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Décrue —

Les résultats du dernier recensement de la population, réalisé par l’INSEE


en 1999, sont désormais disponibles et, curieusement, les chiffres de l’im-
migration n’ont pas connu le retentissement médiatique des précédentes an-
nées. Si les villes de France ont été classées et reclassées pour se voir décer-
ner la palme de la plus forte croissance démographique, rien n’a été dit ou
presque sur l’incontournable « solde migratoire » ou sur le « véritable »
nombre d’étrangers présents en France.

Il faut se souvenir de l’exploitation politique qui avait été faite du recense-


ment de 1990 : l’obsession du chiffre avait même conduit un ancien pré-
sident de la République à disserter sur la menace d’« invasion » étrangère
en France. Au regard de ces déclarations, on peut donc légitimement se de-
mander pourquoi les résultats de 1999 n’ont pas inspiré autant de commen-
taires enflammés.

Peut-être parce que, pour la première fois depuis 1946, le nombre d’étran-
gers présents en France a baissé de manière significative, passant de
3 600 000 en 1990 à 3 260 000 en 1999. Une telle diminution, de l’ordre
de 9 %, est à rapprocher de celle intervenue dans les années trente : au
terme d’une période de crise économique qui s’était accompagnée d’un ar-
senal de mesures répressives contre l’immigration, le nombre d’étrangers
était passé de 2 890 000 en 1931 à 2 450 000 en 1936, soit une baisse à peu
près comparable à celle que nous connaissons aujourd’hui. Certes, à cette
époque, la pratique des refoulements était beaucoup plus massive et les pro-
cédures plus expéditives, mais ce rappel historique permet de prendre la
mesure du phénomène actuel.

Entre 1990 et 1999, ce sont surtout les acquisitions de nationalité française


et la mortalité qui ont contribué à réduire le nombre d’étrangers : parmi
ceux qui sont nés hors de France, 550 000 sont devenus français (ils étaient
280 000 au dernier recensement) et 190 000 sont décédés. Le nombre de ré-
sidents étrangers baisse donc, inexorablement, et cette population, après
s’être féminisée, vieillit d’année en année : les tranches d’âge qui
connaissent la plus forte augmentation sont celles de 40 à 59 ans pour les

1
femmes et des plus de 60 ans pour les hommes. Dans un contexte où les
pouvoirs publics se déclarent de nouveau prêts à envisager, à certaines
conditions, une immigration jeune et qualifiée, ce phénomène mérite d’être
souligné pour que soit mieux prise en compte cette « vieillesse illégi-
time » [1] et reléguée socialement. Au-delà de ces tendances démogra-
phiques, les chiffres du dernier recensement illustrent surtout le résultat
concret de la politique de « maîtrise des flux migratoires » : la part des
étrangers dans la population résidant en France est passée de 6,4 % à 5,6 %
atteignant son plus bas niveau depuis 1968. La fermeture des frontières, la
pénalisation de plus en plus systématique de l’immigration dite clandestine,
mais aussi la difficulté de trouver un emploi et la précarisation des condi-
tions de séjour de la population étrangère ont fini par avoir des consé-
quences structurelles de long terme. Les flux d’entrées n’ont cessé de dimi-
nuer, passant de 110 000 en 1992 à environ 70 000 en 1999 et, faute d’être
renouvelée, la population étrangère a été condamnée à décroître.

Cette tendance risque de se confirmer, tant que la politique d’attribution des


visas sera aussi restrictive, la conception de l’asile aussi étriquée et les de-
mandes de regroupement familial systématiquement soupçonnées de fraude.
A ce tableau, il faut ajouter le nombre important des retours, rarement évo-
qué car peu rentable politiquement et souvent occulté par la focalisation des
pouvoirs publics sur le nombre d’entrées : d’après Hervé Lebras [2], on peut
estimer que 220 000 immigrés sont repartis dans leur pays d’origine durant
la dernière décennie. Voilà peut-être un autre résultat, plus indirect et plus
discret, d’une politique de fermeture des frontières toujours à sens unique.

Le retour de la gauche aux affaires et la promesse d’une politique « ferme et


digne » n’ont pas rompu, loin s’en faut, avec le sacro-saint dogme de la
« maîtrise des flux migratoires ». La loi Chevènement, en modifiant une
nouvelle fois l’ordonnance de 1945, n’a fait qu’ouvrir quelques brèches
théoriques que les circulaires d’application se sont empressées de refermer.

Un peu plus de deux ans après la mise en application de cette nouvelle lé-
gislation, Plein Droit a choisi d’esquisser un premier bilan des innovations
qu’elle avait introduites. Sur le papier, elles étaient nombreuses : l’instaura-
tion d’un droit au respect de la vie privée et familiale, des dispositions pour
mieux tenir compte de l’état de santé des malades étrangers, une « carte re-

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traité » pour faciliter leurs allers-retours, la promesse de rétablir les an-
ciennes commissions de séjour, des procédures facilitées pour artistes et
scientifiques et, enfin, la réforme d’« un droit d’asile destiné à devenir
exemplaire dans toute l’Europe »…

Mais comme aucune volonté politique n’est venue accompagner ces me-
sures théoriques, rien n’a vraiment changé dans la pratique quotidienne des
préfectures. Les refus de guichet, l’exigence de preuves toujours plus nom-
breuses et la suspicion généralisée ont continué comme auparavant, et le
pouvoir discrétionnaire de l’administration est demeuré intact. Certes, il ar-
rive que l’on parvienne à obtenir du Conseil d’État qu’il annule certaines
des dispositions des circulaires les plus contestables ; mais force est de
constater que l’administration ignore ce type de décision et persiste dans
son interprétation restrictive, remettant ainsi en question l’efficacité des vic-
toires remportées au contentieux.

Notes

[1]
Cf. Plein Droit n° 39, juillet 1998.
[2]
« Recensement et narcissisme des petites différences », Le Monde,
10 novembre 2000.

3
Ouverture à la tête du client — Jean-Pierre Alaux
« Ferme et digne » devait être, selon le premier ministre Lionel Jospin dans
son discours programmatique de 1997, la politique d’immigration de son
gouvernement. Cette orientation impressionniste s’est rapidement traduite
en stratégie sous l’inspiration de Patrick Weil, nommé conseillé de la ré-
forme. « Nous considérons, a-t-il observé, que l’intérêt de l’emploi en
France est menacé par une politique aveugle de fermeture des frontières
aux investisseurs et travailleurs qualifiés qui peuvent contribuer au déve-
loppement de l’activité économique ». La dignité n’allait donc pas être au
programme puisque la France allait instrumentaliser des étrangers confir-
més dans leur rôle de serviteurs. Mais la fermeté resterait d’actualité, avec
sans doute des humeurs au gré des besoins économiques. Pour ceux qui
n’auraient pas compris le classicisme néocolonial de la réforme à venir, Pa-
trick Weil mettait les points sur les « i » : « Faire, recommandait-il, que la
politique de l’immigration corresponde à l’intérêt national, c’est redonner
de la cohérence à notre politique de coopération, accueillir à nouveau des
scientifiques ou permettre à nos entreprises de recruter des spécialistes
étrangers » [1]. Une coopération pour le développement… de la France.
Évidemment.

L’étonnant, dans cette affaire, c’est qu’une réforme aussi utilitariste ait pu
paraître novatrice, voire modernisatrice aux médias et à l’opinion. Il n’est
pas besoin d’une réflexion bien approfondie pour y voir la simple prolonga-
tion d’une vieille tradition dominatrice. Comme l’avait d’ailleurs été la fer-
meture des frontières de 1974, instaurée à la suite du « choc » pétrolier de
l’époque et de son corollaire en matière d’emploi. Dans tous les cas – fer-
meture plus ou moins stricte, ouverture plus ou moins sélective –, le tiers-
monde est confirmé dans sa fonction de supplétif.

Si la réforme Chevènement de l’ordonnance du 2 novembre 1945 peut se


targuer d’une certaine modernité, ce n’est donc pas à la faveur d’une
conception novatrice des relations Nord-Sud. C’est plutôt par la plasticité
du dispositif de filtrage des immigrés qu’elle a institué, dont les perfor-
mances potentielles avaient été perçues en premier lieu par Jean-Louis De-
bré, le prédécesseur de M. Chevènement [2]. Avant 1997, la France s’était

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dotée d’une loi de fermeture, dans laquelle il n’y avait d’autres fissures que
celles imposées par le droit international : la porte de plus en plus étroite de
l’asile pour les persécutés (Convention de Genève sur les réfugiés et art.
3 de la Convention européenne des droits de l’homme) ; et une tolérance
très encadrée du droit à la vie familiale et à la vie privée (art. 8 de la
Convention européenne des droits de l’homme). C’était à peu près tout.

A l’usage, ces fissures se sont révélées insuffisantes pour les étrangers. Les
divers mouvements de sans-papiers – déboutés du droit d’asile au début des
années 90, parents d’enfants français en 1995, sans-papiers proprement dits
à partir de 1996 – ont plusieurs fois réclamé une réglementation respec-
tueuse de leur droit à être là et des droits qui vont avec, quels que soient les
intérêts de la France. Mais les intérêts de la France étaient différents des
leurs. Il fallait en théorie qu’ils ne soient pas là ; en pratique, qu’ils y soient
sans droits, ce qui rendait et rend toujours un service éminent aux secteurs
en difficulté de l’économie (agriculture, construction, confection, restaura-
tion, nettoyage, emplois domestiques). La fermeture a ses raisons que la rai-
son économique connaît parfaitement.

Bonnes raisons économiques de la fermeture

Sous les coups de la contestation, les gouvernements, qu’ils soient de droite


ou de gauche, ont régulièrement concédé des régularisations exception-
nelles par le biais de circulaires dérogatoires au regard de la loi en vigueur
qui, elle, restait inchangée. On délivrait certes des titres de séjour à une par-
tie des contestataires, mais on se gardait bien de toucher à une réglementa-
tion qui fonctionnait comme une machine à fabriquer de nouveaux sans-pa-
piers. Pas question de se priver d’un instrument aussi performant.

Performant en période de crise où il s’agit de sauver certaines branches ma-


lades de l’appareil de production consommatrices de main-d’œuvre peu
qualifiée. Quand la reprise pointe son nez, l’économie a besoin de tous les
niveaux de qualification, d’où le nouveau Plan d’aide au retour à l’emploi
(PARE), élaboré par le Medef et la CFDT dans le cadre de l’Unedic. S’agis-
sant des immigrés, il faut élargir la palette du recrutement. La fermeture a le
mérite de multiplier les sans-papiers, dont on continue à avoir besoin. On la

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garde. Mais elle a l’inconvénient d’orienter l’élite, qui a davantage le choix
de sa destination, vers des concurrents moins répulsifs.

« Accueillir à nouveau des scientifiques ou permettre à nos entreprises de


recruter des spécialistes étrangers », conformément au vœu de Patrick
Weil, n’épuise donc pas le sujet. D’abord, parce que l’appel aux experts
d’outre-Union européenne n’est nouveau que par son échelle. Pas folle,
l’interruption de toute immigration de main-d’œuvre s’était, en effet, offert
une dérogation en faveur des salariés haut de gamme dès 1984. Une circu-
laire du ministère des affaires sociales avait alors exclu de l’« opposition de
l’emploi » (priorité aux Français et aux Européens) les extra-communau-
taires recrutés à un salaire 1 300 fois supérieur au Smic horaire [3]. Ensuite,
parce que les besoins de « bas de gamme » n’ont pas du tout disparu.

Comme toute les lois sur l’entrée et le séjour, la loi Chevènement s’adapte
au marché. Elle marie les lois Pasqua, qui ont peaufiné la fermeture et mul-
tiplié les petites mains, avec une ouverture à géométrie variable qui permet-
tra d’ajuster l’offre à la demande. Comment y réussit-elle ?

Exploiter au mieux le filon des persécutés

Premier principe de la réforme : éviter toute concession majeure fondée sur


un meilleur respect des droits de l’homme. Qui dit, en effet, droits de
l’homme dit droits reconnus à des personnes, perte du pouvoir de sélection
par l’État, et donc installation d’individus mal contrôlables en nombre et,
qui plus est, pas nécessairement adaptés aux besoins de l’économie, surtout
s’ils sont en situation régulière. L’invention de l’asile territorial (voir ci-
après p. 8) correspond à cet impératif. Il s’est agi d’ouvrir une fausse porte
humanitaire dans les frontières, qui permette d’exploiter au mieux le filon
des persécutés. La loi n’y va pas par quatre chemins. Elle dit : « Dans les
conditions compatibles avec les intérêts du pays [la France, ça va de soi],
l’asile territorial peut être accordé… » [4]. Le tour est d’autant mieux joué
que le ministre de l’intérieur se réserve à lui-même la responsabilité du tri,
sans que ses décisions aient « à être motivées ».

C’est du grand art. Dans le domaine où, par définition, l’accueil repose sur
les droits de la personne, la loi Chevènement les en dépossède en subordon-

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nant leur reconnaissance aux intérêts (sic) de la République. Jamais, sans
doute, le cynisme n’avait osé aller si loin.

Tout l’esprit de la loi Chevènement est là, qui se décline aussi à travers ses
autres innovations. L’esprit, c’est, dans un contexte international de concur-
rence en matière de main-d’œuvre étrangère, ouvrir des portes qui confèrent
à la façade française un air aussi affable qu’ailleurs, de façon à éviter que
les ressources humaines utiles se détournent ; mais faire en sorte que les
clefs de ces portes n’appartiennent jamais aux étrangers.

Une circulaire de régularisation dans la loi

L’implantation, dans la loi Chevènement, d’une sorte de grosse circulaire de


régularisation permanente sous la forme de l’article 12 bis, s’inscrit dans
cette logique. Dans le passé, le législateur avait toujours ménagé, y compris
dans les réglementations les plus raides, des issues de secours ponctuelles
en faveur d’étrangers en situation irrégulière dont l’ancrage en France pa-
raissait particulièrement long ou profond. Mais il n’avait jamais dressé une
liste aussi longue (11 cas de figure) de catégories pouvant prétendre, à cer-
taines conditions, à la délivrance d’un titre de séjour [5].

Le dispositif a été testé in vivo grâce à l’opération de régularisation excep-


tionnelle orchestrée par la circulaire du 24 juin 1997, qui a conduit à la déli-
vrance d’environ 80 000 titres de séjour aux 150 000 candidats. Elle a dû
donner satisfaction aux pouvoirs publics car la loi Chevènement a beaucoup
emprunté à la circulaire Chevènement. Or, ce qui a caractérisé la régularisa-
tion définie par la circulaire, c’est la distribution de cartes de séjour à la tête
du client. Tous les observateurs savent à quel point des situations jumelles
ont donné lieu à des réponses contradictoires.

L’art de neutraliser la loi par une circulaire

Le nouvel article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 créé par la loi


Chevènement prévoit, parmi dix autres catégories d’étrangers en situation
irrégulière, la régularisation de « l’étranger […] dont les liens personnels et
familiaux en France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à
son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportion-

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née au regard des motifs du refus ». C’est très alambiqué. Ça veut néan-
moins dire que tout étranger – marié, concubin, célibataire – inséré à un
titre ou à un autre dans la société française peut obtenir une carte de séjour.
Voilà le texte que les parlementaires français ont voté. Il est conforme à la
Convention européenne des droits de l’homme.
Pour verrouiller ce dispositif voté par le Parlement et neutraliser les trois
généreuses lignes de la loi relatives aux « liens personnels et familiaux », le
ministre de l’intérieur a publié six pages d’instructions aux préfectures dans
sa circulaire d’application du 12 mai 1998. Elles correspondent à une inter-
minable litanie de critères évidemment restrictifs.
On y apprend notamment que, s’agissant de couples, « un refus de séjour ou
un APRF [arrêté préfectoral de reconduite à la frontière] ne porte qu’excep-
tionnellement atteinte à la vie privée et familiale » ; qu’il n’y a pas, pour
l’État d’accueil, d’« obligation générale de respecter le choix, par des
couples mariés, de leur domicile commun » ; que la vie privée et familiale
« est limitée en principe à la seule famille nucléaire, à savoir une relation
maritale et/ou une relation filiale », même si (on n’est pas à une contradic-
tion près) « il n’y a pas de différence substantielle entre le mariage et le
concubinage ».
Qu’importe, l’administration pénalise ces concubins. Il leur faudra notam-
ment prouver, « de manière cumulative », « une certaine ancienneté de
communauté de vie en France » (cinq ans à titre indicatif) ; prouver encore
« la présence d’enfants », « l’intensité des liens familiaux dont ils se pré-
valent », ainsi que leur stabilité. La circulaire d’application rappelle aussi
aux préfets que « la présence d’enfants mineurs, même scolarisés, ne fait
pas obstacle à l’éloignement, dès lors que n’existe aucun obstacle à ce que
les parents les emmènent avec eux ». Quant aux célibataires, la circulaire
n’imagine même pas qu’ils puissent avoir une vie privée.
Ainsi passe-t-on d’une loi qui définit un droit à une pratique pifométrique
de ce droit par la vertu d’une circulaire que les parlementaires n’ont jamais
vue et dont ils se désintéressent, de même que les médias.

Plus de deux années de pratique auront suffi à montrer qu’il en est de même
pour l’article 12 bis de l’ordonnance (voir encadré p. 5). Une pratique favo-
risée par un montage juridique parfaitement au point. La loi énumère des
catégories et quelques conditions. Tout le détail de la mise en œuvre est du
ressort d’une volumineuse circulaire d’application [6] qui, comme souvent,

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permet au ministre de l’intérieur et à ses préfets d’agir à leur guise. C’est
une autre façon de reprendre aux étrangers des droits qu’on a fait mine de
leur reconnaître.

Au bon vouloir du ministre

C’est aussi une méthode très commode dans la mesure où, sans « déran-
ger » le Parlement en lui demandant de procéder à des réformes, on peut,
avec la même loi, mener des politiques différentes selon les besoins du mo-
ment. Il suffit de changer la circulaire d’application. C’est au bon vouloir
du ministre, à tout moment et sans contrôle.

En multipliant, dans la loi, le nombre de catégories d’étrangers en situation


irrégulière régularisables, tout en réservant à une circulaire l’essentiel des
critères de régularisation, le gouvernement Jospin a pris nombre d’immigrés
en otages. Quand les conditions économiques requièrent la présence de
sans-papiers taillables et corvéables, il suffit de durcir la circulaire. Qu’ad-
vienne une tension sur le marché de l’emploi, on assouplit la même circu-
laire, de façon à favoriser ceux dont on a besoin, et le tour est joué, quitte à
revenir en arrière du jour au lendemain si l’horizon économique s’assombrit
à nouveau.

En 1963, à une époque de « boom » économique, où l’on régularisait à tour


de bras des étrangers venus en France sans avoir observé les conditions
d’installation définies par la loi, Georges Pompidou, futur président de la
République, constatait que « l’immigration est un moyen de créer une cer-
taine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale ».
Avec la loi Chevènement, nous voilà revenus à cette vieille conception de
l’immigration qui plonge ses racines dans un passé où figurent l’esclavage
et la colonisation.

Partout, en Occident, on constate un retour en force de cet utilitarisme. En


France, le Commissariat général du plan avait préconisé un changement de
cap dès 1995, deux ans à peine après l’adoption de la loi Pasqua [7]. L’évo-
lution vers un entrebâillement des frontières n’avait pas échappé à l’Organi-
sation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’un des
principaux clubs des pays industriels, qui avait noté une « légère reprise des

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flux d’immigration régulière » (c’est-à-dire légale) dès « l’année 1997 »
(celle de l’adoption de la loi Chevènement). L’OCDE l’interprétait comme
« l’amorce d’un renversement de tendance » [8]. Mais c’était encore affaire
d’experts. L’opinion était, quant à elle, laissée dans l’ignorance de ce qui
mûrissait discrètement. Le mot d’ordre officiel restait celui de la fermeture.

Le renversement a commencé à devenir public en 1999. En France, c’est le


patronat qui a sonné la charge. « Compte tenu du choc démographique
en 2005, il ne serait pas absurde d’inverser les flux migratoires », concédait
Denis Gautier-Sauvagnac, président de l’Unedic et délégué général de
l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) [9]. Parmi les
responsables politiques, il est revenu à Édouard Balladur d’innover, dès
septembre 1999. « Rien ne pourra arrêter le mouvement des populations »
écrit l’un des anciens premiers ministres de la fermeture des frontières dans
son livre L’avenir de la différence. « Mieux vaut, estime-t-il, s’accommoder
de cette situation nouvelle et l’organiser afin que cette pluralité [de popula-
tions d’origines diverses] ne nuise pas à l’équilibre social et psychologique
des nations » [10]. Autre premier ministre de la fermeture, Alain Juppé suit
le mouvement, un mois plus tard. « Nous devons, conseille-t-il en oc-
tobre 1999, définir des critères communs pour l’accueil de nouveaux étran-
gers dans l’Union européenne. Je crois en effet que l’“immigration zéro”
ne veut pas dire grand-chose » [11]. Pourquoi ce revirement ? Parce que
« le contexte économique est aujourd’hui plus favorable ».

Virage libéral

Ce changement de religion ne frappe pas seulement d’illustres individus. A


la même époque, les États se convertissent aussi. Une contribution com-
mune de l’Allemagne, de la France et du Royaume-Uni est rendue publique
le 4 octobre 1999. Elle conseille à son tour « une réflexion […] sur les
conditions d’installation des étrangers dans l’Union européenne », rejetant
à la fois l’« immigration zéro » et la « liberté totale d’installation » [12]. Et
puis intervient le fameux pré-rapport des Nations unies – Migration de rem-
placement : une solution aux populations en déclin et vieillissantes – qui re-
lance fortement le débat en évaluant à 159 millions le nombre de nouveaux
étrangers nécessaires à l’Europe avant 2025 pour remédier à la baisse du
nombre de ses actifs [13].

10
Dans la foulée, différents pays vont rapidement annoncer certaines mesures
d’ouverture. L’Allemagne proclame, en février 2000, son intention d’ac-
cueillir de 20 000 à 30 000 étrangers qualifiés, notamment des informati-
ciens. Aux États-Unis, Bill Clinton propose, en mai 2000, de délivrer un
supplément de 362 500 visas d’installation à des étrangers de haut niveau.
En France, le gouvernement ne crie pas sur les toits qu’il agit de même.
Dans la discrétion, la ministre de l’emploi et de la solidarité avait devancé
tout le monde en signant, dès le 16 juillet 1998, une circulaire « relative au
recrutement d’ingénieurs informaticiens étrangers » [14]. De même, peu
après les tempêtes qui ont ravagé la forêt française, Martine Aubry avait ré-
cidivé, en février 2000, avec une circulaire « relative à la délivrance d’au-
torisations provisoires de travail pour des travaux de bûcheronnage » [15].

Utilité conjoncturelle

Dans ce contexte banalement libéral, la loi Chevènement est un ajustement


parmi d’autres aux besoins économiques. Contrairement aux apparences,
elle n’annonce aucun réel changement de politique. Aucune réflexion sur
une alternative à la fermeture des frontières n’est par exemple envisagée.
Au contraire, s’il est question de renoncer à l’illusoire objectif de l’« immi-
gration zéro » défendu par Charles Pasqua en 1993, la « maîtrise des flux
migratoires » reste un impératif catégorique des gouvernements. S’il y a ou-
verture, elle est sélective et bénéficie à ceux des étrangers dont les pays in-
dustriels ont besoin à la faveur de leur reprise économique. Les autres étran-
gers restent interdits d’entrée ou sans papiers.

Cette histoire des bons (utiles) et des mauvais (inutiles, du moins avec des
papiers) étrangers ne connaît pas d’interruption dans l’histoire. Au plus fort
des périodes de fermeture, on s’arrange toujours – comme depuis 1999 –
pour ménager les trous indispensables à l’économie dans des frontières qui
restent juridiquement closes. Et quand, comme dans les années 60, l’heure
est au démarchage des étrangers jusque dans leurs pays d’origine pour les
faire venir, quand la pratique offre une liberté presque absolue d’installation
à tous les étrangers qui le veulent, on ne légifère jamais pour officialiser et
institutionnaliser cette ouverture. Elle reste dérogatoire. Elle reste fonda-
mentalement illégale. Même inappliquée au cours des moments de prospéri-
té, la loi de fermeture demeure suspendue sur l’avenir des immigrés, dont

11
les « droits » à l’installation ne dépendent ainsi que de leur utilité conjonc-
turelle. ?

Notes

[1]
Patrick Weil, « Mission d’étude des législations de la nationalité et de
l’immigration », La Documentation française, août 1997, 175 pages,
85 F.
[2]
Lire ou relire « La République bornée », livraison de Plein Droit
consacrée à l’analyse du projet de loi Chevènement, n°36-37, dé-
cembre 1997, 90 F. Lire également : Alain Morice « De l’immigration
zéro aux quotas », et Saskia Sasson « Mais pourquoi émigrent-ils ? »,
Le Monde diplomatique, novembre 2000.
[3]
Circulaire du 21 décembre 1984 (JO du 12 janvier 1995).
[4]
Loi modifiée du 25 juillet 1952 relative au droit d’asile, art. 13.
[5]
Les catégories visées par l’article 12 bis sont les suivantes : mineurs
entrés en France avant l’âge de dix ans ; étrangers en séjour irrégulier
d’au moins dix années, mais pénalité de cinq ans supplémentaires pour
qui aura été étudiant et donc, à ce moment-là, en situation régulière
(comprenne qui pourra cette prime à l’irrégularité absolue ?!) ;
conjoints de Français ; conjoints de scientifiques ; parents d’enfants
français ; étrangers nés en France, s’ils y ont vécu huit ans et s’ils ont
été scolarisés cinq ans dans un établissement français ; accidentés du
travail et malades professionnels ; apatrides ; étrangers atteints de pa-
thologies non soignables dans leur pays.
[6]
Ciculaire NOR/INT/D/98/00108C du 12 mai 1998.
[7]
Le travail dans vingt ans, Odile Jacob, 1995.
[8]
OCDE, Tendances des migrations internationales, édition 1999.
[9]

12
Le Monde, 1er octobre 1999.
[10]
Plon, septembre 1999.
[11]
Le Monde, 1er octobre 1999. Voir aussi le premier numéro de France
moderne, revue du club de réflexion d’Alain Juppé (www.france-mo-
derne.asso.fr).
[12]
Le Monde, 7 octobre 1999.
[13]
Le Monde, 6 janvier 2000. A la France, le pré-rapport conseille l’im-
portation de 760 000 immigrés par an.
[14]
Circulaire DPM/DM2-3/98/767 du 28 décembre 1998 (non publiée au
J.O.).
[15]
Circulaire DEPSE/SDTE-DPM/DM2-3/2000/ 90 du 18 fé-
vrier 2000 (non publiée au J. O).

13
Les subtilités du Conseil d'État — Danièle Lochak
L’article 12 bis 7° a été présenté comme l’une des dispositions phares de la
loi Chevènement. Il prévoit la délivrance « de plein droit » d’une carte de
séjour temporaire à l’étranger « dont les liens personnels et familiaux en
France sont tels que le refus d’autoriser son séjour porterait à son droit au
respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard
des motifs de refus ».

Une fois décodées cette terminologie et cette syntaxe alambiquées, on com-


prend que le législateur a voulu retranscrire, dans l’ordonnance de 1945, les
principes sur la base desquels la Cour européenne des droits de l’homme
puis les juridictions administratives françaises ont jugé qu’un refus de sé-
jour pouvait constituer une violation de l’article 8 de la Convention euro-
péenne des droits de l’homme qui garantit à chacun le droit au respect de sa
vie privée et familiale.

La disposition en cause, présentée comme une innovation capitale, ne l’est


donc pas vraiment, puisque, depuis longtemps, le juge imposait à l’adminis-
tration, saisie d’une demande de délivrance d’un titre de séjour, lorsqu’elle
constatait que l’étranger ne remplissait pas les conditions prévues par les
textes pour obtenir l’un ou l’autre des titres existants, de s’assurer qu’un
éventuel refus ne porterait pas une atteinte disproportionnée à ce fameux
droit garanti par l’article 8.

Mais il est vrai que cette obligation était rarement – c’est un euphémisme –
respectée spontanément par l’administration, comme l’atteste l’importance
du contentieux en la matière et le nombre de refus de séjour censurés par le
juge pour violation de l’article 8. Conformément à l’adage selon lequel « ce
qui va sans dire va encore mieux en le disant », on ne peut donc que se féli-
citer de ce que le législateur ait décidé d’inscrire en toutes lettres, dans l’or-
donnance de 1945, le droit pour l’étranger qui a ses attaches personnelles et
familiales en France d’obtenir une carte de séjour.

C’est bien, en effet, un droit qui est reconnu à l’étranger – la délivrance est
« de plein droit », dit le texte –, et l’administration se trouve, comme disent

14
les juristes, en situation de « compétence liée ». Théoriquement. Car, en
réalité, le droit en question n’est nullement inconditionné : il est au
contraire subordonné à la reconnaissance, par l’administration, non seule-
ment de l’existence mais aussi de l’intensité des attaches qui lient l’étranger
à la France.

Il ne suffit pas d’avoir des « attaches », il faut encore que ces attaches
soient telles qu’elles justifient de donner un titre de séjour à un étranger qui,
la plupart du temps, est en situation irrégulière, ou à tout le moins précaire :
on conçoit bien qu’un privilège aussi exorbitant ne saurait être accordé à la
légère.

L’administration retrouve ainsi un très large pouvoir d’appréciation. On


comprend, dans ces conditions, que le ministre de l’intérieur ait jugé bon de
proposer aux préfectures, par le biais de la circulaire du 12 mai 1998, un
mode d’emploi détaillé de la disposition en cause. Détaillé… mais néan-
moins incomplet, et de surcroît ouvertement discriminatoire à l’encontre
des couples non mariés en général et des couples de même sexe en particu-
lier.

Il a fallu la promulgation de la loi sur le Pacs, en novembre 1999, pour que


le ministre de l’intérieur prenne conscience que certaines choses avaient
changé : d’où la circulaire du 10 décembre 1999, qui retouche a minima la
circulaire du 12 mai sur les points où elle était trop manifestement incompa-
tible avec les nouvelles dispositions législatives [1].

Une interprétation restrictive

Mais ce défaut de la circulaire du 12 mai 1998 n’était pas le seul, ce qui a


conduit le Gisti à l’attaquer devant le Conseil d’État. Dans un arrêt rendu
le 30 juin dernier, celui-ci a annulé un certain nombre de ses disposi-
tions [2]. En ce qui concerne l’interprétation de l’article 12 bis 7°, il n’a usé
que très timidement – trop timidement – de son pouvoir d’annulation : tout
en reconnaissant le caractère restrictif de certaines dispositions, il les a
néanmoins sauvées de la censure en considérant qu’elles ne liaient pas les
préfectures et que, dès lors qu’elles n’avaient pas de caractère impératif,
elles n’étaient pas illégales.

15
Le problème, c’est que les préfectures n’ont pas la même vision de ce qui
est impératif et de ce qui ne l’est pas que le Conseil d’État : quand on leur
dit que, sauf exception, le demandeur devra justifier de cinq ans de rési-
dence en France, il est peu probable qu’elles acceptent d’abaisser la barre à
trois ans ou quatre ans, quels que soient les éléments du dossier.

Au-delà des critiques que l’on peut adresser à une pratique jurisprudentielle
malheureusement trop fréquente et dont les méfaits ont déjà été dénoncés
dans ces colonnes [3], il est clair que l’interprétation restrictive donnée par
la circulaire d’une disposition pourtant présentée comme une innovation ca-
pitale risque fort de limiter les retombées positives qu’on pouvait en espé-
rer.

Le premier constat qui ressort de la lecture de la circulaire, c’est qu’elle


évacue toute référence à la vie privée et se borne à évoquer la vie familiale.
C’est ainsi que, dès la première phrase, la notion de vie privée et familiale
est explicitée en ces termes : « la vie privée et familiale au titre de laquelle
vous pourrez être conduit à délivrer un titre de séjour est limitée en principe
à la seule famille nucléaire, à savoir une relation maritale et/ou une rela-
tion filiale ». La phrase suivante, qui apporte des exceptions à ce principe,
continue à ignorer la vie privée puisqu’elle envisage uniquement « les
autres aspects de la vie familiale au sens large (liens collatéraux, adop-
tions, tuteurs, grands-parents) ».

Or, la notion de vie privée est distincte de la notion de vie familiale et ne se


confond pas avec elle. S’il est vrai que, lorsqu’est invoquée et retenue l’at-
teinte à la vie privée et familiale, c’est le plus souvent la vie familiale qui
est en cause, il reste qu’il peut y avoir atteinte à la vie privée alors même
que l’intéressé n’a pas d’attaches familiales dans le pays de résidence,
comme l’a reconnu la Cour européenne des droits de l’homme dans un cer-
tain nombre d’affaires concernant des étrangers [4].

Dans l’arrêt C. c/Belgique du 7 août 1996, en particulier, la Cour, constatant


que le requérant avait tissé de réels liens sociaux dans le pays d’accueil où
il avait vécu depuis l’âge de onze ans, y avait reçu une formation scolaire
puis professionnelle et travaillé pendant plusieurs années, en avait déduit
qu’il y avait établi une vie privée, « laquelle englobe le droit pour l’individu

16
de nouer et développer des relations avec ses semblables, y compris dans le
domaine professionnel et commercial ».

Silence sur la vie privée

La circulaire ne se borne pas à faire le silence sur la vie privée : elle semble
bel et bien exclure toute délivrance d’un titre de séjour à un étranger qui
n’aurait pas en France d’attaches familiales, si l’on en juge par le passage
suivant : « Cette première vérification de l’existence d’une vie familiale en
France à laquelle une décision de refus de séjour serait susceptible de por-
ter atteinte vous permettra, à ce stade, d’opposer déjà un refus aux de-
mandes émanant de personnes célibataires ou sans réelles attaches fami-
liales en France » (souligné par le ministre). Et si des « dérogations » sont
prévues aux principes énoncés, elles ont trait exclusivement à la condition
tirée de la stabilité de la vie familiale et de l’impossibilité de reconstituer
cette vie familiale en dehors du territoire français.

Si la circulaire prétend que les célibataires ne peuvent se réclamer de l’ar-


ticle 12 bis 7°, alors que la loi parle bien de protéger la vie privée, et pas
seulement la vie familiale, n’était-elle pas à l’évidence illégale ?

Le Conseil d’État en a jugé autrement et a rejeté sur ce point le recours du


Gisti. Pourtant – et à cet égard l’arrêt est positif – le juge proclame claire-
ment que la notion de vie privée est distincte de la notion de vie familiale,
de même qu’il reconnaît la justesse du constat fait par le Gisti quant au si-
lence de la circulaire à propos de la vie privée. S’il n’annule pas les pas-
sages litigieux, c’est en appliquant un raisonnement qui consiste à dire, en
substance, que même si la circulaire traite exclusivement de la vie familiale,
son silence sur la vie privée ne peut pas et ne doit pas signifier que la vie
privée ne sera jamais prise en compte : « si les développements suivants se
rapportent exclusivement, dans le texte de la circulaire attaquée, à la vie fa-
miliale de l’étranger, ladite circulaire mentionne expressément la vie pri-
vée ; [et] elle ne pouvait avoir légalement ni pour objet ni effet d’empêcher
un étranger remplissant les conditions de l’article 12 bis 7° de présenter au
seul titre de son droit au respect de sa vie privée et l’administration de lui
délivrer, le cas échéant, ledit titre de séjour ».

17
A ce raisonnement subtil qui s’apparente beaucoup aux « réserves d’inter-
prétation » du Conseil constitutionnel, on aurait évidemment préféré une
annulation nette et franche.

Sans famille, point de salut

Car à supposer même que le contenu de l’arrêt soit un jour porté à la


connaissance des destinataires de la circulaire, ce genre de subtilités risque
fort de leur échapper. Ils continueront donc à appliquer la circulaire à la
lettre, ce qui bien entendu les conduira à refuser la délivrance d’un titre de
séjour à quiconque ne peut faire état d’attaches familiales (à moins que l’in-
téressé ne soit « pacsé », auquel cas on lui appliquera les dispositions,
quand même plus favorables, de la circulaire du 10 décembre 1999).

Sans famille, donc, point de salut. Mais même en famille, les choses sont
loin d’être jouées d’avance. Car le second constat qui ressort de la lecture
de la circulaire, c’est une interprétation particulièrement restrictive de la no-
tion de vie familiale elle-même.

Certes, la circulaire, prenant le contre-pied des pratiques qui prévalaient


jusque-là, pose en principe que, au regard de l’appréciation de l’existence
d’une vie familiale, il n’y a pas de différence substantielle entre le mariage
et le concubinage. Mais pour se contredire immédiatement après puisque,
pour apprécier le caractère effectif de la relation de concubinage, elle pres-
crit de prendre en compte, outre l’ancienneté de la vie de couple et la durée
du séjour antérieur en France – conditions également imposées aux
conjoints –, la présence d’enfants issus de cette relation.

Cette dernière disposition, et celle-là seulement, a été censurée par le


Conseil d’État, en tant qu’elle posait une règle nouvelle, non prévue par la
loi, que le ministre n’avait donc pas compétence pour édicter.

De multiples conditions non prévues par la loi

Mais la circulaire prévoit encore d’autres conditions, applicables cette fois


aussi bien au mariage qu’au concubinage, à savoir que le demandeur doit,
sauf exception, séjourner habituellement en France depuis plus de cinq ans,

18
que sa famille doit, elle aussi, résider en France depuis plus de cinq ans, et
que l’un au moins des membres de la famille proche doit disposer d’un titre
de séjour en cours de validité.

Autant de conditions non prévues par la loi. Concernant la régularité du sé-


jour, la circulaire explique la raison de cette exigence en affirmant que, dans
le cas contraire, la vie familiale peut se reconstituer sans dommage en de-
hors du territoire français.

Mais l’affirmation est bien trop péremptoire : d’une part, confondant régu-
larité et stabilité du séjour, elle néglige les hypothèses où le membre de la
famille, quoique démuni de titre de séjour, aurait résidé pendant de longues
années en France, au point que son départ du territoire français porterait une
atteinte excessive à sa vie privée et familiale ; d’autre part, elle ignore les
hypothèses où les deux conjoints, n’ayant pas la même nationalité, ne sont
nullement assurés de pouvoir reconstituer leur vie familiale en dehors de la
France.

Le Conseil d’État n’a pourtant voulu annuler aucune de ces dispositions, se


bornant à constater qu’elles n’avaient pas de caractère réglementaire. La
formule éclaire mal sur la motivation de la décision.

S’agissant de la condition de durée de séjour, on peut penser que c’est la ré-


daction même de la circulaire qui l’a sauvée de l’annulation : une durée in-
férieure à cinq ans ne pourra être admise que de manière exceptionnelle,
dit-elle, ce qui réserve formellement le pouvoir d’appréciation des autorités
préfectorales. Malheureusement, on sait d’expérience que ce pouvoir d’ap-
préciation, rarement utilisé au bénéfice des étrangers, a encore moins de
chances de jouer en leur faveur si le ministre présente d’emblée cette hypo-
thèse comme exceptionnelle.

En ce qui concerne la condition de régularité du séjour des membres de la


famille, qui, elle, est présentée comme impérative par la circulaire, la lec-
ture des conclusions du commissaire du gouvernement laisse penser que le
Conseil d’État y a vu une application de sa propre jurisprudence : ce qui de-
vait inévitablement le conduire à regarder la disposition en cause comme le
simple rappel d’une règle préexistante, et non comme édictant une règle
nouvelle.

19
A moins, plus simplement, qu’il se soit laissé convaincre par la raison invo-
quée pour la justifier (la possibilité de reconstituer la vie familiale à l’étran-
ger) et qu’il ait considéré que la règle avait pour elle la force de l’évidence.
Une évidence trompeuse, pourtant, puisque, comme on l’a montré plus
haut, l’atteinte à la vie familiale est largement indépendante de la régularité
du séjour des membres de la famille. Sans même parler de l’atteinte portée
à la vie privée qui, là encore, est complètement passée sous silence.

Comment interpréter la multiplication des conditions mises, dès le départ,


par le ministre lui-même, à la délivrance d’une carte de séjour sur le fonde-
ment de l’article 12 bis 7°, sinon comme une volonté de verrouiller un dis-
positif aux virtualités potentiellement libérales ? Le plus clair de l’histoire,
c’est que, sous l’apparence trompeuse d’une délivrance de plein droit, l’ad-
ministration conserve intact son pouvoir discrétionnaire, sans que le Conseil
d’État trouve à y redire. Certes, comme tout pouvoir discrétionnaire, celui-
ci s’exercera sous le contrôle du juge : mais cela veut dire encore du
contentieux, encore des délais – avec, dans l’intervalle, la clandestinité et le
risque d’être à tout moment éloigné du territoire. ?

Notes

[1]
Voir Plein Droit n° 45, mai 2000, « Pacs : le droit de vivre à deux »,
p. 34.
[2]
Pour un commentaire général de cet arrêt, voir plus loin, p. 51.
[3]
On pourra notamment se reporter à un (très) ancien article paru dans le
numéro 2 de Plein Droit, de février 1988, qui analysait le sort réservé à
la circulaire de 1985 sur le regroupement familial par le Conseil d’Etat
dans un autre arrêt rendu en 1987 à la requête du Gisti : « Les rafisto-
lages du Conseil d’Etat ».
[4]
Voir sur ce point l’article p. 18.

20
Une vie familiale « subsidiaire » ? — Olinda Pinto,
Haoua Lamine
Par la création de la carte de séjour temporaire portant la mention « vie pri-
vée et familiale », le législateur a entendu intégrer dans la législation sur les
étrangers les exigences posées par l’article 8 de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
(CEDH), qui reconnaît à toute personne le droit « au respect de sa vie pri-
vée et familiale ».

Nous étions nombreux à penser que cet article 12 bis allait, comme l’affir-
maient ses auteurs, protéger la vie privée et familiale des étrangers ayant
des « liens personnels et familiaux incontestables en France ». En particu-
lier, le 7° alinéa, pensait-on, allait apporter enfin une solution à de nom-
breuses situations jusque là inextricables.

Nous étions bien loin du compte : cette transposition a semé un vent de pa-
nique dans toutes les préfectures de France et de Navarre.

« Par Saint-Gaulois, le ciel nous tombe sur la tête, monsieur le mi-


nistre, avec un texte pareil, tous les étrangers vont pouvoir obtenir une
carte de séjour en arguant de liens personnels et familiaux avec un
lointain trisaïeul ! »
« Il vous faut calme garder, mes chers préfets, un texte ça s’exploite,
quand il nous plaît, et ça se dénature quand il nous déplaît. Pour béné-
ficier de la carte de séjour mention « vie privée et familiale » sur la
base de l’article 12 bis 7° vous exigerez une ancienneté de séjour en
France d’au moins cinq années [1]. A titre exceptionnel, la durée de
résidence en France pourra être inférieure, je m’en remets ici à votre
pouvoir d’appréciation. Vous devez toujours vous assurer de l’exis-
tence des liens personnels et familiaux, de leur réalité et de leur stabi-
lité, ainsi que de leur intensité et effectivité, mais surtout vous n’ou-
bliez pas que seuls pourront prétendre au bénéfice de l’article 12 bis
7° les étrangers qui ne rentrent pas dans les catégories définies aux
alinéas 1°, 2°, 3°, 4°, 5° et 6° de l’article 12 bis, pas plus que ceux qui
peuvent bénéficier de la procédure du regroupement familial (ar-

21
ticle 29). Autrement dit, vous n’appliquerez que très rarement cet ar-
ticle 12 bis 7°, disons… “subsidiairement” » !

Et voilà comment se trouve complètement dénaturée et vidée de tout son


sens une disposition qui, à l’origine, était fort prometteuse pour la recon-
naissance et la promotion d’un droit trop fréquemment malmené par une ad-
ministration hermétiquement hostile à reconnaître aux ressortissants étran-
gers le droit de mener une vie privée et familiale « normale », c’est-à-dire
de vivre aux côtés de leur famille et/ou de leurs amis.

Quels étrangers ?

C’est ainsi que, par exemple, les étrangers conjoints de résidents et leurs en-
fants mineurs entrés hors regroupement familial sont priés de faire leurs ba-
gages, pour ces derniers d’interrompre leur scolarité, et de repartir au pays
en attendant que l’interminable procédure du regroupement familial arrive à
son terme [2]. Dans ce cas de figure, la prise en compte de la vie privée et
familiale des intéressés est quasi- systématiquement écartée au profit de
l’application aveugle d’une procédure lourde et destructurante pour les fa-
milles. L’administration considère, en effet, que le 7° alinéa de l’ar-
ticle 12 bis n’a qu’une valeur subsidiaire, c’est-à-dire qu’il ne peut s’appli-
quer que si aucune autre disposition ne peut être invoquée. Or, contraire-
ment aux alinéas précédents, ce fameux 7° ne détermine pas de manière
précise la catégorie d’étrangers pouvant s’en prévaloir. Il stipule en effet
que :

« Sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, la carte de


séjour temporaire portant la mention “vie privée et familiale” est délivrée
de plein droit : […] à l’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, qui
n’entre pas dans les catégories précédentes ou dans celles qui ouvrent droit
au regroupement familial, dont les liens personnels et familiaux sont tels
que le refus d’autoriser son séjour porterait atteinte à son droit au respect
de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des
motifs du refus ».

Quelles sont donc les personnes visées ?

22
S’agit-il des étrangers répertoriés dans les « catégories précédentes » mais
qui ne remplissent pas les conditions exigées pour avoir un droit au séjour
(par exemple, le conjoint d’étranger en situation régulière qui ne remplit ni
les conditions de ressources ni celles de logement, et ne peut, de ce fait, bé-
néficier du regroupement familial) ? Ou alors s’agit-il uniquement de ceux
qui ne sont pas expressément désignés dans les alinéas précédents de cet ar-
ticle 12, comme, par exemple, le concubin ou l’ascendant ?

Apparemment, les préfectures adoptent le plus souvent la seconde interpré-


tation [3], nettement plus restrictive, et éliminent ainsi d’emblée toute possi-
bilité de « repêcher » des étrangers considérés comme devant obtenir de
plein droit une carte de séjour, mais n’en remplissant pas totalement les
conditions.

Dans la majorité des cas, elles estiment que la situation de l’intéressé ne re-
lève pas de l’article 12 bis 7°, et que, par conséquent, il n’y a même pas
d’appréciation de sa vie privée et familiale.

Or, pour rester fidèle à l’esprit du législateur qui a transposé les dispositions
de l’article 8 de la CEDH, les catégories d’étrangers mentionnés dans les
premiers alinéas de l’article 12 bis mais qui ne remplissent pas toutes les
conditions requises devraient automatiquement voir leur situation examinée
au regard de l’article 12 bis 7°.

Une formidable régression

Certaines de ces considérations avaient d’ailleurs été soulevées par le Gisti


dans son recours en annulation pour excès de pouvoir devant le Conseil
d’État contre la circulaire du 12 mai 1998. A l’appui de son recours, le Gisti
faisait valoir que « la circulaire fait une fausse interprétation de la loi, dès
lors que l’intention du législateur était bien d’obliger l’administration,
mieux que dans le passé, à respecter le droit au respect de la vie privée et
familiale ».

Le Gisti a notamment soutenu dans son recours que, d’une part, la circulaire
litigieuse « interprète de façon abusivement restrictive la notion de vie pri-
vée et familiale », en totale contradiction avec la jurisprudence de la Cour

23
européenne des droits de l’homme et avec la jurisprudence des juridictions
internes. D’autre part, que cette circulaire exclut toute prise en compte de la
« vie privée ».

Le Gisti souligne bien que l’interprétation à laquelle se livre la circulaire at-


taquée constituerait une formidable régression des principes qui ont animé
le législateur lors de la conception de l’article 12 bis 7°, régression égale-
ment dans l’application de l’article 8 de la CEDH.

Le Conseil d’État, dans un arrêt du 30 juin 1998, n’a suivi que très partielle-
ment l’argumentation du Gisti. Le grief tiré du caractère subsidiaire de l’ar-
ticle 12 bis 7° est totalement passé sous silence, ce qui ne peut que conforter
les pratiques discrétionnaires de l’administration. En ne donnant à l’ar-
ticle 12 bis 7° qu’un champ d’application par défaut, c’est l’article 8 de la
CEDH qu’on réduit à un rôle subsidiaire, ce qui revient à galvauder le droit
fondamental de vivre en famille.

Par ailleurs, l’examen des situations concrètes montre que l’administra-


tion [4] masque en fait sa mauvaise foi à reconnaître aux ressortissants
étrangers et à leurs familles le droit de mener une vie privée et familiale
normale derrière une accusation de détournement de procédure.

Evidente mauvaise foi

Or, il est patent que la majorité des familles qui demandent à bénéficier des
dispositions de l’article 12 bis 7° de l’ordonnance sont celles qui, des an-
nées durant, ont attendu une réponse favorable à leur demande de regroupe-
ment familial. C’est la sévérité des conditions de cette procédure qui les a
contraintes à passer outre et non leur volonté délibérée de la contourner.

Refuser ainsi l’application des dispositions de l’article 12 bis 7° aux


membres de famille de résidents en leur opposant sa « subsidiarité » et en
les soupçonnant de détourner la procédure du regroupement familial, c’est
mettre de toute évidence les étrangers au banc des accusés, coupables, aux
yeux de l’administration, de vouloir mener une vie familiale normale. En
réalité, le caractère subsidiaire dudit article n’est qu’un cynique subterfuge
qui permet à l’administration, en toute quiétude, de méconnaître le droit

24
fondamental de vivre en famille et de faire fi des dispositions à valeur
constitutionnelle de l’article 8 de la CEDH.

La situation de ce ressortissant cap verdien, loin d’être un cas isolé [5] en


est une illustration éclatante.

Entré en France en 1992, vivant maritalement depuis 1993 avec la mère de


leur enfant, né en 1995 à St Denis (93), ce ressortissant cap verdien s’est vu
rejeter sa demande d’admission au séjour dans le cadre de la circulaire de
juin 1997 alors que sa concubine avait pu obtenir un titre de séjour en tant
que mère d’un enfant né en France. Ne comprenant pas cette différence de
traitement, il sollicite du préfet de Bobigny un réexamen de sa demande au
regard de l’article 12 bis 7°. Suite au silence de la préfecture, il se déplace
pour s’entendre dire que cet article ne s’applique pas à sa situation, et que la
seule possibilité d’obtenir un titre de séjour est de se marier. Fin jan-
vier 1999, il se marie. Aussitôt, il se rend à la préfecture avec le livret de fa-
mille, la carte de séjour de son épouse, les preuves de sa présence en France
et obtient alors une convocation pour quelques mois plus tard.

Le jour du rendez-vous, il fournit tous les documents demandés, et alors


qu’il pensait qu’un récépissé lui serait délivré, il repart avec un nouveau
rendez-vous. Il compte les jours et attend avec impatience que soit collée
sur son passeport cette vignette verte qui lui donnera la liberté de circula-
tion, le droit de travailler légalement, la possibilité de s’épanouir. Mais c’est
une grande page d’écriture qu’on lui demande de signer, sur laquelle il est
indiqué que sa demande de carte de séjour vie privée et familiale au titre de
l’article 12 bis 7° est rejetée, qu’il est invité à quitter le territoire français,
que toutefois son épouse a la possibilité de déposer pour lui une demande
d’introduction sur le territoire français en passant par la procédure du re-
groupement familial.

Aberrations

Ce ressortissant cap verdien n’entrait pas dans les catégories définies aux
alinéas 1°, 2°, 3°, 4°, 5°, 6° de l’article 12 bis, pas plus qu’il ne remplissait
les conditions qui ouvrent droit au regroupement familial. Eu égard à l’exis-
tence de ses liens personnels et familiaux dont la réalité, la stabilité, l’effec-

25
tivité et l’intensité n’étaient pas contestées, l’application de l’ar-
ticle 12 bis 7° paraissait donc évidente. Elle ne l’a pas été pour le préfet.

L’administration va parfois jusqu’à considérer que cet article ne s’applique


pas aux régularisations, c’est-à-dire à des personnes qui se trouvent en si-
tuation irrégulière sur le territoire français. C’est ainsi que la préfecture de
police de Paris a répondu, le 11 mai 2000, à un couple de concubins qui sol-
licitaient une régularisation sur le fondement de l’article 12 bis 7° que :

« Compte tenu du caractère récent de votre relation de concubinage, vous


ne pouvez vous prévaloir d’une vie privée et familiale ancienne sur le terri-
toire français. De plus, je porte à votre connaissance qu’il est constant que
les demandes faites au titre de l’article 12 bis 7° doivent être écartées dès
lors que cette famille réside sur le territoire français dépourvue de tout do-
cument de séjour, ce qui est votre cas ».

En fait, personne n’avait compris que la particularité de l’article 12 bis 7°


c’est qu’il est réservé aux étrangers en situation régulière… ?

Notes

[1]
Circulaire NOR/INT/D/98/00108C du 12 mai 1998 (application de la
loi du 11 mai 1998).
[2]
Cf. argumentaire sur l’article 12 bis 7° de la Coordination française
pour le droit des étrangers à vivre en famille intitulé « Une vie privée
et familiale. L’inaccessible droit », disponible au CNAFAL, 108 ave-
nue Ledru-Rollin, 75011 Paris.
[3]
Il convient d’émettre ici quelques réserves, car nous n’avons pas en-
core recensé de cas de régularisation de ces catégories d’étrangers sur
le fondement de l’article 12 bis 7°. Nous effectuons cette déduction
parce que ceux de la première catégorie sont systématiquement rejetés.
[4]
Il convient de préciser qu’en ce qui concerne l’articulation entre l’ar-
ticle 12 bis 7 et l’article 29 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 rela-

26
tif au regroupement familial, il ressort, sans qu’on puisse toutefois dé-
gager une ligne jurisprudentielle, que le juge administratif adopte une
position globalement plus souple que celle des préfectures. Plusieurs
décisions concluent en effet à l’application de 12 bis 7° parce que le
regroupement familial est impossible.
[5]
Cf. note (2).

27
Papiers d'intérêt général — Antoine Bussy
« Au guichet on m’a dit de venir voir le maire pour que je puisse déposer
mon dossier… ». Il n’est plus rare de voir les services préfectoraux prescrire
l’intervention d’un élu pour la simple application du droit, à l’exemple de
leur acceptation du dépôt d’une demande d’admission au séjour ou de pas-
sage à la carte de dix ans. Cette pratique comporte un risque supplémentaire
de rupture d’égalité pour les usagers, selon l’orientation des élus locaux et
leur accessibilité. Elle conduit à multiplier le nombre d’interventions et
donc à diminuer leur impact, l’appui d’un élu, comme d’une association,
cessant d’être une démarche gracieuse pour devenir un élément dans le fais-
ceau d’indices demandé.

L’intervention sur un dossier individuel pose question dans son principe


même et interroge les rapports entre l’administration et l’élu, en particulier
lorsqu’il s’agit d’un législateur. Sa légitimité apparaît plus forte lorsqu’elle
est en cohérence avec les positions, notamment, d’un parlementaire qui
n’est pas parvenu à les faire adopter par la majorité de la représentation na-
tionale. C’est loin d’être toujours le cas. La contradiction est fréquente entre
l’appréciation « humanitaire » d’un cas individuel et un engagement public
en faveur du maintien en l’état, voire du durcissement de la législation sur
l’entrée et le séjour.

Ce phénomène est renforcé, pour certains élus de gauche, par l’application


restrictive des dispositions adoptées, en particulier celles introduites par la
« loi Chevènement » à l’article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945.
Sur cet article, et plus spécialement sur son 7° alinéa consacré au respect de
la vie privée et familiale, la circulaire d’application est un cas d’école, avec
par exemple le rejet de l’admission au séjour des parents sans-papiers d’en-
fants nés en France, à moins que l’un d’entre eux ne parvienne à justifier de
dix années de résidence habituelle. Ces élus ont eu le tort de sous estimer la
culture d’instruction des dossiers par l’administration, induite par plus de
vingt années de durcissement de la législation et les effets de la jurispru-
dence en découlant. Une culture qui appelait une rupture franche, un signal
politique fort et non des aménagements ciblés. Résultat contraire à ce qui
était attendu par certains, la loi Chevènement ne met pas fin aux situations

28
les plus intolérables comme celles de familles entières durablement instal-
lées dans telle ou telle commune, avec enfants scolarisés, et pourtant main-
tenues dans la clandestinité.

Un des fondements de la politique de la Ville

La question posée aux élus qui font de l’admission au séjour ou de la conso-


lidation du statut juridique de chaque habitant un enjeu d’intérêt général,
clairement perceptible au niveau local, est d’une autre nature.

Leur pratique de l’intervention individuelle correspond à une situation de


repli suite à l’échec de la non abrogation des lois Pasqua/Debré. Elle n’est
pas inspirée par de « belles âmes » angéliques, mais par l’observation des
réalités de leur commune.

La rupture avec l’arsenal juridique répressif en matière d’entrée et de séjour


est clairement un enjeu majeur de ce qu’il est convenu d’appeler la poli-
tique de la Ville, en terme de résorption de l’habitat insalubre, d’accès à
l’emploi, à la formation, au logement ou à la santé.

La contradiction est patente entre le maintien de dispositions discrimina-


toires, notamment pour les habitants immigrés, et la discrimination préten-
dument positive en faveur de territoires. L’annonce publique et répétée de
crédits supplémentaires, utilement augmentés depuis trois ans, accrédite
chez beaucoup l’idée que l’on fait beaucoup et charitablement pour des
« zones » responsables des maux de la société, alors qu’elles demeurent
sous équipées en services publics, tant la répartition de l’effort de l’État est
en retard sur l’urbanisation de la population.

Maintien dans la clandestinité ou précarité juridique ont des effets désas-


treux sur les intéressés et se répercutent sur leurs voisins, enfants, parents,
amis ou collègues de travail. Les « lois de l’inhospitalité » sont l’exemple le
plus frappant de ce que les fameux « quartiers » et leurs habitants ne sont
pas « difficiles », mais mis en difficulté. La législation actuelle est cohé-
rente avec le projet libéral qui, comme l’illustre l’exemple anglo-saxon, a
besoin de précarité et s’accommode très bien de quartiers relégués et de re-
plis communautaires.

29
De même, la multiplication des titres d’un an en lieu et place de la carte de
dix ans va à l’encontre de l’ensemble des dispositifs et crédits liés à l’inser-
tion. Cette régularité en CDD, acquise de haute lutte, alourdit inutilement le
travail de l’administration et pose des problèmes lors du renouvellement,
avec des personnes munies d’une simple convocation pendant plusieurs
mois au risque de ne pas accéder à l’emploi ou aux droits sociaux ou, pire,
de les perdre.

Les individus ne peuvent, dans ces conditions, concrétiser leurs projets et


sont privés de la possibilité d’exercer leurs responsabilités. Ils se voient re-
fuser ici un prêt bancaire pour l’achat d’un logement ou la création d’une
entreprise, là un emploi, du fait de l’instabilité de leur statut. Cette insécuri-
té juridique bride leur mobilité. Beaucoup sont ainsi assignés à résidence
dans des quartiers ensuite stigmatisés comme des ghettos. C’est notamment
le cas des 60 000 sans-papiers déboutés de la circulaire Chevènement. Déri-
soire dans un pays de 60 millions d’habitants, ce chiffre recouvre un
nombre important de sans droits dans certaines villes. Plus d’un débouté sur
cinq réside en Seine-Saint-Denis. Marché captif, leur rejet dans la clandesti-
nité retarde la résorption d’un habitat insalubre par ailleurs très profitable.

L’hypocrite discours sur l’intégration

En substance, « l’État républicain » persiste à prétendre intégrer à coup de


cartes d’un an, de maintien dans la clandestinité et d’expulsion. Son mes-
sage aux immigrés et notamment à la seconde génération, est clair : si ta
sœur aînée demeure sans-papiers, si ta mère est sous récépissé, si ton oncle
vit dans l’entassement d’un foyer, si ton cousin ou ton ami est expulsé, c’est
pour mieux t’intégrer mon enfant.

Les mesures prises au nom de la maîtrise des flux migratoires, de la


meilleure « intégration » des immigrés réguliers, voire de l’ordre public
sont un trouble manifeste à l’ordre social. Elles sapent l’égalité des droits et
de traitement, fondements du contrat social et de la confiance dans les insti-
tutions.

Spectaculaires et inopérantes, elles traumatisent des familles entières et


peuvent susciter le ressentiment envers l’ensemble de la société et des insti-

30
tutions. Pour ne prendre que le cas le plus criant, une situation de double
peine peut détruire toute une cage d’escalier, fut-elle repeinte et réhabilitée
à grand renfort de subventions.

Du moins l’alternance a-t-elle permis de sortir du sommet d’hypocrisie et


d’amalgame que constituait la justification de ces lois répressives sur le dos
des « quartiers en difficulté ». Le paradoxe demeure de l’épouvantail du
communautarisme brandi par ceux là mêmes qui, au travers des discrimina-
tions inscrites dans la loi, créent les conditions de son épanouissement, en-
couragent au repli sur soi et à la défiance mutuelle.

Droit de vote et dignité

Dès lors, le clivage politique partage ceux qui, localement, connaissent et


reconnaissent l’ensemble de leurs habitants, de ceux qui s’y refusent, se sa-
tisfont d’un développement séparé et aspirent à choisir leur population.
Dans le climat « salauds de pauvres » de plus en plus prégnant, les collecti-
vités qui assument une politique d’hospitalité connaissent une pression du
fait de la politique d’éviction et d’exclusion d’autres communes de la même
agglomération, dans des matières aussi variées que la liberté de mariage, de
droits sociaux ou de logement.

A ce titre, le consensus actuel sur la notion, que l’on se gardera de critiquer


en soi, de « mixité sociale », pose plus de questions qu’elle n’en résout.
Dans les quartiers populaires, la question demeure celle de la mobilité so-
ciale, de la conquête de l’égalité de traitement et de conditions de vie dignes
des habitants, tels qu’ils sont et quels qu’ils soient.

En outre, cette mixité sociale ne se décrète pas. En parler est le plus sûr
moyen de l’empêcher, tant l’expression laisse supposer qu’il y a des voisins
décidément trop pauvres, trop précaires, trop étrangers ou trop présumés
tels.

Les pratiques d’éviction de certaines collectivités vers un « ailleurs » qui


sera toujours le quartier ou la ville d’à côté, se nourrissent de ces préjugés.
Elles s’appuient sur la confusion savamment entretenue entre la régularisa-
tion d’un habitant, la consolidation de son statut juridique ou son accès aux

31
droits, et une nouvelle immigration. Elles soulignent l’urgence de faire
coïncider la population et les mandants pour voir ses représentants mener
des politiques soucieuses de la cohésion sociale. Ici encore, la subversion
démocratique du droit de vote des citoyens résidents étrangers apparaît
seule de nature à garantir le respect de l’égale dignité de l’ensemble des ha-
bitants d’un territoire. ?

32
Les étrangers ont-ils une vie privée ? — Nicolas
Ferran
La possibilité, pour les étrangers, de se prévaloir du droit au respect de leur
vie privée devant les juridictions nationales est depuis longtemps acquise
sur le plan des principes. Ce droit trouve en effet sa source dans l’ar-
ticle 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) [1] qui
stipule que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale,
de son domicile et de sa correspondance ».

Et la Convention, directement applicable en droit interne, confère à « toute


personne » placée sous la juridiction des autorités françaises, sans distinc-
tion de nationalité, les droits et libertés qu’elle proclame. Depuis 1991, le
Conseil d’État accepte d’examiner la légalité des décisions dont il est saisi
au regard de l’article 8 et, en particulier, de vérifier qu’une mesure d’éloi-
gnement ou un refus de séjour ne porte pas une atteinte excessive à la vie
privée et familiale d’un étranger [2].

Mais si, en quelques années, l’article 8 de la CEDH, systématiquement in-


voqué par les requérants, est devenu un article clé du contentieux des étran-
gers, c’est essentiellement sous l’angle du droit au respect de la vie fami-
liale : bien que protégé lui aussi par l’article 8, le droit au respect de la vie
privée des étrangers n’a pas connu jusqu’ici un développement jurispruden-
tiel identique. Peut être en raison des incertitudes liées à son contenu, le
droit au respect de la vie privée n’a été, pendant longtemps, que rarement
soulevé devant le juge pour contester les décisions de l’administration en
matière de police des étrangers.

De plus, le Conseil d’État, au moins jusqu’à la décision Préfet des Alpes


Maritimes c/Maroussitch [3] semblait réticent à retenir le moyen tiré de sa
violation pour censurer les décisions dont il avait à apprécier la légalité. De
fait, on ne relève qu’un arrêt, l’arrêt Soudani, du 19 mars 1997, dans lequel
le Conseil d’État prononce l’annulation d’une mesure d’expulsion en raison
de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée du requérant.

33
Alors que plusieurs tribunaux administratifs se sont engagés, depuis
quelques années, dans la voie ouverte par l’arrêt Soudani, en reconnaissant
aux étrangers le droit au respect de leur vie privée sur le fondement de l’ar-
ticle 8 de la CEDH, la décision Préfet des Alpes Maritimes c/Maroussitch
vient donc opportunément renforcer ce mouvement en offrant à ce droit une
reconnaissance jurisprudentielle claire.

Dans le même temps, le Conseil d’État donne les éléments d’une définition
de la notion de vie privée permettant d’en délimiter le champ d’application.
A l’instar de la position de la Cour européenne, les relations homosexuelles
relèvent, pour le Conseil d’État, du domaine de la vie privée. Mais, dépas-
sant la singularité des faits de l’espèce, le Conseil d’État fait également du
droit au respect de la vie privée des étrangers le support d’une protection ju-
ridictionnelle de leur intégration.

Les étapes d’une reconnaissance

Le droit des étrangers au respect de leur vie privée a d’abord été invoqué
dans le cadre du contentieux de l’éloignement. Dans ces affaires, les requé-
rants, qui avaient séjourné pendant de longues années dans le pays « d’ac-
cueil », faisaient valoir que leur expulsion portait une atteinte excessive à
leur vie privée. Mais les juges vont se montrer réticents à placer ce type de
contentieux sur le terrain du droit au respect de la vie privée.

Une première attitude a consisté, pour le juge européen, à éviter de se pro-


noncer sur le moyen tiré d’une atteinte à la vie privée. Si, dans les affaires
Moustaquim et Beldjoudi, les requérants invoquaient la violation de leur
« droit au respect de la vie privée et familiale », la Cour européenne ne
fonde ses décisions que sur la violation du droit au respect de la vie fami-
liale, se trouvant ainsi dispensée « de rechercher si l’expulsion méconnaî-
trait aussi le droit des intéressés au respect de leur vie privée » [4].

Le Conseil d’État, quant à lui, écarte dans un premier temps le moyen en


estimant que le déracinement social que peut constituer l’expulsion d’un
étranger ne relève pas des notions de vie privée ou de vie familiale au sens
de l’article 8 [*]. Puis, se ralliant à la position de la Cour européenne, il ac-

34
ceptera de censurer certaines de ces mesures sur le terrain exclusif du droit
au respect de la vie familiale [*].

Cette « politique » jurisprudentielle sera néanmoins critiquée. On lui re-


proche d’avoir étendu la notion de vie familiale jusqu’à y inclure la vie so-
ciale, et de dénaturer ainsi le champ d’application du droit au respect de la
vie familiale. Plusieurs juges de la Cour européenne ont par ailleurs expri-
mé leur préférence pour un examen fondé sur le droit au respect de la vie
privée [*]. Cette approche assurerait à l’étranger une protection plus large
puisque n’exigeant pas l’existence d’un lien familial parfois très discutable
pour faire jouer les garanties de l’article 8, et correspondrait à la probléma-
tique centrale qui s’attache aux mesures d’expulsion, à savoir le déracine-
ment social, culturel et familial que de telles mesures font subir à l’étranger.

A partir de l’affaire Boughanemi c/France, en 1996, la Cour européenne


opte pour une motivation fondée sur le « droit au respect de la vie privée et
familiale » et examine conjointement l’atteinte portée à la vie privée et à la
vie familiale des étrangers par les décisions contestées [5]. Le Conseil
d’État adoptera à son tour cette motivation dans sa jurisprudence et l’éten-
dra aux contentieux de la reconduite à la frontière et du séjour.

En pratique, toutefois, la protection apportée au droit au respect de la vie


privée et familiale reste en général dépendante de l’existence d’une vie fa-
miliale. Dans la décision Mehemi c/France, de 1997, la Cour européenne
accorde un poids déterminant au fait que la mesure d’éloignement sépare le
requérant de sa femme et de ses enfants pour conclure à la violation de l’ar-
ticle 8. A l’inverse, l’absence de vie familiale amène souvent le juge à rela-
tiviser la protection. Dans un arrêt Bidar du 31 octobre 1996, le Conseil
d’État estime ainsi que l’expulsion d’un étranger, célibataire et sans charge
de famille, ayant vécu vingt-sept ans en France, ne porte pas atteinte à sa
vie privée et familiale.

La circulaire du 12 mai 1998 va plus loin encore dans la neutralisation de la


dimension « vie privée » contenue dans la formule droit au respect de la vie
privée et familiale. Commentant l’article 12 bis 7° de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945 ouvrant droit au séjour à l’étranger « dont les liens personnels
et familiaux en France sont tels qu’un refus porterait à son droit au respect
de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée », elle précise

35
que la vie privée et familiale « est limitée, en principe, à la seule famille nu-
cléaire, à savoir une relation maritale et/ou une relation filiale » [6].

Soupape de sécurité

Sorte de soupape de sécurité permettant au juge de ne pas trop empiéter sur


le droit reconnu à l’État de contrôler le séjour et l’éloignement des non-na-
tionaux, la situation familiale de l’étranger semble permettre de tempérer la
protection qui aurait pu naître d’une appréciation centrée sur la vie privée.
Le droit au respect de la vie privée et familiale apparaît alors comme une
création jurisprudentielle de circonstance, étroitement liée à la spécificité du
contentieux des étrangers et privant d’une existence autonome le droit au
respect de la vie privée.

La réticence du juge administratif à examiner l’atteinte causée par une déci-


sion administrative à la vie privée d’un étranger au regard de l’article 8 de
la CEDH, pose un problème qui renvoie directement à la nature du contrôle
qu’il exerce. En effet, le Conseil d’État a institué, depuis les arrêts d’As-
semblée Belgacem-Babas du 19 avril 1991 [7], un double contrôle, entier ou
de proportionnalité sur la vie familiale, et restreint sur la situation person-
nelle de l’étranger.

Dans cette dernière hypothèse, le juge ne censurera la décision critiquée


comme entachée d’erreur manifeste d’appréciation que lorsque ses effets
sur la situation personnelle du requérant seront d’une gravité exception-
nelle. La protection accordée à la vie privée ou à la situation personnelle de
l’étranger est ainsi beaucoup moins importante qu’elle ne l’est pour la vie
familiale dès lors que le juge ne se place pas sur le terrain de l’article 8 de la
CEDH.

Dans ce contexte, l’arrêt Préfet des Alpes Maritimes c/Maroussitch, doit re-
tenir l’attention. Venant confirmer la solution retenue dans la décision Sou-
dani ainsi que la jurisprudence de plusieurs tribunaux administratifs [*], le
Conseil d’État reconnaît clairement une existence autonome au droit au res-
pect de la vie privée sur le fondement de l’article 8 de la CEDH. Et, du
même coup, il donne au juge les moyens de contrôler les effets des déci-

36
sions administratives sur la vie privée des étrangers par l’exercice d’un
contrôle de proportionnalité.

La protection de l’unité du couple homosexuel

C’est « […] eu égard à l’ancienneté et à la stabilité de la relation entre M.


Maroussitch et son compagnon, ainsi qu’au degré d’intégration de M. Ma-
roussitch dans le village dans lequel il réside et où il a participé à la créa-
tion d’une entreprise » que le Conseil d’État a conclu à la violation du droit
au respect de la vie privée du requérant par la mesure de reconduite à la
frontière dont il devait apprécier la légalité.

Relèvent donc de la notion de vie privée, au sens de l’article 8 de la CEDH,


les relations existant entre les couples homosexuels d’une part, et l’intégra-
tion dont les étrangers peuvent justifier en France d’autre part. Si la solution
retenue par le Conseil d’État semble s’être inspirée de la jurisprudence eu-
ropéenne, elle n’en demeure pas moins une contribution réelle du juge fran-
çais à l’élaboration jurisprudentielle du concept de vie privée.

Pour la Cour européenne, il n’est « ni possible ni nécessaire de rechercher à


définir de manière exhaustive la notion de vie privée » qui ne doit pas ce-
pendant être limitée « à un cercle intime où chacun peut mener sa vie per-
sonnelle à sa guise ». Adoptant une conception extensive, elle juge que
l’exercice du droit au respect de la vie privée englobe également « le droit
pour l’individu de nouer et de développer des relations avec ses sem-
blables » [8].

C’est à ce titre que les relations homosexuelles, pour lesquelles la Cour re-
fuse la qualité de relations familiales, vont être regardées comme relevant
de la notion de vie privée. Condamnant des législations interdisant ou sanc-
tionnant les pratiques homosexuelles, les juges européens ont ainsi affirmé
le droit à la liberté de la vie sexuelle comme partie intégrante du droit au
respect de la vie privée [9].

Le problème qui se posait au Conseil d’État dans l’affaire Maroussitch était


cependant différent. Il ne s’agissait pas de se prononcer sur le principe de la
liberté sexuelle mais de déterminer dans quelle mesure le droit au respect de

37
la vie privée garantit l’unité du couple homosexuel, unité compromise en
l’espèce par la décision d’éloignement attaquée. Le Conseil d’État va procé-
der à une analyse proche de celle menée sur le terrain du droit au respect de
la vie familiale.

Reprenant les critères utilisés pour établir la réalité et l’effectivité du lien


familial, il souligne ainsi l’ancienneté et la stabilité de la relation entre M.
Maroussitch et son compagnon français. Il s’attache également à démontrer
l’intérêt de la présence du requérant auprès de son ami qui est atteint d’un
handicap physique nécessitant une aide et un soutien indispensables à sa
vie quotidienne. Et conclut en considérant que la vie de couple de M. Ma-
roussitch et de son compagnon relève de la notion de vie privée au sens de
l’article 8 de la CEDH.

Le respect de l’intégration

Le Conseil d’État étend d’autre part le champ d’application du droit au res-


pect de la vie privée à l’intégration dont les étrangers peuvent justifier en
France. C’est dans le cadre du contentieux de l’éloignement devant le juge
européen que le rattachement du concept d’intégration des étrangers à la
notion de vie privée va d’abord s’opérer.

Dans l’affaire Arab Amghar c/France, en 1992, la Commission européenne


des droits de l’homme affirme ainsi que « compte tenu de la situation parti-
culière du requérant, et notamment de sa qualité de migrant de la seconde
génération, de la gravité des problèmes d’insertion auxquels il sera en toute
probabilité confronté du fait de l’expulsion, de ses liens faibles avec l’Algé-
rie et de ses attaches profondes avec la France, la mesure d’expulsion peut
s’analyser en l’espèce comme une ingérence dans le droit du requérant au
respect de sa vie privée ».

La Cour européenne, moins prompte à assortir ses décisions d’une motiva-


tion aussi explicite, tient néanmoins compte de l’intégration des étrangers à
travers le contrôle qu’elle exerce sur le terrain du droit au respect de la vie
privée et familiale.

38
S’inspirant de la jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel va
également faire émerger le droit au respect de la vie familiale et privée
comme support d’une protection de l’intégration des étrangers dans sa déci-
sion du 22 avril 1997. Protégeant les liens multiples existant entre les étran-
gers qui sollicitent le renouvellement de leur carte de « résident » et la
France, le Conseil censure une disposition de la loi Debré qui prévoyait de
conditionner ce renouvellement à l’absence de menace à l’ordre public.

L’arrêt Soudani, du 19 mars 1997, sera la première décision dans laquelle le


Conseil d’État fonde l’annulation d’une mesure d’expulsion sur la violation
du droit du requérant au respect de sa vie privée. S’il n’est fait aucune réfé-
rence à l’intégration de M. Soudani en France, les faits de l’espèce ont
conduit le Conseil d’État à motiver sa décision sur le terrain exclusif du
droit au respect de la vie privée [*]. Le requérant, qui était né en France et y
avait toujours vécu au côté de sa famille pouvait en effet être regardé
comme un « quasi-Français » selon l’expression de certains magistrats [*].

L’utilisation du droit au respect de la vie privée comme instrument d’une


protection juridictionnelle de l’intégration n’est cependant pas restée limi-
tée, comme en témoigne l’arrêt Maroussitch, au contentieux de l’éloigne-
ment des immigrés de la « seconde génération ». Dans cette affaire, le re-
quérant n’avait séjourné en France que de 1990 à 1996 avant d’y revenir
en 1997. Les liens sociaux dont il justifie dans son village, où il a par
ailleurs participé à la création d’une entreprise, révèlent pour le Conseil
d’État un « degré d’intégration » qu’il convient de protéger.

En consacrant le droit au respect de la vie privée comme support d’une pro-


tection juridictionnelle de l’intégration ou de l’insertion sociale [*] des
étrangers, le juge administratif s’est du même coup doté d’un faisceau d’in-
dices permettant d’en mesurer la réalité : une certaine durée de séjour en
France, l’exercice, même temporaire, d’une activité professionnelle [10], un
engagement associatif [11], la présence au dossier de nombreuses attesta-
tions démontrant les liens sociaux noués par l’étranger et le transfert de ses
centres d’intérêt en France [12], sont autant d’éléments retenus dans cer-
taines affaires pour conclure à la violation du droit des requérants au respect
de leur vie privée entendu comme le droit au respect de leur intégration.

39
Loin de n’être qu’une décision de circonstance née de la singularité des
faits de l’espèce, l’arrêt du Conseil d’État Maroussitch se pose donc comme
un arrêt de principe tant par l’existence autonome qu’il garantit au droit au
respect de la vie privée des étrangers que par la délimitation de son champ
d’application à l’unité du couple homosexuel et à la protection de l’intégra-
tion des étrangers en France. ?

Notes

[*]
Pour ne pas alourdir les développements, nous avons préféré ne pas
faire figurer ici les références jurisprudentielles. Elles sont signalées
par un astérisque et nos lecteurs intéressés peuvent se les procurer en
nous les demandant.
[1]
Appellation abrégée de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950).
[2]
CE 19 avril 1991, M. Belgacem, pour un arrêté d’expulsion, et Mme
Babas, pour un arrêté de reconduite à la frontière ; CE 10 avril 1992,
Minin, Marzini, Aykan, successivement pour un refus d’abrogation
d’arrêté d’expulsion, un refus de titre de séjour, un refus de visa.
[3]
Voir Plein Droit n° 46, jurisprudence 396.
[4]
Cour europ. Beldjoudi c/ France, 26 mars 1992, concernant l’expul-
sion d’un ressortissant algérien ayant vécu quarante ans en France et
marié avec une française – Cour européenne Moustaquim c/ Belgique,
18 février 1991. Voir aussi Plein Droit n° 14, jurisprudence n° 77.
[5]
Boughanemi c/ France, 24 juin 1996, Bouchelkia c/ France, 29 jan-
vier 1997, Mehemi c/ France, 26 septembre 1997, El Boujaïdi c/
France, 26 septembre 1997, Boujlifa c/ France, 21 octobre 1997, Da-
lia c/ France, 19 février 1998, Baghli c/ France, 30 novembre 1999.
[6]
Voir sur ce point l’article p. 8.
[7]

40
Voir Plein Droit n° 14, jurisprudence n° 78.
[8]
Niemitz c/ Allemagne, 16 décembre 1992.
[9]
Dudgeon c/ R.U., 23 octobre 1981 ; Norris c/ Irlande, 26 octobre 1988.
[10]
TA Rouen, 28 novembre 1998, Modou Seys.
[11]
TA Lyon, 2 novembre 1998, Hajjej.
[12]
TA Toulouse, 27.08.99, Foulou, TA Rouen, 28.11.98, Modou Seys.

41
L'illusion d'une régularisation — Violaine Lacroix
Il y a un plus de deux ans, la loi Chevènement a inséré au milieu des qua-
rante articles de l’ordonnance du 2 novembre 1945 – le texte qui régit l’en-
trée et le séjour des étrangers – un nouvel article 12 bis 3°, composé de trois
courtes lignes. La concision de l’article ne préjuge en rien de son impor-
tance. Bien au contraire, ces trois lignes organisent une procédure de régu-
larisation permanente en prévoyant la délivrance d’un titre de séjour tempo-
raire à l’étranger « qui justifie par tout moyen séjourner en France de façon
continue depuis plus de dix ans ou depuis plus de quinze ans si, au cours de
cette période, il a séjourné en qualité d’étudiant ». En d’autres termes,
chaque année, des étrangers doivent pouvoir obtenir un titre de séjour s’ils
ont atteint dix ans de séjour en France (ou quinze ans s’ils ont été étu-
diants). L’article 12 bis 3° permet donc une régularisation échelonnée des
sans-papiers, le gouvernement évitant ainsi des régularisations de plus
grande ampleur.

On peut aujourd’hui critiquer l’application, par les préfectures, de cette dis-


position. Mais, en définitive, les pratiques administratives s’inscrivent dans
la droite ligne de la lettre et de l’esprit d’un texte réticent à reconnaître les
droits des étrangers en France. La fixation d’un délai à compter duquel un
étranger est admis à faire valoir l’ancienneté de son séjour en France trahit
cette réticence. En effet, à la lecture de l’article 12 bis 3°, une question sur-
git inévitablement, aussi simple que révélatrice : pourquoi dix ans ?

Dans sa version antérieure, l’ordonnance de 1945 avait fixé une durée de


séjour d’au moins quinze ans pour obtenir un titre de séjour. Le projet de loi
Chevènement n’avait pas modifié ce délai. C’est l’intervention d’un amen-
dement parlementaire qui l’a ramené à dix ans, délai conservé dans la ver-
sion définitive de la loi du 11 mai 1998. A l’appui de cet amendement, les
députés faisaient valoir que dix ans de séjour étaient suffisants pour la déli-
vrance d’une carte de séjour, sous-entendant qu’une personne étrangère pré-
sente en France depuis une décennie s’opposerait à tout retour dans son
pays. Sur quels critères les députés ont-ils pu fixer cette durée, pour quelles
obscures raisons dix ans et non pas cinq ou sept ?

42
La question n’est pas saugrenue si l’on se rappelle que la circulaire de régu-
larisation de juin 1997 – dite circulaire Chevènement – indiquait que les
étrangers célibataires présents en France depuis sept années pouvaient obte-
nir une carte de séjour. Ils étaient considérés comme « ayant tissé des liens
personnels nombreux avec notre pays ». Moins d’un an après la circulaire
de régularisation, en mai 1998 – date d’entrée en vigueur de la loi dite Che-
vènement et du nouvel article 12 bis 3° – les étrangers doivent donc justifier
de dix ans de séjour, et non plus sept, pour prétendre à un titre de séjour. A
tout le moins, on aurait pu espérer que la loi ne se révélât pas plus sévère
que la circulaire.

Étudier et repartir

La situation s’aggrave encore pour les étrangers qui ont été titulaires d’une
carte de séjour étudiant avant leur demande : ils doivent justifier de quinze
ans de séjour. Cette discrimination envers les anciens titulaires d’une carte
de séjour étudiant s’inscrit dans le mouvement, déjà ancien, de précarisation
du séjour des étudiants étrangers en France.

La circulaire d’application de l’article 12 bis 3° rappelle le prétexte préten-


dant légitimer cette restriction : « […] il s’agit d’éviter que des ressortis-
sants étrangers venus en France pour y suivre un enseignement, n’y de-
meurent définitivement alors qu’ils ont vocation à retourner dans leur pays
pour l’enrichir des connaissances acquises en France ». Les étudiants n’ont
donc pas le droit de tisser des liens personnels en France pour la bonne et
simple raison qu’ils ne sont pas venus pour ça : les études accomplies par
un étudiant étranger en France visent à enrichir son pays d’origine des lu-
mières qu’il a acquises à l’Université française.

Cette explication n’est bien sûr pas convaincante pour expliquer la discrimi-
nation faite à l’encontre des étudiants. Mais elle perd définitivement tout
crédit quand on remarque que la restriction a vocation à s’appliquer à tout
étranger qui a possédé ne serait-ce qu’une année une carte de séjour men-
tion « étudiant ».

Dans certaines préfectures, la restriction appliquée aux étudiants s’est éten-


due aux étrangers qui ont possédé une carte de travailleur temporaire, ces

43
préfectures estimant que les deux cartes étaient équivalentes. Cette interpré-
tation n’est fondée sur aucun texte et mérite à coup sûr d’être annulée par
les tribunaux. Elle illustre cependant la manière dont la politique de ferme-
ture des frontières, fondée notamment sur la suspicion généralisée à l’égard
des étudiants, affecte d’autres catégories d’étrangers.

De la multiplicité des délais – sept, dix, quinze ans – ressort une impression
de confusion. L’impression devient malaise lorsque l’on fait un détour par
l’article 25 de l’ordonnance de 1945. Cet article protège de l’éloignement
les personnes étrangères séjournant en France depuis plus de quinze ans. La
mise en parallèle de l’article 25 et de l’article 12 bis 3°, selon lequel dix ans
de séjour ouvrent droit à la délivrance d’un titre de séjour, conduit à une si-
tuation inédite dont l’absurdité n’est pas sans rappeler la loi Pasqua
de 1993.

La loi Pasqua avait eu pour conséquence que des étrangers se trouvaient


être ni régularisables ni éloignables ; la loi Chevènement, quant à elle, crée
une nouvelle catégorie d’étrangers qui sont et régularisables et éloignables.
Ce sont tous les étrangers, non titulaires d’un titre de séjour, qui résident en
France depuis plus de dix ans mais moins de quinze ans.

Des textes incohérents

En définitive, l’incohérence des textes est bien le reflet du mépris des pou-
voirs publics à l’égard des droits des étrangers. Pourtant, même dans un
système dominé par l’obsession de la fermeture des frontières, le droit à une
vie privée et familiale s’impose à l’État. Il est difficilement concevable de
réduire la prise en compte de la vie privée en France à l’équation simpliste
dix ans de séjour = existence d’attaches fortes en France ouvrant droit à la
délivrance d’un titre de séjour. La fixation arbitraire, et erratique, d’un délai
ne doit pas pouvoir exonérer l’administration de l’obligation de vérifier si
l’étranger n’a pas des liens personnels en France, quelle que soit l’ancienne-
té de sa présence en France.

D’ailleurs, l’ordonnance du 2 novembre 1945 contient une disposition qui


aurait du inciter l’administration à apprécier les liens personnels en France
sans considération de la durée du séjour. L’article 12 bis 7° de l’ordon-

44
nance [1] prévoit la délivrance d’un titre de séjour à l’étranger ayant en
France une vie privée et familiale. Certes, les circulaires d’application de
cette disposition ont posé certaines conditions de délai de séjour en France :
cinq ans pour les concubins de Français ou d’étrangers en situation régu-
lière, trois ans dans le cadre du Pacs.

Ici aussi, les délais paraissent contestables mais ils ne sont, théoriquement,
qu’indicatifs et ne devraient pas être appliqués à la lettre par les préfectures.

Quoi qu’il en soit, l’article 12 bis 7° n’a vocation à s’appliquer, aux yeux de
l’administration, qu’aux seules relations de couple. Cette différence de trai-
tement entre les célibataires et les personnes justifiant d’attaches familiales
ne ressort absolument pas de la lettre de l’article 12 bis 7° qui vise, sans dis-
tinction, la vie privée et familiale. Il serait intéressant de faire valoir devant
les juridictions administratives la notion de vie privée pour des étrangers cé-
libataires ou des couples d’étrangers en situation irrégulière ayant des liens
personnels en France, quand bien même ils résideraient en France depuis
moins de dix ans [2].

Entraver le droit au séjour des étrangers

En définitive, l’article 12 bis 3° prêtait déjà le flanc à de sérieuses critiques


avant même qu’il n’ait été interprété par le ministre de l’intérieur puis mis
en œuvre par les préfectures. L’application, par l’administration, de cet ar-
ticle fait naître la sensation étrange qu’il a été créé pour ne pas servir. Alors
qu’il semblait avoir pour but d’instaurer une régularisation échelonnée des
sans-papiers, il ne fait que confirmer, une fois de plus, la volonté d’entraver
le droit au séjour des étrangers.

Les étrangers présentant une demande sur le fondement de cet article sont,
bien souvent, passés par la régularisation de 1997. A cette date, ils faisaient
déjà valoir au moins sept ans de séjour, conformément aux exigences que la
circulaire posait alors. En 2000, ils ont donc atteint mécaniquement dix ans
de séjour continu en France. Ils sont donc amenés à présenter les mêmes
pièces que celles présentées trois ans auparavant. Or, d’une part, il arrive
que leurs demandes soient écartées a priori sur le fondement du précédent

45
rejet de leur dossier, alors que l’administration est tenue de réexaminer le
dossier dans son intégralité, le fondement de la demande ayant changé.

Il est donc surprenant – et, bien sûr, totalement illégal – de trouver certaines
formules préfectorales identiques à celle dont la teneur suit : « Je note, par
ailleurs, que vous avez déjà fait l’objet, le 8 juin 1998, d’une décision de re-
fus de séjour dans le cadre de la circulaire ministérielle
n° 27/104 du 24 juin 1997, faute d’avoir pu justifier d’une durée de séjour
continue en France d’au moins sept ans ».

Mais surtout, l’appréciation des preuves du séjour en France préconisée par


la circulaire d’application de l’article 12 bis 3° est plus souple que celle que
faisait la circulaire de régularisation de 1997. Un étranger n’ayant pu parve-
nir à prouver, à l’époque, sa présence en France, devrait donc pouvoir le
faire plus facilement aujourd’hui. La circulaire d’application précise, en ef-
fet, aux préfectures que deux preuves par année de présence suffisent et pré-
cise que le demandeur n’a pas à apporter « la démonstration de sa présence
en France mois par mois » ( !). Elle précise également que les préfets ne
doivent « pas faire montre d’une trop grande exigence » et doivent accepter
tout moyen de preuve : documents administratifs ou privés (quittances de
loyer, fiches de paie…), attestations, témoignages, etc..

Pourtant, certaines préfectures, comme par effet de cliquet ou d’habitude,


n’appliquent pas les nouvelles recommandations et ne retiennent, comme
moyen de preuve, que les documents mentionnés dans la circulaire de régu-
larisation de 1997, selon la hiérarchie que celle-ci instaurait. A l’époque, la
circulaire indiquait : « Si le principe de liberté de preuve permet au deman-
deur d’apporter tous les éléments de preuve qu’il juge utiles et interdit de
récuser a priori tel ou tel élément, la valeur probante des différents éléments
de preuve est évidemment inégale » et poursuivait « […] en ce qui concerne
plus précisément les témoignages – et sans qu’il y ait lieu de récuser a prio-
ri les témoignages de proches – une valeur probante particulière sera atta-
chée aux témoignages de présence émanant de personnes dépourvues de
liens personnels avec les demandeurs (voisins, commerçants…) ».

Derrière les précautions du langage administratif, la hiérarchie établie était


claire : les témoignages des proches sont dénués de toute valeur pour l’ad-

46
ministration. Seuls trouvent gré à ses yeux les documents administratifs, les
fiches de paie, les attestations de travail établies par les employeurs.

Aveuglement ou mauvaise foi ?

Appliquant ces instructions caduques, des préfectures n’hésitent pas à reje-


ter certaines demandes alors que la présence de l’étranger, au regard du
nouveau système de preuve, est manifestement établie. Quand la sévérité
des préfectures confine à l’aveuglement ou à la mauvaise foi, il est possible
de trouver des réponses du type : « […] vous n’êtes pas parvenu à réunir
suffisamment de preuves de la réalité de votre présence en France durant
les dix dernières années et ce, notamment, de 1993 à 1996 : en effet, la
simple présentation d’enveloppes cachetées à votre nom, assorties de fac-
tures manuscrites, de versements bancaires en espèces auprès de la “BIAO
MALI”, de deux certificats médicaux et d’un duplicata de feuilles de soins
ne constitue pas un caractère suffisant de nature à corroborer vos alléga-
tions ».

Ce genre de décisions ne relevant pas du cas isolé, le Gisti a demandé à la


préfecture de Seine-et-Marne quels documents étaient susceptibles de justi-
fier la présence en France d’un étranger. Il lui a été répondu : « Je vous
communique […] une liste (non exhaustive) des pièces éventuelles que vous
pouvez produire : bulletins de salaire, attestations de travail d’employeurs,
avis d’imposition fiscale, […] carte de sécurité sociale […], certificat de
prise en charge par un organisme à caractère social […], attestations de
stages, de formation […] ». L’étranger sans papiers désirant obtenir sa régu-
larisation est donc invité à produire des preuves que seuls peuvent apporter
des étrangers en situation irrégulière... ou alors à faire des faux.

Signe supplémentaire – s’il en fallait – de la mauvaise volonté des pouvoirs


publics, certaines préfectures refusent systématiquement d’enregistrer les
témoignages de proches. Ce refus d’enregistrement a lieu au guichet de la
préfecture avant même qu’une personne compétente ait pu examiner le dos-
sier. Le climat de suspicion permanente créé par un dispositif législatif enli-
sé dans le dogme de la fermeture des frontières fait naître une présomption
de mauvaise foi de la part de tout étranger tentant de faire valoir un droit
qu’il tient de la loi.

47
Mais, plus généralement, la suspicion entourant toute demande de la part
des étrangers a pour conséquence un renversement de la charge de la preuve
qui ne saurait se justifier. En effet, l’étranger sans-papiers qui peut prouver
son entrée sur le territoire, notamment par un visa ou un tampon d’entrée
apposé sur son passeport, devrait être considéré comme n’ayant jamais quit-
té le territoire français, la législation actuelle ne consacrant pas de liberté de
circulation pour les étrangers sans titre de séjour. Il ne devrait donc pas
avoir à prouver de résidence continue en France. Bien au contraire, c’est à
l’administration qui entend contester la durée du séjour en France de rap-
porter la preuve du départ de l’étranger (mesure d’éloignement exécutée,
démarches au consulat dans le pays d’origine…), si l’étranger peut prouver
son entrée en France.

Un concentré de contradictions

Finalement, l’article 12 bis 3° n’est qu’une illustration flagrante d’une poli-


tique migratoire fondée sur la fermeture des frontières.

La première conséquence, trop connue, en est le déni de droit. Le droit à


une vie privée est réduit en miettes par un délai arbitraire et par des exi-
gences de preuves bien trop strictes. Une politique un tant soit peu respec-
tueuse de ce droit aurait du, au minimum, conduire, hors de toute considéra-
tion de délais, à un examen approfondi des dossiers et non à un simulacre
de vérification de pièces impossibles à produire.

Le second enseignement que l’on peut tirer de cet article est l’irréductibilité
de la présence d’étrangers séjournant en France de manière dite illégale.
Cette disposition légale apparaît comme un concentré de contradictions.
Pour l’obtention d’un titre de séjour, l’État exige des étrangers qu’ils de-
meurent dix ans dans la clandestinité, qu’ils en conservent les preuves, tout
en étant exposés en permanence à un éloignement ou à des poursuites pé-
nales. Lors des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi Chevè-
nement, l’opposition tirait argument de cette contradiction, non pour dénon-
cer la fermeture des frontières, mais au contraire pour réclamer un durcisse-
ment de la législation et empêcher toute possibilité de régularisation fondée
sur la durée du séjour. Étrange logique que celle qui proclame à grands cris
que la volonté étatique de nier les droits fondamentaux doit conduire à une

48
perpétuation de la situation illégale. Ce détour par l’argumentation popu-
liste de l’opposition contribue à démontrer, par l’inverse, que le droit de
s’installer doit être reconnu a priori et non a posteriori.

Finalement, l’article 12 bis 3° ne fait que confirmer l’aberration de notre lé-


gislation en droit des étrangers. Ce nouvel article ne pouvait que mener à la
pratique arbitraire, illogique et inhumaine constatée. Des sans-papiers tou-
jours sans-papiers, soumis à l’exploitation au travail, aux reconduites à la
frontière et aux contrôles au faciès. La démonstration une fois de plus que
toute législation venant réglementer le droit au séjour en posant des restric-
tions à l’accès à ce droit est nécessairement vouée à l’échec. ?

Notes

[1]
Voir, dans ce numéro, article p. 12.
[2]
Sur ce sujet, voir le commentaire de l’arrêt Maroussitch p. 18.

49
Le statut paradoxal des malades étrangers — Ar-
naud Veisse, Didier Maille
Novembre 1994

Mme F., algérienne atteinte d’une pathologie chronique à pronostic péjoratif


et mère d’un petit enfant de quatre ans né en France va être expulsée. L’en-
fant a été confié à l’aide sociale à l’enfance et Mme F. est en rétention à la
préfecture de police de Paris.

Les associations réunies depuis le 2 juin 1994 dans le collectif Action pour
les droits des malades étrangers en France (ADMEF) [1] mènent la lutte
contre l’éloignement des étrangers malades. L’objectif est de sauver des
vies et de construire le rapport de force pour obtenir une avancée du droit
en matière de protection des étrangers malades.

Les militants des associations de l’ADMEF interviennent à Orly pour em-


pêcher l’embarquement du vol prévu pour Mme F. Les tractations avec la
préfecture de police sont tendues. Il faut l’intervention des cabinets de Mme
Simone Veil et de M. Douste-Blazy pour obtenir un sursis à exécution de
l’éloignement.

Mars 2000

M. D, mauritanien est débouté de sa demande d’asile et vient d’apprendre


qu’il est atteint d’une pathologie chronique à pronostic péjoratif. L’équipe
du Comède l’informe de son droit à séjourner en France pour assurer la
continuité des soins et l’oriente sur le centre de réception des étrangers
du 14e arrondissement de Paris avec une lettre d’accompagnement circons-
tanciée et un certificat médical non descriptif. Le dossier est refusé au gui-
chet. M.D. revient au Comède muni d’un simple « post-it » de la préfecture
mentionnant « préciser si la personne peut bénéficier des soins dans son
pays d’origine ». Interrogé par téléphone, le service des « renseignements
étrangers » de la préfecture fait une réponse des plus catégoriques selon la-
quelle « la demande de M. est probablement abusive, puisqu’il s’agit d’un

50
débouté du droit d’asile […], qu’il aurait dû demander sa régularisation
pour raison médicale avant de demander l’asile, […] qu’il aurait dû de-
mander un visa sanitaire […] qu’il a tenté sa chance avec l’asile, […] et
qu’il la tente maintenant avec le médical […] qu’il n’y a rien à faire […]
qu’il n’a qu’à retourner au centre de réception s’il n’est pas content… »

Perplexe, l’équipe conseille malgré tout à M.D. de tenter sa chance une


nouvelle fois. Nouvel échec. Impossible de franchir le pré-tri à la porte du
centre de réception.

Il faudra une lettre à la direction des libertés publiques au ministère de l’in-


térieur, une autre au médecin inspecteur du ministère de l’emploi et de la
solidarité, la mobilisation et la vigilance de l’équipe, et enfin l’accompagne-
ment physique de M.D. pour réussir à demander à l’administration de bien
vouloir étudier sa situation.

Des acquis de haute lutte

Pourtant de 1994 à 1999 le droit a évolué considérablement. La nécessité


d’une « régularisation pour raison médicale » s’est manifestée au début des
années quatre-vingt-dix, à l’initiative de plusieurs équipes médicales, d’as-
sociations et de services ministériels. Les effets de lois de plus en plus ré-
pressives à l’encontre des étrangers dérangeaient d’autant plus qu’il s’agis-
sait souvent d’expulser des personnes malades, notamment de façon « pla-
nifiée » à la sortie de prison avec des conséquences dramatiques prévisibles
sur la continuité des soins. Comme dans d’autres domaines, le sida a joué
un rôle déterminant dans la prise de conscience de la nécessité d’offrir une
« protection », voire un « statut » pour les personnes doublement atteintes
par la maladie et le syndrome acquis de l’irrégularité de séjour.

Les premières études demandées par les ministères de la justice (alors en


charge du dossier santé et prison) et de la santé étaient en théorie limitées au
sida. En pratique, elles ont très vite intégré la nécessité d’élargir la problé-
matique à l’infection à VIH puis à l’ensemble des affections sévères, dont la
liste ALD30 de la sécurité sociale (affections de longue durée prises en
charge à 100 %) a pu constituer une première approche. La mobilisation in-
terassociative a permis, après quelques années, d’inscrire pour la première

51
fois dans la loi l’inexpulsabilité des étrangers « atteints de pathologie
grave » (dans l’éphémère loi Debré de 1997).

C’est donc clairement dans un contexte de revendications portées par les as-
sociations des secteurs santé et droits de l’homme que la réglementation a
pu effectivement évoluer vers un système qui, en droit, comporte au-
jourd’hui de réelles possibilités de protection.

A ce jour, le dispositif législatif mis en place par la loi Chevènement com-


porte donc deux volets :

la protection contre l’éloignement de l’étranger « résidant habituelle-


ment en France dont l’état de santé nécessite une prise en charge mé-
dicale dont le défaut pourrait entraîner pour lui des conséquences
d’une exceptionnelle gravité, sous réserve qu’il ne puisse effectivement
bénéficier d’un traitement approprié dans le pays dont il est origi-
naire » (article 25-8° de l’ordonnance de 1945).
le droit au séjour, formalisé par la délivrance de plein droit d’une carte
de séjour temporaire « vie privée et familiale » avec droit au travail
pour l’étranger remplissant les mêmes conditions (article 12 bis de
l’ordonnance de 1945).

D’un côté, sur le plan strict de la santé, la formulation est sinon précise du
moins protectrice. D’un autre côté, sur le plan des conditions annexes, la
formulation est complexe et permet tous les arbitraires.

Sur le volet santé du dispositif, la formulation « nécessitant une prise en


charge » corrige l’insuffisante notion de « pathologie grave nécessitant un
traitement médical » retenue par la loi Debré de 1997. Cette nouvelle défi-
nition [2] a permis d’étendre le droit au séjour à des étrangers sans traite-
ment mais suivis médicalement notamment dans la phase asymptomatique
de l’infection à VIH, ou d’étrangers en suivi psychothérapique par exemple.

Un verrouillage par la procédure

Les conditions annexes recouvrent essentiellement les quatre domaines sui-


vants :

52
l’exigence d’une résidence habituelle en France ;
la notion d’exceptionnelle gravité en cas de défaut de prise en charge ;
l’absence d’accès aux soins dans le pays d’origine ;
l’opposabilité du trouble à l’ordre public.

Il s’agit bien évidemment de quatre notions très subjectives qui donnent aux
préfets une marge d’interprétation considérable.

Cette formulation compliquée engendre inévitablement une procédure de


détermination du « statut de malade étranger » tout aussi complexe.

En effet, la décision fait intervenir deux autorités dont les rôles respectifs
sont difficiles à agencer : d’un côté le médecin inspecteur de santé publique
(MISP) est chargé de rendre un avis sur les trois points médicaux de la pro-
cédure (nécessité d’une prise en charge médicale ; évaluation de l’excep-
tionnelle gravité ; accès au traitement dans le pays d’origine) ; de l’autre cô-
té, le préfet est chargé de la décision d’admission au séjour, au vu de l’avis
médical, sans être nécessairement contraint par lui.

Enfin, pour couronner le tout, la saisine du préfet et du médecin inspecteur


nécessite deux démarches différentes, la saisine de ce dernier se faisant elle-
même par un intermédiaire médical (voir article sur la chaîne de décision
médicale).

La combinaison d’une définition largement interprétable avec une procé-


dure complexe se traduit aujourd’hui par des pratiques restrictives de la part
des pouvoirs publics. Elles sont de deux types, les unes concernent spécifi-
quement la régularisation pour soins, les autres sont liées aux abus de droit
désormais habituels aux guichets des préfectures.

En ce qui concerne la délivrance des titres de séjour pour raison médicale, il


faut dénoncer la pratique toujours en vigueur de remise des autorisations
provisoires de séjour (APS) pour soins. Où sont donc les cartes d’un an
avec droit au travail prévues par la loi Chevènement ? En fait, tout est pré-
texte à des refus de délivrance de cartes ou à des restrictions de droits :
condition de résidence habituelle non remplie, trouble à l’ordre public, ac-
cord médical pour une durée inférieure à un an, défaut de passeport. Par cir-

53
culaire, les préfets sont même clairement invités à délivrer des cartes de sé-
jour temporaires pour une durée inférieure à un an.

Quant à l’accès aux guichets, l’histoire de M.D. exposée ci-dessus donne


une idée de l’ampleur des drames qui se jouent dans les centres de réception
des étrangers. Ce type de situation, s’il n’est pas nouveau et a déjà fait l’ob-
jet de nombreuses analyses de la part des associations, montre comment les
pouvoirs publics, face aux acquis imposés par le législateur, organisent la
résistance contre l’accès effectif aux droits.

A titre d’exemple, la sous-préfecture de Nogent (Val-de-Marne) a pris la dé-


cision de refuser toute délivrance de récépissé de demande lorsqu’un étran-
ger sollicite un titre de séjour pour raison médicale estimant qu’« il y a trop
de demandes abusives ». A la place, le demandeur reçoit une enveloppe,
pour envoyer son dossier médical au médecin de la DDASS…

Incohérences

Que reste t-il des possibilités de régularisation annoncées par la réforme


Chevènement ?

Devant la fermeture quasi généralisée de l’accès au séjour en France, la


carte de séjour temporaire pour soins a été perçue par beaucoup comme une
issue de secours, comme un ultime espoir.

Face à cette nouvelle possibilité de régularisation, et face à la rumeur selon


laquelle certains médecins inspecteurs régulariseraient pour un cor au pied
ou un bilan de stérilité, les préfectures ont organisé la résistance à l’applica-
tion du droit. La cohérence juridique annoncée vire à l’incohérence des pra-
tiques, et les préfectures développent une sous-catégorie d’étrangers ni éloi-
gnables, ni vraiment régularisés, maintenus dans un statut précaire et para-
doxal : précaire parce que la fin de la prise en charge médicale entraîne la
fin du droit, et paradoxal parce que du point de vue thérapeutique la guéri-
son peut désormais hypothéquer le droit de l’étranger à vivre en France.

Le rapport de fin d’année de la direction de la population et des migrations


du ministère de l’emploi et de la solidarité est donc attendu avec impa-

54
tience ! Nombre de demandes, nombre de titres délivrés, durées, type de pa-
thologies, etc.

En attendant, la rumeur détermine l’action des pouvoirs publics et alimente


le petit et le grand arbitraire quotidien des préfectures. L’accès aux guichets
est un combat, le « plein droit » une virtualité de plus.

La lutte a permis une avancée significative de la protection théorique accor-


dée aux étrangers malades par la formalisation du droit. La pression ne doit
pas se relâcher pour exiger son application effective. Des outils de travail
comme le collectif d’associations regroupées au sein de l’Observatoire du
droit à la santé des étrangers [3] sont plus que jamais indispensables dans
cette optique. ?

Notes

[1]
L’action pour les droits des malades étrangers en France (ADMEF) re-
groupait les associations suivantes : Accueil et Promotion, Act up Pa-
ris, Aides, Aparts, Arcat-sida, association nationale des visiteurs de
prison, association pour l’accueil des voyageurs, centre gai et lesbien,
Cimade, Comède, Comité national contre la double peine, Créteil soli-
darité, Emmaüs alternative, Fsu, Fasti, Gisti, Ligue des droits de
l’homme, Maavar, Médecins du monde, Médecins sans frontières, Mi-
gration santé, Mrap, Reflex, Réseau Revih, Réseau ville hôpital Créteil
et Paris nord, Sida info service, Sol en si, Syndicat des avocats de
France, Syndicat de la magistrature.
[2]
Sur la définition de « la prise en charge médicale », voir arrêt du
Conseil d’Etat du 17 février 1999, HOYOS OSPINA, Plein Droit, mai
2000 ; jurisprudence n° 391.
[3]
ODSE : c/o Sida Info Service, 190 Bd de Charonne, 75020 Paris –
http: //www.odse.eu.org – e-mail : odse@lalune.org Il est composé de
Act-up Paris, Aides Fédération Nationale, Arcat sida, Cimade, Collec-
tif national contre la double peine, Comède, Gisti, Médecins du
monde, Mrap, Sida info service.

55
La chaîne médicale : un intermédiaire de trop —
L’arrêté du 8 juillet 1999 précise les conditions dans lesquelles le médecin
inspecteur de santé publique (MISP) se voit adresser les informations médi-
cales par l’étranger. Il pose l’exigence d’un rapport médical exclusivement
rédigé soit par un « praticien hospitalier », soit par « un médecin agréé ».
Cette exigence est inopportune dans un cas et scandaleuse dans l’autre.

Elle est inopportune en ce qui concerne le praticien hospitalier : s’il est vrai
que la plupart des patients concernés sont pris en charge par un service hos-
pitalier, c’est autant pour des raisons médicales (nécessité d’un suivi spécia-
lisé) que de difficultés d’accès aux soins de ville (absence de « dispositifs
précarité », limitation de l’aide médicale État [AME] aux soins en établisse-
ment de santé avant trois ans de résidence).

De plus, la prise en charge médicale est souvent multiple pour des patholo-
gies associées : suivi à l’hôpital X par le Dr X pour le diabète, et à l’hôpital
Y par le Dr Y pour le VIH… Or si la prise en charge médicale est de grande
qualité, le suivi social par l’hôpital est souvent défaillant pour faire face à
des situations d’une grande complexité socio-juridico-administrative.

C’est ainsi qu’au Comède, nous devons régulièrement « corriger » des de-
mandes de régularisation médicale rédigées par des praticiens hospitaliers
pour des patients demandeurs d’asile en attente de la décision de l’OFPRA
ou de la commission des recours des réfugiés. Pour ces patients comme
pour tous les autres, le médecin « de ville » est le mieux placé pour assurer
la synthèse entre plusieurs suivis spécialisés hospitaliers et le suivi social.
Lorsqu’une telle prise en charge globale est réalisée, qu’elle a pu restaurer
la confiance du patient en son médecin « traitant », si déterminante en ce
qui concerne l’adhésion au projet thérapeutique, il est très dommageable
d’interdire au médecin de ville de saisir directement le médecin-inspecteur
de santé publique. Bien entendu, dans le cas où le seul médecin traitant est
le praticien hospitalier, il est légitime que ce soit lui qui saisisse le MISP.

L’exigence est scandaleuse en ce qui concerne le médecin agréé dans la me-


sure où l’arrêté introduit un troisième intermédiaire dans la chaîne médi-

56
cale. L’étranger doit, en effet, demander à son médecin traitant de trans-
mettre le dossier médical à un médecin agréé lequel le transmettra à son
tous au MISP. Introduire un échelon d’expertise supplémentaire pour rap-
porter l’histoire et décider de la prise en charge d’un patient inconnu du mé-
decin agréé est non seulement inopportun mais est surtout discutable sur un
plan déontologique.

Toutefois le scandale est ailleurs : rien n’interdit à ces médecins agréés


d’être choisis parmi des médecins de ville, certains exercent en secteur II
(dépassements d’honoraires), et par définition ne peuvent être payés par une
AME le plus souvent limitée aux frais hospitaliers ! Le cas existe déjà dans
certain département d’Ile-de-France.

On retrouve cette même confusion des rôles entre le médecin traitant et le


médecin expert, dénoncée par le code de déontologie médicale (art. 105),
lorsqu’il est demandé au médecin hospitalier de se prononcer, « sur la pos-
sibilité ou non d’accéder au traitement dans le pays d’origine », informa-
tion qui devrait relever de l’expertise exclusive du MISP. S’agissant du
« médecin agréé », une telle demande confirme son rôle de pré-expert au-
près de l’expert MISP. ?

57
La commission alibi — Marie Hénocq
Créée en 1989 par la loi Joxe, la commission départementale de séjour était
chargée de contrôler l’application de la législation en matière d’entrée et de
séjour des étrangers par l’administration. Par sa composition (uniquement
des magistrats) et par l’autorité de ses avis qui liaient l’autorité préfectorale,
la commission de séjour constituait un véritable garde-fou face au pouvoir
d’appréciation des administrations.

L’obligation qui pesait sur les préfets de saisir la commission de séjour,


pour avis conforme, avant toute décision de refus de délivrance ou de re-
nouvellement de titre de séjour bien souvent trop hâtivement décidée,
constituait indéniablement une soupape de sécurité face au pouvoir discré-
tionnaire de l’autorité administrative.

Hélas, ce nouveau dispositif n’a pas eu le temps d’asseoir son autorité et de


devenir, à l’instar de la Commission d’accès aux documents administratifs
(CADA), une institution autonome et indépendante par sa composition et
par la qualité et l’impartialité de ses avis. En effet, le changement de majo-
rité gouvernementale qui, en 1993, a amené les lois Pasqua et Méhaignerie
et qui, en matière de législation sur l’immigration, demeure une des plus
sombres périodes depuis 1945, a mis à bas tout ce dispositif susceptible de
garantir et de préserver les droits des ressortissants étrangers. Le caractère
contraignant de leurs avis ayant été supprimé, les commissions départemen-
tales de séjour ont vu leur champ de compétence considérablement réduit,
laissant place à un système où le pouvoir discrétionnaire et l’arbitraire ré-
gnaient en maître.

Fort de ce constat, c’est avec une aisance manifeste que Jean Louis Debré,
ministre de l’intérieur, a, par la loi du 24 avril 1997, supprimé cette institu-
tion. Peu ou pas de parlementaires s’en sont émus. Seules quelques associa-
tions de défense du droit des étrangers ont vainement manifesté leur indi-
gnation, car, même sérieusement amputées par la loi Pasqua, les commis-
sions départementales de séjour n’en demeuraient pas moins une garantie,
certes mince mais ultime, pour certaines catégories d’étrangers, en particu-

58
lier ceux abusivement dénommés « non expulsables mais non régulari-
sables ».

Amnésie

Après avoir mené campagne pour l’abrogation des lois Pasqua/ Méhaigne-
rie, la gauche nouvellement installée au pouvoir est rapidement atteinte
d’amnésie. Faisant fi des promesses tenues, le nouveau ministre de l’inté-
rieur, Jean-Pierre Chevènement, se contente d’un simple toilettage de la loi
Debré. Il décide néanmoins de rétablir le dispositif créé par la loi Joxe. Ré-
tablir ? Pas tout à fait. Sous une nouvelle appellation, les commissions dé-
partementales « version Chevènement » du titre de séjour n’ont qu’un lien
de parenté très éloigné avec les commissions départementales Joxe. Leurs
avis sont dépourvus de toute autorité puisqu’ils ne lient nullement les auto-
rités préfectorales, qui peuvent passer outre allégrement. La qualité et l’im-
partialité de leurs avis restent sérieusement compromises du fait de leur
nouvelle composition. Deux magistrats au lieu de trois (un magistrat rele-
vant de l’ordre administratif et un autre relevant de l’ordre judiciaire), assis-
tés d’une personnalité choisie par le préfet lui-même.

Aux antipodes de la réalité

Il n’en reste pas moins que le « rétablissement » des commissions du titre


de séjour par la loi du 11 mai 1998 apparaissait comme une garantie contre
l’arbitraire omniprésent de l’administration à l’égard des étrangers, et se
voulait être un dispositif protecteur des droits et libertés individuels.

Mais une fois encore, le discours est aux antipodes de la réalité. Selon l’ar-
ticle 12 quater, la commission du titre de séjour doit être saisie par les pré-
fets pour les délivrances et renouvellements litigieux de titres de séjour at-
tribués « de plein droit ». En effet, dans ces cas, le préfet ne devant pas, en
principe, exercer son pouvoir d’appréciation, il doit pouvoir recueillir un
avis extérieur préalablement à sa décision. L’ingérence qui est alors à
l’œuvre dans son pouvoir exclusif en matière de séjour des étrangers devrait
être acceptable puisqu’elle ne porte que sur des conditions objectives (véri-
fication d’une entrée régulière, d’une durée de présence en France, de la
réalité d’un trouble à l’ordre public…).

59
Or, l’obligation que semble a priori imposer cet article à l’autorité adminis-
trative n’est interprétée, en pratique, que comme une simple faculté puis-
qu’elle n’est assortie d’aucun moyen de contrainte. Aussi, les préfets n’en
usent-ils que très parcimonieusement et rechignent à convoquer devant la
commission les personnes qui remplissent les conditions légales pour béné-
ficier de cette garantie. Ils sont d’ailleurs confortés dans cette pratique res-
trictive par les termes mêmes de la circulaire ministérielle d’application de
la loi Chevènement qui les invite à ne saisir la commission « que pour les
demandes émanant d’étrangers relevant effectivement des articles 12 bis
et 15 de l’ordonnance, et pour lesquels [ils] envisag[ent] de prendre une dé-
cision de refus en raison d’une menace pour l’ordre public, ou d’une irré-
gularité des conditions d’entrée et/ou de séjour des intéressés. […] [Ils]
pourr[ont] donc [s’]abstenir de saisir la commission dans les autres cas,
c’est-à-dire lorsque l’étranger ne remplit pas, de manière certaine, une
condition de fond de ces articles. » On pourrait donc ne jamais saisir la
commission car soit la demande comprend tous les éléments pour qu’un
titre de séjour soit délivré, et le titre est délivré, soit ce n’est pas le cas, et le
titre est refusé sans recours à la commission. Celle-ci perd, dans ces condi-
tions, jusqu’à sa raison d’être.

Il semble alors qu’il faille s’interroger sur la personne compétente pour dé-
finir si la demande entre ou non dans le champ d’application des articles qui
donnent lieu à saisine de la commission en cas de litige : la préfecture ou
l’étranger ?

L’avis de l’étranger

Soit la préfecture considère qu’il ne s’agit pas d’une demande de carte déli-
vrée de plein droit et peut requalifier cette demande : elle refusera alors sans
saisir la commission au motif que « les conditions de fond » ne sont pas
remplies. Soit les termes mêmes de la demande faite par l’étranger à la pré-
fecture font référence à une carte délivrée de plein droit, et la préfecture ne
peut pas refuser sans saisir la commission.

C’est cette seconde interprétation qui a été retenue par plusieurs tribunaux
administratifs. Ainsi, le tribunal de Montpellier a-t-il décidé à plusieurs re-
prises que, tant que la demande n’est pas « manifestement infondée » ou

60
« manifestement irrecevable », le préfet est tenu de saisir la commission,
même quand il estime que le demandeur n’a pas droit à une carte délivrée
de plein droit. Le tribunal de Lyon s’est également prononcé dans ce sens.

On ne peut donc que regretter que le conseil d’État, amené à se prononcer


en la matière, n’ait fait qu’entériner le principe que l’étranger devait remplir
les « conditions de fond » pour être convoqué devant la commission sans
préciser davantage la notion.

En tout état de cause, tant que le préfet pourra seul apprécier l’obligation
qui lui est faite de saisir la commission du titre de séjour, la garantie restera
toute relative. Pour que cette garantie de procédure soit réelle, il aurait fallu
que l’étranger qui estime pouvoir prétendre à un titre de séjour en raison de
ses liens personnels et familiaux en France puisse saisir lui-même la com-
mission en cas de décision de refus.

Mais, outre que le champ de compétence du nouveau dispositif est ainsi no-
tablement réduit, on peut légitimement douter de son efficacité compte tenu
de sa composition et de son fonctionnement. En effet, la présence d’une
personnalité choisie par le préfet, à la fois juge et partie, au sein des nou-
velles commissions du titre de séjour conduit à s’interroger sur les garanties
d’indépendance et d’impartialité qui devaient les caractériser.

Énormes disparités

Par ailleurs, quand la commission est enfin mise en place – ce qui a deman-
dé parfois des mois –, force est de constater les disparités de fonctionne-
ment d’un département à l’autre, chaque préfet appréciant souverainement
les cas qu’il entend soumettre ou non à l’avis de la commission. Ne serait-
ce qu’en Ile-de-France…

A Paris, outre le fait que les étrangers sont convoqués dans les locaux des
chambres correctionnelles du tribunal de grande instance sans plus d’expli-
cation sur le caractère non-judiciaire de la procédure, ce qui a pour effet au
mieux de les effrayer, au pire de les dissuader de se présenter, la commis-
sion du titre de séjour semble avoir trouvé son rythme de croisière.

61
Elle est saisie à hauteur d’une trentaine de dossiers par semaine. Ses avis,
motivés, sont presque toujours suivis par la préfecture. Ainsi, la situation
familiale des personnes convoquées (article 12 bis 7°) est réellement exami-
née, les efforts d’insertion des étrangers ayant troublé l’ordre public sont
pris en compte, et l’impossibilité de retourner chercher un visa dans un pays
dont la situation politique est manifestement instable est reconnue. En bref,
le droit y est respecté.

Les membres de la commission se permettent même de soupirer lorsque la


préfecture ne les saisit que pour l’aider à vérifier qu’un étranger présent en
France depuis plus de dix ans a produit un nombre suffisant de preuves de
séjour : « ne pouviez-vous pas faire cette appréciation vous-mêmes ? »
semblent-ils penser tout bas.

On ne peut pas en dire autant de la commission du Val-de-Marne : au-delà


de son rôle, elle donne l’impression de garantir l’interprétation la plus res-
trictive qui soit du droit. Elle se déclare systématiquement incompétente
pour les ressortissants algériens, malgré la jurisprudence du Conseil d’État ;
elle soupçonne les conjoints de Français mariés depuis plus d’un an, et donc
devenus « inexpulsables » d’avoir été « trop bien conseillés » et refuse par
là même de passer outre l’absence de visa, malgré les instructions ministé-
rielles.

Une simple formalité

En Seine-Saint-Denis, deuxième département après Paris par le nombre


d’étrangers qui y vivent, la commission conserve jusqu’à aujourd’hui un ca-
ractère particulièrement fantomatique. Annoncée comme devant se réunir
une fois par mois, « pas plus, faute de moyens », la fréquence de ses sai-
sines est en pratique bien plus espacée. Il va donc sans dire que, dans un dé-
partement où 70 % des demandes de titre de séjour déposées dans le cadre
de la loi Chevènement sont refusées, la garantie que représente la commis-
sion du titre de séjour n’est pas respectée.

Quand, exceptionnellement, la commission se réunit, le président s’ennuie


et le cache difficilement ; la réunion de la commission n’est qu’une formali-
té et il est soulagé quand, à la fin de la séance, il se lève, suivi des deux

62
autres membres, pour délibérer ; trois quarts d’heure après, il réapparaît
avec, sous le bras, une pile de vingt dossiers qu’il dépose auprès de la gref-
fière, et c’est à peine s’il accorde un regard à la salle pour dire, avant de se
retirer : « Je vous rappelle que la commission ne donne qu’un simple avis et
qu’il vous reste toujours la possibilité de faire un recours gracieux auprès
de la préfecture ». Faut-il le remercier d’un si précieux conseil ? La gref-
fière notifie alors les avis un par un : sur vingt dossiers seuls trois ont reçu
un avis favorable…

Dans tous les départements où la commission du titre de séjour a été prévue


mais où elle n’est pas saisie spontanément par le préfet, il est possible d’ob-
tenir une rectification de cette violation de la loi lorsque, après une décision
de refus de séjour, on forme un recours devant le même préfet en invoquant
l’absence de saisine de la commission : on obtient alors une saisine après la
première décision négative (débouchant souvent sur un avis positif… suivi
par la préfecture). Mais cette convocation a posteriori, non seulement al-
longe la procédure, mais n’est rien d’autre qu’un détournement de procé-
dure. ?

63
Une France qui se protège des persécutés — Jean-
Pierre Alaux
L’asile en France ? Une « machine à “fabriquer” des clandestins ». Telle
est l’appréciation contenue dans le très officiel avis (13 novembre 2000) du
député Louis Mermaz (Parti socialiste), exerçant en qualité de rapporteur
pour la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’ad-
ministration générale de la République à l’Assemblée nationale [1] dans le
cadre de l’examen de la loi de finances pour 2001.

Et pourtant, on avait profité de la « loi Chevènement » pour réformer


l’asile. Dans son rapport de 1997 au premier ministre [2], qui devait inspirer
la nouvelle modification de l’ordonnance du 2 novembre 1945, Patrick Weil
avait expliqué que tout le mal venait de la jurisprudence de la Commission
des recours des réfugiés et du Conseil d’État. « En France, le statut de réfu-
gié ne peut être obtenu que dans le cas où l’agent de persécution est un
État », observait Patrick Weil. De ce fait, constatait-il, « certaines situations
humaines d’une extrême gravité ne paraissent […] pas susceptibles de trou-
ver une réponse adéquate dans le dispositif actuel. La France n’est alors
pas en mesure d’accomplir la totalité de la mission d’asile politique définie
par le préambule de sa Constitution ou d’accueillir certaines personnes
particulièrement menacées. Ainsi, [en est-il] par exemple, dans le cas de
l’Algérie, des démocrates persécutés par des mouvements islamistes inté-
gristes […]. De même, lorsqu’une situation de guerre civile ou inter-eth-
nique s’installe dans un pays, l’agent persécuteur ne peut plus être identifié
à l’État ». Ces lacunes avaient conduit Patrick Weil à préconiser la création
d’un « asile territorial ».

Pour ne pas compliquer encore une réglementation que Patrick Weil trou-
vait si complexe qu’elle en était, selon lui, devenue inapplicable, on aurait
pu inscrire bêtement dans la loi que le statut de réfugié serait désormais re-
connu quel que soit l’agent de persécution. Mais les charmes, sans doute,
d’un statut précaire de plus (carte d’un an – pas automatiquement renouve-
lable – à l’« asilé territorial » au lieu de la carte de dix ans due au réfugié

64
statutaire) ont fait pencher la balance en faveur de la solution la plus com-
pliquée.

A la complication, Jean-Pierre Chevènement a ajouté la limitation. Les dé-


cisions de protection « territoriale » sont, en effet, prises dans « des condi-
tions compatibles avec les intérêts du pays » (la France, bien sûr). Et, pour
que l’intérêt du pays soit parfaitement servi, il revient au ministre de l’inté-
rieur lui-même de statuer, après consultation du ministre des affaires étran-
gères. Les décisions – surtout les négatives – n’ont pas à être motivées.
Bref, le dispositif permet davantage de protéger la France des victimes de
persécutions que d’assurer la protection de ces persécutés par la France.

Les résultats n’ont pas tardé à s’établir à la hauteur du verrouillage. Le bilan


rendu public en décembre 1999 pour l’année 1998 faisait état de 8 réponses
favorables aux 224 premières demandes, soit un taux de 3,57 % [3].

Pour 1999, le ministère de l’intérieur estime le nombre des demandes


à 8 323 [4]. Sur 6 463 décisions prises, le taux d’éligibilité pour le Maghreb
et les pays francophones s’établit à 6,8 % ; pour les autres pays du monde, il
est de 3,3 %. La comptabilité de l’asile territorial en 1999 ne fait donc pas
apparaître d’amélioration par rapport à l’année précédente dans un contexte
d’explosion de la demande. L’Office des migrations internationales (OMI) a
fait, quant à lui, passer 292 visites médicales à des étrangers (dont 242 à des
Algériens) qui lui ont déclaré recevoir une carte de séjour au titre de l’asile
territorial. Comme seuls les lauréats subissent cet examen, on a une bonne
idée du nombre absolu de protégés par l’asile territorial. La moyenne géné-
rale approximative tourne autour de 4,5 % (nombre de visites médicales par
rapport au nombre de demandes examinées).

Le résultat confirme à quel point la France sait se préserver des persécutés.


?

Cuisine statistique à l’OFPRA : comment 5 % de réponses po-


sitives deviennent 20 %

Si l’on en croit leur présentation par l’Office français de protection des ré-
fugiés et apatrides (OFPRA), les scores cumulés de l’« asile convention-

65
nel » (Convention de Genève) et « constitutionnel » (autre invention de la
« loi Chevènement ») tournent autour de 20 % de réponses positives au
cours des dernières années.
1998 1999 2000
(probabilités)
• Demandes 22 500 31 000 40 000
• Rejets 80 % 80 % inconnu

Ces chiffres bruts sont aussi enjoliveurs que les statistiques de la Corée-du-
Nord. Ils incluent, en effet, les statuts donnés aux membres des familles des
réfugiés statutaires, qui obtiennent le statut « par héritage ». La catégorie de
loin la plus nombreuse est celle des enfants mineurs de réfugiés qui, à leur
majorité, doivent étrangement demander le statut alors qu’ils l’ont déjà. Ce
qui permet à l’OFPRA de gonfler artificiellement de 50 % le volume de ses
« accords ». A cela s’ajoute l’intégration par l’OFPRA, dans ses propres
chiffres, de ses propres décisions négatives annulées par la Commission de
recours des réfugiés (CRR) qui, de ce fait, deviennent positives. Or, ces an-
nulations de la CRR sont aussi nombreuses que les décisions positives
prises par l’OFPRA sur le fond(1).
Si l’on soustrait ces deux tricheries, on arrive à un taux réel de reconnais-
sance du statut de réfugié par l’OFPRA un peu supérieur à 5 %.
Le fait que, de façon constante, année après année, la moitié des reconnais-
sances de statuts de réfugiés décidées sur la base d’un examen au fond in-
combe à la CRR – qui n’est pourtant pas téméraire – prouve que l’OFPRA
s’obstine à refuser de suivre la jurisprudence de la juridiction qui dit le droit
en matière d’asile, ce qui serait pourtant de son devoir. De toute évidence, il
est, pour l’Office, un devoir supérieur : celui de rejeter les demandes.
Les tripatouillages de chiffres à l’OFPRA sont à ce point connus des pou-
voirs publics – qui se gardent d’imposer la moindre réforme – que Louis
Mermaz, dans son avis récent publié par l’Assemblée nationale (voir l’ar-
ticle précédent), évite de reprendre les données de l’Office. Il écrit juste-
ment qu’« à peine 5 % des demandeurs obtiennent le statut de réfugié ».
Gageons qu’il ne tardera pas maintenant à faire en sorte que les chiffres de
l’OFPRA soient bientôt sincères et véritables.
J. P-A.
(1) Luc Legoux, « Les pépites d’or de l’OFPRA », Plein Droit, n°44, dé-
cembre 1999.

66
Notes

[1]
Avis n° 2628.
[2]
Patrick Weil, « Mission d’étude des législations de la nationalité et de
l’immigration », la Documentation française, août 1997, 175 pages,
85 F.
[3]
Haut Conseil à l’intégration, Rapport du groupe permanent chargé des
statistiques – Année 1998 (à demander au HCI, 56, rue de Varenne,
75007 Paris – Tel 01 42 75 85 70).
[4]
Lettre du 20 juin 2000 du directeur des libertés publiques et des af-
faires juridiques (au ministère de l’intérieur) au directeur de l’associa-
tion Forum Réfugiés de Villeurbanne. Louis Mermaz (voir note 1)
compte, lui, 6 984 demandes en 1999 et 6 % d’acceptations.

67
Asile territorial : un parcours lyonnais — Marion
Gachet
A Lyon, le Collectif de soutien à la démocratie et aux victimes de la vio-
lence politique en Algérie accompagne, semaine après semaine, des deman-
deurs d’asile. D’espoirs en déceptions, il assiste, dans l’impuissance, au dé-
roulement d’une procédure et de ses conséquences.

Dresser un bilan de l’application des dispositions de la loi sur l’asile territo-


rial dans le Rhône deux ans après sa promulgation… Vaste programme tant
il y aurait déjà à dire sur la loi elle-même. Nous nous bornerons donc ici à
donner un aperçu du parcours de l’exilé algérien qui arrive à Lyon pour de-
mander l’asile.

Le premier principe attaché au droit d’asile est celui de l’accès au droit dans
un contexte particulier : un départ qui résulte de l’urgence et de la nécessité
absolue, sauver sa vie. L’accès au droit en matière d’asile territorial dans le
Rhône se heurte aujourd’hui à trois écueils :

le déficit d’information concernant le choix des procédures ;


la nécessité d’avoir une domiciliation ;
le refus d’enregistrement de la demande au guichet, lorsque le récit est
jugé « insuffisant ».

Les Algériens qui se présentent en préfecture sont automatiquement orien-


tés sur l’asile territorial, sans qu’il soit même fait mention de l’asile conven-
tionnel… Monsieur N. est venu à une permanence du Collectif de soutien à
la démocratie et aux victimes de la violence politique en Algérie juste après
son arrivée en France, pour demander des renseignements. Après présenta-
tion des différentes procédures, il a décidé de demander l’asile convention-
nel.

Muni des pièces nécessaires, il s’est rendu à la préfecture, qui l’a renvoyé
sans explication sur l’asile territorial. Monsieur N. n’a pas osé protester.
Accompagné d’un membre du Collectif, Monsieur N. est retourné à la pré-
fecture afin de modifier sa demande et obtenir une explication. La préposée

68
au guichet a répliqué que Monsieur N. – qui parle pourtant parfaitement
français – s’était sans doute mal exprimé et qu’il y avait eu malentendu. La
demande d’asile conventionnel a, cette fois, été prise en compte.

Autre obstacle auquel se heurtent les demandeurs d’asile : celui de la domi-


ciliation. Et la décision récente des associations lyonnaises domiciliatrices
de ne plus domicilier les demandeurs d’asile territorial en raison d’un
nombre trop important de demandes, risque d’entraîner, comme cela a déjà
été le cas pour les Roms de Roumanie à la fin des années 1990, une prolifé-
ration des domiciliations payantes chez des particuliers, et de fait une limi-
tation de l’accès au droit.

Troisième écueil, enfin, la pratique de la préfecture qui consiste à refuser


d’enregistrer les demandes jugées « peu crédibles », notamment du fait de
l’absence de preuve, l’examen consistant en une lecture rapide au guichet.
Contraire à la loi du 11 mai 1998, qui indique clairement que l’« asile terri-
torial peut être accordé par le ministre de l’intérieur après consultation du
ministre des affaires étrangères », cette pratique est la preuve d’une pré-
somption systématique d’illégitimité à l’égard des demandeurs d’asile en
général et algériens en particulier.

Pour ceux qui franchissent ce premier barrage, commence une attente d’en-
viron six mois, durant laquelle, munis d’un récépissé d’un mois renouve-
lable, les demandeurs d’asile territorial ont le droit de se maintenir sur le
territoire national et le devoir d’y survivre sans travailler, sans percevoir au-
cune ressource et sans avoir accès à un réel dispositif d’hébergement.

Après l’attente et ses difficultés, la réponse tombe, le plus souvent négative.


Commence alors pour le demandeur d’asile débouté qui dépose un recours
devant le tribunal administratif une attente de douze à dix-huit mois… Le
demandeur d’asile est, pendant ce temps, renvoyé dans la clandestinité.

Madame O., déboutée de sa demande malgré des sévices gravissimes, ré-


sume ainsi sa situation : quand on arrive, on est comme quelqu’un qui arri-
verait du désert assoiffé. On lui tend un verre d’eau, puis un autre, et encore
un autre… Et tout d’un coup, on lui dit « il n’y a plus d’eau ». ?

Notes

69
[1]
Jean-Pierre Chevènement, J.O. des débats de l’Assemblée Nationale,
26/02/98, p.1633.

70
Tapis rouge pour les élites — Serge Slama
Depuis le début des années quatre-vingt dix, les universitaires ont, de façon
récurrente, alerté les pouvoirs publics sur le développement d’un phéno-
mène de « fuite » des élites scientifiques et universitaires des pays du tiers
monde ou émergents économiquement, qui jusque-là étaient principalement
formées en France, vers les pays anglo-saxons [1]. Cet exode s’explique es-
sentiellement par des conditions d’entrée et de séjour en France trop
contraignantes et souvent vexatoires alors que les autres pays occidentaux
favorisent davantage leur venue.

En effet, la multiplication des contraintes et contrôles restrictifs auxquels


sont soumis les étudiants étrangers, a fait de l’entrée et du séjour en France
de cette population un véritable parcours du combattant. De même, à l’issue
de ses études en France, il est quasiment impossible à un étudiant étranger,
même titulaire de diplômes de troisième cycle, de se maintenir sur le terri-
toire français en accédant à une activité salariée.

De ce fait, les laboratoires de recherche et universités français se sont sou-


vent trouvés empêchés d’accueillir leurs collègues étrangers ou des scienti-
fiques de haut niveau car ils éprouvaient les pires difficultés pour obtenir un
simple visa pour des séjours ponctuels (participation à un séminaire, un col-
loque, animation d’un cours, etc.). De même, ils parvenaient rarement à
garder un doctorant formé en leur sein en raison de la quasi-impossibilité de
changer de statut (opposition de la situation de l’emploi). Enfin, même lors-
qu’un étudiant étranger décidait de retourner dans son pays d’origine à l’is-
sue de ses études, il avait, par la suite, de grandes difficultés à obtenir un vi-
sa même pour un séjour de courte durée en France.

Face à ces contraintes, bon nombre de chercheurs et d’enseignants étrangers


ont préféré mettre leurs compétences au service de pays plus accueillants
(tels que États-Unis, Allemagne, Japon ou Canada).

On sait que les laboratoires et universités français ont pourtant une tradition
très ancienne d’accueil des enseignants et chercheurs étrangers. Dès 1968,
la fonction publique de l’enseignement supérieur a été ouverte aux étran-

71
gers avec la création, par la loi d’orientation de l’enseignement supérieur
du 12 novembre 1968, d’un statut de professeur associé au sein des univer-
sités, étendu à l’ensemble des organismes de recherche en 1984 (CNRS,
etc.).

Au cours des débats parlementaires précédant l’adoption de la loi de 1968,


le ministre de l’éducation nationale avait notamment évoqué le regret de la
communauté universitaire française de ne pas avoir pu accueillir Albert
Einstein alors qu’il fuyait l’Allemagne nazie dans les années 30.

La mission Weil

Pour remédier à cette déperdition, plusieurs circulaires étaient déjà interve-


nues au milieu des années 90 afin de simplifier les formalités de délivrance
de titres de séjour et autorisations de travail aux chercheurs étrangers (gui-
chets spécifiques, correspondants dans les préfectures, etc.) [2]. Mais, face à
l’inertie voire à la mauvaise volonté des préfectures, ces instructions n’ont
pas réellement été suivies d’effets.

Dirigée par un universitaire, la Mission d’étude des législations de la natio-


nalité et de l’immigration, dite mission Weil, qui a remis, en août 1997, un
rapport [3] à la demande du premier ministre afin de préparer une réforme
de l’ordonnance de 1945, s’est évidemment montrée sensible à ces récrimi-
nations en provenance du milieu universitaire.

Dans un constat sans concession des dérives du système alors en vigueur, la


mission Weil soulignait notamment que « invités par leurs collègues fran-
çais, les enseignants du supérieur, les chercheurs étrangers […] sont trop
souvent découragés de venir en France en raison des obstacles administra-
tifs qu’ils doivent franchir : autorisation de l’OMI, visa de long séjour pour
eux-mêmes et leur famille, carte de séjour. Ils choisissent donc souvent de
répondre à d’autres invitations de collègues étrangers et leur savoir-faire
est perdu pour la recherche française ».

Elle décrivait ce parcours difficile en relevant notamment que, pour obtenir


un visa, « le premier obstacle est la difficulté d’obtenir des informations
fiables auprès des services consulaires, mais surtout que « l’obstacle princi-

72
pal, qui retarde la délivrance du visa (un délai de trois mois est fréquent),
est la procédure OMI d’introduction des travailleurs ». Et que, « une fois
arrivés en France, s’ils n’ont pas été découragés, les chercheurs et univer-
sitaires se plaignent alors des délais d’obtention du titre de séjour par les
préfectures, ce qui leur pose des problèmes s’ils doivent quitter momentané-
ment la France avant son obtention ».

Mais, refusant d’assouplir les contrôles auxquels sont soumis l’ensemble


des étudiants en séjour temporaire ou les conditions d’accès à une carte de
travail ou de résident pour les chercheurs et universitaires étrangers, la mis-
sion Weil a donc préconisé de créer un statut propre pour ces scientifiques,
c’est-à-dire de « sortir » cette population d’élites scientifiques du statut ap-
pliqué aux étrangers « de droit commun », étudiants ou salariés.

Une nouvelle carte de séjour réservée aux « scientifiques » (enseignants et


chercheurs) étrangers a donc été créée par la loi du 11 mai 1998, respectant
dans le détail très fidèlement les recommandations de la mission Weil et
présentant d’indiscutables avantages.

La circulaire d’application de la loi du 11 mai 1998 rappelle à ce propos les


raisons pour lesquelles le gouvernement a souhaité la création de cette nou-
velle carte de séjour : « L’entrée en France de personnalités susceptibles
d’enrichir notre potentiel scientifique et technique est devenue, au fil des
réglementations successives, une véritable course d’obstacles qui contribue
à donner de notre pays une image peu avantageuse. […] Dans un contexte
de concurrence internationale accrue, de nombreux chercheurs de haut ni-
veau évitent la France et offrent leur savoir et leurs compétences à d’autres
pays que le nôtre ».

D’incontestables avantages

Sans que cette proposition ne suscite d’abondants débats, la loi Chevène-


ment a donc ajouté la disposition suivante : « La carte de séjour temporaire
délivrée à l’étranger sous réserve d’une entrée régulière pour lui permettre
de mener des travaux de recherches ou de dispenser un enseignement de ni-
veau universitaire porte la mention « scientifique » [4].

73
Pour la mise en œuvre de ce statut, les conditions d’accès au territoire fran-
çais, de séjour et de rapprochement de la famille ont été considérablement
simplifiées.

Pour entrer en France, les « scientifiques » sont dispensés de la procédure


OMI d’introduction des travailleurs étrangers. L’organisme d’accueil, agréé
à cet effet [5], délivre simplement à l’étranger un protocole d’accueil que
celui-ci dépose au consulat français de son pays. Ensuite, selon la procédure
simplifiée d’admission [6], ce protocole d’accueil « sera l’unique justificatif
requis. […] Dès lors qu’il sera produit, un visa devra être accordé. Seules
des raisons d’ordre public pourront justifier un refus ».

Mais si les conditions d’obtention d’un visa sont considérablement assou-


plies par le ministère des affaires étrangères, les vieilles habitudes restric-
tives du ministère de l’intérieur ne sont pas encore totalement abandonnées.
La circulaire du 12 mai 1998 prévoit ainsi que le service consulaire doit
opérer, pour délivrer le visa, un « contrôle relatif […], au niveau des res-
sources, à la qualification universitaire et/ou professionnelle du deman-
deur ».

Pourtant, la seule lecture de la loi du 11 mai 1998 aurait dû suffire au mi-


nistre de l’intérieur à se rendre compte que ces conditions n’ont pas été pré-
vues par le législateur. Saisi sur ce point par le Gisti, le Conseil d’État, dans
sa décision du 30 juin 2000, n’a cependant pas jugé nécessaire d’annuler ce
passage de la circulaire. Ainsi, même si la circulaire décrit une procédure
juridiquement inexacte, elle n’a, selon le commissaire du gouvernement,
« malgré les apparences, aucune valeur interprétative et encore moins ré-
glementaire » puisqu’elle ne s’adresse pas aux services chargés de procéder
à ces contrôles.

Traitement privilégié

Dès son entrée, l’étranger titulaire de ce visa obtient la délivrance d’un titre
de séjour temporaire « scientifique », à la seule condition supplémentaire
qu’il produise, avec le protocole d’accueil, le certificat médical délivré par
l’OMI [7]. Il n’a donc pas à obtenir d’autorisation de travail ni de contrat de
travail. Il n’a pas non plus été prévu de le soumettre, comme les étudiants, à

74
une condition de ressources suffisantes. On peut cependant faire remarquer
ici que cette bienveillance ne coûte pas cher dans la mesure où un contrôle
des ressources a déjà été fait lors de l’examen de la demande de visa.

Comme l’avait déjà prévu une circulaire du 30 mars 1994, un guichet pré-
fectoral spécifique ou un correspondant pour les chercheurs étrangers de la
préfecture reçoit la demande de titre de séjour. Cette demande peut être faite
directement par l’étranger lui-même ou par son organisme d’accueil.

Contrairement aux autres étrangers, le « scientifique » devrait alors recevoir


« immédiatement » (c’est-à-dire dès le premier rendez-vous) un récépissé de
demande. Les vérifications d’ordre public sont effectuées après. Il devrait
alors être convoqué « rapidement » pour recevoir son titre de séjour. La
carte de séjour « scientifique » est, selon les instructions du ministre de l’in-
térieur, « toujours éditée pour une durée égale à un an » (alors que pour les
étudiants elle est égale à la durée de la formation et au maximum d’une du-
rée d’un an).

Cette carte de séjour temporaire, comme toute autre carte de séjour, permet
à son titulaire de circuler entre son pays d’origine et la France et est renou-
velée tant que l’organisme d’accueil souhaite prolonger sa collaboration
avec l’étranger.

La mission Weil préconisait également que soit délivré aux « scienti-


fiques », en même temps que leur visa de long séjour, un visa « Schengen »
de court séjour qui leur aurait permis de circuler librement dans l’Europe
« Schengen » en attendant la délivrance de leur carte de séjour. Cette propo-
sition ne semble pas avoir été reprise par le gouvernement.

Le titulaire de la carte « scientifique » peut également faire venir son


conjoint et ses enfants « selon une procédure spécifique leur évitant les
contraintes du regroupement familial ». Dès son arrivée en France, le
conjoint obtient « de plein droit » (mais sous réserve de non polygamie), sur
présentation de la carte de séjour « scientifique », une carte de séjour « vie
privée et familiale » (article 12 bis 5° de l’ordonnance de 1945) d’une durée
égale à celle accordée au « scientifique » et qui l’autorise à travailler en
France. Le mariage peut être postérieur à l’obtention de la carte « scienti-

75
fique ». Pour le renouvellement, la « communauté de vie » ne doit pas avoir
cessé.

Le statut des enfants d’un « scientifique » n’est précisé dans aucun texte.
Certes, jusqu’à leur majorité, ils ne sont pas soumis à un titre de séjour.
Mais on ignore s’ils ont droit à un maintien sur le territoire français lors-
qu’ils atteignent leur majorité pendant le séjour de leur parent « scienti-
fique » en France. Et si oui, sous quel statut ? De même, ont-ils accès aux
droits sociaux (notamment aux allocations familiales) et à une activité sala-
riée ?

On constate, au vu de ces conditions d’entrée et de séjour, que les « scienti-


fiques » bénéficient indiscutablement d’un traitement privilégié. Pourtant,
toute suspicion n’a pas été abandonnée à leur égard.

La persistance de la logique du soupçon

En effet, la situation de l’emploi (c’est-à-dire le niveau de chômage) reste


opposable au « scientifique » s’il souhaite accéder à un statut de « salarié »
(par exemple en travaillant pour une entreprise privée comme une start-up).
S’il veut accéder à une carte de « visiteur », il devra aussi remplir les condi-
tions habituelles (revenus suffisants, engagement à ne pas travailler).

Mais surtout, la circulaire d’application de la loi du 11 mai 1998 préconisait


de retirer la carte de séjour « scientifique » à son titulaire, dès que pouvait
être constaté « l’exercice de toute autre activité professionnelle, ou l’exer-
cice, à titre principal, de l’activité de chercheur et enseignant-chercheur au
profit d’une autre institution que celle qui a délivré le protocole d’accueil »,
car ce « serait constitutif d’un détournement de procédure ».

Sur ce point, le ministre de l’intérieur se montrait à l’égard des « scienti-


fiques » plus restrictif qu’à l’égard des étudiants. En effet, lorsqu’il constate
qu’un étudiant ne se consacre pas à ses études, le préfet peut ne pas lui re-
nouveler son titre de séjour l’année suivante mais, en aucun cas, lui retirer –
en cours d’année universitaire – un titre déjà délivré. Dans le cas du
« scientifique », dès lors que le préfet avait connaissance d’une activité
complémentaire ou parallèle, il devait lui retirer sa carte.

76
Relevant l’illégalité manifeste de ces dispositions, le Gisti les a déférées au
Conseil d’État qui, dans son arrêt du 30 juin 2000, lui a donné raison. Si
elles respectent l’autorité de la chose jugée, les préfectures ne devraient
donc plus procéder à ces retraits.

On notera que les Algériens ne peuvent bénéficier de cette nouvelle carte de


séjour temporaire « scientifique » tant que les accords franco-algériens ne
seront pas révisés sur ce point [8].

Enfin, le ministre de l’intérieur demande également aux préfets de ne pas


s’opposer à l’accès à la carte « scientifique » d’un étranger séjournant en
France en tant qu’étudiant, uniquement s’il « est diplômé d’un doctorat uni-
versitaire » (et qu’un organisme lui délivre un protocole d’accueil). On voit
donc que si le passage du statut d’étudiant à celui de « scientifique » est
possible, la porte est étroitement ouverte.

En définitive, on distingue clairement – avec la mise en œuvre de ce statut


« scientifique » – l’orientation de la politique préconisée par le rapport Weil
et mise en œuvre par le gouvernement Jospin. Il s’agit de favoriser l’accueil
en France des élites étrangères de haut niveau en leur évitant les contraintes
imposées aux autres catégories. Il s’agit donc, « dans un contexte de
concurrence internationale accrue », de l’application d’une logique libérale
consistant à garder ou à gagner des parts de marché sur le marché interna-
tional de la formation.

En revanche, la situation de l’étudiant étranger lambda issu d’un pays en


voie de développement et venu par ses propres moyens étudier en France –
ce qui représente pourtant l’essentiel de la migration étudiante – est très
peu prise en compte et ne bénéficie que d’améliorations secondaires de ses
conditions d’entrée et de séjour (motivation des refus de visa, développe-
ment des conventions entre universités et préfectures pour les demandes de
titre de séjour).

La logique à l’œuvre est donc bien de dérouler un tapis rouge pour les élites
scientifiques étrangères et de maintenir le chemin de cendres brûlantes pour
les autres étudiants. ?

Notes

77
[1]
Voir par exemple : Michel Broué, « Coopération scientifique interna-
tionale : arrêtons le saccage ! », Le Monde, 4 mars 1998 ; Jacques Mal-
herbe, « Les jeunes des pays francophones se tournent de plus en plus
vers des pays anglo-saxons », 8décembre1998 ; « Studentsfall victim
to French law », Times, 25 octobre 1996.
[2]
Circulaire interministérielle NOR/INT/D/94/ 00112/C et
MASSV/DPM/94-06 des ministères de l’intérieur (DLPAJ) et des af-
faires sociales (DPM) du 30 mars 1994 relative au régime des scienti-
fiques de haut niveau : chercheurs et enseignants-chercheurs et la cir-
culaire complémentaire DPM/n° 95-15 du ministère de l’intégration et
de la lutte contre l’exclusion du 11 juillet 1995.
[3]
« Mission d’étude des législations de la nationalité et de l’immigra-
tion », dirigée par Patrick Weil, rapports au premier ministre, La docu-
mentation française, collection des rapports officiels, août 997,
p. 133 et s.
[4]
Article 12, 2° alinéa de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée.
[5]
La liste des établissements agréés est fournie par une circulaire n°98-
210 du 27 octobre 1998 du ministre de l’éducation nationale. Cette
condition d’agrément posée, dans un premier temps, par la circulaire
du 12 mai 1998, a été annulée par le Conseil d’Etat le 30 juin 2000 sur
recours du Gisti dans la mesure où il s’agissait d’une règle nouvelle
dont l’institution ne relève pas de la compétence d’un ministre. Mais
elle avait été précédemment reprise, et donc « légalisée », dans l’ar-
ticle 15 du décret du 5 mai 1999.
[6]
Télégramme diplomatique du ministère des affaire étrangères
du 29 mai 1998 relatif aux nouvelles modalités de délivrance des visas
aux scientifiques. Voir Herzberg N., « Le gouvernement allège les pro-
cédures d’attribution de visas pour les scientifiques étrangers », Le
Monde, 6 juin 1998.
[7]

78
La visite médicale permettant d’obtenir ce certificat est gratuite suite à
la décision du Conseil d’Etat du 20 mars 2000.
[8]
Réponse datée du 23 juillet 1998 du directeur des libertés publiques et
des affaires juridiques au Gisti publiée dans Les notes pratiques du
Gisti, Qui peut être régularisé par la « loi Chevènement ?, août 1998,
p.31.

79
Chercheurs étrangers : pas si privilégiés — Hé-
lène Bretin
Selon la circulaire du 12 mai 1998, le protocole d’accueil délivré par un or-
ganisme agréé par le ministère de la recherche, est remis par l’étranger au
consulat de France. Le télégramme diplomatique du ministère des affaires
étrangères du 29 mai 1998, qui décrit la procédure, souligne que la présen-
tation d’un protocole sera l’unique justificatif requis pour délivrer un visa et
que « seules des raisons d’ordre public pourront justifier un refus ». Au-
cune condition de ressources n’est donc prévue. Tout ne marche cependant
pas comme le prévoit la circulaire. Le problème réside en fait en amont,
dans le protocole lui-même, et la question des ressources qui ne devrait plus
être un obstacle s’avère indirectement en être un.

Auparavant, les services centraux des établissements accueillant des scienti-


fiques n’étaient impliqués que dans la mesure où ils rémunéraient le cher-
cheur. Lorsque celui-ci venait avec ses ressources propres (bourse, année
sabbatique…), la lettre d’invitation était suffisante et les formalités admi-
nistratives variaient selon les cas.

Avec l’instauration du protocole d’accueil à remplir dans tous les cas de fi-
gure, les services centraux des établissements accueillants sont impliqués y
compris pour les chercheurs qu’ils ne rémunèrent pas. Si la procédure est a
priori plus simple et plus harmonieuse (éliminant la distinction entre les sa-
lariés et les autres), selon la Fondation Kastler la situation peut s’avérer plus
complexe pour le service central de l’organisme en question ; elle fait appa-
raître un contingent de personnes dont la mobilité était assurée par les
équipes de recherche, et une responsabilité qui était auparavant assumée par
ces dernières. Il semble en conséquence que certains services, face à cette
« nouvelle » responsabilité, hésitent parfois à signer le protocole pour des
chercheurs qu’ils ne rémunèrent pas. D’autant plus qu’ils sont seuls à ap-
précier si les revenus du demandeur suffisent pour couvrir le séjour, les frais
de santé et un éventuel rapatriement.

Si, comme l’observe la Fondation Kastler (voir encadré), on peut com-


prendre que des cas limites puissent justifier le refus de signature, l’origine

80
même des ressources financières, quant à elle, ne devrait en aucun cas en-
trer en ligne de compte.

Dans les faits, les ambassades et préfectures souhaitent savoir si le candidat


a des ressources. La situation varie cependant suivant les organismes. Les
scientifiques accueillis à l’Institut de Recherches pour le Développement
(IRD, ex-ORSTOM) gardent au moins une partie des revenus de leur em-
ployeur au pays d’origine – institut de recherche ou université – et l’IRD
apporte un complément sous forme de bourse [2]. Les invités de l’EHESS,
que ce soit pour une courte durée (un mois) ou une invitation triennale (ac-
cueil du chercheur quatre mois par an sur trois ans) sont, quant à eux, rému-
nérés par l’école le temps de leur séjour. C’est aussi le cas au CNRS pour
l’accueil sur les « postes rouges » d’une durée de trois mois à trois ans
maximum.

Un « sésame consulaire »

Tous nos interlocuteurs, sans exception, soulignent l’allégement de la pro-


cédure depuis que les personnes accueillies ne sont plus soumises à la de-
mande d’autorisation de travail. On évite ainsi le montage de dossiers com-
plexes, les allers et retours de « liasses » de documents entre pays, autant
d’étapes qui prenaient et faisaient perdre un temps considérable.

La présentation du protocole d’accueil original signé agit, pour reprendre


l’expression de l’un de nos interlocuteurs, comme un « sésame consulaire ».
En témoigne l’amélioration constatée par les chercheurs venant de pays où
ils étaient auparavant « malmenés » pendant des mois, « en Inde, c’est clair,
la situation s’est beaucoup améliorée pour eux ».

Mais les expériences attestent aussi d’un accueil plus ou moins bon selon
les consulats. Un « pouvoir du guichet » s’exerce, avec son arbitraire, sou-
mettant les demandeurs à une attente parfois prolongée dans des conditions
d’accueil pas toujours agréables « et c’est de leur autorité que relève la de-
mande d’un titre de séjour lorsque ça dépasse trois mois ».

Les instituts contactés ont également constaté l’indigence des informations


sur ce dossier dans les services consulaires qui « nous téléphonent en de-

81
mandant ce qu’est cette demande pour telle personne, et pourquoi. On vu
cela au début 1999 pendant six mois et même encore fin 1999 ».

La Fondation Kastler

La Fondation Kastler (FnAK), créée par l’Académie des sciences en 1993, a


pour objectif de faciliter l’accueil des chercheurs invités dans les équipes de
recherche françaises, et de maintenir un contact direct avec eux une fois
qu’ils ont quitté la France.
La Fondation fournit non seulement une information par un site Web mais
aussi une assistance personnelle pour les problèmes administratifs et pra-
tiques rencontrés par les scientifiques étrangers, docteurs ou chercheurs
confirmés, ainsi que leur famille, quelle que soit leur nationalité ou leur dis-
cipline, prévoyant une durée de séjour d’au moins un mois en France.
La FnAK peut les aider, gratuitement, en particulier dans leurs relations
avec les consulats français à l’étranger ou, une fois en France, avec les pré-
fectures, pour les problèmes relatifs aux visas, aux permis de séjour, aux
impôts, aux douanes, au logement, etc.
La FnAK ne fournit pas d’aide financière, mais peut parfois conseiller pour
accéder à un financement approprié. La Fondation Kastler a par ailleurs né-
gocié des services spécialement conçus pour les chercheurs, pour la plupart
gratuits :

ouverture d’un compte en banque et carte bleue à moitié prix, dès


avant leur arrivée ;
couverture d’assurance santé très avantageuse pour ceux qui ne sont
pas couverts par la sécurité sociale française ;
colis de bienvenue, etc.

Enfin, la FnAK maintient aussi des contacts réguliers avec les universités et
les organismes de recherche, auxquels elle transmet une chronique par cour-
rier électronique, afin d’échanger les bonnes pratiques. Cette coordination a
déjà permis d’aboutir à des améliorations significatives des procédures en
vigueur.
L’ensemble de ces services vaut d’ailleurs à la Fondation Kastler une répu-
tation qui dépasse déjà nos frontières, et permet de contribuer renforcer
notre coopération internationale scientifique, technique, et culturelle.

82
Contact : Antony Mauvais, Secrétaire général
Fondation nationale Alfred Kastler de l’Académie des Sciences
2 rue Brûlée – 67000 Strasbourg
Tél. : 03 88 75 56 06, Fax : 03 88 22 24 77
E-mail : fondation@kastler.u-strasbg.fr
URL : www.cnrs.fr/fnak

Une inutile carte de séjour

Il arrive également que, pour les séjours d’une durée de trois mois, des
consulats délivrent un visa portant la mention « carte de séjour à demander
dès l’arrivée en France », procédure qui, en principe, ne concerne que les
visas de long séjour. Cette erreur oblige l’institution d’accueil et le cher-
cheur à faire la demande – inutile – de la carte de séjour. « On est dans
l’obligation de le faire. En cas de contrôle de police, avec la mention appo-
sée sur le passeport, si la personne n’a pas de récépissé de demande de
carte de séjour, elle va avoir des ennuis. Mais c’est une demande et du tra-
vail pour rien ; elle sera rentrée dans son pays avant que la carte de séjour
lui soit délivrée. On ne sait pas pourquoi des consulats demandent ça et on
ne va pas leur téléphoner parce qu’on n’a pas le temps de toute façon. »

Alors que la procédure actuelle établit clairement que le contrôle médical


doit être effectué en France quand le chercheur arrive, certains postes diplo-
matiques continuent d’exercer un premier contrôle médical dans le pays
d’origine avec le médecin de l’ambassade. La personne concernée devra
donc payer une visite, voire une batterie d’examens, ce qui s’avère inutile
pour la procédure puisque seul le contrôle médical effectué en France est
recevable pour la délivrance du titre de séjour [3]. Elle devra donc recom-
mencer une fois en France. Interrogé sur ce sujet des doubles contrôles,
l’OMI est resté muet.

Suite à la décision du Conseil d’État du 20 mars 2000, la visite médicale de


l’OMI est désormais gratuite et cela concerne aussi bien les chercheurs invi-
tés qui payaient 1 050 F que les étudiants payant 460 F.

Répondre à la question « qui paye ? » n’était pas forcément chose aisée, a


fortiori lorsque les organismes ou équipes d’accueil ont plusieurs tutelles.

83
Certains instituts de recherche prenaient en charge la facture, dans d’autres
cas, ce sont les chercheurs eux-mêmes qui s’en acquittaient et ils étaient
prévenus en ce sens. La dépense était loin d’être négligeable pour eux et le
profit pour l’OMI s’avèrait considérable car dans le cadre d’invitations
triennales (quatre mois par an sur trois ans), la procédure se répètait à
chaque entrée du chercheur invité sur le territoire français. Le fait que les
personnes reviennent parfois avec quatre ou cinq mois de décalage d’une
année sur l’autre ne permettait pas de demander une prolongation de séjour
et de garder le bénéfice du premier contrôle : il fallait verser à chaque fois
le montant de la visite.

Contrairement à ce que laisserait supposer la décision du Conseil d’État, la


question n’est pas devenue caduque et la situation n’a pas fondamentale-
ment changé. En effet, l’OMI continue de réclamer le prix des visites en en-
voyant la facture à l’invité ou à l’institution qui accueille, selon les usages
en cours à la délégation régionale. Face à cette absence de mise en pratique
réelle de l’arrêt du 20 mars 2000, les organismes de recherche adoptent des
attitudes diverses. Certains services ont reçu l’instruction récente de ne plus
payer, et les agents rayent la mention selon laquelle l’institut « s’engage à
payer la visite », imprimée au bas de la convocation pour la visite médi-
cale… moyennant quoi arrivent d’autres soucis pratiques.

Lorsque l’administration en question payait le contrôle médical, un « enga-


gement de versement » était joint au dossier envoyé à la préfecture. Cette
pièce ne figurant plus dans le document, il peut être renvoyé pour « pièce
manquante ». Comme nous l’explique un agent, « la préfecture sait que l’on
n’a plus à payer, mais il n’y a pas forcément de note écrite à ce sujet dans
les services. »

Manque d’informations fiables

D’autres organismes ont pour instruction de bloquer les quelques factures


qui arrivent ; ailleurs, elles sont renvoyées à l’OMI avec une copie du texte
de l’arrêt du 20 mars. Tout ceci n’exclut pas les cas où le chercheur s’ac-
quitte directement du paiement. Contactés par certains instituts de recherche
en quête de précisions, les services de l’OMI semblent apporter des ré-
ponses qui restent floues et insatisfaisantes.

84
L’un de ces instituts nous souligne d’ailleurs que la situation est d’autant
plus injuste pour les chercheurs étrangers invités, que l’établissement est en
relation avec un centre médical où les chercheurs et maîtres de conférences
nouvellement recrutés passent leur visite médicale obligatoire moyennant la
somme de 140 francs environ.

Ce qui précède souligne le manque d’informations fiables et de coordina-


tion permettant un travail plus efficace. Le secrétaire général de la Fonda-
tion Kastler observe que l’entrée en vigueur des modifications prend du
temps, que l’administration du système est complexe et mobilise des inter-
venants qui ne savent pas toujours comment mettre en pratique les disposi-
tions. Dans les établissements d’accueil, les équipes de recherche sont ac-
coutumées à gérer la mobilité de leurs invités en fonction des opportunités
existantes. Il n’y a donc pas de capitalisation des expériences acquises, ce
qui favorisait des variations d’une région à l’autre.

La situation est encore peu satisfaisante en ce qui concerne la mise en place


des correspondants dans les établissements. Leur rôle est mal défini et l’on
constate un manque de conscience de la problématique de l’accueil des
chercheurs, en particulier dans les établissements qui n’ont pas une longue
tradition en la matière.

Pas de chercheurs algériens

Du coté préfectoral, des témoignages datant du printemps dernier adressés à


la Fondation Kastler montrent que la procédure ne répond pas encore au
principe de la démarche unique. Certaines préfectures refusent de mettre à
la disposition des correspondants dans les établissements, les formulaires
nécessaires (protocoles d’accueil, demande de titre de séjour, demande de
contrôle médical) ce qui entraîne navettes et perte de temps.

Pour autant, on n’a pas forcément attendu la loi pour établir des relations
privilégiées entre services (à titre d’exemple la responsable de l’accueil des
chercheurs étrangers à l’IRD et sa correspondante à la préfecture sont en re-
lation depuis six ans). Les personnes que nous avons contactées soulignent
toutes la qualité et l’efficacité des collaborations qui constituent un appui et
une source de conseils et d’information importants. Le gain de temps pour

85
le chercheur accueilli est notable, cela passe y compris par le fait d’être ac-
compagné à la préfecture par le responsable de son dossier dans l’institut
d’accueil, lors du premier séjour en France. Dans l’organisme où cette pra-
tique est courante, le bénéfice est très clair : le correspondant en préfecture,
prévenu de la visite, donne l’un des premiers numéros dans la liste d’at-
tente, et celle-ci se limite à une heure au maximum « alors qu’on peut y
passer la journée ». Cela fonctionne d’autant mieux que les dossiers prépa-
rés sont complets et concernent des personnes « en règle ».

Tous les chercheurs étrangers ne sont cependant pas concernés par cet allé-
gement de procédure. Si les ressortissants européens bénéficient de la libre
circulation communautaire, la situation des Algériens reste quant à elle sou-
mise à l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 modifié (procédure
d’introduction pour les travailleurs et visa visiteur pour les autres), ce qui ne
facilite pas leur mobilité. D’ailleurs, la responsable des chercheurs étrangers
dans l’un des organismes de recherche constate l’absence d’invitation de
chercheurs algériens au cours des deux ans écoulés. La difficulté de mon-
tage de la procédure y contribue sans doute.

Il y a quelques mois à peine, en période de rentrée, le secrétaire général de


la fondation Kastler examinant l’impact de la nouvelle procédure en matière
d’accueil des chercheurs étrangers faisait les réflexions suivantes :

« Paradoxalement, alors que notre dispositif légal est devenu en tous points
comparable à celui des pays réputés les plus attractifs pour les chercheurs,
comme les États-Unis ou le Canada, il n’est pas encore suffisamment opé-
rationnel et nos ambitions s’en trouvent contrariées. […] En pratique, l’ex-
périence montre que ce n’est pas le rayonnement de notre recherche qui est
en cause, mais deux facteurs qui concourent à entretenir la situation
d’avant 1998 :

Les préoccupations sécuritaires du contrôle migratoire régissent en-


core largement le fonctionnement de nos consulats et préfectures, voire
même de nos organismes de recherche, retardant l’ouverture voulue
par le législateur dans le cas des scientifiques.
La coordination de l’accueil est médiocre et interdit toute velléité
d’amélioration globale. Les directives des services consulaires, préfec-
toraux ou universitaires (parfois entre deux services d’un même éta-

86
blissement ou organisme de recherche), sont trop souvent contradic-
toires et doivent absolument être harmonisées. Car, s’il est un domaine
dans lequel il est impératif d’anticiper, de préparer, d’organiser c’est
bien la mobilité ». [4]

L’accueil et l’intérêt porté à notre démarche et à nos questions dans les dif-
férents services que nous avons sollicités, les dysfonctionnements et inco-
hérences désignés par les agents souvent préoccupés d’apporter des solu-
tions à des cas parfois complexes en témoignent : les chercheurs étrangers
ne sont pas à l’abri des difficultés et nous ne savons rien de ceux qui re-
noncent à venir. S’ils font partie des catégories « privilégiées » d’étrangers
dans la mesure où leur accueil est sans doute moins soumis que d’autres aux
préoccupations sécuritaires, celles-ci sont néanmoins présentes et des études
poussées mettraient sans doute en évidence des inégalités de traitement et
d’accès à la mobilité selon les pays d’origine. Le « tapis rouge » ne se dé-
roule pas sans à-coups et pas sous les pieds de tous ceux qui pourraient y
prétendre. ?

Notes

[1]
CNRS, INSERM, EHESS, IRD, Université Paris 13.
[2]
Cette condition de participation financière de l’employeur du pays
d’origine s’inscrit dans la philosophie de l’IRD visant au renforcement
de la formation et du développement des pays du Sud. Il ne s’agit pas
de favoriser une « fuite des cerveaux » mais de construire un échange
où l’employeur est effectivement partie prenante dans la formation du
chercheur.
[3]
On trouvera à ce sujet quelques témoignages édifiants dans les Chro-
niques de la FnAK (ex. n° 12 du bulletin de liaison du réseau d’accueil
des chercheurs érangers en France, consultable sur le site web).
[4]
« Accueil des chercheurs étrangers en France. Où en sommes-nous ? »,
Antony Mauvais, secrétaire général de la Fondation nationale Alfred
Kastler de l’Académie des Sciences (FnAK), Chroniques de la FnAK,

87
bulletin de liaison du réseau d’accueil des chercheurs érangers en
France, n° 18.

88
L'entrée des artistes — Nathalie Ferré
« La carte de séjour temporaire délivrée à un artiste interprète tel que défi-
ni par l’article L. 212-1 du code de la propriété intellectuelle ou à un au-
teur d’œuvre littéraire ou artistique visée à l’article L. 112-2 du même code,
titulaire d’un contrat de plus de trois mois passé avec une entreprise ou un
établissement dont l’activité principale comporte la création ou l’exploita-
tion d’une œuvre de l’esprit, porte la mention « profession artistique et
culturelle » (article 12 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée).

La création de cette nouvelle mention à destination des artistes étrangers a


pour but, selon la circulaire Chevènement, de favoriser leur accueil et leur
travail « dans la perspective du renforcement des échanges culturels et du
développement de la francophonie ». Il s’agit aussi, toujours selon cette
même circulaire, d’éviter « de soumettre les artistes à des régimes com-
plexes, variant en fonction de la durée prévue du séjour et exigeant la déli-
vrance concomitante d’une autorisation de travail ».

L’entrée des artistes a toujours été source de pratiques variées dont l’incohé-
rence était souvent manifeste. La loi Chevènement affichait donc un souci
de simplification, avec l’idée sous-jacente de mieux accueillir ceux qui ve-
naient en France exécuter une prestation artistique et culturelle. Outre que
la façon de parvenir à cet objectif ne paraît pas évidente à la simple lecture
du dispositif mis en place, sa mise en œuvre nourrit la même perplexité.

Ces quelques propos sur le nouveau dispositif concernant les artistes


souffrent d’un manque d’information. L’absence d’éléments statistiques
empêche de mesurer pleinement son efficacité, comme le peu de renseigne-
ments obtenus de la part des administrations compétentes.

La réglementation distingue deux catégories de personnes pouvant accéder


à ce statut : ceux qui disposent d’un contrat de travail et les titulaires d’un
contrat d’une autre nature conclu avec un établissement « dont l’objet social
est la création, la diffusion et/ou l’exploitation d’une œuvre de l’esprit ».

89
La procédure est nécessairement différente pour les artistes « indépen-
dants » dans la mesure où la direction départementale du travail et de l’em-
ploi (DDTE) n’a pas vocation à intervenir. C’est alors la direction régionale
des affaires culturelles (DRAC) qui est compétente pour viser le contrat en
s’assurant de l’objet social de l’organisme signataire et de la réalité de la
qualité d’artiste revendiquée par le candidat à l’obtention de la nouvelle
mention.

Dans les deux cas, quelle que soit la nature du contrat, celui-ci doit être
conclu pour une durée minimale de trois mois. Et c’est bien cette durée qui
empêche le dispositif de fonctionner. Certes, il faut se réjouir que la situa-
tion de l’emploi ne soit plus opposable aux artistes, mais, en pratique, les
difficultés obèrent ce « régime de faveur » consacré par le législateur.

Les artistes qui ne peuvent produire un contrat supérieur à trois mois restent
soumis au dispositif antérieur. Autrement dit, s’ils n’ont pas besoin de dis-
poser d’une autorisation de séjour, ils doivent être en possession d’une auto-
risation provisoire de travail, celle-ci étant obligatoire pour l’exercice d’une
activité professionnelle, quelle que soit sa durée.

Une avancée bien mince

Pour prétendre à la délivrance d’un titre de séjour portant la mention « pro-


fession artistique et culturelle », les artistes doivent présenter un visa supé-
rieur à trois mois. On suppose, sans en avoir la certitude, que des instruc-
tions ont été données à destination des consulats pour que ces visas soient
délivrés plus facilement, à l’image de ce qui a été fait pour les « scienti-
fiques ».

Cette délivrance devrait même être systématique dès lors que l’employeur
fait parvenir aux autorités consulaires le contrat de travail visé par la direc-
tion départementale du travail et de l’emploi. Il en est de même en cas d’en-
voi du contrat conclu entre l’étranger et l’entreprise « dont l’activité princi-
pale comporte la création ou l’exploitation d’une œuvre de l’esprit », visé
par la DRAC. Celui qui envisage d’exercer une activité artistique pour une
durée inférieure à trois mois peut se contenter en principe d’entrer avec un
visa touristique.

90
Si l’artiste étranger produit un contrat supérieur à trois mois, il obtient un
titre d’une durée équivalente à la durée de son contrat (plus un mois). La
grande avancée de la loi Chevènement résulterait du fait que l’artiste – si
tout se passe bien – se voit délivrer un titre valant dans le même temps auto-
risation de séjour et de travail pour une durée strictement dépendante de son
activité artistique. Autant dire qu’il s’agit d’une avancée bien mince, qui
peut même prêter à sourire.

La circulaire d’application de la loi Chevènement indique, par ailleurs, que


la situation de l’emploi n’est pas opposable aux artistes étrangers. La DDTE
devrait donc se borner à vérifier le respect de la réglementation sociale.
Mais, curieusement, cette opposabilité perdure lorsque le contrat de travail
proposé à l’artiste est inférieur à trois mois. Pourquoi une différence dans la
durée du contrat change-t-elle les règles du jeu ?

Et puis, quel sens peut avoir une opposition de la situation de l’emploi dans
un genre d’activité où la personne est choisie en fonction de critères artis-
tiques et/ou de considérations physiques, morales, philosophiques qui n’ont
rien à voir avec le marché de l’emploi ? De deux choses l’une : ou bien la
question de l’opposabilité de l’emploi est pertinente et elle doit jouer dans
les deux cas, la question de la durée du travail n’entrant pas en ligne de
compte, ou bien elle ne l’est pas, ce que nous pensons, et alors cet élément
d’appréciation doit être écarté. Ce n’est qu’une incohérence de plus dans un
dispositif que l’on serait tenté de qualifier de « gadget ».

La DDTE, lorsqu’elle statue dans le cadre de ce type d’activité et que la du-


rée du contrat est inférieure à trois mois, doit consulter la DRAC et, le cas
échéant, le centre national de la cinématographie et les syndicats d’artistes
interprètes et techniciens du cinéma. L’agence nationale pour l’emploi-spec-
tacle, elle aussi consultée, peut faire des propositions en vue de substituer à
l’étranger des personnes inscrites à l’agence.

L’application du nouveau dispositif – et donc la délivrance de cette carte


temporaire de séjour portant la mention « profession littéraire et artis-
tique » – suppose de définir son champ d’application. Or il n’est pas aussi
simple de circonscrire la catégorie des artistes. Le code du travail, de son
côté, pose une présomption de salariat au profit de « l’artiste du spectacle »,

91
de façon à le faire bénéficier des dispositions protectrices afférentes à la
qualité de salarié.

A défaut de dispositions légales en ce sens, il aurait été difficile de lui re-


connaître une telle qualité dans la mesure où le critère distinctif du contrat
de travail tenant à la subordination du salarié à l’égard de son employeur
n’est pas facile à mettre à jour dans des relations de travail de type artis-
tique. Selon l’article L. 762-1, « sont considérés comme artistes du spec-
tacle, notamment l’artiste lyrique, l’artiste dramatique, l’artiste chorégra-
phique, l’artiste de variété, le musicien, le chansonnier, l’artiste de complé-
ment, le chef d’orchestre, l’arrangeur-orchestrateur et, pour l’exécution
matérielle de sa conception artistique, le metteur en scène ».

Des techniciens et non des artistes

Cette liste, qui n’est pas exhaustive, ne mentionne pas les techniciens du
spectacle. Si ces derniers sont généralement considérés comme des salariés,
en revanche la qualité d’artiste leur est refusée. Ils ne peuvent donc pré-
tendre à la délivrance du nouveau titre de séjour mis en place par la loi Che-
vènement et sont soumis au dispositif de droit commun, c’est-à-dire soit la
carte de séjour mention « salarié » (ce qui suppose de produire un contrat
de travail d’une durée au moins égale à un an), soit la carte de séjour men-
tion « travailleur temporaire » de même durée que l’autorisation provisoire
de travail qui l’accompagne. Dans les deux cas, la situation de l’emploi est
opposable au demandeur.

Il est difficile de tirer un bilan éclairé de l’efficacité du dispositif mis en


place par la loi Chevènement. Nous ne disposons en effet d’aucune statis-
tique sur le nombre de cartes de séjour mention « profession littéraire et ar-
tistique » délivrées.

Effet d’annonce

Tout laisse croire cependant qu’il est peu adapté à la réalité de la profession
car il est rare que des contrats de travail d’une durée supérieure à trois mois
soient proposés aux artistes. Le dispositif concernerait potentiellement les
choristes, ceux qui se livrent à un travail de recherche chez un éditeur… En

92
tout état de cause, il ne simplifie pas vraiment l’accueil des artistes étran-
gers, et il semble, aux dires du ministère de la culture, que l’on s’arrange –
quand c’est possible – pour que le contrat de travail soit d’une durée juste-
ment inférieure à trois mois, le système étant alors plus facile à gérer. Dans
ce cas, seule la possession d’une autorisation provisoire de travail est exi-
gée, et bien que la situation de l’emploi soit en théorie opposable, elle ne
l’est guère dans la pratique. C’est ainsi que certains préfèrent, par exemple,
regrouper les jours de tournage, pour ne prendre que cet exemple, afin de ne
pas dépasser la durée fatidique des trois mois.

Les directions régionales de l’action culturelle, qui sont appelées à formuler


un avis lorsque le contrat en cause n’est pas un contrat de travail, doivent
porter en principe une appréciation sur l’objet et la réalité de l’activité de
l’entreprise au profit de laquelle la prestation est effectuée et sur l’objet
même du contrat. De l’aveu de certaines personnes habilitées à viser ces
contrats, les DRAC ont un rôle nécessairement limité, elles ne disposent
d’aucun moyen, ni d’aucune compétence particulière pour se livrer à une
enquête. En conséquence, elles rendent quasi-systématiquement un avis po-
sitif, à défaut de connaître les personnes invitées à se rendre en France.

Au bout du compte, on a le sentiment que cette mention « profession artis-


tique et culturelle » a surtout répondu à un effet d’annonce, consistant à
montrer que les pouvoirs publics souhaitaient favoriser et encourager les
échanges culturels. La réalité est tout autre et, finalement, tout dépend de la
notoriété de l’artiste. ?

93
Une carte boudée par les retraités — Véronique
Baudet
L’article 18 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 institue une carte
mention « retraité » valable dix ans et renouvelée de plein droit. Peuvent en
demander le bénéfice les étrangers titulaires d’une carte de résident mais
également ceux qui n’en sont plus titulaires et sont repartis depuis plusieurs
années vivre dans leur pays d’origine. Il faut que l’étranger touche une pen-
sion de vieillesse de base liquidée et qu’il ait établi ou qu’il établisse sa ré-
sidence habituelle hors de France. La carte « retraité » permet à son titulaire
d’entrer à tout moment sur le territoire français pour y effectuer des séjours
n’excédant pas un an.

L’objectif de cette carte était de faciliter la libre circulation des retraités


étrangers entre la France et leur pays d’origine, une question importante
pour tous ceux qui ont des attaches dans les deux pays. La circulaire
du 12 mai 1998 résume d’ailleurs assez bien la problématique : « Un cer-
tain nombre de ressortissants étrangers retraités ayant accédé à la retraite
ont envisagé la perspective de quitter la France et de vivre cette période de
leur vie dans leur pays d’origine. Ils en ont souvent été empêchés par la
crainte de ne pouvoir revenir sur le sol français aisément pour y retrouver
les membres de leur famille proche et par celle de perdre tout ou partie des
pensions et avantages sociaux auxquels la résidence en France leur ouvre
droit ». La législation française était jusqu’alors mal adaptée à la situation
de ces étrangers, l’absence du territoire français pendant plus de trois ans
entraînant la péremption de la carte de résident. La carte de séjour spéci-
fique aux retraités a donc pour objet de permettre à ces derniers, s’ils rem-
plissent les conditions, « d’entrer librement et de séjourner de manière tem-
poraire sur le territoire français ».

Si l’objectif de cette carte est effectivement de faciliter les allers et retours


entre la France et le pays d’origine, pourquoi n’est-elle pas demandée par
toutes les personnes souhaitant vivre une retraite paisible entre leurs deux
pays d’attache ?

94
Les raisons sont multiples. Elles tiennent tout d’abord au fait que les condi-
tions d’accès à la carte retraité sont relativement restrictives, mais surtout
que les droits qui y sont attachés sont extrêmement réduits par rapport à
ceux que confère la carte de résident.

La fameuse libre circulation entre la France et le pays d’origine, présentée


omme l’avantage-clé de la carte retraité, est en fait limitée à des séjours qui
n’excèdent pas un an ; les retraités titulaires d’une carte de séjour tempo-
raire n’ont aucun droit à la carte ; quant au conjoint du retraité, il bénéficie
d’un titre de séjour « lui conférant les mêmes droits » à condition d’être lui-
même à la retraite et d’avoir séjourné régulièrement en France sous couvert
d’une carte de séjour temporaire ou d’une carte de résident pendant la durée
de validité de la dernière carte de résident délivrée au titulaire de la carte re-
traité. Le conjoint qui ne remplirait pas ces conditions pourra obtenir une
carte portant la mention « conjoint de retraité ». On ajoutera que la carte re-
traité ne permet pas de travailler, contrairement à la carte de résident qui
n’interdit pas le cumul de la pension de retraite et des revenus d’une activité
professionnelle, dans les conditions de droit commun fixées par le code de
la sécurité sociale.

Drôles de droits

Mais c’est sur le plan de la protection sociale que la carte retraité est la plus
contestable. Les droits à la sécurité sociale des bénéficiaires de la carte ont
été restreints, alors que ces personnes ont cotisé et continuent de le faire. En
effet, dès lors qu’ils ont cotisé au moins quinze ans à l’assurance vieillesse,
les étrangers qui ne résident pas en France sont tout de même soumis à une
cotisation maladie prélevée sur leurs pensions de vieillesse, qu’ils re-
viennent ou non séjourner temporairement en France (article L. 131-7-1 du
code de la sécurité sociale).

Ces étrangers, lorsqu’ils sont titulaires d’une carte retraité et qu’ils re-
viennent en France, n’ont droit aux remboursements de soins que s’il s’agit
de soins immédiats. Le traitement des maladies de longue durée ne sera pas
couvert. Le conjoint bénéficie de la même couverture sociale, mais les
autres ayants droit, notamment les enfants, en sont exclus. Quant à ceux qui
n’ont pas cotisé quinze ans à l’assurance vieillesse, ils n’ont droit à rien.

95
Totalement discriminatoire, cette mesure explique, pour une large part, l’in-
succès de cette carte. Comment, en effet, imaginer qu’un étranger demande
à bénéficier de la carte « retraité » alors que, ayant cotisé à l’assurance ma-
ladie au même titre qu’un Français lors de sa vie professionnelle, il verra
ses droits sociaux amputés sous prétexte qu’en contrepartie il bénéficiera
d’une certaine liberté de circulation entre son pays d’origine et la France ?

D’autant que l’étranger retraité qui a gardé sa carte de résident continuera,


lui, à bénéficier de la plénitude de ses droits à l’assurance maladie. Les as-
sociations n’ont pas été dupes. Et ce n’est que dans certains cas très précis
qu’elles conseillent aux étrangers de demander une carte « retraité ».

Les seuls pour lesquels cette carte peut présenter un intérêt sont les étran-
gers partis s’installer dans leur pays d’origine et qui, du fait d’une absence
du territoire français supérieure à trois années consécutives, ont perdu le bé-
néfice de leur carte de résident. Dépourvus totalement de carte de séjour, ils
ne peuvent alors revenir en France qu’après avoir obtenu un visa touris-
tique, et leur séjour est limité à trois mois. S’ils demandent la carte de re-
traité, ils peuvent revenir en France pour des séjours temporaires d’un an
sans avoir à demander de visa. Il faut ajouter cependant qu’il est préférable
que ces retraités aient une bonne pension de retraite et soient en bonne san-
té, les droits sociaux liés à cette carte étant, comme nous l’avons vu, très
restreints.

La carte « retraité » peut être un titre de substitution lorsque la carte de ré-


sident est périmée. Le seul cas d’attribution dont a eu à connaître l’Office
dauphinois des travailleurs immigrés (ODTI), association grenobloise rece-
vant de nombreux immigrés âgés, est celui d’un ressortissant marocain à la
retraite qui effectuait des allers et retours entre la France et le Maroc. Le re-
nouvellement de sa carte de résident lui ayant été refusé au motif qu’il ne
justifiait pas d’une résidence en France, il a demandé une carte de retraité
qu’il a obtenue.

Néanmoins, peu d’étrangers repartis vivre dans leur pays d’origine de-
mandent le bénéfice de cette carte. Outre le régime peu favorable qu’elle
procure, elle n’est peut-être même pas connue de ceux qui pourraient mal-
gré tout être intéressés. L’ODTI indique que, dans la région Rhône-Alpes,
quelques ressortissants algériens, peut-être mieux informés que les autres de

96
l’existence de la carte, ont manifesté le souhait de la demander. Ils sont mal-
heureusement les seuls à ne pouvoir en bénéficier car exclus du champ
d’application de l’ordonnance du 2 novembre 1945…

Présentée comme un « véritable livret de circulation » permettant aux retrai-


tés étrangers d’aller et venir entre la France et leur pays d’origine, la carte
« retraité » a en réalité pour effet de réduire considérablement les droits so-
ciaux des étrangers qui ont fait liquider leur pension de vieillesse en France.
On ne peut qu’inciter les retraités titulaires de la carte de résident à la pru-
dence : la carte « retraité » ne leur apportera aucun droit nouveau, bien au
contraire. ?

97
Les résistances au principe d'égalité — Olinda
Pinto
La loi du 11 mai 1998 a marqué un tournant décisif en matière de presta-
tions non contributives. Jusque là, du fait de leur nationalité, les étrangers
non communautaires se voyaient systématiquement opposer par les diffé-
rentes administrations françaises (caisse nationale d’assurance vieillesse,
caisse d’allocations familiales, caisse régionale d’assurance maladie), un re-
fus à leurs demandes d’allocation supplémentaire vieillesse ou invalidité,
allocation aux vieux travailleurs salariés ou non salariés, allocation aux
adultes handicapés.

Ce traitement discriminatoire a suscité un lourd et long contentieux devant


les juridictions nationales voire communautaires. Il contrevenait en effet au
principe d’égalité de traitement entre Français et étrangers en matière de
prestations de sécurité sociale, principe affirmé dans les différents accords
et traités internationaux ratifiés et approuvés par la France [1].

Deux fois condamnée par la Cour de justice des Communautés européennes


(CJCE) pour avoir refusé de mettre sa législation interne en conformité avec
le droit communautaire, la France se trouvait être l’objet, depuis 1995,
d’une nouvelle plainte et donc sous la menace d’une troisième condamna-
tion.

C’est dans ce contexte qu’a été votée la loi du 11 mai 1998 qui a modifié le
code de la sécurité sociale et supprimé, pour l’avenir, la condition de natio-
nalité requise pour l’octroi des prestations non contributives. Cette mesure a
constitué une avancée réelle en matière d’accès aux droits. On peut toute-
fois s’interroger : a-t-elle véritablement instauré une égalité de traitement
entre Français et étrangers dans la mesure où ces prestations sont soumises
à une double condition de régularité de séjour et de résidence en France,
cette dernière exigence étant largement soumise à l’appréciation de l’admi-
nistration ?

Pas d’assouplissement

98
Le bénéfice des prestations de sécurité sociale (maladie, maternité, invalidi-
té décès) est, depuis la loi du 24 août 1993, soumis à une condition de régu-
larité de séjour. La liste des titres exigés pour bénéficier de ces prestations
était alors fixée par le décret du 21 septembre 1994. Or, la loi
du 11 mai 1998 n’a strictement rien changé aux dispositions en vigueur,
alors que son objectif était de rendre effectif le droit des étrangers à l’égalité
de traitement non seulement par la suppression de la condition de nationali-
té, mais aussi par l’assouplissement des critères d’attribution de ces presta-
tions sociales. La liste des titres de séjour, telle qu’elle était définie par le
décret du 21 septembre 1994, demeure donc la même dans le décret d’appli-
cation du 22 décembre 1998.

Ainsi, certains étrangers, bien qu’en situation régulière au regard de leur sé-
jour en France, sont exclus, du fait de la nature de leur titre, du bénéfice de
certaines prestations, notamment celles liées à l’invalidité ou à la vieillesse.
Un ressortissant tunisien titulaire d’une autorisation provisoire de séjour
(APS) d’une durée de six mois assortie d’une autorisation de travail s’est
ainsi vu refuser le bénéfice de l’allocation aux adultes handicapés par la
caisse d’allocations familiales de Paris au motif que l’APS ne figure pas
dans la liste des titres ouvrant droit à cette prestation, alors que cette même
APS lui permet de bénéficier des prestations maladie et maternité.

Pourquoi, au sein d’un même texte faire varier le critère de régularité de sé-
jour en fonction des prestations servies ? On ne peut s’empêcher d’y voir
une manifestation de la réticence de l’administration à reconnaître aux res-
sortissants étrangers le bénéfice des prestations non contributives au même
titre qu’aux ressortissants français et communautaires.

Des avancées toutes théoriques

Les délais que l’administration s’octroie pour instruire les dossiers semblent
participer de la même réticence. Dans le meilleur des cas d’une durée de
trois mois, le délai d’attente entre le dépôt de la demande et la date de ver-
sement effectif des prestations est le plus souvent supérieur à un an, ce qui
ébranle sérieusement pour défaut d’effectivité les avancées de la loi
du 11 mai 1998.

99
Loin d’être un cas d’espèce, la situation de ce retraité marocain en est une
illustration éclatante. En 1994, âgé de 65 ans, il obtient la liquidation de sa
pension vieillesse. Le montant de ses pensions (retraite de base et complé-
mentaire) ne dépasse pas 4 000 francs par mois, plus une retraite modique
servie par son pays d’un montant de 40,10 dh par mois. Sa demande d’allo-
cation supplémentaire vieillesse est rejetée le 21 juillet 1997 pour cause de
nationalité. Le tribunal des affaires de sécurité sociale, par jugement du
9 mars 1999, reconnaît le bien-fondé de sa demande et donne ordre à la
caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) de procéder à une nouvelle
étude de son dossier. Cet organisme devait donc vérifier que les conditions
de ressources et de résidence étaient satisfaites. Ce qui était le cas : les res-
sources mensuelles de l’intéressé (4 100 francs) se trouvaient bien en-des-
sous du plafond (6 300 francs pour une personne mariée) ; quant à la condi-
tion de résidence en France, elle était largement remplie, l’intéressé y rési-
dant de manière habituelle et permanente depuis 1966.

Plus de six mois après la notification du jugement, la CNAV n’avait tou-


jours pas procédé au versement de l’allocation supplémentaire vieillesse, et
ce, malgré les innombrables échanges de courriers et relances télépho-
niques. Ballotté entre le changement constant d’interlocuteur, les informa-
tions contradictoires, les demandes répétées de justification de ressources,
de domicile, d’état civil, ce ressortissant marocain attend toujours le verse-
ment de l’allocation supplémentaire vieillesse à laquelle il a droit depuis
juillet 1997.

Soupçons

A la lumière de cet exemple, il semble que la suppression de la condition de


nationalité ait rendu l’administration plus pointilleuse et suspicieuse sur les
conditions de résidence et de ressources.

L’exigence d’une résidence sur le territoire pour l’octroi des prestations non
contributives trouve son explication dans le fait que ces allocations ne sont
pas exportables et qu’elles sont fondées sur « la solidarité qui s’étend aux
personnes partageant la vie de la communauté quelle que soit leur nationa-
lité ». Est-ce une raison cependant pour accabler les étrangers de demandes
de preuves de leur résidence en France ?

100
Entre l’exigence de deux justificatifs de domicile certifiés conformes par un
organisme de sécurité sociale, la production du passeport pour vérifier les
entrées et sorties du territoire français et les durées d’absence, les contrôles
à domicile, etc., la situation des ressortissants étrangers, soupçonnés d’être
des non résidents même s’ils sont titulaires d’une carte de résident, n’a pas
véritablement changé, et l’administration pousse le vice jusqu’à leur de-
mander « la dernière attestation d’assurance auto ou redevance télé ou bien
la photocopie de l’intégralité des pages du passeport ».

Ce durcissement des critères de résidence et de ressources confine parfois


au ridicule. C’est ainsi qu’un ressortissant marocain bénéficiaire de l’alloca-
tion aux adultes handicapés (AAH) d’un montant mensuel de 3 540 F., son
seul et unique revenu, s’est vu notifier par la caisse d’allocations familiales
à la fois une décision de suspension de l’AAH et une demande de rembour-
sement du trop perçu car il s’était absenté trois mois et six jours du territoire
français et, de ce fait, ne remplissait plus la condition de résidence pour
l’octroi de cette allocation.

La suspension ou le refus d’attribution des prestations non contributives


pour cause de non résidence sont devenus monnaie courante. Or, il n’existe
aucun texte légal ou réglementaire qui définisse de manière claire et précise
la notion de résidence et la durée d’absence au-delà de laquelle la condition
de résidence n’est plus remplie.

Autrement dit, l’appréciation de ce critère dépend de la plus ou moins


grande tolérance de l’administration et peut même, au sein de la même ad-
ministration, varier en fonction de la personne qui traite la demande. De
nombreux étrangers, victimes d’une interprétation restrictive de la notion de
résidence, se trouvent donc écartés du bénéfice des prestations en question.

Afin de prendre en compte la jurisprudence de la Cour de justice des com-


munautés européennes et de la Cour de cassation, la circulaire du 17 no-
vembre 1998 a admis le droit au versement rétroactif de certaines presta-
tions non contributives : les allocations supplémentaires vieillesse/ invalidi-
té et l’allocation aux adultes handicapés. Elle en a réservé le bénéfice aux
ressortissants des pays du Maghreb et de Turquie, pays liés à la Commu-
nauté européenne par un accord de coopération.

101
Or, la circulaire a limité la possibilité de rétroagir au 31 janvier 1991 pour
une raison contestable ; c’est en effet à cette date que la Cour de justice des
Communautés européennes a, dans le cadre de sa mission d’interprétation
du droit, souligné que le principe de l’égalité de traitement était d’effet di-
rect et pouvait donc être invoqué par les particuliers depuis l’entrée en vi-
gueur des accords de coopération, soit le 1er novembre 1978.

L’égalité de traitement, que la loi du 11 mai 1998 se vante tant d’avoir ins-
taurée, se trouve là encore malmenée puisque la circulaire introduit une dis-
tinction entre étrangers et, de ce fait, méconnaît les dispositions de l’ar-
ticle 14 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit
toute discrimination fondée notamment sur l’origine nationale. ?

Notes

[1]
Notamment les accords de coopération entre la Communauté euro-
péenne et les pays du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie), les accords
d’association CEE/Turquie, la Convention de Lomé unissant la Com-
munauté européenne aux soixante-neuf États ACP (Afrique, Caraïbe,
Pacifique).

102
Défaite ou victoire ? — Danièle Lochak
Si l’on en juge par le nombre de dispositions annulées, le Gisti obtient là
une grande victoire : six dispositions ont été censurées par le Conseil d’État,
ce qui est beaucoup pour une seule circulaire. Certes, à nos yeux c’est en-
core insuffisant, puisque nous avions repéré bien d’autres illégalités ; mais
on ne peut pas attendre du Conseil d’État qu’il porte toujours le même re-
gard que nous sur les textes que nous lui déférons. Et même si nous conti-
nuons à penser que nous avons raison, c’est lui qui dit le droit…

Donc, en l’occurrence, le Conseil d’État nous a suivis en grande partie.


Mais on ne peut en rester au constat : on a gagné, on a perdu. Certaines vic-
toires n’ont qu’une portée symbolique ; à l’inverse, certaines défaites ne
sont qu’apparentes ; enfin, de façon plus générale, on aimerait être sûr que
là où la position de l’administration a été clairement censurée par le juge,
celle-ci en tirera les conséquences.

Parmi les griefs invoqués par le Gisti, plusieurs portaient sur le fait que le
ministre, n’ayant pas le pouvoir réglementaire, n’était pas compétent pour
prendre par circulaire les mesures d’application de la loi – et cela indépen-
damment de tout jugement porté sur le contenu de ces mesures – que seul le
Premier ministre est compétent pour prendre par décret.

Il s’agissait notamment des conditions mises à la délivrance de la carte de


séjour temporaire portant la mention « scientifique » d’une part, « profes-
sion artistique et culturelle » de l’autre ; ou encore de l’organisation de la
procédure devant la commission du titre de séjour, la circulaire confiant au
représentant de la préfecture les fonctions de rapporteur.

Sur tous ces points, le Conseil d’État a donné raison au Gisti. Mais les dis-
positions annulées ayant dans l’intervalle été reprises par décret (ce qui at-
teste a posteriori du bien-fondé de nos critiques concernant l’incompétence
du ministre), la satisfaction obtenue est purement symbolique.

Une victoire ambiguë

103
Au chapitre des victoires susceptibles d’avoir une portée concrète, on relève
essentiellement l’annulation de certaines des conditions restrictives mises à
la délivrance de la carte de séjour « vie privée et familiale ». Le Conseil
d’État a annulé d’une part la disposition qui, pour l’application de l’ar-
ticle 12 bis 7°, subordonnait à la présence d’enfants communs la reconnais-
sance de l’effectivité de la vie familiale entre concubins [1], d’autre part
celle qui exigeait de l’étranger né en France et y ayant effectué la plus
grande part de sa scolarité qu’il justifie de son séjour en France mois par
mois.

Autre victoire, un peu ambiguë : celle qui aboutit à l’annulation de la dispo-


sition de la circulaire prévoyant la saisine de la commission du séjour en cas
de refus de renouvellement d’une carte de résident.

De fait, la circulaire allait ici plus loin que la loi, puisque l’article 14 quater
de l’ordonnance ne prévoit la saisine de la commission, en ce qui concerne
la carte de résident, qu’en cas de refus de délivrance et non de refus de re-
nouvellement. Mais on peut se demander quel intérêt il y avait à demander
l’annulation d’une disposition a priori favorable aux étrangers.

L’explication est la suivante : dans la mesure où la carte de résident doit être


renouvelée de plein droit sans que rien puisse y faire obstacle – sauf l’ab-
sence du territoire français pendant plus de trois ans consécutifs (art. 18) ou
la situation de polygamie (CE, 18 juin 1997, Gisti) –, l’obligation de saisir
la commission pour le non-renouvellement d’une carte de résident, assortie
de la précision que la saisine n’avait pas lieu d’être en cas de polygamie ou
d’absence prolongée du territoire français, laissait entendre implicitement
mais nécessairement que le non-renouvellement pourrait être motivé par
d’autres raisons que l’une de ces deux-là, et notamment par la menace pour
l’ordre public, en dépit de la position claire prise sur ce point par le Conseil
constitutionnel dans sa décision du 13 août 1993.

Un ajout évident de conditions restrictives

S’agissant des points sur lesquels le Conseil d’État ne nous a pas suivis, il
convient également d’opérer des distinctions. Dans certains cas, le rejet du
recours n’équivaut pas à nous donner tort sur le fond : simplement, le

104
Conseil d’État interprète la circulaire autrement que nous et lui donne une
portée différente, moins restrictive.

C’est le cas, par exemple, à propos de la situation du conjoint d’un étranger


titulaire d’une carte « retraité ». La circulaire dispose sur ce point que « le
conjoint du titulaire de la carte de séjour “retraité” ayant résidé régulière-
ment en France avec lui sous couvert d’une carte de séjour temporaire ou
d’une carte de résident pendant la durée de validité de la dernière carte de
résident délivrée au titulaire du droit principal, bénéficie d’un titre de sé-
jour conférant les mêmes droits, à la condition d’être lui-même à la re-
traite ».

Ce faisant, elle semble bien subordonner la délivrance d’un titre de séjour


au conjoint du titulaire de la carte « retraité » à des conditions supplémen-
taires non prévues par la loi : 1. la condition que le conjoint soit lui-même à
la retraite (la formulation, de surcroît, est ambiguë : faut-il avoir atteint
l’âge de la retraite ? ou avoir pris effectivement sa retraite ? ou encore tou-
cher une pension de retraite ?) ; 2. la condition que la résidence régulière en
France, prévue par la loi, ait coïncidé avec la durée de validité de la der-
nière carte de résident du bénéficiaire de la carte retraité (ce qui implique-
rait, par exemple, que si le conjoint est reparti dans le pays d’origine préala-
blement, il ne pourrait plus prétendre à la délivrance du titre de séjour prévu
par les textes).

L’ajout de conditions restrictives paraissait tellement évident que le com-


missaire du gouvernement avait conclu sans hésitation à l’annulation de la
circulaire sur ce point. Or, le Conseil d’État ne l’a pas suivi, préférant réin-
terpréter la circulaire de façon à la rendre compatible avec la loi, sur la base
d’un raisonnement à vrai dire assez obscur et alambiqué.

Réinterprétations tortueuses

En ce qui concerne la condition que le conjoint soit lui-même retraité, on lit


dans l’arrêt : « il résulte des dispositions [de l’article 18 bis]… que le
conjoint lui-même retraité du titulaire d’une carte de “retraité” a droit à la
carte susmentionnée de façon autonome au titre du premier alinéa dudit ar-
ticle 18 bis ». Le Conseil d’État a-t-il voulu dire par là que, compte tenu de

105
cet élément, la circulaire n’a pas pu vouloir dire ce qu’elle semblait dire, à
savoir que le conjoint doit lui aussi être à la retraite ?

Quant à la seconde condition, il l’interprète ainsi : « en disposant que [ce]


conjoint devait avoir résidé avec son conjoint “pendant la durée de validité
de la dernière carte de résident” de ce dernier, la circulaire attaquée n’a
pas entendu imposer au conjoint intéressé d’avoir résidé avec son conjoint
pendant l’intégralité de la durée de validité de la dernière carte de résident
de ce dernier ; que, dans ces conditions, elle n’a pas ajouté une condition à
celles qui figurent à l’article 18 bis ».

Eh bien, s’il en est ainsi, tant mieux. Mais plutôt que de se livrer à ces réin-
terprétations tortueuses de la pensée administrative, n’eut-il pas été plus
simple et plus sûr d’annuler des dispositions trompeuses (au point que
même quelqu’un d’aussi avisé que le commissaire du gouvernement s’y est
laissé prendre) ?

Quel impact pour le non-dit ?

On peut exprimer des regrets analogues en ce qui concerne les conditions


d’application de l’article 12 bis 7°. Le Conseil d’État reconnaît que la circu-
laire est muette sur la prise en compte de la « vie privée » pour l’application
de l’article 12 bis 7°, mais il n’y voit pas un motif d’annulation, dès lors que
ce silence ne peut être interprété comme interdisant d’invoquer la vie privée
à l’appui d’une demande de titre : c’est une façon de rappeler qu’un étran-
ger peut prétendre à un titre même s’il n’a pas de liens familiaux mais
seulement des liens personnels en France et qu’il ne se trouve donc pas dans
l’un des cas prévus par la circulaire.

De même, il refuse d’annuler la disposition qui prévoit que, sauf exception,


la durée de vie commune d’une part, du séjour en France d’autre part, ne
pourra être inférieure à cinq ans, estimant que cette disposition, purement
indicative, n’a pas de caractère réglementaire : ce qui signifie qu’on peut
demander un titre même si l’on n’a pas cinq ans de séjour et que les préfec-
tures ne peuvent refuser sa délivrance pour cette seule raison.

106
Cela étant, une annulation claire et nette eut été de loin préférable, car les
agents destinataires de la circulaire vont bien entendu continuer à l’appli-
quer à la lettre, sans se soucier – à supposer qu’ils en aient connaissance –
de la lecture souple qu’en a préconisé le Conseil d’État.

En ce qui concerne les dispositions de la circulaire relative au champ de


compétence de la commission du titre de séjour, il est également regrettable
que le Conseil d’État s’en soit tenu à une interprétation neutralisante du
texte qui lui était soumis.

La circulaire indiquait – et indique toujours puisque sur ce point elle n’a pas
été annulée – que la commission du titre de séjour ne doit être saisie que
pour les demandes émanant d’étrangers relevant effectivement des ar-
ticles 12 bis et 15 de l’ordonnance. Elle précise encore, plus loin, que les
préfectures peuvent s’abstenir de saisir la commission lorsque l’étranger ne
remplit pas, de façon certaine, une condition de fond de ces articles (les
termes sont soulignés dans la circulaire).

Ces indications pouvaient certes paraître de bon sens et en gros conformes à


la jurisprudence rendue à propos l’ancienne commission du séjour. Mais
compte tenu de la façon dont sont désormais rédigées plusieurs des disposi-
tions de l’article 12 bis, subordonner la saisine de la commission au carac-
tère non douteux de l’appartenance de l’étranger à l’une des catégories
mentionnées revient à limiter le champ de compétence de la commission
bien en deçà des véritables exigences de la loi.

Comment peut-on, par exemple, décider qu’un étranger relève effective-


ment de l’article 12 bis 7° (vie privée et familiale) ou 12 bis 11° (étrangers
malades) ou, à l’inverse, prétendre que, de façon certaine, il ne relève pas
de ces dispositions, alors que la décision ne pourra être prise qu’après un
examen approfondi du dossier qui suppose des appréciations délicates ?
C’est justement dans ces hypothèses, parce qu’il n’y a aucune certitude, que
la consultation de la commission est utile, voire indispensable ; or la rédac-
tion de la circulaire incitera évidemment les préfectures à ne pas saisir la
commission dans ces cas-là.

Le Conseil d’État n’a pas tenu compte de ces objections et s’est borné à
constater que « lorsqu’un étranger ne remplit pas les conditions énoncée

107
par les articles 12 bis et 15 de l’ordonnance et ne peut par conséquent être
regardé comme étant mentionné auxdits articles, le préfet n’est pas tenu de
soumettre son cas à la commission du titre de séjour », de sorte que la cir-
culaire n’a fait sur ce point que rappeler l’état du droit applicable.

La vraie question, en définitive, est celle des effets pratiques des victoires
remportées au contentieux. Lorsqu’un décret est annulé, il n’est plus en vi-
gueur, et l’annonce de son annulation paraît au Journal Officiel. S’agissant
des circulaires, leur caractère officieux continue à jouer en leur faveur : rien
n’oblige en pratique l’autorité hiérarchique à avertir les fonctionnaires des
annulations prononcées par le juge, encore moins des précautions avec les-
quelles il faut appliquer les dispositions validées pour tenir compte des « ré-
serves d’interprétation » du Conseil d’État.

C’est ainsi que, près d’un an après l’annulation par le Conseil d’État, dans
son arrêt du 26 janvier 2000, de quatre dispositions capitales de la circulaire
du 25 juin 1998 sur l’asile territorial, on n’a toujours pas la preuve que des
instructions quant aux conséquences à en tirer aient été données aux préfec-
tures par le ministre de l’intérieur. ?

Notes

[1]
Voir l’article p.8.

108
Des milliers de fantômes en camp —
Quand le temps n’est pas franchement mauvais, on perçoit les côtes an-
glaises, distantes d’une quinzaine de kilomètres. Boulogne-Calais est le
point de la côte française le plus proche de l’Angleterre. Sur la mer, na-
viguent en permanence d’énormes ferries. Et, tout au long d’une plage de
sable blanc au bord de laquelle des panneaux annoncent « baignade non
surveillée », des dizaines d’étrangers errent, observent et rêvent silencieuse-
ment dans l’attente d’un passage en Grande-Bretagne par tous moyens : pe-
tits passeurs rémunérés à l’aide de leur voiture, chauffeurs de camions (ré-
munérés ou non), ferries, train, ou même marche à pied dans le tunnel sous
la Manche.

La police aux frontières (la PAF) ne contrôle guère les étrangers. La sur-
veillance du port de Calais et des moyens de passage outre-Manche est de-
venue, elle, de plus en plus rigoureuse, mais se heurte à des impératifs éco-
nomiques. La concurrence entre ports est très forte : des contrôles trop mi-
nutieux ralentiraient le trafic qui est très dense (bateaux, Shuttle, navette du
tunnel) sur et sous la Manche. La rigueur des contrôles est donc toute rela-
tive et les étrangers qui cherchent à passer en Angleterre finissent presque
tous par y parvenir.

En revanche, le passage n’est pas immédiat : il fallait persévérer en


moyenne une semaine, il y a un an, à tenter tous les soirs de trouver un
moyen de traverser ; il faut trois semaines actuellement. Les candidats au
passage outre-Manche, entrés en France par la Belgique ou l’Italie, sont
donc, après leur long périple, bloqués dans ce sas. C’est cette situation, ab-
surde, qui est à l’origine du camp ouvert à Sangatte.

On dira ici plutôt « camp » que « centre » à cause des conditions de vie qui
y prévalent et de l’improbable statut juridique de cette « chose » sans précé-
dent, sauf les camps d’« accueil » des Républicains espagnols à la fin des
années trente.

L’ouverture du camp, fin septembre 1999, est une initiative de l’État, qui a
fait suite à toute une série de péripéties et à diverses initiatives locales.

109
Dès 1986, la situation des étrangers – encore peu nombreux – qui erraient
dans la région de Calais, cherchant à passer en Angleterre ou refoulés par
cette dernière a commencé à être connue, et a ému ou inquiété. A l’époque,
il s’agissait surtout de Pakistanais et de Vietnamiens. A partir de 1990 et de
la chute du « mur de Berlin », des Polonais d’abord, puis des ressortissants
de tous les pays de l’Est ont commencé à venir, ainsi que des Tamouls du
Sri-Lanka.

En 1994, une petite association calaisienne, « la Belle Étoile », créée par


une militante d’Amnesty International, fut une des premières à tenter d’atti-
rer l’attention sur le sort de ces « réfugiés ». Elle s’était alors notamment in-
téressée au problème des Polonais qui, bien que n’ayant pas besoin de visas,
étaient pourtant refoulés d’Angleterre.

En octobre 1997, une quarantaine de Roms de la République tchèque, re-


foulés eux aussi par l’Angleterre malgré leur demande d’asile, s’installent à
proximité du terminal du tunnel sous la Manche. En décembre, se crée un
Collectif de soutien en urgence aux refoulés, composé d’associations carita-
tives. Après négociation, la Grande-Bretagne accepte la moitié des Roms
tchèques alors hébergés en France ; la France garde l’autre moitié.

Naissance d’un camp

Octobre 1998 connaît l’arrivée de jeunes Kosovars fuyant l’armée serbe et


désertant. Pendant l’hiver 98- 99, les Kosovars et d’autres étrangers s’en-
tassent dans le terminal des ferries, leur seul abri pour se protéger du froid.
En février-mars 1999, ce sont des familles entières du Kosovo qui arrivent.
Sous la pression des associations – qui vont pourvoir à la nourriture, aux
couvertures, etc. – un entrepôt est ouvert avec l’accord de la préfecture pour
les héberger, uniquement la nuit.

Ce premier « camp » n’aura qu’un mois d’existence. On y voit arriver tous


les soirs 200 étrangers, aux 4/5 Kosovars, dont une bonne partie de femmes
et d’enfants qui veulent rejoindre un mari ou un père déjà en Grande-Bre-
tagne. La presse commence à s’intéresser à l’affaire. Le 4 juin 1999, l’« éta-
blissement » est brusquement fermé par le sous-préfet. En deux jours, plus
de 200 personnes sont jetées à la rue. Elles s’installent dans les jardins pu-

110
blics de Calais, notamment au pied de la mairie de la ville, dans le Parc
Saint-Pierre, qui se transforme progressivement en bidonville fait d’abris de
fortune.

A la suite de l’initiative d’une députée européenne « verte », le préfet dé-


couvre le bidonville. L’ouverture d’un hébergement à Sangatte naît de cette
« révélation ». Une première expérience avorte au bout de dix jours. Puis,
sous la pression des associations, l’actuel camp de Sangatte s’ouvre, inau-
guré le 24 septembre 1999.

La crise en Yougoslavie est passée. Les Kosovars ont été remplacés par des
Irakiens, des Iraniens, des Turcs (essentiellement Kurdes), des Afghans, des
Sri-Lankais, des Polonais, des Roumains. Demain, d’autres sans doute, que
des conflits ou des régimes autoritaires lanceront sur les routes et sur les
mers.

Le « camp ». C’est un immense hangar de tôles, grand comme une cathé-


drale (25 000 m2), situé à 500 mètres de la petite station balnéaire de San-
gatte. Ce hangar, réquisitionné pour « accueillir » les étrangers errant le
long de la côte, était à l’origine un entrepôt de matériel pour le forage du
tunnel sous la Manche.

Le financement du camp – fonctionnement, salaires des 35 permanents – est


assuré par la Direction des populations et des migrations (DPM) du minis-
tère français de l’emploi et de la solidarité. La gestion en a été confiée à la
Croix-Rouge française ; d’anciens bénévoles de l’organisation ont été em-
bauchés pour travailler dans le camp, avec des contrats de trois mois renou-
velables. Un directeur a été spécialement recruté.

On s’installe dans le camp sans formalités, puisqu’il n’y existe pas de re-
gistre : il suffit de s’y rendre, de signaler sa présence et de se faire attribuer
un lit. Sous le hangar, ont été montées des cabines préfabriquées en tôles et
des tentes. Le confort est spartiate. La vie privée impossible. Il y a 18 ca-
bines de 30 places, soit 540 lits, auxquels s’ajoutent 150 lits sous tentes. Au
total, 700 places. Mais la surface totale du hangar n’est pas entièrement oc-
cupée : selon le directeur, qui ne le souhaite pas, on pourrait héberger
là 5 000 personnes. Le camp a un éventuel bel avenir devant lui. En un an

111
de fonctionnement, il a accueilli 16 000 étrangers, pour la plupart ensuite
passés en Grande-Bretagne.

Entre protection de l’ordre public et gestion humanitaire

Si, à Sangatte, on mange convenablement – 2 400 repas par jour (petits-dé-


jeuners, déjeuners et dîners) sont distribués, cuisinés industriellement à
Lille et réchauffés dans le camp –, si l’infrastructure comprend quelques
équipements de base – infirmerie, douches, WC, buanderie avec machines à
laver –, les hébergés sont cependant condamnés à vivre un peu comme des
animaux domestiques vivent dans un élevage de qualité. Que l’existence en
hangar soit incontestablement supérieure à une existence à la belle étoile,
comme ce fut le cas pendant plusieurs années, n’enlève rien au fait que la
vie à Sangatte est une vie de « camp ».

A l’entrée du camp, en permanence, un car de CRS veille. Chaque jour, à


partir de 16 heures, beaucoup de résidents, seuls le plus souvent, parfois en
famille, s’en vont à pied vers la côte, vers Calais, dans l’espoir d’un voyage
de nuit soit payé à un passeur soit clandestin, mais toujours irrégulier. Ils
sont des dizaines à s’égrener par tout petits groupes dans la nature sous le
regard des policiers qui laissent faire. Ces étrangers peuvent disparaître.
Personne ne les connaît.

Certains reviendront au camp le lendemain, ayant provisoirement échoué.


De nouveaux arrivants remplacent chaque jour les lauréats de la veille. A
l’ouverture, le camp accueillait 200 étrangers. Ils étaient 400 à la fin de
l’année 1999. Ils sont actuellement 700 en moyenne à dormir là. Le camp
connaît des « pointes » à 1 000 personnes.

Un contrôle dérisoire

Devant le hangar, les policiers ne contrôlent ni n’interpellent personne –


sauf les passagers des véhicules immatriculés hors du département local, le
Pas-de-Calais (62), dans le cadre d’une répression visant les passeurs.
Mieux, c’est parfois la police elle-même qui conduit dans le camp des
étrangers qu’elle a découverts en ville ou sur une route, à l’occasion d’un

112
contrôle d’identité, ou qui viennent d’être libérés du centre de rétention [1]
voisin, Coquelles.

Bien sûr, le camp a été créé en réponse à un souci humanitaire et à la de-


mande d’associations, mais il répond aussi à ce qui est ressenti comme une
menace pour l’ordre public. Des attitudes xénophobes n’ont pas manqué de
se manifester, bien que la présence de ces étrangers assure la prospérité du
petit commerce local de Sangatte. Un comité anti-étrangers s’est constitué,
et un boycottage protestataire du référendum du 24 septembre 2000 sur le
quinquennat [2] a connu un net succès.

La « gestion » du problème répond aussi, de la part de la France, au souci


de jouer à l’égard de l’Angleterre son rôle de partenaire de l’Union euro-
péenne en faisant mine d’« imperméabiliser » ses frontières. L’Angleterre
d’ailleurs a exprimé son hostilité à la création du camp de Sangatte.

S’il n’y a pas de « pénalisation » du séjour irrégulier [3], un semblant de ré-


pression est mis en œuvre de façon boiteuse. Il y a, par exemple,
eu 14 840 interpellations du 1er janvier au 30 septembre 2000 – ce qui est
considérable –, lesquelles débouchent sur à peine 891 mises en rétention –
ce qui est proportionnellement peu –, parmi lesquelles une faible minorité
(nombre inconnu) se concluraient par un éloignement effectif. Les passa-
gers clandestins dans les camions sont recherchés par détection du CO2,
juste pour retarder leur traversée de la Manche ; on interpelle les petits pas-
seurs, des Anglais en majorité (entre janvier et septembre 2000, 139 ont été
condamnés, généralement à 6 mois de prison) ; on place en rétention ; on
effectue des « remises » (renvois dans un autre pays de l’Union européenne
traversé avant d’arriver en France) ; on procède à des reconduites à la fron-
tière (pour 10 à 15 % des étrangers, selon le préfet comme selon le procu-
reur du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer).

Le préfet du département, nommé trois mois après l’ouverture du camp, an-


cien directeur national de la défense et de la sécurité civile, reconnaît qu’au-
cun dispositif n’empêchera les gens de passer. De même, le procureur, qui
affirme qu’il n’est pas question de renvoyer chez eux des Iraniens, des Af-
ghans, des Somaliens ou des Irakiens. « Moi, dit-il, j’assure aussi la sécuri-
té des étrangers ».

113
Face à cette situation, le camp n’offre pour toute aide juridique aux étran-
gers accueillis que les services d’un jeune salarié – ni juriste, ni formé en
droit des étrangers – qui s’adresse bien souvent, pour savoir comment pro-
céder, à la préfecture.

Il est difficile de dire combien parmi les étrangers qui transitent par le camp
préféreraient, s’ils en avaient le choix, déposer une demande d’asile en
France plutôt qu’en Grande-Bretagne. On sait que beaucoup ont des parents
déjà résidents outre-Manche. D’autres ont le projet d’aller d’Angleterre au
Canada. De toutes façons, ils savent que leur demande aurait de très faibles
chances d’être reçue en France [4]. En tous cas, aujourd’hui, à peine 0,01 %
des hébergés du camp engagent une demande d’asile (statut de réfugié et
asile territorial cumulés).

Une non-politique et des évidences

La synthèse du constat que nous pouvons faire au terme de notre enquête


rejoint l’opinion unanime recueillie sur place. Cette unanimité – préfet, pro-
cureur de la République, directeur du camp de Sangatte, responsable du
centre de rétention, associations locales – est en elle-même porteuse des so-
lutions qui doivent être apportées à cette situation de façade juridique et de
désastre humanitaire. Mais ces solutions ne sont pas utilisées. On tolère
donc la présence de milliers d’étrangers en situation irrégulière en les main-
tenant dans l’irrégularité.

Les autorités françaises (les autres pays européens agissent de même) ne


veulent pas sortir des contradictions suivantes :

1. Les étrangers qui transitent par Boulogne-Calais sont, dans leur im-
mense majorité, de réels persécutés auxquels des textes internationaux
reconnaissent le droit de fuir et de se réfugier à l’étranger où ils
doivent obtenir une protection officielle (Convention de Genève pour
les réfugiés, Convention européenne des droits de l’homme) ;
2. Comme elles pratiquent la fermeture des frontières – doctrine officielle
des pays de l’Union européenne –, les autorités des pays européens
font obstacle à l’entrée sur leur territoire de toute immigration d’instal-
lation, y compris les persécutés ;

114
3. Comme les étrangers qui veulent absolument migrer finissent par y
parvenir, la fermeture des frontières conduit simplement à les rendre
dépendants des filières d’immigration et autres mafias, pour lesquelles
la fermeture des frontières constitue une opportunité ;
4. Dans ce contexte de violation des règles internationales en faveur de la
protection des réfugiés, au lieu d’une coopération européenne
constructive, il n’existe qu’une concurrence autoprotectrice entre par-
tenaires de l’Union, consistant à pousser les exilés chez leurs voisins
faute d’avoir pu les empêcher d’entrer chez soi ;
5. Cette incapacité à tenir compte à la fois de la réalité et du droit en vi-
gueur conduit à l’érection de simples « camps » d’hébergement, à San-
gatte, mais aussi dans les enclaves espagnoles en territoire marocain de
Melilla et de Ceuta, partout où, en raison des conditions géogra-
phiques, la fuite des exilés a davantage de chances de suivre son cours.

Que faire à Sangatte-Boulogne-Calais et au-delà ?

Héberger les « réfugiés » potentiels dans le « camp » de Sangatte, c’est


mieux que les laisser errer à la belle étoile, comme les autorités françaises
l’ont fait depuis 1986 (année du démarrage des traversées clandestines de la
Manche) ; mais, outre le fait que ces conditions d’hébergement sont scanda-
leuses, c’est tout à fait insuffisant.

Il est prévisible que le « camp » de Sangatte explosera tôt ou tard sous la


pression d’un nombre d’étrangers toujours plus grand si l’on n’entreprend
pas de les traiter comme les réfugiés qu’ils sont. Le scandale des dizaines
de milliers d’étrangers de Boulogne-Calais-Sangatte tient au fait que tout le
monde juge leur fuite légitime alors que personne, ni en France ni dans les
pays qu’ils ont traversés avant d’y arriver, ne veut leur accorder la protec-
tion qui leur est due. Il est évident que, si les étrangers savaient pouvoir es-
pérer une protection dans les différents pays traversés, une bonne partie
d’entre eux ne chercheraient pas à gagner la Grande-Bretagne.

L’objectif communautaire d’un accord sur des droits minimaux en matière


d’asile n’est ni acceptable ni réaliste. La seule perspective tenable consiste à
faire ce à quoi, en ratifiant les conventions internationales, les États se sont

115
engagés, à savoir laisser circuler les persécutés, les accueillir et leur accor-
der protection quand ils le demandent.

Depuis la Convention de Dublin, fixant les critères qui permettent de déter-


miner quel État de l’Union européenne doit examiner une demande d’asile,
chacun s’efforce de renvoyer à ses voisins le plus possible de migrants. La
France, de son côté, cherche à compliquer la traversée de la Manche depuis
Calais pour que les étrangers la tentent depuis la Belgique et les Pays-Bas.
Il serait moins hypocrite et plus efficace d’organiser une coopération posi-
tive entre États. Cette attitude aurait, outre la vertu de protéger les réfugiés,
sans doute celle d’assurer une répartition plus homogène des persécutés sur
l’ensemble du territoire de l’Union européenne.

Dans un premier temps, côté français, il n’y a pas d’alternative à l’ouverture


de procédures d’examen de demandes d’asile pour tous ceux qui le sou-
haitent et bien sûr à la révision par la France de sa conception de l’asile
(statut de réfugié – 90 % de rejets environ – et asile territorial – près
de 94 % de rejets en 1999).

La véritable alternative au palliatif qu’est le « camp » de Sangatte, sauf à


faire de la Manche un nouveau Gibraltar, c’est un débat entre la France et la
Grande-Bretagne sur les moyens à mettre en œuvre pour accueillir digne-
ment les réfugiés qui cherchent à traverser. Un tel accord pourrait être le
prélude à une entente entre les États de l’Union européenne pour se partager
la charge de l’accueil des persécutés du reste du monde. ?

L’article ci-dessus est le fruit d’une mission que le CCFD (comité catho-
lique contre la faim et pour le développement), la Cimade (service œcumé-
nique d’entraide), le Gisti, le SAF (syndicat des avocats de France) et le SM
(syndicat de la magistrature) ont mené ensemble à Sangatte, auprès des au-
torités du département (préfet du Pas-de-Calais, procureur de la République
et président du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-mer, respon-
sables de la PAF), d’associations locales et des gestionnaires du camp.
Cette mission a eu lieu les 12 et 13 octobre 2000.
Un dossier plus complet sur cette mission peut être consulté sur le site du
Gisti :
http://www.gisti.org/doc/plein-droit/47-48/

116
Notes

[1]
Les « centres de rétention » sont, en France, les lieux où sont mainte-
nus les étrangers qu’on veut renvoyer dans leur pays.
[2]
Le 24 septembre 2000, les Français ont été appelés à réduire par réfé-
rendum la durée du mandat du président de la République, qui est ainsi
passé de 7 à 5 ans.
[3]
Dans sa réglementation, la France prévoit des sanctions pénales contre
les étrangers en séjour irrégulier. A Sangatte et dans les environs, la
justice a décidé de ne pas utiliser ce mode de répression parce que ces
étrangers lui paraissent fuir des pays où ils sont réellement en danger.
Mais l’administration française ne leur propose pour autant aucune
protection légale.
[4]
Depuis plusieurs années, 90 % des demandes du statut de réfugié et
95 % des demandes d’« asile territorial » sont rejetées en France.

117
Les travailleurs sans titre et la justice — Emma-
nuel Terray
Dans son rapport de 1997 sur « La verbalisation du travail illégal », la Dé-
légation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI) affirme
par exemple : « Contrairement à ce que suggère l’expression impropre de
travail clandestin – devenu travail dissimulé en application de la loi
du 11 mars 1997 –, ce délit ne peut être relevé à l’encontre du salarié non
déclaré par son employeur. Victime de la dissimulation de son emploi orga-
nisée par ce dernier, le salarié ne peut être tenu pour responsable ou cores-
ponsable ».

Cette thèse est également soutenue à maintes reprises par Claude-Valentin


Marie, responsable des études à la DILTI. Dans sa contribution à l’ouvrage
collectif « Immigration et intégration », publié en 1999 [1], il écrit : « Le sa-
larié couramment qualifié de “clandestin” est en réalité un salarié qui n’a
pas été déclaré par son employeur. Il est donc contraire à la lettre comme à
l’esprit de la loi qui réprime cette pratique de le considérer comme auteur
d’un délit dont en réalité il est la victime ». Dans le volume collectif
« Combattre l’emploi illégal d’étrangers » publié en 2000 par l’OCDE [2],
Claude-Valentin Marie est encore plus formel et précis : « Ce délit [le tra-
vail dissimulé], défini par les articles L. 324-9 et L. 324-10 du Code du tra-
vail, ne peut jamais être relevé à l’encontre du salarié non déclaré par son
employeur. Victime de la dissimulation de son emploi, le salarié ne peut être
tenu pour responsable ou coresponsable du délit ».

Le malheur est que la pratique des tribunaux n’est en rien conforme à ces
proclamations rassurantes : de nombreux travailleurs étrangers en situation
irrégulière sont effectivement condamnés, non seulement pour séjour irré-
gulier, mais aussi pour travail dissimulé. C’est d’autant plus étrange que les
dispositions sur le travail dissimulé ne laissent place, comme le disent clai-
rement ces quelques propos rapportés, à aucune incertitude quant à la dési-
gnation du ou des responsables. La responsabilité en cause est liée à la qua-
lité d’employeur, ou de chef d’entreprise si l’on vise la personne physique.

118
Le corps du délit est ainsi constitué par la violation d’une série d’obliga-
tions inhérentes à cette qualité.

En effet, la personne responsable, c’est celle qui ne s’est pas immatriculée


au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, qui n’a
pas procédé aux déclarations obligatoires devant être faites aux organismes
de sécurité sociale ou à l’administration fiscale, ou encore qui n’a pas remis
de bulletins de paie à ses salariés… Bref, ces obligations n’étant pas légale-
ment à la charge du travailleur subordonné, on comprend mal comment le
juge pénal peut lui reprocher de les avoir méconnues…

Il suffit pourtant d’un « tour de passe-passe » astucieux, quoique parfaite-


ment hors-la-loi, pour qu’un simple salarié soit condamné pour travail dissi-
mulé : le transformer en employeur ! Et le voilà passible des peines de 2 ans
d’emprisonnement et de 200 000 francs d’amende.

Cette discordance entre la théorie et la pratique a pu être établie à partir de


l’examen de l’ensemble des interdictions du territoire français prononcées à
l’encontre des membres du troisième collectif des sans-papiers de Paris, soit
une trentaine d’affaires impliquant quelque soixante-dix personnes au total.
Dans la plupart des cas, les condamnations visent le séjour irrégulier et la
soustraction à une mesure de reconduite à la frontière (refus d’embarque-
ment) visés par les articles 19 et 27 de l’ordonnance du 2 novembre 1945.

Condamnation pour travail dissimulé

Toutefois, dans huit affaires, l’exécution d’un travail dissimulé ou d’un tra-
vail clandestin (beaucoup de procédures sont antérieures à la loi
du 11 mars 1997) est relevé à l’encontre des condamnés. A chaque fois,
l’infraction reprochée à l’étranger dépourvu de titre de séjour donne lieu au
prononcé de sanctions – le plus souvent un emprisonnement ferme et une
interdiction du territoire – venant s’ajouter à celles prévues pour séjour irré-
gulier.

Outre cette surenchère de sanctions, la condamnation pour travail dissimulé


tend à détruire tout espoir de régularisation. Dans deux arrêtés de recon-
duite à la frontière pris en novembre 1998 par la préfecture de Saint-Denis,

119
on trouve la même motivation : « Considérant que l’intéressé s’est rendu
coupable de travail clandestin ; qu’ainsi sa présence en France constitue
une menace pour l’ordre public […] »

A la lumière de ces quelques éléments, on peut sérieusement douter de cette


« immunité » des salariés sans cesse rappelée. Pour justifier ces condamna-
tions pour travail dissimulé, les juridictions répressives ont considéré que
les sans-papiers ne pouvaient réclamer la qualité de travailleur subordonné.
Ce sont des employeurs, et c’est si évident que les juges prennent à peine le
temps de le dire et de l’expliciter. Certaines décisions mentionnent toutefois
la non-immatriculation au répertoire des métiers ou au registre du com-
merce et des sociétés, laissant ainsi entendre que les travailleurs concernés
sont en réalité des artisans.

De fait, ces travailleurs sont en règle générale payés en liquide, de la main à


la main, et rien ne permet d’établir a priori la nature juridique de ce paie-
ment. Par ailleurs, leur activité s’accomplit le plus souvent à domicile, et ils
travaillent à la commande pour des donneurs d’ordres divers. Cela suffit-il à
les qualifier d’artisans ? Ces caractéristiques semblent davantage corres-
pondre à la définition que le code du travail retient des travailleurs à domi-
cile dans son article L. 721-1. Or ces travailleurs à domicile sont des sala-
riés par détermination de la loi, et, à ce titre, bénéficient de l’ensemble des
dispositions protectrices mises en place par le code du travail.

Le fait d’avoir qualifié ces personnes d’artisans sans autre considération est
particulièrement contestable et ne s’inscrit pas dans la mission normalement
dévolue au juge, qu’il soit conseiller prud’homal ou juge pénal. Il lui appar-
tient, en tout état de cause, de s’intéresser à la réalité de la situation et
d’écarter toute qualification erronée. A supposer que ces étrangers sans pa-
piers aient été présentés (par l’inspection du travail, le ministère public, les
donneurs d’ordre ?) comme des artisans, la juridiction répressive ne pouvait
s’en tenir à cette « apparence ». Elle a le pouvoir – et même le devoir – de
détruire les apparences pour tendre vers la réalité et requalifier le cas
échéant la relation de travail présentée comme relevant du travail indépen-
dant en travail salarié.

Une abstention fautive du juge

120
Il y a maints exemples jurisprudentiels où le juge, au regard des conditions
réelles d’exécution du travail, a écarté l’étiquette d’artisan que le donneur
d’ordres – en réalité l’employeur – avait voulu lui coller. Il en est de même
lorsque l’on cherche à camoufler l’existence d’un contrat de travail par de
fausses qualifications, comme contrat de prestations de service.

Dans les affaires que nous avons eu à connaître, le juge pénal semble s’être
refusé à toute investigation en ce sens. Le fait, pour le tribunal correction-
nel, de ne pas avoir procédé à cette recherche, en s’en tenant à une fiction,
constitue une abstention fautive. On a ici le sentiment que le juge pénal a
simplement voulu augmenter la répression en frappant durement les sans-
papiers, peu important qu’ils aient été « employeurs » (en l’occurrence arti-
sans) ou salariés. Et tout cela au mépris du droit et en violation de sa com-
pétence. Or il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que les personnes
concernées ne disposaient d’aucune marge de manœuvre et n’exerçaient pas
leur activité commandée de façon indépendante.

Au-delà de ces considérations juridiques, le constat s’impose : les étrangers


en situation irrégulière, qui participent à une situation de travail dissimulé
sans en être les auteurs et qui se font « prendre », sont lourdement condam-
nés par la justice française. ?

Notes

[1]
Claude-Valentin Marie, « Emploi des étrangers sans titre, travail illé-
gal, régularisations : des débats en trompe-l’œil », in Philippe Dewitte
(ed.) Immigration et intégration, Paris, La Découverte, 1997, p. 352-
365.
[2]
Claude-Valentin Marie, « La lutte contre l’emploi des étrangers sans
titre en France », Combattre l’emploi illégal d’étrangers, OCDE 2000,
p. 115-140.

121
Eau et plomb à tous les étages — Cécile Veyrinaud
« Gare au plomb dans la cervelle des enfants », « Les méfaits du saturnisme
dans les vieux quartiers de Paris ». Ces titres sont extraits d’une revue de
presse de mars 1988, réalisée par le collectif anti-plomb constitué après la
mort de deux enfants intoxiqués dans le XIe arrondissement de Paris.

Douze ans plus tard, après la promulgation de la loi d’orientation relative à


la lutte contre les exclusions intégrant des mesures d’urgence contre le sa-
turnisme, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Des enfants in-
toxiqués, un risque lié à l’habitat insalubre : c’est le constat fait par l’asso-
ciation des familles victimes du saturnisme (AFVS) [1], notamment rue du
Rhin, dans le XIXe arrondissement de Paris où les événements de l’été ont
pointé du doigt un scandale immobilier, sanitaire et humain.

Depuis deux ans, l’AFVS informe sur cette maladie connue depuis fort
longtemps : sensibilisation des populations exposées, interpellation des pou-
voirs publics, réalisation et distribution d’un dépliant sur les précautions à
prendre dans les logements où les peintures s’écaillent, rédaction d’une bro-
chure rappelant ce qu’est le saturnisme et commentant les mesures législa-
tives et réglementaires récentes, signalement des immeubles saturés de
plomb que l’association a pu recenser, courriers aux ministres en charge du
dossier (restés à ce jour sans réponse), soutien des familles dans leurs ac-
tions et leurs démarches pour faire valoir leurs droits au logement et à la
santé.

Après les événements des derniers mois, rue du Rhin, plus rien ne sera peut-
être comme avant… Dans cet immeuble appartenant à la Ville de Paris où
vivent vingt-trois familles, toutes africaines, des travaux d’éradication du
plomb ont été entrepris, au mépris de la santé des occupants, provoquant
une aggravation importante de l’intoxication des enfants. Aurait-on procédé
de la même façon s’il s’était agi de familles françaises ? Plusieurs familles
soutenues par l’AFVS, Médecins du Monde et le Gisti ont alors décidé de
porter plainte contre X pour « délit d’atteinte à l’intégrité physique et omis-
sion de porter secours ». Ce sont en fait la Ville de Paris et la préfecture qui
sont les autorités incriminées.

122
En effet, la mairie et la préfecture n’ont pas pris les mesures de nature à
protéger la santé des familles vivant dans l’immeuble : or n’ont-elles pas la
responsabilité de tout mettre en œuvre pour assurer des conditions de vie
décentes et pour protéger la santé des individus et plus particulièrement
celle des enfants ? Les droits à un logement décent, à la protection de la fa-
mille et de l’enfance sont assimilés à des libertés fondamentales par l’article
premier de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions.

En portant plainte, il s’agit donc non seulement de faire sanctionner les


manquements des pouvoirs publics, mais aussi d’obtenir l’indemnisation
des familles victimes de cet empoisonnement, puisque les préjudices subis
sont connus et les séquelles irréversibles notamment sur les enfants qui, du
fait de négligences de ceux qui devraient les protéger, se voient amputés de
chances d’insertion sociale et professionnelle.

La procédure de référé entamée dès cet été pour un relogement des familles
est sur le point d’aboutir, puisque tous les occupants ont obtenu soit un lo-
gement en office HLM, soit un logement d’insertion, soit encore une pro-
messe de relogement, y compris les femmes sans papiers et les célibataires
sans enfant.

Mais la bataille juridique n’est pas terminée avec la plainte à instruire au ni-
veau des juridictions pénales. Après le sang contaminé et l’amiante, la jus-
tice va devoir se pencher sur un autre dossier sanitaire, celui du saturnisme.

Qu’est-ce que le saturnisme ?

Le saturnisme est une maladie grave.


Elle est provoquée par l’ingestion de plomb et entraîne chez l’enfant des
troubles irréversibles du système nerveux central. Elle touche essentielle-
ment les enfants vivant dans les logements anciens et délabrés qui s’in-
toxiquent en absorbant les poussières en suspension ou en ingérant directe-
ment les fragments de peinture qui se détachent des murs et souillent aussi
les aliments(1).
Les enfants sont les plus touchés parce qu’ils ont une absorption digestive
supérieure, que leur système nerveux est en plein développement, et que les
plus jeunes portent tout à leur bouche.

123
Le plomb circule dans le sang, il est stocké dans les os. Les fillettes intoxi-
quées aujourd’hui transmettront la maladie plus tard à leurs enfants, car
dans vingt ans, la moitié du stock osseux sera encore présent et sera relar-
gué dans le sang pendant la grossesse et l’allaitement.
La plombémie normale (taux de plomb dans le sang) est de 0 ?g/litre. A
partir de 100 ?g/l, l’ensemble de la communauté scientifique s’accorde pour
dire qu’il y a atteinte au développement psychomoteur ; au-dessous les
études sont en cours. Au-delà de 250 ?g/l, l’Inserm [2] parle d’urgence mé-
dicale. Selon ses estimations, en France, 35 000 enfants de moins de six ans
auraient une plombémie supérieure à 100 ?g/l et environ 10 000 enfants une
plombémie supérieure à 250 ?g/l ; beaucoup d’entre eux ne seraient pas dé-
pistés.
(1) Extrait de la brochure de l’AFVS : « Le saturnisme infantile, une mala-
die de l’habitat insalubre », juillet 2000, 30 F. (2) Inserm : Institut national
de la santé et de la recherche médicale. « Plomb dans l’environnement :
quels risques pour la santé ? », janvier 1999.

Car, malgré les mesures d’urgence prises par le gouvernement (dispositif de


signalement auprès des préfectures et des responsables de la santé publique,
mise en œuvre de travaux d’urgence), et considérées, à juste titre, comme
des avancées, c’est dans les textes eux-mêmes(2) que se trouvent les plus
graves lacunes :

pas de dépistage systématique du bâti dégradé, alors qu’il faudrait que


tous les vieux immeubles non entretenus d’avant 1948 soient réperto-
riés (logements et parties communes) ;
pas de suivi des enfants, à moyen et à long terme. Il serait pourtant in-
dispensable que les médecins inscrivent les taux de plombémie dans
les carnets de santé de manière à diminuer le nombre d’enfants que
l’on perd de vue à l’occasion d’un déménagement ou du passage de la
PMI à la médecine de ville. On sait que les conséquences de l’intoxica-
tion sont graves et irréversibles : il faut donc que le saturnisme soit ins-
crit, par la sécurité sociale, dans la liste des affections de longue du-
rée ;
pas de contrôle à long terme des travaux d’urgence, ni de relogement
définitif des familles exposées, puisque l’on parle de travaux palliatifs
et, plus grave, pas de précaution prise lors de travaux lourds en milieu

124
occupé (comme cela s’est passé rue du Rhin, mais peut-être ailleurs
aussi) ;
une répartition des compétences pas toujours clairement établie entre
les niveaux national et territorial, et une absence de coordination fla-
grante entre toutes les structures ayant un rôle à jouer dans ce domaine
(préfecture, direction de l’action sanitaire et sociale, PMI, médecins li-
béraux, etc.).

Et depuis l’entrée en vigueur de ces textes, quels changements notables sont


intervenus ? Combien d’immeubles ont encore du plomb accessible aux en-
fants et, parmi eux, combien sont en cours de réhabilitation ? Y a-t-il des lo-
gements sociaux en cours de construction pour remplacer ces centaines de
milliers de « logements totalement inconfortables » comme le dit pudique-
ment le rapport de Nancy Bouché (en 1996, la France en compte encore
quelque 935 000) [3] ? Rien n’est dit non plus sur le nombre de familles re-
logées, sur le nombre d’enfants intoxiqués ou qui risquent de l’être, ni sur
ceux qui sont dépistés et éloignés de la source d’intoxication. Les actions de
sensibilisation et de formation de tous les professionnels en contact avec les
populations exposées ne semblent pas non plus à la hauteur du problème.
Les pouvoirs publics se donnent-ils les moyens pour que l’information
passe auprès des populations isolées, non francophones ou illettrées ? Jus-
qu’à présent, rien n’est fait dans les PMI, les mairies, les écoles. Le service
de surveillance du saturnisme infantile en Ile-de-France avait rédigé un pre-
mier document en juillet 1999. Il est resté sans suite.

Qu’en est-il du droit au logement pourtant inscrit en tête de la loi de 1990 ?


Ou de la transparence des critères d’attribution des logements sociaux, si
souvent promise ? Les familles mal logées ont introduit des demandes de
relogement depuis des années. Majoritairement étrangères, elles sont en gé-
néral réduites à occuper des immeubles délabrés parce que le parc social
public leur est souvent fermé. Quant au parc locatif privé, les prix y sont
prohibitifs.

Et quand il se réalise, le relogement ne règle pas tout. S’il soustrait les po-
pulations à la source d’intoxication, les enfants intoxiqués le restent et un
suivi médical s’impose.

125
A quelques pâtés d’immeubles de la rue du Rhin, de l’autre côté de l’ave-
nue Jean Jaurès, au 1 rue de Thionville, trois familles vivent dans des condi-
tions de péril extrême : du plomb à tous les étages, l’immeuble qui risque de
s’effondrer, des escaliers qui ne sont retenus que par des étais de fortune.
D’après la directrice de l’école maternelle toute proche, qui a rejoint
l’AFVS, la poste ne distribue plus le courrier en raison du danger. Le
constat est le même, îlot Petit, dans le 19e arrondissement également, ou
dans le Bas-Belleville, dans le 20e arrondissement.

Combien y a-t-il d’immeubles ainsi « plombés » à Paris, en Ile-de-France,


en province ?

Les effets du saturnisme sont connus à moyen et à long terme (voir enca-
dré). Des chercheurs américains travaillent actuellement sur le saturnisme et
ses ramifications possibles avec la maladie d’Alzheimer, preuve s’il en est
que dépistage et suivi des personnes à risque sont des principes de précau-
tion incontournables.

Pour quelques familles relogées ou en cours de relogement, rue du Rhin,


combien restent en danger ? Les pouvoirs publics ne peuvent se contenter
de réagir dans l’urgence et sous la pression, ils doivent proposer une véri-
table politique de santé publique et de logement social, et les associations
sauront le lui rappeler. D’autres référés relogements suivront sans doute ce-
lui de la rue du Rhin. Plusieurs associations locales de quartier sur Paris et
en province sont d’ores et déjà sensibilisées au problème du saturnisme : les
textes promulgués ont entériné l’existence d’un grave problème trop long-
temps sous-estimé. Il est temps maintenant de mobiliser les moyens pour
éradiquer la maladie. ?

Dernière minute

A ce jour, toutes les familles, y compris les personnes isolées et les femmes
sans papiers, ont obtenu un relogement. C’est une première victoire, mais il
a fallu une forte mobilisation et une action devant les tribunaux pour l’obte-
nir.

Notes

126
[1]
L’association est constituée de familles victimes du saturnisme, d’asso-
ciations de soutien telles que le Catred, le Gisti, la Bellevilleuse, Mé-
decins du Monde, et de militants de quartier. Adresse : c/o La Bellevil-
leuse, 33 rue Ramponeau, 75019 Paris.
[3]
Expertise concernant les édifices menaçant ruine et les immeubles et
îlots insalubres. Rapport remis en novembre 1998 par Nancy Bouché,
inspectrice générale de l’Equipement au secrétariat d’Etat au logement.

127
Cahier de jurisprudence —
Refus de séjour TA de Lyon (assemblée plénière) 05/04/2000
BAIYA c/préfet du Rhône

Refus de séjour à un Marocain demandant la délivrance, de plein droit,


d’une carte de séjour temporaire – Défaut de consultation préalable de la
commission du titre de séjour – Vice de procédure substantiel – Annula-
tion – Condamnation de l’État à payer à l’avocat de l’étranger 5 000 F au
titre des frais irrépétibles que le requérant aurait exposés si l’aide juridic-
tionnelle ne lui avait pas été accordée.

M. BAIYA, ressortissant marocain entré en France à une date indéterminée


sous couvert d’un visa de court séjour, dépose une demande de titre de sé-
jour le 31 août 1998, en se prévalant des dispositions de l’article 12 bis 4°
de l’ordonnance du 2 novembre 1945, selon lesquelles, sauf si sa présence
constitue une menace pour l’ordre public, la carte de séjour temporaire por-
tant la mention « vie privée et familiale » est délivrée de plein droit à
l’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, marié à un ressortissant fran-
çais, à condition que son entrée sur le territoire français ait été régulière,
que le conjoint ait conservé la nationalité française et, lorsque le mariage a
été célébré à l’étranger, qu’il ait été transcrit préalablement sur les registres
de l’état civil français.

Le 23 octobre 1998, le préfet du Rhône refuse de lui délivrer une carte de


séjour.

Cette décision est annulée par le tribunal administratif de Lyon, statuant en


assemblée plénière.

Il rappelle tout d’abord qu’aux termes du troisième alinéa de l’ar-


ticle 12 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945, la commission du titre
de séjour est saisie par le préfet lorsque celui-ci envisage de refuser de déli-
vrer ou de renouveler une carte de séjour temporaire à un étranger mention-
né à l’article 12 bis ou de délivrer une carte de résident à un étranger men-
tionné à l’article 15.

128
Il considère ensuite « qu’eu égard à la composition de la commission, au
droit qui est reconnu aux étrangers mentionnés aux articles 12 bis
et 15 d’être entendus par elle avec un interprète, en se faisant assister d’un
avocat ou d’une personne de leur choix, et enfin à la possibilité qui leur est
ouverte de bénéficier de l’aide juridictionnelle, l’examen par cette commis-
sion de leur demande de titre de séjour constitue une garantie dont ils ne
sauraient en aucun cas être privés ».

Et le tribunal ajoute qu’« il résulte des travaux préparatoires de la loi


du 11 mai 1998 que le législateur a voulu, qu’avant d’opposer un refus de
titre de séjour à ces étrangers, le préfet soit éclairé par l’avis de ladite
commission et prenne connaissance des éléments présentés devant elle par
les intéressés ».

Enfin, le tribunal considère « que, par suite, alors même que le préfet se-
rait fondé à estimer, au vu du dossier du demandeur, que celui-ci n’est
pas au nombre des étrangers énumérés aux articles 12 bis et 15 susmen-
tionnés, ou qu’une menace à l’ordre public fait obstacle à ce qu’il lui soit
délivré un titre de séjour, il est tenu de soumettre son cas à la commission
du titre de séjour ».

Cette motivation de principe censure les pratiques habituelles des préfets


qui, lorsqu’ils sont saisis par des étrangers demandant la délivrance, de
plein droit, soit d’une carte de séjour temporaire portant la mention « vie
privée et familiale », soit d’une carte de résident, leur refusent la délivrance
d’un titre de séjour, sans consulter au préalable la commission du titre de
séjour, au motif que les demandeurs ne rempliraient pas les conditions lé-
gales (par exemple, pour refuser la délivrance d’une carte de séjour tempo-
raire à un étranger résidant en France habituellement depuis plus de dix ans
et invoquant l’article 12 bis 3°, en lui opposant le fait qu’il ne justifie pas de
l’ancienneté de séjour habituelle requise ; ou à un étranger parent d’enfant
français se prévalant de l’article 12 bis 6°, en lui opposant le fait qu’il
n’exerce pas l’autorité parentale et ne justifie pas subvenir à ses besoins ; ou
à un étranger invoquant l’article 12 bis 7°, au motif qu’il ne justifie pas que
ses liens personnels et familiaux en France sont tels que le refus de séjour
porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et fa-
miliale ; ou pour refuser la délivrance d’une carte de résident à un étranger

129
marié depuis au moins un an avec un Français, invoquant l’article 15 1°, au
motif que la communauté de vie aurait cessé ; ou à un ascendant d’un res-
sortissant français invoquant l’article 15 2°, au motif qu’il ne justifie pas
être à sa charge ou qu’il ne justifie pas de la régularité de son séjour ; etc.).

Par ailleurs, l’article L 8-1 du code des tribunaux administratifs et des cours
administratives d’appel permet d’obtenir la condamnation de la partie per-
dante à payer à l’autre partie une somme au titre des frais non compris dans
les dépens (honoraires d’avocat, frais de déplacement, frais de photocopies,
etc.). Mais l’article 37 de la loi du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique
autorise l’avocat du bénéficiaire de l’aide juridictionnelle à demander au
juge de condamner la partie perdante à lui payer une somme au titre des
frais que le bénéficiaire de l’aide aurait exposés s’il n’avait pas eu cette
aide, et à poursuivre le recouvrement à son profit de la somme allouée par
le juge, sous réserve de renoncer à percevoir la somme correspondant à la
part contributive de l’État. Cette option tend légitimement à éviter que le
budget de l’aide légale ne supporte le paiement des indemnités allouées aux
avocats, au titre des frais irrépétibles, alors même que la partie adverse perd
le procès et que sa situation économique lui permet de payer l’ensemble des
frais de justice.

En l’espèce, le tribunal condamne l’État à payer au conseil de M. BAIYA,


bénéficiaire de l’aide juridictionnelle totale, une somme de 5 000 francs,
sous réserve qu’il renonce à percevoir l’indemnité prévue au titre de l’aide
légale.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 403

Refus de séjour T.A. de Paris 25/06/1999….. ROBERTO c/pré-


fet de police

Refus de délivrance d’un titre de séjour et invitation à quitter le territoire –


Violation de l’article 8 de la CEDH – Annulation, injonction de délivrer le
titre sous astreinte et condamnation de l’Etat à verser 5 000 F à la requé-
rante au titre de l’article L. 8-1.

130
Mme Lokange-Lifoko, Zaïroise, est entrée en France en avril 1993 pour y
solliciter l’asile. Sa demande est définitivement rejetée par la Commission
de recours des réfugiés le 25 janvier 1994. Le 5 mars 1994, elle épouse à
Château-Landon (Seine-et-Marne) M. Emmanuel ROBERTO, réfugié statu-
taire angolais, dont elle a un fils, né le 14 août 1994 à Paris. Le 22 fé-
vrier 1995, le préfet de police de Paris prend contre elle un arrêté de recon-
duite à la frontière, annulé sans tarder par le tribunal administratif. A la
suite de ce jugement, Mme ROBERTO demande au préfet de police l’attri-
bution d’un titre de séjour. Pour toute réponse, elle reçoit, le 18 juillet 1995,
notification d’un refus de séjour et d’une invitation à quitter le territoire.
Le 28 juillet, elle recourt de nouveau au tribunal administratif de Paris, qui,
du coup, assortit sa décision d’annulation d’un sévère astreinte :

Considérant « qu’il ressort des pièces du dossier et n’est pas contesté qu’à
la date de la décision attaquée Mme ROBERTO, entrée depuis deux ans et
trois mois sur le territoire français, y était mariée depuis 16 mois à un réfu-
gié statutaire angolais, établi depuis 1980 en France et titulaire d’un em-
ploi et d’un logement ; qu’elle élevait avec lui leur fils de onze mois égale-
ment de nationalité angolaise ; que, dans ces conditions, le préfet de police
de Paris n’a pu sans porter une atteinte disproportionnée au droit au res-
pect de sa vie familiale protégé par les stipulations précitées (article 8 de la
CEDH) refuser de lui délivrer un titre de séjour et l’inviter à quitter la
France…

Considérant que le présent jugement, qui annule le refus de titre de séjour


opposé à Mme ROBERTO au motif que celui-ci porte une atteinte excessive
à sa vie privée et familiale implique au moins, aucun changement dans les
circonstances de droit et de fait n’étant invoqué, que la requérante soit mise
en possession de la carte de séjour temporaire « vie privée et familiale »
prévue à l’article 12 bis de l’ordonnance du 2 novembre 1945 susvisée ;
qu’il y a lieu d’enjoindre à l’administration de lui délivrer un tel titre dans
le délai de 2 mois à compter de la notification du présent jugement et sous
astreinte de 1 000 F par jour de retard ;...

Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de condam-


ner l’Etat à payer à Mme ROBERTO la somme de 5 000 F qu’elle demande
au titre des frais de procédure qu’elle a exposés… ».

131
Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 404

Refus de séjour T.A. de Caen 21/09/1999 MPEMBE c/préfet du


Calvados

Rejet d’une demande de carte de séjour au titre de l’article 12 bis 7° de l’or-


donnance du 2 novembre 1945 – Erreur manifeste d’appréciation – Annula-
tion et injonction, sous astreinte, de délivrer la carte dans le délai d’un mois.

Considérant « que Mlle MPEMBE née au Zaïre en 1967, est entrée en


France en 1993 pour y rejoindre son père, français par le mariage, sa
belle-mère, française et ses deux demi-frères ; qu’elle soutient vivre avec
son père et sa belle famille depuis l’âge de dix ans et garde des liens avec
elle depuis qu’elle les a rejoints ; que si elle conserve en république démo-
cratique du Congo sa mère, un frère et quatre soeurs, elle allègue ne pas
avoir gardé de contact avec eux ; que compte tenu de l’ensemble des cir-
constances particulières de l’espèce, et notamment de l’ancienneté et la
permanence de ses liens tant avec son père que sa belle-mère et ses demi-
frères, de sa bonne intégration, la décision du préfet est entachée d’erreur
manifeste d’appréciation de ses conséquences sur la situation personnelle
et familiale de la requérante... »

Annulation du refus de séjour et injonction au préfet du Calvados de déli-


vrer un titre de séjour temporaire, mention « vie privée et familiale » dans
un délai d’un mois à compter de la notification du jugement avec astreinte
de 500 F par jour de retard.

Plein Droit, jurisprudence n° 405

Refus de séjour C.A.A. de Marseille 14/12/1999 Ministre de


l’Intérieur c/EL HAYANI

Recours du ministre de l’Intérieur contre un jugement du tribunal adminis-


tratif de Montpellier annulant un refus de séjour opposé par le préfet du

132
Gard à l’épouse d’un ressortissant marocain titulaire d’une carte de ré-
sident - Violation de l’article 8 de la CEDH - Rejet.

« Considérant que Mme EL HAYANI était à la date de la décision litigieuse,


mariée depuis quatre ans avec un ressortissant marocain titulaire d’une
carte de résident ; qu’entrée en France depuis trois ans pour rejoindre son
époux, elle vivait effectivement avec lui depuis environ un an après que le
couple ait été en mesure de se procurer un logement ; que, si l’administra-
tion invoque l’absence de communauté stable avec son époux, l’exactitude
matérielle de cette allégation ne ressort pas des pièces du dossier ; que
c’est ainsi par une exacte application des dispositions de l’article 8 précité
de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des li-
bertés fondamentales que les premiers juges ont considéré, qu’alors même
que l’intéressée s’était maintenue en France de façon irrégulière, le refus
opposé par le préfet de lui accorder un titre de séjour avait porté à son
droit au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée aux buts
en vue desquels cette mesure était prise ; que, dès lors, le ministre qui n’in-
voque aucune des nécessités mentionnées par les dispositions précitées de
l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme pour justifier
la décision de refus de séjour en litige, n’est pas fondé à soutenir que c’est
à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier
a annulé la décision en date du 16 décembre 1996 du préfet du Gard refu-
sant à Mme EL HAYANI un titre de séjour... »

Rejet ; injonction au préfet du Gard de délivrer un titre de séjour à Mme EL


HAYANI dans un délai de deux mois à compter de la notification de l’arrêt ;
condamnation de l’Etat à payer à Mme EL HAYANI la somme de 4 000 F
au titre des frais irrépétibles.

Plein Droit, jurisprudence n° 406

Refus de séjour T.A. de Dijon 21/09/1999 MADANI-BENYA-


HIA c/préfet de Saône-et-Loire T.A. de Marseille 21/12/1999
BOUMEZOUS c/préfet des Bouches-du-Rhône

Refus de titre de séjour à des Algériennes – Violation de l’article 8 CEDH –


Annulation.

133
Considérant « que Mme Oria MADANI-BENYAHIA, de nationalité algé-
rienne, est née au Creusot (Saône-et-Loire) où elle a continûment résidé
jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans ; que si elle s’est ensuite rendue en Algérie
en 1986 pour s’y marier avec un ressortissant algérien dont elle a eu deux
enfants, et qu’elle y a résidé jusqu’à la rupture de sa vie commune avec son
époux algérien, il ressort également du dossier que toute la famille de Mme
MADANI-BENYAHIA est installée en France, que ses frères et sœurs sont
français et que, à la date de la décision litigieuse, elle vivait de nouveau au-
près de ses parents et n’avait plus de lien effectif avec son mari resté en Al-
gérie ; que dans ces conditions, l’arrêté du 13 novembre 1998 du préfet du
département de Saône-et-Loire refusant à Mme MADANI-BENYAHIA la dé-
livrance d’un titre de séjour a porté au droit de l’intéressée au respect de sa
vie privée et familiale une atteinte disproportionnée aux buts en vue des-
quels il a été pris ; qu’il suit de là que les dispositions de l’article 8 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales ont été méconnues... »

« Considérant que Mme BOUMEZOUS, de nationalité algérienne, soutient,


sans être contredite, qu’elle est entrée en France en 1961 à l’âge de trois
mois et y a résidé, avec sa famille, jusqu’en 1987 ; que si elle a alors quitté
pendant une dizaine d’années le territoire français pour partir vivre en Al-
gérie avec son époux, ressortissant algérien, il n’est pas contesté qu’elle est
mère d’un enfant français né en 1984 que, pour des raisons de sécurité, elle
a fait venir en France en 1993 et qui y est scolarisé depuis lors, ni que
l’état de son pays d’origine constitue un obstacle sérieux à ce qu’elle puisse
emmener avec elle cet enfant en Algérie pour y régulariser les conditions
de son entrée en France ; que, de plus, elle fait valoir, sans être démentie,
que ses parents résident à Martigues depuis 1957 et que ses trois sœurs
possèdent la nationalité française ; qu’ainsi, dans les circonstances de l’es-
pèce, nonobstant le fait que son mari, qui n’a pas été autorisé à la re-
joindre, est resté en Algérie, la décision en date du 23 mars 1998 par la-
quelle le préfet des Bouches-du Rhône a rejeté sa demande de certificat de
résidence porte à son droit au respect de sa vie privée et familiale une at-
teinte disproportionnée au but en vue duquel elle a été prise ; que, par
suite, Mme BOUMEZOUS est fondée à soutenir que l’article 8 de la
convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés

134
fondamentales a été méconnu et à demander, pour ce motif, l’annulation de
la décision attaquée ;... » Plein Droit, jurisprudence n° 407

Refus de séjour T.A. de Lyon 22/06/1999 TRABELSI c/préfet


du Rhône

Refus d’un titre de séjour de dix ans à un Tunisien conjoint de Française –


Erreur de droit – Annulation.

Aux termes des dispositions de l’accord franco-tunisien du 17 mars 1988,


dans sa rédaction issue de l’avenant signé le 19 décembre 1991, « Un titre
de séjour d’une durée de dix ans est délivré de plein droit : a) au conjoint
tunisien d’un ressortissant français… ».

« Considérant que ces stipulations, qui régissent d’un manière complète les
conditions dans lesquelles est délivré de plein droit un titre de séjour d’une
durée de dix ans au conjoint tunisien d’un ressortissant français, ne subor-
donnent pas cette délivrance à la condition de régularité de l’entrée en
France de l’intéressé ; qu’elles font par ailleurs obstacle à l’application
aux ressortissants tunisiens des dispositions de l’article 15 de l’ordonnance
susvisée du 2 novembre 1945, dans sa rédaction issue de la loi
du 24 août 1993, qui subordonnent à cette condition la délivrance d’un titre
de séjour à un étranger marié à un ressortissant français ; qu’ainsi, en op-
posant à M. TRABELSI le caractère irrégulier de son entrée en France
pour lui refuser la délivrance d’une carte de résident à titre de conjoint
d’une française, le préfet du Rhône a entaché sa décision d’une erreur de
droit ; que M. TRABELSI est en conséquence fondé à demander l’annula-
tion de la décision susvisée du préfet du Rhône lui refusant la délivrance
d’un certificat de résidence… »

Plein Droit, jurisprudence n° 408

Refus de séjour T.A. de Lyon 30/11/1999 MEDJED c/préfet du


Rhône

Refus de séjour à une Algérienne en situation irrégulière ayant l’ensemble


de ses attaches en France – Violation de l’article 8 de la CEDH – Annula-

135
tion, injonction, sous astreinte, au préfet de délivrer un certificat de rési-
dence autorisant le travail, et condamnation de l’Etat à verser à la requé-
rante une somme de 4 000 F au titre de l’article L. 8-1 du code des TA et
des CAA.

« Considérant qu’il résulte de l’instruction que Mlle MEDJED, ressortis-


sante de nationalité algérienne née en 1962, a constamment vécu en France
depuis son arrivée en 1965, hormis une période de 1987 à 1992 au cours de
laquelle elle a séjourné en Algérie ; qu’elle a bénéficié d’une carte de ré-
sident de dix ans valable jusqu’au 27 mai 1988 ; que, depuis son retour en
France, une carte temporaire d’un an en qualité d’étudiante lui a été déli-
vrée jusqu’au 5 octobre 1998 ; que son inscription en qualité d’étudiante
pour l’année scolaire 1998-1999 n’a pu être renouvelée ; que, le 26 oc-
tobre 1998, elle a sollicité le réexamen de se sa situation et demandé la dé-
livrance d’un titre de séjour lui permettant d’exercer une activité profes-
sionnelle ; que quatre de ses frères et soeurs ont la nationalité française ;
que ses parents et l’un de ses frères sont titulaires de certificats de rési-
dence d’algérien de dix ans ; qu’en dépit de la circonstance que Mlle MED-
JED soit célibataire et sans enfant, ses liens personnels et familiaux
doivent, eu égard notamment à l’ancienneté de sa présence sur le territoire,
être regardés comme situés en France ; que, par suite, la décision du préfet
du Rhône du 24 décembre 1998 de ne pas lui délivrer le titre de séjour solli-
cité porte à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte
disproportionnée au regard des motifs du refus... »

Annulation du refus de titre, injonction au préfet du Rhône de délivrer à


Mlle MEDJED un certificat de résidence l’autorisant à travailler, dans un
délai de deux mois à compter de la notification du jugement, sous astreinte
de 1 000 F par jour de retard.

Plein Droit, jurisprudence n° 409

Refus de séjour T.A. de Besançon 30/09/1999 OUADIE c/préfet


du Doubs

Refus de séjour opposé à un Marocain atteint d’une pathologie sévère - Er-


reur de droit - Annulation et injonction de délivrer le titre de séjour dans le

136
délai d’un mois.

« Considérant qu’il est constant que M. OUADIE est atteint d’une double
valvulopathie extrêmement évoluée avec symptomatologie à type de dys-
pnée d’effort depuis 1983 ; que cette pathologie lourde s’est aggravée
en 1991 ; qu’il a subi une intervention de chirurgie cardiaque le
8 juillet 1991 à l’hôpital Tenon, de l’Assistance publique de Paris, en ur-
gence ; qu’il est aujourd’hui porteur d’une double prothèse aortique néces-
sitant un traitement anticoagulant à vie ;

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier et notamment du certificat


du docteur Zizi, cardiologue à Casablanca, et de l’attestation du docteur
Cormier, médecin au service de cardiologie de l’hôpital Tenon de Paris,
non sérieusement démentis par la lettre du 21 septembre 1998 du médecin-
inspecteur de santé publique du Doubs, que M. OUADIE ne peut bénéficier
d’un traitement approprié dans son pays d’origine et, au contraire, doit être
régulièrement suivi par le service de cardiologie et urgences circulatoires
de l’hôpital Tenon de Paris ; que, dans ces conditions, c’est par une in-
exacte application des dispositions de l’article 12 bis de l’ordonnance
du 2 novembre 1945 précitées que le préfet du Doubs a refusé le titre de sé-
jour sollicité ; que, dès lors, la décision du 22 décembre 1998 est entachée
d’excès de pouvoir et doit être annulée ;

Considérant que l’exécution du présent jugement comporte nécessairement


pour l’autorité administrative la délivrance du titre de séjour dont s’agit ;
que, par suite, sur le fondement de l’article L. 8-2 du code des tribunaux
administratifs et des cours administratives d’appel, il y a lieu d’enjoindre
au préfet du Doubs de délivrer à M. OUADIE dans le délai d’un mois une
carte de séjour temporaire portant la mention “vie privée et familiale”... »

Plein Droit, jurisprudence n° 410

Refus de séjour TA de Lyon 01/03/2000 BEYEKE c/préfet du


Rhône

Rejet d’une demande de carte de séjour « vie privée et familiale » après re-
fus de regroupement familial – Erreur de droit – Annulation, injonction de

137
procéder à une nouvelle instruction de la demande et condamnation de
l’Etat à payer au demandeur la somme de 5.000 F au titre de l’article L. 8-
1 du code des TA et des CAA.

Le ressortissant étranger séjournant en France, qui s’est vu refuser pour ce


motif la délivrance d’une autorisation de séjour au titre du regroupement fa-
milial, n’entre pas dans l’une des catégories qui ouvrent droit au regroupe-
ment familial, au sens des dispositions du 7° de l’article 12 bis de l’ordon-
nance du 2 novembre 1945 modifiée. Dès lors, est entachée d’une erreur de
droit, et encourt l’annulation, la décision qui refuse à l’intéressé la déli-
vrance de la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et fa-
miliale », prévue par ces dispositions, au motif qu’il entrerait dans les caté-
gories de personnes qui, selon le I de l’article 29 de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945, ouvrent droit au regroupement familial.

En l’espèce, Mme BEYEKE, de nationalité camerounaise, est entrée en


France, munie d’un visa d’une validité de dix jours, le 19 juin 1994.
Le 28 janvier 1997, elle a épousé un ressortissant camerounais titulaire
d’une carte de résident. Le 30 septembre 1998, le couple demande au préfet
du Rhône la délivrance à Mme BEYEKE d’une autorisation de séjour, au
titre du regroupement familial. Par décision du 15 décembre 1998, le préfet
du Rhône rejette cette demande au motif de la présence de l’intéressée sur
le territoire français, ce qui, selon les dispositions de l’article 29 de l’ordon-
nance du 2 novembre 1945, fait obstacle à l’application de la procédure de
regroupement familial. Aussi Mme BEYEKE dépose-t-elle, le 12 jan-
vier 1999, une demande de carte de séjour temporaire portant la mention
« vie privée et familiale », sur le fondement de l’article 12 bis-7° de la
même ordonnance. Demande également rejetée par le préfet,
le 30 mars 1999. C’est cette dernière décision qui est annulée par le tribu-
nal :

« Considérant que le 30 mars 1999, date à laquelle le préfet du Rhône a


refusé de lui délivrer la carte de séjour temporaire prévue par les disposi-
tions précitées du 7° de l’article 12 bis de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945, Mme BEYEKE résidait en France ; que cette circonstance
lui avait été opposée par le préfet du Rhône, le 15 décembre 1998, pour
refuser de lui délivrer une autorisation de séjour au titre du regroupement

138
familial ; qu’ainsi, l’intéressée n’entrait pas dans les catégories de per-
sonnes qui, selon le I de l’article 29 de ladite ordonnance, ouvrent droit
au regroupement familial ; que, dès lors, en rejetant, pour ce motif, sa de-
mande tendant à la délivrance d’un titre de séjour temporaire portant la
mention “vie privée et familiale”, le préfet a commis une erreur de droit ;
que la requérante est, par suite, fondée à demander l’annulation de la dé-
cision attaquée... ».

Annulation ; injonction au préfet de procéder à une nouvelle instruction de


la demande et de prendre sur cette demande, après consultation de la com-
mission du titre de séjour, une nouvelle décision, dans un délai de deux
mois à compter de la date de la notification du jugement ; et condamnation
de l’Etat (préfet du Rhône) à payer à l’intéressée la somme de 5.000 F au
titre de l’article L. 8-1 du code des TA et des CAA.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 411

Refus de séjour TA de Lyon 14/09/1999 ZADJI c/préfet du


Rhône 05/04/2000 YILAR c/préfet du Rhône

Refus d’une carte de séjour temporaire, mention « vie privée et familiale »,


sans consultation préalable de la commission du titre de séjour – Vice de
procédure substantiel – Annulation.

Aux termes de l’article 12 quater alinéa 3 de l’ordonnance du 2 no-


vembre 1945 modifiée, créant une commission dite « du titre de séjour » :
« La commission est saisie par le préfet lorsque celui-ci envisage de refuser
de délivrer ou de renouveler une carte de séjour temporaire à un étranger
mentionné à l’article 12 bis ou de délivrer une carte de résident à un étran-
ger mentionné à l’article 15 ».

Dans l’affaire ZADJI, le tribunal relève que « M. Kodjo Marc ZADJI, de


nationalité togolaise, a sollicité une carte de séjour temporaire portant la
mention « vie privée et familiale » pour rejoindre sa mère ainsi que ses trois
frères et soeurs, progressivement établis en France depuis 1991 ; qu’il ré-

139
sulte des dispositions précitées que le préfet du RHÔNE ne pouvait, ainsi
qu’il l’a fait, rejeter le 22 décembre 1998 une telle demande sans avoir
préalablement consulté la commission de séjour qu’il avait légalement
constituée par arrêté du 17 septembre 1998 ; que, par suite, M. Kodjo Marc
ZADJI est fondé à soutenir que la décision attaquée est entachée d’un vice
de procédure substantiel et encourt de ce chef l’annulation... ».

Dans l’affaire YILAR, le tribunal analyse encore plus en détail les éléments
du droit :

« Considérant, d’une part, qu’eu égard à la composition de la commission


du titre de séjour, au droit qui est reconnu aux étrangers mentionnés aux ar-
ticles 12 bis et 15 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 d’être entendus par
elle avec un interprète, en se faisant assister d’un avocat ou d’une personne
de leur choix, et enfin à la possibilité qui leur est ouverte de bénéficier de
l’aide juridictionnelle, l’examen par cette commission de leur demande de
titre de séjour constitue une garantie dont ils ne sauraient en aucun cas être
privés ; que, d’autre part, il résulte des travaux préparatoires de la loi sus-
visée du 11 mai 1998 que le législateur a voulu, qu’avant d’opposer un re-
fus de titre de séjour à ces étrangers, le préfet soit éclairé par l’avis de la-
dite commission et prenne connaissance des éléments présentés devant elle
par les intéressés ; que, par suite, alors même que le préfet serait fondé à
estimer, au vu du dossier du demandeur, que celui-ci n’est pas au nombre
des étrangers énumérés aux articles 12 bis et 15 susmentionnés, ou
qu’une menace à l’ordre public fait obstacle à ce que lui soit délivré un
titre de séjour, il est tenu de soumettre son cas à la commission du titre de
séjour... »

Or, considérant que « Mme YILAR, ressortissante turque, est entrée en


France le 19 octobre 1998 sous couvert d’un visa de 90 jours ; que le 8 jan-
vier 1999, elle a déposé une demande de carte de séjour temporaire en se
prévalant des dispositions du 7° de l’article 12 bis de l’ordonnance préci-
tée ; que, faute d’avoir saisi la commission du titre de séjour du Rhône
avant de lui opposer le refus qu’elle conteste, le préfet de ce département a
entaché sa décision d’un vice de procédure substantiel ; qu’il y a lieu, en
conséquence, d’en prononcer l’annulation... »

Référence à rappeler pour avoir copie des jugements :

140
Plein Droit, jurisprudence n° 412

Regroupement familial T.A. de Clermont-Ferrand 07/10/1999


CHAABANE c/préfet du Puy-de-Dôme

Refus de regroupement familial pour l’épouse d’un étudiant – Erreur mani-


feste d’appréciation – Annulation.

Considérant « que M. CHAABANE, de nationalité tunisienne, titulaire


d’une carte de séjour portant la mention “élève-étudiant” effectue depuis
le 4 mai 1998 son internat en médecine au Centre Hospitalier Régional
Universitaire de Clermont-Ferrand ; que l’intéressé, marié le 25 sep-
tembre 1997, a sollicité le bénéfice du regroupement familial en faveur de
son épouse ; que cette demande a été rejetée par le préfet du Puy-de-Dôme
au motif que la fonction d’interne, liée aux études, par nature précaire, ne
peut conduire le demandeur à accéder directement au travail à l’issue de sa
formation ; qu’il ne saurait en conséquence justifier de ressources person-
nelles stables ;...

Considérant que la nature même des fonctions exercées par le requérant,


leur durée de 4 ans, même si elle fait l’objet de renouvellements semestriels,
ne permettaient pas au préfet du Puy-de -Dôme, au risque de commettre
une erreur manifeste d’appréciation, de considérer que les revenus procu-
rés à M. CHAABANE par ces fonctions présentaient un caractère précaire
ou instable ; que la décision attaquée ne peut qu’être annulée... »

Plein Droit, jurisprudence n° 413

Regroupement familial T.A. de Paris 26/02/1999 FICIENNE


c/ministre de l’emploi et de la solidarité

Refus de regroupement familial pour l’épouse d’un étranger handicapé –


Violation de l’article 8 CEDH – Annulation. « Considérant que M. Moha-
med FICIENNE, de nationalité marocaine, demande l’annulation de la dé-
cision du 30 mai 1997 par laquelle le ministre de l’aménagement du terri-
toire, de la ville et de l’intégration (devenu “emploi et solidarité”), a confir-
mé la décision du 5 décembre 1996 du sous-préfet de Boulogne-Billancourt,

141
rejetant sa demande de regroupement familial présentée au bénéfice de son
épouse ;...

Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que M. Mohamed FI-


CIENNE perçoit une pension d’invalidité ; que la COTOREP lui a reconnu
un taux d’incapacité de 80% ; qu’il est atteint d’affections médicales qui
rendent nécessaire l’assistance d’une tierce personne ; que, dans ces condi-
tions et eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, le ministre a
porté une atteinte disproportionnée au droit de l’intéressé au respect de sa
vie privée et familiale en confirmant la décision par laquelle le sous-préfet
de Boulogne-Billancourt a rejeté la demande de regroupement familial pré-
sentée au bénéfice de son épouse...”

Annulation.

Plein Droit, jurisprudence n° 414

Asile TA de Lyon 25/03/1999 NUSPAHIC c/préfet du Rhône

Refus de séjour à une Bosniaque divorcée d’un réfugié et mère de deux en-
fants dont elle a la garde et qui disposent d’un droit au séjour comme réfu-
giés au titre de l’unité de famille – Violation de l’article 3-1 de la conven-
tion des droits de l’enfant et de l’article 8 de la CEDH – Erreur de droit –
Annulation.

Madame NUSPAHIC, ressortissante bosniaque, s’est mariée en 1991 avec


un compatriote avec lequel elle a eu deux enfants, nés en 1991 et 1993. Peu
après son arrivée en France, en août 1996, le mariage est dissous par juge-
ment de divorce du 13 septembre 1996 et la garde des enfants est confiée à
leur mère. Le statut de réfugié lui est refusé par l’OFPRA le 23 septembre
1996, puis par la commission de recours le 22 octobre 1997, tandis que son
ex-conjoint en obtient le bénéfice.

Elle demande au préfet du Rhône son admission exceptionnelle au séjour,


laquelle lui est refusée par décision du 5 juin 1998.

Pour l’annuler, le tribunal considère que si l’intéressée, divorcée, ne peut


prétendre au bénéfice du statut de réfugié au titre de l’unité de famille, il

142
n’en va pas de même pour ses deux enfants mineurs qui bénéficient de la
protection de la convention de Genève, comme leur père, avec lequel ils en-
tretiennent toujours des liens, et qui disposent donc, en leur qualité de réfu-
giés, du droit au séjour. Dès lors, l’éloignement de leur mère, qu’implique-
rait la décision attaquée refusant son admission au séjour, porterait atteinte à
l’intérêt supérieur des enfants de Mme NUSPAHIC, chargée de leur garde,
ainsi qu’à son droit de mener une vie familiale normale.

La décision de refus de séjour est donc annulée pour violation des disposi-
tions de l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant
et 8 de la convention européenne des droits de l’homme.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 415

Asile territorial TA de Lyon 16/12/1999 LAIEQ BHATTI c/mi-


nistre de l’intérieur

Refus d’asile territorial – Procédure irrégulière – Annulation et condamna-


tion de l’Etat à verser à l’intéressé la somme de 5 000 F. au titre de l’article
L.8-1 du code des TA et des CAA.

M. Mohammad LAIEQ BHATTI, ressortissant pakistanais, est arrivé en


France où il a demandé l’asile, en mai 1996. Sa demande a été successive-
ment rejetée par l’OFPRA, en septembre 1996, et par la commission de re-
cours des réfugiés, en février 1997. Par la suite, il a sollicité la régularisa-
tion de sa situation en invoquant la circulaire Chevènement du 24 juin 1997.
Demande également rejetée en date du 20 avril 1998.

Le préfet de la Loire prend alors contre lui, le 16 octobre 1998, un arrêté de


reconduite à la frontière, qui est annulé, dès le 28 octobre, par le tribunal
administratif, au motif que l’intéressé avait déposé, le 6 octobre, une de-
mande d’asile territorial accompagnée de nouveaux documents et qu’il ap-
partenait au seul ministre de l’intérieur d’examiner cette demande. Finale-
ment, le 4 février 1999, le ministre de l’intérieur lui notifie son refus de lui

143
accorder l’asile territorial. C’est cette décision que le tribunal administratif
de Lyon annule, en décembre 1999, pour procédure irrégulière :

Considérant que les dispositions du décret du 23 juin 1998, pris pour l’ap-
plication de la loi du 11 mai 1998 définissant la procédure de demande
d’asile territorial, « ne se bornent pas à prévoir que l’étranger se présente à
la préfecture pour déposer son dossier, mais qu’elles exigent, en outre, qu’il
soit à nouveau convoqué en vue d’un entretien auquel il peut se faire assis-
ter par un interprète et par une personne de son choix ;

Considérant que si M. LAIEQ BHATTI a déposé à la préfecture de la Loire,


le 26 novembre 1998, sa demande d’asile territorial, et si cette demande a
été transmise au ministre de l’intérieur par un document intitulé « compte
rendu d’entretien », il ne ressort pas des pièces du dossier que, bien que son
avocat en ait fait la demande le 2 novembre 1998, il ait eu effectivement un
entretien avec un fonctionnaire de la préfecture ; que, dès lors, eu égard au
caractère substantiel de cette formalité, l’intéressé est fondé à soutenir que
la décision de refus d’asile territorial a été prise à l’issue d’une procédure
irrégulière et, pour ce motif, à en demander l’annulation... »

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 416

Reconduite à la frontière Président du TA de Paris 21/12/1999


BREDE c/préfet de police de Paris

Exécution tardive d’un arrêté de reconduite à la frontière constituant une


nouvelle décision implicite de reconduite non motivée - Erreur de
droit - Annulation et condamnation du préfet de police à verser à l’intéressé
la somme de 5 000 F au titre de l’article L. 8-1 du code des TA et des CAA

M. BREDE, ressortissant ivoirien fait l’objet, le 23 avril 1997, d’un arrêté


de reconduite à la frontière, dont la légalité est constatée par un jugement
du 24 avril 1997 devenu définitif. Cependant, en réponse à une intervention
en faveur du requérant, le préfet décide de lui accorder une carte de séjour
en qualité de salarié. Le tribunal considère que « ce faisant, le préfet a en-

144
tendu abroger l’arrêté susmentionné ; que, dès lors l’arrêté attaqué, par le-
quel le préfet a ordonné le placement de M. BREDE dans des locaux ne re-
levant pas de l’administration pénitentiaire, doit être regardé comme fon-
dé, non sur l’arrêté initial mais sur un nouvel arrêté de reconduite à la
frontière dont l’existence est révélée par la mise en oeuvre de l’exécution
d’office elle-même ; que, par suite, il n’y a pas lieu de renvoyer la requête
devant le tribunal statuant en formation collégiale... »

Après avoir rappelé les termes de l’article 22-I de l’ordonnance du 2 no-


vembre 1945 modifiée, qui énumère tous les cas dans lesquels le préfet
peut, par arrêté motivé, décider qu’un étranger sera reconduit à la frontière,
le tribunal considère que M. BREDE, ayant été admis au séjour dans les
conditions évoquées plus haut, « ne se trouvait dans aucun des cas visée à
l’article 22-I précité de l’ordonnance du 2 novembre 1945 où le préfet peut
décider la reconduite d’un étranger à la frontière ; qu’il suit de là que M.
BREDE est fondé à soutenir que l’arrêté attaqué est entaché d’une erreur
de droit en tant qu’il ordonne l’éloignement du requérant et à en demander
l’annulation ainsi que, par voie de conséquence, celle de la décision de pla-
cement de l’intéressé dans des locaux ne relevant pas de l’administration
pénitentiaire et de la décision fixant le pays de destination contenues dans
le même arrêté... »

Annulation et condamnation du préfet de police à verser à M. BREDE une


somme de 5 000 F au titre de l’article L. 8-1 du code des TA et des CAA.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 417

Reconduite à la frontière Président du TA de Paris 04/09/1998


KWADWO c/préfet de la Seine-Saint-Denis

APRF contre un demandeur d’asile débouté, résidant habituellement en


France depuis plus de quinze ans – Erreur de droit – Annulation.

Le tribunal se contente de rappeler qu’aux termes de l’article 25 de l’ordon-


nance du 2 novembre 1945 modifiée, « l’étranger qui justifie par tous

145
moyens résider en France habituellement depuis plus de quinze ans » ne
peut faire l’objet d’un arrêté d’expulsion ni d’une mesure de reconduite à la
frontière. N’ayant pas à se prononcer sur un éventuel refus de titre de sé-
jour, il n’avait pas à noter que, dans le cas d’espèce, en vertu de l’ar-
ticle 12 bis 3° de la même ordonnance modifiée (plus récemment par la loi
du 11 mai 1998), l’intéressé devait être bénéficiaire de plein droit de la carte
de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » en tant
qu’étranger, ne vivant pas en état de polygamie, résidant en France habituel-
lement depuis plus de dix ans.

« Considérant que le préfet de la Seine-Saint-Denis ne conteste pas que M.


KWADWO est entré en France en 1983 et qu’il y a séjourné jus-
qu’au 4 mars 1988 sous couvert d’autorisations provisoires de séjour en
tant que demandeur d’asile politique ; qu’il ressort des pièces versées au
dossier et notamment d’une attestation de son ancien employeur et des
courriers qu’il a reçus en France, qu’il s’est maintenu sur le territoire fran-
çais, de manière irrégulière depuis le rejet par l’Office français de protec-
tion des réfugiés et apatrides de sa demande d’asile politique en 1988 ; que
le préfet de la Seine-Saint-Denis n’apporte aucun élément de nature à infir-
mer le caractère habituel du séjour en France de M. KWADWO de-
puis 1983 ; que par suite, M. KWADWO est fondé à soutenir que l’arrêté
attaqué a méconnu les dispositions précitées de l’ordonnance du 2 no-
vembre 1945 et pour ce motif à en demander l’annulation... »

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 418

Reconduite à la frontière Président du TA de Dijon 21/05/1999


SULJIC c/préfet de Saône-et-Loire

APRF contre une Bosniaque handicapée et renvoi dans le pays d’ori-


gine - Erreur manifeste d’appréciation - Annulation.

Considérant « que Mlle Asiba SULJIC fait valoir qu’elle souffre d’un fort
handicap visuel, dont la réalité est attesté par un certificat médical rédigé
par un médecin spécialisé en ophtalmologie, et qui n’apparaît pas suscep-

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tible de correction thérapeutique ; qu’il ressort également des déclarations
non contestées de l’intéressée qu’elle n’a jamais connu sa mère, qu’elle a
perdu tout contact avec son père après leur départ commun de Bosnie et
que sa seule famille proche avec laquelle elle continue à avoir des relations
est celle de sa tante, qui réside régulièrement à Autun ; que, dans la mesure
où l’état physique de Mlle Asiba SULJIC nécessite un appui familial per-
manent, le préfet du département de Saône-et-Loire a commis une erreur
manifeste d’appréciation des conséquences de la mesure de reconduite à la
frontière sur la situation personnelle de l’intéressée ; qu’il s’ensuit que Mlle
Asiba SULJIC est fondée à demander l’annulation de l’arrêté de reconduite
à la frontière pris à son encontre et, par voie de conséquence, de la décision
fixant la Bosnie comme pays de destination pour l’exécution de cette me-
sure ;... »

Plein Droit, jurisprudence n° 419

Algériens TA d’Orléans 06/01/2000 ABDOUNI c/préfet de Loir-


et-Cher

APRF fixant l’Algérie comme pays de destination, en exécution d’une ITF


prononcée par la justice, à l’encontre d’un Algérien conjoint d’une Portu-
gaise et père de deux enfants portugais – Violation de l’article 8 de la
CEDH – Annulation.

M. ABDOUNI, ressortissant algérien est sous le coup d’une peine d’inter-


diction du territoire, prononcée accessoirement à une peine d’emprisonne-
ment, pour infraction à la législation sur les stupéfiants. A deux reprises il
s’est vu refuser le relèvement de cette peine secondaire. Aussi, un recours
a-t-il été introduit devant la Cour européenne, qui a pris une décision de re-
cevabilité, alors que la France a refusé tout rapprochement. Entre-temps, le
tribunal administratif, au regard de la situation familiale, annule la décision
préfectorale de renvoi en Algérie :

« Considérant que l’épouse de M. ABDOUNI est de nationalité portugaise,


ainsi que ses deux enfants, nés à Blois en 1992 et 1996 ; que, compte tenu
de la situation propre à l’Algérie et de la difficulté de mener une vie fami-
liale normale pour des étrangers sans lien avec ce pays, la décision atta-

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quée porte, dans les circonstances de l’espèce, au droit de M. ABDOUNI à
mener une vie familiale normale une atteinte excessive au regard des objec-
tifs qu’elle poursuit ; que cette décision doit donc être annulée... »

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 420

Algériens Président du TA de Nancy 19/12/1999 TCHATCHI


c/préfet de la Meuse

APRF contre un Algérien, demandeur d’asile débouté, à qui le retour au


pays ferait courir des risques graves – Violation de l’article 3 de la CEDH –
Renvoi en formation collégiale pour juger la demande d’un titre de séjour
autorisant l’intéressé à travailler.

En date du 18 octobre 1999, le préfet de la Meuse notifie à M. TCHATCHI,


demandeur d’asile débouté, sa décision de lui opposer un refus de séjour.
Le 18 novembre, M. TCHATCHI, dans le délai de recours contentieux, sai-
sit le tribunal administratif d’un recours en annulation contre ce refus. Non-
obstant cette instance, le préfet prend à son encontre, le 9 décembre, un ar-
rêté de reconduite à la frontière. Saisi en urgence, par les voies de l’ar-
ticle 22 bis, le président du tribunal administratif reconnaît, en premier lieu,
que le refus du titre de séjour n’étant pas devenu définitif, « M. TCHATCHI
est recevable à en invoquer l’illégalité par voie d’exception ».

Par ailleurs, au fond, considérant que « M. TCHATCHI fait valoir qu’il est
un ancien officier de l’armée algérienne et que sa famille et lui-même ont
fait l’objet de menaces graves en Algérie, ce qui l’a conduit à quitter son
pays pour la France ; qu’il produit des attestations et des témoignages qui
établissent la réalité des risques encourus ; que, dès lors, alors même que
la demande d’asile de M. TCHATCHI aurait fait l’objet de décisions de re-
fus de l’OFPRA et de la commission de recours des réfugiés, le préfet de la
Meuse a méconnu les dispositions de l’article 3 précité en refusant son ad-
mission au séjour ; que l’arrêté de reconduite à la frontière litigieux, pris
sur le fondement de ce refus de titre de séjour, est lui-même illégal ;...
Considérant que la compétence spéciale attribuée par l’article 22 bis de

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l’ordonnance du 2 novembre 1945 au président du tribunal administratif ou
à son délégué est limitée au jugement des recours formés contre les arrêtés
préfectoraux de reconduite à la frontière ; que, s’il est saisi de conclusions
fondées sur l’article L. 8-2 du code des tribunaux administratifs et des
cours administratives d’appel le président du tribunal administratif ou son
délégué n’est pas compétent pour y statuer et doit les renvoyer au tribunal
administratif statuant collégialement... »

Annulation de la reconduite à la frontière et renvoi devant la formation col-


légiale pour statuer sur les conclusions tendant à ce que le tribunal ordonne
la remise d’un titre de séjour autorisant l’intéressé à travailler.

Référence à rappeler pour avoir copie du jugement :

Plein Droit, jurisprudence n° 421

Pénal Cour d’appel de Paris 01/03/1999 ADEBAYO c/ministère


public

Soustraction à l’exécution d’une décision de refus d’admission en France –


Exception d’illégalité pour motivation insuffisante – Relaxe.

M. ADEBAYO, ressortissant nigérian, politique. Placé en zone d’attente


pour arrivé à l’aéroport de Roissy le 27 novembre 48 heures, puis présenté
au juge délégué 1998 par un vol en provenance de Lagos, par le Président
du TGI de Bobigny, son forme immédiatement une demande d’asile main-
tien est prorogé pour 8 jours par ordonnance du 30 novembre 1998, en ap-
plication de l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945.
Le 2 décembre 1998, il se voit notifier un refus d’admission du ministre de
l’intérieur, sa demande d’asile ayant été considérée comme manifestement
infondée. Il refuse, à plusieurs reprises, d’embarquer sur un vol à destina-
tion de Lagos. Par ordonnance du 8 décembre 1998, le juge judiciaire pro-
roge son maintien en zone d’attente jusqu’au 10 décembre 1998, pour nou-
velle tentative d’embarquement. Le 10 décembre 1998, le conseiller délé-
gué par le Premier Président de la Cour d’appel de Paris, saisi par l’intéres-
sé, renouvelle l’autorisation de maintien jusqu’au 16 décembre 1998.

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Le 15 décembre 1998, M. ADEBAYO refuse à nouveau d’embarquer et est
placé en garde à vue, puis poursuivi devant le tribunal correctionnel de Bo-
bigny, pour entrée et séjour irréguliers en France, et soustraction à une me-
sure de refus d’entrée.

Par jugement du 17 décembre 1998, le tribunal correctionnel de Bobigny


(17e chambre) le déclare coupable des faits et le condamne à trois mois de
prison et à une interdiction du territoire français pendant trois ans, avec
mandat de dépôt.

Saisie par M. ADEBAYO, la 12e chambre de la Cour d’appel de Paris


constate tout d’abord que, « s’agissant des faits d’entrée, séjour irrégulier
en France, il est constant que le prévenu, maintenu en zone d’attente après
une décision provisoire de refus d’admission, n’a pas pénétré sur le terri-
toire français ni même tenté d’y pénétrer irrégulièrement, puisqu’il a formé
une demande d’asile politique dès son arrivée » et le relaxe donc de ce chef
de poursuite.

Concernant la soustraction à l’exécution d’une mesure de refus d’admis-


sion, le prévenu soulève l’exception d’illégalité de la décision du ministre
de l’intérieur, rappelant tout d’abord qu’aux termes des articles 1 et 3 de la
loi du 11 juillet 1979, les décisions qui restreignent l’exercice des libertés
publiques ou de manière générale constituent une mesure de police, doivent
être motivées, c’est-à-dire comporter l’énoncé des considérations de droit et
de fait qui motivent la décision.

Or, en l’espèce, la Cour relève que la décision de refus d’admission, après


avoir rappelé les déclarations de M. ADEBAYO (c’est-à-dire qu’il avait été
arrêté le 8 juillet 1998, puis détenu par la police nigériane qui lui aurait re-
proché sa participation à des émeutes, qu’il s’était évadé le 14 septembre
1998 et avait rencontré Mlle SAUBANA en octobre 1998), constate que la
chronologie des faits ainsi rapportés est en contradiction avec les déclara-
tions de celle-ci, ce qui serait, aux termes de la décision, de nature à jeter le
discrédit sur les craintes invoquées. Il en est déduit que la demande d’asile
politique est manifestement infondée.

La Cour considère « qu’il convient d’observer, d’une part que cette motiva-
tion ne permet pas d’avoir connaissance des déclarations de Mlle SAUBA-

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NA et de savoir sur quels points porteraient les contradictions invoquées,
encore moins de porter un jugement sur la bonne foi du demandeur d’asile
(sa compagne de voyage a pu se tromper, leurs propos ont pu être mal tra-
duits, ils ne semblent pas avoir été confrontés).

D’autre part, les arguments invoqués par M. ADEBAYO à l’appui de sa de-


mande d’asile (le fait qu’il aurait été arrêté, puis détenu pour des motifs
politiques, qu’il était membre d’Amnesty International et d’un comité de dé-
fense des droits de l’homme) n’ont même pas été discutés. »

La Cour estime donc que la décision de refus d’entrée est insuffisamment


motivée et entachée d’illégalité, ce qui entraîne la relaxe de M. ADEBAYO
du chef de soustraction à l’exécution d’une mesure d’admission, puisque
celle-ci fonde la poursuite et que la solution du procès pénal dépend de
l’examen de sa légalité.

Référence à rappeler pour avoir copie de l’arrêt :

Plein Droit, jurisprudence n° 422

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