présuppose des faits ou renseignements propres à persuader
un observateur objectif que l’on abuse de la voie privilégiée de commu­
nication (...).
49. Le Gouvernement avance que le requérant, nonobstant l’ouver­
ture de sa correspondance, a joui de la possibilité effective de communi­
quer en confidence avec son solicitor au cours de visites à la prison. Par
analogie, il souligne que l’article 3, § 2 cj de l’Accord européen (concer­
nant les personnes participant aux procédures devant la Commission et la
Cour européennes des droits de l ’homme, du 6 mai 1969) ne garantit, dans
le contexte d’une procédure devant les organes de Strasbourg, que la
confidentialité de consultations juridiques avec un détenu lors d ’une
visite. (...)
50. Ces arguments ne répondent pourtant pas au grief du requérant.
Tout d’abord, l’Accord européen, ainsi que le précise son article 6, ne
doit pas s’interpréter comme restreignant les obligations assumées en
vertu de la Convention ; on ne saurait donc l’invoquer à l’appui d’une
atteinte aux droits reconnus par celle-ci (...). En outre, l e § 2 ^ de l’ar­
ticle 3 est tributaire, pour son application, des clauses du § 3, lesquelles
soulèvent des problèmes d ’interprétation analogues à ceux que pose l’ar­
ticle 8, § 2 de la Convention. Il n’éclaircit donc guère le point en litige et
ne peut s’entendre comme autorisant l’ouverture de pareille correspon­
dance au regard dudit article 8.
Ensuite, la correspondance constitue un moyen de communication
différent auquel l’article 8 accorde une protection distincte. Le droit au
respect de la correspondance prend une importance particulière dans un
cadre carcéral, où un conseiller juridique peut avoir plus de mal à rendre
visite à son client en raison, comme ici, de l’éloignement de l’établisse­
ment (...). Enfin, on ne pourrait atteindre l’objectif recherché, la confi­
dentialité des relations avec l’avocat, si ce mode de communication fai­
sait l’objet d’un contrôle automatique.
52. (...) La possibilité d ’examiner la correspondance pour des motifs
plausibles (...) fournit une garantie suffisante contre les abus. Il ne faut
pas oublier non plus que les solicitors d’Écosse ont la qualité d ’auxi­
liaires de la justice et que la Law Society o f Scotland peut leur infliger
des sanctions disciplinaires en cas de faute déontologique. Personne n’a
laissé entendre qu’il y ait une raison de suspecter le solicitor du requé­
rant de ne pas se conformer aux règles de sa profession. En définitive, le
besoin de respecter la confidentialité qui s’attache aux relations avocat-
client prévaut sur la simple éventualité d ’abus.

86
53. Comme il n’y a point place pour une marge d’appréciation plus
large, la Cour conclut que l’ouverture et la lecture de la correspondance
du requérant avec son solicitor ne répondaient à aucun besoin social
impérieux et n’étaient donc pas « nécessaires dans une société démocra­
tique » au sens de l’article 8, § 2.
62. La Cour attache de l’importance à la confidentialité du cour­
rier envoyé par la Commission, car il peut concerner des allégations
contre les autorités ou agents pénitentiaires. D ’ailleurs, la nécessité
de respecter la confidentialité à cet égard se reflète dans les normes rela­
tives au courrier destiné à la Commission (...). Ouvrir des lettres de la
Commission crée indubitablement la possibilité de les lire et peut aussi,
à l’occasion, exposer le détenu concerné à des représailles du personnel
pénitentiaire.
Du reste, aucune raison impérieuse n’oblige à décacheter ces mêmes
lettres. Le risque, signalé par le gouvernement, de voir fabriquer des
faux papiers à l’en-tête de la Commission, afin d’introduire en prison des
objets ou messages prohibés, est si négligeable qu’il faut l’écarter.
64. Dès lors, l’ouverture des lettres de la Commission n’était pas
« nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 8, § 2,
de sorte qu’il y a eu violation là aussi.

42. Beldjoudi c/ France,


26 mars 1992 (série A, n° 234-A)
Droit au respect de la vie familiale.
Étrangers. Expulsion
Faits: Arrêté d’expulsion (non exécuté) pris à l’encontre d ’un algé­
rien, né en France et marié à une française.

Arrêt (Chambre) :
67. Celle-ci (la Cour) se borne à noter, avec la Commission, que
l’exécution de la mesure d’expulsion constituerait une ingérence de l’au­
torité publique dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur
vie familiale, garanti par le § 1 de l’article 8.
70. Gouvernement et Commission estiment que l’ingérence en cause
viserait des fins pleinement compatibles avec la Convention : la « défense
de l’ordre» et la «prévention des infractions pénales». Les requérants
ne le contestent pas.
La Cour arrive à la même conclusion.
71. D ’après les requérants, l’expulsion de M. Beldjoudi ne saurait
passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».(...).
73. Le Gouvernement, lui, invoque d ’abord la nature des faits justi­
fiant l’expulsion. Il souligne la multiplicité et la gravité des infractions
commises - toutes à l’âge adulte - par le requérant et qui s’échelonnent
sur une période de quinze ans (...). Il relève aussi la lourdeur des peines
infligées par les juridictions françaises, notamment par la cour d’assises
des Hauts-de-Seine pour un acte qualifié crime (...); elles dépassent au
total dix ans de privation de liberté. Il rappelle enfin que l’intéressé a
persévéré dans la délinquance même après la notification de 1arrêté

87
d’expulsion et se trouve actuellement en détention provisoire, sous l’in­
culpation d’un nouveau délit (...). En résumé, la dangerosité de M. Bel­
djoudi rendrait intolérable pour la collectivité la présence de celui-ci sur
le territoire français.
D’autre part, le Gouvernement estime qu’il ne faut pas exagérer l’am­
pleur de l’ingérence incriminée. Seule se trouverait en cause la vie fami­
liale des requérants en tant quç conjoints: M. Beldjoudi n’habite plus
chez ses parents depuis 1969 et ne participe pas à l’entretien de ses frères
et sœurs ; en outre, le couple n’a pas d’enfants. Or les époux ont dû se
séparer pendant de longues périodes en raison des incarcérations de
M. Beldjoudi. De surcroît, ce dernier ne démontre pas que sa femme, s’il
devait effectivement quitter le territoire français, ne pourrait l’accompa­
gner soit en Algérie - État qui aurait conservé de multiples liens avec la
France -, soit dans un pays tiers. En définitive, les difficultés d’une
réinstallation hors de France, sans rupture de la vie familiale, n’auraient
rien d’insurmontable.
74. La Cour reconnaît qu’il incombe aux États contractants d’assurer
l’ordre public, en particulier dans l’exercice de leur droit de contrôler, en
vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice
des engagements découlant pour eux de traités, l’entrée, le séjour et
l’éloignement des non-nationaux (...).
Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles por­
teraient atteinte à un droit protégé par le § 1 de l’article 8, doivent se
révéler nécessaires dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées
par un besoin social impérieux et, notamment, proportionnées au but
légitime poursuivi.
75. En l'occurrence, le passé pénal de M. Beldjoudi apparaît beau­
coup plus chargé que celui de M. Moustaquim (18 février 1991, série A,
n° 133, p. 19, § 44); le gouvernement le souligne à juste titre. Il importe
donc de rechercher si les autres circonstances de la cause - communes
aux deux requérants ou propres à l’un d’eux suffisent à compenser cette
donnée d’un poids considérable.
76. Les intéressés ont introduit une requête unique et soulevé les
mêmes griefs. Compte tenu de leur âge et de l’absence d’enfants à leur
foyer, l’ingérence litigieuse touche au premier chef leur vie familiale
d’époux; le gouvernement a raison de le soutenir. Or ils se sont
mariés en France il y a plus de vingt ans et y ont toujours eu leur
domicile conjugal. Les périodes de détention de M. Beldjoudi les ont
certes empêchés de cohabiter pendant de longues périodes, mais elles
n’ont pas interrompu leur vie familiale, laquelle demeurait protégée
par l’article 8.
77. Sujet direct de l’expulsion, M. Beldjoudi est né en France de
parents alors français ; il a possédé la nationalité française jusqu’au
1er janvier 1963. Il est réputé l’avoir perdue à cette date, ses parents
n’ayant pas souscrit avant le 27 mars 1967 une déclaration récogni­
tive (...). Il ne faut pourtant pas oublier que l’intéressé, mineur à
l’époque, ne pouvait se prononcer en personne. En outre, dès 1970,
soit un an après sa première condamnation mais plus de neuf ans
avant l’adoption de l’arrêté d’expulsion, il a manifesté sa volonté de

88
recouvrer la nationalité française; recensé à sa demande en 1971, il
a été reconnu apte au service national par les autorités militaires
françaises (...).
En second lieu, le requérant a épousé une Française. Toute sa proche
famille a conservé la nationalité française jusqu’au 1er janvier 1963 et
réside en France depuis plusieurs dizaines d’années.
Enfin, M. Beldjoudi a passé en France son existence entière, soit plus
de quarante ans, a suivi sa scolarité en français et ne semble pas
connaître la langue arabe. Il ne paraît pas avoir avec l’Algérie d’autres
liens que celui de la nationalité.
78. Quant à Mme Beldjoudi, née en France de parents français, elle y
a toujours vécu et en possède la nationalité. Si elle suivait son mari
après l’expulsion, elle devrait se fixer à l’étranger, sans doute en Algérie,
Etat dont elle ignore probablement la langue. Pareil déracinement pour­
rait lui causer de grandes difficultés d’adaptation et se heurter à de réels
obstacles pratiques et même juridiques ; le commissaire du gouverne­
ment l’a d’ailleurs reconnu devant le Conseil d’État (...). Dès lors, l’in­
gérence litigieuse risquerait de mettre en péril l’unité, voire l’existence du
ménage.
79. Eu égard à ces diverses circonstances, il apparaît, quant au res­
pect de la vie familiale des requérants, que la décision d’expulsej M. Bel­
djoudi, si elle recevait exécution ne serait pas proportionnée au but légi­
time poursuivi et violerait donc l’article 8.
80. Pareille conclusion dispense la Cour de rechercher si l’expulsion
méconnaîtrait aussi le droit des intéressés au respect de leur vie privée.

43. Editions Périscope c/ France,


26 mars 1992 (série A, n° 234-B)
Droit à un procès équitable.
« Droits et obligations de caractère civil »
r Faits : Durée de l’examen d’une action en responsabilité civile contre
l’État devant les juridictions administratives.

Arrêt (Chambre) :
35. L’article 6, § 1 vaut pour les «contestations» relatives à des
«droits» (de caractère civil) que l’on peut dire, au moins de manière
défendable, reconnus en droit interne, qu’ils soient ou non protégés de
surcroît par la Convention (...).
37. Avec la Commission, la Cour constate que le procès tendait à la
réparation du dommage que l’État aurait causé aux Éditions Péris­
cope en leur refusant les réductions consenties par lui à des entreprises
concurrentes. Dans son recours du 12 novembre 1976 devant le tribu­
nal administratif de Paris, la société éditrice dénonçait les «fautes du
service public» (...) qui l’avaient conduite, selon elle, à cesser de
publier « Périscope de l’usine et du bureau » et à interrompre ses acti­
vités. Au centre de la contestation figurait donc un droit, le droit à
une indemnité pour faute de l’administration de nature à engager la
responsabilité de l’État.

89
39. Le Gouvernement plaide aussi que nul droit «de caractère civil »
ne se trouvait en jeu. Admettre le contraire en l’occurrence aboutirait à
rendre l’article 6, § 1 applicable à toute procédure destinée à obtenir la
compensation d’un dommage, indépendamment de la nature du droit
invoqué. La présente cause relèverait d’un bloc de matières dans les­
quelles l’État intervient en qualité de détenteur de la puissance
publique ; elle n ’offrirait pas d’analogie avec les affaires Baraona c/ Por­
tugal et Neves et Silva (arrêts des 8 juillet 1987 et 27 avril 1989). La
jurisprudence de la Commission exclurait clairement du champ du droit
privé la taxation et le domaine connexe des avantages fiscaux ; quant à
l’octroi de tarifs postaux préférentiels, il concernerait la relation de
l’usager avec un service public administratif - et non industriel et com­
mercial -, ressortissant au droit public. Enfin, la responsabilité de l’État
envers les particuliers pour l’application des règles dans le domaine fis­
cal et postal échapperait en France aux principes du droit civil et ne
pourrait être qualifiée de « civile ». Un lien réciproque unirait la compé­
tence et le fond : c’est dans la mesure où les normes en vigueur dérogent
au droit commun que le juge administratif connaît des litiges qu’elles
font naître.
Pour l’essentiel, la Commission et son délégué s’appuient sur l’arrêt
Neves et Silva précité ; ils y discernent des critères précis autorisant à
conclure au caractère civil du droit litigieux. Le conseil des Éditions
Périscope marque son accord.
40. La Cour relève que l’action de la société requérante avait un objet
« patrimonial » et se fondait sur une atteinte alléguée à des droits eux
aussi patrimoniaux. Le droit en question revêtait donc «un caractère
civil », nonobstant l’origine du différend et la compétence des juridic­
tions administratives (...).
4L Partant, l’article 6, § 1 trouve à s’appliquer.

44. X c/ France,
31 mars 1992 (série A, n° 234-C)
Délai raisonnable. Droit à un procès équitable
Faits : Hémophile contaminé par le virus du Sida ; durée d ’une procé­
dure en réparation devant l’Administration puis les juridictions adminis­
tratives.

Arrêt (Chambre) :
32. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie
suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés
par la jurisprudence de la Cour, notamment la complexité de l’affaire, le
comportement du requérant et celui des autorités compétentes. Sur ce
dernier point, l’enjeu du litige pour l’intéressé entre en ligne de compte
dans certains cas (...).
36. D ’après la Cour, l’affaire revêtait une certaine complexité et des
investigations pouvaient s’imposer pour décider de la responsabilité de
l’État et de son étendue. Toutefois, le gouvernement avait sans doute
depuis longtemps conscience de l’imminence de procédures. Il pouvait

90
disposer de nombre des données à prendre en compte et aurait dû faire
préparer un rapport objectif sur la question de la responsabilité aussitôt
après l’introduction d’instances.
47. Avec la Commission, la Cour estime que l’enjeu de la procédure
litigieuse revêtait une importance extrême pour le requérant, eu égard
a .u m a ^ incurable qui le minait et à son espérance de vie réduite : séropo­
sitif lors de l’introduction de son recours préalable devant le ministre et
de la saisine du tribunal, il avait évolué vers le SIDA avéré (...). Tout
retard risquait donc de priver d’objet utile la question à trancher par le
tribunal. Bref, une diligence exceptionnelle s’imposait en l’occurrence,
nonobstant le nombre des litiges à traiter, d’autant qu’il s’agissait d’un
débat dont le gouvernement connaissait les données depuis plusieurs
mois et dont la gravité ne pouvait lui échapper.
48. Or le tribunal administratif n’a pas utilisé ses pouvoirs d’injonc­
tion pour presser la marche de l’instance, bien qu’averti dès le
29 octobre 1990 de la détérioration de l’état de santé de X (...). En par­
ticulier, il lui incombait de mener, aussitôt saisi, des investigations sur la
responsabilité de l’Etat et d’inviter instamment le ministre à produire
son mémoire en défense ou de statuer sans ce dernier.
49. Se livrant à une appréciation globale des circonstances de l’es­
pèce, la Cour conclut qu’au moment du jugement du 18 décembre 1991,
le délai raisonnable se trouvait déjà dépassé la procédure ultérieure
devant la cour administrative d’appel de Paris ne saurait y remédier,
quel qu’en soit le résultat quant au fond. Il y a donc violation de l’ar­
ticle 6, § 1.

45. Niemetz c/ Allemagne,


16 décembre 1992 (série A, n° 251-B)
Droit au respect de la vie privée et du domicile
Faits: Perquisition au cabinet d’un avocat dans le cadre de pour­
suites pénales contre un tiers.

Arrêt (Chambre) :
29. La Cour ne juge ni possible ni nécessaire de chercher à définir de
manière exhaustive la notion de «vie privée ». Il serait toutefois trop res­
trictif de la limiter à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie
personnelle à sa guise et d’en écarter entièrement le monde extérieur à ce
cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine
mesure, le droit pour l’individu de nouer et développer des relations
avec ses semblables.
Il paraît, en outre, n’y avoir aucune raison de principe de considérer
cette manière de comprendre la notion de « vie privée » comme excluant
les activités professionnelles ou commerciales : après tout, c’est dans leur
travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d’oc­
casions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur. Un fait, souligné
par la Commission, le confirme : dans les occupations de quelqu’un, on
ne peut pas toujours démêler ce qui relève du domaine professionnel de
ce qui en sort. Spécialement, les tâches d’un membre d’une profession

91
libérale peuvent constituer un élément de sa vie à un si haut degré que
l’on ne saurait dire en quelle qualité il agit à un moment donné.
De plus, on risquerait d’aboutir à une inégalité de traitement si,
comme le préconise le gouvernement, on refusait le bénéfice de l’article 8
au motif que la mesure dénoncée concernait uniquement des activités
professionnelles : la protection continuerait à jouer en faveur d’un indi­
vidu dont les activités professionnelles et non professionnelles s’imbri­
queraient à un point tel qu’il n’existerait aucun moyen de les dissocier.
Jusqu’ici la Cour n’a du reste pas opéré pareille distinction : elle a cons­
taté une ingérence dans la vie privée même quand des écoutes téléphoni­
ques portaient aussi sur les communications commerciales (arrêt Huvig
c/ France du 24 avril 1990, série A, n° 176-B, p. 41, § 8, et p. 52, § 25);
de ce qu’une perquisition visait uniquement des activités commerciales,
elle n’a pas tiré argument pour estimer l’article 8 inapplicable au titre de
la «vie privée» (arrêt Chappell c/ Royaume-Uni du 30 mars 1989,
série A, n° 152-A, p. 12-13, § 26, et p. 21-22, § 51).
30. Quant au mot « home », figurant dans le texte anglais de l’article 8,
on admet dans certains États contractants, dont l’Allemagne (...), qu’il
s’étend aux locaux professionnels. Une telle interprétation cadre d’ail­
leurs pleinement avec la version française : le terme de « domicile » a une
connotation plus large que « home » et peut englober, par exemple, le
bureau d’un membre d’une profession libérale.
Il peut, là aussi, se révéler malaisé d’établir des distinctions précises :
on peut mener de chez soi des activités liées à une profession ou un com­
merce, et de son bureau ou d’un local commercial des activités d’ordre
personnel. Si l’on attribuait un sens étroit aux vocables «home» et
« domicile », on pourrait donc créer le même danger d’inégalité de trai­
tement que pour la notion de «vie privée» (§ 29 ci-dessus).
31. Plus généralement, interpréter les mots «vie privée» et «domi­
cile» comme incluant certains locaux ou activités professionnels ou
commerciaux répondrait à l’objet et au but essentiels de l’article 8 : pré­
munir l'individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs
publics (...). Les États contractants ne s’en trouveraient pas indûment
bridés car ils conserveraient, dans la mesure autorisée par le § 2 de l’ar­
ticle 8, leur droit d’ «ingérence» et celui-ci pourrait fort bien aller plus
loin pour des locaux ou activités professionnels ou commerciaux que
dans d’autres cas.
32. A ces considérations générales, qui militent contre la thèse de
l’inapplicabilité de l’article 8, s’ajoute un facteur tenant aux circons­
tances de la cause. Le mandat décerné par le tribunal cantonal de
Munich ordonnait la recherche et la saisie de « documents » - sans pré­
cision ni limitation - révélant l’identité de Klaus Wegner (...). En outre,
les personnes qui procédèrent à la perquisition examinèrent quatre clas­
seurs renfermant des données sur des clients, de même que six dossiers
individuels (...); leurs opérations doivent avoir porté notamment sur de
la « correspondance » et sur des objets pouvant passer pour entrer dans
cette catégorie aux fins de la Convention. Il suffit de noter à ce sujet que
dans l’article 8 le mot «correspondance», contrairement au terme
« vie », ne s’accompagne d’aucun adjectif. La Cour a du reste déjà cons-

92
taté qu il n y a pas lieu d’en utiliser un en matière de correspondance
téléphonique (arrêt Huvig précité...). Dans plusieurs affaires relatives à
la correspondance avec un avocat (...), elle n’a pas même envisagé la
possibilité d’une inapplicabilité de l’article 8 découlant du caractère pro­
fessionnel d’une correspondance.
33. Combinées, les raisons qui précèdent l’amènent à juger que la
perquisition incriminée s’analysait en une ingérence dans les droits
reconnus au requérant par l’article 8.
37. Quant à la «nécessité» de l’ingérence «dans une société démo­
cratique», la Cour incline à penser que l’on peut trouver pertinentes,
par rapport aux buts recherchés, les raisons invoquées par le tribunal
cantonal de Munich (...). Elle ne croit pourtant pas indispensable d’étu­
dier la question plus avant car elle arrive à la conclusion, conforme à la
thèse du requérant et à l’avis de la Commission, que la mesure litigieuse
n’était pas proportionnée auxdits objectifs.
Certes, on ne saurait cataloguer comme mineure, sans plus, l’infrac­
tion à l’origine de la perquisition : elle constituait non seulement une
insulte envers un juge, mais encore une tentative d’exercer sur lui des
pressions. Cependant, le mandat était rédigé en termes larges : il ordon­
nait la recherche et la saisie de «documents», sans aucune limitation,
révélant l’identité de l’auteur de la lettre offensante ; ce point revêt une
importance singulière lorsque, comme en Allemagne, la perquisition
opérée au cabinet d’un avocat ne s’accompagne pas de garanties spé­
ciales de procédure, telle la présence d’un observateur indépendant. Il y
a plus : vu la nature des objets effectivement examinés, la fouille empiéta
sur le secret professionnel à un degré qui se révèle disproportionné en
l’occurrence ; il convient de se rappeler à cet égard que dans le cas d’un
avocat, pareille intrusion peut se répercuter sur la bonne administration
de la justice et, partant, sur les droits garantis par l’article 6. De sur­
croît, la publicité qui entoura l’affaire doit avoir pu compromettre le
renom du requérant, aux yeux de ses clients actuels comme du public en
général.

46. Kokkinakis c/ Grèce,


25 mai 1993 (série A, n° 260-A)
Liberté religieuse.
Principe de la légalité des délits et des peines
Faits : Condamnation d’un témoin de Jéhovah pour prosélytisme.

Arrêt:
31. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience
et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique,
au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse,
parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur
conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées,
les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme
- chèrement conquis au cours des siècles - consubstantiel à pareille
société.

93
Si la liberté religieuse relève d ’abord du for intérieur, elle implique,
de surcroît, notamment, celle de «manifester sa religion». Le témoi­
gnage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions
religieuses.
Aux termes de l’article 9, la liberté de manifester sa religion ne
s’exerce pas uniquement de manière collective, « en public » et dans le
cercle de ceux dont on partage la foi; on peut aussi s’en prévaloir,
« individuellement » et « en privé » ; en outre, elle comporte en principe
le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen
d’un « enseignement », sans quoi du reste la liberté de changer de reli­
gion ou de « conviction », consacrée par l’article 9, risquerait de demeu­
rer lettre morte.
33. Le caractère fondamental des droits que garantit l’article 9, § 1 se
traduit aussi par le mode de formulation de la clause relative à leur res­
triction. A la différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11,
qui englobe l’ensemble des droits mentionnés en leur premier para­
graphe, celui de l’article 9 ne vise que la «liberté de manifester sa reli­
gion ou ses convictions». Il constate de la sorte que dans une société
démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d ’une même
population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté de limita­
tions propres à concilier les intérêts des divers groupes et d’assurer le
respect des convictions de chacun.
36. La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel de Las-
sithi, puis réduite par la cour d'appel de Crète (...), s’analyse en une
ingérence dans l’exercice du droit de M. Kokkinakis à la «liberté de
manifester sa religion ou ses convictions». Pareille immixtion enfreint
l’article 9 sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des
objectifs légitimes au regard du § 2 et «nécessaire, dans une société
démocratique », pour les atteindre.
47. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il faut reconnaître
aux Etats contractants une certaine marge d’appréciation pour juger
de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence, mais elle
va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur
les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d ’une juri­
diction indépendante. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les
mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et
sont proportionnées.
Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de mettre en balance les
exigences de la protection des droits et libertés d ’autrui avec le compor­
tement reproché au requérant. Dans l’exercice de son pouvoir de
contrôle, la Cour doit considérer les décisions judiciaires litigieuses sur
la base de l’ensemble du dossier (...).
48. Il échet d ’abord de distinguer le témoignage chrétien du prosély­
tisme abusif: le premier correspond à la vraie évangélisation qu’un rap­
port abhorré en 1956, dans le cadre du Conseil œcuménique des Églises,
qualifie de « mission essentielle » et de « responsabilité de chaque chré­
tien et de chaque église ». Le second en représente la corruption ou la
déformation. Il peut revêtir la forme d’ « activités [offrant] des avantages
matériels ou sociaux en vue d ’obtenir des rattachements à [une] Église

94
ou [exerçant] une pression abusive sur des personnes en situation de
détresse ou de besoin», selon le même rapport, voire impliquer le
recours à la violence ou au « lavage de cerveaux » ; plus généralement, il
ne s’accorde pas avec le respect dû à la liberté de pensée, de conscience
et de religion d ’autrui.
La lecture de l’article 4 de la loi n° 1363/1938 révèle que les critères
adoptés en la matière par le législateur grec peuvent cadrer avec ce qui
précède si et dans la mesure où ils visent à réprimer, sans plus, le prosé­
lytisme abusif, qu’au demeurant la Cour n’a pas à définir in abstracto en
l’espèce.
49. La Cour relève pourtant que les juridictions grecques établirent la
responsabilité du requérant par des motifs qui se contentaient de repro­
duire les termes de l’article 4, sans préciser suffisamment en quoi le pré­
venu aurait essayé de convaincre son prochain par des moyens abusifs.
Aucun des faits qu’elles relatèrent ne permet de le constater.
Dès lors, il n ’a pas été démontré que la condamnation de l’intéressé
se justifiait, dans les circonstances de la cause, par un besoin social
impérieux. La mesure incriminée n ’apparaît donc pas proportionnée au
but légitime poursuivi, ni, partant, «nécessaire, dans une société démo­
cratique», « à la protection des droits et libertés d’autrui».
52. La Cour souligne que l’article 7, § 1 de la Convention ne se borne
pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au détriment de
l’accusé. Il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la
légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poene sine lege) et
celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière exten­
sive au détriment de l’accusé, notamment par analogie; il en résulte
qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Cette condition
se trouve remplie lorsque l’individu peut savoir, à partir du libellé de la
clause pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tri­
bunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité.
Or il appert que tel est bien le cas en l’espèce (...).
53. En conclusion, il n ’y a pas eu violation de l’article 7 de la
Convention.

47. Ruiz-Mateos c/ Espagne,


23 juin 1993 (série A, n° 262)
Délai raisonnable. Droit à un procès équitable.
«Droits et obligations de caractère civil».
Egalité des armes
Faits: Question préjudicielle en inconstitutionnalité posée au tribu­
nal constitutionnel par le juge civil dans le cadre d ’une procédure en res­
titution de biens expropriés ; durée et caractère contradictoire de la pro­
cédure devant le juge constitutionnel.

Arrêt (Cour plénière) :


32. L’applicabilité de l’article 6, § 1 aux actions civiles des requérants
en restitution de leurs biens ne prête pas à controverse. Le gouverne­
ment allègue pourtant que pour se prononcer sur la question du « délai

95
raisonnable » il faut laisser de côté la durée des procédures devant le Tri­
bunal constitutionnel ; quant au grief relatif au caractère équitable de
ces dernières, il sortirait du cadre dudit article.
Le problème de l’applicabilité de l’article 6, § 1 ne se pose pas exacte­
ment dans les mêmes termes sur les deux points.
34. Il (le Gouvernement) conteste que la procédure devant ce Tribu­
nal (constitutionnel) puisse être regardée comme une étape de l’action
civile : la tâche dudit Tribunal ne consisterait pas à statuer sur un cas
concret, mais à « épurer » objectivement le droit interne en annulant des
normes contraires à la Constitution.
35. D ’après une jurisprudence bien établie de la Cour, une instance
devant une cour constitutionnelle entre en ligne de compte pour calculer
la période à examiner lorsque son résultat peut influer sur l’issue du
litige débattu devant les juridictions ordinaires (...). La Cour ne voit pas
de raison de s’en écarter pour retourner à la solution de son arrêt Buch­
holz c/ Allemagne du 6 mai 1981 (série A, n° 42, p. 15, § 48), comme le
souhaitent l’Etat défendeur ainsi que les gouvernements allemand et
portugais (...).
36. Sans doute les procédures constitutionnelles se situaient-elles en
l’espèce au milieu de l’action engagée au principal et non, comme dans
les affaires mentionnées plus haut, après sa clôture, mais de l’avis de la
Cour pareille circonstance, soulignée par le gouvernement, fournit plu­
tôt une raison supplémentaire de les prendre en considération, surtout
lorsqu’elles revêtent un caractère préjudiciel (...).
Le gouvernement invoque aussi la « nature politique », du Tribunal
constitutionnel, lequel n’appartiendrait pas au pouvoir judiciaire. L’ar­
gument n’emporte pas la conviction : la Cour a plus d’une fois eu égard
aux phases d ’une procédure se déroulant à titre incident devant des ins­
titutions politiques ou des organes ou services administratifs (...). Dans
tous les cas, c’est la responsabilité de l’État qui se trouve en cause (...).
37. En l’occurrence les juridictions civiles compétentes avaient estimé
devoir déférer au Tribunal constitutionnel, à la demande des plaignants,
le problème de la conformité des articles 1 et 2 de la loi 7/1983 avec la
Constitution (...). A cette fin il leur fallait non seulement prouver l’appli­
cabilité des dispositions litigieuses, mais aussi justifier la pertinence de
leur démarche, c’est-à-dire signaler dans quelle mesure l’issue du litige
dépendait de la validité des normes contestées (...).
De son côté, le Tribunal constitutionnel jugea recevables les deux
questions, au motif qu’elles remplissaient les conditions formelles
requises par la loi (...).
Comme il s’agissait d’une question préjudicielle, les juridictions
civiles devaient, pour se prononcer, attendre les arrêts du Tribunal,
déterminants pour la décision au principal.
La période à considérer englobe donc la durée des deux procédures
constitutionnelles ; elle s’étend ainsi sur près de sept ans et neuf mois.
54. Quant au caractère équitable de la procédure, le grief des requé­
rants concerne exclusivement les instances devant le Tribunal constitu­
tionnel (...), mais vu leur nature préjudicielle il échet de tenir compte de
leur contexte : une action en restitution de biens expropriés.

96
55. Contestant l’applicabilité de l’article 6, § 1, le Gouvernement
plaide que le droit en cause ne revêtait pas un « caractère civil ». Il en
veut pour preuves la spécificité de la tâche du Tribunal constitutionnel
et les caractéristiques propres aux questions d’inconstitutionnalité. Il
incomberait à la haute juridiction de veiller au respect de la Constitu­
tion par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et non de statuer sur
les droits ou intérêts d’individus. Cette particularité apparaîtrait encore
plus nettement dans les instances du genre considéré : engagées par le
juge ordinaire, elles auraient pour but d’éliminer de l’ordre juridique
interne des dispositions contraires à la norme suprême ; en l’occurrence,
on ne saurait parler de «parties» car la loi organique 2/1979 exige seu­
lement d’entendre les représentants des pouvoirs de l’État et le procu­
reur général (...). En outre, l’arrêt n’est notifié qu’à la juridiction ayant
soulevé la question.
56. Dans leurs observations des 10 juin et 27 août 1992 (...), les
Gouvernements allemand et portugais soulignent que l’issue de l’af­
faire Ruiz-Mateos aura une grande importance pour les autres États
membres du Conseil de l’Europe dotés d’une cour constitutionnelle.
Le premier, invoquant l’arrêt Buchholz précité, soutient que l’article 6,
§ 1 ne vaut pas pour les procédures introduites devant de telles juridic­
tions; la République fédérale d’Allemagne l’aurait entendu ainsi lors­
qu’elle a ratifié la Convention. Il appuie la thèse du Gouvernement
défendeur en expliquant à grands traits le régime en vigueur en Alle­
magne, semblable du reste à celui de l’Espagne. De son côté, le Gou­
vernement portugais estime qu’en raison de leur nature, de leur struc­
ture et de leurs compétences, les cours constitutionnelles échappent à
l’empire de l’article 6, § 1.
57. La Cour n’a pas à se prononcer dans l’abstrait sur l’applicabilité
de l’article 6, § 1 aux cours constitutionnelles en général ou à celles de
l’Allemagne, du Portugal, ou même de l’Espagne; elle doit pourtant
rechercher si des droits garantis aux requérants par ce texte ont été tou­
chés en l’espèce.
58. Tout en admettant qu’en général les procédures constitutionnelles
ne concernent pas des contestations sur des droits et obligations de
caractère civil, les requérants insistent sur les particularités de la
loi 7/1983 portant expropriation de RUMASA, SA, dont ils étaient les
actionnaires. Malgré son rang de loi formelle, elle s’analyserait en une
mesure concrète et déterminée visant un groupe de sociétés énumérées
dans son annexe (...). Les intéressés soulignent qu’ils ne pouvaient com­
battre l’expropriation devant le juge civil sans l’invalidation de ladite
loi ; or seul pouvait la prononcer le Tribunal constitutionnel, après sai­
sine par le tribunal n° 18 de Madrid ou l ’Audiencia Provincial.
59. La Cour constate qu’il existait bien un lien étroit entre les objets
respectifs des deux types de procédures : l’annulation, par le Tribunal
constitutionnel, des normes controversées aurait amené les juges civils à
accueillir les prétentions de la famille Ruiz-Mateos (...). En l’occurrence,
les instances civiles et constitutionnelles apparaissaient même tellement
imbriquées qu’à les dissocier on verserait dans l’artifice et l’on affaibli­
rait à un degré considérable la protection des droits des requérants. La

97
Cour rappelle qu’en suscitant des questions d’inconstitutionnalité, ces
derniers utilisaient l’unique moyen indirect - dont ils disposaient pour
se plaindre d’une atteinte à leur droit de propriété : la voie du recours
d'amparo ne s’ouvre pas dans le domaine de l’article 33 de la Constitu­
tion espagnole (...).
60. Partant, l’article 6, § 1 s’appliquait aux procédures litigieuses.
63. La Cour examinera le grief à la lumière de l’ensemble du § 1 de
l’article 6, car le principe de l’égalité des armes représente un élément de
la notion plus large de procès équitable, qui englobe aussi le droit fon­
damental au caractère contradictoire de l’instance (...).
Or le droit à une procédure contradictoire implique, pour une partie,
la faculté de prendre connaissance des observations ou pièces produites
par l’autre, ainsi que de les discuter (...). Assurément, les procédures
constitutionnelles présentent des caractéristiques propres qui tiennent
compte de la spécificité de la norme à appliquer tout comme de l’impor­
tance de la décision à rendre pour le système juridique en vigueur ; elles
visent aussi à permettre à un organe unique de statuer sur un grand
nombre d’affaires touchant à des sujets très divers. Néanmoins, il peut
arriver qu’elles aient trait, comme ici, à une loi qui concerne directement
un cercle restreint de personnes. Si en pareil cas la question de la cons­
titutionnalité de la loi est déférée au Tribunal constitutionnel dans le
cadre d’une procédure relative à un droit de caractère civil et à laquelle
sont parties des personnes de ce cercle, il faut en principe leur garantir
un libre accès aux observations des autres parties et une possibilité véri­
table de les commenter.
64. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de cette règle en
l’espèce. Elle ne peut accepter la distinction proposée par le gouverne­
ment. Vu l’étroitesse du lien relevé plus haut (...), il se révèle artificiel de
dissocier le rôle du pouvoir exécutif - responsable de l’expropriation -
de celui de la direction générale du Patrimoine - bénéficiaire de la
mesure -, et plus encore de discerner une différence réelle entre les inté­
rêts respectifs du premier et de la seconde.
65. En novembre 1984 et novembre 1989, l’avocat de l’État déposa
auprès du Tribunal, conformément à l’article 37, § 2 de la loi orga­
nique 2/1979 (...), des observations concluant à la constitutionnalité de
la loi 7/1983 (...). Les Ruiz-Mateos n’eurent pas l’occasion d’y répondre,
alors pourtant qu’ils auraient eu tout intérêt à pouvoir le faire avant la
décision finale.
66. Selon le Gouvernement, le Tribunal put étudier leurs allégations
à travers les mémoires, très volumineux, qu’ils avaient adressés aux juri­
dictions civiles en vertu de l’article 35, § 2 de la loi 2/1979 (...), car le
dossier complet de ces dernières lui avait été communiqué.
67. Cette thèse ne convainc pas la Cour.
En premier lieu, ledit article 35, § 2 fixe aux parties - en l’espèce les
requérants et l’avocat de l’État - et au ministère public un délai com­
mun pour s’exprimer sur l’opportunité de soulever une question préju­
dicielle. Si les écrits des requérants abordaient également des problèmes
de fond, ceux de l’avocat de l’État, très brefs, ne traitaient que de points
formels. En tout cas, même si ce dernier avait lui aussi indiqué son opi-

98
nion sur le fond, les Ruiz-Mateos n ’auraient pu la combattre ni devant
les tribunaux civils ni devant le Tribunal constitutionnel. En revanche,
l’avocat de l’État connut par avance leurs arguments et put les discuter
en dernier lieu devant la haute juridiction.
68. Il y a donc eu infraction à l’article 6, § 1.

48. Sigurôur A. Sigurjonsson c/ Islande,


30 juin 1993 (série A, n° 264)
Liberté d’association. Liberté syndicale
Faits: Obligation imposée par la loi à un chauffeur de taxi d’adhérer
à une organisation donnée d’exploitants de taxi, « la Frami ».

Arrêt (Chambre) :
35. Quant à la question de la portée générale du droit litigieux, la
Cour relève d ’abord que si l’arrêt susmentionné ( Young, James et Web­
ster du 13 août 1981, série A, n° 44) a pris en compte les travaux prépa­
ratoires, il ne leur a pas attribué une importance décisive ; ils y ont plu­
tôt servi d’hypothèse de travail (voir, par exemple, p. 21-22, § 52 et 55 :
«Q uand bien même (...)» et «A supposer que l’article 11 ne garantisse
pas l’élément négatif de cette liberté à l’égal de l’élément positif (...)»).
D ’ailleurs, si l’obligation d’adhérer se fondait, pour MM. Young, James
et Webster, sur un accord entre leur employeur et les syndicats, celle de
M. Sigurôur A. Sigurjonsson découlait de la loi. Aux termes des arti­
cles 5 et 8 de la loi de 1989 et 8 du règlement de 1989, il ne pouvait se
voir délivrer une licence sans appartenir à une association désignée, la
Frami ; il n’avait pas le loisir d’en rejoindre une autre ou d’en fonder
une à cette fin. En outre, le non-respect de cette condition pouvait
entraîner le retrait de la licence et donner lieu à une amende. Pareille
affiliation obligatoire qui, on se le rappelle, concernait une association
de droit privé, ne se rencontre pas dans le droit de la grande majorité
des États contractants. Au contraire, beaucoup de systèmes internes
fournissent des garanties qui, d’une manière ou d’une autre, protègent la
liberté d’association sous son aspect négatif, c’est-à-dire la liberté de ne
pas adhérer à une association ou de s’en retirer.
Un degré croissant de consensus se dégage aussi en la matière au
niveau international. Comme le relève la Commission, en sus de l’ar­
ticle 20, § 2 de la Déclaration Universelle, déjà cité (...), l’article 11, § 2
de la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des tra­
vailleurs, adoptée en décembre 1989 par les chefs d’État ou de gouverne­
ment de onze États membres des Communautés européennes, dispose
que « tout employeur et tout travailleur a la liberté d’adhérer ou de ne
pas adhérer » à des organisations professionnelles ou syndicales, « sans
qu’il puisse en résulter pour lui un dommage personnel ou profession­
nel». De surcroît, le 24 septembre 1991 l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe a voté à l’unanimité une recommandation préconi­
sant notamment d’insérer une phrase en ce sens à l’article 5 de la Charte
sociale européenne de 1961 (...). Malgré l’absence de clause expresse, le
Comité d ’experts indépendants chargé de surveiller la mise en œuvre de

99
la Charte estime que cet instrument englobe un droit négatif ; il a désap­
prouvé plusieurs fois des pratiques de closed shop constatées dans cer­
tains États parties, dont l’Islande. (...).
Par ailleurs, selon la doctrine du Comité de la liberté d’association
du Conseil d’administration du Bureau international du travail (BIT),
des mesures de sécurité syndicale prescrites par la loi, notamment en exi­
geant l’appartenance à un syndicat, seraient incompatibles avec la
Convention n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndi­
cal ainsi que la Convention n° 98 sur le droit d’organisation et de négo­
ciation collective (...).
Il faut rappeler à cet égard que la Convention est un instrument
vivant, à interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui (...). Il
échet donc de considérer que l’article 11 consacre un droit d’association
négatif. La Cour ne croit pas devoir rechercher en l’occurrence si ce
droit s’y trouve inclus à l’égal du droit positif.
36. (...) D’ailleurs, la nécessité de s’affilier n’apparut nettement qu’à
l’entrée en vigueur, le 1er juillet 1989, de la loi de 1989. Depuis lors, le
requérant se trouve forcé de demeurer membre de la Frami, sans quoi il
risquerait de perdre sa licence comme le montre de manière éclatante la
révocation de celle-ci en 1986 (...). En l’occurrence, pareil type de coer­
cition atteint la substance même du droit que protège l’article 11 et
constitue en soi une ingérence dans cette liberté (...).
37. Qui plus est, les objections de M. Sigurôur A. Siguijonsson se
fondent en partie sur son désaccord avec la politique de ladite associa­
tion, favorable à la limitation du nombre des taxis et, partant, de l’accès
à la profession ; selon lui, des libertés personnelles étendues, y compris
la liberté professionnelle, servent mieux les intérêts de son pays qu’une
réglementation par l’État. La Cour estime donc pouvoir ici examiner
l’article 11 à la lumière des articles 9 et 10: la protection des opinions
personnelles compte parmi les objectifs de la liberté d’association qu’il
garantit (arrêt Young, James et Webster précité, p. 23-24, § 57). Les
pressions exercées sur le requérant pour le contraindre à rester à la
Frami représentent un élément supplémentaire touchant à l’essence
même d’un droit énoncé à l’article 11 ; partant, il y a eu ingérence là
aussi. L’argument tiré par le gouvernement du caractère apolitique de la
Frami manque de pertinence à cet égard.
41. La Cour rappelle d’abord que l’obligation querellée découlait de
la loi et que sa violation risquait d’entraîner le retrait de la licence du
requérant. Celui-ci a donc subi un type de contrainte qui, encore une
fois, se rencontre rarement dans la communauté des États contractants
et que l’on doit à première vue considérer comme incompatible avec
l’article 11 (...).
Eu égard à ce qui précède, les motifs avancés par le gouvernement,
bien que pouvant passer pour pertinents, ne suffisent pas à montrer qu’il
était « nécessaire » d’astreindre le requérant à rejoindre la Frami, sous
peine de perdre sa licence et en dépit de ses convictions personnelles. En
particulier, nonobstant la marge d’appréciation de l’Islande, les mesures
incriminées se révèlent disproportionnées à l’objectif légitime poursuivi.
Partant, il y a méconnaissance de l’article 11.

100
49. Bendedoun c/ France,
24 février 1994 (série A, n° 284-A)
Droit à un procès équitable. Droits de la défense.
« Matière pénale ». Sanctions fiscales
Faits : Non-communication au requérant de certaines pièces du dos­
sier constitué par les douanes dans le cadre d’une procédure suivie
devant les juridictions administratives et relatives à des majorations ou
compléments d’impôts.

Arrêt (Chambre) :
45. (...) Selon lui (le Gouvernement), la procédure litigieuse ne portait
pas sur une « accusation en matière pénale » car les majorations d’impôt
infligées à M. Bendenoun présentaient tous les traits d’une sanction
administrative au sens de la jurisprudence de la Cour (...).
La remarque vaudrait d’abord pour la qualification donnée par le droit
français : le Code général des impôts classerait lesdites majorations parmi
les «sanctions fiscales» et non parmi les «sanctions pénales» (...). Il en
irait de même de la nature de l’infraction : les faits reprochés au requérant
se définiraient comme des « manœuvres frauduleuses » et non comme une
« soustraction frauduleuse », le Conseil d’État attribuant un caractère fis­
cal aux premières et pénal à la seconde. La nature et le degré de sévérité de
la sanction ne conduiraient pas à une conclusion différente : les majora­
tions seraient infligées par le fisc, sous le contrôle des juridictions adminis­
tratives, et non par le juge pénal ; elles se calculeraient en fonction du
redressement fiscal et seraient donc directement proportionnelles aux
droits éludés au principal ; elles ne se substitueraient pas à une mesure pri­
vative de liberté et n’entraîneraient jamais une déchéance de droits ; elles
demeureraient à la charge des héritiers en cas de décès du contribuable ;
elles échapperaient aux règles relatives à la récidive, à la complicité, au
cumul des peines et à l’inscription au casier judiciaire.
46. En ce qui concerne les aspects généraux du système français de
majorations d’impôt en cas d’absence de bonne foi, la Cour estime qu’eu
égard au grand nombre des infractions du type visé à l’article 1729, § 1
du Code général des impôts (...), un État contractant doit avoir la
liberté de confier au fisc la tâche de les poursuivre et de les réprimer,
même si la majoration encourue à titre de sanction peut être lourde.
Pareil système ne se heurte pas à l’article 6 de la Convention pour
autant que le contribuable puisse saisir de toute décision ainsi prise à
son encontre un tribunal offrant les garanties de ce texte.
47. Quant au cas d’espèce, la Cour ne sous-estime pas l’importance
de plusieurs des éléments avancés par le gouvernement. Elle relève
cependant, à la lumière de sa jurisprudence et notamment de l’arrêt
Oztürk, que quatre facteurs jouent dans le sens opposé.
En premier lieu, les faits incriminés tombaient sous le coup de l’ar­
ticle 1729, § 1 du Code général des impôts (...). Or il concerne tous les
citoyens en leur qualité de contribuables, et non un groupe déterminé
doté d’un statut particulier ; il leur prescrit un certain comportement et
assortit cette exigence d’une sanction.

101
Deuxièmement, les majorations d’impôt ne tendent pas à la répara­
tion pécuniaire d’un préjudice, mais visent pour l’essentiel à punir pour
empêcher la réitération d’agissements semblables.
Troisièmement, elles se fondent sur une norme de caractère général
dont le but est à la fois préventif et répressif.
Enfin, elles revêtaient en l’occurrence une ampleur considérable puis­
qu’elles s’élevaient à 422 534 F pour l’intéressé et 570 398 pour sa
société (...), et le défaut de paiement exposait M. Bendenoun à l’exer­
cice, par les juridictions répressives, de la contrainte par corps (...).
Ayant évalué le poids respectif des divers aspects de l’affaire, la Cour
note la prédominance de ceux qui présentent une coloration pénale.
Aucun d’eux n’apparaît décisif à lui seul, mais additionnés et combinés
ils conféraient à 1’ « accusation » litigieuse un « caractère pénal » au sens
de l'article 6, § 1, lequel trouvait donc à s’appliquer.
De son côté, le Conseil d’État aurait jugé régulière la procédure sui­
vie en première instance. Lui non plus n’aurait pas estimé nécessaire de
prescrire la communication du dossier douanier. Il aurait trouvé suffi­
sants les éléments disponibles, que corroboraient les constatations maté­
rielles opérées au pénal par la cour d’appel de Colmar, dans ses arrêts
du 13 mai 1981 (§ 30 ci-dessus), et revêtues de l’autorité absolue de la
chose jugée.
52. La Cour rappelle d’abord que les allégations du requérant ne sont
pertinentes que dans la mesure où la procédure devant les juridictions
administratives concernait le bien-fondé de l’accusation de fraude fiscale
sur laquelle se fondaient les majorations d’impôt. Partant, il s’agit seu­
lement de rechercher s’il y a eu atteinte à l’égalité des armes ou, plus
généralement, aux droits de la défense quant à la détermination de la
culpabilité de M. Bendenoun.
Il échet de constater ensuite que les documents dont l’intéressé se plaint
d’avoir en vain réclamé la communication ne figuraient point parmi ceux
qu’invoquaient les autorités fiscales. Pour établir la culpabilité de M. Ben­
denoun, elles se servirent uniquement de quatre procès-verbaux (...)
- mentionnés par le gouvernement - contenant la reconnaissance, par l’in­
téressé, de ses infractions douanières. Le grief se rapporte donc à des
pièces absentes du dossier soumis aux juridictions administratives et sur
lesquelles l’adversaire du requérant ne s’appuya pas (...).
La Cour n’exclut pas que dans pareille situation la notion de procès
équitable puisse quand même comporter l’obligation, pour le fisc, de
consentir à fournir au justiciable certaines pièces, ou même l’intégralité,
de son dossier. Encore faut-il, pour le moins, que l’intéressé ait accom­
pagné sa demande, ne fût-ce que sommairement, d’une motivation
spécifique.
En l’espèce, M. Bendenoun sollicitait la communication intégrale
d’un dossier assez volumineux. Or les données recueillies par la Cour ne
montrent pas qu’il ait jamais avancé aucun argument précis à l’appui de
sa thèse selon laquelle, nonobstant sa reconnaissance des infractions
douanières et ses aveux pendant l’instruction pénale, il ne pouvait com­
battre l’accusation de fraude fiscale sans posséder une copie dudit dos­
sier. Cette carence se révèle d’autant plus dirimante qu’il n’ignorait pas

102
l’existence et la teneur de la plupart des documents et que lui-même et
son conseil avaient eu accès au dossier complet, du moins durant l’ins­
truction pénale (...).
53. En conclusion, il ne ressort pas des éléments dont dispose la Cour
que la non-communication de pièces ait porté atteinte aux droits de la
défense et à l’égalité des armes. Il n’y a donc pas eu violation de l’ar­
ticle 6, § 1.

50. Otto-Preminger-Institut c/ Autriche,


20 septembre 1994 (série A, n° 295-A)
L iberté d ’expression artistique. L iberté religieuse
Faits: Saisie et confiscation, par voie judiciaire, d’un film jugé blas­
phématoire.

Arrêt (Chambre) :
47. Ainsi que la Cour l’a fait observer dans son arrêt Kokkinakis
c/ Grèce du 25 mai 1993 (série A, n° 260, p. 17, § 31), la liberté de pen­
sée, de conscience et de religion, qui se trouve consacrée par l’article 9
de la Convention, représente l’une des assises d’une « société démocra­
tique » au sens de la Convention. Elle est, dans sa dimension religieuse,
l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité des
croyants et leur conception de la vie.
Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion,
qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peu­
vent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils
doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances reli­
gieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur
foi. Toutefois, la manière dont les croyances et doctrines religieuses font
l’objet d’une opposition ou d’une dénégation est une question qui peut
engager la responsabilité de l’État, notamment celle d’assurer à ceux qui
professent ces croyances et doctrines la paisible jouissance du droit
garanti par l’article 9. En effet, dans des cas extrêmes le recours à des
méthodes particulières d’opposition à des croyances religieuses ou de
dénégation de celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont d’exer­
cer leur liberté de les avoir et de les exprimer.
Dans l’arrêt Kokkinakis, la Cour a jugé, dans le contexte de l’ar­
ticle 9, qu’un État peut légitimement estimer nécessaire de prendre des
mesures visant à réprimer certaines formes de comportement, y compris
la communication d’informations et d’idées jugées incompatibles avec le
respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui
(ibid., p. 21, § 48). On peut légitimement estimer que le respect des sen­
timents religieux des croyants tel qu’il est garanti à l’article 9 a été violé
par des représentations provocatrices d’objets de vénération religieuse ;
de telles représentations peuvent passer pour une violation malveillante
de l’esprit de tolérance, qui doit aussi caractériser une société démocra­
tique. La Convention doit se lire comme un tout et, par conséquent, l’in­
terprétation et l’application de l’article 10 en l’espèce doivent s’harmoni­
ser avec la logique de la Convention (...).

103
48. Les mesures litigieuses se fondaient sur l’article 188 du Code
pénal autrichien, lequel tend à éliminer les comportements dirigés contre
les objets de vénération religieuse qui sont de nature à causer une « indi­
gnation justifiée ». Il en résulte qu’elles visaient à protéger le droit pour
les citoyens de ne pas être insultés dans leurs sentiments religieux par
l’expression publique des vues d’autres personnes. Eu égard également à
la manière dont étaient formulées les décisions des juridictions autri­
chiennes, la Cour admet que les mesures incriminées poursuivaient un
but légitime au regard de l’article 10, § 2, à savoir «la protection des
droits d’autrui ». (...)
49. (Renvoi à Handyside, n° 10, § 49).
Toutefois, ainsi que le confirme le libellé lui-même du second para­
graphe de l’article 10, quiconque exerce les droits et libertés consacrés
au premier paragraphe de cet article assume « des devoirs et des respon­
sabilités ». Parmi eux - dans le contexte des opinions et croyances reli­
gieuses - peut légitimement être comprise une obligation, d’éviter autant
que faire se peut des expressions qui sont gratuitement offensantes pour
autrui et constituent donc une atteinte à leurs droits et qui, dès lors, ne
contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le pro­
grès dans les affaires du genre humain.
Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans certaines
sociétés démocratiques, de sanctionner, voire de prévenir, des attaques
injurieuses contre des objets de vénération religieuse, pourvu toujours
que toute «formalité», «condition», «restriction» ou «sanction»
imposée soit proportionnée au but légitime poursuivi (...).
50. Comme pour la «morale» - notion liée aux «droits d’autrui» il
n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uni­
forme de la signification de la religion dans la société (...); semblables
conceptions peuvent même varier au sein d’un seul pays. Pour cette rai­
son, il n’est pas possible d’arriver à une définition compréhensive de ce
qui constitue une atteinte admissible au droit à la liberté d’expression
lorsque celui-ci s’exerce contre les sentiments religieux d’autrui. Dès
lors, les autorités nationales doivent disposer d’une certaine marge d’ap­
préciation pour déterminer l’existence et l’étendue de la nécessité de
pareille ingérence.
Cette marge d’appréciation n’est toutefois pas illimitée. Elle va de
pair avec un contrôle au titre de la Convention, dont l’ampleur variera
en fonction des circonstances. Dans des cas, comme celui de l’espèce, où
il y a eu ingérence dans l’exercice des libertés garanties au § 1 de l’ar­
ticle 10, ce contrôle doit être strict, vu l’importance des libertés en ques­
tion. La nécessité de toute restriction doit être établie de manière
convaincante (...).
51. Le film qui fut saisi et confisqué par les décisions des juridictions
autrichiennes se fonde sur une pièce de théâtre, mais la présente affaire
ne concerne que la production cinématographique en question.
54. La Cour relève tout d’abord que bien que l’accès au cinéma pour
voir le film litigieux fût soumis au paiement d’un droit d’entrée et à une
condition d’âge, le film avait fait l’objet d’une large publicité. Le public
avait une connaissance suffisante de son thème et de ses grandes lignes

104
pour avoir une idée claire de sa nature ; pour ces motifs, la projection
envisagée doit passer pour avoir constitué une expression suffisamment
« publique » pour être offensante.
55. La question dont la Cour se trouve saisie implique une mise en
balance des intérêts contradictoires tenant à l’exercice de deux libertés
fondamentales garanties par la Convention : d’une part, le droit, pour
OPI, de communiquer au public des idées sujettes à controverse et, par
implication, le droit, pour les personnes intéressées, de prendre connais­
sance de ces idées, et, d’autre part, le droit d’autres personnes au respect
de leur liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce faisant, il faut
avoir égard à la marge d’appréciation dont jouissent les autorités natio­
nales, qui se doivent aussi, dans une société démocratique, de prendre en
considération, dans les limites de leurs compétences, les intérêts de la
société dans son ensemble.
56. En ordonnant la saisie, puis la confiscation du film, les juridic­
tions autrichiennes ont jugé que celui-ci constituait, à l’aune de la
conception du public tyrolien, une attaque injurieuse contre la religion
catholique romaine. Il ressort de leurs décisions qu’elles ont dûment
tenu compte de la liberté d’expression artistique, qui se trouve garantie
par l’article 10 de la Convention (voir l’arrêt Müller et autres c/ Suisse
du 24 mai 1988, série A, n° 133, p. 22, § 33) et pour laquelle l’article 17 a
de la Loi fondamentale prévoit une protection spécifique. Elles n’ont pas
considéré que la valeur artistique du film ou sa contribution au débat
public dans la société autrichienne l’emportaient sur les caractéristiques
qui le rendaient offensant pour le public en général dans leur ressort. Les
juges du fond, après avoir visionné le film, relevèrent le caractère provo­
cateur des représentations de Dieu le Père, de la Vierge Marie et de
Jésus-Christ (...). Le contenu du film (...) ne peut passer pour incapable
de fonder les conclusions auxquelles les juridictions autrichiennes ont
abouti.
La Cour ne peut négliger le fait que la religion catholique romaine est
celle de l’immense majorité des Tyroliens. En saisissant le film, les auto­
rités autrichiennes ont agi pour protéger la paix religieuse dans cette
région et pour empêcher que certains se sentent attaqués dans leurs sen­
timents religieux de manière injustifiée et offensante. Il appartient en
premier lieu aux autorités nationales, mieux placées que le juge interna­
tional, d’évaluer la nécessité de semblables mesures, à la lumière de la
situation qui existe au plan local à une époque donnée. Compte tenu de
toutes les circonstances de l’espèce, la Cour n’estime pas que les autori­
tés autrichiennes peuvent être réputées avoir excédé leur marge d’appré­
ciation à cet égard.
Dès lors, elle ne constate aucune violation de l’article 10 en ce qui
concerne la saisie.
57. Le raisonnement exposé ci-dessus s’applique aussi à la confisca­
tion, qui établissait en définitive la légalité de la saisie et constituait, en
droit autrichien, la conséquence normale de celle-ci.
L’article 10 ne saurait s’interpréter comme interdisant la confiscation
dans l’intérêt public de choses dont l’usage a été régulièrement jugé illi­
cite (...). Bien que la confiscation du film rendît en permanence impos-

105
sible sa projection où que ce fût en Autriche, la Cour estime que les
moyens utilisés n’étaient pas disproportionnés au but légitime poursuivi
et que, par conséquent, les autorités nationales n’ont pas excédé leur
marge d’appréciation à cet égard.
En conséquence, la confiscation n’a pas non plus violé l’article 10.

51. Jersild c/ Danemark,


23 septembre 1994 (série A, n° 298)
Liberté de la presse. Protection des droits d’autrui
Faits : Condamnation d’un journaliste à une amende pour complicité
dans la diffusion de propos racistes tenus par de jeunes extrémistes
auxquels le requérant avait consacré un reportage télévisé.

Arrêt (Grande Chambre) :


30. La Cour - elle le précise d’emblée - se rend pleinement compte
qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination
raciale sous toutes ses formes et manifestations. Il se pourrait, comme le
requérant l’a dit, qu’en raison d ’événements récents, la conscience des
dangers de la discrimination raciale soit plus aiguë aujourd’hui qu’elle
ne l’était voici une décennie, à l’époque considérée. La question revêtait
néanmoins déjà une importance générale ; en témoigne par exemple le
fait que la Convention des Nations Unies remonte à 1965. L’objet et le
but de cette Convention prennent donc un grand poids lorsqu’il s’agit
de déterminer si la condamnation de M. Jersild, laquelle - comme le
gouvernement l’a relevé - s’appuyait sur une disposition promulguée
afin que le Danemark se conformât à ladite Convention, était « néces­
saire» au sens de l’article 10, § 2.
En second lieu, il faut, autant que faire se peut, interpréter les obliga­
tions souscrites par le Danemark au titre de l’article 10 de manière à les
concilier avec celles découlant de la Convention des Nations Unies. A
cet égard, il n’appartient pas à la Cour d ’interpréter les mots « dûment
compte» figurant à l’article 4 de ce texte et dont le sens se prête à
diverses interprétations. La Cour tient cependant celle qu’elle donne de
l’article 10 de la Convention européenne en l’espèce pour compatible
avec les obligations du Danemark au regard de la Convention des
Nations Unies.
31. La présente affaire renferme un élément de grand poids : l’intéressé
n’a pas proféré les déclarations contestables lui-même, mais a aidé à leur
diffusion en sa qualité de journaliste de télévision responsable d’une émis­
sion d ’actualités à Danmarks Radio (...). Pour déterminer si la condam na­
tion de M. Jersild était « nécessaire », la Cour aura donc égard aux prin­
cipes établis dans sa jurisprudence relative au rôle de la presse (...).
La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fonde­
ments essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à
la presse revêtent donc une importance particulière (...). Celle-ci ne doit
pas franchir les bornes fixées en vue, notamment, de la « protection de la
réputation et des droits d ’autrui » ; il lui incombe néanmoins de commu­
niquer des informations et des idées sur des questions d ’intérêt public. A

106
sa fonction qui consiste à en diffuser, s’ajoute le droit, pour le public,
d’en recevoir. S’il en était autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle
indispensable de «chien de garde» public (...). Bien que formulés
d’abord pour la presse écrite, ces principes s’appliquent à n’en pas dou­
ter aux moyens audiovisuels.
S’agissant des «devoirs et responsabilités» d’un journaliste, l’impact
potentiel du moyen concerné revêt de l’importance et l’on s’accorde à
dire que les médias audiovisuels ont des effets souvent beaucoup plus
immédiats et puissants que la presse écrite (...). Par les images, les
médias audiovisuels peuvent transmettre des messages que l’écrit n’est
pas apte à faire passer.
Dans le même temps, un compte rendu objectif et équilibré peut
emprunter des voies fort diverses en fonction entre autres du moyen de
communication dont il s’agit. Il n’appartient pas à la Cour, ni aux juri­
dictions nationales d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle
technique de compte rendu les journalistes doivent adopter. A cet égard,
la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations expri­
mées, l’article 10 protège leur mode d’expression (...).
Il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble
de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités natio­
nales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants et si les
moyens employés étaient proportionnés au but légitime poursuivi (...).
Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont
appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et
ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits
pertinents (...).
La Cour examinera la manière dont le sujet des blousons verts a été
préparé, sa teneur, le contexte dans lequel il a été diffusé et le but de
l’émission. En tenant compte de la Convention des Nations Unies et
d’autres instruments internationaux imposant aux États l’obligation de
prendre des mesures effectives pour éliminer toutes les formes de discri­
mination raciale et pour prévenir et combattre les idéologies et pratiques
racistes (...), la Cour devra apprécier l’importante question de savoir si
le sujet en cause, considéré dans son ensemble, paraissait d’un point de
vue objectif avoir pour but la propagation d’idées et opinions racistes.
33. (...) Cependant, eu égard aux principes énoncés au § 31 ci-dessus,
la Cour n’aperçoit aucun motif de mettre en doute l’appréciation que
l’équipe du magazine d’actualités dominical avait donnée de la qualité
d’actualité ou d’information du reportage attaqué, appréciation qui
l’avait amenée à réaliser et diffuser celui-ci.
34. En outre, il ne faut pas oublier que le sujet fut projeté dans le
cadre d’une émission d’actualités danoises sérieuse et était destiné à un
public bien informé (...).
35. Les reportages d’actualités axés sur des entretiens, mis en forme
ou non, représentent l’un des moyens les plus importants sans lesquels
la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde »
public (...). Sanctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de
déclarations émanant d’un tiers dans un entretien entraverait gravement
la contribution de la presse aux discussions de problèmes d’intérêt géné-

107
ral et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses. La
Cour n’admet pas à cet égard l’argument du gouvernement selon lequel
le faible m ontant de l’amende entre en ligne de compte ; ce qui importe,
c’est que le journaliste a été condamné.
Nul doute que les remarques qui ont valu leur condam nation aux
blousons verts (...) étaient plus qu ’insultantes pour les membres des
groupes visés et ne bénéficiaient pas de la protection de l’article 10 (...).
Toutefois, même en ayant égard à la manière dont M. Jersild a préparé
le sujet des blousons verts (...), il n ’a pas été dém ontré que le reportage
pris comme un tout fût de nature à justifier de déclarer l’intéressé lui
aussi coupable d ’une infraction au Code pénal et de le sanctionner.
36. De plus, nul ne conteste que, quand le requérant a réalisé l’émission
en cause, il ne poursuivait pas un objectif raciste. Bien qu’il ait fait valoir
cet élément dans la procédure interne, il ne ressort pas de la m otivation
des décisions judiciaires pertinentes que celles-ci en aient tenu compte (...).
37. Vu ce qui précède, les motifs avancés à l’appui de la condam na­
tion de M. Jersild ne suffisent pas pour convaincre que l’ingérence dans
l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d ’expression était «néces­
saire dans une société dém ocratique»; en particulier, les moyens
employés étaient disproportionnés au but visé : « la protection de la
réputation ou des droits d ’autrui ». En conséquence ladite condam na­
tion a enfreint l’article 10 de la Convention.

52. Allenet de Ribemont c/ France,


10 février 1995 (série A, n° 308)
D roit à la présom ption d ’innocence.
D roit à un procès équitable
F aits: Personne en garde à vue désignée comme coupable par de
hauts responsables de la police lors d ’une conférence de presse tenue
avec le ministre de l’Intérieur.
Arrêt (Chambre) :
32. Le gouvernement conteste en substance l’applicabilité de l’ar­
ticle 6, § 2, en se fondant sur l’arrêt Minelli c/ Suisse du 25 m ars 1983
(série A, n° 62). D ’après lui, une atteinte à la présom ption d ’innocence
ne peut provenir que d ’une autorité judiciaire et se révéler qu’à l’issue de
la procédure en cas de condam nation si la m otivation du juge permet de
supposer que celui-ci considérait a priori l’intéressé comme coupable.
34. La tâche de la C our consiste à déterminer si la situation constatée
en l’espèce a pu toucher au droit que l’article 6, § 2 garantit au
requérant (voir mutatis mutandis, l’arrêt Sekanina c/ Autriche du
25 août 1993, série A, n° 266-A, p. 13, § 22).
35. La présomption d ’innocence consacrée par le § 2 de l’article 6
figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le § 1 (...).
Elle se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un pré­
venu reflète le sentiment qu ’il est coupable, alors que sa culpabilité n ’a
pas été préalablement légalement établie. Il suffit, même en l’absence de
constat formel, d ’une motivation donnant à penser que le juge considère
l’intéressé comme coupable (arrêt Minelli précité, p. 18, § 37).

108
Le champ d’application de l’article 6, § 2 ne se limite pourtant pas à
l’hypothèse avancée par le gouvernement. La Cour a en effet constaté
une violation de cette disposition dans les affaires Minelli et Sekanina
précitées alors que les juridictions nationales saisies avaient clôturé les
poursuites pour cause de prescription dans la première et acquitté l’inté­
ressé dans la seconde. Elle a de même admis son applicabilité dans d’au­
tres affaires où les juridictions nationales n’étaient pas amenées à statuer
sur la culpabilité (...).
Elle rappelle en outre, que la Convention doit s’interpréter de façon
à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illu­
soires (...). Cela vaut aussi pour le droit consacré par l’article 6, § 2.
36. Or la Cour estime qu’une atteinte à la présomption d’innocence
peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’au­
tres autorités publiques.
38. La liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention,
comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations. L’ar­
ticle 6, § 2 ne saurait donc empêcher les autorités de renseigner le public
sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec
toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la pré­
somption d’innocence.
4L La Cour constate qu’en l’espèce, certains des plus hauts respon­
sables de la police française désignèrent M. Aliénét de Ribemont, sans
nuance ni réserve, comme l’un des instigateurs, et donc le complice, d’un
assassinat (...). Il s’agit là à l’évidence d’une déclaration de culpabilité
qui, d’une part, incitait le public à croire en celle-ci et, de l’autre, préju­
geait de l’appréciation des faits par les juges compétents. Partant, il y a
eu violation de l’article 6, § 2.

53. Loizidou c/ Turquie,


23 mars 1995, Exceptions préliminaires
(série A, n° 310)
Acceptation de la juridiction de la Cour.
Compétence de la Cour. Droit de recours individuel
Faits: Affaire, concernant l’accès à une propriété dans le nord de
Chypre, déférée à la Cour par le gouvernement chypriote (art. 48 ôj);
exceptions préliminaires formées par la Turquie.
Arrêt (Grande Chambre) :
I. Sur la qualité pour agir du gouvernement requérant (...)
41. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance d’un gouvernement requé­
rant par un gouvernement défendeur n’est le préalable ni à l’engagement
d’une instance en vertu de l’article 24 de la Convention ni à la saisine de
la Cour en vertu de l’article 48 (...). Sinon, le système de garantie collec­
tive, élément essentiel du mécanisme de la Convention, se verrait en pra­
tique neutralisé par le jeu de la reconnaissance réciproque entre les dif­
férents gouvernements et Etats.
IL Sur l ’abus allégué de la procédure <.. J
45. Dans la mesure où l’exception est dirigée contre le gouvernement
requérant, la Cour note que celui-ci l’a saisie en raison, entre autres, de

109
sa préoccupation pour les droits de Mme Loizidou et d’autres citoyens
dans la même situation. La Cour n ’y voit pas un abus de la procédure.
III. Sur le rôle du gouvernement turc dans l ’instance (...)
51. La Cour n’estime pas qu’il revienne à une Partie contractante à la
Convention de qualifier à sa guise son statut dans l’instance devant elle.
Elle relève que l’affaire tire son origine d ’une requête introduite en vertu
de l’article 25 par Mme Loizidou contre la Turquie en sa qualité de
Haute Partie contractante à la Convention et lui a été déférée par une
autre Haute Partie contractante en vertu de l’article ^ b ) .
V. Sur les exceptions d ’incompétence ratione loci
A / Sur la question de savoir si les faits dénoncés par la requérante sont
de nature à relever de la juridiction de la Turquie au titre de l ’article 1 de
la Convention.
62. La Cour rappelle à cet égard que, si l’article 1 fixe des limites au
domaine de la Convention, la notion de «juridiction» au sens de cette
disposition ne se circonscrit pas au territoire national des Hautes Parties
contractantes. Par exemple, selon sa jurisprudence constante, l’extradi­
tion ou l’expulsion d’une personne par un État contractant peut soule­
ver un problème au regard de l’article 3, donc engager la responsabilité
de l’État en cause au titre de la Convention (...). De plus, la responsabi­
lité des Parties contractantes peut entrer en jeu à raison d’actes émanant
de leurs organes et se produisant sur ou en dehors de leur territoire
(arrêt Drozd et Janousek c/ France et Espagne du 26 juin 1992, série A,
n° 240, p. 29, §91).
Compte tenu de l’objet et du but de la Convention, une Partie
contractante peut également voir engager sa responsabilité lorsque, par
suite d’une action militaire - légale ou non - , elle exerce en pratique le
contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L’obli­
gation d’assurer dans une telle région le respect des droits et libertés
garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce
directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État concerné ou
par le biais d’une administration locale subordonnée.
B / Sur la validité des restrictions territoriales dont sont assorties
les déclarations de la Turquie relatives aux articles 25 et 46 de la
Convention (...)
70. La Cour relève que les articles 25 et 46 sont des dispositions
essentielles à l’efficacité du système de la Convention puisqu’ils délimi­
tent la responsabilité de la Commission et de la Cour, celle « d’assurer le
respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contrac­
tantes» à la Convention (art. 19), en fixant leur compétence pour
connaître des griefs tirés de violations alléguées des droits et libertés
énoncés dans ce texte. Lorsqu’elle interprète ces dispositions clés, elle
doit tenir compte du caractère singulier de la Convention, traité de
garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Comme l’a noté la Cour dans l’arrêt Irlande c/ Royaume-Uni du
18 janvier 1978 (série A, n° 25, p. 90, 239) : « A la différence des traités
internationaux de type classique, la Convention déborde le cadre de la
simple réciprocité entre États contractants. En sus d’un réseau d ’enga­
gements synallagmatiques bilatéraux, elle crée des obligations objec-

110
tives qui, aux termes de son préambule, bénéficient d’une “garantie
collective”. »
71. Il est solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour que la
Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des
conditions de vie actuelles (...). Pareille démarche, pour la Cour, ne se
limite pas aux dispositions normatives de la Convention, mais vaut
encore pour celles, tels les articles 25 et 46, qui régissent le fonctionne­
ment du mécanisme de sa mise en œuvre. Il s’ensuit que ces disposi­
tions ne sauraient s’interpréter uniquement en conformité avec les
intentions de leurs auteurs telles qu’elles furent exprimées voici plus de
quarante ans. (...)
72. En outre, l’objet et le but de la Convention, instrument de pro­
tection des êtres humains, appellent à interpréter et à appliquer ses
dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et
effectives (...).
73. Pour dire si les Parties contractantes peuvent imposer des restric­
tions à leur acceptation de la compétence de la Commission et de la
Cour en application des articles 25 et 46, la Cour recherchera le sens
ordinaire à attribuer aux termes de ces dispositions dans leur contexte et
à la lumière de leur objet et de leur but (voir notamment l’arrêt John­
ston et autres c/ Irlande du 18 décembre 1986, série A, n° 112, p. 24,
§ 51, et l’article 31, § 1 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur
le droit des traités). Parallèlement au contexte, elle tiendra compte de
«toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par
laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du
traité» (art. 31, § 3 6J de la Convention de Vienne précitée).
75. (...) Si, comme le prétend le gouvernement défendeur, ces disposi­
tions permettaient des restrictions territoriales ou sur le contenu de l’ac­
ceptation, les Parties contractantes seraient libres de souscrire à des
régimes distincts de mise en œuvre des obligations conventionnelles
selon l’étendue de leurs acceptations. Un tel système, qui permettrait
aux États de tempérer leur consentement par le jeu de clauses faculta­
tives, affaiblirait gravement le rôle de la Commission et de la Cour dans
l’exercice de leurs fonctions, mais amoindrirait aussi l’efficacité de la
Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public
européen. De surcroît, lorsque la Convention autorise les États à limiter
leur acceptation en vertu de l’article 25, elle le précise expressément
(voir, à cet égard, l’article 6, § 2 du Protocole n° 4 et l’article 7, § 2 du
Protocole n° 7).
D ’après la Cour, compte tenu de l’objet et du but du système de la
Convention indiqués ci-dessus, les conséquences pour la mise en œuvre
de la Convention et la réalisation de ses objectifs auraient une si grande
portée qu’il eût fallu prévoir explicitement un pouvoir en ce sens. Or ni
l’article 25 ni l’article 46 ne renferment pareille disposition.
77. L ’existence de pareille clause restrictive concernant des réserves
donne à penser que les États ne sauraient limiter leur acceptation des
clauses facultatives pour soustraire en fait des secteurs de leur droit et de
leur pratique relevant de leur «juridiction» au contrôle des organes de
la Convention. L’inégalité que pourrait engendrer entre les Etats

111
contractants la tolérance d’acceptations limitées de la sorte irait de plus
à l’encontre de la finalité de la Convention exprimée dans son préam­
bule : la réalisation d’une union plus étroite par la sauvegarde et le déve­
loppement des droits de l’homme.
78. Les considérations qui précèdent viennent en soi fortement
étayer l’idée que le système de la Convention n’autorise pas pareilles
restrictions.
79. Cette manière de voir se trouve confirmée par la pratique ulté­
rieurement suivie par les Parties contractantes au regard de ces disposi­
tions. (...)
88. Il faut considérer en outre que l’article 25 et l’article 63 ont des
objets et des finalités différents. L’article 63 concerne la décision d’une
Partie contractante d’assumer pleinement la responsabilité, au regard de
la Convention, à raison de tous les actes des pouvoirs publics se rappor­
tant à un territoire dont elle assure les relations internationales. L’ar­
ticle 25 concerne en revanche l’acceptation par une Partie contractante
de la compétence de la Commission pour connaître de plaintes affé­
rentes aux actes de ses organes agissant sous son autorité directe. En rai­
son de la nature radicalement différente de ces dispositions, qu’un État
doive formuler une déclaration spéciale en vertu de l’article 63, § 4 afin
d’accepter la compétence de la Commission pour connaître de requêtes
relatives à de tels territoires, ne saurait avoir d’incidence, à la lumière
des arguments développés ci-dessus sur la validité des restrictions
ratione loci figurant dans les déclarations relatives aux articles 25 et 46.
89. Compte tenu de la nature de la Convention, du sens ordinaire des
articles 25 et 46 dans leur contexte et à la lumière de leur objet et de leur
but, ainsi que de la pratique des Parties contractantes, la Cour conclut
que les restrictions ratione loci dont sont assorties les déclarations de la
Turquie relatives aux articles 25 et 46 ne sont pas valides.
Il reste à déterminer si, par voie de conséquence, la validité des
acceptations elles-mêmes peut être remise en cause.
C / Sur la validité des déclarations de la Turquie relatives aux arti­
cles 25 et 46 de la Convention (...)
93. En examinant cette question, la Cour doit tenir compte de la
nature particulière de la Convention, instrument de l’ordre public euro­
péen pour la protection des êtres humains et de sa mission, fixée à l’ar­
ticle 19, celle d’« assurer le respect des engagements résultant pour les
Hautes Parties Contractantes» à la Convention.
96. Il incombe donc à la Cour, dans l’exercice des responsabilités
que lui confère l’article 19, de trancher la question en se référant au
texte des déclarations respectives et à la nature particulière du régime
de la Convention. Or ce dernier milite pour la séparation des clauses
attaquées puisque c’est par ce moyen que l’on peut garantir les droits
et libertés consacrés par la Convention dans tous les domaines rele­
vant de la «juridiction» de la Turquie au sens de l’article 1 de la
Convention.
97. La Cour a examiné le texte des déclarations et le libellé des res­
trictions en vue de rechercher si les restrictions querellées peuvent se dis­
socier des instruments d’acceptation ou si elles en forment partie inté-

112
grante et indivisible. Même en prenant les textes des déclarations rela­
tives aux articles 25 et 46 comme un tout, elle estime que les restrictions
dénoncées peuvent se dissocier du reste du texte, laissant intacte l’accep­
tation des clauses facultatives.
VI. Sur / exception d ’incompétence ratione temporis (...)
102. La Cour rappelle que l’article 46 de la Convention accorde
aux Parties contractantes la faculté de limiter, comme la Turquie dans
sa déclaration du 22 janvier 1990, l’acceptation de sa juridiction à des
faits postérieurs à la date du dépôt (...). Il s’ensuit que la juridiction de
la Cour ne vaut que pour le manquement continu allégué aux droits
de propriété de la requérante postérieur au 22 janvier 1990. La diffé­
rence dans la compétence temporelle de la Commission et de la Cour
pour une même plainte est une conséquence directe et prévisible de
dispositions conventionnelles distinctes prévoyant la reconnaissance du
droit de recours individuel (art. 25) et celle de la juridiction de la Cour
(art. 46).

54. Vogt c/ Allemagne,


26 septembre 1995 (série A, n° 323)
Fonction publique. Liberté d’expression
Faits: Exclusion d’une enseignante de la fonction publique en rai­
son de ses activités politiques au sein du Parti communiste alle­
mand (DKP).

Arrêt (Grande Chambre) :


43. La Cour rappelle que le droit d’accès à la fonction publique a
été délibérément omis de la Convention. Le refus de nommer quel­
qu’un fonctionnaire ne saurait donc fonder en soi une plainte sur le
terrain de la Convention. Il n’en ressort pas pour autant qu’une per­
sonne désignée comme fonctionnaire ne puisse dénoncer sa révocation
si celle-ci enfreint l’un des droits garantis par la Convention. Les fonc­
tionnaires ne sortent pas du champ d’application de cet instrument.
En ses articles 1 et 14, la Convention précise que «toute personne
relevant de [la] juridiction» des États contractants doit jouir, «sans
distinction aucune », des droits et libertés énumérés au titre I. L’ar­
ticle 11, § 2 zh fine, qui permet aux États d’apporter des restrictions
spéciales à l’exercice des libertés de réunion et d’association des
«membres des forces armées, de la police ou de l’administration de
l’État, confirme au demeurant qu’en règle générale les garanties de la
Convention s’étendent aux fonctionnaires (arrêts Glasenapp et Kosiek
c/ Allemagne du 28 août 1986, série A, n° 104, p. 26, § 49, et n° 105,
p. 20, § 35). Dès lors, le statut de fonctionnaire titulaire que
Mme Vogt avait obtenu par sa nomination comme professeur de lycée
ne la privait pas de la protection de l’article 10.
52. La Cour rappelle les principes fondamentaux qui se dégagent de
ses arrêts relatifs à l’article 10. (Renvoi à Handyside, n° 10. § 49-50.)
53. Ces principes s’appliquent également aux membres de la fonction
publique s’il apparaît légitime pour l’État de soumettre ces derniers, en

113
raison de leur statut, à une obligation de réserve, il s’agit néanmoins
d’individus qui, à ce titre, bénéficient de la protection de l’article 10 de
la Convention. Il revient donc à la Cour, en tenant compte des circons­
tances de chaque affaire, de rechercher si un juste équilibre a été respecté
entre le droit fondamental de l’individu à la liberté d’expression et l’in­
térêt légitime d’un État démocratique à veiller à ce que sa fonction
publique œuvre aux fins énoncées à l’article 10, § 2. En exerçant ce
contrôle, la Cour doit tenir compte du fait que, quand la liberté d’ex­
pression des fonctionnaires se trouve en jeu, les « devoirs et responsabi­
lités» visés à l’article 10, § 2 revêtent une importance particulière qui
justifie de laisser aux autorités nationales une certaine marge d’apprécia­
tion pour juger si l’ingérence dénoncée est proportionnée au but men­
tionné plus haut.
59. La Cour part de l’hypothèse qu’un État démocratique est en droit
d’exiger de ses fonctionnaires qu’ils soient loyaux envers les principes
constitutionnels sur lesquels il s’appuie. A cet égard, elle tient compte de
l’expérience de l’Allemagne sous la République de Weimar et durant
l’amère période qui a suivi l’effondrement de ce régime jusqu’à l’adop­
tion de la loi fondamentale en 1949. L’Allemagne souhaitait éviter la
répétition de ces expériences en fondant son nouvel État sur l’idée de
«démocratie apte à se défendre». Il ne faut pas oublier non plus ce
qu’était la situation de l’Allemagne dans le contexte politique à l’époque
des faits. Il va de soi que ces circonstances ont ajouté du poids à cette
notion essentielle et l’obligation correspondante de loyauté politique
imposée aux fonctionnaires.
Il reste que le caractère absolu de cette obligation telle que les juridic­
tions allemandes l’ont interprétée est frappant. Elle s’impose de manière
égale à tous les fonctionnaires, quels que soient leurs fonctions et leur
rang. Elle implique que tout fonctionnaire, quelles que soient ses pro­
pres opinions sur la question, doit renoncer sans équivoque à tous les
groupements et mouvements que les autorités compétentes jugent hos­
tiles à la Constitution. Elle ne permet pas de distinction entre activité
professionnelle et vie privée ; cette obligation doit toujours être remplie,
quel que soit le contexte.
Il faut relever aussi qu’à l’époque des faits, aucun autre État membre
du Conseil de l’Europe ne semble avoir imposé une obligation de
loyauté de pareille rigueur et que, même en Allemagne, ce devoir n’a pas
été interprété et appliqué de la même manière à travers le pays ; un
nombre considérable de Lânder n’ont pas tenu des activités comme
celles en cause ici pour incompatibles avec cette obligation.
61. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, si les raisons
avancées par le gouvernement pour justifier son ingérence dans le droit
de Mme Vogt à la liberté d’expression sont à coup sûr pertinentes, elles
ne suffisent pas à établir de manière convaincante qu’il était nécessaire
dans une société démocratique de révoquer l’intéressée. Même en lais­
sant une certaine marge d’appréciation, force est de conclure que la
révocation de Mme Vogt de son poste d’enseignant de lycée, à titre de
sanction disciplinaire, était disproportionnée à l’objectif légitime pour­
suivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10.

114
55. McCann et autres c/ Royaume-Uni,
27 septembre 1995 (série A, n° 324)
D ro it à la vie
F aits: Membres de TIRA, soupçonnés de préparer un attentat à
la bombe, tués par des agents de la sûreté britannique lors de leur
arrestation.

Arrêt (Grande Chambre) :


146. La Cour doit guider son interprétation de l’article 2 sur le fait
que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de pro­
tection des êtres humains, appellent à comprendre et à appliquer ses
dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et
effectives (...).
147. Il faut également garder à l’esprit que l’article 2 garantit non
seulement le droit à la vie mais expose les circonstances dans lesquelles
infliger la mort peut se justifier ; il se place à ce titre parmi les articles
primordiaux de la Convention, auquel aucune dérogation ne saurait être
autorisée, en temps de paix, en vertu de l’article 15. Combiné à l’ar­
ticle 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des
sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (...). Il faut
donc en interpréter les dispositions de façon étroite.
148. La Cour estime que les exceptions définies au § 2 montrent
que l’article 2 vise certes les cas où la mort a été infligée intentionnel­
lement, mais que ce n’est pas son unique objet. Comme le souligne la
Commission, le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre
que le § 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il
est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où
il est possible d’avoir «recours à la force», ce qui peut conduire à
donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cepen­
dant être rendu «absolument nécessaire» pour atteindre l’un des
objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (voir la requête
n° 10444/82, Stewart c/ Royaume-Uni, 10 juillet 1984, Décisions et
Rapports, n° 39, p. 169-171).
149. A cet égard, l’emploi des termes «absolument nécessaire» figu­
rant à l’article 2, § 2 indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité
plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer
si l’intervention de l’État est «nécessaire dans une société démocra­
tique » au titre du § 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force uti­
lisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts men­
tionnés au § 2 a), b) et c) de l’article 2.
150. Reconnaissant l’importance de cette disposition dans une
société démocratique, la Cour doit se former une opinion en exami­
nant de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort,
notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière,
et prendre en considération non seulement les actes des agents de
l’État ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des cir­
constances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des
actes en question.

115
161. Comme la Commission, la Cour se borne à constater qu’une loi
interdisant de manière générale aux agents de l’État de procéder à des
homicides arbitraires serait en pratique inefficace s’il n ’existait pas de
procédure permettant de contrôler la légalité du recours à la force meur­
trière par les autorités de l’État. L’obligation de protéger le droit à la vie
qu’impose cette disposition, combinée avec le devoir général incombant
à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna(ître) à
toute personne relevant de (sa) juridiction les droits et libertés définis
(dans) la Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête
efficace lorsque le recours à la force, notamment par les agents de l’État
a entraîné mort d’homme.
194. Cela étant, pour déterminer si la force utilisée est compatible
avec l’article 2, la Cour doit examiner très attentivement, comme indi­
qué plus haut, non seulement la question de savoir si la force utilisée
par les militaires était rigoureusement proportionnée à la défense d’au­
trui contre la violence illégale, mais également celle de savoir si l’opé­
ration antiterroriste a été préparée et contrôlée par les autorités
de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à
la force meurtrière. La Cour examinera tour à tour chacune de ces
questions.
200. (...) Elle estime que le recours à la force par des agents de l’État
pour atteindre l’un des objectifs énoncés au § 2 de l’article 2 de la
Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu’il se
fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons,
comme valables à l’époque des événements mais qui se révèle ensuite
erronée. Affirmer le contraire imposerait à l’État et à ses agents chargés
de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer
aux dépens de leur vie et de celle d’autrui.
Eu égard au dilemme devant lequel se trouvaient les autorités en l’es­
pèce, il s’ensuit que les actes des militaires ne suffisent pas, en eux-
mêmes, à donner lieu à une violation de cette disposition.
201. La question se pose cependant de savoir si l’opération antiterro­
riste dans son ensemble a été contrôlée et organisée de manière à respec­
ter les exigences de l’article 2 et si les renseignements et instructions
transmis aux militaires et qui rendaient pratiquement inévitable le
recours à la force meurtrière, ont pris dûment en considération le droit
à la vie des trois suspects.
213. En résumé, eu égard à la décision de ne pas empêcher les sus­
pects d ’entrer à Gibraltar, à la prise en compte insuffisante par les auto­
rités d’une possibilité d’erreur dans leurs appréciations en matière de
renseignements, au moins sur certains aspects, et au recours autom a­
tique à la force meurtrière lorsque les militaires ont ouvert le feu, la
Cour n’est pas convaincue que la mort des trois terroristes ait résulté
d’un recours à la force rendu absolument nécessaire pour assurer la
défense d’autrui contre la violence illégale, au sens de l’article 2, § 2 a)
de la Convention.

116
56. S. W. c/ Royaume-Uni,
22 novembre 1995 (série A, n° 335-B)
D roit à la non-rétroactivité de la loi pénale
Faits : Condam nation d’un homme pour viol de sa femme.
Arrêt (Chambre) :
34. La garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la pré­
éminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de pro­
tection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y
autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public.
Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et
l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les pour­
suites, les condamnations et sanctions arbitraires.
35. ( Renvoi à Kokkinakis, n° 46, § 52.) La Cour a donc indiqué qu’en
parlant de « loi », l’article 7 renvoie à la même notion que celle recou­
verte par d’autres articles de la Convention, notion qui englobe le droit
écrit comme non écrit et implique des conditions qualitatives, entre
autres celles d ’accessibilité et de prévisibilité (...).
36. Aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans
quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe
immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra tou­
jours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situa­
tion. D ’ailleurs, il est solidement établi dans la tradition juridique du
Royaume-Uni comme des autres États parties à la Convention que la
jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à
l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’ar­
ticle 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des
règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une
affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la sub­
stance de l’infraction et raisonnablement prévisible.
41. La Cour note que la condamnation du requérant pour viol repo­
sait sur l’infraction de viol définie par la loi, à savoir l’article 1 de la loi
de 1956, précisé par l’article 1 § 1 de la loi de 1976 (...). L’intéressé ne
conteste pas que la conduite qui lui a valu sa condamnation aurait cons­
titué un viol au sens de la définition légale du viol applicable à l’époque,
si la victime n’avait pas été sa femme. Le grief qu’il tire de l’article 7 de
la Convention porte uniquement sur le fait que lorsqu’il a décidé, le
18 avril 1991, que l’intéressé devait répondre de l’accusation de viol, le
juge Rose a suivi l’arrêt de la Court o f Appeal du 14 mars 1991 dans l’af­
faire R. v. R., lequel déclarait que l’immunité était levée.
43. Les décisions de la Court o f Appeal et de la Chambre des Lords
ne faisaient que poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de
la jurisprudence et démantelant l’immunité qui mettait un mari à l’abri
de poursuites pour le viol de sa femme (...). Nul doute en l’état de la loi
au 18 septembre 1990 qu’un mari ayant de force des rapports sexuels
avec son épouse pouvait, dans diverses circonstances, être convaincu de
viol. De plus, l’interprétation jurisprudentielle opérait une évolution
manifeste, cohérente avec la substance même de l’infraction, du droit
pénal qui tendait à traiter d ’une manière générale pareille conduite

117
comme relevant de l’infraction de viol. Cette évolution était telle que la
reconnaissance judiciaire de l’absence d’immunité constituait désormais
une étape raisonnablement prévisible de la loi (§ 36 ci-dessus).
44. Le caractère par essence avilissant du viol est si manifeste qu’on
ne saurait tenir le résultat des décisions de la Court o f Appeal et de la
Chambre des Lords - d’après lesquelles le requérant pouvait être
reconnu coupable de viol quelles que fussent ses relations avec la vic­
time - pour contraires à l’objet et au but de l’article 7 de la Convention,
qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, des condamnations ou
des sanctions arbitraires (§ 35 ci-dessus). De surcroît, l’abandon de
l’idée inacceptable qu’un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de
sa femme était conforme non seulement à une notion civilisée du
mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la
Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la
liberté humaines.
45. En conséquence, lorsqu’il a suivi dans le cas du requérant l’arrêt
de la Court o f Appeal dans R. v. R., le juge Rose n’a pas rendu un ver­
dict de culpabilité incompatible avec l’article 7 de la Convention.
47. En résumé, la Cour, comme le Gouvernement et la Commission,
estime que la décision de la Crown Court d’après laquelle le requérant ne
pouvait exciper de l’immunité pour échapper à une condamnation pour
le viol de sa femme, n ’a pas enfreint les droits de l’intéressé au titre de
l’article 7 § 1 de la Convention.

57. John Murray c/ Royaume-Uni,


8 février 1996
Droit à l’assistance d’un avocat.
Droit à un procès équitable.
Droit de garder le silence
Faits: Refus du requérant, arrêté dans le cadre de la lutte antiterro­
riste en Irlande du Nord, de répondre aux questions de la police et légis­
lation nationale sur les preuves en matière pénale autorisant le tribunal
à tirer des conséquences défavorables de ce silence ; non-accès à un avo­
cat pendant les 48 premières heures de sa garde à vue.
Arrêt (Grande Chambre) :
45. Il ne fait aucun doute que, même si l’article 6 de la Convention ne
les mentionne pas expressément, le droit de se taire lors d’un interroga­
toire de police et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination
sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au
cœur de la notion de procès équitable consacrée par l’article 6 (arrêt
Funke c/ France du 25 février 1993, série A, n° 254-A, p. 22, § 44). En
mettant le prévenu à l’abri d’une coercition abusive de la part des auto­
rités, ces immunités concourent à éviter des erreurs judiciaires et à
garantir le résultat voulu par l’article 6.
46. La Cour n’estime pas devoir se livrer à une analyse dans l’abstrait
de l’étendue de ces immunités et, en particulier, de ce qui constitue en l’oc­
currence une « coercition abusive ». Se trouve en jeu ici la question de
savoir si ces interdictions revêtent un caractère absolu en ce sens que

118
1exercice par un prévenu du droit de garder le silence ne pourrait jamais
servir en sa défaveur au procès ou, à titre subsidiaire, qu’il y a toujours lieu
de tenir pour une « coercition abusive », le fait de l’informer au préalable
que, sous certaines conditions, son silence pourra être ainsi utilisé.
47. D ’une part, il est manifestement incompatible avec les interdic­
tions dont il s’agit de fonder une condamnation exclusivement ou essen­
tiellement sur le silence du prévenu ou sur son refus de répondre à des
questions ou de déposer. D ’autre part, il est tout aussi évident pour la
Cour que ces interdictions ne peuvent et ne sauraient empêcher de
prendre en compte le silence de l’intéressé, dans des situations qui appel­
lent assurément une explication de sa part, pour apprécier la force de
persuasion des éléments à charge.
Où que se situe la ligne de démarcation entre ces deux extrêmes, il
découle de cette interprétation du « droit de garder le silence », qu’il faut
répondre par la négative à la question de savoir si ce droit est absolu.
On ne saurait donc dire que la décision d ’un prévenu de se taire d’un
bout à l’autre de la procédure pénale devrait nécessairement être
dépourvue d ’incidences une fois que le juge du fond tentera d ’apprécier
les éléments à charge. En particulier, comme le gouvernement le relève,
si elles consacrent le droit de garder le silence et l’interdiction de contri­
buer à sa propre incrimination, les normes internationales établies sont
muettes sur ce point.
Pour rechercher si le fait de tirer de son silence des conclusions défa­
vorables à l’accusé enfreint l’article 6, il faut tenir compte de l’ensemble
des circonstances, eu égard en particulier aux cas où l’on peut procéder
à des déductions, au poids que les juridictions nationales leur ont
accordé en appréciant les éléments de preuve et le degré de coercition
inhérent à la situation.
54. Selon la Cour, eu égard au poids des preuves à charge contre le
requérant et exposées ci-dessus, les conclusions tirées de son refus, lors
de son arrestation, pendant l’interrogatoire de police et au procès, de
donner une explication à sa présence dans la maison étaient dictées par
le bon sens et ne sauraient passer pour iniques ou déraisonnables en l’es­
pèce. Comme le relève le délégué de la Commission, dans un grand
nombre de pays où les éléments de preuve sont appréciés librement, les
tribunaux peuvent en se livrant à cette appréciation, tenir compte de
tous les facteurs pertinents, y compris la manière dont l’accusé s’est
comporté ou a mené sa défense. La Cour estime que le fait de tirer des
conclusions en vertu de l’ordonnance, se distingue en ce que, outre
l’existence des garanties précises mentionnées plus haut, il s’agit, comme
le dit la Commission, d ’un système formalisé ayant pour objet de per­
mettre que des déductions dictées par le bon sens jouent ouvertement un
rôle dans l’évaluation des éléments de preuve.
Dans ce contexte, on ne peut pas davantage déclarer qu’avoir tiré des
conclusions raisonnables du comportement du requérant a eu pour effet
de déplacer la charge de la preuve de l’accusation sur la défense, en
contravention au principe de la présomption d ’innocence.
62. La Cour relève que le gouvernement ne conteste pas que l’ar­
ticle 6 s’applique même au stade de l’instruction préliminaire menée par

119
la police. Elle rappelle à cet égard son constat dans l’arrêt Imbrioscia
c/ Suisse du 24 novembre 1993 : l’article 6, et notam m ent son § 3, peut
jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans la mesure où son
inobservation initiale risque de compromettre gravement le caractère
équitable du procès (série A, n° 275, p. 13, § 36). Comme elle l’a souli­
gné dans cet arrêt, les modalités d'application de l’article 6, § 3 c)
durant l’instruction dépendent des particularités de la procédure et des
circonstances de la cause (loc. cit.f p. 14, § 38).
63. Une législation nationale peut attacher à l’attitude d ’un prévenu
à la phase initiale des interrogatoires de police des conséquences déter­
minantes pour les perspectives de la défense lors de toute procédure
pénale ultérieure. En pareil cas, l’article 6 exige norm alem ent que le pré­
venu puisse bénéficier de l’assistance d ’un avocat dès les premiers stades
des interrogatoires de police. Ce droit, que la Convention n ’énonce
pas expressément, peut toutefois être soumis à des restrictions pour des
raisons valables. Il s’agit de savoir dans chaque cas si, à la lumière de
l’ensemble de la procédure, la restriction a privé l’accusé d ’un procès
équitable.
66. La Cour estime que, vu le système prévu par l’ordonnance, il est
primordial pour les droits de la défense qu’un prévenu ait accès à un
homme de loi pendant la phase initiale des interrogatoires de police. Elle
note à cet égard que, d’après l’ordonnance, au début des interrogatoires
de police, un prévenu se heurte à un profond dilemme en ce qui
concerne sa défense. S’il choisit de garder le silence, les dispositions de
l’ordonnance autorisent à tirer des conclusions en sa défaveur. En
revanche, s’il choisit de le rompre au cours de son interrogatoire, il s’ex­
pose à compromettre sa défense sans nécessairement lever le risque que
des conclusions soient tirées en sa défaveur.
Dans ces conditions, la notion d ’équité consacrée par l’article 6 exige
que l’accusé ait le bénéfice de l’assistance d ’un avocat dès les premiers
stades de l’interrogatoire de police. Dénier cet accès pendant les quarante-
huit premières heures de celui-ci, alors que les droits de la défense peuvent
fort bien subir une atteinte irréparable, est - quelle qu’en soit la justifica­
tion - incompatible avec les droits que l’article 6 reconnaît à l’accusé.

58. Akdivar et autres c/ Turquie,


16 septembre 1996
Épuisement des voies de recours interne
Faits: Exception de non-épuisement des voies de recours interne;
allégation selon laquelle les forces de sécurité ont incendié des maisons
d ’habitation dans le sud-est de la Turquie.

Arrêt (Grande Chambre) :


66. Dans le cadre de l’article 26, un requérant doit se prévaloir des
recours normalement disponibles et suffisants pour lui perm ettre d ’obte­
nir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à
un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi
leur m anquent l’affectivité et l’accessibilité voulues (voir notam m ent les

120
arrêts Vernillo c/ France du 20 février 1991, série A, n° 198, p. 11-12,
§ 27, et Johnston et autres c/ Irlande du 18 décembre 1986, série A,
n° 112, p. 22, §45).
L’article 26 impose aussi de soulever devant l’organe interne adé­
quat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le
droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Stras­
bourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres
à empêcher une violation de la Convention (arrêt Cardot c/ France du
19 mars 1991, série A, n° 200, p. 18, § 34).
67. Cependant, comme indiqué précédemment, rien n’impose d’user
de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « prin­
cipes de droit international généralement reconnus », certaines circons­
tances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation
d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (arrêt Van Oosterwijck
c/ Belgique du 6 novembre 1980, série A, n° 40, p. 18-19, § 36-40). Cette
règle ne s’applique pas non plus lorsqu’est prouvée l’existence d’une
pratique administrative consistant en la répétition d’actes interdits par
la Convention et la tolérance officielle de l’État, de sorte que toute pro­
cédure serait vaine ou ineffective (...).
68. L’article 26 prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il
incombe au gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la
Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pra­
tique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était suscep­
tible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des
perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré,
c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le
gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quel­
conque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou
encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette
obligation (voir notamment la décision de la Commission sur la receva­
bilité de la requête n° 788/60, Autriche c/ Italie, 11 janvier 1961,
Annuaire, vol. 4, p. 167-168, et de la requête n° 5577-5583/72, Donnelly
et autres c/ Royaume-Uni (première décision), 5 avril 1973, Annuaire,
vol. 16, p. 264, ainsi que l’arrêt rendu le 26 juin 1987 par la Cour inter­
américaine des droits de l’homme en l’affaire Velàsquez Rodriguez,
exceptions préliminaires, série C, n° 1, § 88, et l’avis consultatif émis par
cette Cour le 10 août 1990 sur les «exceptions à la règle de l’épuisement
des voies de recours internes» (art. 46, § 1, 46, § 2aJ et 46, § 2b) de la
Convention américaine relative aux droits de l’homme, série A, n° 11,
p. 32, § 41). L’un de ces éléments peut être la passivité totale des autori­
tés nationales face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents
de l’État ont commis des fautes ou causé un préjudice, par exemple lors­
qu’elles n’ouvrent aucune enquête ou ne proposent aucune aide. Dans
ces conditions, l’on peut dire que la charge de la preuve se déplace à
nouveau, et qu’il incombe à l’État défendeur de montrer quelles mesures
il a prises eu égard à l’ampleur et à la gravité des faits dénoncés.
69. La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant
dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de
l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle a

121
ainsi reconnu que l’article 26 doit s’appliquer avec une certaine sou­
plesse et sans formalisme excessif (arrêt Cardot précité, p. 18, § 34). Elle
a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes
ne s’accommode pas d ’une application automatique et ne revêt pas un
caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux cir­
constances de la cause (arrêt Van Oosterwijck précité, p. 18, § 35). Cela
signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste
non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique
de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juri­
dique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation per­
sonnelle des requérants.
75. En conséquence, faute d’explications convaincantes du gouverne­
ment en sens contraire, la Cour estime que les requérants ont démontré
l’existence de circonstances particulières qui les dispensaient, à l’époque
des faits dénoncés, de l’obligation d’épuiser les voies de recours civiles.

122
INDEX ALPHABÉTIQUE DES M ATIÈRES 1

Abus des droits, 1. Droit à la présomption d’inno­


«Accusation», 8, 35. cence, 52.
Aide judiciaire, 17, 21. Droit à la vie, 55.
Aliéné, 18, 35. Droit à un procès équitable, 4, 6,
Apparences (théorie des), 4, 32, 40. 8, 13, 17, 22, 32, 34, 40, 44, 47,
Applicabilité directe, 11. 49, 52, 57.
«A ussitôt», 31. Droit à un recours effectif, 14, 25.
Autorité des arrêts de la Cour, 16. Droit à un tribunal, 6, 17.
D roit à réparation, 31.
Droit au respect de la correspon­
Caractère objectif, 11, 33. dance, 41.
Charte sociale européenne, 7, 48. Droit au respect de la vie familiale,
Clause d ’autorisation (art. 10), 36. 16, 24, 27, 29, 42.
Clauses facultatives, 53. D roit au respect de la vie privée,
Compétence (de la Cour), 5, 53. 14, 19, 23, 26, 37.
Convention de Vienne sur le droit Droit au respect de la vie privée et
des traités, 6. du domicile, 45.
Conventions OIT, 21, 48. Droit d’être informé des raisons de
son arrestation, 35.
Droit d ’être traduit devant un
Dérogation, 1, 11, 33.
juge, 3, 31.
Délai raisonnable, 44, 47. Droit d ’introduire un recours, 5.
Détention, 18. Droit de divorcer, 27.
Détention provisoire, 3. Droit de faire entendre des
Détenus, 41. témoins, 34.
Dignité, 56. Droit de garder le silence, 57.
Discrimination raciale, 51. Droit de propriété, 16, 20, 25.
Domicile, 43. Droit de recours individuel, 14, 38,
Droit à des élections libres, 28. 53.
Droit à l’assistance d ’un avocat, Droit de se marier, 26, 27.
41, 57. Droit de vote, 28.
Droit à l’instruction, 2. Droit des parents au respect de
Droit à la consultation syndi­ leurs convictions en matière
cale, 7. d’éducation, 9.
Droit à la liberté et à la sûreté, 5, Droits de la défense, 35, 40, 49.
8, 18, 35. Droits économiques et sociaux,
D roit à la non-discrimination, 2, 8, 17.
24. « Droits et obligations de caractère
Droit à la non-rétroactivité de la civil», 13, 43, 47.
loi pénale, 46, 56. Droits parentaux, 29.

1. Les chiffres indiqués renvoient aux numéros de classement des


arrêts dans le présent ouvrage.

123
Écoutes téléphoniques, 14, 37. Liberté de manifestation, 39.
Effectivité des droits, 17, 38,41,52. Liberté religieuse, 46, 50.
Effet horizontal, 23. Liberté syndicale, 7, 48.
Effets des arrêts de la Cour, 16. « Loi», 15, 37, 56.
Égalité des armes, 4, 40, 47, 49.
Enfant naturel, 16. Marge d’appréciation, 10, 11, 15,
Enseignement public, 9. 19, 24, 25, 26, 46, 50.
Épuisement des voies de recours « Matière pénale», 8, 49.
internes, 5, 58. Mesures provisoires, 38.
État démocratique, 54. Morale, 10.
Étendue du contrôle de la Cour,
10, 15. Nécessité, 10, 15, 29, 55.
Étrangers, 24, 42. Notions autonomes, 8, 13, 34, 35.
Exécution (d’un arrêt de la Cour),
16. Obligations positives, 2, 16, 17,
Expulsion, 38, 42. 23, 24, 26, 55.
Extradition, 33. Ordre public européen, 53.

Fisc, 49. Peine de mort, 33.


Fonction publique, 54. Perquisitions, 45.
Pouvoirs exceptionnels, 1.
Garantie collective, 11, 33, 53. Pouvoir judiciaire, 15.
Garde à vue, 31, 57. Prééminence du droit, 6, 14, 18,
Grief «en substance», 58. 31, 56.
Preuves, 34.
Homosexualité, 19. Principe de la légalité des délits et
des peines, 46.
Identité sexuelle, 26. Principe du contradictoire, 34, 47.
Immigration, 24. Principes généraux de droit, 6.
Immigrés « de la 2e génération », Prise en charge d’enfants par l’au­
42. torité publique, 29.
Impartialité, 32. Privation de liberté, 8, 35.
Indemnisation, 25. Privation de propriété, 25.
Interprétation, 6. Procédure pénale, 4.
Interprétation consensuelle, 12, 16, Proportionnalité (principe de), 2,
26, 33, 48. 19, 20, 25, 29,41,42, 45, 46, 48.
Interprétation évolutive, 12, 16, Prosélytisme, 46.
18,21,26, 27, 33,40, 48, 53. Protection des droits d’autrui, 51.
Publicité, 22.
Juge administratif, 43, 44.
Juge constitutionnel, 47. Radiotélévision, 36.
Juge de cassation, 4. Recours utile, 58.
«Juridiction», 33, 53. Regroupement familial, 24.
Régularité de la détention, 18.
Liberté d’association, 48. Réserves, 30, 53.
Liberté d’expression, 10, 15, 36, Responsabilité (en droit interna­
39, 51, 54. tional), 33.
Liberté d’expression artistique, 50.
Liberté d’information, 36. Sanctions disciplinaires, 8.
Liberté de la presse, 15, 51. Sanctions fiscales, 49.

124
«Société démocratique», 5, 10, 14, Transsexualisme, 26.
18, 28,31,32, 33, 34, 50,51,55. Travail forcé, 21.
Sida, 44. « Tribunal », 5.
Subsidiarité (principe de), 10.
Utilité publique, 25.
Télécommunications, 36.
«T ém oin», 34. «Victime», 14, 16, 19.
Terrorisme, 14. Vie privée, 45.
Torture, 11. Vie sexuelle, 19, 23.
Traitements inhumains et dégra­
dants, 11, 12, 33.

INDEX DES ARTICLES DE LA CONVENTION 1

Article 1, 33, 53. Article 11,7, 39, 48.


Article 2, 55. Article 12, 26, 27.
Article 3, 11, 12, 33. Article 13, 14, 25.
Article 4, 21. Article 14, 2, 8, 16, 24.
Article 5: — § 1, 5, 8, 18; — §2, Article 15, 1, 11.
3 5 ; _ § 3 , 3, 3 1 ; _ § 4 , 5, 18; Article 17, 1.
— § 5 ,3 1 . Article 19, 53.
Article 6: 4 ; — § 1 ,6 ,8 , 13, 17, 22, Article 25, 14, 16, 38, 53.
32, 40, 44, 47, 49, 57; — § 2, 52, Article 26, 5, 58.
57; — §3, 34,57. Article 45, 5.
Article 7, 46, 56. Article 46, 53.
Article 8, 14, 16, 19, 23, 24, 26, 27, Article 16, 53.
29, 37, 41, 42, 45. Article 64, 30.
Article 9, 46, 48, 50. Protocole 1 : — art. 1, 16, 20, 25;
Article 10, 10, 15, 36, 39, 48, 50, — art. 2, 2, 9 ; — art. 3, 28.
51, 54.

1. Les chiffres indiqués renvoient aux numéros de classement des


arrêts dans le présent ouvrage.

125
BIBLIOGRAPHIE

Berger V., Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l ’homme, Sirey,


5e éd., 1996.
Cohen-Jonathan G., La Convention européenne des droits de l'homme, Econo-
mica-PUAM, 1989.
Pettiti L., Decaux E., Imbert P.-H., La Convention européenne des droits de
l ’homme. Commentaire article par article, Economica, 1995.
Sudre F., La Convention européenne des droits de l ’homme, PUF, « Que sais-
je ? », n° 2513, 4e éd., 1997.
Sudre F., Droit international et européen des droits de l ’homme, PUF, « Droit
fondamental », 3e éd., 1997.
Chroniques de la jurisprudence de la Cour : R. Pelloux, puis V. Coussirat-
Coustère, AFDI (depuis 1961) ; P. Rolland, puis P. Rolland et P. Taver­
nier, et E. Decaux et P. Tavernier, JD I (depuis 1978) ; F. Sudre, JCP,
éd. G (depuis 1993) ; IDEDH (dir. F. Sudre), RUDH (depuis 1992).

BIBLIOGRAPHIE THÉMATIQUE
« QUE SAIS-JE ? »

La Convention européenne des droits de l ’homme, n° 2513


La protection internationale des droits de l ’homme (textes), n° 2461
La défense internationale des droits de l ’homme, n° 2733
La libre circulation des personnes dans la CEE, n° 2697
Les droits de l ’homme, n° 1728

126
TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos 3
1. Lawless, 1er juillet 1961 (A.3)1 5
2. Affaire linguistique belge, 23 juillet 1968 (A.6) 6
3. Stôgmüller, 10 novembre 1969 (A.9) 9
4. Delcourt, 17 janvier 1970 (A. 11) H
5. De Wilde, Ooms et Versyp, 18 juin 1971 (A. 12) 12
6. Golder, 21 février 1975 (A. 18) 15
7. Syndicat national de la police belge, 27 octobre 1975(A.19) 17
8. Engel et autres, 8 juin 1976 (A.22) 18
9. Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, 7 décembre 1976(A.23) 20
10. Handyside, 7 décembre 1976 (A.24) 21
11. Irlande c/Royaum e-Uni, 18 janvier 1978 (A.25) 23
12. Tyrer, 25 avril 1978 (A.26) 26
13. Kônig, 28 juin 1978 (A.27) 26
14. Klass, 4 juillet 1978 (A.28) 29
15. Sunday Times, 26 avril 1979 (A.30) 32
16. Marckx, 13 juin 1979 (A.31) 35
17. Airey, 9 octobre 1979 (A.32) 37
18. Winterwerp, 24 octobre 1979 (A.33) 39
19. Dudgeon, 22 octobre 1971 (A.45) 42
20. Sporrong et Lônnroth, 23 septembre 1982 (A.52) 43
21. Van Der Mussele, 23 novembre 1983 (A.70) 44
22. Pretto, 8 décembre 1983 (A.71) 46
23. X et Y c/ Pays-Bas, 26 mars 1985 (A.91) 47
24. Abdulaziz, Cabales et Balkandali, 28 mai 1985(A.94) 48
25. James et autres, 21 février 1986 (A.98) 50
26. Rees, 17 octobre 1986 (A.106) 54
27. Johnston, 18 décembre 1986 (A. 112) 56
28. Mathieu-Mohin et Clerfayt, 2 mars 1987 (A. 113) 58
29. Olsson, 24 mars 1988 (A. 130) 61

1. Numéro de l’arrêt dans Série A, Arrêts et décisions de la Cour, Karl


Heymanns Verlag, Kôln, Allemagne. La numérotation continue a été suppri­
mée en 1996.

127
30. Belilos, 29 avril 1988 (A. 132) 62
31. Brogan et autres, 29 novembre 1988 (A.145-B) 65
32. Hauschildt, 24 mai 1989 (A. 154) 67
33. Soering, 7 juillet 1989 (A. 161) 69
34. Kostovski, 20 novembre 1989 (A. 166) 72
35. Van der Leer, 21 février 1990 (A. 170) 74
36. Groppera Radio ÀG et autres, 28 mars 1990 (A. 173) 75
37. Kruslin, 24 avril 1990 (A.176-A) 77
38. Cruz Varas, 20 mars 1991 (A.201) 80
39. Ezelin, 26 avril 1991 (A.202) 82
40. Borgers, 30 octobre 1991 (A.214-A) 83
41. Campbell, 25 mars 1992 (A.233) 84
42. Beldjoudi, 26 mars 1992 (A.234-A) 87
43. Éditions Périscope, 26 mars 1992 (A.234-B) 89
44. X c/ France, 31 mars 1992 (A.234-C) 90
45. Niemetz, 16 décembre 1992 (A.251-B) 91
46. Kokkinakis, 25 mai 1993 (A.260-A) 93
47. Ruiz-Mateos, 23 juin 1993 (A.262) 95
48. Sigurôur A. Sigurjonsson, 30 juin 1993 (A.264) 99
49. Bendedoun, 24 février 1994 (A.284-A) 101
50. Otto-Preminger-Institut, 20 septembre 1994 (A.295-A) 103
51. Jersild, 23 septembre 1994 (A.298) 106
52. Allenet de Ribemont, 10 février 1995 (A.308) 108
53. Loizidou, 23 mars 1995 (A.310) 109
54. Vogt, 26 septembre 1995 (A.323) 113
55. McCann et autres, 27 septembre 1995 (A.324) 115
56. S. W. c/ Royaume-Uni, 22 novembre 1995 (A.335-B) 117
57. John Murray, 8 février 1996 118
58. Akdivar et autres, 16 septembre 1996 120
Index alphabétique des matières 123
Index des articles de la Convention 125
Bibliographie 127

Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Septembre 1997 — N° 44 121
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Derniers titres intrus


3252 Éthique de l’information 3269 Les grands arrêts de la Cour eu­
D. CORNU ropéenne des droits de l’homme
3253 L’économie du bâtiment et des F. S UDRE
travaux publics
9 3270 Le droit de la procréation
J.-C. T OURNIER R. L ETTERON
3254 Les pauvres et le droit 3271 L’analyse de contenu
S. D ION -L OYE A. D. R OBERT et A. B OUILLA -
3255 La déontologie des médias GUET
C.-J. B ERTRAND
3272 La comm unication de crise
3256 Textes constitutionnels révolu­ M. O GRIZEK et J.-M . G UILLERY
tionnaires français
M. VERPEAUX 3273 La philosophie en Amérique
latine
3257 La marine à voile A. GUY
A. GUILLERM
3274 La procédure pénale anglaise
3258 La lutte contre la corruption J. R. S PENCER
E. A LT et I. L uc
3275 Le service national
3259 Esthétique de la communication F. G RESLE
J . CAUNE
3276 L’industrie pharm aceutique
3260 Histoire de la censure dans J.-P . J UÈS
l’édition
R. N ETZ 3277 Les civilisations anatoliennes
3261 Le porte-monnaie électronique M. D ESTI
et le porte-monnaie virtuel 3278 Sociologie de l’évaluation sco-
G. S ABATIER laite
3262 Histoire de la Bourse de Paris P. MERLE
P .-J. L EHMANN
3279 La bancassurance
3263 La géographie historique de la V. K EREN
France
J.-R . T ROCHET 3280 L’empereur Hadrien
3264 Le m ark VILLE DE M ONTREAL
M. S AINT MARC
3265 La crise banca
mondiale
‘O
H. B ONIN
3 2777 0209 2492 9 7
3266 Les m acro-systi
A. G RAS -C
3267 Les plans sociaux et licencie-
ments
R
G. D ESSEIGNE T
3268 Vocabulaire politique
9 782130 487234
-
J.-M. D ENQUIN

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