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Passage à l'acte —

Après avoir été absent des cam-Apagnes électorales, le thème de l’immigra-


tion et de l’asile a repris une place centrale dans les discours politiques. Et
des discours, il y en a eu beaucoup ces derniers temps de la part d’un gou-
vernement qui se veut le chantre de la communication.

Alors que le mouvement des sans-papiers trouvait un nouveau souffle, et


que les médias lui donnaient un large écho, le ministère de l’intérieur an-
nonçait immédiatement un réexamen de certains dossiers, dans le cadre
d’un traitement humanitaire et social, en se gardant bien d’employer le
terme de régularisation. Des instructions étaient prétendument données à cet
effet aux préfectures, présentées, au passage, comme les responsables des
« dysfonctionnements ». Aucun texte n’a cependant été transmis aux autori-
tés préfectorales, et le constat des associations est que rien n’a changé, y
compris pour les catégories d’étrangers que tous s’accordent, dans les dis-
cours, à vouloir intégrer, les « non-régularisables, non-expulsables ». Au
bout du compte, et à défaut de réelle volonté politique, les pratiques admi-
nistratives n’ont évidemment pas changé, et les étrangers n’arrivent pas plus
aujourd’hui qu’hier à sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Seuls
les ressortissants algériens ont pu profiter, par anticipation, des modifica-
tions apportées à l’accord franco-algérien, alignant leur statut sur celui du
droit commun.

Pointant à son tour le mythe de l’immigration zéro, le ministre de l’intérieur


a déclaré dans la presse que la France, à l’instar des autres pays de l’Union
ayant à faire face à des pénuries de main-d’œuvre dans certains secteurs ,
devait envisager de faire venir cent mille travailleurs par an. Mais pas n’im-
porte qui et pas n’importe comment, l’objectif n’étant pas de régler le sort
de tous ceux qui résident déjà de fait sur le sol national mais de répondre
aux besoins économiques de la France.

Dans sa volonté de montrer que Dl’immigration n’est plus un sujet tabou, le


ministre de l’intérieur a multiplié les interventions au sujet de la double
peine. Point d’orgue de la campagne interassociative contre la double peine,
le meeting du 26 octobre dernier au Zénith de Paris a, en effet, été large-

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ment couvert par les médias. Il faut indiscutablement s’en réjouir, les étran-
gers victimes de ce traitement discriminatoire étant devenus, avec le temps,
presque invisibles. En réponse aux propos du ministre de l’intérieur annon-
çant qu’il fallait mettre fin à ces situations inacceptables, nous attendons dé-
sormais des actes. Le risque d’un projet de loi au contenu trop restrictif ne
protégeant que certaines catégories d’étrangers sans remettre en cause le
principe même de la double peine est de toute évidence immense. Pire en-
core, le gouvernement pourrait se contenter de l’envoi d’une circulaire dont
l’expérience montre qu’elle ne changera pas les pratiques judiciaires.

Au même moment, le président Ade la République lançait l’idée d’un


contrat d’intégration passé entre l’Etat et les étrangers. Pendant plusieurs
jours, il n’a été question que de cela sans que l’on sache précisément quel
était le contenu de ce « contrat » comportant des droits et des obligations. Si
l’idée même de contrat n’a juridiquement pas de sens, l’annonce de mesures
visant à mieux accueillir, au sens large, ceux qui arrivent en France ou qui y
résident déjà ne saurait être rejetée en bloc. Il reste donc au Haut Conseil à
l’intégration à donner corps au projet, et au législateur à traduire ces décla-
rations par des mesures concrètes. Quel avenir pour le droit de vote des
étrangers aux élections locales, quels engagements pour lutter réellement
contre les discriminations, qu’elles soient le fait des pratiques ou de la loi ?
Le chantier est très vaste. Du passage à l’acte, il en a été question à San-
gatte. Le centre géré par la Croix-Rouge a été fermé avec quelques jours
d’avance sur la date prévue. Une fois de plus depuis la création de ce camp,
les principaux concernés venant d’Afghanistan, d’Irak ou d’ailleurs ont été
privés de toute information, les seules mesures prises, toutes d’ordre poli-
cier, visant à les disperser et à les rendre invisibles. Plutôt que de réfléchir,
dans une perspective de règlement à long terme, à la question de l’accueil et
de la circulation des demandeurs d’asile sur le sol de l’Union européenne, la
France s’entête à désigner les filières et les passeurs comme les seuls res-
ponsables de la présence massive de réfugiés dans la région de Calais, et ac-
cuse certaines associations, présentes sur le terrain pour soutenir et infor-
mer, d’en être les « complices ». La lutte contre les passeurs a vocation à lé-
gitimer le déploiement policier et les pratiques administratives illégales au
mépris des libertés individuelles et du droit d’asile.

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Il serait temps que les Etats de Il’Union européenne se montrent respon-
sables et arrêtent de jouer à la balle avec des personnes qui traversent l’Eu-
rope pour trouver une terre d’accueil. Le droit au travail des demandeurs
d’asile et la possibilité, pour ces derniers, de déposer leur demande dans le
pays de leur choix constituent de justes réponses au règlement de la ques-
tion de Sangatte, et éviteraient qu’à l’avenir d’autres lieux de passage et
d’engorgement ne se créent. Sinon les mêmes causes produiront les mêmes
effets.

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Les Portugais des Trente Glorieuses — Marie-
christine Volovitch-Tavares
Du milieu des années soixante au début de la décennie suivante, des cen-
taines de milliers de Portugais avaient quitté clandestinement leur pays et
étaient entrés en France dans une totale illégalité, après avoir franchi « a
salto » (en sautant) deux frontières, munis seulement, pour la plupart
d’entre eux, d’un « passeport de lapin » comme on disait alors. Cette situa-
tion était tout à fait paradoxale, car le recrutement de travailleurs portugais
était réclamé par les employeurs français et que, dans une certaine mesure,
les pouvoirs publics étaient prêts à l’organiser légalement. Mais ils ne ces-
sèrent de se heurter au refus des gouvernements portugais d’accorder des
visas à leurs ressortissants.

L’émigration clandestine n’était pas une nouveauté dans la longue histoire


de l’émigration portugaise. Au contraire, les départs illégaux étaient déjà
une des composantes de l’émigration portugaise au XIXe siècle ; ils se fai-
saient alors essentiellement à destination du Brésil. Toutefois, c’est au cours
des années soixante, et en direction de la France, que les départs clandestins
prirent un caractère massif.

Dès 1947, la vieille dictature salazariste (1926-1974) avait renforcé son


contrôle sur l’émigration en installant la Junta de Emigração (Junte de
l’émigration). A partir de 1961, elle renforça les sanctions contre l’émigra-
tion illégale, alors même que les sorties clandestines s’amplifiaient sous le
double choc des déséquilibres internes du pays et de son enlisement dans
une longue guerre coloniale en Afrique (1961-1974). Bien qu’ayant signé,
en 1963, un accord de main-d’œuvre avec la France, Lisbonne en freinait au
maximum l’application en restreignant l’attribution des passeports. L’obten-
tion d’un passeport d’émigrant était soumise à des démarches multiples et
coûteuses ; il fallait, en particulier, présenter des cautions morales (et poli-
tiques), une « lettre d’appel », et justifier d’une scolarité primaire complète
(ce qui était très rare dans les campagnes). Quant au passeport de touriste, il
était exclu qu’on l’attribue aux petits paysans pauvres qui composaient la
très grande majorité des candidats au départ. Le gouvernement salazariste,

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pris entre des exigences contradictoires, appliqua sa propre législation de
façon inégale et arbitraire, afin de maintenir un climat de crainte, mais sans
réussir à freiner efficacement l’émigration clandestine dont la croissance
s’accéléra, pour culminer en 1969 et 1970. Il fallut attendre la mort de Sala-
zar pour que le gouvernement portugais accepte de libérer l’émigration éco-
nomique et signe, en 1971, un nouvel accord de main-d’œuvre avec la
France. Cet accord, dont les termes furent respectés, ouvrit la voie à tous les
accords ultérieurs.

Mais, pour les immigrés portugais en France, cet accord venait trop tard car
la très grande majorité d’entre eux était déjà entrée en France, dans un
contexte fortement marqué par la clandestinité. Parmi tous ces émigrés
clandestins, il faut se souvenir des milliers de jeunes gens mobilisables qui
quittèrent le Portugal pour ne pas participer aux guerres coloniales en An-
gola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. On estime qu’ils étaient environ
100 000 en France à la chute de la dictature. Parmi eux, on comptait seule-
ment un petit nombre d’opposants déclarés à la dictature.

Pour tous les autres, cette guerre n’était tout simplement pas la leur. Les uns
et les autres partirent clandestinement en profitant de la grande vague
d’émigration illégale. Ainsi, presque le quart des Portugais régularisés
en 1969 avait entre seize et vingt-trois ans. L’accord franco-portugais
de 1971 sur l’émigration légale n’incluait évidemment pas les jeunes gens
désireux d’échapper aux guerres coloniales et seule la Révolution
du 25 avril 1974 permit un changement radical des conditions d’émigration
pour tous.

Les besoins de la France

En France, l’appel à la main-d’œuvre portugaise avait été envisagé dès la


fin de la Grande Guerre, sur le mode des accords signés alors avec l’Italie
ou la Pologne. Dès la Libération, l’émigration vers la France avait repris lé-
galement (par contrats individuels) mais aussi illégalement, les dirigeants
portugais, afin de préserver certains équilibres économiques et sociaux, re-
fusant toujours de signer un accord de main-d’œuvre.

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Face aux entraves mises par Lisbonne, les gouvernements français réagirent
par étapes. Jusqu’en 1963, alors que les entrées illégales restaient minori-
taires, les régularisations furent limitées et, de temps en temps, quelques
immigrés illégaux étaient renvoyés. Mais, lorsqu’il s’avéra que l’accord si-
gné en 1963 ne fonctionnait pas, les régularisations se multiplièrent jusqu’à
devenir la règle, au point que les Portugais ne furent pas atteints par les pre-
mières mesures de restriction de l’immigration de 1968.

Ainsi, leurs entrées culminèrent, comme nous l’avons vu, en 1969 et 1970,
entrées massivement irrégulières puisque sur les 120 000 immigrés portu-
gais arrivés en France chacune de ces années-là, seuls 8 000 entrèrent dans
des conditions légales. La demande massive de travailleurs portugais par les
entreprises françaises a permis à de nombreux travailleurs sans qualification
et sans instruction de trouver du travail et de faire venir leur famille. Mais
ils durent se « débrouiller » entre ce qui était légal et ce qui était possible et,
de ce fait, se replier sur le recours à leurs compatriotes (famille, voisins de
village, mais aussi passeurs, logeurs…).

Quant aux jeunes gens en âge d’être mobilisés, le gouvernement français les
accepta dans la masse des immigrés portugais, tout en maintenant une sur-
veillance policière sur les opposants politiques. La situation devint plus
complexe au début des années soixante-dix. En effet, l’opposition à la dicta-
ture et les critiques de la guerre coloniale s’amplifiaient au Portugal, ame-
nant des jeunes de plus en plus nombreux en France. Or, à partir de 1972,
les effets convergents des circulaires Marcellin et Fontanet et du ralentisse-
ment de l’immigration portugaise rendirent plus difficile leur immersion
dans la masse de leurs compatriotes. Pourtant, très peu d’entre eux firent
une demande d’asile, même parmi les exilés politiques. On savait d’ailleurs
que la France accordait peu le statut de réfugié aux Portugais d’une manière
générale, et presque jamais à ceux qui avaient refusé le service militaire.

Des villages vidés de leurs habitants

Après le pic migratoire de 1969- 1970, l’immigration portugaise chuta rapi-


dement (les départs du Portugal avaient été si massifs qu’ils avaient vidé de
nombreux villages). Après la signature de l’accord de 1971 puis la chute de
la dictature portugaise, en 1974, la conjoncture portugaise s’était modifiée.

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Mais la situation avait changé en France aussi, et celle des Portugais s’était
rapprochée de celle des autres immigrés. A partir du début des années
soixante-dix, les régularisations furent plus difficilement accordées tant aux
travailleurs qu’à leurs familles. Ainsi, du fait, cette fois-ci, des restrictions
françaises, des Portugais rejoignirent l’ensemble des immigrés sans-papiers
et fournirent 10 % des régularisés de 1981/82. Leur situation évolua après
l’entrée du Portugal dans la CEE, en 1986, mais ils durent encore at-
tendre 1992 pour que la liberté totale de circulation leur soit applicable.

En passant de 50 000 en 1962 à 750 000 en 1975, les Portugais étaient de-
venus le groupe national le plus nombreux en France. Cet accroissement
spectaculaire s’était déroulé dans des conditions d’illégalité massive pour
des milliers d’hommes, de femmes, parfois d’enfants, qui se lancèrent dans
l’aventure difficile d’une émigration clandestine.

Jusqu’au début des années soixante-dix, les chemins de l’émigration portu-


gaise furent balisés par des réseaux clandestins. Ils s’organisaient à travers
toute une chaîne de passeurs portugais, espagnols et français. C’étaient sou-
vent d’anciens contrebandiers qui « prenaient en charge », depuis l’intérieur
du Portugal jusqu’en France, les candidats à l’émigration illégale. Les
voyages prirent les formes les plus diverses. Parfois, les clandestins mar-
chaient depuis le Portugal jusqu’à la frontière française. Le plus souvent, les
traversées combinaient plusieurs moyens de transport (trains, camions, mais
aussi taxis, sans compter le passage en bateau à la frontière nord entre le
Portugal et la Galice espagnole).

Les passages des deux frontières s’effectuaient habituellement à pied, ce qui


se révélait particulièrement dangereux pour la traversée des Pyrénées qui se
faisait en toute saison. Ces voyages amenaient souvent les clandestins à sé-
journer dans des granges ou des maisons abandonnées, mal nourris, presque
toujours dans l’ignorance de ce qui les attendait, se déplaçant entassés dans
des voitures (voir encadré). Le plus souvent, ils étaient coincés dans des ca-
mions de marchandises, ballottés « comme des animaux » pendant des cen-
taines voire des milliers de kilomètres, parfois jusqu’à l’étouffement.

Des accidents émaillaient ces voyages épuisants, en particulier durant la tra-


versée de l’Espagne franquiste (qui, jusqu’au milieu des années soixante,
chercha à limiter les passages des Portugais). La traversée des Pyrénées res-

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ta longtemps dangereuse, surtout à l’époque des contrôles de la Guardia Ci-
vil espagnole, au point que certains passeurs abandonnèrent des gens en
pleine montagne. Parfois, il s’agissait « seulement » pour les clandestins qui
traversaient en train, de descendre à chacune des frontières et de rejoindre le
train de l’autre côté.

D’Aveiro à Champigny

En 1964, dans la région d’Aveiro, mes « rabatteurs » cherchaient à atti-


rer les jeunes gens… Comme on ne pouvait pas avoir de passeport, on
est partis clandestinement. Le passage coûtait 12000 escudos, auxquels
on devait en ajouter 2 000. C’était une somme très importante pour
l’époque et ce sont mes parents qui m’ont fait l’avance. J’étais dans un
groupe d’une quarantaine de jeunes émigrants, dont trois jeunes
femmes. Le voyage a duré cinq jours, et ce fut un véritable cauchemar.
Sept taxis nous ont conduits à la frontière espagnole. La traversée de
l’Espagne se fit dans des conditions totalement inhumaines, dans des
voitures (des Citroën DS) dont on avait enlevé les sièges arrière et où ils
nous ont entassés. C’est difficile à croire, mais nous étions quatorze
dans une voiture, et seuls ceux qui étaient à côté du chauffeur pou-
vaient respirer librement. Puis on nous a entassés dans un camion à
bestiaux dont nous devions sortir le moins possible. C’était horrible...
On nous nourrissait seulement de pommes de terre cuites et de choco-
lat. Nous avons traversé les Pyrénées à pied, en file indienne, angoissés
à l’idée de perdre la file. Arrivés en France, on nous a mis dans le train
jusqu’à Paris… (où) un chauffeur de taxi nous a pris à trois et nous a
amenés à Champigny…
Témoignage de José Pinho da Costa, in M.C. Volovitch-Tavares, Portugais
à Champigny, le temps des baraques, Autrement , 1995, p.40.

Heureusement, les voyages « a salto » ne furent pas tous dramatiques, et la


plupart des émigrants clandestins arrivèrent à bon port avec l’aide de pas-
seurs ayant accompli leur très rémunératrice mission. A l’inverse, et jusque
dans les années soixante-dix, certains réseaux abusèrent de la confiance de
celles et ceux qu’ils « encadraient ». Quoi qu’il en soit, tous les clandestins
vécurent des moments difficiles dont ils se souviennent encore très claire-
ment, et cet éprouvant voyage déboucha presque toujours sur de nouvelles

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difficultés. Ainsi, les bidonvilles furent souvent le point de chute, au moins
provisoire, des réseaux. De plus, de nombreux clandestins ignorèrent pen-
dant quelque temps leurs possibilités de régularisation et, parfois plus long-
temps encore, leurs droits de salariés.

Une photo déchirée

Le prix des passages était élevé. Souvent, seule une partie était payée avant
le départ, le solde étant versé lorsque le voyage était terminé. Un moyen
très fréquemment utilisé, pour ce faire, consistait à déchirer une photo en
deux, le clandestin laissant une partie à ses proches et n’envoyant l’autre
partie qu’à son arrivée. Il était fréquent que la famille se cotise pour payer
le passage. Ces sommes relativement importantes (étant donné la faiblesse
des revenus et surtout le manque d’argent liquide dans les campagnes)
furent pourtant remboursées assez rapidement. Les Portugais, vite embau-
chés, travaillèrent très durement, et les différences de salaire entre le Portu-
gal et la France contribuèrent à ce que ces dettes ne pèsent pas trop long-
temps. Le prix des passages baissa à la fin des années soixante, lorsque
l’Espagne ne fut plus un obstacle et que les régularisations devinrent la
règle.

Pour expliquer l’ampleur de l’émigration clandestine portugaise, il faut te-


nir compte du tissu de complicités au Portugal qui permit son développe-
ment et, en particulier, du fait que les départs provenaient massivement de
zones rurales. Les émigrants purent s’appuyer sur les solidarités familiales
et villageoises traditionnelles, parfois aussi sur le soutien de certains curés
(le clergé catholique portugais, devant l’ampleur de cette émigration, plaida
progressivement pour sa libéralisation).

Dans les villages qui connurent des départs massifs, presque toutes les fa-
milles étaient concernées par l’émigration de leurs proches, ce qui multi-
pliait les complicités. Il fallait cependant rétribuer parfois certaines d’entre
elles. De son côté, le gouvernement n’appliqua pas toujours la loi dans toute
sa rigueur, car le développement de l’émigration permettait de soulager les
campagnes et apportait au pays les économies des émigrants.

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En France, les réseaux de passeurs s’articulaient sur des guides, des chauf-
feurs de voitures, de taxis et de camions. Les solidarités humanistes et mili-
tantes se mirent en place progressivement en liaison avec les conditions de
travail et de logement des immigrés portugais, que leurs conditions d’entrée
en France avaient contribué à tenir en marge de la société française dont ils
ignoraient tout.

C’est au milieu des années soixante que le scandale des conditions d’immi-
gration des Portugais et de leur installation dans des bidonvilles commen-
cèrent à émouvoir l’opinion française. Jusqu’alors seuls des secteurs syndi-
caux et caritatifs (des curés français) avaient pris conscience de l’arrivée de
ces hommes et ces femmes, au terme de voyages parfois dignes d’une pé-
riode de guerre. De nombreux articles de presse, du Figaro à l’Humanité,
de l’Aurore à La Croix et au Monde, ainsi que des enquêtes plus poussées
(Hommes et Migrations à partir de 1965, Esprit en 1966) présentèrent ces
nouveaux « soutiers » de la croissance et les drames de leurs voyages clan-
destins.

Ces enquêtes et témoignages furent relayés par des émissions de radio et de


télévision et par la sortie, en 1967, du long métrage de C. de Chalonge, O
Salto, salué par les communistes et primé par un jury catholique. Ce film,
documentaire un peu romancé, révélait au grand public les voyages clandes-
tins « a salto ». Ces drames de la grande époque de l’immigration portu-
gaise en France furent évoqués jusqu’au début des années soixante-dix,
dans des films militants (tel Étranges étrangers), et diverses recherches (le
livre de J. Minces, Les travailleurs immigrés en France, commence par le
long témoignage d’un jeune Portugais).

Leur situation de migrants doublement illégaux a marqué de nombreux im-


migrés portugais. Après leur voyage clandestin, nombre d’entre eux ont été
maintenus un certain temps dans l’ignorance de la société d’arrivée, à la
merci de réseaux de logeurs et d’intermédiaires divers souvent liés aux ré-
seaux de passeurs. Cette ignorance s’est prolongée après la régularisation
administrative de leur séjour, faute de mesures d’accueil suffisantes, tant au
niveau du logement que du travail. C’est ainsi que certains se sont repliés
longtemps dans des bidonvilles.

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Hier comme aujourd’hui, on constate donc combien de difficiles conditions
d’arrivée fragilisent et marginalisent les populations qui les ont affrontées,
et peuvent encourager le repli entre compatriotes. ?

Bibliographie

– Numéro spécial d’Esprit (avril 1966)


– Hommes et Migrations, en particulier les n° 105, s/d (1965),
n° 733 (avril 1968) et le n° 796 (octobre 1970).
– « Le Portugal entre émigration et immigration », Migrance n° 15, ed. Mé-
moire-Génériques, 3° trim.1999.
– M.C. Volovitch-Tavares « Portugais à Champigny, le temps des ba-
raques », Autrement, n° 86, 1995.
Deux films récents (disponibles aussi en cassette) : Les gens des baraques,
de Robert Bozzi et La photo déchirée , une émigration clandestine, de José
Vieira.

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Passeur et passager, deux figures insépa-
rables — Smaïn Laacher, Laurette Mokrani
Il y a, dans tous les discours sur l’immigration « clandestine », qu’ils soient
savants, politiques ou militants, une figure rémanente, celle du « passeur ».
Impossible de les dissocier. Une expression ne va jamais sans l’autre. Dès
que l’une est énoncée, comme dans une sorte de langage automatique,
l’autre suit aussitôt, liée par une relation de cause à effet. Sans d’ailleurs, à
cet égard, que l’on sache vraiment avec discernement qui, de l’immigration
clandestine ou du passeur, produit la cause et constitue l’effet. Aussi, le plus
souvent, à défaut d’une compréhension systématique, assistons-nous à une
dénonciation et à une condamnation, dans le même mouvement, d’un pro-
cessus historique (l’immigration « clandestine » comme rapport de domina-
tion entre nations) et d’une activité sociale rémunérée (celle consistant à
conduire illégalement des personnes ou des groupes de personnes sans iden-
tité officielle d’un espace national à un autre).

Le départ de son pays sans autorisation et l’entrée dans un espace national


autre que le sien sans permission n’est concevable et possible que si, malgré
tout ce qui s’y oppose (interdits juridiques et administratifs, contrôle de la
police, expulsion sans autre forme de procès ou reconduite dans son pays
d’origine, etc.), l’on a l’assurance d’y parvenir. Cette assurance n’est pas
seulement subjective ; en tout cas, elle ne suffit pas à elle seule pour passer
à l’acte (« il faut partir », « c’est le moment de partir », etc.). Pour être assu-
ré d’accomplir ce voyage incertain jusqu’à un pays d’accueil possible, il
faut la présence d’un passeur. Cette présence n’est pas commode ou utile,
elle est vitale. Le passeur, seul, a la réputation de pouvoir transformer le dé-
sir en réalité. Personne ne conçoit cette aventure sans s’adjoindre les ser-
vices plus ou moins attestés de ce « guide » très spécial. Aussi, nous n’envi-
sagerons pas, dans ce texte, ces deux personnages comme deux figures anti-
thétiques que l’on a toujours séparées pour les besoins de la morale (le pas-
seur est un salaud) ou de la connaissance (comprendre le chemin de l’exil
en ne s’intéressant qu’à l’exilé), mais comme une figure complexe d’un
phénomène unique : celui de tout départ forcé (suite à la misère, à la guerre,

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à des conflits locaux, etc.) effectué en toute méconnaissance du bon itiné-
raire illégal pour arriver sain et sauf dans un pays aussi sûr que possible.

Ce texte, à partir de matériaux accumulés au fil d’enquêtes, se propose,


pour la première fois, de contribuer à une mise en ordre du système de rela-
tions qui se nouent entre l’exilé et ses passeurs. En aucun cas il ne s’agira
pour nous, ici, de construire une théorie de ces relations mais, plus simple-
ment, dans un premier temps, l’espace de cet article, d’en exposer empiri-
quement les facteurs qui les ordonnent et qui leur donnent sens du point de
vue des acteurs.

« Le plus improbable, quand on veut quitter l’Irak, c’est d’obtenir les pa-
piers nécessaires : il faut des mois d’efforts et payer beaucoup d’argent.
Mais ça ne m’est pas venu à l’esprit d’essayer de sortir illégalement. Ça me
paraissait beaucoup trop dangereux, et je ne savais même pas par où aller.
Une fois la frontière passée, on entre dans un autre monde. Beaucoup plus
facile, mais en même temps beaucoup plus terrible : inhumain, au sens
strict de ce mot » [1].

Apprentissage de l’arbitraire, de la solitude, de l’insécurité

Dans toute société, il existe des cadres sociaux et des institutions, et une
certaine familiarité à leurs règles et à leur mode de fonctionnement. Les
univers sociaux dans lesquels on vit sont maîtrisés sans problèmes majeurs.
Avant le grand départ, on trouvait dans ce tissu social des appuis et des re-
cours habituels de toutes sortes : moral, matériel, financier, et une protec-
tion si nécessaire. A l’instant où l’on quitte illégalement son pays, où l’on
franchit la première frontière, on rompt ces multiples liens d’appartenance
et de relative sécurité pour leur en substituer un autre, celui de la remise de
soi entre les mains d’un passeur.

Commence alors un nouvel apprentissage, celui de l’arbitraire, de la soli-


tude et de l’insécurité : bien sûr, on ne quitte pas un éden pour entrer dans
un enfer. Mais, excepté les situations de persécutions explicites, collectives
ou non, et de fuite dans la précipitation, les personnes n’ont généralement
pas été confrontées brutalement à ces formes de violences symboliques et
physiques.

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« Les passeurs, c’est ce que j’ai rencontré de pire dans ma vie. Des gens
comme ça, je ne pensais pas que ça existait. Je savais la procédure, payer
et passer ; mais comment se conduisent ces gens, je n’aurais jamais imagi-
né ça ».

La décision de partir est rarement une décision individuelle, elle est prise le
plus souvent en famille et en réponse à une situation qui touche cette même
famille dans son ensemble. Autant dire que ce ne sont pas les seuls intérêts
de l’individu sur le point de partir qui sont en jeu. Elle ne s’appuie pas non
plus sur une seule motivation mais, le plus souvent, sur une conjonction de
facteurs où l’économique le dispute au politique, pour dire les choses rapi-
dement.

Si partir répond toujours à une nécessité, et parfois à une urgence, préparer


le départ demande du temps : c’est une décision réfléchie, et qui engage
d’abord soi et son avenir, mais aussi sa famille à qui il faudra « rendre » des
comptes et, tôt ou tard, faire les comptes de ce qui a été financièrement en-
gagé pour rendre le départ possible. Si l’on prend le temps de décider de
partir, en revanche, il est quasiment impossible d’imaginer à l’avance le
parcours que l’on va devoir effectuer et les conditions que l’on va rencon-
trer. Dans leur immense majorité, les candidats au départ n’ont jamais quitté
jusqu’alors leur famille, leur ville ou leur village.

« Au cours de langue que j’ai suivi à Paris, j’ai parlé avec des Chinois, des
Japonais, des Américains. Quand j’ai raconté que j’avais traversé la Tur-
quie, la Grèce et l’Italie pour arriver ici, ils ont dit que j’avais de la
chance, parce qu’eux, ils avaient simplement pris un avion direct pour Pa-
ris ».

La distance est considérable entre l’imagerie habituelle attachée au voyage


de loisir, sorte de périple passionnant répondant à un désir personnel de dé-
couverte et d’aventure, et la réalité de ce que vivent les individus en transit
illégal d’un pays à l’autre. La première de ces réalités, c’est le recours obli-
gé à un passeur. Probablement personne aujourd’hui, en provenance de tel
ou tel pays d’Asie ou d’Afrique, ne pourrait envisager d’arriver en Europe
sans l’aide d’un passeur. D’ailleurs, rares sont ceux qui parlent de
« voyage » : presque toujours ce qui est évoqué, c’est le « passage » et les
« difficultés du passage ».

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Le passeur, seul maître du jeu

Même s’il existe quelques différences dans les procédures, quand la déci-
sion de partir a été prise, la démarche est toujours la même : le candidat à
l’exil se met ou est mis en contact avec un passeur, il s’accorde avec lui sur
le coût et les modalités de paiement, puis il attend le moment propice pour
le départ. Hormis la décision initiale de partir, quasiment plus aucun choix
n’est possible. L’importance décisive du passeur rend celui-ci seul maître
du jeu. Il accepte ou refuse la demande de départ de l’exilé ; il annonce et
décide, en dernier lieu, du prix et de toutes les conditions de paiement ; en-
fin, il choisit seul le jour et l’heure du départ, et quels seront l’itinéraire et
les moyens de transports appropriés qui conduiront au pays de « destination
finale ». La « négociation » est profondément asymétrique. Le passeur
n’offre aucune garantie de succès, mais seulement une possibilité d’accès.
La chance ou la malchance feront le reste. Sans lui, cette possibilité, fut-elle
infime, n’existe pas.

En général, le premier contact se fait avec l’aide d’un intermédiaire, un


membre de la famille, un ami ou une connaissance qui désigne le passeur
auquel il convient de s’adresser. Les migrants emploient le mot anglais
agent (en français au sens d’agent, représentant ou agent artistique) et non
celui de smuggler (en français au sens de contrebandier, fraudeur) quand ils
évoquent les passeurs. Non que la notion de fraude soit totalement absente
de la définition, mais lorsqu’on veut parvenir illégalement en Europe, on
sait qu’il est impératif de s’adresser à des professionnels qui officient dans
des agences quasi officielles. Certains ont pignon sur rue, en Turquie, en
Grèce, dans le Kurdistan irakien. On s’adresse à eux de la même manière
qu’en passant la porte de n’importe quelle agence de voyage en Europe, on
s’attend à rencontrer des professionnels dont ce soit le métier de nous faire
voyager dans les meilleures conditions et au plus proche de nos vœux.

Une organisation secrète

Mais, à la différence d’agences officielles, les passeurs ne sont soumis à au-


cune obligation de moyens ou de résultats, à aucun cahier des charges, à au-
cune réparation. Aucune contestation n’est possible, ni évidemment aucune
sécurité ni protection.

15
Cette réalité-là est connue sans l’être, elle est seulement subodorée, puisque
l’organisation des réseaux de passeurs (mode de fonctionnement interne et
relations communautaires ou ethniques entre les réseaux) comme toute or-
ganisation mafieuse, est tenue secrète.

Une fois en relation de face à face avec le passeur, celui-ci fixe ses condi-
tions.

« Quand j’ai téléphoné au contact que j’avais, rendez-vous m’a été donné
devant mon hôtel. Deux hommes sont arrivés en voiture, je suis monté avec
eux, ils m’ont conduit à une cafétéria. Là, on s’est assis et dix minutes
après, l’agent est arrivé : jeune, très bien habillé, très chic et très soigné,
bardé de téléphones portables et accompagné de quatre gardes du corps,
tous kurdes. Il est tout de suite entré dans le vif du sujet, me demandant ce
que je voulais. J’ai dit “aller en Europe”, il m’a répondu “j’ai un passage
par l’Italie, en bateau ou en camion”. Il s’est tu, il a fait mine de réfléchir, et
il a ajouté “mais pour toi, ce qu’il te faut, c’est le bateau. Prends le bateau”,
sur le ton d’une évidence, comme une solution vraiment adaptée à mon cas,
et comme un cadeau qu’il m’aurait fait en me conseillant ce choix. J’ai de-
mandé des précisions, si c’était un bateau normal. Il m’a répondu “bien
sûr ! C’est un très bon bateau qui transporte des voyageurs, des touristes. Tu
verras, c’est très bien. Je te le garantis !” Huit jours après, encouragé par
une nuée de coups de bâtons distribués par les passeurs qui frappaient les
gens pour qu’ils embarquent plus vite, j’ai grimpé la passerelle d’un vieux
cargo presque à l’état d’épave pour me retrouver, quelques instants après,
enfermé au fond d’une cale en compagnie de 450 autres personnes, prendre
la mer, et être rattrapé par la police turque quelques heures plus tard… ».

En général, l’entretien a lieu sans cordialité ni animosité. Le passeur, aux


yeux de l’exilé, est à la fois un technicien des transports, un spécialiste de
géographie physique et un redoutable commerçant qui cherche à vendre des
services rares. Comme tous les marchands, il présente méthodiquement et
gravement le champ des possibles qui ne sont pas infinis, c’est-à-dire les so-
lutions dont il a la maîtrise, une voie ou une autre, plus ou moins rapide,
plus ou moins dangereuse, plus ou moins chère. Il nomme un pays de tran-
sit, un pays de destination, et il propose un moyen de transport, avion, voi-
ture, camion, bateau ou à pied. Si le « client » a une demande précise, selon

16
qu’il est en mesure où non de donner suite à ce choix préalable, il défendra
ou au contraire déconseillera tel ou tel mode de déplacement.

« Quand j’ai été ramené à Dohok, après avoir été pris sur le bateau au
large d’Istanbul, j’ai pris contact avec un autre passeur. Il m’a proposé de
rejoindre la Turquie par la montagne, à pied, puis l’Italie par bateau. Il di-
sait “c’est ce qu’il y a de mieux, tu verras”. Justement, j’avais déjà vu…
J’ai refusé. Alors il m’a dit : “tu ne m’intéresses pas, va t-en” ».

Ne pas informer le « client »

Le passeur n’entre pas plus avant dans les explications : le détail est pros-
crit ; il ne dit jamais comment se déroulera le voyage ni combien de temps
il durera. Parce que, le plus souvent, il ne le sait pas lui-même, mais aussi
parce qu’il ne faut pas inquiéter le « client ». En outre, les passeurs n’ont
pas non plus la maîtrise totale de tous les axes. Les filières, en réalité, sont
organisées à l’intérieur de certains pays et entre certains pays, avec des ré-
seaux de « correspondants ». Il y a des axes de passage balisés et contrôlés,
et d’autres qui ne le sont pas : un migrant qui, de Dohok, voudrait gagner
l’Australie ne trouverait sans doute pas de « circuit ». En revanche, arriver
en Angleterre, via la Turquie, la Grèce et l’Italie, ou le Maroc et l’Espagne
puis la France, et faire effectuer le paiement en Allemagne, par exemple, où
le migrant aurait préalablement envoyé son argent, est un schéma parfaite-
ment possible car maîtrisé par les passeurs.

Des tarifs fluctuants

Bien souvent, le prix qui est demandé n’est pas identique pour un même tra-
jet, et l’aléa ne tient pas au passeur mais au client ; en un mot, il n’y a pas
de barème à respecter expressément : le passeur part d’un prix plancher, ce-
lui fixé par « le réseau », et le relève à hauteur de ce qu’il estime être les
moyens financiers de son client. La différence entre le prix plancher (que le
passeur reversera au réseau) et la somme réellement perçue constitue sa
commission. Ainsi, d’un migrant à l’autre utilisant le même passeur, les
prix varient, parfois très sensiblement, sans que cela corresponde à la
moindre différence dans les conditions du voyage.

17
« Le premier passeur que j’ai vu, à Istanbul, m’a demandé 2 800 dollars
pour le passage. J’ai dit que j’allais réfléchir. Le soir, j’ai changé d’hôtel.
Le patron m’a demandé si je voulais aller en Europe. J’ai dit oui. Il m’a
proposé de m’arranger ça pour 1 800 dollars. Le premierpasseur m’avait
été indiqué par un ami. Le patron de l’hôtel, je ne le connaissais pas. J’ai
réfléchi toute la nuit. J’ai décidé qu’il valait mieux payer plus cher et être
plus sûr d’arriver. Mais, quand le départ a eu lieu, quelques jours après,
alors que nous étions rassemblés dans des minibus qui convergeaient tous
vers un même lieu, j’ai vu le patron de l’hôtel au volant d’un de ces véhi-
cules. En fait, c’était le même réseau. A ce moment-là, je n’y connaissais
rien, aux passeurs, c’était ma première tentative ».

Concernant le paiement, les conditions diffèrent selon le moment du


voyage : au départ, c’est-à-dire quand on est encore dans son pays d’origine
ou dans une région dans laquelle on a de la famille ou des amis, on franchit
le premier point de passage sans avoir déboursé d’argent. Le passeur n’est
payé que lorsque le migrant est arrivé à la première étape. Les conditions
dans lesquelles vont s’effectuer ce paiement ont été arrêtées lors de la ren-
contre initiale, dans le pays de départ, entre le migrant et le passeur : un
tiers est désigné, connu directement ou indirectement par les deux parties,
qui sera chargé d’effectuer le paiement au moment voulu entre les mains du
passeur. Ce tiers peut être un membre de la famille ou un ami très proche,
en qui le passeur a une totale confiance, ou un lieu approprié, connu et re-
connu comme tel, souvent un commerce de téléphonie internationale ou un
simple café qui fait office de banque de dépôt et assure les transferts d’ar-
gent dans l’arrière boutique.

C’est très généralement ce type de lieu qui est retenu. Trouver une tierce
personne en qui le passeur aura confiance n’est pas chose aisée, et suppose
quelqu’un offrant toute garantie, parce qu’en raison de sa situation profes-
sionnelle, il ne prendrait jamais le risque de ne pas payer : ce sera le cas, par
exemple, pour un médecin ou un commerçant. La réputation, la notoriété, la
profession, sont des indices fondamentaux de confiance.

Que ce soit entre les mains d’un tiers ou dans un bureau, l’argent est géné-
ralement « physiquement » déposé en présence du passeur. Le paiement est
précédé d’une procédure de vérification selon un mode convenu au préa-

18
lable entre le migrant et le tiers, à l’insu du passeur. Cette vérification est
l’unique sécurité que le migrant puisse mettre en place, à ce stade du
voyage. Elle repose sur le choix d’un code, un mot, une phrase ou plus gé-
néralement un objet, qui devront être dit ou remis au tiers : arrivé à la pre-
mière étape, le migrant appelle son correspondant et, s’il prononce les mots
choisis au préalable, le paiement peut avoir lieu.

« La personne qui m’a accompagnée de ma maison (en Afghanistan) à la


frontière pakistanaise était un ami de mes parents. J’avais toute confiance
en lui ; je savais qu’il m’arriverait rien. Arrivé à la frontière pakistanaise,
il m’a dit : “maintenant je ne peux pas aller plus loin. C’est quelqu’un
d’autre qui va te déposer dans un hôtel que je connais bien. Une fois que tu
seras arrivé à l’hôtel, tu donneras cette bague qui est à moi au patron de
l’hôtel qui la remettra au passeur”. Il m’a dit que c’était un secret entre lui
et moi et que le patron de l’hôtel comprendrait. Et il a ajouté : “si le pas-
seur me ramène la bague, je saurai que tu es arrivé et, à ce moment-là, je lui
donnerai ses 400 dollars”. Et c’est exactement comme ça que ça c’est pas-
sé ».

Entre confiance obligée et défiance nécessaire

Le mode de paiement évolue considérablement au cours du voyage. Dans


les pays de transit, le migrant paye une partie de la somme due avant d’être
arrivé à destination. En cas d’échec complet, c’est-à-dire si aucune tentative
de passage n’a pu être menée, l’argent est en principe restitué sauf une taxe
qui revient en tout état de cause au passeur. A l’arrivée à la dernière étape,
par exemple Sangatte pour le passage vers l’Angleterre, on paye d’avance
l’ultime traversée. Les sommes en jeu sont certes moins importantes
(de 400 à 800 dollars, encore que le prix puisse aller jusqu’à 2 800 dollars
pour certaines traversées « sécurisées », en voiture ou en camion, par
exemple, avec la connivence du chauffeur), mais, sauf de rares exceptions,
personne n’accède au port ou au tunnel avec l’aide d’un passeur sans avoir
acquitté un paiement [2].

Ainsi, entre le départ et l’arrivée, on évolue entre un paiement qu’on pour-


rait dire à terme échu, et un paiement par anticipation. Et ce trait est révéla-
teur de la nature de la relation qui existe entre le passeur et le migrant, une

19
relation faite de confiance obligée et de défiance nécessaire. Comment ima-
giner en effet entrer dans ce cycle du voyage sans un minimum de
confiance envers celui entre les mains duquel on remet sa vie ? Mais, dans
le même temps, cette confiance ne saurait être et ne se révèle être que toute
relative, voire illusoire. A la moindre anicroche, et a fortiori en cas de réelle
difficulté, il n’y a plus de prise en charge.

« Quand je suis parti de Dohok, j’étais avec un bon passeur. Tout le monde
avait dit “c’est un bon passeur”. Alors j’étais content d’être avec lui, je me
sentais en sécurité. Le troisième jour, on avait froid, faim, et on était si fati-
gués, l’un de nous est tombé dans le ravin… Le passeur a continué en di-
sant “vous restez avec lui ou vous avancez, c’est comme vous voulez”. Est-
ce que c’est ça, un bon passeur ? ».

Au moment du départ, comme nous le disions plus haut, le migrant n’est


pas encore seul face au passeur. Il a une famille, des amis, il est en pays
connu. Le premier franchissement de frontière marque la fin de cet état de
relative protection. C’est lorsqu’il va prendre contact avec un nouveau pas-
seur pour poursuivre sa route que le migrant fera l’expérience concrète de
ce changement qualitatif. Il va entrer, et ce jusqu’à la fin du voyage, dans
une incertitude totale, oscillant entre la peur et l’insécurité.

« A l’arrivée à Istanbul, le passeur m’a emmené dans un hôtel. Ca sentait


la peinture fraîche, mais tout était sale, les lits, les draps, les toilettes. Et
puis on aurait dit qu’il n’y avait personne, tout semblait vide. Ils m’ont don-
né une chambre au troisième étage, il y avait trois lits, et une porte qui don-
nait directement sur une échelle à l’extérieur. C’était peut être pour
s’échapper si la police arrivait par l’escalier, mais moi j’ai pensé que n’im-
porte qui pouvait entrer par là dans la nuit et me tuer pour prendre mon ar-
gent. Je suis resté un quart d’heure dans la chambre, et j’ai décidé de par-
tir. Ils m’ont dit : “non, tu as signé le registre, tu ne peux plus partir”. J’ai
répondu qu’il suffisait de rayer mon nom. Le passeur m’a rattrapé dans la
rue et m’a dit “attends, attends, je vais te trouver une autre place. Un peu
plus cher mais mieux”. J’ai dit non. J’ai cherché un téléphone, j’ai appelé
mon ami à Dohok pour savoir où aller. Il m’a donné deux noms. J’ai trouvé
le premier hôtel. Il était fermé, avec de larges bandelettes sur la porte et
une inscription : “fermé par ordre de la police”. J’ai cherché le second, et

20
j’y ai pris une chambre. Jusqu’à ce que j’aie un accord avec un agent et
que je rejoigne son appartement, j’ai changé chaque jour d’hôtel. J’avais
peur, tout le temps et partout ».

Le centre de Sangatte, pour ceux qui y parviennent avec l’objectif de gagner


l’Angleterre, constitue la dernière étape. Là encore, le passage reste l’apa-
nage des passeurs, et leur pouvoir sur ce point est intact. Les conditions à
l’intérieur même du centre ne placent pas les migrants dans une situation de
moindre dépendance à leur égard. La quasi-totalité des conflits qui y ont vu
le jour ont eu pour fait déclencheur des rivalités entre passeurs pour le
maintien du monopole du passage. Depuis l’annonce de la fermeture du
centre, avec la mise en place de nouvelles mesures renforçant l’inviolabilité
des points de passage, celui-ci est devenu encore plus difficile. Et le recours
au passeur encore plus nécessaire.

Un durcissement de la législation en matière d’asile et d’immigration est


objectivement un leurre. Croire que le droit et la morale sont ici dissuasifs
relève de la naïveté politique et de l’ignorance sociologique. Toute produc-
tion ou toute modification législative dans une perspective répressive en-
traîne aussitôt, en « face », la production de stratégies adaptatives. En
« face », ce sont ceux que l’on appelle ordinairement les « filières ma-
fieuses ». Elles aussi, comme n’importe quelle entreprise fondée sur l’illé-
galité, mobilisent la science et la technique au profit de leur « commerce ».
Dans ce cadre-là, ici comme ailleurs, l’expertise et le conseil juridique
jouent sans aucun doute un rôle fondamental. Peut-être, et c’est une hypo-
thèse qui nous semble devoir être envisagée tout à fait sérieusement, que la
liberté de circulation des personnes serait un mécanisme fatal pour ces en-
treprises mafieuses. Et les Etats auraient tout à y gagner sur un plan écono-
mique, en particulier dans le domaine des transports publics, mais aussi en
termes de sécurité publique. ?

Notes

[1]
Toutes les citations de cet article sont extraites d’une série d’entretiens
réalisés dans le cadre d’un ouvrage à paraître écrit par Laurette Mokra-
ni.

21
[2]
Ce trafic et cette exploitation d’êtres humains représentent des sommes
considérables. Un bref calcul, même approximatif, peut donner l’enjeu
financier lié à ce « commerce ». A raison d’une vingtaine de passages
par nuit pour l’Angleterre (probablement beaucoup moins ces der-
nières semaines) et de 600 dollars en moyenne le passage, les chefs de
réseaux de passeurs locaux peuvent empocher plus de 12 000 dollars
en une nuit. En une semaine, cela représente quelques 84 000 dollars.
Ce décompte, au moins jusqu’au second trimestre de 2002, est proba-
blement nettement en-dessous de la réalité.

22
Stratégies roumaines — Dana Diminescu
Après la chute du régime communiste en Europe de l’Est, les peuples de ces
pays sont passés de façon spectaculaire de la « non-mobilité » (depuis la se-
conde guerre mondiale et jusqu’en 1989, non seulement les migrations mais
toute forme de déplacement international étaient restés très réduits) à un ré-
gime de migrations très intenses. La Roumanie ne fait pas exception : mal-
gré un régime international très restrictif à l’égard de la libre circulation des
Roumains, les douze années écoulées entre l’obtention du droit de sortir li-
brement du pays (décembre 1989) et le droit d’entrer sans visa dans l’es-
pace Schengen (janvier 2002) ont marqué la reprise des déplacements à
l’étranger.

Dans leur ensemble, ces nouvelles mobilités s’inscrivent dans les tendances
générales de l’espace migratoire mondial. Mais, dès que l’on se réfère au
contexte particulier de la construction européenne et à la question de l’adhé-
sion des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne, elles
renvoient à une évolution spécifique.

C’est à travers l’étude des rapports complexes qui se dessinent dans les re-
lations des différents pays de l’UE avec la Roumanie (en particulier sur la
politique de gestion des flux de circulation et de migration) et leurs contri-
butions implicites à la genèse des différentes mobilités, qu’on a pu distin-
guer, pendant les années qui ont suivi le changement politique et social
de 1989, plusieurs stratégies et même stratagèmes de circulation migratoire
correspondant à trois périodes distinctes.

Au cours des premières années de la décennie 90 (1990-1994), des migra-


tions de tâtonnement, temporaires, pour la plupart transfrontalières, tentent
d’« approcher » un Occident mythifié et interdit jusqu’en 1989. Durant
cette période, des migrations ethniques ayant comme destination l’Alle-
magne, la Hongrie et Israël ont vécu leur dernier épisode. D’autres ressor-
tissants roumains, reconvertis au « commerce à la valise » (c’est-à-dire au
petit trafic transfrontalier) affluaient pendant ce temps vers la Turquie, la
Yougoslavie et la Pologne. Ces nouvelles circulations migratoires, très en
vogue tout de suite après 1989 et qui exprimaient un désir plutôt de circula-

23
tion que de migration, diminuent jusqu’à leur disparition vers la fin des an-
nées 90.

Si elles représentaient, pour de nombreux Roumains, le premier exercice


d’un droit dont ils avaient été privés depuis un demi-siècle, elles ont marqué
également le premier schisme entre l’Etat roumain, (qui a mis longtemps à
revoir sa conception de l’étranger et à harmoniser sa réglementation avec la
législation européenne), et ses citoyens qui se sont trouvés très vite en diffi-
culté, entre l’envie de partir et un statut qui ne le leur permettait pas.

Dès lors, les itinéraires migratoires des Roumains sont devenus un vrai par-
cours du combattant des frontières utilisant toutes les opportunités pos-
sibles, la ruse et le détour. Clandestins pour la plupart, les passages au-delà
de l’ex-rideau de fer ont été, au début, le fait d’initiatives individuelles, sui-
vant une logique plutôt d’improvisation et d’exploration. Puis, à mesure que
les connaissances sur les trajets et les potentialités du marché du travail oc-
cidentaux s’accumulaient, les départs groupés, accompagnés d’un passeur,
ont été plus nombreux.

Des trajectoires identiques

La France a vu arriver, dans cette période, deux populations de migrants de


Roumanie d’ethnies et d’origines géographiques différentes. Il y avait,
d’une part, une communauté de Roms (du département de Timis [1], à
l’Ouest de la Roumanie, dans la région du Banat), auxquels se sont ajou-
tées, à différents moments au cours des dix dernières années, d’autres
branches de différentes ethnies de Roms provenant de plusieurs régions
(Arad, à l’ouest de la Roumanie, Cluj en Transylvanie, Craiova au Sud, et
récemment une communauté d’une banlieue de Bucarest) ; il s’agissait,
d’autre part, d’une communauté de paysans saisonniers d’Oas et de Mara-
mures [2] (deux régions voisines au Nord de la Roumanie, les départements
de Satu-Mare et de Baia Mare).

Bien que leurs tactiques et leurs itinéraires migratoires vers la France soient
très divers, et que les réseaux des uns n’interférent pas avec ceux des autres,
les trajectoires migratoires ne différent pas d’un groupe à l’autre. Deux tra-
jets jalonnent l’espace et le temps des voyages clandestins et se détachent

24
dans l’ensemble de leurs mobilités : un par la Pologne traversant l’Oder, et
l’autre par la Hongrie, pénétrant l’espace occidental à la frontière verte avec
l’Autriche.

Jusqu’en 1998, ces populations justifiaient leur présence en France par la


demande d’asile politique, et cela en dépit du fait qu’elles étaient provisoi-
rement installées, faisant chaque année l’aller-retour entre la Roumanie et la
France. Ainsi, au bout de quelques années de va-et-vient entre les deux
pays, chaque migrant avait accumulé un vrai patrimoine de savoir-passer la
frontière.

Une entrée clandestine conclue, quelques mois après, par un retour « for-
cé », mais en réalité volontaire et gratuit, (organisé par la compagnie Ta-
rom – grâce aux procédures d’expulsion et aux accords de réadmission si-
gnés par la Roumanie avec la majorité des pays de la Communauté euro-
péenne) a été une des stratégies couramment employées par les migrants
roumains en France. Cette organisation a changé, vers la fin des années 90,
quand la formule est devenue : une entrée légale dans l’espace Schengen,
un séjour clandestin régularisé sur place (obligatoirement dans un Etat autre
que celui qui a délivré le visa d’entrée dans l’espace Schengen) et un retour
légal.

Tous les pays occidentaux sont concernés. A destination d’abord de l’Alle-


magne et de la France, les migrations roumaines se sont ensuite dirigées
vers l’Italie pour s’étendre, vers la fin des années 90, aux pays du Sud de
l’Europe qui connaissent à leur tour une hausse sans précédent des flux de
population provenant de Roumanie. Et ce glissement des circulations mi-
gratoires roumaines vers le bassin de la Méditerranée n’est pas un phéno-
mène isolé et circonscrit aux frontières européennes. La Turquie et Israël
viennent désormais s’inscrire dans ce continuum migratoire du pourtour
méditerranéen.

Inscrites longtemps dans des paysages, les frontières ont quitté, à la fin des
années 90, les cartes de la géographie physique. Transformées en fichiers,
elle sont soudainement apparues dans les consulats, les préfectures, sur les
ordinateurs portables d’un agent de contrôle à côté d’un banal péage d’auto-
route. Tel est le cas du fichier de délivrance des visas, de l’AGDREF (fi-
chier des ressortissants étrangers en France), du SIS (Système informatique

25
Schengen), d’Eurodac (fichier communautaire des demandeurs d’asile poli-
tique dans l’Union européenne), etc. Ces nouvelles frontières informatiques,
qui déploient une logique de réseau extraterritorial, ont élargi les territoires
nationaux ou communautaires au-delà de leurs frontières d’Etats.

La nouvelle frontière informatique

Leur mise en fonction a ouvert la voie à quelques mutations dans le monde


migrant : mise en place d’une autre gestion à distance et en réseau des pe-
santeurs territoriales [3] ; « professionnalisation informatique » des pas-
seurs ; « emprisonnement informatique » dans une sorte de centre moderne
de rétention comme l’est le Système informatique Schengen. Un autre chan-
gement est apparu dans la configuration des passages. Désormais, c’est par
« l’écran » [4] qu’on devra passer et, tout comme dans la nouvelle Devant la
loi de Franz Kafka, chacun par sa propre porte. Ainsi, nom, date de nais-
sance, nationalité sont devenus des codes précieux d’installation dans la
mobilité. Et tant que ceux-ci feront partie d’un algorithme d’opposition à la
circulation, le marché de la fabrication d’une « identité de voyage » (docu-
ments, relations, passeports ou mot de passe) ne pourra que prospérer.

Les frontières informatiques ont également contribué à la modification des


stratégies de départ et à la composition du capital de mobilité. Dans les pays
d’accueil s’institue ainsi une stratégie d’échanges sociaux, d’inventions
techniques et de solidarité. Si, dans le cas du passage par la frontière natu-
relle, transmettre le mot et la recette faisait de chaque clandestin un véri-
table passeur (du moins un passeur d’informations), dans le cas de la fron-
tière informatique (le fichier de la délivrance des visas, par exemple), le
rôle du passeur est assigné aux amis, aux contacts à l’étranger avec ceux qui
ont parrainé le passage à l’Ouest (particulièrement par la procédure de l’in-
vitation).

Chez les amis allemands

Ainsi, les circulations migratoires roumaines observées dans les an-


nées 90 ne peuvent se comprendre sans l’arrière-plan de l’histoire de la mi-
gration des Aussiedlers (c’est-à-dire des Allemands rapatriés) de la Transyl-
vanie et du Banat, deux régions roumaines à forte composante ethnique al-

26
lemande. Les retours intermittents des Allemands d’origine roumaine à
l’occasion de vacances ou de visites à la famille résidant encore en Rouma-
nie – liberté très précieuse qui leur permettait de partir et de revenir, et tant
désirée – ont nourri pendant longtemps l’imaginaire migratoire de la société
roumaine.

Cette population, qui circulait selon diverses modalités entre la Roumanie et


l’Allemagne, reconnue aussi bien dans un pays que dans l’autre, représen-
tait le meilleur capital social de mobilité des Roumains. Ainsi, par exemple,
chaque année, depuis 1998, les consulats allemands en Roumanie ont déli-
vré environ 180 000 visas aux citoyens roumains, soit trois fois plus que les
consulats des autres pays membres de l’UE – pour ne prendre que
l’exemple de la France, deuxième « distributeur » de visas, entre
50 000 et 60 000 visas ont été accordés pendant la même période.

D’après les fonctionnaires du consulat allemand de Timisoara, deux tiers


des visas délivrés chaque année sont des « Besuchvisum », (visas de court
séjour pour rendre une visite) obtenus grâce à une invitation venant d’un ci-
toyen allemand. Ces invitations proviennent, dans leur large majorité, de la
communauté des Aussiedlers. Pour les migrants allemands, chaque séjour
en Roumanie provoque, à leur retour en Allemagne, une série d’invitations
à l’adresse de leurs amis roumains, leurs voisins, leurs « obligés », etc.
Certes, des échanges d’amitié dans le cadre strict d’un Besuchrecht (droit de
visite) ont eu lieu mais, dans leur majorité, ces invitations servent à l’instal-
lation dans la mobilité de dizaines de milliers des personnes qui n’ont pas
d’autre moyen de circuler dans l’espace Schengen.

Si, au début des années 90, les « invités » se transformaient, après leur en-
trée en Allemagne, en réfugiés politiques, la situation se présente bien diffé-
remment aujourd’hui. Une partie de la population migrante roumaine instal-
lée et travaillant de manière plus ou moins temporaire en Italie, mais aussi
en Espagne ou en France, est arrivée de Roumanie suite à une demande de
visa pour l’Allemagne. Une sorte d’accord tacite en vigueur dans ces ré-
seaux vise en effet à éviter de créer des ennuis aux amis allemands qui ont
permis la délivrance de ce visa. Cette connivence garantit « la propreté
dans l’ordinateur » [5] (c’est-à-dire la non-inscription dans le SIS) ; on la

27
retrouvera dans tous les cas décrits ici, à l’égard des Italiens ou des Fran-
çais, même si aucun n’atteint l’ampleur du cas allemand.

Dans le cadre d’une politique européenne d’« immigration zéro » et d’un


clivage insurmontable entre l’ancien exil et les migrations après 1989, les
Allemands originaires de Roumanie ont joué un rôle essentiel dans les cir-
culations migratoires roumaines : le rôle d’une diaspora manquante. Prêts à
partager leur capital institutionnel et de mobilité, ils ont assuré l’alliance de
base entre la Roumanie et l’Europe.

L’attente d’un retour au sein de l’Europe

Depuis février 2000, des migrations roumaines attendent la normalisation


de la circulation dans le cadre de l’Union européenne. Pendant des années,
la Roumanie a frappé à la porte de l’Europe d’une manière émotionnelle, en
termes de retour dans un giron qui avait toujours été le sien, et non pas opé-
rationnelle en termes d’intégration. Les aspects juridiques et économiques
tracés par la CE n’ont pas été perçus en tant que tels, d’autant que les ré-
formes se sont longtemps fait attendre.

Parallèlement, avec l’ouverture à l’Ouest et le processus de négociation


d’adhésion à la Communauté européenne, la Roumanie prend conscience,
pour la première fois, de la question migratoire. D’une part, elle intensifie
les mesures contre la migration clandestine, de l’autre, elle se réjouit
que 3 % du PIB de la Roumanie proviennent des fonds envoyés de l’étran-
ger par ses citoyens.

Le processus de suppression des visas est entré en vigueur le 1er jan-


vier 2002. Les Roumains ont obtenu le droit de circuler librement dans l’es-
pace Schengen au prix d’une frontière temporelle et économique : désor-
mais, ils peuvent voyager en Occident sans dépasser trois mois par an et en
justifiant de ressources équivalant à cent euros par jour. Dès lors, ces nou-
velles mesures ont contraint les Roumains à façonner d’autres stratégies de
circulation migratoire : le va-et-vient entre la Roumanie et l’Occident se
poursuit donc au rythme des trois mois autorisés, les services de transport
ont enrichi leur offre, les trajectoires migratoires et les destinations se sont
diversifiées et orientées massivement vers le bassin méditerranéen.

28
Plusieurs pays européens sont sortis de leur rigidité à l’égard des ressortis-
sants roumains et ont conclu des accords avec la Roumanie permettant le
travail saisonnier chez eux. C’est le cas de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Es-
pagne, du Portugal, de la Suisse et de la Hongrie. Les quotas sont en
moyenne de 5 000 travailleurs par Etat et par saison. Les conventions
portent sur les secteurs de l’informatique, de la santé, du BTP, de l’agricul-
ture et de la restauration.

De son coté, la Roumanie se prépare à devenir partie prenante du processus


de coordination et d’unification des politiques migratoires européennes. La
loi relative au régime des étrangers en Roumanie, d’inspiration européenne,
a été adoptée en urgence le 2 avril 2001 de même que la loi sur le régime
juridique des frontières de l’Etat, l’organisation et le fonctionnement de la
police des frontières (juin 2001). Les mesures juridiques contre la migration
clandestine, au sein et à l’extérieur de la Roumanie, se sont renforcées. A
Bucarest, on parle de « l’alignement de la procédure d’octroi des visas pour
“les Etats de la liste négative”, conformément à celle prévue par l’accord de
Schengen » et, effectivement, des négociations pour l’imposition de visas
aux Ukrainiens, aux Russes et aux Moldaves tracent un nouveau rideau de
fer.

Alors que l’Europe démantelait, en 1989, ses défenses contre le commu-


nisme, elle commence à se croire menacée par un ennemi intérieur. Le dan-
ger extérieur – explique Monica den Boer [6] – s’est transformé, et dans ce
glissement des périls du régime communiste aux dangers de l’immigration
et du crime organisé, ont été entraînés, sans exception, tous les pays candi-
dats à l’élargissement de l’Union européenne. Pour entrer en Europe, il faut
donc commencer par créer une frontière sûre à l’Est, qui devient la nouvelle
frontière extérieure à l’Est de l’Europe. Créer une frontière pour mieux cir-
culer, voilà un des meilleurs paradoxes de notre époque.

La Roumanie, à côté des autres pays de l’Europe de l’Est, apprend à la fois


la construction idéologique d’un étranger commun à tous les pays du vieux
continent et les pratiques institutionnelles de l’hospitalité européenne. ?

NOTE DE LECTURE

29
Immigration : le défi mondial
par Philippe Bernard, Gallimard, « Folio Actuel », 2002, 352 p, 7,60 €
Chef de section du département « société » au journal Le Monde, Philippe
Bernard nous livre ici, dans un travail étayé par des statistiques sérieuses et
illustré de tableaux évocateurs, loin des approximations et des amalgames
faciles, un condensé de sa riche expérience en la matière.
Analyse de ce phénomène mondial et permanent, qui devient un enjeu ma-
jeur pour l’Europe. Rappel historique de la manière dont il a été traité en
France, surtout depuis la fin de la seconde guerre mondiale, où l’étranger,
dénoncé comme « inassimilable », tient le rôle du bouc-émissaire des frus-
trations du moment. Elargissement de la réflexion au-delà des petits débats
hexagonaux, où l’on passe insensiblement du colonisé à l’immigré, et inter-
rogations, hors des sentiers battus, sur les réponses à apporter, dans l’avenir,
face à la mondialisation des biens et des capitaux.
En annexe, un précis juridique, rigoureux et bien documenté, contenant un
utile aperçu sur les législations étrangères concernant la nationalité.
Bref, un ouvrage qu’on ne saurait trop recommander à tous ceux, nom-
breux, qui ont affaire aux étrangers en France : parlementaires, élus munici-
paux, agents de l’administration, magistrats, avocats, militants d’associa-
tions, dont l’ignorance est parfois flagrante, mais qui entendent ne pas se
contenter des idées reçues sur un problème aussi fondamental.
André Legouy

Notes

[1]
Les premiers Roms de Timis sont arrivés en France en 1991. Plusieurs
centaines d’entre eux ont vécu à Roubaix, une cinquantaine d’autres se
sont installés à Toulouse. A Nanterre, un campement de fortune ac-
cueillera longtemps entre 800 et 1000 personnes. (A. Reyniers, Les po-
pulations Tsiganes et leurs mouvements dans les pays d’Europe cen-
trale et orientale et vers quelques pays de l’OCDE, OECD , Paris,
1995, p. 14).
[2]
Dana Diminescu, ibid.
[3]

30
Depuis 1986, le visa est l’instrument essentiel de dissuasion de la cir-
culation migratoire clandestine et à l’encontre des pays de la liste
noire, c’est-à-dire ceux qui comportent un risque migratoire. Le
contrôle des frontières s’exerce donc à distance, les autorités consu-
laires devant interroger, pour chaque personne qui se présente, les fi-
chiers de la délivrance des visas. Ces fichiers, dénommés « fichiers
d’opposition » peuvent être consultés également par les services de la
police de l’air et des frontières. Ils contiennent un traitement automati-
sé d’informations nominatives et des informations relatives à la nature
du visa demandé (court séjour et long séjour).
[4]
Un migrant roumain raconte ainsi son entrée dans l’espace Schengen :
« Ils [la police de frontières] m’ont cherché sur l’écran, ils ne m’ont
pas trouvé et je suis passé ».
[5]
Voir Dana Diminescu, « Le système D contre les frontières informa-
tiques, in Hommes et Migrations, n° 1230, mars-avril 2001, p. 28-33.
[6]
Crime et immigration dans l’Union européenne : http://www.multima-
nia.com/ policenationale/immigration_ue.htm.

31
Les Chinois, entre filières et parcours offi-
ciels — Chloé Cattelain, Sébastien Ngugen
En 1997, les Chinois qui défilaient dans les rues de Paris étaient principale-
ment des familles issues du Sud de la province du Zhejiang, du port de la
ville de Wenzhou et des bourgs ruraux environnants. Depuis, d’une part
cette migration a connu un très fort rajeunissement, avec le phénomène dit
des « mineurs isolés », d’autre part, à cette migration traditionnelle s’est ad-
jointe une migration totalement nouvelle : celle des Chinois du Nord et des
mégalopoles de la Chine industrialisée.

L’adaptation, la multiplicité des moyens adoptés par les filières dépassent le


cadre étroit des clichés accolés à la migration chinoise, souvent associée à
la « mafia » et aux « clandestins ». En effet, légalité et illégalité, filières or-
ganisées et recours officiels font bon ménage dans les parcours et moyens
migratoires des Chinois. Après avoir dressé un bref tableau des nouveaux
profils migratoires chinois depuis 1997, nous verrons à quelles filières ces
profils correspondent.

Dans les années 1990, le pôle migratoire du Sud du Zhejiang autour de la


ville de Wenzhou – appelée aussi par ses ressortissants « la petite Hong-
Kong » – est au sommet de son développement économique grâce au dyna-
misme de son secteur non-étatique. Ce sont des ruraux reconvertis au petit
commerce qui migrent désormais. Ils exerçaient en Chine des professions
peu qualifiées et possèdent un niveau scolaire, pour plus d’un tiers d’entre
eux, équivalent au primaire.

L’intensification de l’arrivée des mineurs, issus majoritairement de la cam-


pagne, est un phénomène récent qui mérite d’être mentionné. Si son am-
pleur paraît toute relative au regard des chiffres nationaux, il provoque de
vives réactions de la part des administrations d’accueil des primo-arrivants
scolarisés et des mineurs isolés.

Depuis 1997, les Chinois constituent environ 30 % des élèves des structures
d’accueil de l’Académie de Paris et leur nombre ne cesse d’augmenter . Ces
jeunes sont relativement plus âgés que les autres élèves primo-arrivants,

32
puisque leur âge moyen est de quatorze ans. Par ailleurs, le phénomène des
mineurs isolés chinois acquiert une visibilité accrue. Dans les services de
l’Aide sociale à l’enfance de Paris, le nombre absolu de jeunes Chinois aug-
mente de manière constante : 14 en 1999, 30 en 2000 et 145 en 2001. Leur
proportion atteint plus d’un quart des sollicitations en 2001. Enfin, depuis le
début de l’année 2002, les tribunaux de Bobigny, Créteil et Nanterre
constatent une augmentation des sollicitations spontanées de jeunes origi-
naires du Sud du Zhejiang : des adolescents isolés se présentent dans les
salles des pas perdus ou devant l’entrée des tribunaux pour faire une de-
mande de placement en foyer.

Ces mineurs sont aux deux tiers des garçons, en grande partie âgés de seize
à dix-huit ans. La méfiance que suscitent les demandes de placement ne doit
pas minimiser la difficile situation de ces adolescents : ils quittent la Chine
à la fin de leurs études, car ils n’y ont pas de véritable perspective d’emploi
ni de poursuite d’études de qualité dans un système très élitiste ; la présence
en France d’une partie de leur famille qui n’a pas nécessairement souhaité
leur venue ne saurait les protéger de l’isolement. En effet, c’est une forme
de dette morale qui explique leur présence en France : la famille restée au
pays peut demander la prise en charge d’un mineur au membre de la fratrie
déjà parti grâce aux finances de la famille.

La déliquescence d’un système

De son côté, la migration du Nord, hâtivement appelée Dongbei, concerne


des personnes issues des provinces du Nord-Est, mais aussi des villes de
Tianjin, Shanghai et des provinces du Shandong. Point commun : ce sont
des régions anciennement industrialisées, dont les entreprises d’Etat, pré-
pondérantes en terme d’emploi de la main-d’œuvre, ont fait faillite et licen-
cié en masse. Ces migrants du Nord et des mégalopoles sont âgés d’une
quarantaine d’années.

Les études qu’ils ont suivies pendant la Révolution culturelle, fortement


empreintes d’idéologie communiste, les ont peu préparés aux changements
de la Chine convertie à « l’économie socialiste de marché. » Une fois diplô-
més du lycée ou de l’université, ils ont travaillé dans une entreprise d’Etat,
en tant que cadre moyen, technicien, employé ou ouvrier. Mariés, ils ont sa-

33
gement suivi les directives du Parti : ils ont un enfant unique. Il est vrai que
le contrôle social exercé dans leur unité de travail ne leur a pas vraiment
laissé le choix.

Sans être particulièrement nantis, les Chinois du Nord ont joui pendant des
années d’un système social qui protégeait ses employés. Au cours des an-
nées 1990, les faillites des entreprises publiques du textile ou de l’industrie
lourde, jusque-là largement subventionnées, ont provoqué le licenciement
de millions de salariés qui ont alors perdu tout droit à une protection so-
ciale. Ces restructurations se sont accentuées ces dernières années pour per-
mettre l’entrée de la Chine dans l’organisation mondiale du commerce
(OMC).

A la perte d’emploi se sont parfois ajoutées d’autres ruptures telles que la


dégradation des relations avec le conjoint voire le divorce. Les frais exorbi-
tants des études du « trésor » enfant unique ne peuvent plus être couverts.
Chute du niveau de vie et déclassement social ne sont pas compensés par un
système social qui, désormais, ne protège plus ses bénéficiaires, mais au
contraire encourage la réussite économique au moyen de réseaux relation-
nels et de corruption. La migration apparaît alors comme une planche de sa-
lut et la possibilité de commencer une nouvelle vie, alors que le marché de
l’emploi et la société chinoise procurent peu d’opportunités à ces relégués
du « socialisme ».

Aux deux principaux profils de migrants chinois correspondent des modes


d’arrivée distincts. D’un côté, les personnes du Zhejiang viennent rejoindre
leur famille élargie en France. Jusqu’en 1997, leur venue était clandestine.
Depuis, les personnes viennent généralement avec un visa de l’espace
Schengen, non sans avoir dû transiter plusieurs semaines voire plusieurs
mois dans d’autres régions du monde. L’usage de passeports vrais ou faux
ou la falsification de vrais est courante avant et après 1997. Les mineurs,
eux, ont de plus en plus recours à une filière touristique qui les fait arriver
en France légalement. Pour les Chinois du Nord, la présence d’intermé-
diaires en Chine favorise la migration. Ils sont donc massivement porteurs
de visas d’affaires délivrés par un pays de l’espace Schengen.

Passeurs et intermédiaires

34
L’intervention d’un intermédiaire est commune aux deux courants migra-
toires du Zhejiang et du Nord de la Chine et pratiquement systématique :
celui-ci définit le trajet de la migration et se charge de procurer les docu-
ments de voyage nécessaires. Les migrants n’ont aucune prise sur l’organi-
sation et le déroulement du voyage, ils sont dépendants de ces intermé-
diaires, passeurs pour les Chinois du Sud du Zhejiang, sociétés intermé-
diaires (zhongjie) pour les Chinois du Nord.

Les modalités du voyage des Chinois du Sud du Zhejiang sont laissées à


l’appréciation du passeur qui n’est jugé que sur ses résultats, non sur les
moyens employés. On pense, souvent à tort, que la dette liée au voyage est
remboursée mois après mois au passeur ou à un usurier. En fait, les mi-
grants chinois doivent payer au moment du départ ou à l’arrivée en France
(113 000 yuan, soit 13 230 euros en moyenne dans cette province). La per-
sonne n’est pas remise à sa famille si l’intégralité de la somme n’a pas été
versée au passeur. Les candidats à la migration empruntent donc la somme
nécessaire à leur famille ou puisent dans leur épargne.

Les Chinois du Nord et des mégalopoles font, eux, appel à de véritables so-
ciétés d’émigration qui se chargent des formalités de départ. Ces sociétés
intermédiaires ont pignon sur rue, œuvrant officiellement comme agences
de voyage ou entreprises de commerce international grâce à un réseau de
relations avec les administrations, les entreprises d’Etat et avec l’étranger,
dont elles vont faire bénéficier le futur migrant.

Etant donné l’ignorance du candidat à l’émigration sur les pays étrangers et


l’absence de réseau dans le pays d’accueil, les sociétés intermédiaires
doivent fournir une gamme de services plus complète que ne le font les pas-
seurs pour les migrants originaires du sud du Zhejiang. Elles s’occupent
donc de demander le passeport, de procurer le visa, d’acheter les billets
d’avion. Le coût du voyage s’échelonne entre 30 000 à 80 000 yuan
(4 600 à 12 200 euros). Pour les Chinois du Nord, l’argent provient davan-
tage de l’épargne que pour les Chinois du Zhejiang.

Une logistique importante

35
Il n’existe pas de parcours migratoire-type d’un Chinois du Sud du Zhe-
jiang. C’est le passeur qui décide en fonction des opportunités par rapport
aux politiques de visas, aux trajets et aux intermédiaires sur la route. Les
migrants sont laissés dans la plus parfaite ignorance, même durant le
voyage. Ils ne savent pas toujours quel pays a délivré le visa, de quel type il
était, s’il était faux ou pas. La confiscation des passeports par le passeur et
la suppression des visas s’ajoutent à ces difficultés d’appréciation.

Les entretiens que nous avons réalisés pour cette enquête permettent de
mettre en relief la diversité des modes d’entrée. Des visas de type variés et
d’origines nationales très diverses (Asie, Afrique, Moyen-Orient, Eu-
rope…) peuvent se succéder pendant le trajet. En effet, les migrants peuvent
adopter différentes identités, nationalités et se munir de documents de
voyages vrais, faux ou empruntés. Une logistique importante permet d’ac-
cueillir des groupes de migrants dans un pays intermédiaire : logement, ap-
prentissage des langues en vue du passage de frontières. Cependant, à un
moment du voyage, un visa Schengen leur sera remis et l’arrivée en France
aura lieu après un passage par un pays européen. Il faut également remar-
quer que les trajets directs par avion, avec un visa Schengen, connaissent
une recrudescence parmi les migrants du Sud du Zhejiang.

Ainsi, certains mineurs âgés de huit à dix-huit ans viennent dans le cadre
d’échanges avec les pays européens munis d’un visa de tourisme délivré
grâce à l’entremise d’une école française, un centre international de langue,
de culture ou de sport. Les inscriptions se font soit en Chine, soit en France.
Pendant leur séjour d’une quinzaine de jours, les jeunes font un tour d’Eu-
rope. Nombre de mineurs suivent cependant un long trajet qui les conduit
dans de nombreux pays et les laisse aux mains de passeurs peu scrupuleux :
dans ce cas, les récits de violence ne sont pas rares.

Les modes de circulation des Chinois du Nord et des mégalopoles sont plus
homogènes que ceux des Chinois du Sud du Zhejiang. La grande majorité
d’entre eux est titulaire d’un visa d’affaires valable dans la zone Schengen
sous prétexte d’une « tournée d’étude commerciale ». L’arrivée directe dans
l’espace Schengen par avion est, par conséquent, la plus répandue.

Ce visa, demandé par la société intermédiaire, n’a pas toujours de rapport


avec le pays choisi. La société intermédiaire obtient le visa européen le plus

36
facile à acquérir ; il suffit après de faire un second voyage « intérieur » vers
la France. Le visa d’affaires présente le double intérêt d’être facilité par le
désir de « coopération » économique européen, et de correspondre aux caté-
gories socioprofessionnelles (réelles ou prétendues) des Chinois du Nord et
à leur niveau d’instruction.

La situation économique, politique et sociale en République populaire de


Chine pousse les anciennes classes privilégiées, ouvriers « maîtres du
pays » et cadres, sur les chemins de la migration. Ils y retrouvent les mi-
grants traditionnels de la province du Zhejiang. Tous effectuent un véritable
passage : au coût réel du voyage s’ajoutent les ruptures successives propres
à la société chinoise et à la migration. Laissés-pour-compte de la moderni-
sation chinoise qui leur permet paradoxalement aussi de quitter leur pays,
ils se retrouvent sous-prolétaires en France.

Pour cela, ils ont dû rassembler de fortes sommes, économies personnelles


ou emprunts familiaux, pour financer un voyage migratoire qu’ils ne maîtri-
seront pas. Chinois du Sud du Zhejiang ou du Nord, ils ont sollicité des in-
termédiaires qui savent trouver et utiliser les failles du système européen de
régulation des flux migratoires. Les entreprises situées en France bénéfi-
cient d’une main-d’œuvre peu onéreuse, corvéable à merci, et qui, par l’im-
portance de sa dette, le restera longtemps. Le migrant est donc le seul per-
dant. ?

Cet article est extrait d’une étude sur « les modalités d’entrée en France des
ressortissants chinois » commandée par la Direction de la population et des
migrations (ministère des affaires sociales). L’équipe de recherche était
composée outre Chloé Cattelain, qui a dirigé l’étude, et Sébastien Ngugen,
de Marylène Lieber (doctorante en sociologie), Abdallah Moussaoui (statis-
ticien), Claire Saillard (linguiste), Véronique Poisson (doctorante en socio-
logie), Christine Ta (médiatrice culturelle).

37
La Méditerranée , « cul-de-sac » de
l'Afrique — Claude Kabala Bwebwe
Le constat que nous nous voyons contraints de faire aujourd’hui est assez
triste : l’Union européenne est en train, par une politique ferme et pas tou-
jours juste, de déplacer sa frontière sud vers l’Afrique du Nord. Pire encore,
par ignorance ou par dédain, elle n’a que peu de souci des malheurs que ce-
la est en train d’engendrer.

L’Afrique du Nord et, dans une plus large mesure, toute la rive sud de la
Méditerranée, sont devenues, ces deux dernières années, une zone « cul-de-
sac » où les migrants venus en majorité de l’Afrique noire vivent toutes les
misères possibles et imaginables, parce qu’ils ont commis le « péché »
d’avoir un jour décidé de partir pour « chercher la vie », fuir la misère, les
conflits de toutes sortes, les persécutions, pour venir en aide à eux-mêmes
et à leurs familles : « J’ai quitté ma mère parce que je n’arrivais plus à sub-
venir à ses besoins et à ceux de mes frères et sœurs, dit cette Congolaise, et
je l’ai rassurée en lui disant qu’il me suffisait d’aller me débrouiller à
l’étranger pour nourrir la famille ». « Mon père a été kidnappé par des
hommes du gouvernement et ma mère n’a aucune instruction. Face aux me-
naces des rebelles armés, je me suis vu obligé d’abandonner nos terres et
de fuir chercher du travail ailleurs pour pouvoir nourrir ma mère, ma
femme et mes enfants, qui sont quelque part en Guinée », me raconte ce
jeune Libérien.

Ils arrivent pratiquement de tout le continent noir. Certains choisissent de se


diriger vers l’Algérie et le Maroc. D’autres groupes préfèrent tenter leur
chance vers la Libye, ayant entendu parler des pétrodollars libyens. Les
Africains de l’Est trouvent plus court de partir vers l’Egypte et le Moyen-
Orient, Moyen-Orient qui, lui-même, est déjà envahi de migrants asiatiques.
De toute façon, il n’est pas rare de recevoir à Alger une personne de l’Est
qui est passée par l’Egypte, la Libye, puis la Tunisie.

Quand ils prennent la décision de quitter leur pays, ils n’ont pas forcément
en tête comme idée première de chercher à atteindre l’Europe. Ils veulent
juste trouver un endroit dans le monde qui leur assure un avenir convenable

38
pour eux et les leurs. Sans oublier qu’un certain nombre d’entre eux ont leur
sécurité réellement menacée dans leur pays.

Ils ne se dirigent donc pas systématiquement vers les pays méditerranéens.


Même si, après quelques haltes dans certains pays sur le chemin où ils ont
cru pouvoir s’établir et trouver un travail, ils ont été déçus de trouver les
mêmes conditions, ou des conditions encore plus dures que chez eux. Alors
naissent les projets de voyage vers le Nord.

Et ils atteignent enfin les pays Sud ou Est de la Méditerranée où certains


réussissent à s’installer et à s’intégrer, au prix d’efforts considérables. Trop
fatigués pour continuer le voyage, ils se contentent de ce que ces pays leur
proposent : c’est plus que ce qu’ils auraient chez eux, en terme de niveau de
vie et aussi de sécurité.

Tout juste des petits boulots

A Tamanrasset par exemple, grande ville du sud de l’Algérie, il a été remar-


qué un grand « cross boarding » : les Nigériens et les Maliens majoritaire-
ment (parce que frontaliers avec l’Algérie) viennent en masse chercher des
petits boulots dans la région sud de l’Algérie, et repartent ensuite reverser
les fruits de leur labeur à leurs familles. C’est un cycle continu qui finit par
« fatiguer » les autorités algériennes. Si cette main-d’œuvre facile peut pro-
fiter à certains entrepreneurs peu scrupuleux, cette présence « envahis-
sante » irrite une grande partie de la population locale avec laquelle les rap-
ports sont en général tendus. Et c’est assez impressionnant (à cause du
nombre, d’une part, et des conditions de grande chaleur, d’autre part) de
voir comment d’autres migrants attendent le long d’un oued asséché que
quelqu’un vienne leur proposer du travail.

Mais, à ce stade, beaucoup d’autres (surtout les Anglophones du Nigeria,


les plus nombreux, du Ghana, de la Sierra-Leone, et les francophones de la
République démocratique du Congo, du Cameroun, du Sénégal) ont déjà
compris, après quelques semaines, qu’il ne faut rien attendre de ces sociétés
arabo-musulmanes et que désormais l’Europe est l’objectif à atteindre.

39
Mais quelle Europe ? Et bien celle qui envoie beaucoup d’argent aux gou-
vernants du Sud et soutient ceux qui sont au pouvoir, celle dont on entend
dire que chacun est libre de travailler où il veut et de faire ce qu’il veut,
celle qu’on voit à la télé rayonnante de richesse, et surtout celle où tous les
amis ou les parents qui y sont déjà ont des téléphones portables et envoient
cadeaux et chèques à la famille restée au pays.

Alors, ceux qui sont à Alger, par exemple, prennent la direction de la


France ou d’Oran où, d’ailleurs, ils n’ont pas le temps de s’arrêter ; ils n’ont
de toute façon aucune envie de faire concurrence aux Algériens qui se
cachent, eux, dans les bateaux de marchandises qui vont en Espagne. Cette
filière-là appartient aux Algériens qui n’accepteront sûrement pas d’« em-
bouteillage » créé par des Africains noirs. Et ces derniers découvrent que
les populations nord-africaines elles-mêmes cherchent aussi à partir ; que
leur nombre de clandestins en partance est peut-être plus de trois fois supé-
rieur au leur. Et puis les autochtones ont au moins l’avantage d’obtenir des
visas en bonne et due forme, quitte à rester en Europe au-delà du séjour au-
torisé. Mais ce n’est pas là leur souci. Ils paient des passeurs et se re-
trouvent au Maroc ou directement à Marseille.

Au Maroc, où l’escalade du mur de Ceuta ou de celui de Melilla a été ren-


due pratiquement impossible par des financements européens considé-
rables : caméras, détection humaine automatique, projecteurs, etc., ils sont
piégés. Ils se retrouvent maintenant seuls face à des agressions et humilia-
tions en tout genre et face à l’instrument de répression : « Mon mari, qui es-
sayait de me protéger a été battu et est mort sous nos yeux », me dit cette
femme camerounaise courageuse, mais qui n’a pas été capable de retenir
ses larmes dans un étranglement de la voix.

« Après l’échec de notre tentative de traversée du mur de Ceuta, me raconte


un Nigérien, la gendarmerie marocaine nous a repérés. Ils ont complète-
ment dénudé ceux qui essayaient de leur résister et les ont passés à tabac
après les avoir jetés dans des flaques d’eau glacée. Après un moment de dé-
tention, un juge décrètera, sans nous entendre, que nous étions tous illé-
gaux et que, par conséquent, nous serions renvoyés chez nous. Et une nuit
après, nous étions tous reconduits à la frontière algérienne ».

40
L’enfer de Reggane

Côté algérien, c’est plutôt expéditif : la police refoule en masse périodique-


ment vers la frontière malienne ou nigérienne ; avec la mauvaise surprise, il
y a deux mois, que le Mali et le Niger n’acceptaient plus que leurs propres
ressortissants. Improvisation en 2000 par l’Algérie d’un camp ou, plus
exactement, d’un regroupement humain à Reggane, dans des « conditions
que même des chiens refuseraient », réussit à me dire par téléphone un Ni-
gérien. Maintenant encore, les reconduites à ces frontières continuent, les
reconduits étant de toutes nationalités, et le Mali et le Niger ne se rendant
pas toujours compte…

En Tunisie, les gens sont reconduits dans le désert libyen. Qu’ils vivent ou
qu’ils crèvent, cela n’intéresse ni n’interpelle personne, surtout pas les auto-
rités à l’origine de ces décisions. En Libye, ce sont les autorités elles-
mêmes qui se montrent totalement laxistes face à des poussées de xénopho-
bie sans précédent (comme en 2000), accompagnées de massacres d’étran-
gers.

Au Liban, les sans-papiers se retrouvent embarqués dans des cycles conti-


nuels d’emprisonnement pour délit de manque de papiers. Et toutes ces vio-
lations des droits de l’homme les plus élémentaires sont faites au nom de la
sévérité imposée par l’Union européenne, au nom de la protection des éco-
nomies européennes, au nom de la défense de la forteresse Europe.

Mais, dans tout ce désespoir, les choses commencent à bouger, à changer


dans le bon sens. Très lentement, une lueur commence à poindre. Les mé-
dias de ces pays méditerranéens dits de transit, qui ont volontairement ou
par timidité ignoré le phénomène pendant longtemps, commencent à en par-
ler ouvertement. Des rencontres ont lieu au sujet des migrations où se re-
trouvent quelques représentants de la société civile (professeurs, juristes,
étudiants) pour participer à la sensibilisation des opinions. Des rendez-vous
avec les autorités politiques permettent de discuter du phénomène, chose
impensable il y a encore quelques années. Au Liban, par exemple, les auto-
rités délivrent chaque année des permis de travail à un pourcentage appré-
ciable de migrants. Ailleurs, (au Maroc et en Algérie, surtout), le HCR
commence à vraiment faire pression pour que l’asile soit reconnu. Des pro-

41
jets existent, d’autres sont en cours d’élaboration, visant la promotion de la
personne humaine et le respect de sa dignité, projets conçus en collabora-
tion étroite avec des ONG du Nord.

Pour conclure, je dirais qu’il ne faut pas que l’Europe pense que le blindage
de ses frontières suffit à résoudre ses problèmes face à l’immigration clan-
destine. Les différences croissantes de niveau de vie entre le Nord et le Sud
ne peuvent que faire de l’Occident un aimant géant attirant le tiers-monde.
La fuite des capitaux du tiers-monde vers l’Occident n’a pas encore cessé.
L’Europe ne peut ignorer l’une des règles économiques les plus simples : là
d’où partent les capitaux, des emplois se perdent, et là où atterrissent les ca-
pitaux, des emplois se créent.

J’ai été invité à une réception des Nations Unies à Alger, et je garderai tou-
jours en mémoire la réflexion du responsable du PAM (programme alimen-
taire mondial) à Alger : « Dans l’ancien temps, en Afrique sauvage, les po-
pulations se déplaçaient en suivant les mouvements des troupeaux, eux-
mêmes cherchant des pâturages qui leur convenaient. Maintenant, c’est
après le travail que les gens courent pour nourrir les leurs. Ils vont cher-
cher travail et bien-être là où ils se trouvent, même à des milliers de kilo-
mètres de chez eux ! » ?

42
L'ultra-libéralisme à l'œuvre en Italie — Salva-
tore Palidda, Fulvio Vassallo Paleologo
Au cours de la dernière décennie, d’importants changements sont interve-
nus au sein des migrations en Italie [1]. Entre 1991 et la fin de l’année 2001,
le nombre d’immigrés réguliers est passé de 648 935 à 1 362 630, attei-
gnant 2,4 % de la population totale, pourcentage relativement modeste. Ce-
pendant, au cours de cette décennie, le traitement et le sort des migrants se
sont beaucoup aggravés. Au sein de la classe politique, la concurrence entre
le centre-gauche et le centre-droit, qui s’est essentiellement polarisée sur la
question « insécurité-migrations », a conduit l’Italie à adopter une politique
de fermeture qui a entraîné des conséquences parfois dramatiques. On a ain-
si assisté à une augmentation continue du nombre de morts lors des tenta-
tives d’immigration par voie terrestre et surtout maritime (en particulier des
centaines de personnes se sont noyées entre août et septembre 2002 près des
côtes siciliennes) [2] ; des milliers d’expulsions ont été effectués touchant
parfois des personnes qui avaient droit à l’asile (presque cent mille en dix
ans) ; la criminalisation et l’autocriminalisation, en particulier des jeunes,
n’a cessé d’augmenter : le nombre de plaintes concernant des Italiens est, à
l’heure actuelle, six fois moins élevé que celui visant les étrangers, et le
taux d’arrestations dix fois inférieur ; les immigrés sont de plus en plus sou-
vent la cible de la police, si bien qu’en 2002, les étrangers représentent plus
de 36 % des personnes incarcérées alors qu’ils n’étaient que 12 % en
1987 (60 % des détenus étrangers sont en attente de procès pour délits mi-
neurs, alors que ce pourcentage n’atteint pas 40 % chez les Italiens). La si-
tuation d’irrégularité n’a cessé d’augmenter, ce qui explique qu’il ait fallu
procéder à cinq régularisations (sanatorie) en quinze ans tou-
chant 120 000 personnes en 1986, 220 000 en 1990, 246 000 en 1996, envi-
ron 250 000 entre 1999 et 2000, et probablement 300 à 350 000 en 2002.
Aux Etats-Unis, les irréguliers sont passés de cinq millions et demi
en 1999 à plus de sept millions en 2001, ce qui prouve que la guerre milita-
ro-policière contre les migrations ne stoppe pas l’immigration clandestine,
celle-ci étant indispensable à l’économie néo-libérale.

43
En Italie, la très grande majorité des immigrés a connu un jour ou l’autre
une situation d’irrégularité, soit parce que les possibilités d’accès au permis
de séjour sont quasi inexistantes, soit parce qu’une bonne partie des régu-
liers finit par glisser dans l’irrégularité n’étant plus en mesure de remplir les
conditions requises pour le renouvellement du permis de séjour : environ
30 à 35 % des migrants réguliers se trouvent chaque année dans cette situa-
tion. L’essentiel de la demande de main-d’œuvre immigrée provient depuis
toujours des activités de l’économie souterraine qui, en Italie, atteint plus
de 28 % du PNB (ce taux est d’environ 16 % en France) [3] : ceci explique
donc le grand intérêt que peuvent représenter les clandestins.

La fin de la guerre dans les Balkans ayant laissé croire que la situation dans
cette région s’était stabilisée, les migrants qui en étaient originaires ont
donc été rapidement exclus de l’accès aux permis temporaires. Entre-temps,
l’Italie a signé des accords bilatéraux avec vingt-trois pays, notamment
ceux des Balkans et du Maghreb. Parmi les dispositions contenues dans ces
accords, le volet coopération policière semble être celui qui a fonctionné
avec le plus d’efficacité, moins à l’égard des organisations criminelles
d’Italiens installées dans les Balkans que vis-à-vis des petits délinquants et
des sans-papiers en provenance de cette région (les seuls criminels n’étant
que des ex-policiers, ex-militaires et ex-agents des services secrets).

C’est, en partie, cette intense activité policière qui peut expliquer la quasi-
disparition des passages ou des débarquements clandestins d’immigrés à
travers les frontières terrestres du Nord-Est (entre l’Autriche, la Suisse, la
Slovénie et l’Italie) ou sur les côtes adriatiques italiennes à partir des côtes
slovènes, croates, albanaises, du Montenegro ou de Grèce. En effet, au
cours des années 1990, la majorité des arrivées dites clandestines en Italie
venaient des Balkans, alors qu’auparavant elles étaient originaires du
Maghreb et arrivaient par la Sicile. Ce changement témoigne aussi d’une
sorte de sélection informelle ou tacite favorisée par la police à travers ce
qu’on appelle en Italie la « gestion des règles du désordre » [4]. Ainsi, la
grande majorité des nouveaux immigrés en Italie était composée de femmes
venant de pays « catholiques » (à travers les filières des missionnaires, des
ONG et des paroisses), à savoir des Philippines et des Péruviennes, et
d’hommes et de femmes venant des pays de l’Est (Ukraine et Roumanie en
particulier).

44
L’hostilité sociale et institutionnelle envers les immigrés venant de pays dits
islamiques ou musulmans mais aussi africains en général s’est totalement
banalisée dans les pratiques quotidiennes des acteurs dominants et des cita-
dins « zélés ». A cette hostilité « dissuasive » s’est ajoutée une campagne de
criminalisation des jeunes immigrés d’origine maghrébine et albanaise :
leur taux d’incarcération dépasse de seize à vingt fois celui des Italiens.

La grande majorité des tentatives d’immigration depuis 1998 a été le fait de


personnes originaires de pays en guerre ou faisant l’objet de persécutions
(c’est notamment le cas des Kurdes, des Somaliens, des Soudanais, etc.),
c’est-à-dire de personnes qui auraient droit à l’asile politique ou humani-
taire mais qui cherchent à fuir l’Italie parce que ce pays ne garantit pas un
véritable droit d’asile et parce que leurs parents sont installés dans d’autres
pays. L’Italie étant le seul pays de l’Union européenne à n’avoir pas encore
adopté de loi sur l’asile conformément aux directives de l’UE, elle est es-
sentiellement un pays de transit pour les réfugiés. Cette « vague » d’immi-
gration clandestine (en réalité d’ampleur relativement modeste) a concerné
surtout les côtes de la Calabre et de la Sicile et a été alimentée par des trafi-
quants utilisant des gros bateaux pourris à partir des côtes turques.

Avec l’arrivée de la droite au pouvoir (après mai 2001), la situation n’a ces-
sé de s’aggraver et le nombre de morts le long des trajectoires terrestres et
surtout maritimes, près des côtes siciliennes, d’augmenter de manière im-
pressionnante. La droite a en effet pris la direction du pays en promettant
l’« immigration-zéro » et la guerre totale aux « clandestins », en annonçant
une loi et des pratiques très dures allant de l’ordre donné aux militaires et
aux policiers de tirer sur les bateaux de « clandestins », jusqu’aux expul-
sions immédiates par décision de l’autorité de police.

Avant même l’entrée en vigueur de la loi Bossi-Fini (qui porte le nom du


chef de la Ligue Nord – le parti le plus xénophobe – et du chef du parti dit
post-fasciste), le décret du 9 avril 2002 a entériné la pratique des expulsions
avec accompagnement immédiat à la frontière, bien que cette disposition
soit suspectée d’inconstitutionnalité par la Cour Constitutionnelle. Celle-ci
a en effet affirmé la nécessité d’un contrôle juridique effectif sur toute me-
sure administrative limitative de liberté à l’encontre des immigrés irrégu-
liers, en particulier lorsque l’expulsion doit être exécutée immédiatement

45
sans passage par le centre de rétention. Le gouvernement a ainsi voulu ré-
pondre aux décisions des juges qui avaient censuré l’action des autorités de
police lors du rapatriement immédiat d’immigrés irréguliers, parfois deman-
deurs d’asile, avant même que les instances judiciaires aient pu examiner
les recours présentés par les défenseurs de ces expulsés.

Pour la nième fois, au cours de l’été 2002, le gouvernement Berlusconi a


proclamé l’état « d’urgence-immigration », qui autorise toutes les autorités
locales à prendre des mesures d’exception comme la sous-traitance privée
pour la création de centres de rétention et l’embauche de personnel à temps
partiel. Les préfectures de police ont improvisé des « centres de transit »
pour les nouveaux arrivants qui sont ensuite envoyés vers les centres de ré-
tention afin d’être expulsés. Les centres dits « d’accueil » fonctionnent dé-
sormais comme des centres de rétention et, dans les faits, sont utilisés éga-
lement pour les demandeurs d’asile.

Le pouvoir discrétionnaire de la police est de plus en plus grand, ce qui lui


permet d’ignorer parfois les demandes de secours, de laisser se noyer les
candidats à l’immigration, de faire inculper des pêcheurs qui ont porté se-
cours à des personnes en train de se noyer. Les nouveaux arrivants sont
d’emblée considérés comme des clandestins, soupçonnés d’être à la merci
des mafias et donc destinés à être expulsés avant même de vérifier s’ils ont
droit ou non à l’asile.

Dès lors, dans les faits, la police agit à son gré : le sort de chacun dépend de
la tendance raciste ou au contraire humaniste du militaire ou du policier au-
quel on a affaire, mais, d’une manière générale, la prétendue pression de
l’opinion publique incite à la brutalité ou au cynisme. Ce qui s’est passé sur
l’île de Lampedusa est, en ce sens, exemplaire : dans ce qui aurait du être
un centre d’accueil à l’intérieur de la zone militaire de l’aéroport de Lampe-
dusa (au sud de la Sicile), des centaines d’immigrés demandeurs d’asile ont
subi une détention très longue dans des conditions d’indigence totale et ont
parfois été expulsés sans que leur demande d’asile ait pu être examinée
dans le respect des règles.

Dans ce contexte, la bataille des ONG (notamment l’ASGI et l’ICS) et de


leurs avocats est exténuante, en particulier en Sicile et dans les petites îles

46
les plus au sud d’une Europe qui désormais rejette vers la mort celui qui as-
pire au salut.

Le gouvernement Berlusconi-Fini-Bossi, qui représente à la fois les intérêts


libéraux et l’opinion xénophobe profite de l’héritage d’un centre-gauche sé-
curitaire et hostile aux migrants. Il est en train de devenir, en Europe,
l’exemple accablant de la plus cynique négation des droits élémentaires des
migrants et d’une forme d’une légitimation des privilèges des citadins « in-
clus ». C’est dans ce contexte qu’interviennent la mort des candidats à l’im-
migration (par manque de secours ou parce qu’ils ont été rejetés ou même
« coulés »), les expulsions sans respect des règles, le refus d’accorder l’asile
aux réfugiés, la criminalisation quotidienne de centaines de jeunes incarcé-
rés à la suite du nettoyage ethnique des territoires urbains, le néo-esclava-
gisme réservé aux clandestins et, enfin, une régularisation qui va rapporter
beaucoup d’argent à l’Etat et à une multitude de petits patrons, arnaqueurs
et experts dans ce genre d’opération. La situation de ces immigrés restera
cependant toujours précaire et à la merci du pouvoir discrétionnaire de la
police et des acteurs sociaux les plus puissants. Voilà donc comment, en Ita-
lie, le centre-gauche a préparé le triomphe d’une droite qui en arrive même
à attaquer une bonne partie de l’église catholique l’accusant d’être complice
des migrants et du terrorisme. On assiste là au triomphe de la domination li-
bérale, c’est-à-dire d’une citoyenneté européenne fondée sur la négation de
la citoyenneté pour tous les ressortissants de pays dominés. ?

Bibliographie

– Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 129/1999


– Revue de l’ASGI, Diritto, Immigrazione, Cittadinanza.
– N° 298 de la revue aut aut (avec articles de Mezzadra et Rahola)
– Dal Lago, A., 1999, Non-persone. L’esclusione dei migranti in una socie-
tà globale, Milan, Feltrinelli.
– Palidda, S., 2000, Polizia postmoderna. Etnografia del nuovo controllo
sociale, Feltrinelli, Milan.
– Palidda, S., 2001, Devianza e vittimizzazione tra i migranti, Ismu/Angeli,
Milan.
– Palidda S, Dal Lago A., 2002, « L’immigration et la politique d’immigra-
tion en Italie », dans Bribosia E. et Rea A. (sous la dir. de), Les nouvelles

47
migrations. Un enjeu européen, Editions Complexe, Bruxelles, 2002,
pp.183-206
www.stranieri.it et links (site pour tous les aspects juridiques)

Notes

[1]
Pour une analyse plus approfondie du cas italien voir Palidda et Dal
Lago, 2002. Voir aussi Palidda, « Criminalisation et guerre aux migra-
tions », à paraître dans le n° spécial d’Hommes et Migrations (actes de
la journée d’étude du 11 mai 2002 à Paris par l’URMIS-CNRS).
[2]
Rappelons que le premier acte de guerre contre les migrants a pris pour
cible le bateau Kater Y Rades coulé par la marine militaire italienne
qui avait reçu l’ordre de ne laisser passer personne (le chef du gouver-
nement de l’époque était Romano Prodi) : plus de quatre-vingt Alba-
nais sont alors morts noyés dont plus de la moitié étaient des femmes
et des enfants. S’il est vrai que les militaires et les pêcheurs italiens ont
parfois porté secours aux migrants en train de se noyer, dans la plupart
des cas, selon plusieurs ONG, ils font semblant de n’avoir reçu aucun
signal : c’est ce qui s’est produit avec le bateau Johan coulé au sud de
la Sicile avec plus de trois cents personnes à bord malgré les SOS en-
voyés (la marine italienne a toujours nié avoir intercepté ces signaux
alors que leur enregistrement est désormais prouvé). Enfin, en
août 2002, les autorités de police ont accusé des pêcheurs siciliens qui
ont sauvé des dizaines de migrants en train de se noyer de favoriser
l’immigration clandestine, alors qu’ils avaient reçu, par radio, un mes-
sage des autorités portuaires les autorisant à leur porter secours.
[3]
Voir F. Schneider, Department of Economics, Johannes Kepler, Uni-
versity of Linz.
[4]
Cette expression désigne une pratique de contrôle oscillant entre res-
serrement et relâchement des mailles du contrôle social, « entre carotte
et bâton ».

48
Les « contrôleurs d'immigration » — Véronique
Baudet-Caille
La Convention de Chicago du 7 décembre 1944 relative à l’aviation civile
internationale comportait déjà des dispositions relatives au contrôle des pas-
sagers. En effet, son annexe 9 fait obligation aux transporteurs de « prendre
des précautions au point d’embarquement afin que les passagers soient en
possession des documents prescrits par les Etats contractants aux fins de
contrôle ». Toutefois, ces règles contenues dans une annexe à la convention
n’ont pas d’effet juridique direct et ne contraignent donc pas les Etats.

C’est l’article 26 de la convention de Schengen du 19 juin 1990 qui a impo-


sé aux Etats membres d’instaurer, dans leurs législations internes, des obli-
gations à la charge des transporteurs et des sanctions à l’encontre de ceux
qui ne les respectent pas, la « responsabilisation » des transporteurs étant
présentée comme un moyen de lutter contre l’immigration clandestine.

La loi du 26 février 1992 a transposé en droit français l’accord de Schengen


ce qui a donné l’article 20 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945. Cet ar-
ticle fixe à la fois les obligations à la charge des transporteurs et les sanc-
tions qu’ils encourent. Celles-ci pouvant être particulièrement lourdes, les
compagnies de transport ont multiplié les contrôles des documents de
voyage avant l’embarquement, se transformant ainsi en « nouveaux contrô-
leurs d’immigration », selon l’expression d’Antonio Cruz [1] et participant à
la politique de contrôle des flux migratoires [2].

En 1992, le gouvernement expliquait que son objectif était de sanctionner


financièrement les entreprises de transports qui acheminent à la frontière
des étrangers en situation irrégulière, de manière à les obliger à collabo-
rer [3]. Les transporteurs ayant accès aux migrants avant qu’ils ne fran-
chissent les frontières, ils se trouvaient dans une position privilégiée pour
exercer un contrôle [4]. C’est donc officiellement pour lutter contre l’immi-
gration clandestine que cette nouvelle législation s’est mise en place.

Pour Antonio Cruz, il s’agit plutôt « d’empêcher ce que les Etats membres
considèrent comme un abus étendu du droit d’asile ». En effet, les textes in-

49
ternationaux et, en premier lieu, la convention de Genève du 28 juillet 1951,
s’opposent à ce que les documents requis pour entrer en France (ou dans un
autre pays membre), soient exigés des demandeurs d’asile. Les Etats
membres, en infligeant des amendes aux transporteurs qui acheminent des
passagers démunis de documents, espéraient ainsi limiter l’entrée des de-
mandeurs d’asile. Cet objectif a été dénoncé par le Conseil de l’Europe, le
Parlement européen, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfu-
giés (HCR) et de nombreuses associations humanitaires [5].

Le dispositif prévu par l’ordonnance de 1945 est le suivant : l’entreprise de


transport aérien, maritime ou routier doit vérifier, lors de l’embarquement,
que l’étranger est muni des documents de voyage lui permettant de débar-
quer en France. Le trafic ferroviaire international n’est pas visé par le dispo-
sitif. Le contrôle porte sur la possession du passeport, éventuellement du vi-
sa si celui-ci est requis. Selon le ministère de l’intérieur, le contrôle s’étend
aux cartes de résident. Ce titre de séjour dispensant son titulaire de la pos-
session d’un visa, le fait d’être muni d’une fausse carte de résident équivaut
à un refus de visa.

1500 € d’amende

La compagnie de transport qui débarque sur le territoire français un étranger


non ressortissant d’un Etat membre de la Communauté démuni des docu-
ments requis encourt une amende d’un montant maximum de 1500 €. A
cette sanction financière, s’ajoutent, à la charge du transporteur lorsqu’un
refus d’entrée a été prononcé, et à compter de cette décision, les frais de
prise en charge de l’étranger pendant le délai nécessaire à son réachemine-
ment, ainsi que les frais correspondants (article 35 ter de l’ordonnance
de 1945).

Dans certains cas, le réacheminement permet, ainsi que le souligne Antonio


Cruz, d’éviter les sanctions pécuniaires lorsque le renvoi immédiat du pas-
sager sans document valable est pris en charge et assuré par le transporteur.
Cette pratique semble courante dans le transport aérien, même si elle est
contraire à l’article 5 de l’ordonnance de 1945 selon lequel le refoulement
ne peut avoir lieu avant l’expiration d’un délai d’un jour franc.

50
Dans certaines hypothèses, le transporteur peut être exonéré de toute res-
ponsabilité. C’est le cas, par exemple, lorsque l’étranger est un demandeur
l’asile qui a été admis sur le territoire français ou lorsque la demande d’asile
n’était pas manifestement infondée. Il revient donc au transporteur de s’as-
surer que la demande d’asile n’est pas manifestement infondée, mais sans
avoir à procéder à un examen approfondi de cette demande. Le Conseil
constitutionnel a, en effet, admis la validité de cette disposition sous la ré-
serve suivante : le contrôle du transporteur doit se borner à « appréhender
la situation de l’intéressé sans avoir à procéder à aucune recherche » [6].

La pratique révèle cependant que les transporteurs, pour éviter d’être


condamnés au paiement de lourdes amendes, exercent un minimum de
contrôle, « opèrent un tri » à l’embarquement et donc « exercent un pouvoir
de police », sans recours possible de la part de la personne concernée [7]. Le
transporteur préférera refuser d’embarquer un demandeur d’asile plutôt que
de prendre le risque de la sanction, ce qui s’apparente à une véritable viola-
tion du droit d’asile. En matière de transport aérien, le nombre de passagers
refusés à l’embarquement tourne autour de 4 000 à 5 000 par an [8].

En second lieu, la bonne foi invoquée par le transporteur permet de l’exoné-


rer de toute responsabilité. L’entreprise de transport doit établir que les do-
cuments requis lui ont été présentés au moment de l’embarquement ou que
les documents présentés ne comportent pas un « élément d’irrégularité ma-
nifeste ». Les décisions des tribunaux sont peu nombreuses et ne permettent
pas encore de définir cette notion. Deux décisions de la cour administrative
d’appel de Paris apportent cependant des éléments de réponse : la seule cir-
constance que la détection d’une falsification pouvait être opérée par un
agent vigilant de la compagnie de transport, à l’issue d’un examen normale-
ment attentif, suffit à établir le caractère manifeste de la falsification [9]. La
cour rappellera néanmoins que les dispositions légales n’ont pas pour objet
de conférer au transporteur un pouvoir de police aux lieu et place de la puis-
sance publique.

Collaboration compagnies/police

Plusieurs conséquences découlent de toutes ces menaces de sanctions. Tout


d’abord, les contrôles des documents nécessaires à l’entrée sur le territoire

51
se sont intensifiés. Le ministère de l’intérieur informe, sous la forme de no-
tices, les compagnies de transport sur les conditions requises pour l’entrée
des ressortissants étrangers selon leur nationalité. Du côté des compagnies,
une collaboration s’est parfois instituée avec les services de police. Ainsi,
Canada Airlines informe la police de l’existence des nouveaux documents
frauduleux qu’elle rencontre.

D’autres compagnies, telle Lufthansa, ont recours à des sociétés privées, au


sein desquelles on retrouve parfois d’anciens fonctionnaires de la police des
frontières ou d’anciens policiers, pour effectuer les contrôles des docu-
ments. Des missions d’assistance et d’information menées par des officiers
de police sont organisées régulièrement auprès des personnels des compa-
gnies dans les pays d’origine et de transit. Cette pratique a été officialisée
par le conseil des ministres européens « Justice et affaires intérieures »
du 25 octobre 1996 [10]. Ces officiers ont notamment pour mission le
contrôle à l’embarquement et l’assistance aux compagnies aériennes.

L’attitude de l’entreprise au moment du débarquement, notamment le fait


qu’elle collabore avec les services de la police nationale, peut avoir une in-
fluence sur le montant de l’amende. Le conseil d’Etat l’a admis [11] consi-
dèrant, en effet, que cette attitude est au nombre des circonstances de l’af-
faire qu’il revient au juge d’apprécier. En l’espèce, le montant de l’amende
infligée à la compagnie a été diminuée de moitié parce que les agents de
celle-ci avaient collaboré avec les services de la police nationale, leur re-
mettant le passager après avoir eux-mêmes décelé à l’aéroport l’usurpation
de passeport.

Contrôle au faciès

Autre aspect de l’intensification des contrôles, les compagnies pratiquent


plus volontairement le refus d’embarquement selon des critères discrimina-
toires. Seuls certains individus sont alors soumis à des contrôles poussés,
ceux originaires de pays qui présentent un « risque migratoire ». En outre,
la plupart des compagnies photocopient les passeports de ces mêmes ressor-
tissants, seul moyen, pour elles, de s’exonérer d’une éventuelle sanction en
cas d’amende : elles prouvent ainsi que les documents requis leur ont bien
été présentés au moment de l’embarquement.

52
Selon Antonio Cruz, une des conséquences les plus perverses de ces poli-
tiques de sanctions à l’encontre des transporteurs est le développement d’af-
faires très lucratives pour les trafiquants : faux visas, faux passeports, prêt
de faux documents à des demandeurs d’asile qui sont ensuite récupérés en
cours de vol par un passeur, remise à des passeurs de sommes exorbitantes
lors des passages par voie terrestre pour éviter les contrôles aux aéro-
ports [12].

Tous les pays de la Communauté disposent aujourd’hui d’une législation


sanctionnant les transporteurs. A l’initiative de la France, une directive vi-
sant à harmoniser les sanctions pécuniaires imposées aux transporteurs a été
adoptée le 28 juin 2001. Les Etats membres ont jusqu’au 11 fé-
vrier 2003 pour la transposer en droit interne.

Cette directive s’inscrit dans un dispositif d’ensemble de maîtrise des flux


migratoires et de lutte contre l’immigration illégale. Pour la plupart des
Etats, cette harmonisation se traduira par une hausse du montant des
amendes. Le Parlement européen a rendu un avis défavorable à l’initiative
française, estimant notamment « qu’en vue de sauver l’institution de l’asile,
il [était] nécessaire d’exempter de sanctions les transporteurs acheminant
des étrangers si ceux-ci demandent l’asile après leur arrivée, même si la
demande est ultérieurement rejetée ». De son côté, la Commission nationale
consultative des droits de l’homme a dénoncé le risque de « voir se créer
dans les pays d’embarquement des situations de discrimination et de pré-
jugement de la qualité de réfugié par le personnel des compagnies aé-
riennes : une personne risquant d’être persécutée pourra difficilement
convaincre l’agent de la compagnie qu’elle est en danger et que, malgré
l’absence de passeport ou de visa, il faut la laisser fuir. Cela lui sera d’au-
tant plus difficile si cet agent est de sa nationalité, voire membre d’une eth-
nie rivale, sans qu’existe, en outre, de garantie de sécurité vis-à-vis de la
police locale ».

La directive prévoit que les sanctions applicables aux transporteurs doivent


être « dissuasives, effectives et proportionnelles » c’est-à-dire soit com-
prises entre 3 000 et 5 000 euros par personne transportée, soit d’un mon-
tant maximal forfaitaire de 500 000 euros quel que soit le nombre de per-
sonnes transportées, ce dernier cas visant les passeurs qui se livrent à des

53
trafics à grande échelle. En outre, les Etats peuvent prévoir d’autres sanc-
tions telles que l’immobilisation, la saisie et la confiscation du moyen de
transport ou la suspension temporaire ou le retrait de l’autorisation d’ex-
ploitation.

Aucun Etat membre n’a pour l’instant transposé cette directive. Certains
pays, dont la Suède et l’Irlande, semblent réticents parce qu’ils estiment que
le texte viole le droit international en matière d’asile. L’un des risques ma-
jeurs de l’harmonisation des sanctions est, selon Antonio Cruz, l’augmenta-
tion du recours à des passeurs et des trafiquants de faux documents. Avec
l’augmentation du montant des amendes, les pratiques des transporteurs en
matière de « tri » des passagers risquent de perdurer, sans que ces derniers
puissent exercer le moindre recours à l’encontre de la compagnie qui aura
refusé de les embarquer. ?

Notes

[1]
Antonio Cruz, « Nouveaux contrôleurs d’immigration », L’Harmattan,
1995. Antonio Cruz est éditeur du bulletin mensuel « Migration News
Sheet » et co-édite la version française « Migrations Europe » avec
Antonio Perotti.
[2]
Kristenn Le Bourhis, « Les transporteurs et le contrôle des flux migra-
toires » , L’Harmattan, 2001.
[3]
Rapport du ministère de l’intérieur sur l’application de la loi
de 1992 remis au Parlement début 1997.
[4]
Virginie Guiraudon, « Logiques et pratiques de l’Etat délégateur : les
compagnies de transport dans le contrôle migratoire à distance ».
Cultures & Conflits n°45 et 46 - « De Tampere à Séville : bilan de la
sécurité européenne. »
[5]
Virginie Guiraudon, op. cit.
[6]
Conseil constitutionnel, 25 février 1992, JO 27 février.

54
[7]
Kristenn Le Bourhis, op. cit.
[8]
Virginie Guiraudon, op. cit.
[9]
CAA Paris, 10 févr. 1998, Air France c/ min. de l’Intérieur ; CCA Pa-
ris 21 févr. 2002, ministre de l’intérieur c/Air France.
[10]
JOCE n° L 281, 31 oct. 1996.
[11]
Conseil d’Etat, 14 juin 2002, n° 228549, ministre de l’intérieur c/Com-
pagnie nationale Air France.
[12]
Virginie Guiraudon cite le cas des réfugiés Kosovars qui payaient
entre 2 000 et 8 000 euros pour être amenés dans un pays de l’Union.

55
Pour un accès permanent en zone d'attente —
L’année 2000 a marqué le début d’une nette dégradation des relations entre
l’Anafé et les pouvoirs publics. Le silence indifférent – proche parfois du
mépris – opposé par les autorités aux signalements de certains graves dys-
fonctionnements, la mise en doute régulière des témoignages des visiteurs
ou des propos recueillis par le biais de la permanence téléphonique de
l’Anafé dès lors que des fonctionnaires étaient mis en cause, les restrictions
progressivement introduites à la liberté de circuler en zone d’attente des vi-
siteurs agréés ont amené l’association à organiser des campagnes publiques
pour dénoncer ce qui se passait dans la zone d’attente de Roissy.

Deux conférences de presse, suivies à l’automne 2001 par un colloque ras-


semblant plus de 250 participants [4] ont probablement contribué à la re-
prise, à cette époque, d’un dialogue complètement interrompu pendant plu-
sieurs mois, entre le ministère de l’intérieur et l’Anafé. Un certain nombre
de propositions de l’Anafé ont été discutées au cours des rencontres régu-
lières organisées à partir de la fin 2001 : mise en place de réunions trimes-
trielles – plutôt que d’une réunion annuelle comme le limite le décret
du 2 mai 1995 – entre les ministères concernés, la police aux frontières
(PAF), l’OMI et les associations habilitées à visiter les zones d’attente – ré-
daction d’un document d’information traduit dans plusieurs langues pour
les personnes maintenues, amélioration des conditions d’accès aux soins ;
mais surtout, l’Anafé a rappelé sa revendication principale, qui est l’accès
permanent en zone d’attente pour les associations [5]. Le contexte préélec-
toral ne se prêtant pas à une modification de la réglementation en la ma-
tière, et les représentants du ministère de l’intérieur restant par ailleurs très
dubitatifs quant à l’intérêt d’une telle modification, les partenaires se sont
mis d’accord sur une expérience d’un mois. Un document cadre, définissant
les conditions dans lesquelles les associations participantes pourraient, pen-
dant une période limitée à un mois, bénéficier d’un accès quotidien à la
zone d’attente de Roissy, a été négocié. Il a été convenu que les visites s’ef-
fectueraient hors du quota prévu par la réglementation, c’est-à-dire des huit
visites annuelles de chacune des associations habilitées.

56
Les associations sont, par ailleurs, conscientes que la situation en zone d’at-
tente n’est qu’une des conséquences de la politique de maîtrise des flux mi-
gratoires pratiquée par la France comme par ses partenaires de l’Union eu-
ropéenne. Aujourd’hui, de plus en plus, des mesures visant à lutter contre
les arrivées illégales d’étrangers sont décidées tant au niveau national que
dans le cadre du rapprochement des politiques d’asile et d’immigration
entre les Etats membres de l’Union européenne, qui impliquent aussi, de
fait, les pays de départ. Les associations s’inquiètent de ce que certaines de
ces dispositions peuvent avoir pour conséquence d’entraver l’accès aux pro-
cédures d’asile d’étrangers fuyant leur pays et recherchant une protection
internationale. Des sanctions ont été instaurées pour inciter les compagnies
de transport à renforcer les contrôles des documents de voyage, des « fonc-
tionnaires de liaison » européens sont chargés de former à la détection des
faux documents ou de participer aux contrôles proprement dits, dans les
pays d’origine et de transit. Aux frontières européennes, deux opérations
RIO, pour Risk Immigration Opération, ont été menées en 2002, dans seize
puis vingt-quatre aéroports des Etats membres et des pays candidats. Pour
RIO II, 4 597 immigrants irréguliers ont été repérés. Paris est cité parmi les
grands aéroports de destination et de transit. En France, quatre noms ont été
ajoutés en mars 2002 à la liste des dix-sept pays pour lesquels les ressortis-
sants doivent arriver munis d’un VTA ou visa « de transit aéroportuaire »
(Guinée, Inde, Soudan, Syrie) [6]. Les réfugiés palestiniens avaient été ajou-
tés fin 1999. Des VTA instaurés à chaque arrivée d’un nouveau groupe de
demandeurs d’asile. Enfin, les contrôles « passerelles » sont de plus en plus
systématiques en sortie immédiate de l’avion afin d’identifier le passager, le
pays où il a embarqué et la compagnie sur laquelle il a voyagé. De même, la
scannerisation des documents de voyage au départ et la transmission de leur
copie par les compagnies aériennes à la police aux frontières, qui permet
ainsi d’identifier avec une plus grande facilité les personnes qui auraient dé-
truit leur document en cours de vol, semble également généralisée, à tout le
moins pour les vols en provenance du continent africain.

Plus d’avantages que d’inconvénients

Pour l’Anafé, l’objet de cette expérience était moins de vérifier que la pré-
sence régulière de leurs représentants dans les zones d’attente est une néces-
sité – on l’a dit, il s’agit de l’une de ses principales revendications – que de

57
démontrer que cette présence ne constitue pas un obstacle au fonctionne-
ment du service dont a la charge la police aux frontières (PAF) ou, tout du
moins, pas suffisamment pour l’écarter. Certes, la présence des représen-
tants associatifs a pu, notamment pendant cette expérimentation, perturber
l’activité quotidienne de certains fonctionnaires. Ceci est principalement dû
au fait que la PAF a cru bon de faire systématiquement accompagner par
des policiers ayant le grade de commandant les visiteurs qui se rendaient
dans les lieux autres que les zapi (zones d’attente pour les personnes en ins-
tance) 2 et 3. Cet accompagnement, jugé indispensable par les autorités, ne
l’est pas du point de vue des associations. Il s’agit d’ailleurs d’une pratique
récente, puisque les visiteurs ont pu, pendant des années, se rendre seuls
dans les terminaux de l’aérogare de Roissy CDG. De façon plus générale,
les associations estiment que les quelques inconvénients éventuellement
provoqués par leurs visiteurs en zone d’attente doivent être évalués au re-
gard de l’aide apportée aux personnes rencontrées et de la « plus-value »
qu’est susceptible de représenter un regard extérieur sur un lieu comme la
zone d’attente, notamment en terme de respect des droits de la personne.

Des dysfonctionnements récurrents

Certaines améliorations ont été introduites au cours des dernières années


dans le dispositif d’accueil des étrangers non admis à la frontière (ouverture
de Zapi 3, renforcement du personnel OMI chargé des questions humani-
taires sur place) ; d’autres étaient prévues pour l’année 2002, comme l’ex-
tension de la présence du service de santé à Zapi 3. Toutefois, ce dispositif
laisse encore dans une large mesure à désirer. Même si les conclusions
contenues dans les différents rapports de l’Anafé sur les conditions de
maintien des étrangers dans les zones d’attente ne sont en général pas parta-
gées par l’administration, la récurrence de certains dysfonctionnements rap-
portés non seulement par les associations [7], mais aussi par des parlemen-
taires dans le cadre de l’exercice de leur droit d’accès [8], ainsi que par des
personnels travaillant à un titre ou à un autre sur le site de l’aérogare
CDG [9] démontre l’importance des lacunes de ce dispositif et rend légitime
la revendication d’un accès permanent en zone d’attente. Cette conviction a
encore été confortée lors des visites effectuées dans le cadre de cette cam-
pagne. ?

58
* Rapport de visites :

« Zones d’attente : dix ans après, les difficultés persistent », mai 2002. A
consulter sur le site de l’Anafé : anafe@globenet.org

Notes

[1]
L’Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les
étrangers) regroupe dix-huit associations de défense des droits des
étrangers et d’organisations syndicales.
[2]
Cette « campagne » de visites a impliqué six organisations. Se sont as-
sociés à l’Anafé, qui en a assuré la coordination : Amnesty Internatio-
nal (section française), la Cimade, la Croix-Rouge Française, Méde-
cins sans Frontières et le Mrap.
[3]
Amnesty international (section française), Anafé, Cimade, Croix-
Rouge, Forum réfugiés, France terre d’asile, Médecins sans frontières,
Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples,
[4]
« Frontières et zones d’attente, une liberté de circulation sous
contrôle », 19 et 20 octobre 2001, Paris.
[5]
Lettre ouverte au Premier ministre sur les droits des étrangers dans les
centres de rétention et les zones d’attente, 17 octobre 2001.
[6]
Arrêté du 1er mars 2002, JO du 17 mars 2002.
[7]
« Pour un accès permanent des associations et des avocats dans les
zones d’attente », Anafé, décembre 2001.
[8]
« Les Geôles de la République », Louis Mermaz, édition Stock, 2001.
[9]
On peut lire des témoignages dans Le Monde du 11 décembre 2001 et
dans Libération du 22 octobre 2002 ; voir aussi C. Rodier, « Zone d’at-

59
tente de Roissy, à la frontière de l’Etat de droit », Hommes et Migra-
tions, n° 1238, juillet-août 2002 .

60
« French confection » : le Sentier (1980) — Mi-
reille Galano, Alexis Spire
Dans le précédent numéro, « Immigration : trente ans de combat par le
droit », le Gisti avait voulu marquer ses trente années d’existence par
une double rétrospective : celle de ses engagements politiques et de ses
actions judiciaires, celle de la politique migratoire et des luttes qui ont
été menées pour tenter de faire évoluer le droit de l’immigration et la
condition des étrangers.

Cette rétrospective se poursuit avec, pour objectif, d’entretenir une


« mémoire des luttes », essentielle pour mieux appréhender les combats
actuels et à venir.

Dans la plupart de ces luttes, le Gisti s’est investi à sa manière, avec les
compétences qui lui sont reconnues, mais en essayant de rester fidèle à
son principe de respect de l’autonomie de ceux qu’il soutient. C’est le
cas de la lutte des foyers Sonacotra, déjà évoquée dans le précédent nu-
méro, et de bien d’autres sur lesquelles nous reviendrons dans les nu-
méros à venir.

Le plus souvent possible, nous avons choisi de donner la parole à des


acteurs du moment : les récits qui figurent dans ce numéro en sont un
exemple.

Cette rétrospective, que nous comptons prolonger dans les numéros à


venir, ne veut pas être seulement un regard sur le passé mais se fonde
aussi sur l’idée qu’une meilleure connaissance des luttes de l’immigra-
tion pourra forger de nouveaux instruments d’intervention pour une
véritable égalité des droits entre Français et étrangers.

Marie-Noëlle Thibault

La lutte des sans-papiers du Sentier a posé la question des travailleurs im-


migrés dans des termes exceptionnels, qui ne furent malheureusement ja-
mais repris par les syndicats. En outre, cette lutte a été victorieuse à 100 %,

61
alors qu’on était sous le régime des lois Barre-Bonnet-Stoléru [1]. Après
l’arrêt de l’immigration, en 1974, il y a eu un durcissement très fort de la
politique d’immigration et, en 1980, on assistait à une véritable chasse à
l’immigré clandestin [2].

Il y avait en gros deux types de travailleurs clandestins : ceux qui étaient


entrés individuellement pour venir chercher du travail et le gros du travail
clandestin organisé par le patronat. Dans cette configuration, la répression
policière n’avait qu’une fonction : empêcher les gens de revendiquer sans
qu’il soit question d’expulser les clandestins.

Pour nous, c’était clair : nous avons considéré les clandestins avec lesquels
nous étions en lutte, non comme des individus mais comme des travailleurs.
A partir de là, nous avons refusé les critères de régularisation proposés
comme la date d’arrivée en France ou la durée de présence sur le territoire ;
on a posé le travail comme seul critère, dans l’objectif de faire sortir le tra-
vail de la clandestinité. Mais ça n’a jamais été repris par les syndicats…

A l’époque, nous savions très bien qu’il y avait des clandestins en masse
dans la confection, le bâtiment, les saisonniers agricoles, le bûcheronnage,
et les parmi les domestiques.

Nous pensions que si on régularisait les individus, sans régulariser le tra-


vail, dans les six mois qui suivaient, de nouveaux clandestins viendraient
remplacer les régularisés. C’est ce qui s’est passé pour le Sentier où, main-
tenant, ce sont des Chinois. En 1981, avec l’arrivée de Mitterrand, on avait
mis la question à l’ordre du jour mais les socialistes ne se sont pas donné la
peine de consulter les gens qui avaient été impliqués dans la bagarre du
Sentier. A l’époque, la lutte était très connue, mais la régularisation géné-
rale de 1981-82 n’a absolument pas tenu compte de cette analyse. La lutte a
changé beaucoup de choses dans le Sentier où pas mal d’ateliers ont été ré-
gularisés, mais ça n’a pas eu la portée que ça aurait pu avoir : l’idée d’une
régularisation qui soit fondée sur d’autres critères que la date d’entrée n’a
finalement jamais été retenue.

Gisti – Mais les régularisations qui ont eu lieu dans le Sentier se sont
quand même faites sur cette base ?

62
Le critère de la date d’entrée a été maintenu par Stoléru jusqu’au bout mais
il a été fictif. Quand on a négocié avec Stoléru, nous avons dit : « Le critère
c’est le poste de travail ». On nous a répondu : « C’est impossible, puisque
ces postes de travail sont clandestins ».

Quand ça a démarré, personne ne connaissait le Sentier, nous pas plus que


les Turcs qui ont déclenché l’affaire. C’est un milieu très hiérarchisé, avec
deux mondes radicalement différents y compris au niveau des communautés
« ethniques ». Il y a d’abord ceux qu’on appelle les fabricants, qui sont en
fait des négociants qui choisissent des modèles, répartissent les commandes
dans les ateliers et qui appartiennent le plus souvent à la communauté des
juifs d’Afrique du Nord. Il y a ensuite les ateliers au sein desquels il y a les
chefs d’atelier et les travailleurs clandestins. Les chefs d’ateliers ont généra-
lement été eux-mêmes travailleurs clandestins, avant d’être régularisés. A
l’époque où j’étais permanente syndicale, les chefs d’ateliers étaient sou-
vent Yougoslaves, c’est-à-dire de la génération d’immigrés arrivés avant les
Turcs, et maintenant, les chefs d’ateliers sont Turcs…

Un jour, à l’automne 79, on voit débarquer à l’UD [3] de Paris trois Turcs
dont un seul parlait bien le français et qui nous disent : « On représente les
travailleurs turcs clandestins du Sentier, on va déclencher une grève de la
faim. Est-ce que vous nous soutenez ? » C’était une aventure énorme. On a
commencé par poser des questions : « Qui êtes vous ? D’où venez-vous ? »
C’était des Turcs qui n’étaient pas ouvriers dans le Sentier, qui étaient plus
ou moins étudiants, qui avaient émigré en France à cause de la répression
politique en Turquie et qui vivotaient en France en faisant des tas de petits
métiers. C’était donc des militants politiques turcs d’un groupe qui s’appe-
lait « Dev Yol ». Ils se déclaraient proches du MIR (mouvement de la
gauche révolutionnaire chilienne) qui, à l’époque, n’existait plus. Ils se di-
saient marxistes mais pas communistes orthodoxes et ils n’étaient par sur
une ligne terroriste, ce qui était important pour nous. On a donc accepté de
discuter.

Avez-vous informé la confédération ?

Non, j’étais secrétaire de l’UD de Paris et on avait une grande tradition


d’autonomie, qui est bien morte depuis… A l’époque, la CFDT était une
drôle de chose. Elle ne ressemblait pas du tout à la CFDT d’aujourd’hui,

63
elle n’était pas normalisée. Il me paraissait plus logique qu’ils aillent voir la
CGT : il y avait un permanent turc à la CGT et la centrale syndicale turque,
DISK, avait des liens très étroits avec la CGT. Mais la réponse de l’UD
CGT a été claire : « Nous ne syndiquons pas les sans-papiers ».

Ils viennent donc à la CFDT. Et là, on leur demande : « Qu’est-ce que vous
voulez faire ? Combien de travailleurs sont-ils ? » Ils disent :
« Entre 20 et 40000 ». En réalité, ils étaient 10-11000, maximum. Eux ne
travaillaient pas dans le Sentier, mais ils y avaient des relations, des cou-
sins… Ils nous ont expliqué qu’ils avaient pris contact avec Michel Hono-
rin, documentariste à la télévision, et lui avaient proposé de le piloter dans
les ateliers du Sentier. Honorin a réalisé « French confection » et eux
avaient prévu de déclencher une grève de la faim dès la sortie de ce docu-
mentaire. Ils étaient entre 20 et 30 à vouloir la faire, avec le slogan « Carte
de séjour, carte de travail ». L’articulation avec la projection du documen-
taire « French confection » nous semblait une bonne idée, mais la grève de
la faim, franchement, on n’était pas favorables, mais on n’avait pas de
contre-proposition à faire. On a négocié avec eux et on leur a dit : « Grève
de la faim, d’accord, mais on essaye d’en faire un mouvement collectif. Dès
qu’on sent qu’un mouvement de masse démarre, la grève de la faim s’ar-
rête ».

Ils se sont engagés là-dessus. Ils étaient gonflés parce qu’ils ne contrôlaient
rien du tout, et nous non plus. De plus, ils étaient très peu à parler français.
On n’avait qu’un seul interprète, un étudiant. Une sacrée aventure ! Quand
la grève de la faim a commencé, les Turcs du Sentier sont venus en masse
pour nous soutenir. « French confection » a eu beaucoup d’impact ; ça a si-
déré les gens de voir les conditions de travail dans le Sentier. Toute la
presse en a parlé... On a mis immédiatement dans le coup le syndicat Hacui-
tex [4]. Les deux structures qui ont porté l’affaire ont donc été l’UD de Paris
et le syndicat Hacuitex. Notre objectif n’était pas la régularisation des
vingt-trois grévistes de la faim mais la régularisation de tous les Turcs du
Sentier.

Le problème des autres nationalités n’était pas posé ?

Ça s’est posé après. Nous on ne savait même pas qu’il y avait d’autres tra-
vailleurs que les Turcs. C’est Stoléru qui nous a dit : « Si je régularise les

64
Turcs, il faut que je régularise les autres ! » (Rires).

On a progressé dans la connaissance du milieu de la confection. On s’est


aperçu que le Sentier ne fonctionnait pas comme on croyait. C’était la fa-
brique éclatée de Marx, c’est-à-dire qu’il y avait une très grande quantité
d’ateliers ; chaque atelier, pris séparément, est extrêmement fragile – ça
ouvre, ça ferme, ça bouge tout le temps – mais la branche prise dans son en-
semble, est très concentrée sur le plan géographique, et ce sont les mêmes
travailleurs qui passent d’un atelier à l’autre. D’où la nécessité absolue de
raisonner, sur le plan de la structure syndicale, par branches et non par ate-
liers, car ça change tout le temps. On avait donc mis en place des formes
d’organisation syndicale sur la base de la rue, avec des délégués de rue, ce
qui était déjà une forme plus stable.

Il faut savoir aussi que les salaires n’étaient pas bas. C’était très irrégulier
mais les salaires étaient même très élevés. A l’époque, en pleine saison, les
gars gagnaient plus d’une brique. Mais, du jour au lendemain, ça ferme et
on n’a plus rien. Ils dormaient sur place, pour ne pas perdre de temps à se
déplacer, parce qu’ils étaient tous payés à la pièce.

Une fois qu’on a bien compris le mécanisme, on s’est dit, il y a deux clés :
la première, c’est d’essayer de négocier une stabilisation des salaires, ce qui
ne correspond pas nécessairement à la stabilisation du travail, dans la me-
sure où la branche est extraordinairement flexible. La confection dépend
des salons. Il y a des pointes de très forte activité et des mortes saisons.
Notre politique a été de dire : « On ne cherche pas à modifier ça, on accepte
les nécessités de la branche mais on ne veut pas que ce soient les tra-
vailleurs qui en fassent les frais. Donc, on veut négocier des garanties sur
l’année sans empêcher la flexibilité de la branche ».

Notre deuxième objectif était d’entraîner les donneurs d’ordre dans la négo-
ciation. Dans le Sentier, il n’y avait pas que la robe à trois sous. Il y avait de
très beaux vêtements de cuir, des produits de très haute qualité. Il est bien
évident que le type qui fait le manteau prêt-à-porter Saint-Laurent ne gagne
pas trois francs six sous. La différence entre le salaire et la vente du produit
était toujours aussi forte, mais les gars étaient payés correctement.

Avez-vous pensé à mobiliser les inspecteurs du travail ?

65
On a beaucoup discuté avec les inspecteurs du travail, mais ils savaient que
s’ils mettaient le nez dans un atelier, immédiatement l’atelier serait fermé.
Aucune des conditions de travail n’était respectée et ils étaient très
conscients de la situation.

On a donc senti qu’il se passait quelque chose et on a commencé à syndi-


quer immédiatement les gens qui passaient. On leur a dit : « La CFDT ne
soutient pas quelque chose d’extérieur ; vous entrez dans la CFDT et c’est
notre lutte mais vous avez votre structure à vous ». On a ouvert une perma-
nence qui a fonctionné tous les jours. Stoléru venait de lancer une cam-
pagne sur la revalorisation du travail manuel. Les grandes journées de cette
campagne avaient lieu pendant notre bagarre. Il est arrivé un dimanche ma-
tin en voulant faire le malin avec des radios, pour un entretien avec les gré-
vistes de la faim. Il a dit qu’il était prêt à négocier. Le secrétaire général de
l’Union régionale parisienne a alors dit, devant les radios : « Je suis de la
CFDT et nous négocions avec vous quand vous voulez ». Ils ont pris ren-
dez-vous et la négociation a commencé comme ça avec un représentant des
Turcs et trois représentants de la CFDT, dix à quinze jours après le début de
la grève de la faim.

On avait des réunions très régulières, tous les soirs, avec les Turcs qui ont
lancé l’affaire. Au bout d’une semaine, la salle où ils étaient ne désemplis-
sait pas. Il y avait de l’animation : le film d’Honorin en permanence, des
expositions de robes avec les prix de revient et les prix de vente… On a
alors organisé un meeting à la Bourse du travail appelé conjointement par la
CFDT et les grévistes de la faim. Il y avait un tract en français d’un côté et
en turc de l’autre et l’information circulait à toute vitesse.

Je me souviens très bien d’être descendue de l’UD à la Bourse du travail en


me préparant mentalement à un échec. On rentre dans la salle : elle était
comble ! Ça a été un choc incroyable !

J’ai le souvenir d’une assemblée très masculine. A un moment donné, tous


se lèvent et commencent à crier quelque chose. On se dit : ça y est, on va se
faire lyncher ! En fait, ils criaient : « Ci, If, Di, Ti ». A la sortie : un millier
d’adhérents ! Nous étions sidérés ! A partir de ce moment-là, la rumeur a
commencé à circuler dans le Sentier que la carte syndicale équivalait à une
carte d’identité, ce qui n’était absolument pas vrai, si ce n’est qu’à partir du

66
moment où les négociations ont commencé, des gars ont passé des barrages
de police avec leur carte syndicale. C’était leur premier « papier d’identité
français » !

Stoléru, assez vite, en voyant la mobilisation, a accepté de négocier sur les


critères de régularisation. Il nous donnait comme critère l’entrée en 1976.
On était à ce moment-là en mars 80. On aurait pu se mettre à négocier sur
ce critère de date. Mais on a dit : « Ce qu’on veut c’est sortir le travail de la
clandestinité, qu’ils soient régularisés sur la base de leur présence à un
poste de travail. » Stoléru objectait : « Aucun patron ne va leur faire de
contrat de travail puisqu’on n’a pas le droit de faire de contrat de travail à
des clandestins ».

On a proposé de régulariser sur la base de promesses d’embauche signées


par un patron qui donnait l’adresse de l’atelier et la description du poste de
travail. Stoléru, dans un premier temps, a refusé et il a ouvert un bureau de
régularisation à l’ONI [5], sur ses critères à lui : la date d’arrivée en France.
Nous avons lancé un boycott du bureau et personne ne s’est présenté ! Un
vrai succès ! Alors, Stoléru a craqué et la négociation a commencé sur nos
bases. On a dit à Stoléru : « Vous allez ouvrir un bureau de régularisation,
c’est normal que ce soit l’administration qui le fasse, mais on va ouvrir, à
côté de votre bureau, c’est-à-dire dans les mêmes locaux, un bureau syndi-
cal pour contrôler ». Là, il a refusé : « C’est contraire à la tradition fran-
çaise », ce qui est vrai. Alors on a dit : « On ouvre un bureau syndical et on
fait passer le mot d’ordre dans le Sentier ». A l’époque, on
avait 10 000 syndiqués et, à mon avis, il devait y avoir environ 11 000 per-
sonnes dans la confection. On gérait tous les conflits du travail, dès qu’il y
avait un conflit entre un employeur et un gars, ils venaient nous voir. Tous
les Turcs du Sentier étaient syndiqués à la CFDT. Comme l’administration
ne voulait pas qu’on soit présent, on a dit aux gars : « N’y allez pas sans ga-
rantie ». Il y avait des conditions très précises pour que le dossier soit ac-
cepté : il fallait que la promesse d’embauche soit faite dans les normes, que
l’inspection du travail ait validé l’atelier et que la DASS ait validé le loge-
ment. On a fait une pression folle sur les représentants de la DASS et sur les
inspecteurs du travail. Il n’y avait pas de visite de logement sans nous. Une
fois la promesse d’embauche validée par ces deux administrations, la régu-
larisation était acquise. Nous, on a dit aux gars : « Vous passez d’abord par

67
le bureau syndical, rue de Dunkerque ». On faisait un double et quand le
dossier était complet, on donnait le feu vert. Deux fois l’administration a
perdu le dossier, heureusement qu’on avait un double !

Quand on a obtenu la proposition de Stoléru sur nos bases, à partir du boy-


cott de l’ONI, on n’a pas pris seuls la décision, on a fait une AG au siège
des fédérations CFDT, avec tous les délégués de rue. C’est l’AG qui a voté
l’acceptation. Ensuite, la régularisation a pris plusieurs mois… ?

Bilan de la lutte

Une note de l’ONI établit le nombre de régularisations de travailleurs de la


confection à 9 322 à la date du 30 mai 1980. Auraient été concer-
nés 2 991 Turcs, 2 125 Yougoslaves, 1 181 Mauriciens (cette note men-
tionne 34 nationalités mais les Algériens étaient exclus en vertu des accords
franco-algériens).
Peu à peu la mémoire collective a accrédité le nombre de 40 000 régularisés
suite à la grève de la faim…
En fait, on n’a jamais su exactement combien de travailleurs du Sentier
avaient été régularisés suite à la grève de la faim… mais ce ne fut pas
simple. Le 8 septembre, la CFDT appelait à un rassemblement au métro
Sentier pour :

« Faire accélérer la procédure.


Diminuer les difficultés faites par l’administration.
Obtenir que les camarades qui ont des papiers provisoires reçoivent
systématiquement la convocation pour la visite médicale.
Obtenir la régularisation de tous les travailleurs qui ont déposé un dos-
sier à l’ONI ».

Pour les « régularisés provisoires » de mai, dès la mi-août les difficultés


sont apparues avec la fin des autorisations provisoires de travail de trois
mois et les premières lettres de licenciement accompagnées de l’annonce de
la fermeture des ateliers concernés…

Chronologie de la lutte 11 février – 5 mars 1980

68
Vendredi 8 février 1980 : 20h30, FR3 présente : « French confection
ou une nouvelle forme d’esclavage moderne » documentaire réalisé
par Michel Honorin. Le reportage révèle les conditions de vie et de tra-
vail des sans-papiers de la confection à Paris. [1]
11 février : 17 ouvriers (dont une femme) tous de Turquie et sans pa-
piers travaillant dans la confection entament une grève de la faim à la
« Maison Verte du 18ème », un centre protestant, rue Marcadet. Mettant
à profit l’effet médiatique produit par le film auquel ils ont participé,
les militants de l’Association des étudiants turcs (également militants
de Dev Yol) ont organisé cette grève de la faim. Un collectif de soutien
(MTI, GISTI, Groupe de femmes algériennes, LCF, OCT, FASTI, PS,
PSU…) appelle à une solidarité active.
17 février : M. Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat aux travailleurs immi-
grés, rend visite aux grévistes puis déclare « Leur régularisation est
malheureusement impossible… Paris ne doit pas devenir Hong-Kong
sur Seine ».
18 février : la Maison Verte devant accueillir des cours d’alphabétisa-
tion pour des femmes immigrées, les grévistes de la faim, avec le sou-
tien de la CFDT, s’installent dans une salle prêtée par l’église Saint-
Bruno (18e).
20 février : 1000 personnes au meeting à la Bourse du travail organisé
par les sans-papiers du Sentier en présence des grévistes.
21 février : M. Stoléru annonce la venue devant la 31e chambre correc-
tionnelle de Paris du procès de plusieurs trafiquants de main-d’œuvre :
le 25 février un seul inculpé se présente, un couturier yougoslave.
les grévistes de la faim obtiennent la création d’un groupe de travail
pour étudier leur situation. Ce groupe est composé de M. Stoléru, de
représentants de l’Ambassade de Turquie, de responsables de l’Union
des industries de l’habillement, de membres de la CFDT et de délégués
des grévistes de la faim. Résultat de la première réunion tenue le 22 fé-
vrier : M. Stoléru est disposé à examiner chaque dossier « individuelle-
ment ». Une nouvelle réunion est prévue pour le 4 mars.
23 février : le plus âgé des grévistes de la faim est hospitalisé.
25 février : Ali Alkan, le « patron » turc et sans papier d’un petit ate-
lier de confection illicite est arrêté et retenu toute la nuit dans les lo-
caux de la police. Des séquences du film présenté le 8 février avaient
été tournées chez lui, et son atelier avait accueilli une conférence de

69
presse des grévistes. Une convocation pour le 5 mars lui servira de titre
de séjour jusqu’à cette date…
29 février : le meeting de solidarité à la Mutualité rassemble 3000 per-
sonne, les grévistes de la faim y sont présents.
3 mars : manifestation de sans-papiers à Paris. Six travailleurs sont li-
cenciés par de petits patrons du Sentier pour avoir débrayé à l’appel de
la CFDT.
4 mars : M. Stoléru lance la campagne en faveur de la « Semaine du
dialogue français-immigrés »… Deuxième rencontre du groupe de tra-
vail, les représentants des grévistes posent leurs revendications :
la régularisation doit être collective, . le ministre de l’intérieur
doit suspendre les procédures de refoulement,
aucune sanction ni discrimination ne doivent frapper les grévistes.
5 mars : fin de la grève de la faim. Les négociations se poursuivront
par l’entremise de la CFDT et des représentants des grévistes.
12 mars : réunion du groupe de travail : le gouvernement est disposé à
accorder la régularisation aux sans-papiers de Turquie de la confection
arrivés en France avant le 1/7/1976 et ayant une offre d’emploi « assu-
rant des conditions d’hygiène, de logement et de rémunération dignes
et conformes à la réglementation en vigueur ». Pour ceux qui ne
peuvent pas présenter de contrat de travail, une autorisation provisoire
de séjour de trois mois sera délivrée. Ceux entrés en France
après 1976 devront justifier d’un travail. La CFDT dément avoir donné
son accord et qualifie ces propositions d’« unilatérales et inaccep-
tables ».
18 mars : L’UD-CGT appelle à un meeting pour protester contre son
absence aux négociations et pour dénoncer l’arbitraire des conditions
de régularisation.
19 mars : 1500 travailleurs manifestent dans le Sentier.

Après avoir boycotté pendant trois jours le bureau de régularisation, esti-


mant les propositions et surtout les garanties insuffisantes, les sans-papiers
commencent à retirer les dossiers à l’Office national d’immigration (ONI)
qui leur permettront d’obtenir des titres de séjour et de travail. (Alors que
les grévistes prônaient le boycott, le journal turc Hurryiet donnait l’adresse
de l’ONI invitant les sans-papiers à s’y présenter…).

70
Au 25 mars, 1500 à 2000 travailleurs de Turquie de la confection avaient
fait cette démarche, estimant peu probable que des propositions plus avanta-
geuses leur soient faites.

M.G.

Notes

[1]
Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat chargé des immigrés et Christian Bon-
net, ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Raymond Barre,
ont mené, à partir de 1980, une politique d’extrême rigueur à l’égard
des immigrés.
[2]
A cette époque, le terme « clandestin » était communément employé
malgré sa connotation considérée désormais come péjorative.
[3]
Union départementale.
[4]
Branche Habillement, cuir, textile de la CFDT.
[5]
Office national d’immigration devenu Office des migrations internatio-
nales.
[1]
Michel Honorin obtiendra de nombreux prix pour ce reportage dont le
prix Albert Londres audiovisuel.

71
1983 : La marche pour l'égalité — Mogniss H. Ab-
dallah
A l’origine de la Marche, il y a les événements dans la ZUP des Minguettes,
à Vénissieux (Rhône). Depuis l’été 1981, les affrontements entre les jeunes
et la police dans les banlieues de l’est lyonnais, médiatisés à travers les fa-
meux « rodéos » automobiles, prennent un tournant politique. En effet, la
droite, encore sous le coup de sa déroute électorale de 1981, a décidé de re-
lever la tête en attaquant le gouvernement sur la question de l’immigration
et de la sécurité.

Dans les banlieues ouvrières, à Lyon comme ailleurs, la crise avec son lot
de licenciements et de fermetures d’usines, aggrave les tensions. Le tissu
social se délite de jour en jour avec le départ de nombreux habitants
(sur 9 200 logements aux Minguettes, 2 000 à 3 000 étaient vides en 1983).
Alors, les lascars « rouillent » au bas des tours, s’approprient caves ou ap-
partements vides, et se débrouillent pour vivre. Le chômage s’installe dans
les têtes et dans la vie. A défaut de travail, ils trouvent d’autres sources de
revenus, plus ou moins licites. Cependant, le marché de la drogue (dure) n’a
pas encore totalement envahi les cités lyonnaises.

La police rôde, à la recherche surtout de jeunes issus de l’immigration


qu’elle considère avant tout comme des « délinquants étrangers ». L’idée
que ces derniers ne puissent plus être expulsés depuis les nouvelles disposi-
tions législatives protégeant les étrangers arrivés avant l’âge de dix ans et
coupables de petits délits choque la base policière. (A la veille des élections
présidentielles, une grève de la faim de Christian Delorme, Jean Costil et
Ahmed Boukhouna avait permis l’arrêt des expulsions des jeunes [1]). Qu’à
cela ne tienne : un processus policier et médiatique de criminalisation du
mode de vie des jeunes tend à faire l’amalgame entre révolte sociale, petite
délinquance parfois crapuleuse et grand banditisme pour faire pression sur
les décideurs politiques, accusés de laxisme vis-à-vis de l’instauration de
« sanctuaires de hors-la-loi » et autres « zones interdites ».

L’argument de l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat fait mouche auprès


du ministre de tutelle des policiers, Gaston Defferre, mais aussi auprès du

72
ministre de la défense Charles Hernu. Ce dernier, par ailleurs maire de Vil-
leurbanne dans l’est lyonnais, n’a pas hésité à détruire la cité Olivier de
Serres. Dès 1982, Gaston Defferre s’oppose au ministre de la justice Robert
Badinter et à ses velléités d’exercer un contrôle sur la police. A l’occasion
des débats parlementaires autour de son projet de loi pour renforcer les
contrôles d’identité, le ministre de l’intérieur stigmatise la dangerosité d’en-
fants qui « parfois à l’âge de six ans et, en tout cas, couramment à dix
ans », volent et cassent. Aussi préconise-t-il le principe du « choc salu-
taire », c’est-à-dire de la prison pour traiter la petite délinquance, une idée
importée des Etats-Unis en 1976 par Peyrefitte, ainsi que la répression
d’« illégalismes populaires » jusque-là tolérés. Enfin, il avance la notion de
« lieux déterminés » à surveiller, voire à pacifier (Le Monde, 15 juin 1982).
Par ailleurs, il ne veut pas entendre parler d’« une commission qui serait
chargée d’examiner les litiges mettant en cause la police » . La police doit
avoir le mot de la fin...

SOS Avenir Minguettes

Au lendemain des élections municipales de mars 1983 marquées par une


surenchère raciste et sécuritaire qui fait le lit d’un Front national devenu
pour la première fois une force politique nationale, le meurtrier du jeune
Ahmed Boutelja de Bron (Est lyonnais) jusque-là en détention préventive
est remis en liberté (son procès n’aura lieu qu’en 1995). Le surlendemain,
une imposante descente de police aux Minguettes pour une histoire de recel
se transforme en affrontement collectif. Le local des jeunes à la tour 10 du
quartier Monmousseau est retourné sens dessus-dessous, des mères de fa-
mille sont molestées.

Ces violences mettent le feu aux poudres. Les policiers sont obligés de
battre en retraite. Les jours suivants, leurs syndicats se lancent dans une vi-
rulente campagne publique, saisissent le pouvoir central et menacent le pou-
voir d’« actes d’indiscipline » (demandes de mutation en masse, dépôt des
armes...). Ils exigent « la reprise des expulsions et des peines exemplaires
pour les meneurs et leurs complices, des opérations systématiques de police
avec de nombreux effectifs équipés de moyens pour le maintien de l’ordre »,
ainsi que « le quadrillage de la commune ».

73
Agence IM’média

Agence IM’média

Dans ce contexte, une douzaine de jeunes décident d’une grève de la faim


pour interpeller les pouvoirs publics sur une situation qui peut dégénérer à
tout moment. Ils créent l’association SOS Avenir Minguettes et formulent
une série de revendications concernant la police ou la justice (arrêt de l’inti-
midation policière permanente et des poursuites judiciaires consécutives
aux événements du 21 mars 1983, création d’une commission d’enquête in-
dépendante sur les « contentieux » avec certains policiers), et la participa-
tion à la réhabilitation de la ZUP (embauche sur le chantier, relogement des
familles dites « lourdes »...). Si les pouvoirs publics acceptent la négocia-
tion, après la médiation active de Christian Delorme, le curé des Min-
guettes, ils est selon eux impossible de répondre favorablement aux de-
mandes qui concernent le volet police-justice. Néanmoins, ils proposent à
Christian Delorme et à Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes,
de participer à la nouvelle commission communale de prévention de la dé-
linquance, où ils ne peuvent émettre leur avis qu’à titre consultatif. Mais les
policiers refusent de s’asseoir à la même table que des « délinquants ».

Sur le terrain, les incidents se multiplient. A quelques jours de la destruc-


tion spectaculaire d’une première tour à Monmousseau, la police fait une
descente brutale dans le petit centre commercial et arrête Kamel, un des
grévistes de la faim. Le 20 juin 1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, le
blessant grièvement au ventre.

Pendant ce temps, éclate « l’été meurtrier » : Aux quatre coins de France,


les crimes racistes se multiplient. L’émoi est à son comble avec la mort du
petit Toufik, neuf ans, abattu d’un coup de 22 long rifle la veille
du 14 juillet par un ouvrier irascible à la Courneuve.

S’adresser à la France entière

Sur son lit d’hôpital, Toumi se demande quoi faire pour sortir de l’isolement
et de la haine réciproque. Lors d’une discussion avec Christian Delorme,
surgit alors l’idée de « s’adresser à la France entière par une grande

74
Marche », comme celles de Gandhi ou de Martin Luther King. L’idée séduit
d’emblée les jeunes, qui veulent démarrer la Marche sans attendre. Chris-
tian Delorme leur demande un peu de patience. Une initiative d’une telle
ampleur, ça s’organise. Les jeunes acceptent à contre-coeur et délèguent
l’organisation à la Cimade de Lyon, ainsi qu’au MAN (mouvement pour
une alternative non-violente). Christian Delorme et le pasteur Jean Costil
obtiendront l’appui des réseaux chrétiens, humanistes et anti-racistes qui
avaient permis à leur grève de la faim d’avril 1981 contre les expulsions
d’aboutir. Le soutien des protestants, bien représentés au gouvernement, se-
ra aussi particulièrement important pour la suite.

Des collectifs d’accueil se constituent dans plusieurs villes, avant et surtout


pendant la Marche. On y trouve les associations de solidarité avec les tra-
vailleurs immigrés, les organisations politiques et syndicales, mais aussi
beaucoup d’individus « inorganisés », souvent très jeunes, qui affluent, don-
nant des airs de happening improvisé et « affinitaire » à bien des étapes.
Parmi les marcheurs, beaucoup se présentent comme de jeunes Arabes, et
arborent le keffieh palestinien. De fait, leur nouvelle communauté d’expé-
rience transcende les frontières entre deuxième génération d’immigrés de
nationalité française ou étrangère et enfants de harkis, entre communautés,
entre filles et garçons. Si la présence des filles d’immigrés a été remarquée,
on n’a sans doute pas assez relevé que la dynamique interculturelle de la
Marche est aussi passée par une recomposition intra-communautaire (une
meilleure prise en compte de cet aspect aurait sans doute aidé à surpasser le
clivage ouverture interculturelle/repli communautaire qui hypothèquera
l’après-Marche et l’avenir du mouvement beur).

A Paris, le collectif jeunes qui centralise l’accueil sur la capitale, s’autono-


mise par rapport au cartel d’organisations de soutien et se transforme en
« parlement beur ». Les militants antiracistes, davantage habitués à la figure
traditionnelle du travailleur ou de leur alter-ego immigré, sont médusés par
le débarquement inattendu de ces enfants d’immigrés à la verve bien fran-
çaise. Ils passent le relais, tout en s’interrogeant sur leur place dans un tel
mouvement. Cette cure de jouvence in situ du sérail anti-raciste va per-
mettre à la Marche et aux collectifs de se dégager des logiques d’appareils
et des rhétoriques idéologiques.

75
Ce sont donc les marcheurs qui décident et qui prennent la parole à chaque
étape, davantage sur le mode affectif que politique. Craignant le risque de
« récupération », ils interdisent banderoles et slogans jugés trop polé-
miques. Pour rassembler large, la Marche adopte d’ailleurs un profil reven-
dicatif discret, dans l’espoir de voir la « France profonde » fraterniser avec
la jeunesse issue de l’immigration ou des cités maudites.

Les médias, progressivement séduits par cette image positive, généreuse et


oecuménique, en rajouteront. Ils portent aux nues des « apôtres de la non-
violence », une terminologie quasi-biblique dont les marcheurs ne seront
pas dupes, comme le laissera entendre Bouzid Kara, un de leurs porte-pa-
role, dans son livre La Marche, traversée de la France profonde (édition
Sindbad, 1984). Le père Christian Delorme semble davantage dans son rôle
lorsqu’il évoque son souci de l’unanimité ou la « fraternité vécue » comme
une valeur essentielle de la République... et de sa foi chrétienne. Son « âme
missionnaire » et sa « stratégie des coulisses » du pouvoir sont contestées
par certaines associations autonomes de jeunes issus de l’immigration, qui
interpellent parfois rudement les marcheurs. Ces derniers, interloqués, fe-
ront le dos rond pour parachever leur périple, mais ils resteront en contact
par la suite avec les partisans de l’auto-organisation.

Ceci étant, la critique dite « radicale » de la Marche, formulée de l’exté-


rieur, incantatoire et abstraite, paraît plutôt démobilisatrice et en décalage
complet par rapport à l’énergie et la capacité d’initiative forte manifestées
par la Marche. Sous une référence plutôt confuse à la « non-violence », les
marcheurs expérimentent en réalité de nouvelles voies pour sortir d’une ré-
volte épidermique et défensive. Ils s’affirment dorénavant comme acteurs
citoyens dans l’espace public.

De fait, il y aura plusieurs Marches dans la Marche, avec des préoccupa-


tions différentes. Il s’agit alors de se côtoyer sans s’exclure, mais aussi sans
éviter le débat contradictoire.

Exorciser le syndrome de Dreux

La recherche d’un consensus moral fait passer au second plan par exemple
les revendications premières autour de la police et la justice, trop conflic-

76
tuelles, rappelées néanmoins par des forums justice organisés dans la même
période par des associations autonomes à Marseille, Vaulx-en-Velin, Nan-
terre et Levallois. Et la réalité se chargera de rattraper la Marche : la mort
de Habib Grimzi, un jeune algérien défenestré dans le train Bordeaux-Vinti-
mille, ainsi que de nouvelles exactions policières aux Minguettes, vont do-
per sa dimension revendicative.

A l’arrivée, les jeunes et les familles défileront aux côtés des marcheurs
avec les portraits des victimes des crimes racistes et sécuritaires, en scan-
dant « Egalité des droits, justice pour tous ».

L’interpellation morale de la société civile a aussi pour certains comme ob-


jectif de provoquer un examen de conscience du pays, un sursaut civique
afin d’exorciser le syndrome de Dreux – où la droite traditionnelle, alliée
avec le FN, a emporté la mairie lors d’une municipale partielle en sep-
tembre 1983 . Le front républicain, au-delà des clivages gauche-droite, est
déjà en gestation. A l’arrivée, le gouvernement et des élus républicains des
deux bords rejoignent en fanfare les marcheurs. Georgina Dufoix, ministre
des affaires sociales, assure que de nouvelles mesures contre le racisme
vont être prises. Le président Mitterrand reçoit les marcheurs à l’Elysée et
annonce la création prochaine de la carte unique de dix ans pour les étran-
gers, (en remplacement des cartes de séjour et de travail), et « des mesures
de principe pour que justice soit rendue aux jeunes victimes et à leur fa-
mille » (limitation des ventes d’armes, possibilité pour les associations de
quartier de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes,
etc.) En outre, le développement social des quartiers sera désormais consi-
déré comme une priorité nationale.

Dans la foulée, une multitude d’associations de jeunes vont surgir. Après la


reconnaissance publique du phénomène « beur », c’est la course à la repré-
sentativité et aux fonds publics. En effet, trois semaines seulement après
l’euphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes et non-
grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà le glas de l’idylle. Les marcheurs
soutiennent les travailleurs immigrés licenciés, signifiant par là-même leur
refus de jouer la division entre les enfants, accueillis à bras ouverts au sein
de la République, et les parents O.S. virés par milliers des usines. Ils feront,
après le succès symbolique de la Marche, un retour sur eux-mêmes et sur

77
leur situation sociale. Et là, tout reste à faire... d’autant que, sur le terrain, le
message politique du 3 décembre 1983 ne passe toujours pas. Ainsi Toumi
Djaïdja, figure emblématique de la Marche, comparaîtra-t-il en oc-
tobre 1984 devant le tribunal correctionnel de Saint-Etienne pour des faits
allégués de petite délinquance commis en... 1982. « Défavorablement connu
des services de police et de justice », « meneur vedette des Minguettes », il
sera condamné « pour l’exemple » à quinze mois fermes et arrêté à la barre.
C’est en prison, isolé, qu’il apprendra les pérégrinations d’une nouvelle
Marche à mobylette, Convergence 84, et le lancement, sponsorisé par l’Etat
et les médias, de SOS- Racisme. « Touche pas à mon pote », qu’ils di-
saient... ?

Amadou Gaye/Agence IM’média

Amadou Gaye/Agence IM’média

Notes

[1]
La suspension des expulsions de jeunes fut d’abord décidée par le mi-
nistre de l’intérieur Christian Bonnet pour pemettre l’arrêt de la grève
de la faim. Puis la loi du 29 octobre 1941 sur l’entrée et le séjour des
étrangers introduisit, parmi les catégories d’étrangers non expulsables,
les mineurs de moins de dix-huit ans et les étrangers nés en France ou
arrivés avant l’âge de dix ans, sauf en cas de menace grave à l’ordre
public.

78
Cahier de jurisprudence —
Mariage C.E. 29/07/2002 Préfet du Languedoc-Roussillon, pré-
fet de l’Hérault c/M. EL M.A...

Décision tardive de reconduite à la frontière, fondée sur la volonté de préve-


nir le mariage d’un ressortissant marocain – Annulation – Recours du préfet
devant le Conseil d’Etat – Détournement de pouvoir - Rejet.

Depuis la loi du 29 octobre 1981, abrogeant l’article 13 de l’ordonnance


du 2 novembre 1945, qui imposait aux étrangers désirant se marier en
France d’obtenir une autorisation préalable du préfet, le mariage des étran-
gers en France n’est soumis à aucune condition particulière. Néanmoins, un
certain nombre de maires s’arrogent encore illégalement le pouvoir de véri-
fier la régularité du séjour des futurs conjoints étrangers et, pour tenter de
s’opposer au mariage, saisissent le parquet ou avertissent la préfecture, non
pas en raison d’un doute sur la sincérité du projet d’union – ce qui serait lé-
gitime – mais pour dénoncer l’infraction de séjour irrégulier.

En l’espèce, M. EL M.A., ressortissant marocain, s’était vu refuser la déli-


vrance d’un titre de séjour en mars 2000, et s’était maintenu sur le territoire.
Mais « considérant qu’un an et demi après ce refus, M.A., qui s’était rendu
le 16 août 2001 à une convocation de la police de l’air et des frontières, a
reçu, à l’issue de sa garde à vue, notification d’un arrêté de reconduite à la
frontière pris par le PREFET DE LA REGION LANGUEDOC-ROUS-
SILLON, PREFET DE L’HERAULT, en date du 17 août ; qu’à cette même
date, M.A. avait pour projet de contracter mariage avec Mlle G., ressortis-
sante française, à quinze heures, à la mairie de Montpellier ; qu’il n’a pu
cependant procéder à cette célébration, du fait de son placement immédiat
en rétention administrative ; que la décision de le reconduire à la frontière,
ainsi qu’il ressort des observations présentées par le PREFET DE LA RE-
GION LANGUEDOC-ROUSSILLON, PREFET DE L’HERAULT devant le
conseiller délégué par le président du tribunal administratif de Montpellier,
a été prise après que les services préfectoraux ont été informés du projet de
mariage de M.A. et ont pensé qu’il pourrait revêtir un caractère fraudu-
leux ; qu’eu égard à ces déclarations et aux circonstances de l’espèce, no-

79
tamment à la précipitation avec laquelle l’administration a agi, l’arrêté at-
taqué doit être regardé comme ayant eu pour motif déterminant la préven-
tion du mariage de M.A. ; qu’il est, pour ce motif, entaché de détournement
de pouvoir ; que par suite, le PREFET DE LA REGION LANGUEDOC-
ROUSSILLON, PREFET DE L’HERAULT n’est pas fondé à soutenir que
c’est à tort que, par le jugement attaqué, le conseiller délégué par le pré-
sident du tribunal administratif de Montpellier a annulé son arrêté
du 17 août 2001 ordonnant la reconduite à la frontière de M.A..... »

La requête du préfet est rejetée. L’Etat est condamné à verser 562 euros à
M.A. au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.

Référence à rappeler pour avoir copie de l’arrêt :

Plein droit, jurisprudence n° 457

Regroupement familial Juge des référés T.A d’Amiens


12/03/2002 M. et Mme Pervaiz SHAHID c/préfet de l’Oise

Refus de regroupement familial, sans recours à la procédure d’introduction,


pour un enfant malade – Erreur manifeste d’appréciation, atteinte grave et
illégale à une liberté fondamentale – Injonction au préfet d’autoriser le re-
groupement et condamnation de l’Etat à verser aux demandeurs la somme
correspondant aux frais exposés non compris dans les dépens.

M. et Mme Pervaiz SHAHID, de nationalité pakistanaise, venus en France


pour y faire soigner leur fille atteinte d’une grave maladie, non traitable
dans leur pays, sollicitent du préfet de l’Oise la délivrance d’un titre de sé-
jour « vie privée et familiale » portant autorisation de travailler, sur le fon-
dement de l’article 12 bis 7° de l’ordonnance du 2 novembre 1945, ainsi
que le même titre de séjour pour leur fille malade, sur le fondement de l’ali-
néa 11 du même article, ou, à défaut, d’autoriser celle-ci à bénéficier d’un
regroupement familial sur place à titre dérogatoire. En réponse, le préfet se
contente de leur octroyer une autorisation provisoire de séjour de six mois
ne leur permettant pas d’occuper un emploi. Ils saisissent alors, sur le fon-
dement de l’article L.521-2 du code de justice administrative, le juge des ré-
férés pour qu’il enjoigne au préfet de donner satisfaction à leur demande.

80
Sans attendre, ce dernier informe M. et Mme SHAHID de sa décision de
leur attribuer le titre de séjour « vie privée et familiale ». Reste en suspens
le cas de l’enfant malade.

« Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que M. et Mme Pervaiz


SHAHID sont venus en France pour qu’il y soit apporté à leur fille Alvee-
na, atteinte d’une pathologie à la fois grave et extrêmement rare, le suivi et
les soins que nécessite son état de santé et qui ne peuvent lui être prodigués
dans son pays d’origine ; qu’il résulte, notamment de l’avis émis par le di-
recteur départemental des affaires sanitaires et sociales, produit par le pré-
fet, que dans l’état actuel des connaissances médicales, ces soins devront
être poursuivis durant un an et que le retour de l’enfant au Pakistan pour-
rait mettre en jeu le pronostic vital ; que, dans ces conditions, les requé-
rants justifient de l’urgence qui s’attache à la délivrance de l’autorisation
de séjour sollicitée en faveur de leur enfant ;

Considérant, d’une part, qu’eu égard à la précarité de l’état de santé de la


jeune Alveena SHAHID et aux soins particulièrement spécialisés qu’il im-
plique, le droit à la protection de la santé de cet enfant, alors qu’il met en
cause, comme en l’espèce, un pronostic vital, revêt un caractère détermi-
nant ;

Considérant, d’autre part, que la circonstance que M. et Mme Pervaiz


SHAHID n’auraient pas déposé, préalablement à l’introduction de la pré-
sente requête, une demande expresse tendant à obtenir pour leur enfant le
bénéfice du droit au regroupement familial sans recours à la procédure
d’introduction, en application de l’article 15 du décret
du 6 juillet 1999 susvisé, ne pouvait justifier légalement le refus opposé par
le préfet à la demande tendant à l’octroi d’une telle mesure ; qu’en outre,
dans les circonstances de l’espèce, ladite décision doit être regardée
comme entachée d’une erreur manifeste d’appréciation ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, dans l’exercice d’un de ses
pouvoirs, l’autorité préfectorale a porté une atteinte grave et manifestement
illégale à une liberté fondamentale ;

Considérant qu’il y a lieu dès lors de faire droit aux conclusions susmen-
tionnées et d’enjoindre au préfet de l’Oise d’accorder à la jeune Alveena

81
SHADID, à titre dérogatoire, le bénéfice du droit au regroupement familial
sans recours à la procédure d’introduction... »

Il est enjoint au préfet de délivrer à l’enfant une autorisation de regroupe-


ment familial sur place, dans le délai d’un mois suivant la notification de la
décision. L’Etat versera aux parents la somme de 457 euros et 35 centimes
au titre des frais exposés par eux et non compris dans les dépens.

Référence à rappeler pour avoir copie de l’ordonnance :

Plein Droit, jurisprudence n° 458

Refus de régularisation Président du TA de Versailles


17/02/2000 NDIAYE c/préfet du Val d’Oise

APRF consécutif au refus d’un titre de séjour à un Africain vivant en


France depuis 15 ans – Erreur manifeste d’appréciation – Annulation.

L’intérêt particulier de ce jugement vient de ce qu’il dénonce et censure une


pratique relativement courante des services préfectoraux en réponse aux de-
mandes des étrangers qui sont en France depuis dix ou quinze ans pour être
régularisés, en application de l’article 12 bis 3° de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945 modifiée : presque systématiquement, les preuves de présence
sur le territoire, présentées par les demandeurs, sont prétendues insuffi-
santes et rejetées. (Le ministre de l’intérieur lui-même a dû donner des ins-
tructions aux préfets pour faire cesser cette pratique et appliquer honnête-
ment les dispositions législatives !).

En l’espèce, le tribunal considérant « qu’il ressort des pièces du dossier que


M. NDIAYE est entré en France au plus tard en septembre 1985, comme
l’atteste la copie de son premier bulletin trimestriel de classe de première à
l’Ecole secondaire d’agriculture de Sablé-sur-Sarthe et la copie de sa carte
d’immatriculation aux assurances sociales agricoles en date du 16 sep-
tembre 1985 ; qu’il justifie, par la production de ses bulletins scolaires tri-
mestriels, avoir été scolarisé dans l’établissement susmentionné jusqu’à
l’obtention du baccalauréat en 1987 ; qu’ainsi, M. NDIAYE a suivi en
France la majeure partie du second cycle de l’enseignement secondaire ;

82
que son séjour en qualité d’étudiant de 1988 à 1990 n’est pas contesté par
l’administration ; que sa présence sur le territoire national en 1991 est éta-
blie notamment par la production de la copie d’un contrat de service et de
formation ; que sa présence en 1992 est attestée notamment par la copie de
sa carte d’inscription à la bibliothèque Sainte Geneviève à Paris ; que sa
présence de 1993 à 1996 est établie notamment par des attestations de pa-
rents d’élève reconnaissant avoir eu recours à ses services de soutien sco-
laire à leurs enfants, scolarisés dans l’enseignement primaire ; que sa pré-
sence depuis 1997 est attestée par les démarches qu’il a entreprises auprès
de l’administration en vue de sa régularisation et par les notifications qui
lui ont été adressées par l’administration ; qu’ainsi, M. NDIAYE, âgé
de 31 ans à la date de l’arrêté en litige et entré en France au plus tard à
l’âge de 17 ans, y a vécu au moins 14 ans, soit près de la moitié de sa vie ;
qu’il soutient sans être contredit subvenir à ses besoins depuis 1991 par les
cours de soutien scolaire susmentionnés qui lui assurent un revenu modeste,
mais régulier ; que son intégration dans la société française est établie par
sa situation de concubinage avec Mlle Mame DIARRA, de nationalité fran-
çaise, avec laquelle il attend un enfant et vit depuis 1999 au domicile de la
soeur de celle-ci, Mme Alima SECK ; que, dès lors, et sans qu’il soit besoin
d’examiner les autres moyens invoqués par M. NDIAYE, la situation de ce
dernier n’était pas insusceptible de régularisation ; que, dès lors, l’arrêté
de reconduite à la frontière pris à son encontre le 28 janvier 2000 doit être
regardé comme entaché d’une erreur manifeste d’appréciation ; que M.
NDIAYE est, par suite, fondé à en demander l’annulation... »

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein droit, jurisprudence n° 459

Refus de régularisation T.A. de Cergy-Pontoise 02/07/2002 FO-


FANA c/préfet de Seine-Saint-Denis

Refus de titre de séjour à un ressortissant malien en France depuis plus de


dix ans – Erreur manifeste d’appréciation – Annulation.

M. Mamady FOFANA, de nationalité malienne, en France depuis plus de


dix ans, se voit refuser l’attribution d’une carte de séjour temporaire sur le

83
fondement de l’article 12 bis 3° de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modi-
fiée, au motif qu’il « ne justifie pas d’une présence continue en France de
dix ans, au moins pour la période 1993- 1998 », réponse stéréotypée que
l’administration oppose le plus souvent à ce genre de demande, en ignorant
délibérément que la loi précise que l’étranger peut la justifier « par tout
moyen ».

Par ce jugement récent, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise


confirme la jurisprudence précédente, en prouvant que les pratiques abu-
sives de l’administration en la matière n’ont pas cessé :

Considérant « qu’il ressort des pièces du dossier que M. Mamady FOFANA,


ressortissant malien, entré en France en 1983, produit, pour la période
de 1993 à 1998 critiquée par l’administration, plusieurs documents tels que
des copies d’enveloppes à son nom, deux factures d’achat, une facture de
France Telecom et de nombreux documents émanant de la banque BIAO
Mali ou de la Poste qui établissent de façon suffisamment probante sa rési-
dence habituelle en France depuis plus de dix ans à la date de la décision
attaquée du 11 juillet 2000 ; que M. FOFANA satisfait donc aux conditions
posées par l’article 12 bis 3°) précité de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945 susvisée, de sorte que le préfet était tenu de lui délivrer le titre
de séjour sollicité ; qu’il y a donc lieu de prononcer l’annulation de la déci-
sion du préfet de la Seine-Saint-Denis du 11 juillet 2000... »

Il faut, malheureusement, constater que, plus de trois mois après notifica-


tion de ce jugement, M. FOFANA n’avait toujours pas été mis en posses-
sion de son titre de séjour. Il serait donc souhaitable que ces décisions
soient toujours assorties d’une injonction au préfet, éventuellement avec as-
treinte, pour obliger l’administration à respecter la loi et les décisions de
justice !

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein droit, jurisprudence n° 460

Droit à la vie familiale Président du TA de Paris 27/11/2001


Mlle LAMARA c/préfet de police de Paris

84
APRF contre une Algérienne, vivant maritalement avec un compatriote, ti-
tulaire d’une carte de résident, dont elle a deux enfants nés en France – Vio-
lation de l’article 8 de la CEDH – Annulation et condamnation de l’Etat à
verser à la requérante la somme correspondant aux frais non compris dans
les dépens.

Mlle Fathia LAMARA MOHAMED, de nationalité algérienne, séjournant


en France sans titre de séjour, vit en concubinage notoire depuis 1999 avec
un ressortissant algérien, titulaire d’une carte de résident. L’admission au
séjour qu’elle a sollicitée lui est refusée par le préfet de police de Paris le
24 janvier 2000, alors qu’elle donne naissance à un premier enfant, puis à
un second en 2001. Par arrêté du 28 août 2001, le préfet lui signifie sa re-
conduite à la frontière.

Le tribunal juge qu’une telle situation maritale relève manifestement des


dispositions de l’article 8 de la CEDH :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mlle Fathia LAMARA MO-


HAMED vit maritalement avec M. Rabah MEDDAD et qu’ils ont deux en-
fants nés en France ; que Mlle Fathia LAMARA MOHAMED et M. Rabah
MEDDAD n’étant pas mariés, Mlle Fathia LAMARA MOHAMED ne peut
prétendre au bénéfice des dispositions relatives au regroupement familial ;
que, dans les circonstances de l’affaire, et, notamment, l’intérêt de sa pré-
sence pour sa famille séjournant régulièrement en France, la mesure de re-
conduite prise à l’encontre de Mlle Fathia LAMARA MOHAMED porte au
droit de celle-ci au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée
aux buts en vue desquels a été décidée cette mesure... »

Annulation de l’arrêté de reconduite pris par le préfet de police et condam-


nation de l’Etat à verser à la requérante la somme de 4000 F au titre de l’ar-
ticle L. 761-1 du code de justice administrative.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 461

Asile territorial T.A. de Lyon 27/06/2001 SAKET c/préfet du


Rhône

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Rejet ministériel d’une demande d’asile territorial et refus préfectoral de ré-
gularisation du séjour à l’encontre d’un Algérien – Erreur manifeste d’ap-
préciation – Annulation.

« Considérant que M. SAKET fait valoir à l’appui de son recours dirigé


contre la décision du ministre de l’Intérieur lui refusant le bénéfice de
l’asile territorial, qu’après avoir pris les armes pour défendre son village
contre les groupes islamiques armés, il a été recruté comme garde commu-
nal en septembre 1996 en reconnaissance de son aide ; qu’en janvier 1997,
il a été mobilisé à BENI SNOUSS et directement confronté aux groupes ter-
roristes ; qu’au cours d’une embuscade en août 1997, il a perdu l’ensemble
de ses papiers civils et militaires ; qu’ayant trouvé ses papiers, les inté-
gristes, disposant de renseignements à son sujet, lui ont alors adressé des
menaces téléphoniques ; que ce récit circonstancié, que M. SAKET a
d’ailleurs réitéré en cours d’audience et qui est conforté par des documents
justifiant de sa mobilisation militaire et de son recrutement en qualité de
garde communal, fait état de sa participation active dans le combat mené
contre les groupes islamistes armés et est ainsi de nature à établir la réalité
des menaces dont il a été victime et par voie de conséquence, de risques tels
que ceux mentionnés à l’article 13 précité de la loi du 25 juillet 1952 ; que,
dans ces conditions, le ministre de l’Intérieur a commis une erreur mani-
feste d’appréciation en lui refusant l’asile territorial ; que, par suite, M.
SAKET est fondé à demander l’annulation de la décision attaquée ;

Considérant que le présent jugement annulant le refus d’asile territorial op-


posé à M. SAKET, la décision du préfet du Rhône rejetant la demande de
titre de séjour de l’intéressé qui a été prise sur le fondement de ce refus, est
dépourvue de base légale ; que, dès lors, M. SAKET est fondé à en deman-
der l’annulation »

Double annulation.

Plein Droit, jurisprudence n° 462

Expulsion C.A.A. de Paris 04/06/2002 Ministre de l’intérieur


c/M. CHERIET

86
Arrêté d’expulsion pris contre un Algérien ayant ses attaches en France an-
nulé par le tribunal administratif pour violation de l’article 8 CEDH – Re-
cours en annulation du jugement par le ministre de l’intérieur devant la cour
administrative d’appel – Rejet du recours et condamnation de l’Etat à payer
à l’intéressé la somme des frais exposés non compris dans les dépens.

« Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’à la date de l’arrêté d’expul-


sion le concernant, le père et les frères et soeurs de M. Cheriet vivaient en
France et qu’il n’est pas allégué qu’il aurait eu d’autres attaches familiales
hors de France ; que, d’autre part, il était père et grand-père de ressortis-
sants français ; que si l’intéressé, au cours des années 1986 et 1987, s’est
rendu coupable d’actes d’une certaine gravité consistant en vols à main ar-
mée qui ont été sanctionnés par de lourdes peines d’emprisonnement, suivis
en 1989 d’une tentative d’évasion, l’arrêté du 16 décembre 1997 pronon-
çant l’expulsion de l’intéressé du territoire français a néanmoins, compte
tenu des importants liens familiaux de M. Cheriet en France, porté à son
droit au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée aux buts
en vue desquels il a été pris et, par suite, méconnu les dispositions conven-
tionnelles précitées ;

Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Le MINISTRE DE L’IN-


TERIEUR n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement
attaqué, le tribunal administratif a annulé l’arrêté en date du 16 dé-
cembre 1997 prononçant l’expulsion de M. Cheriet du territoire fran-
çais... »

Le recours du ministre de l’intérieur est rejeté. L’Etat versera à M. Cheriet


la somme de 500 euros.

Plein Droit, jurisprudence n° 463

Indemnisation TA de Limoges 23/05/2002 RAHMANI-


MRAITS c/préfet de la Haute-Vienne TA de Limoges
23/05/2002 BAAHMED c/préfet de l’Indre

Refus de séjour illégal – Faute engageant la responsabilité de l’État – In-


demnisation des préjudices.

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La faute résultant de l’illégalité d’une décision de refus de séjour est de na-
ture à engager la responsabilité de l’État et emporte droit à indemnisation
des conséquences dommageables qui en ont résulté pour l’étranger.

Une demande préalable d’indemnité doit être adressée au préfet, par lettre
recommandée avec avis de réception exposant les motifs de l’illégalité de la
décision de refus de séjour et les divers éléments du préjudice matériel et
moral subi . Et la décision de rejet, implicite (mais ne faisant pas courir le
délai de recours contentieux de deux mois) ou expresse, peut être déférée à
la juridiction administrative, dans le cadre d’un recours de plein conten-
tieux, avec le ministère obligatoire d’un avocat.

Elle peut être présentée, soit après annulation de la décision de refus de sé-
jour, soit simultanément au recours en excès de pouvoir ou après celui-ci,
mais avant que le juge administratif ait statué, auquel cas on peut demander
la jonction des deux requêtes.

La multiplication de ces procédures indemnitaires doit être encouragée, les


condamnations pécuniaires de l’État constituant un excellent moyen de li-
miter les abus de certaines préfectures. Ces deux affaires illustrent l’effica-
cité et l’utilité de ces recours.

Alors que le tribunal administratif de Melun a, par jugement du 24 jan-


vier 2000, annulé, pour violation de son droit à la vie privée et familiale
protégé par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme,
l’arrêté de reconduite à la frontière pris à son encontre par le préfet de
Seine-et-Marne le 13 janvier 2000, puis, par jugement du 30 mars 2001, an-
nulé le refus de séjour qui lui avait été opposé le 9 novembre 1999, mon-
sieur RAHMANI-MRAITS demande au préfet de la Haute-Vienne la déli-
vrance d’un titre de séjour, qui lui est refusée par décision implicite, et ce,
bien qu’une autorisation provisoire de séjour lui soit délivrée à compter
du 13 septembre 2000.

Le 28 décembre 2001, le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des ré-


férés du tribunal administratif de Limoges du 8 mars 2001 ayant rejeté sa
demande tendant à la suspension de la décision implicite de refus de titre de
séjour.

88
La Haute juridiction considère que les moyens tirés de ce que la décision at-
taquée aurait méconnu l’autorité de la chose jugée par le tribunal adminis-
tratif de Melun le 24 janvier 2000 et de ce qu’elle aurait été prise sur une
procédure irrégulière, faute de consultation de la commission du titre de sé-
jour, sont de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision.

Et elle estime qu’il appartenait à l’administration, pour l’exécution du juge-


ment du 24 janvier 2000, d’examiner la demande de titre de séjour présen-
tée par M. RAHMANI-MRAITS et d’y statuer compte tenu de la nature du
motif de l’annulation tirée de l’atteinte excessive à la vie privée et familiale
et que, dans les circonstances particulières de l’espèce, où l’abstention pro-
longée de l’administration de statuer sur la demande de l’intéressé, alors
même qu’elle lui a délivré une autorisation provisoire de séjour, le place
dans l’impossibilité d’acquérir une situation stable sur le territoire français,
d’exercer une activité professionnelle et de bénéficier d’une couverture so-
ciale, la condition d’urgence doit être regardée comme remplie.

Monsieur et madame RAHMANI-MRAITS saisissent le tribunal adminis-


tratif de Limoges d’une requête en annulation de la décision implicite de re-
fus de séjour et de la décision implicite de rejet de leur demande d’indemni-
sation. Pendant l’instruction, le préfet délivre un titre de séjour à M. RAH-
MANI-MRAITS.

Par jugement du 23 mai 2002, le tribunal considère que le requérant est fon-
dé à invoquer l’illégalité de la décision implicite de refus de séjour, interve-
nue à la suite d’une procédure irrégulière pour défaut de consultation de la
commission du titre de séjour (s’agissant d’un étranger relevant de l’article
12 bis 7° de l’ordonnance du 2 novembre 1945) et ayant méconnu l’autorité
de la chose jugée qui s’attache au jugement du tribunal administratif de Me-
lun du 24 janvier 2000, devenu définitif.

Et le tribunal considère que la faute résultant de l’illégalité dont est enta-


chée la décision de refus de séjour est de nature à engager la responsabilité
de l’État à raison des conséquences dommageables qui en ont résulté pour
les époux RAHMANI-MRAITS.

Il estime que la décision de refus de séjour a privé M. RAHMANI-


MRAITS de la possibilité d’accéder au marché du travail dans les condi-

89
tions réservées aux travailleurs étrangers et de répondre favorablement, ain-
si qu’il le souhaitait, à la proposition d’embauche qui lui a été faite et qu’il
peut prétendre à la réparation du préjudice matériel qu’il allègue, compte te-
nu des perspectives d’embauche qui lui étaient offertes, et qu’il a également
droit à la réparation de son préjudice moral et aux troubles dans ses condi-
tions d’existence.

Il considère par ailleurs que, si Mme RAHMANI-MRAITS ne saurait pré-


tendre à la réparation du préjudice matériel qu’elle invoque, il y a par contre
lieu de lui accorder une indemnité en réparation de son préjudice moral et
au titre des troubles dans ses conditions d’existence.

Le tribunal condamne l’État à payer aux époux RAHMANI-MRAITS, en


réparation de l’ensemble de leur préjudice, une indemnité de 31 000 euros,
avec intérêts de droit au taux légal à compter de l’enregistrement de leur re-
quête.

Monsieur BAAHMED, ressortissant algérien, entré en France le 23 jan-


vier 1999 muni d’un visa de trente jours, épouse une Française le 13 fé-
vrier 1999 et dépose, dès le 16 février 1999, une demande de titre de séjour
rejetée le 25 octobre 1999, par une décision ne comportant pas l’énoncé des
délais et voies de recours.

Le 5 juin 2000, il présente vainement un recours gracieux, en invoquant


l’état de grossesse de son épouse et son année révolue de mariage.

Monsieur et madame BAAHMED saisissent le tribunal administratif de Li-


moges de deux requêtes successives, les 8 février et 29 décembre 2000, en
annulation des deux décisions de refus de séjour prises par le préfet de
l’Indre les 25 octobre 1999 et 23 juin 2000. Dans leur seconde requête, ils
présentent également des conclusions indemnitaires.

Le 25 janvier 2001, le préfet accorde un titre de séjour à M. BAAHMED.

Dans son jugement du 23 mai 2002, le tribunal prononce un non-lieu à sta-


tuer sur les conclusions tendant à l’annulation des refus de séjour. Il consi-
dère que la seconde décision de refus de séjour est intervenue en violation
des dispositions de l’article 8 de la convention européenne des droits de

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l’homme et que son caractère illégal est de nature à engager la responsabili-
té de l’État à l’égard des requérants.

Le tribunal estime que l’intéressé, qui disposait d’un contrat de travail et


d’un salaire mensuel de 6 000 F, a été licencié le 8 septembre 2000 en rai-
son de sa situation irrégulière et que, compte tenu des justifications pro-
duites, M. et Mme BAAHMED peuvent prétendre à réparation du premier
chef de préjudice sur une période comprise entre le 8 octobre 2000, date à
laquelle le licenciement est devenu effectif, et le 25 janvier 2001, date à la-
quelle le requérant s’est vu attribuer un titre de séjour, par une indemnité
de 20 000 F, soit 3 048,98 euros, montant arrondi à 3 049 euros.

Et le tribunal considère que les requérants ont également droit à réparation


des troubles dans leurs conditions d’existence par le versement d’une in-
demnité de 50 000F ; soit 7 623 euros.

L’État est donc condamné à leur payer une indemnité globale de 10 672 eu-
ros.

Référence à rappeler pour avoir copie des jugements :

Plein Droit, jurisprudence n° 464

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