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Julie

de La Brosse
Benjamin Masse-Stamberger

LE POUVOIR
ET L’ARGENT
Les grandes affaires 1960-2015
Introduction

Le Floch-Prigent, Tapie, Pelat, Bettencourt, Messier… autant de noms


qui, dans l’imaginaire collectif, sont synonymes d’affaires qui ont défrayé
la chronique de leur époque et fait les gros titres des journaux. Autant de
personnalités impliquées dans les plus grands scandales économiques et
financiers des cinquante dernières années. Des affaires faites de bruit et
de fureur, où se mêlent l’appât du gain et les connivences entre politiques
et grandes entreprises, avec des dénouements parfois dramatiques.
Dans le récit de cette histoire immédiate, la presse a joué un rôle
central, pour révéler ce que le pouvoir voulait taire ou dévoiler des
mécanismes d’enrichissement que certains auraient préféré garder secrets.
Les grandes affaires économiques, sous la Ve République, sont des
histoires qui, par définition, n’avaient pas vocation à être racontées, et que
quelques juges et journalistes sont allés déterrer à force de pugnacité,
parfois de courage. Premier newsmagazine de France, L’Express a été un
élément moteur dans cette aventure, révélant nombre d’affaires qui ont
fait trembler les pouvoirs politiques et financiers. De grandes plumes
comme Jacques Derogy, Jean-Marie Pontaut ou encore Gilles Gaetner sont
devenues des figures incontournables de ce genre de l’enquête
économique, balbutiante dans les années 1950, et qui a conquis peu à peu
ses lettres de noblesse. Ce sont ces grands articles de L’Express, qui ont fait
date, que nous publions aujourd’hui. Ils sont accompagnés de
présentations qui permettent de les rendre immédiatement accessibles
pour le lecteur contemporain.
Pourquoi publier à nouveau ces articles aujourd’hui ? D’abord, parce
qu’il s’agit de documents historiques de première main, concernant des
dossiers dont beaucoup de protagonistes ont disparu. Ensuite, parce que
ces « papiers » se lisent comme des romans, avec leurs personnages hauts
en couleur, leurs rebondissements tragiques ou cocasses. Enfin, parce que
ces affaires économiques et financières, qui concernent parfois les plus
grandes entreprises françaises (Elf, Société générale, L’Oréal…), sont
aussi des témoins privilégiés de l’évolution économique de notre pays.
Nationalisations, privatisations, financiarisation, déréglementations des
marchés… ces mouvements ont marqué leur époque, et engendré leurs
propres dérives. Les affaires que nous avons sélectionnées illustrent,
chacune à leur manière, un de ces grands bouleversements. Autant dire
que cet ouvrage est aussi le récit, en creux, de cinquante ans de
capitalisme tricolore.
C’est au début des années 1960 qu’éclatent les premières affaires
d’envergure de la deuxième moitié du XXe siècle, donnant lieu à un grand
déballage public. La période de la reconstruction est passée, la croissance
galope, les prix de l’immobilier s’envolent, et les Français renouent avec
leur passion immémoriale pour la pierre. C’est ce secteur qui, entre 1960
et le début des années 1970, est le plus propice aux manipulations
financières. Par exemple l’affaire Pouillon, du nom de cet architecte saisi
par la folie des grandeurs, qui a marqué son époque par sa capacité à
produire à la chaîne des logements modernes, accessibles et confortables
en grande quantité, y compris dans la nouvelle catégorie « barres
d’immeubles ». Las ! Ce bourreau de travail a eu les yeux plus gros que le
ventre : il est finalement accusé de faux bilan, détournement de fonds et
abus de biens sociaux. Il prend la fuite et se lance dans une cavale
effrénée. En 1963, l’enquêteur de L’Express, Jacques Derogy, le retrouve
pour une interview qui restera dans les annales du journalisme
d’investigation.
D’autres affaires immobilières fleurissent alors, comme celle de la
Garantie foncière – l’aventure savoureuse de promoteurs qui persuadent
des particuliers d’investir dans leur entreprise d’achats et reventes
d’immeubles en leur promettant des rendements mirifiques. Il s’agit en
fait d’une pyramide de Ponzi : les premiers clients sont payés avec l’argent
des suivants, et ainsi de suite… Une technique que reprendra quarante
ans plus tard à son compte, de l’autre côté de l’Atlantique, Bernard
Madoff. La preuve que les ressorts des « arnaques » financières, comme les
diamants, sont éternels.
Les affaires diffèrent malgré tout selon les époques : en ces années
1960, beaucoup de dérives sont liées à l’Etat, alors encore au centre de
l’économie. Planification, stratégie industrielle, commandes publiques de
grande envergure sont à l’ordre du jour, malgré le libéralisme tempéré
propre à l’époque gaullienne. Rétrospectivement, les scandales paraissent
cependant moins nombreux que dans nos années 2000, dont l’actualité est
scandée par les scoops politico-financiers. Comment l’expliquer ? Sans
doute la transparence était-elle moins la règle dans un régime où les
grands médias, à commencer par la télévision, étaient encore sous
surveillance étroite de l’Etat. Sans doute, aussi, l’économie et la finance
jouaient-elles dans la société un rôle moins central. Enfin, la justice
demeurait à l’époque extrêmement tributaire du pouvoir : l’ère des « petits
juges », capables de faire vaciller les grands fauves de la politique et du
business à la seule force de leur conviction et de leur opiniâtreté, était
encore à venir.
Malgré tout, au fil des décennies, l’Etat se trouve de plus en plus
souvent ouvertement mis en cause. Ainsi dans l’affaire Gabriel Aranda, du
nom de ce haut fonctionnaire, conseiller technique du ministre Albin
Chalandon sous la présidence de Georges Pompidou, qui a fait trembler le
pouvoir. Celui que l’on avait surnommé « l’archange Gabriel » avait révélé
– documents à l’appui, photocopiés et envoyés au Canard enchaîné –
divers cas de pots-de-vin impliquant le monde politique. Une myriade de
petits et moyens scandales, souvent non sanctionnés, fleurissent ainsi au
cours des années 1970, mêlant corruption et conflits d’intérêts sur fond
d’attributions de marchés publics ou de permis de construire. Pas assez
pour mettre en péril les gouvernements ou susciter des mouvements
d’opinion très puissants, mais suffisamment, déjà, pour instiller une idée
qui ne va faire que croître et embellir au cours des trente années qui
suivent : il y a quelque chose de pourri au « royaume » de France.
Face à cet état de fait, Hamlet avait répondu : « Ce temps est
détraqué. Maudit soit le sort qui m’a fait naître pour le réparer. » François
Mitterrand, à l’instar du célèbre héros shakespearien, se présente comme
celui qui va remettre de la vertu dans la conduite des affaires. Sans doute
sa victoire n’est-elle pas complètement étrangère à cette pétition de
principe. Mais les espoirs seront déçus. Le grand souffle néolibéral venu
de Grande-Bretagne et des Etats-Unis emporte tout sur son passage, y
compris dans l’Hexagone. En 1983, le tournant de la rigueur acte la fin
des illusions pour ce peuple de gauche qui avait cru aux promesses du
programme commun. L’autre politique est enterrée. S’esquissent au
contraire les contours d’un rapprochement entre le pouvoir et le monde
économique et financier, matérialisé par la fin des nationalisations, puis
par le « big bang » des marchés financiers, inspiré par Jean-Charles Naouri
et mis en œuvre par Pierre Bérégovoy. Au-delà, les « années 1980 » seront
les années fric, celles des liaisons dangereuses entre le pouvoir et des
milieux d’affaires quelque peu sulfureux.
Au début des années 1990, c’est un fumet peu ragoûtant d’argent sale
qui accompagne le second septennat de François Mitterrand. A
commencer par le scandale Sormae, qui éclabousse des patrons du secteur
du bâtiment et des travaux publics (BTP) marseillais, accusés d’avoir
recours à un système de fausses factures, en fait destiné à arroser des élus
locaux en échange de l’obtention de marchés publics. Un dossier au
départ purement local qui va aboutir à un scandale national, l’affaire
Urba-Gracco, du nom d’une société conçue pour être une caisse noire
vouée à alimenter le PS. L’affaire et la tentative de Mitterrand d’étouffer le
scandale en faisant voter in extremis la loi d’amnistie de 1990 joueront un
rôle non négligeable dans la défaite socialiste aux législatives de 1993.
Elle symbolise les relations incestueuses qui unissent le pouvoir et les
milieux d’affaires. Elle vient acter, aussi, une désillusion vis-à-vis de la
gauche, dont les pratiques s’avèrent peu différentes de celles de la droite,
elle aussi empêtrée dans une affaire de bureaux d’études bidon, la
Cogedim.
Au-delà de ces manœuvres de partis politiques, ce sont les proches du
président qui vont se retrouver pris dans l’œil du cyclone. A la fin des
années 1980, L’Express, sous la plume de Gilles Gaetner, révèle que Roger-
Patrice Pelat, ami intime de François Mitterrand – les deux hommes se
sont connus dans un camp de prisonniers allemand, pendant la guerre –,
est soupçonné de délit d’initiés dans le cadre du scandale Pechiney… Dans
cette affaire, des familiers du pouvoir ont profité d’une connaissance
intime de la machine gouvernementale pour s’enrichir indûment. Là
encore, la désillusion est grande, même si le président fait tout pour
mettre un fossé entre lui et ces amis devenus fâcheux. Malheur à celui par
qui le scandale arrive…
Les affaires touchent même le gouvernement, comme dans l’affaire
Elf, qui voit Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères,
soupçonné de corruption passive via sa troublante maîtresse Christine
Deviers-Joncour, avant d’être finalement relaxé. Mais l’incarnation la plus
frappante de l’ambiguïté des fréquentations du pouvoir socialiste, c’est
Bernard Tapie. Bretteur, bateleur, enfumeur, l’homme d’affaires est au
cœur des années fric. Il sera aussi, vingt années durant, au centre de
diverses affaires, dont celle du Crédit lyonnais. Ce scandale du Lyonnais
est à la charnière entre deux époques, celle où les gabegies de l’Etat
actionnaire occupent toute l’attention et celle qui, dans les années 2000,
verra surgir en pleine lumière les folies de la dérégulation.
Le Crédit lyonnais est une banque nationalisée, et son patron mégalo,
Jean-Yves Haberer, se montre particulièrement mal avisé dans ses prêts et
ses investissements, accumulant au total un passif de plus de
130 milliards de francs. Ce n’est plus un trou, c’est un gouffre ! Un délire
interprété comme la preuve que l’Etat, irresponsable, ne sait pas gérer, et
qu’il vaut mieux laisser faire le privé, en particulier dans le domaine
bancaire. Au moins leurs dirigeants sont-ils tenus de rendre des comptes à
des actionnaires privés, attentifs à la gestion de leurs deniers. Les vagues
de privatisations bancaires se succèdent en France dans la période qui
suit, d’abord orchestrées par les gouvernements de droite de 1986 et
1993, puis par le gouvernement de gauche issu des législatives de 1997.
Plus tard, la crise démontrera qu’il ne suffit pas de laisser la gestion au
privé pour éviter les catastrophes. Mais n’anticipons pas.
Les années 1990, c’est aussi la décennie de la fin des privilèges. Pour
la première fois dans l’histoire du capitalisme tricolore, de puissants chefs
d’entreprise, à l’image de Loïk Le Floch-Prigent, le patron d’Elf, accusé
d’avoir instauré un gigantesque système de corruption à la tête de la
major pétrolière, sont mis derrière les barreaux comme de vulgaires
justiciables. D’aucuns disent aujourd’hui que l’intraitable Eva Joly a eu la
main lourde avec ce pauvre Le Floch, qui, couvert de psoriasis, souffrait le
martyre dans sa cellule de la prison de la Santé. Mais n’était-ce pas le prix
à payer pour mettre un terme à l’impunité du pouvoir économique, et
surtout défendre l’indépendance du pouvoir judiciaire ? Eva Joly, Renaud
Van Ruymbeke, Laurence Vichnievsky, Eric Halphen, Thierry Jean-Pierre,
Edith Boizette… toute une génération de juges d’instruction,
particulièrement tenaces, va s’élever courageusement contre les turpitudes
des puissants. Jusqu’à l’excès de zèle, parfois. En 1991, la perquisition du
siège d’Urba-Gracco à Paris par le juge Thierry Jean-Pierre donne lieu à
une scène mémorable. Pour fouiller les archives du siège du bureau
d’études soupçonné de financer le parti socialiste, il s’enferme à double
tour au nez du substitut du procureur venu lui annoncer son
dessaisissement, et fait changer les serrures ! « Un cambriolage
judiciaire », selon le garde des Sceaux de l’époque, Henri Nallet. C’est dire
à quel point la tension est vive entre les « petits juges » et le pouvoir.
Dans cette quête de vérité, les journalistes joueront les alliés idéaux,
donnant le tempo médiatique à des affaires tentaculaires, et à leurs
sempiternels rebondissements. Reporter à la rubrique enquête de L’Express
jusqu’en 2013, Jean-Marie Pontaut se remémore son meilleur souvenir de
terrain : cette traque incroyable à l’assaut de l’ennemi public numéro 1,
Alfred Sirven, l’homme lige de Le Floch-Prigent, qui prend la poudre
d’escampette début 1997, à la veille de son audition programmée par les
juges. A deux reprises, pendant plus d’un mois, le journaliste partira sur
les traces de Sirven, réfugié avec son ancienne employée de maison aux
Philippines. Avec l’aide de confrères, il découvrira notamment l’identité
du faux passeport utilisé par Sirven, et parviendra à filmer la demeure du
grand argentier occulte d’Elf, avant une énième évasion. Des images
diffusées au 20 heures de TF1 ! Chance pour le pouvoir en place, capturé
en 2001, l’homme qui aurait dit avoir « le pouvoir de faire sauter vingt
fois la République » refusera jusqu’à sa mort de livrer ses secrets. A la
même époque, dans l’affaire des frégates de Taïwan, les majorités
successives évitent un autre grand déballage public en utilisant l’ultime
arme à leur disposition : le secret-défense. Se heurtant à plusieurs reprises
à ce cadenas judiciaire, le juge Van Ruymbeke ne parviendra jamais à
identifier les bénéficiaires des pots-de-vin versés à l’occasion de ce
gigantesque marché d’armes.
Tous n’auront pas cette chance. Dès le début de son septennat en
1995, Jacques Chirac est « rattrapé par les affaires », pour la plupart
héritées des dix-huit années passées à la mairie de Paris. Un an avant son
accession au pouvoir, la justice ouvre une enquête sur un système de
factures falsifiées ayant permis d’obtenir les marchés publics des HLM de
la Ville de Paris. Elle est la première d’une longue série : emplois fictifs de
la mairie de Paris, lycées publics d’Ile-de-France, billets d’avions payés en
espèces à des proches du président… Certains noms reviennent en
boucle : Louise-Yvonne Casetta, la trésorière du RPR, dite « la Cassette »,
Michel Roussin, le bras droit de Chirac à la mairie de Paris, ou encore
l’inénarrable Charles Pasqua. Sur le fond, les ressorts financiers de la
fraude ne varient guère. Avec la complicité coupable des entreprises, les
partis politiques, le RPR en tête – dirigé de 1976 à 1994 par Jacques
Chirac –, se sont engraissés grâce aux marchés publics.
En 2000, l’étau se resserre un peu plus avec la publication par Le
Monde du contenu de la « cassette Méry », terriblement accusatrice pour le
« clan Chirac ». Dans cet enregistrement posthume, Jean-Claude Méry,
promoteur immobilier et ancien membre du RPR, affirme notamment
avoir remis, en 1986, 5 millions de francs en liquide à Michel Roussin en
la présence de Jacques Chirac… Signe d’un changement d’époque, pour la
première fois, l’immunité présidentielle vacille. De multiples voix s’élèvent
pour dénoncer le statut juridique du chef de l’Etat, qui interdit les
poursuites judiciaires à son encontre pendant l’exercice de son mandat. En
2001, Jacques Chirac est convoqué par le juge Halphen pour témoigner
dans le cadre de l’affaire des HLM, mais l’ancien maire de Paris refuse de
se présenter, invoquant « une violation » de la Constitution ! Dix ans plus
tard, redevenu un justiciable ordinaire, Jacques Chirac sera le premier
président de la République condamné, à deux ans de prison avec sursis.
Durant ces années, les premiers contrecoups de la financiarisation des
économies se font également sentir. C’est le cas dans l’affaire Messier,
sans doute la plus emblématique de ce début des années 2000. Elle vient
clore des années 1990 qui ont été celles de l’accélération de la
mondialisation, après la chute du mur de Berlin en 1989. Avec
l’effondrement du communisme, le capitalisme demeure seul en scène,
comme un moteur qu’on aurait fini par débrider. Un moteur qui va
finalement s’emballer, jusqu’à devenir incontrôlable. Durant cette
décennie, privatisations, déréglementations, financiarisation sont la règle
un peu partout dans les pays développés, jusqu’à l’explosion de 2008. La
chute de Jean-Marie Messier, après celle du courtier américain Enron,
intervient comme un signe avant-coureur. Son groupe Vivendi, qui avait
multiplié les acquisitions et s’affirmait à la pointe de la future convergence
des médias « entre tuyaux et contenus », explose en vol en 2002. Le
groupe est étouffé par une dette de 35 milliards d’euros et risque la crise
de liquidités. Pour financer une croissance externe exponentielle, et
maintenir le cours de Bourse au plus haut, il a procédé à des rachats
d’actions, malgré les difficultés. Survenue le 2 juillet, la chute n’en est que
plus brutale. Jean-Marie Messier, caricature du patron omniscient et
omnipotent, retombe brutalement sur terre. Ceux-là mêmes qui l’avaient
porté aux nues se font une joie de le lacérer à belles dents. Il n’est
pourtant qu’un symptôme, celui des excès de ce capitalisme financier
laissé à lui-même, qui s’envole à la vitesse de la lumière avant de se
fracasser sur ce maudit réel, qui finit toujours par faire retour. Non sans
dommages.
Pour l’heure, l’establishment français du business ne voit en Messier
qu’un mouton noir à l’ego hypertrophié, dont les excès jettent le discrédit
sur un monde patronal par ailleurs sans tache. D’autres affaires auraient
pourtant pu servir d’avertisseur. Telle l’affaire Rhodia, faite de
manipulations de marchés et de trucage de comptes, et dont deux
protagonistes décéderont brutalement – le premier assassiné par sa
maîtresse au cours de jeux sadomasochistes, le second d’un infarctus –
sans qu’on puisse établir de liens entre leur action en justice et ces
drames. Outre son aspect romanesque, l’affaire Rhodia illustre elle aussi
les dérives de ce nouveau capitalisme, où le virtuel, via les marchés
financiers, se substitue progressivement au réel.
Cependant, en ce milieu des années 2000, le péril semble localisé. La
croissance française demeure stable, et la croyance dans les bienfaits de la
financiarisation, solidement ancrée. Les fonds d’investissement se
développent, les grandes banques grossissent toujours plus, et la
spéculation devient monnaie courante, y compris au sein des entreprises
industrielles. Ainsi, même la vénérable Wendel, société tricentenaire,
propriétaire des aciéries de Lorraine, cède aux sirènes de la
financiarisation, sous la houlette de son président du conseil de
surveillance, Ernest-Antoine Seillière, et de son directeur général, Jean-
Bernard Lafonta, jeune polytechnicien aux dents longues, aussi brillant
qu’arrogant. La métamorphose de la belle endormie ne choque personne,
jusqu’au jour où des membres de la famille Wendel, en regardant dans les
comptes, discernent quelques manipulations. Le fisc finira par s’en
mêler…
Mais le vrai basculement, celui qui va changer pour longtemps le
regard de l’opinion sur les excès et dérives de la finance, intervient le
15 septembre 2008, avec la chute de la banque d’affaires américaine
Lehman Brothers. A partir de cette date, plus possible de nier la réalité.
« C’est lorsque la marée se retire, dira le célèbre investisseur américain
Warren Buffett dans une phrase demeurée célèbre, que l’on voit ceux qui
se baignent nus. » En France, une affaire illustre particulièrement les
dérives de ce capitalisme sans entraves, ensauvagé, rendu fou par l’appât
du gain. Il s’agit de l’affaire Kerviel. Le jeune trader issu du « back-office »,
en quête de reconnaissance, a joué plusieurs dizaines de milliards d’euros
sur les marchés, faisant au final perdre à sa banque, la Société générale,
près de 5 milliards. L’affaire pose de multiples questions. Celle du
contrôle, d’abord : comment un établissement qui incarnait l’excellence a-
t-il pu laisser un de ses traders prendre des positions aussi gigantesques ?
Celle du virtuel, aussi, qui permet à des individus de brasser en quelques
secondes des montants qui représentent le PIB annuel de la France. Celle,
plus globalement, d’une société qui a pris pour modèle de réussite – on
découvre alors qui sont ces fameux traders – des jeunes gens préoccupés
uniquement par un enrichissement rapide. Et peu importent les moyens.
Bien entendu, la perte de repères n’affecte pas seulement les jeunes
diplômés des écoles de commerce et d’ingénieurs venus goûter à l’alcool
fort du casino financier. Elle touche surtout les dirigeants de grandes
entreprises françaises, de plus en plus déconnectés. Alors que la crise
financière est en train de mettre des millions de personnes au chômage,
les patrons continuent d’engranger de mirobolants bonus, de négocier
d’indécentes retraites chapeau et de somptueux parachutes dorés. On en a
l’illustration frappante en 2009 avec Thierry Morin, le P-DG de Valeo,
débarqué de l’équipementier automobile en pleine déconfiture avec un
chèque de 3,2 millions d’euros en poche. Arrivé au pouvoir à la veille de la
crise financière, Nicolas Sarkozy, à tu et à toi avec les grands patrons, se
voit obligé de durcir le ton. Figure de la droite décomplexée, il lance une
croisade pour « moraliser le capitalisme ». Sarkozy veut en finir avec les
comptes offshore et les salaires XXL. Mais, comme François Hollande, qui,
en 2012, fera de la finance l’ennemi numéro 1, il se heurte au puissant
lobby patronal, qui lui vend les bienfaits de l’autorégulation, et un code de
bonnes pratiques AFEP-MEDEF fort peu contraignant…
Regarder la fin des années 2000 au travers des scandales touchant les
sociétés françaises peut donner le tournis. Difficile en effet d’établir des
ponts entre l’affaire du Mediator, dans laquelle un laboratoire a
sciemment trompé les autorités sanitaires pour vendre un médicament
dangereux, et celle du faux espionnage chez Renault. Un point commun,
cependant, entre toutes ces affaires : la taille des entreprises, devenues,
avec la mondialisation, des mastodontes capables de s’affranchir des lois
et des pouvoirs politiques. Affaiblis, les Etats sont désormais bien
incapables de faire respecter leurs lois. La nécessité de nouvelles formes
de régulation s’impose, au niveau international.
Cette fois encore, c’est l’Amérique qui s’impose en décidant
unilatéralement de sanctionner les entreprises qui ne respectent pas ses
normes, que ce soit en matière de fiscalité (UBS), de normes
environnementales (Volkswagen) ou encore diplomatiques. La banque
française BNP Paribas se voit ainsi infliger une amende record de près de
9 milliards de dollars, en 2014, pour n’avoir pas respecté l’embargo
américain sur les transactions avec les pays voyous que sont, selon
Washington, le Soudan, Cuba ou encore l’Iran.
Un nouveau cycle est enclenché, dans lequel les rôles respectifs de
l’Etat et des entreprises seront redistribués. Il annonce un nouveau
monde, avec de nouvelles règles, qui susciteront à leur tour de nouvelles
affaires, sans doute déjà en gestation. Aux journalistes de continuer à
« porter la plume dans la plaie », à dire cette vérité que les pouvoirs
peuvent, parfois, avoir intérêt à maintenir hors d’atteinte du citoyen. La
vérité « telle que nous la voyons », suivant la belle formule de Jean-
Jacques Servan-Schreiber, et non tel que l’ordre social, qu’il soit politique,
économique ou médiatique, voudrait nous la faire apparaître. Le combat
continue.
Julie DE LA BROSSE et Benjamin MASSE-STAMBERGER, 2016
Les affaires immobilières
1961-1971

La décennie 1960, ainsi que le début des années 1970, est celle des
scandales immobiliers. Les Trente Glorieuses sont à leur apogée, les
Français vivent une période de prospérité et de modernisation accélérée,
inédite depuis des décennies. La crise n’est pas encore là, et les Français
renouent avec leur vieille passion pour la pierre. Les constructions se
multiplient dans un désordre pas toujours maîtrisé par les autorités, qui
trouvent aussi parfois leur compte à fermer les yeux, voire à favoriser tel
ou tel promoteur ou constructeur ami. Les affaires fleurissent sur ce
terreau, commençant à éroder la crédibilité du monde de l’entreprise,
mais aussi d’un pouvoir dont l’autorité n’était jusque-là guère contestée.
En ce début des années 1960, l’affaire la plus spectaculaire en la
matière est l’affaire dite du Comptoir national du logement. Dans l’œil du
cyclone, un homme, flambeur, charmeur, hâbleur, travailleur acharné,
mais aussi animé par une folie des grandeurs qui va le conduire au bord
du gouffre : Fernand Pouillon. Aussi novateur qu’ambitieux, l’homme a
construit sa réputation durant l’après-guerre et la reconstruction, qui lui a
permis d’asseoir sa réputation, mais a aussi éveillé le ressentiment de
beaucoup de confrères, agacés par un succès qui s’accompagne parfois
d’une certaine morgue. En ce milieu des années 1950, Pouillon n’a pas
que des amis, loin s’en faut. Il crée alors le Comptoir national du
logement, une société dans laquelle, sous une série de prête-noms, il est à
la fois architecte, promoteur et entrepreneur, un cumul à l’époque
interdit. Il se lance notamment dans un projet moderniste qui fait
sensation, la construction de la résidence du Point du Jour, à Boulogne-
Billancourt. Deux mille logements ultramodernes, avec appartements tout
équipés, et même une façade recouverte de feuilles d’or. Mais ce qui
devait être l’apothéose de sa carrière sera l’origine de sa chute :
malversations, difficultés de vente, problèmes internes entre les
partenaires aboutissent finalement, le 5 mars 1961, à l’arrestation de
Fernand Pouillon et de quatre de ses collaborateurs accusés de faux
bilans, détournement de fonds et abus de biens sociaux.
Malade, hospitalisé, Pouillon s’évade de sa clinique en
septembre 1962. Sa cavale, en Suisse et en Italie, durera quelques mois. Il
comparaît finalement en 1963, et est condamné à quatre années de
prison, avant d’être libéré en 1964. Ne pouvant plus exercer en France, il
s’exile en 1966 en Algérie avant de revenir en 1984, après avoir été
réintégré dans l’ordre des architectes français en 1978. Plus tard, Pouillon,
qui, outre ses qualités indéniables d’architecte, dispose d’une plume alerte
et acérée, clamera avoir été la victime d’un complot ourdi contre lui. Par
qui ? Des lieutenants du gaullisme en cheville avec des promoteurs
concurrents ? Des collègues architectes jaloux de son insolente réussite ?
Des sympathisants de l’Algérie française, ciblant un homme qui ne cachait
pas ses sympathies pour le FLN, et qui rejoindra plus tard l’Algérie pour y
poursuivre son métier d’architecte ? L’histoire ne le dit pas, mais sa chute
rocambolesque inaugure une série de scandales immobiliers qui
s’amplifient encore après le départ du général de Gaulle.
Les entreprises troubles fleurissent, où promoteurs peu scrupuleux et
politiciens en quête de fonds s’arrangent pour contourner la loi. Comme le
disait Georges Pompidou : « L’immobilier, c’est nécessaire, sans doute,
mais c’est mal fréquenté. » Sous sa présidence, parmi les nouvelles
affaires, il faut citer celle de la Garantie foncière. Créée en 1967 par
Robert Frenkel, cette société civile immobilière achète des immeubles
avec l’argent d’épargnants (ils seront plus de douze mille), en leur
promettant un rendement de plus de 10 %. Pour faciliter ses affaires,
Frenkel a eu l’intelligence de s’adjoindre un soutien politique de poids en
la personne du comte André Rives dit Rives-Henrÿs, député de Paris et
ancien secrétaire adjoint de l’UDR, le parti gaulliste. De quoi couvrir des
pratiques pas forcément toujours très nettes : il se révèle que la Garantie
foncière paye une partie des intérêts de ses épargnants avec les apports
des nouveaux souscripteurs. Une sorte de pyramide de Ponzi, un mode de
fonctionnement illégal qui fera plus tard les beaux (et les mauvais) jours
de Bernard Madoff.
L’affaire finit par éclater, mettant au jour les collusions entre le
pouvoir politique gaulliste et ces nouveaux riches entrepreneurs qui ne
s’embarrassent plus guère de scrupules. L’Humanité titre « A bas les
voleurs », François Mitterrand dénonce l’affairisme de la droite, tandis que
Michel Poniatowski, proche de Valéry Giscard d’Estaing, vilipende la
« République des copains et des coquins ». Le procès démarre fin 1973, et
les principaux protagonistes sont finalement condamnés en mars 1974. Le
procès marque la fin d’une époque. Le président Pompidou décède en
avril 1974. Les Trente Glorieuses se terminent. Rien ne sera plus jamais
comme avant.
B. M.-S.
« J’ai retrouvé Pouillon »
Jacques Derogy
Jacques Derogy a retrouvé le personnage central de l’affaire du Comptoir
national du logement, Fernand Pouillon, en cavale depuis septembre 1962,
date à laquelle il s’est évadé de la clinique où il était retenu. Au long d’un
entretien-fleuve, Pouillon, toujours aussi pugnace et fidèle à sa légende, livre
sa vision d’une affaire qui défraie la chronique depuis deux ans. (L’Express
du 9 mai 1963.)

Un spectre hante le prétoire de la onzième chambre correctionnelle où
se poursuivent, depuis une semaine, les débats fastidieux du procès des
dirigeants du CNL. Il est évoqué à tout instant par les inculpés qui
cherchent à se décharger sur lui en en faisant leur démon, leur mauvais
génie. Par les témoins, les magistrats, les avocats qui en brossent des
portraits contradictoires. On l’attendait, à l’ouverture des audiences, avec
l’espoir de le voir donner à la complexité des controverses comptables une
coloration pittoresque et au mécanisme du scandale des dimensions
politiques.
Mais voilà : pour la justice, Fernand Pouillon est demeuré un fantôme
introuvable depuis son évasion, le 9 septembre dernier, de la clinique où il
était en détention préventive. Le dernier signe de vie qu’elle possède de
lui est la lettre adressée à une amie et postée à 4 h 30, à Paris, la nuit de
son évasion :
« Lorsque vous recevrez cette lettre, j’aurai réussi ou échoué : des
milliers de kilomètres me sépareront de ce pays qui m’a fait tant de
mal… »
Je viens de rencontrer Fernand Pouillon à l’étranger. Je l’ai trouvé tel
qu’en lui-même enfin sa légende le change, pourri d’orgueil autant que de
talent, avec sa haute silhouette osseuse et son long visage de vieil
adolescent reconnaissable à cinq cents mètres.
Démuni, malade, il est resté le personnage hors série – ennemi du
banal et du médiocre – du temps du faste et de la splendeur, du temps de
« Pouillon le Magnifique » : inquiétant, séduisant, extravagant.
Des yeux sombres tapis à la base d’un crâne que rehausse une crinière
encore noire, un nez proéminent, des dents de carnassier, deux sillons
droits dans le creux des joues, une planche en guise de corps, tout en
angles et en arêtes vives, des jambes d’échassier, au bout de ses bras
immenses, de belles mains racées qui dansent sans cesse dans l’air.
Tendu, nerveux, le verbe sec mais disert. L’accent du Midi, entraînant,
impératif. La voix chaude, qui se prête aux éclats de la colère, au
débordement sentimental ou au ton du mépris.
— Pourquoi je ne me suis pas présenté ? Parce que je ne tiens pas à
crever en prison. Je sais ce que je risque : après tout ce qui a été dit et
écrit sur moi, après avoir été jeté en pâture à l’opinion et avoir servi de
bouc émissaire à je ne sais quel règlement de comptes politiques, je ne
peux pas ne pas être condamné. Eh bien ! je refuse cette injustice. Je
préfère finir dehors en vous disant merde à tous.
Avant d’accepter de répondre à mes questions, Pouillon se lance dans
une diatribe.
— Vous avez été les premiers à publier cette photo policière me
représentant en jabot et en manchettes de dentelles. On a dit que
j’ordonnais toutes mes réceptions dans cet accoutrement bizarre. Savez-
vous de quoi il s’agissait ? De la fête donnée pour le dix-huitième
anniversaire de ma fille Claude, qui avait acheté ce déguisement au
Marché aux Puces et avait trouvé très drôle d’en affubler ses invités. La
photo a été coupée : à côté de moi, dans la même tenue, il y avait un
honorable confrère de Marseille. On a parlé de mon manteau de vigogne
doublé d’ocelot. C’était du loden. On a parlé de Rolls blanche conduite par
un chauffeur noir. Pure invention. De fontaines lumineuses débitant le
whisky et le soda à gogo, dans mon hôtel particulier de la rue des Ursins.
La même chose. D’abord du whisky, ça n’est bon qu’en bouteille. Ensuite,
il s’agissait d’une simple conduite d’eau potable glacée dans la salle de
bains comme en ont souvent les grands hôtels.
Bon. Je prends note. L’orage est passé. J’enchaîne :
— Pourquoi avoir aggravé votre situation en vous évadant de cette
clinique où vous bénéficiiez, après tout, d’un régime de faveur ?
— Ma santé n’aurait pas résisté à un an de plus de cette vie recluse.
C’était le délai minimum qui m’avait été indiqué pour la date du procès.
Or, l’instruction et les confrontations étaient terminées depuis deux mois.
Ce n’est pas l’approche du jugement, mais au contraire la perspective
d’une prolongation indéfinie de ma détention qui m’a poussé à m’enfuir.
Les traitements douloureux que je subissais à la clinique n’avaient fait
qu’aggraver mon état. J’avais le sentiment que j’allais y laisser ma peau, et
même qu’on n’attendait que cela, surtout quand j’ai appris par mes
1
avocats que ma demande de mise en liberté n’aurait aucune chance
d’aboutir. On devait me faire libérer dans le courant du mois d’août. Mais
Matignon, sur ordre de l’Elysée, s’est interposé : il y avait des raisons
d’Etat qui s’opposaient à la libération de Pouillon. On se contenta de dire :
« Nous faisons tout pour lui rendre la vie aussi agréable que possible. Il
peut recevoir tous les amis qui demandent des permis, vivre avec son
épouse, voir ses enfants, nous ne pouvons faire mieux pour lui. S’il a
besoin d’argent, nous le laisserons publier ses écrits. Sauf aggravation de
son état de santé, il restera à Ville-d’Avray jusqu’à nouvel ordre… »
— C’était tout de même des conditions exceptionnelles.
— Ce qui est exceptionnel c’est qu’on m’ait laissé en détention pour
des raisons d’opinion publique, malgré une expertise médicale qui, pour
tout autre, aurait valu une liberté provisoire.
— De quoi souffriez-vous ?
— D’une vieille infection pulmonaire, de dérèglement nerveux, de
troubles glandulaires avec des analyses biologiques désastreuses. Cinq
jours après mon incarcération, le 5 mars 1961, j’ai été transféré à
l’infirmerie de Fresnes, où le médecin-chef n’a pas voulu prendre
longtemps la responsabilité de me garder, tant mon état était inquiétant.
Le 1er mai, j’ai été transporté de toute urgence dans une clinique
chirurgicale de la rue d’Alleray à 700 000 francs par mois, puis deux mois
plus tard dans cette clinique de névrosés, de drogués et d’agités de Ville-
d’Avray, qui s’apparentait davantage à un hôtel. J’étais considéré
médicalement comme condamné : deux à trois transfusions par semaine,
des séries de piqûres n’avaient raison ni de ma fièvre – je me tapais du 39°
tous les soirs – ni des abcès qui me couvraient le corps. Les traitements
intempestifs m’avaient rendu infirme et m’avaient amené à un poids de
47 kg pour 1 m 86. C’est à ce moment que des médecins personnels furent
admis à mon chevet, qui, diagnostiquant une amibiase insoupçonnée,
modifièrent la thérapeutique et me permirent de reprendre des forces, au
début de l’été. Cette « prison dorée » de 3,50 m sur 4, avec lit de cuivre et
sans tapis, que je n’ai pas quittée pendant quatorze mois, revenait quand
même à 150 000 F par semaine – pension de Vera comprise.
— D’où venait l’argent ?
— Des amis se cotisaient pour m’aider à survivre. Mais, puisqu’on me
dit si riche, je m’étonne que vous me posiez cette question.
— N’avez-vous pas été l’un des principaux profiteurs des
détournements du CNL, qui se sont montés à plus d’un milliard d’anciens
francs ? Le président Fonade ne vous accuse-t-il pas d’avoir bénéficié de
670 millions sur les seules opérations délictueuses, sans compter
456 millions d’honoraires ?
Pouillon m’arrête d’un geste, me foudroie de son regard noir, désigne
une liasse de papiers :
— J’affirme, en conscience, n’avoir jamais pris part à ces
détournements. J’étais à la tête d’une fortune gagnée honnêtement en
tant qu’architecte et en tant qu’homme d’affaires. Bien avant d’être
inquiété par la Justice et jeté en pâture à l’opinion, j’en ai remis la totalité
entre les mains de personnes qui m’ont affirmé à cette époque pouvoir
sauver l’affaire.
— Quelles personnes ?
— Le pool bancaire qui s’était constitué sous l’égide de l’Immobilière
Construction de Paris pour financer la reprise des travaux. Dès le
10 octobre 1960, j’avais réuni les créanciers du CNL pour proposer tous
mes biens immobiliers, mobiliers et même mes honoraires par délégation.
J’avais un ensemble de valeurs qui représentaient environ 1 100 millions
d’actif. Pour passif, j’avais celui laissé par le groupe Larrue-Haag et
Compagnie, le montant des travaux de restauration à l’hôtel des Ursins,
les factures d’agence en retard de règlement, soit environ 500 millions. Je
pouvais donc disposer de 600 millions pour alimenter la trésorerie du
CNL. Je leur dis donc : « Messieurs, ces sommes sont à vous. Je vous les
donne en garantie ou en toute propriété si nécessaire. En les remettant
dans le circuit, je vous affirme que non seulement le CNL, depuis son
début, ne m’a pas rapporté un franc, mais encore va me coûter plus de
100 à 200 millions. » Au moratoire du 15 décembre, j’ai effectivement mis
à la disposition du pool l’ensemble de mes investissements et de mon
patrimoine, réduisant de 90 % mon agence d’architecte qui faisait l’orgueil
de ma vie, vendant meubles et bibliothèque pour indemniser un personnel
de premier plan. Toute cette opération de renflouement s’est faite sous la
caution de deux ministres : Sudreau et Baumgartner. Leurs lettres sont au
dossier. Sudreau a accepté la reprise de l’affaire, Baumgartner l’étalement
de la dette fiscale laissée par la gestion Larrue.
— Mais d’où provenait la fortune dont vous avez fait ainsi rapport ?
— J’ai mené à bien, en quinze ans, 85 milliards de travaux, qui
représentent notamment 25 000 appartements, sans compter les
bâtiments publics. Au taux d’usage de 4 %, cela m’a fait 3 milliards et
demi d’honoraires. Avec, j’ai fait vivre cinquante à cent collaborateurs, soit
15 à 25 millions par mois de charges et de frais généraux. C’était, depuis
dix ans, le plus grand cabinet d’architecte. Quoi d’étonnant à ce que j’aie
pu mettre de côté un demi-milliard sous forme de meubles, d’immeubles
et d’objets d’art ? Le CNL n’a représenté, dans ces activités, que
15 milliards de travaux.
— Puisque votre cabinet marchait si bien, pourquoi vous être lancé
dans les affaires ?
— Justement pour faire face à cette charge et permettre à ce capital
de matière grise de continuer sur sa lancée. De 1945 à 1957, je n’avais
exécuté que des commandes d’Etat ou d’offices publics. Je n’avais pas
cherché à gagner de l’or dans le secteur privé. Claudius Petit m’avait mis
le pied à l’étrier de la reconstruction de Marseille en 1947. Je me suis
trouvé bientôt à la tête d’une agence importante, dans un immeuble que
j’avais construit sur la Canebière, effectuant des travaux considérables
dans la région et remettant en honneur la pierre de taille, ce qui me valut
de faire la connaissance de Blachette et de Chevalier. Ils m’ont chargé, en
1952, de réaliser le programme municipal du Grand Alger : avec mes
travaux en préparation, cela faisait un ensemble de plus de 20 milliards.
J’ai dû adapter mon agence, doubler le nombre de mes collaborateurs,
tous spécialistes sous contrat, partager ma semaine entre Marseille, Alger
et Téhéran, et parcourir, pendant quatre ans, 15 000 kilomètres par mois,
toujours de nuit, pour être présent, chaque matin, sur l’un de mes
chantiers. A partir de ce moment, j’ai été obsédé par un problème :
comment faire tourner mon agence sans à-coups ? J’étais arrivé à avoir un
cabinet qui ne pouvait plus s’alimenter régulièrement par ces seules
affaires publiques. Alger et Marseille allaient en décroissant. J’aurais pu
alors liquider ce personnel et cet outil de travail splendide qui avait la
réputation de construire plus, mieux et moins cher que les autres et me
retirer, fortune faite, dans l’enseignement et la commande officielle.
J’avais alors un patrimoine de 350 millions et 100 millions de liquide. J’ai
préféré jouer à quitte ou double, chercher des ressources régulières pour
faire rouler ce qui était ma raison de vivre : mon cabinet et ses buts, que
l’on peut qualifier de tous les noms d’oiseaux, sauf d’escroquerie. J’ai donc
investi à partir de 1956 mon avoir disponible dans une affaire dont je
serais l’architecte : le CNL. Les travaux d’Etat pouvaient m’assurer un
milliard par an. Il m’en fallait cinq fois plus. Seule la région parisienne
pouvait me procurer des débouchés suffisants. Je me suis donc lancé dans
l’aventure de la promotion.
— Ce n’était pas compatible avec les règles de votre métier.
— D’accord, mais j’y voyais le moyen d’atteindre mes deux buts
d’architecte : l’abaissement du prix de revient et la qualité humaine des
ensembles construits. J’ai toujours construit à 20 ou 30 % au-dessous des
prix pratiqués. A Marseille, j’avais fait gagner un milliard aux sinistrés.
Demandez plutôt à Sasportes. A Alger, j’ai cassé le marché de la
construction. A Boulogne, comme à Pantin et Montrouge, j’ai également
fait baisser le prix du mètre carré de 20 à 30 %. Je donnais le grand
confort au prix où les autres font les HLM. J’ai toujours considéré la vie en
HLM comme inhumaine. J’ai horreur de ces blocs de parpaings et de
béton, et je ne voudrais pas mettre un homme dans un endroit où je ne
voudrais pas habiter moi-même. Tout le monde s’accorde à reconnaître
que mes groupes ne donnent pas la nausée quand on se met à leur
fenêtre. C’est pourquoi, moi, architecte, je n’ai pas hésité à mettre mes
100 millions, par l’intermédiaire de Mouret, dans une société de
promoteurs constituée au départ avec une quinzaine de financiers. Brac
de La Perrière, qui avait été au cabinet de Chevalier, amena Haag et
Ducher, et celui-ci Leroy et Larrue. Moi, je n’y passais que deux jours par
semaine. Quand j’ai emménagé mon agence à Paris, fin 1957, le
programme des opérations était le suivant : 3 500 logements représentant
16 milliards de ventes. Le bénéfice envisagé par plus-value de parts était
de 10 à 12 % net, alors que la plupart des promoteurs parisiens prennent
de 25 à 45 %.
— Avez-vous pris part à la négociation des terrains Salmson ?
— Non, et je crois que c’est là que le CNL a creusé sa tombe en
édifiant sa fortune. L’affaire avait été signalée par Leroy, mais la Société
générale foncière était déjà dessus. Aussi ai-je été surpris quand, deux
mois après, Haag, Larrue, Leroy me demandèrent d’étudier un plan-masse
pour ces terrains redevenus disponibles. Il y eut un déjeuner organisé à ce
sujet chez Taillevent, avec un directeur du cabinet de Ramadier. Puis le
groupe me demanda d’avancer 60 à 100 millions sur mon compte
créditeur, pour l’achat d’actions ou de droits occultes sur ces terrains. Ne
comprenant rien à cette affaire, je me mis au travail et, en un délai record,
j’établis un avant-projet d’urbanisme qui fut soumis à M. Sudreau, alors
commissaire à la Construction. Celui-ci fut enthousiasmé et me chargea
par la suite personnellement d’aménager les îlots voisins. Le groupe
m’annonça alors que, malgré son capital de 125 millions, le CNL avait
acquis pour 500 francs (anciens) la liquidation de la société des moteurs
Salmson, dont le passif était de l’ordre de 2 milliards. C’était beau, non ?
Et cela grâce à l’appui des ministères des Finances, de l’Industrie et du
Commerce et de la présidence du Conseil. Or j’ai appris à l’instruction que
102 millions avaient été attribués, à cette époque, à des personnes qui
figurent dans la comptabilité sous la rubrique X. Il n’est pas difficile de
faire le rapprochement entre le caractère occulte de ces versements, les
facilités obtenues – y compris les dérogations aux permis de construire –
et les déjeuners chez Laurent, chez Potel et Chabot et autres, où Haag,
Brac, Larrue et Leroy me recommandaient de « faire du charme » à de
hauts fonctionnaires des quatre départements ministériels intéressés. Bref,
Haag avait démissionné de la présidence du CNL pour prendre celle des
moteurs Salmson, puis pour revenir avec les terrains à la tête du CNL.
C’était une histoire de fous. J’obtenais, en ce temps-là, toutes les
autorisations et tous les passe-droits imaginables pour réussir la plus
grande opération d’urbanisme privé de la région parisienne. Larrue
centralisait les comptabilités des sociétés immobilières et confondait les
trésoreries des entreprises filiales, dont j’avais demandé la création pour
normaliser le prix du mètre carré, avec celle du CNL, contrôlant ainsi tous
les cordons de la bourse. Mais, pour moi, seuls importaient la surveillance
des chantiers et l’état d’avancement des travaux.
— Quand vous êtes-vous rendu compte de la mauvaise tournure de
l’affaire ?
— Les ventes ne suivaient pas le rythme du chantier. Ducher, qui
raflait sans rien dire 4 % au passage, s’occupait d’opérations extérieures.
Un nouveau directeur des ventes m’avisa alors du désordre qu’il constatait
dans la gestion de Larrue. Celui-ci refusa de me donner une situation
générale de l’échéancier-recettes. D’où disputes et scission inévitables. La
crise éclata en avril 1960. Larrue envisageait de faire déposer le bilan de
l’entreprise-pilote et de stopper le chantier, s’apprêtant à faire supporter
aux entrepreneurs les difficultés de trésorerie du CNL. Je m’aperçus
également que les travaux particuliers (châteaux, chalets, etc.) n’étaient
pas débités par Larrue et je fis réclamer par les entreprises le montant des
factures. Le groupe Larrue prit peur et proposa de quitter le navire en
emportant ses parts de bénéfices, l’affaire étant largement in bonis, qu’ils
disaient. Ecœuré d’un tel maquignonnage, j’ai accepté de signer, sans
même le lire, le fameux protocole du 10 mai 1960, un monstre juridique
établi par quatre docteurs en droit, et aux termes duquel le groupe
prélevait 350 millions sur les 800 millions d’actif disponible au dire de
Larrue, et 150 millions d’appartements 2.
— L’accusation vous reproche d’avoir abusé là de biens sociaux, en
payant le départ de vos associés avec les fonds des souscripteurs.
— Mais ce sont eux qui se sont attribué ces sommes qu’ils
considéraient comme des plus-values acquises ou futures, comptant bien
que j’arriverais à sauver l’affaire. Ce sont eux qui ont exécuté eux-mêmes
le protocole en se payant sur les biens sociaux du CNL. Mon tort, c’est de
les avoir laissés faire, mais j’étais d’accord pour sauver le chantier à tout
prix, quitte à me ruiner, pour éviter la ruine de mon métier.
— On vous reproche d’avoir bénéficié également des dilapidations du
CNL qui se sont élevées à 1,5 milliard.
— Ecoutez, 1,5 milliard, cela pouvait représenter les plus-values de
parts normales pour les 15 milliards d’opérations immobilières réalisées
depuis le début du CNL. Un bénéfice de 10 % ferait sourire n’importe quel
promoteur. En fait, le bilan de Larrue était aussi truqué que le protocole
était sans valeur. En faisant procéder à une expertise comptable et
administrative, on s’est aperçu que la gestion du CNL était depuis cinq ans
en infraction continue avec les lois sur les sociétés et qu’il manquait
700 millions à la trésorerie pour faire face à l’échéance d’octobre. En fait,
le « trou » du milliard et demi avait été provoqué, pour un tiers, par la
gestion malencontreuse du groupe Larrue : fiasco immobilier à Monaco,
financement du journal d’arrondissement de M. Le Tac, commissions de
Ducher, etc. ; pour un tiers, par le vol commis par le même groupe en
exécution du protocole ; pour un tiers, enfin, par les prélèvements en
compte courant et les travaux particuliers, correspondant aux bénéfices
réalisés sur les plus-values des actions réparties à égalité entre le groupe
et moi. Or le bénéfice retiré par le groupe était, pour une mise de fonds
initiale de 25 à 30 millions, de l’ordre de 1 160 millions. Pour Mouret –
c’est-à-dire moi – avec un apport de 100 millions, de l’ordre de
300 millions.
— Mais ces bénéfices n’étaient pas réguliers, puisque prélevés
prématurément et appuyés sur de faux bilans.
— Je ne m’en suis aperçu qu’après le départ du groupe. Et qu’est-ce
que j’ai fait alors ? Tous mes avoirs ont été liquidés, sur mon ordre, dans
de plus ou moins bonnes conditions, alors que le CNL n’était toujours pas
en faillite et que les véritables voleurs n’ont toujours pas rendu gorge !
Cette fois, Pouillon s’indigne, brasse ses papiers, dessine je ne sais
quelle épure dans l’air.
— Pourquoi n’a-t-on jamais parlé de la suite ? C’est de mon propre
chef que je me suis fait hara-kiri, pour que personne – et surtout pas les
souscripteurs – ne soit lésé. En vain. Une seconde fois, j’ai été abusé par
les signataires du moratoire du 15 décembre, par lequel je cédais tous mes
biens, dont les plus importants étaient antérieurs ou extérieurs au CNL,
puisque le moratoire fut considéré comme un chiffon de papier après la
campagne de presse due au jugement du tribunal de commerce sur la
gestion Larrue.
Pouillon brandit une feuille remplie d’une colonne de chiffres :
— En tant que sommes, je peux prouver que le CNL m’a ruiné et que,
malgré la mauvaise réalisation de mes biens, j’ai payé plus que le CNL ne
m’avait soi-disant rapporté. J’ai, avec mon agence, liquidé mon capital de
matière grise, et c’est la seule perte sur laquelle j’ai chialé.
Un silence. Les yeux de Pouillon s’embuent.
— J’avoue que, dans ma vie tourmentée et fatigante, j’ai perdu la
notion de la valeur de l’argent. Pourvu que je trouve de quoi faire rouler
mon agence, je ne me rendais plus compte de mes dépenses personnelles.
Mais j’ai toujours eu conscience de dépenser l’argent gagné par mon
travail, et non celui des autres. J’étais à l’échelle d’un grand chirurgien,
d’un grand peintre ou d’un grand industriel. On s’indigne que j’aie mis
110 millions dans l’hôtel des Ursins, mais non que Karim Aga Khan en ait
racheté le bail pour la même somme. Et il existe des centaines
d’appartements, à Paris, qui sont revenus plus cher à des gens qui n’ont
pas produit le dixième de moi. Est-ce un crime d’aimer restaurer les
châteaux plutôt que de faire des placements dans le pétrole ou dans
l’exploitation des logements en location ? Si j’ai eu une vie large, c’est que
je faisais mon métier comme un forcené. Demandez à des architectes ce
que représentent 85 milliards de travaux. Si j’ai eu une vie large, c’était
pour construire encore et toujours. Je demande, dans tout cela, où est ma
culpabilité. J’ai joué, j’ai perdu. J’étais riche, je suis pauvre. J’avais un
métier, je suis un homme fini.
— Dommage que vous ne le disiez pas au tribunal.
— Non, car on veut me faire endosser les responsabilités de la gestion
Larrue, alors que, après le 10 mai, aucune infraction n’a été relevée par
les experts. Je veux bien passer en jugement pour Connerie, avec un
grand C, mais pas pour escroquerie.
— On a dit que votre fuite avait d’autres motifs, que votre silence
pouvait avoir des implications ou des utilités politiques.
Pour la première fois, un large sourire découvre les dents de Pouillon.
Il ouvre un cahier, chausse ses lunettes et se met à me lire le premier
chapitre de ses Mémoires d’outre-tombe, comme il dit, où il fait, avec une
patte de grand écrivain, le récit de son évasion.
— Vous voyez, rien de mystérieux. Je n’ai jamais entretenu chez moi
de clientèle politique. S’il y a eu trafic d’influence dans l’affaire Salmson,
ce n’était pas de mon fait. Pour l’affaire Le Tac, voyez Ducher. On a dit
que je m’étais présenté aux élections municipales, à Romilly, sous
l’étiquette UNR. Ce n’est pas vrai. La seule étiquette que j’aie jamais
portée de ma vie, c’est celle du PC, de 1942 à 1946. J’ai quitté le parti
après une engueulade avec Francis Ponge, que j’ai traité de fesse-mathieu.
Dès le début de la guerre d’Algérie, j’étais naturellement pour la
négociation avec le FLN. J’ai logé 4 000 Algériens dans mes cités.
— Alors, comment vous expliquez-vous votre rôle du bouc émissaire ?
— Par une conjuration de plusieurs facteurs : pour l’Elysée, j’étais le
type du promoteur escroc idéal à mettre en vedette pour masquer la
carence d’une politique du logement ; pour Debré, l’occasion d’un
règlement de comptes avec Sudreau – on m’a arrêté un dimanche,
profitant d’un voyage de Sudreau à Nice ; pour la presse de gauche,
l’affaire Stavisky du nouveau régime ; pour l’extrême droite, le moyen de
discréditer les libéraux d’Alger. Sans compter les haines anciennes, les
jalousies professionnelles, la coalition des promoteurs dont j’avais cassé
les marchés, etc.
— Tout ça, c’est bien joli pour votre défense. Mais que faites-vous de
la situation des souscripteurs ?
— Il faut distinguer plusieurs catégories. Plus de 1 000 ont eu leur
appartement dans les conditions prévues et à un prix avantageux
puisqu’on m’a dit que, depuis, leur appartement avait pris 50 % de plus-
value. Il reste deux catégories malheureuses, la première, ceux qui avaient
leur appartement presque terminé et qui ont dû attendre plus d’un an la
fin des travaux, ceux-là ont perdu beaucoup en fait d’habitation
provisoire. Enfin, ceux pour qui l’immeuble était en cours de gros œuvre
ou pas encore commencé, et c’est à eux que va toute ma peine. Au
moment de l’arrêt du chantier, je me suis senti coupable vis-à-vis d’eux de
n’avoir pas su le mener à bonne fin, moi qui, toute ma vie, ai veillé aux
délais et aux prix. J’avais sacrifié pour eux le fruit de vingt ans d’efforts et
mon agence. En vain. De ceux-là, on s’est moqué éperdument en arrêtant
les chantiers, en déchirant le moratoire, en me foutant en cabane. Vous
connaissez l’histoire du canonnier que raconte Victor Hugo dans
Quatrevingt-treize : comme lui, il fallait me fusiller après, pas avant.
Pouillon esquisse un nouveau sourire, détend ses jambes de coq, agite
sa crête noire, et me tend tout à coup le creux de sa main :
— Vous voyez, ma ligne de vie s’arrête à la cinquantaine. J’y suis.
Encore quelques pages à ajouter à mes Mémoires. Et, dans mon
portefeuille, juste de quoi durer encore le délai d’un cancer.
Immobilier : l’argent sale
Jean-Jacques Faust
L’Express revient sur l’affaire complexe et intriquée de la Garantie foncière,
dénoue avec pédagogie les fils de ce dossier où s’entremêlent intérêts
politiques et financiers, et met en lumière les principales personnalités mêlées
au scandale. Un éclairage qui en dit long sur les dérives d’un secteur alors en
plein boom. (L’Express du 19 juillet 1971.)

A l’heure des départs pour Saint-Tropez, le monde français de l’argent
est en éruption. Et le grand public voit dans ce jaillissement trouble ce
qui, si longtemps, avait été dérobé à sa vue. A savoir qu’il n’y a pas de
grosse fortune vite acquise sans collusion politique.
La Garantie foncière, société civile immobilière, a sauté la première,
mais les explosions, maintenant, se succèdent. Mardi, le parquet de Paris
révélait que les frères Willot avaient été inculpés, au début d’avril, pour
infraction aux lois sur les sociétés et abus de biens sociaux. Les quatre
frères Willot sont les nouveaux champions, un peu acrobatiques, du textile
et des grands magasins. En principe, ils n’ont rien de commun avec la
Garantie foncière, sinon qu’ils lui vendaient des immeubles. Mais au-
dessus du volcan – comme à Puteaux, comme à l’île de Ré, comme à La
Villette – les fumerolles dessinent de vilaines images de corruption et de
trafic d’influence.
Sous la présidence de M. Jacques Chaban-Delmas, le comité de liaison
de la majorité s’en est préoccupé. Vendredi matin, le Premier ministre
affirmait : « Le gouvernement, qui a pris l’initiative des poursuites, veille
et veillera à ce que toute la lumière soit faite sur ces affaires, quelles que
soient les personnes mises en cause. » L’Elysée appuie. Avant de servir
l’Etat, M. Georges Pompidou aurait dit : « L’immobilier, c’est nécessaire,
sans doute, mais c’est mal fréquenté. » L’UDR, pourtant, ne s’est pas
privée d’y avoir des intimités.
C’était, en septembre 1970, le temps de la splendeur. La Garantie
foncière avait rempli le paquebot Mermoz de souscripteurs et de
journalistes. Et le champagne coulait…
Trois hommes régnaient sur ces flots : M. Robert Frenkel, directeur
financier de la société, M. André Rives-Henrÿs de Lavaÿsse, député UDR
de Paris, son P-DG, et Me Victor Rochenoir, avocat, conseil juridique et
fiscal. Gros chat luisant de malice, M. Frenkel posait au gestionnaire
intègre. L’argent des autres, c’était son affaire. Avec un faux air
d’Aznavour, l’avocat faisait état d’un passé de militant gaulliste. Et le
député, venu tout droit des allées du pouvoir, apportait cette solennité
bien habillée qui rassure l’épargnant.
On voit aujourd’hui à quoi servait la solennité. M. Frenkel et sa femme
Nicole sont en prison, inculpés d’abus de confiance. Me Rochenoir a été
récusé par le juge d’instruction. Parce que sa participation aux affaires de
la Garantie foncière était trop voyante et que le code de déontologie du
barreau interdit à un avocat de porter le titre de conseil fiscal. Quant à
M. Rives-Henrys, il se claquemure dans un luxueux appartement de
Cannes. Faute de pouvoir se résoudre à se déclarer ou dupe ou complice.
Le scandale est là. Il est dans cette imbrication du pouvoir et de
l’argent, des affaires et de la politique. Il est dans le réseau des protections
et des complaisances à l’abri desquelles la cupidité se déploie jusqu’à la
spoliation de l’épargne publique.
C’est M. Pierre Chatenet, président de la Commission des opérations
de Bourse, organisme d’Etat, qui a déchiré ce tissu. Avec l’accord du
ministre des Finances, M. Valéry Giscard d’Estaing, et le soutien de
M. René Pleven, ministre de la Justice. Et le scandale est immense. Car
voici que les délits surgissent de toutes parts, débusqués comme lapin
d’un fourré.
Les époux Frenkel sont prévenus d’escroquerie, d’abus de confiance,
d’abus de biens sociaux et d’infraction à la loi sur les sociétés. Quels sont
les mécanismes de la fraude ?
Selon le Code civil, article 1832, une société civile est « un contrat par
lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose
en commun dans le but de partager le bénéfice qui pourra en résulter ».
Prenant appui sur ce texte, les messieurs de la Garantie foncière, comme
d’ailleurs leurs concurrents, disaient aux épargnants : « Groupez-vous
pour acheter des immeubles. Nous les louons pour vous et nous vous
verserons le montant des loyers sous forme d’intérêts. » C’était la rengaine
de la démocratisation de la propriété. Aux petits capitalistes qui n’ont pas
les moyens de se lancer seuls dans l’investissement, les dirigeants de
sociétés civiles offraient une quote-part du Pérou immobilier. La Garantie
foncière assurait un rendement de 10,25 % par an. Ce taux alléchant lui
amena, en deux ans et demi, environ 205 millions de francs et 13 000
souscripteurs.
M. Frenkel se vantait volontiers d’avoir un « secret de fabrication ».
Les enquêteurs ont le sentiment de l’avoir percé. M. Frenkel ne rémunérait
pas ses souscripteurs avec le seul produit des loyers, mais aussi grâce à de
savants jeux d’écritures comptables. C’était question d’organisation. Outre
la Garantie foncière, il contrôlait la SPPAPIF (Société parisienne de
promotion et d’accession à la propriété immobilière et foncière), une
société de marchands de biens. La combinaison était la suivante : la
SPPAPIF achetait, par exemple, un immeuble 10 millions, elle le revendait
15 à la Garantie foncière, qui le faisait payer par ses souscripteurs.
M. Frenkel disposait de la différence.
La méthode était rodée. Ainsi M. Jean-Pierre Willot, tout en jurant ses
grands dieux qu’il n’avait rien à voir avec La Garantie foncière, a été
amené à préciser le prix d’immeubles qu’il avait vendus à la SPPAPIF :
17 250 000 francs pour le siège de la société Saint Frères, 34 et 36, rue du
Louvre, à Paris, et 10 millions pour un immeuble de l’avenue de Messine
appartenant à France-Tapis. Or ces deux immeubles figurent au bilan des
avoirs de La Garantie foncière pour – respectivement – 25 583 000 et
16 283 000 francs.
Pareilles plus-values sont, bien sûr, très difficiles à expliquer. Sauf si
l’on admet que le « secret de fabrication » de M. Frenkel résidait
précisément dans ces expédients. C’est-à-dire, selon le mot d’un analyste
financier, qu’il créait de l’argent sur le papier, qu’il battait monnaie.
M. Frenkel n’a d’ailleurs rien inventé. La surévaluation des actifs,
autrement dit le gonflement de la valeur réelle des biens d’une société, est
une technique qui a été beaucoup pratiquée aux Etats-Unis par les
spéculateurs, au moins jusqu’à la catastrophe boursière du printemps de
1970.
Le fait est que, pour les immeubles, en particulier, la notion de juste
prix au bilan est tout à fait floue. En France, la tendance traditionnelle, à
l’inverse de l’Amérique, est à la sous-estimation. Soit par peur du fisc, soit
par négligence des propriétaires. D’aucuns accusent les frères Willot – qui
ne sont, eux, ni timorés ni endormis – d’en avoir tiré profit et d’avoir payé
les sociétés qu’ils ont achetées, Saint Frères et France-Tapis, par exemple,
par la liquidation de leurs patrimoines immobiliers.
Ce n’est peut-être qu’un grief de rivaux moins hardis. Mais ce qui
intrigue aujourd’hui, c’est que plus de la moitié des actifs de La Garantie
foncière proviennent de ventes du groupe Willot. Entre M. Frenkel et les
quatre frères du textile, il n’y a certes, juridiquement, pas le moindre lien.
Il reste que Me Rochenoir, conseil de La Garantie foncière, fut l’avocat des
Willot, et que M. Roland Nungesser, ancien ministre et député UDR du
Val-de-Marne, est entré au conseil d’administration du Bon Marché après
son rachat par les Willot. Coïncidence qui n’est sans doute pas fortuite,
puisque l’avocat est un familier de M. Nungesser et a appartenu à ses
cabinets ministériels de 1966 à 1968.
Sur le petit théâtre politico-financier de Paris, ces associations n’ont
pas de quoi surprendre. Les acteurs changent, mais la pièce est à peu près
la même du côté du Patrimoine foncier, autre société civile de placement
immobilier qui fait l’objet d’une information judiciaire. Voisin de La
e
Garantie foncière – son siège est également dans le XVI arrondissement –,
Le Patrimoine a recueilli, à ce jour, environ 140 millions de francs et
propose aux porteurs de parts un rendement de 10,40 %. Son président
est M. Claude Lipsky, quarante ans, fils d’un ferrailleur qui avait trempé
quelques lames dans les eaux sales de l’affaire Joanovici, au lendemain de
la Libération. Mais le gérant de cette société était, jusqu’au mois dernier,
un ancien député UDR, M. Antoine Roulland, qui fut, un temps, chargé de
mission au cabinet de M. Pompidou, alors Premier ministre. M. Lipsky est,
dit-on, bon prince en amitié.
A situations saugrenues, personnages cocasses. Il n’en manquait point.
« Je m’adresse à l’épargnant du haut d’une pyramide de garanties »,
proclamait M. Jean Quinery, fondateur, président et seul employé de la
Financière de participation, la Finan-par. De son bureau de 4 m sur 3,
meublé d’un seul téléphone, il promettait 15 % aux souscripteurs.
Tant de manigances, tant d’extravagances n’auraient certainement pas
été imaginables sans la vieille et inusable passion des Français pour la
pierre. Et, les choses étant ce qu’elles sont, ce n’est pas une passion
stupide. L’immobilier n’est plus le Far West, mais, de tous les placements
accessibles au commun des mortels, il est le seul qui garantisse encore
efficacement contre la dépréciation de l’argent. Sur ce point, la publicité
des sociétés civiles n’était pas mensongère. Et, surtout, les souvenirs du
passé témoignent pour l’avenir. « L’immobilier est, en France, la meilleure
façon de gagner de l’argent, déclare un promoteur parisien. Depuis vingt
ans, à la faveur de la crise du logement, beaucoup s’y sont exercés. Et la
plupart ont réussi. »
C’est ainsi que les Français se sont rués, coudes au corps, sur les
studios, les petits garages, les murs de boutiques, les parts de bureaux,
etc. Rapport : de 7 % à 12 %. « Les murs de boutiques atteignent très vite
12 %, car les pas-de-porte baissent, mais les loyers commerciaux
augmentent », indique M. Roger Lemialle, vice-président de la Chambre
syndicale parisienne des agents immobiliers. Mais le bon investissement
que recommande M. Lemialle est l’appartement suffisamment neuf pour
bénéficier de l’exonération foncière (vingt-cinq ans), qui rapporte un loyer
de 5 % à 8 %, et qui se revendra avec une honnête plus-value.
L’investisseur immobilier, c’est aussi le médecin, le commerçant ou le
fermier. Ensemble, ils constituent un « tour de table » pour monter une
« opération ». Rentabilité promise : 15 % à 40 % par an, selon le moment,
le secteur ou le promoteur. Sans doute, la faune de la jungle immobilière
est-elle souvent incertaine. Le gros de la troupe est formé de quelque
14 000 agents immobiliers sans statut, dont moins de la moitié appartient
à une organisation syndicale. Mais le promoteur reste le roi de la jungle.
Même s’il n’est plus automatiquement l’homme qui transforme la terre à
betteraves de l’Ile-de-France ou la caillasse du bord de mer en mètres
carrés d’or.
Avec la loi du 3 janvier 1967, l’âge de l’irresponsabilité s’est achevé. Le
promoteur ne peut plus vendre un appartement sans garantie de bonne
fin. Mais le métier demeure confortable. Un banquier explique : « Soit un
programme de cent appartements, qui représente un investissement de
10 millions. Sans prêt du Crédit foncier, le promoteur doit apporter 20 %,
donc 2 millions. S’il a su choisir son emplacement, il en sortira avec un
bénéfice de 2 millions. S’il dénoue l’opération en trois ans, il aura fait du
33 % par an. » Ces 33 % n’ont jamais fait crier personne. Car les Français,
même ceux qui n’en profitent pas, sont tellement habitués à la spéculation
immobilière qu’ils ne peuvent pas imaginer un autre régime.
« Le marché est spéculatif parce que c’est encore un marché de
pénurie », diagnostique M. Charles Delamare, directeur général de la
Banque de la construction et des travaux publics.
Beaucoup accusent l’Etat d’entretenir cette pénurie. D’abord, parce
qu’il ne veut pas déléguer son autorité en matière de construction aux
collectivités locales. Ce qui, comme l’a bien vu M. Albin Chalandon,
multiplie les intermédiaires et étire à l’infini les circuits administratifs.
L’Etat motive son refus en faisant valoir que la décentralisation
favoriserait la corruption, mais tout le monde sait que les permis de
construire sont rarement gratuits. Telle petite forêt au sud de Paris est,
récemment, devenue constructible, moyennant un million et demi de
francs versés par les promoteurs.
Ensuite, parce que l’Etat draine vers le Trésor l’argent des Caisses
d’épargne qui, en Angleterre comme en Suisse, a permis de résoudre la
crise du logement. Non que l’Etat n’aide pas le logement, mais, en dehors
du secteur dit social, les prêts à la construction restent très chers. Et
encore la Fédération du bâtiment calcule-t-elle que les impôts sur la
construction (TVA, impôts sur les sociétés, droits d’enregistrement, etc.)
sont équivalents à l’aide au logement.
C’est pourquoi l’Etat, toujours désireux de voir de l’argent frais se
diriger vers l’immobilier, donna sans regimber sa bénédiction aux sociétés
civiles. Leur rôle économique, d’ailleurs, n’est pas négligeable. Elles
multiplient les mises en chantier, elles permettent aux entreprises qu’elles
logent de réduire leurs investissements immobiliers. La première société
civile naquit en 1964, à l’initiative d’un groupe de promoteurs pieds-noirs
animé par MM. Raymond Roi, par ailleurs mari de Ludmilla Tcherina, et
Pierre Perret. Pour la gérance, l’affaire était bonne : 10 % sur les parts
souscrites et encore 10 % sur les loyers. M. Roi allait faire rapidement
école. Un agent immobilier parisien, M. Louis Pelloux, fondait à son tour
l’Epargne foncière.
Quand apparaissent les Lipsky, les Frenkel, etc., c’est une espèce
immobilière nouvelle qui vient de partout, de la friperie, de la ferraille ou
de l’électroménager, mais surtout pas de l’establishment bancaire. Au
départ, un bureau, un téléphone, et les chèques arrivent.
Un peu amer, le président de la Commission des opérations de Bourse
constate : « L’épargnant français grogne toujours, surtout contre les gros,
mais si quelqu’un, sous un parasol, fait un boniment, il se précipite. » Et
M. Chatenet explique à L’Express : « Nous nous sommes inquiétés dès le
début de 1968. Nous étions frappés par ce paradoxe : nous avions droit de
regard sur Pechiney ou Rhône-Poulenc, mais nous ne pouvions rien contre
Monsieur X, totalement inconnu, qui récoltait des sommes considérables
par simple voie d’annonces. »
Le 15 mars 1968, le Bureau de vérification de la publicité est quand
même habilité à contrôler les annonces des civiles immobilières. Ce sera,
pendant près de trois ans, la seule et unique réglementation. Pourtant, en
1969, huit sociétés civiles, groupées en association sous le nom d’Aprogi,
s’imposent à elles-mêmes un code de fonctionnement. M. Frenkel leur
tourne le dos et lance : « Vous êtes des petits garçons. » M. Pelloux – de
l’Epargne foncière –, président de l’Aprogi, écrit au ministre des Finances
pour le mettre en garde contre les acrobaties de La Garantie foncière. Pas
de réponse. Mais la brigade financière est déjà au travail. M. Giscard
d’Estaing a discrètement chargé l’un de ses conseillers, M. Antoine Brunet,
de surveiller le secteur. Brun et sec, ce jeune fonctionnaire austère, fils
d’un gouverneur de la Banque de France, conduira la chasse à courre
pendant deux ans, avec ténacité. Le Parquet a inculpé M. Frenkel le
7 juillet. La semaine suivante, M. Brunet est parti en vacances.
A La Garantie foncière, un magistrat, M. Pierre Bevierre, qui a déjà
exercé les mêmes fonctions au Figaro, a été désigné comme
administrateur provisoire. Il ne servira certainement pas aux associés le
10,25 % « garanti » par M. Frenkel. Mais ce n’est pas non plus Panama.
Les immeubles de M. Frenkel existent. Un analyste financier chiffre entre
20 % et 25 % l’amputation de capital que subissent aujourd’hui les
épargnants. Quant à leur revenu il risque de tomber autour de 7 %. Les
porteurs de REPS sahariennes et, plus récemment, ceux de Saint-Gobain
ont connu pire sort. Aussi bien le président de l’Association de défense des
souscripteurs de La Garantie foncière, M. Robert Cazilhac, pilote de ligne
à la retraite, leur recommande-t-il de ne pas vendre.
Le procès de M. Frenkel sera donc beaucoup moins celui de la société
civile que de la société politique. Un banquier dit : « La Garantie foncière
a buté sur l’incompatibilité entre la sécurité du placement et le haut
rendement de l’argent. L’ennui est qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre
les trafics immobiliers et un parti de gouvernement, quel qu’il soit. »
Ce n’est donc pas par hasard que M. Giscard d’Estaing a tenu à faire
remarquer que les Républicains indépendants étaient « innocents » dans
ces affaires. Le scandale de la Garantie foncière, éclaté après deux ans
d’enquête besogneuse, précède les grandes manœuvres électorales de
1972. Ce n’est qu’un début.
Principales condamnations
Affaire CNL. – Fernand Pouillon : quatre ans de prison. Il est libéré en
1964 pour raisons de santé.
Affaire de la Garantie foncière. – Robert Frenkel : quatre ans et demi
de prison ferme. André Rives-Henrÿs : dix-huit mois de prison avec sursis.

e e
1. Les avocats de Fernand Pouillon sont M Georges Izard et M Bernard Gorny.
2. Comme on peut le constater dans les débats du procès, les coïnculpés de Pouillon rejettent
entièrement sur l’architecte la responsabilité des conséquences du protocole du 10 mai.
Le scandale des avions
renifleurs
1975

Ils prétendaient avoir inventé la machine à repérer l’or noir. Plus forts
encore, ils parviendront à piéger l’état-major de la plus grande compagnie
pétrolière française, ainsi que les plus hautes autorités de l’Etat, en leur
faisant verser près de 1 milliard de francs pour un dispositif totalement
bidon. C’est ce que Le Canard enchaîné appelle le 21 décembre 1983
« l’affaire des avions renifleurs ». Une superbe escroquerie couverte par le
secret d’Etat.
A l’origine de cette rocambolesque affaire, Alain de Villegas,
aristocrate franco-belge désargenté, ingénieur de son état, et Aldo
Bonassoli, autodidacte italien, Géo Trouvetou, féru de physique et de
géologie. Cet improbable duo prétend avoir mis au point un procédé de
radiodétection permettant de restituer sur un écran la composition des
sols jusqu’à plusieurs milliers de mètres sous terre. Installée à bord d’un
avion, cette technologie permettrait de repérer les nappes de pétrole sans
avoir à procéder à de coûteux forages. Une aubaine en cette époque où la
France subit de plein fouet les effets de la crise pétrolière. Presque une
destinée pour ce pays, qui s’est doté depuis 1973 d’un pompeux slogan :
« La France n’a pas de pétrole mais elle a des idées ! »
Grâce à ses relations, notamment un certain Jean Violet, avocat
trouble au bras long, ancien membre des services secrets, l’aristocrate
franco-belge va réussir à approcher quelques personnages haut placés,
comme le patron de la banque suisse UBS, Philippe de Weck, prêt à
financer le projet, ou encore l’ancien président du Conseil, Antoine Pinay,
devenu membre du conseil d’administration d’Elf-Erap. Lequel Pinay
introduira le trio auprès de la direction de la compagnie pétrolière.
A l’époque, l’entreprise publique est dirigée par Pierre Guillaumat.
Personnage central de la politique énergétique de la France depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale, cet ancien ministre gaulliste, corpsard
passé par les services secrets, n’a pas franchement un profil de farfelu.
Après avoir piloté EDF, il a notamment été chargé de mettre en place la
première bombe nucléaire française à la tête du Commissariat à l’énergie
atomique (CEA). C’est pourtant lui qui, à l’issue d’une rencontre avec
Violet, Villegas et Bonassoli, va donner, sans sourciller, son aval au projet
« Delta et Oméga ». Le 28 mai 1976, un premier contrat, d’une valeur de
400 millions de francs, est signé à Zurich, entre Elf-Erap et une société
panaméenne représentant les intérêts des deux inventeurs.
Est-ce parce que les premières expériences semblent tellement
concluantes ? En octobre 1976, le procédé « vision dirigée sélective »,
comme l’appelle Bonassoli, détecte notamment des gisements déjà connus
au large d’Ouessant… Toujours est-il que chez Elf, à mesure que les
appareils « reniflent » l’or noir, la clairvoyance disparaît des écrans radars.
Dans une lettre à Raymond Barre en date du 27 décembre 1976, Pierre
Guillaumat se dit « ébloui » par les perspectives offertes par cette nouvelle
technologie. Dans la foulée, l’opération est classée secret-défense : il
s’agirait de ne pas se faire voler la poule aux œufs d’or !
Dès lors, même quand les premiers doutes commencent à poindre,
avec quelques ratés en Afrique du Sud et au Maroc, la direction ferme les
yeux. Même le nouveau patron d’Elf, Albin Chalandon, qui, à son arrivée
en 1977, semble flairer l’escroquerie, finit par se laisser convaincre. Pour
sa défense, les deux physiciens du CEA mandatés pour expertiser la
technologie ne trouvent aucune trace de fraude. Tout juste constatent-ils
que le procédé ne répond à aucune règle physique ou chimique connue !
En 1977 et 1978, deux nouveaux contrats sont donc conclus pour
500 millions de francs. En 1978, après plusieurs échecs, Chalandon
accepte une dernière exploration, en Afrique du Sud, où Bonassoli assure
avoir trouvé la plus grande nappe pétrolifère de tous les temps. Las. Au
lieu d’or noir, les forages pénètrent du sable et de la roche volcanique sur
plusieurs kilomètres. Tout le monde remballe et, pour la première fois, la
crédibilité des deux inventeurs est mise en doute.
Pourtant, il faudra encore quelques mois pour que le pot aux roses soit
découvert – il faut dire que, chaque fois que son dispositif est questionné,
Bonassoli menace de le vendre aux Américains ! Le 5 avril 1979, il
présente le procédé à un Valéry Giscard d’Estaing a priori sceptique. A son
retour, le Président aurait fait rédiger par sa secrétaire deux
communiqués, l’un favorable à la technologie, l’autre beaucoup plus
retenu, pour sauvegarder ses arrières dans le cas où cette affaire
tournerait vinaigre.
La supercherie est finalement dévoilée le 24 mai 1979, au moyen
d’une astuce extrêmement simple : pour prouver l’efficacité de son
« VDS », Bonassoli avait pris pour habitude de faire apparaître sur son
écran radar un objet placé derrière un mur. Ce jour-là, de l’autre côté du
mur, on place une règle dans une enveloppe. Laquelle règle a été pliée
sans prévenir personne… Sur l’écran, elle apparaît parfaitement droite !
On apprendra par la suite que Bonassoli peignait lui-même les
cartographies des supposés gisements, pour les incruster ensuite dans son
appareil. De la technologie à l’état pur ! Dans le plus grand secret, le
contrat entre les inventeurs et Elf est rompu. Sur le milliard de francs
déboursé, 500 millions sont quand même récupérés in extremis par les
équipes de Chalandon.
Assommés, Elf, son état-major et ses centaines d’ingénieurs
surdiplômés semblent incapables d’expliquer comment ils ont pu être
dupés à ce point par ces deux hurluberlus notoires. Villegas n’a-t-il pas
travaillé sur un projet d’extraction du sel de l’eau de mer pour en faire de
l’or ? Quant au génie de l’embrouille, Aldo Bonassoli, il suffit de l’entendre
discourir quelques minutes pour comprendre que le personnage est
totalement fantasque, rocambolesque. Des années plus tard, interviewé
par le journaliste Jean-Charles Deniau pour un documentaire sur l’affaire,
voici comment il décrit sa trouvaille révolutionnaire : « C’est capté par
l’avion à partir du moment où il interagit sur l’appareillage. Il y a un flux
dedans s’il y a du gaz [ou du pétrole]. Et il transforme un flux
gravitationnel en un flux électromagnétique. Et après vous pouvez faire ce
que vous voulez. »
Comprenne qui pourra ! Ou surtout qui voudra. Car la vérité, dans
cette affaire, est que tout le monde voulait y croire. Elf bien sûr, qui, outre
l’envolée des prix du brut, affrontait à cette époque la perte de deux
importantes exploitations en Algérie et en Irak. Mais aussi Valéry Giscard
d’Estaing, qui a pu caresser l’espoir de voir la France, grâce à cette
technologie, accéder au rang de première puissance mondiale…
Malheureusement pour ce dernier, l’affaire ne s’arrête pas là. En
janvier 1981, la Cour des comptes rédige un rapport au vitriol sur la
gestion du programme, qui n’aurait observé aucune des procédures
normales de contrôle. Selon elle, les pertes financières directes et
indirectes pour la France pourraient atteindre jusqu’à 790 millions de
francs… A l’approche des élections de 1981, et alors que VGE est déjà
éclaboussé par le scandale des diamants de Bokassa, impossible de publier
le rapport. Décision est prise de l’enterrer discrètement. Mais en
décembre 1983, alors que le gouvernement a changé de main, Le Canard
enchaîné révèle toute l’affaire sous la plume de Pierre Péan. Du pain bénit
pour la nouvelle majorité. A l’Assemblée nationale, Henri Emmanuelli,
alors secrétaire d’Etat au Budget, qualifie de « forfaiture » la destruction
du dernier exemplaire du rapport de la Cour des comptes. Le plus bel
attrape-nigaud de la Ve République se transforme dès lors en affaire
d’Etat…
Curieusement, malgré les pertes engendrées, celle-ci ne donnera lieu à
aucune enquête policière, ni poursuite judiciaire. En novembre 1984, une
commission d’enquête parlementaire rendra un rapport accablant, mais
sans lever toutes les zones d’ombre. On ne connaîtra donc sans doute
jamais l’identité de tous les bénéficiaires des sommes détournées, ni qui
était la taupe, chez Elf, qui livrait à Bonassoli l’emplacement des
gisements pétroliers de la compagnie. Dans un livre paru en 1986, un
ancien magistrat, Jean Cosson, avance une hypothèse dérangeante, non
confirmée depuis. Selon lui, il s’agissait en fait d’une fausse escroquerie
qui aurait, au moins pour partie, servi au financement de la droite
française.
J. de L. B.
Affaire Elf-Erap : par qui le scandale…
Noël-Jean Bergeroux et Yves Guilhannec
Fin 1983, alors que les socialistes sont au pouvoir, Le Canard enchaîné
révèle l’existence d’un rapport de la Cour des comptes sur l’affaire « des
avions renifleurs ». Dans son dernier numéro de l’année, L’Express raconte
comment les dirigeants de l’époque, au premier rang desquels le Premier
ministre Raymond Barre et le président Valéry Giscard d’Estaing, ont tenté
d’étouffer la polémique, bien maladroitement. (L’Express du 30 décembre
1983.)

C’est reparti ! Il y avait bien longtemps que les huit grandes pages du
Canard enchaîné n’avaient tenu en haleine la classe politique. Et voilà
qu’une vieille histoire, déterrée par le « journal satirique paraissant le
mercredi », attendait, comme prochain épisode, une décision du Premier
ministre…
La publication du rapport de la Cour des comptes sur le projet dit des
« avions renifleurs » devrait, en effet, permettre d’y voir un peu plus clair
dans une affaire qui semble causer de nouveaux dégâts à chacun de ses
rebonds. Au départ, le récit sur le mode rigolard de cette escroquerie
monumentale paraissait tout juste susceptible de ridiculiser les patrons
d’une société nationale. En 1976, les dirigeants d’Elf-Erap s’étaient laissé
prendre dans une somptueuse embrouille : une officine étrangère était
parvenue à leur faire financer – chèrement – l’étude d’un procédé
révolutionnaire de détection aérienne des gisements pétroliers. Une vue
de l’esprit, en fait.
Bientôt se déclenchait une réaction en chaîne. Le gouvernement
saisissait l’occasion pour mener une attaque en règle contre l’opposition.
Mais, mal ajustée par le secrétaire d’Etat chargé du Budget, Henri
Emmanuelli, cette attaque permettait surtout, dans un premier temps, une
spectaculaire contre-offensive de l’ancien président de la République
Valéry Giscard d’Estaing. Effet inverse de ce qui avait été voulu… Jusqu’à
ce que la balle revienne à son point de départ. A son troisième
rebondissement, l’affaire des « avions renifleurs » apparaît tout de même
quelque peu encombrante pour les responsables en place sous le
septennat précédent.
Dans son numéro du mercredi 21 décembre, Le Canard reprend des
révélations qu’il a déjà publiées dès le 22 juin. C’est dans le plus grand
secret que les dirigeants d’Elf-Erap ont accepté de financer les inventeurs
étrangers. Bien introduits, ces inventeurs ! Puisque c’est Antoine Pinay
[ancien président du Conseil] qui les a présentés à Pierre Guillaumat,
« patron » d’Elf à ce moment-là ; et puisque le président de l’Union de
banques suisses, Philippe de Weck, a, de son côté, apporté sa caution
financière. Bien étranges également, ces inventeurs : un comte belge
aujourd’hui disparu, un ingénieur italien tout aussi introuvable. Escrocs
ou mythomanes ?
Nul n’est vraiment en mesure de le dire. Elf aura, en tout cas,
déboursé pour cette aventure 1 milliard de francs actuels. Tout n’a pas été
perdu, il est vrai. Une fois la bévue découverte, Albin Chalandon,
successeur de Guillaumat à la tête du groupe pétrolier, a réussi, grâce à
Philippe de Weck, à récupérer environ 500 millions de francs qui n’avaient
pas été dépensés. Les 500 autres millions étaient le prix du risque ; après
tout, le jeu aurait valu la peine si les espoirs avaient été réalisés.
Dès juin, Le Canard avait, brièvement, signalé la mystérieuse
disparition du rapport de François Giquel, conseiller référendaire à la
Cour des comptes, chargé de l’enquête en 1980. Déjà, il indiquait que le
gouvernement avait demandé à l’auteur de « reconstituer » son travail à
partir de ses notes. Mais, le 21 décembre, les attaques du Canard portent
presque exclusivement sur la destruction par le premier président de la
Cour, Bernard Beck, de ses exemplaires du rapport Giquel.
A l’Assemblée nationale, l’après-midi de ce même jour, ces révélations
prennent la dimension d’une affaire d’Etat. C’est l’heure des
traditionnelles questions au gouvernement. Les caméras sont en batterie.
Henri Emmanuelli est interrogé par Michel Sapin, député socialiste de
l’Indre.
La réponse est prête. Elle provoque la stupeur. Le secrétaire d’Etat
reproche à Bernard Beck la destruction du rapport et l’accuse carrément
de « forfaiture ». Mot à la fois précis par son contenu juridique et lourd de
connotations historiques graves. Mettant implicitement en cause, au-delà
du magistrat, les dirigeants politiques d’avant mai 1981, Henri
Emmanuelli ajoute : « Il faut que ce rapport contienne des informations
bien capitales pour qu’un des plus hauts magistrats de ce pays ait commis
cet acte sans précédent. […] Il s’agirait, au mieux, d’une gigantesque
escroquerie. » Et au pire ? Tous les soupçons sont permis.
Apparemment, une opération d’ensemble a été préparée. Dès le
16 décembre, Emmanuelli avait envoyé au président de l’Erap une lettre
dont les principaux éléments sont ceux du réquisitoire prononcé au palais
Bourbon et qui devait être lue devant le conseil d’administration de la
société le même mercredi 21…
En réalité, le gouvernement connaît l’essentiel du dossier depuis
longtemps déjà. Dans une note à son successeur datée du 18 décembre
1982, Bernard Beck a reconnu avoir détruit le rapport Giquel. Le
gouvernement sait donc depuis un an, et aucun véritable fait nouveau
n’est intervenu. « Si je suis coupable de forfaiture, je le suis depuis
septembre 1982 », déclare aujourd’hui Bernard Beck.
Les bénéfices politiques escomptés par le pouvoir sont évidents. Mais
pourquoi Emmanuelli a-t-il choisi cette date pour lancer l’opération ? A-t-
il agi de son propre chef ou est-il couvert ? Par l’Elysée ou par Matignon ?
Ces questions vont se poser dans les heures qui suivent : quand on
commencera à douter de l’efficacité de cette attaque trop brutale qui
semble avoir dépassé la cible.
Le jeudi 22, en tout cas, la rumeur se répand. Giscard viendra lui-
même au journal d’Antenne 2 à 20 heures. « Je n’ai pas à me défendre »,
affirme-t-il d’emblée, coupant court aux questions de Christine Ockrent et
d’Albert du Roy. « Je suis venu dire aux Français que cela suffit. »
L’indignation s’entend dans la voix et se lit sur le visage. Le coup de
théâtre se prépare : « Ce rapport détruit, le voici. Et je demande aux
cameramen de le montrer aux Françaises et aux Français. » Après cela, les
journalistes peuvent bien poser quelques vraies questions. On ne les
entend pas. Giscard a marqué.
Le lendemain matin, Raymond Barre entre en lice avec un long
communiqué explicatif. Rien de nouveau sur le fond, si ce n’est que
l’ancien Premier ministre souligne, au détour d’une phrase, qu’il a
toujours agi… avec l’approbation de Giscard.
Mais l’impression qui prévaut au lendemain de l’intervention de
l’ancien chef de l’Etat est nette : le « coup » d’Emmanuelli a tout l’air d’un
raté. Comment le secrétaire d’Etat a-t-il pu offrir une aussi belle occasion
de réplique à l’ancien président ? Il savait fort bien que Giscard et Barre
avaient reçu le fameux rapport. A-t-il cru que, si Bernard Beck avait
détruit ses exemplaires, Giscard et Barre en avaient forcément fait
autant ?
Pourtant, après l’effet de choc, les questions renaissent. D’où venait le
rapport brandi devant les caméras ? « Des archives de l’Elysée », a
répondu Giscard. Qui a précisé : « L’Elysée de notre temps. » Un peu
comme si l’Elysée se déplaçait avec lui.
L’ancien président considère qu’il s’agit d’un document personnel et
qu’il n’avait donc pas – contrairement à la règle qu’il a lui-même fixée – à
le déposer aux Archives nationales. Mais il reconnaît ne pas avoir
personnellement lu le rapport. Etonnant document personnel qu’un
document qu’on n’a pas lu ! Un élément de défense est toutefois avancé :
quand Giscard et Barre ont quitté le pouvoir, le rapport se trouvait encore
à la Cour des comptes. Ils n’ont donc pas eu le sentiment de priver l’Etat
d’une partie de sa mémoire.
On retombe alors sur la question. Pourquoi Bernard Beck a-t-il
« lacéré » ses exemplaires ? L’a-t-il fait sous la pression des anciens
dirigeants ? Hypothèse peu plausible en septembre 1982, un an après leur
départ. Et si Giscard et Barre avaient voulu effacer toute trace, ils auraient
détruit leurs propres exemplaires. La décision de Bernard Beck ne peut
donc être que personnelle. Ce magistrat a jugé qu’il n’avait pas de raison
de conserver un rapport qui avait échappé au circuit normal de la Cour
des comptes et qui avait été demandé sous le sceau du secret par le
Premier ministre lui-même.
Mais comment ce secret peut-il se justifier ? La découverte des
inventeurs avait des implications militaires évidentes. Si le procédé
nouveau permettait de repérer des nappes de pétrole, il pouvait aussi être
utilisé à la détection des sous-marins nucléaires. Mais après 1979, une fois
toutes les illusions dissipées, le secret-défense pouvait-il encore être
invoqué ? N’avait-on pas plutôt voulu épargner le ridicule aux ingénieurs
d’Elf et à l’ancien président de la République ? Celui-ci s’était intéressé de
très près au projet, participant même à l’une des expérimentations.
Le vendredi 23, les esprits semblent s’apaiser un peu. Max Gallo, en
écho aux propos d’Henri Emmanuelli, parle non pas « d’escroquerie, au
mieux », mais « d’escroquerie, au pire ». De « forfaiture » – et des
poursuites judiciaires qu’un tel mot devrait impliquer –, il n’est plus
question. Va-t-on connaître au moins une trêve de Noël ? Le soir du
25 décembre, Lionel Jospin, premier secrétaire du Parti socialiste, évoque,
lui, d’éventuelles poursuites, sans d’ailleurs préciser contre qui. Et
d’ajouter : « Les Français souhaitent savoir ce que contient le rapport. »
Quarante-huit heures plus tard, Le Canard relance l’affaire en publiant
deux documents embarrassants pour Raymond Barre. D’une part, le
compte rendu d’une rencontre : le 22 janvier 1980, le Premier ministre en
exercice a demandé au président de la Cour des comptes une procédure
spéciale pour assurer le secret. En agissant ainsi, Raymond Barre laissait
aussi peu de place que possible à l’indépendance judiciaire. Et ce alors que
l’intérêt militaire du projet était déjà considéré comme nul. D’autre part,
une lettre en date du 28 février 1978 à Albin Chalandon : Raymond Barre
expose avec un luxe de détails étonnant les procédures dérogatoires qui
permettront à Elf-Erap d’assurer le financement, en Suisse, des
expériences.
Dans la même page du Canard, Chalandon, sans bien sûr « vouloir
paraître se désolidariser de ce qui a été fait ou décidé avant son arrivée »,
prend ses distances avec les explications données par Giscard et Barre. Il
reconnaît, par exemple, « qu’il n’y a rien sans doute dans le rapport qui
puisse concerner la défense nationale ». Un pavé dans l’enclos de l’ancien
président de la République et de son ex-chef de gouvernement. Un pavé
lancé par un homme qui vient de reprendre du service dans les instances
dirigeantes du RPR.
Revoilà la politique, et en piste pour le quadrille. Car les implications
politiciennes de cette affaire sont, au moins, à double détente. Il y a,
certes, l’affrontement gauche-droite. Normal et évident : c’est pain bénit
pour les socialistes que cette escroquerie qui entame la crédibilité de leurs
prédécesseurs et relativise leurs leçons de bonne conduite. C’est pain bénit
aussi que cette affaire qui gêne deux candidats probables à la prochaine
élection présidentielle et qui permet, par diversion, de redonner un peu
d’allant aux militants et aux électeurs troublés par la politique de rigueur.
Mais la gauche n’est pas seule bénéficiaire. Elle a sans aucun doute aidé à
ressortir l’affaire et orchestré son retentissement ; mais aurait-elle pu aller
aussi loin seule ? La disparition du rapport Giquel a pu être découverte
grâce à des amis politiques des socialistes. Il n’en est peut-être pas de
même pour la lettre de Raymond Barre à Albin Chalandon, et pour le
procès-verbal de la réunion avec Beck en janvier 1980. La déclaration
publiée par Raymond Barre le 27 décembre, après la deuxième série de
révélations du Canard, ne comporte d’ailleurs aucune manifestation de
colère ou d’aigreur à l’égard de la gauche elle-même. Mais quelle
amertume transparaît dans la formule « à qui je faisais pleine confiance »
accolée au nom de Chalandon ! Dans l’entourage immédiat de l’ex-chef du
gouvernement, on est même un peu moins prudent. L’ancien président
d’Elf-Erap, qui, d’ailleurs, a écrit au président de la République pour lui
demander de « mettre fin à cette misérable affaire », fait bel et bien figure
de principal accusé…
Un débat gauche-droite qui reprend le chemin des scandales et un
débat dans l’opposition qui reprend le sentier de la guerre des chefs. Un
air de déjà-vu.
Affaire Stehlin
1975

« Le choix de l’avion français sera, une fois de plus, une bonne affaire
pour M. Dassault, mais une mauvaise affaire pour notre industrie
aéronautique dans son ensemble et pour l’argent public français. » La
charge contre le géant français de l’aviation militaire est virulente. Elle ne
vient pas d’un concurrent de l’industriel, mais du député centriste Paul
Stehlin, ancien chef d’état-major de l’armée de l’air. Nous sommes en
1974, à cette époque se discute « le contrat aéronautique du siècle » : une
commande groupée de quatre pays européens, la Belgique, les Pays-Bas,
la Norvège et le Danemark, pour 348 appareils. Une commande de
quelque 18 milliards de francs, qui va devenir le théâtre d’un
affrontement commercial violent…
Le 15 septembre 1974, le général Paul Stehlin, vice-président de
l’Assemblée nationale, membre du groupe centriste des Réformateurs
démocrates sociaux, prend sa plume pour écrire au président de la
République, Valéry Giscard d’Estaing. Selon cet ancien pilote de l’armée
de l’air, inconnu du grand public, mais qui pèse lourd dans les milieux
politique et militaire français, les deux principaux concurrents américains
du Mirage F1-M53 de Dassault, le YF-16 de la General Dynamics et le YF-
17 Cobra de Northrop, sont techniquement bien supérieurs au dernier
prototype de l’avion de combat français. « La vitesse ascensionnelle, la
manœuvrabilité, la résistance des alliages, l’électronique de bord
surpassent celles de l’avion français », détaille-t-il dans une nouvelle
missive envoyée fin septembre à plusieurs ministres et députés. Pour
Stehlin, les pays européens doivent donc investir dans la supériorité
technologique américaine plutôt que dans une technologie française
dépassée. Il y va de la survie de l’Occident face à l’URSS. Et l’homme de
préciser : « Je ne mets dans ces propos aucune passion, encore que, chef
d’état-major de l’armée de l’air, j’aie eu à souffrir, pour le développement
de mon arme, de décisions que M. Dassault réussissait à nous faire
imposer par le gouvernement contre mon avis et celui de mon état-
major. »
Lorsque, en novembre, l’affaire éclate dans les colonnes du Figaro, son
retentissement surpasse de beaucoup la gravité des faits. A l’Assemblée,
comme dans les ministères, on pousse des cris d’orfraie. « C’est une
agression à l’égard de la nation toute entière », tonne le secrétaire général
de l’UDR, Alexandre Sanguinetti. Dans la France gaulliste des années
1970, s’attaquer à Marcel Dassault, avionneur génial, ex-déporté au camp
de Buchenwald, devenu l’une des figures incontestées du patronat,
s’apparente à un crime de lèse-majesté. Un acte antipatriotique.
Dès lors, tout va être mis en œuvre pour discréditer la parole de
l’assaillant. On va même suspecter le général Stehlin d’être à la solde des
Américains. Il est vrai que, depuis qu’il s’est vu refuser par de Gaulle le
poste d’ambassadeur des Etats-Unis, Paul Stehlin est très remonté contre
le pouvoir en place et la vision gaullienne militaro-centrée. En 1968, il est
élu député PDM (Progrès et démocratie moderne) du XVIe arrondissement
de Paris en s’opposant à « l’autoritarisme de De Gaulle ». Et puis, ses
accointances avec les Américains sont réelles. Au milieu des années 1960,
Stehlin a été le vice-président pour l’Europe de l’avionneur Hughes
Aircraft International Service. Un an plus tard, lorsqu’on apprendra qu’il
était aussi consultant pour l’entreprise Northrop, concurrente de Dassault
dans l’appel d’offres, son propos en sera définitivement décrédibilisé.
Reste que, pour les plus fins observateurs, les convictions atlantistes
de Stehlin n’enlèvent rien au problème de fond que soulève cette affaire.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le groupe qui a fait la
fortune de la famille Dassault est en position de monopole sur le marché
de l’aéronautique de la défense. Le 11 novembre 1974, alors que L’Express
consacre sa une à l’affaire, Jean-Jacques Servan-Schreiber, fervent
défenseur du général Stehlin, s’interroge dans son éditorial : au lieu de
spéculer sur la pertinence d’une défense européenne ou atlantiste, le
moment n’est-il pas venu de mettre fin à l’inextricable confusion entre
l’argent public et les intérêts privés ?
Parmi les pistes évoquées par le fondateur de L’Express, l’une d’elles a
déjà été utilisée en 1936 par le gouvernement Léon Blum : la
nationalisation (à l’époque, le rachat de la société Bloch avait rapporté
27,2 millions de francs à Marcel Dassault)… Mais il faudra attendre 1981
pour qu’une nationalisation – plus que partielle – ait lieu, avec la cession à
titre gratuit de 26 % du capital de l’avionneur à l’Etat. « Vous avez été très
gentil », déclare alors Marcel Dassault à Pierre Mauroy, sur le perron de
Matignon. Après la mort de son père en 1986, Serge Dassault parviendra
à plusieurs reprises à éviter de justesse une fusion avec Aerospatiale. Mais
cela, comme l’affaire de Vathaire (du nom du comptable de Dassault,
accusé en 1976 d’avoir fait chanter l’industriel), est une autre histoire…
En 1975, après de multiples rebondissements, la France perd donc le
contrat du siècle (remporté par General Dynamics). Quant au général
Stehlin, pour avoir osé s’en prendre à l’intouchable Marcel Dassault, il est
contraint de démissionner de son groupe parlementaire, et déchu de son
poste de vice-président de l’Assemblée nationale. « Le général Stehlin voit
se briser une carrière de courage », écrit un Servan-Schreiber « bien
pessimiste » sur le fonctionnement des pouvoirs en France. Déshonoré,
humilié, Stehlin contre-attaque quelques mois plus tard, en publiant La
France désarmée, ouvrage dans lequel il dénonce avec vigueur la politique
militaire française. En juin 1975, il meurt écrasé par un bus place de
l’Opéra, à Paris. Malgré les circonstances du drame, jugées troublantes par
certains – quelques mois auparavant, son fils avait essuyé un coup de feu
au volant de sa voiture –, aucune enquête ne sera jamais ouverte.
J. de L. B.
L’Affaire Stehlin
Jérôme Dumoulin
Le 11 novembre 1974 – la date est symbolique –, L’Express consacre sa une à
l’affaire Stehlin. En plus de lever le voile sur les coulisses de cette affaire
d’Etat, l’hebdomadaire donne la parole à Marcel Dassault, et révèle la
fameuse lettre de l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air adressée au
président de la République, Valéry Giscard d’Estaing. (L’Express du
11 novembre 1974.)

Cette affaire se réglera à la cinémitrailleuse ! Du moins, c’est
M. Marcel Dassault qui le propose. Le constructeur d’avions lance un défi
électronique à ses concurrents américains. Pour prouver que le général
Paul Stehlin se trompe lourdement lorsqu’il affirme dans une note
fracassante, rendue publique après six semaines d’intrigues, que deux
appareils américains, le YF-16 de la General Dynamics et le YF-17 Cobra
de Northrop, sont supérieurs au prototype français, le Mirage F1-M53 des
usines Dassault.
Inventée pendant la dernière guerre par les pilotes de la Royal Air
Force pour contrôler leurs victoires, la cinémitrailleuse était à l’origine
une simple caméra actionnée en même temps que les mitrailleuses.
Constamment améliorée depuis, elle permet aujourd’hui de simuler un tir
réel, qu’elle visualise ensuite avec fidélité.
« Si j’étais américain, je prendrais M. Dassault au mot et je lui
donnerais rendez-vous pour demain, dit M. Stehlin. Il serait bien ennuyé,
car son avion ne vole pas. » C’est vrai, le Mirage F1-M53 est encore en
deux morceaux. D’une part, une cellule : celle du F1, déjà en service dans
l’Armée de l’air française. D’autre part, un nouveau réacteur, le M53,
construit par la Snecma, actuellement au banc d’essai sur une Caravelle.
Si tout va bien, le premier vol du F1-M53 aura lieu le 15 décembre.
Mais le réacteur, qui devrait atteindre 8,5 tonnes de poussée, n’en
développe actuellement que 6,5. Le général Claude Grigaut, chef d’état-
major de l’Armée de l’air, s’inquiète du retard dans la mise au point du
moteur. Malgré tout, M. Dassault reste optimiste : « Ce sera un appareil
sûr dans la lignée des Mirage, dont 1 500 exemplaires équipent les armées
aériennes de vingt pays. Les Américains ne peuvent pas en dire autant. »
Le constructeur français fait allusion au F 104 Starfighter qui équipe
les forces aériennes de l’OTAN. Deux cents exemplaires sur une série de
mille se sont écrasés au sol. Or, le F 104 est justement l’avion qu’il s’agit
de remplacer. Un marché immédiat de 350 appareils qui devront être
capables de remplir à la fois des missions d’attaque au sol et d’interception
en altitude à l’aide d’une panoplie d’armes très diversifiée (bombes,
roquettes, missiles). Ils formeront le fer de lance de la flotte aérienne de
l’OTAN, qui comprend 2 500 appareils, face aux 10 000 avions du Pacte
de Varsovie.
Si un constructeur remportait ce marché de 350 appareils, cela
représenterait un chèque colossal de 18 milliards de francs. Cela explique
la violence de l’affrontement commercial.
La course au finish avait déjà été émaillée par quelques scandales : le
mois dernier, la société Dassault était accusée par plusieurs
parlementaires néerlandais de distribuer des pots-de-vin. On parlait aussi
de ravissantes créatures chargées d’influencer les responsables politiques
belges, néerlandais, danois et norvégiens.
Or, au moment où la partie paraissait jouée, les Belges penchant,
semble-t-il, pour le Mirage et leurs partenaires de l’OTAN pour le Cobra,
éclate l’affaire Stehlin.
Seul député centriste élu à Paris, au milieu du raz-de-marée UDR, le
30 juin 1968, vice-président de l’Assemblée nationale, M. Stehlin a fait
une brillante carrière militaire, en ne dédaignant pas de jouer les
Cassandre à l’occasion. Pilote de chasse en 1930, à l’époque des peaux de
bique et des grosses lunettes, attaché militaire adjoint à Berlin de 1935 à
1939, le commandant Stehlin déplorait alors les insuffisances de la
construction aéronautique française. Six ans plus tard, au lendemain de la
guerre, en 1945, le colonel Stehlin estimait que la politique du ministre de
l’Air communiste Charles Tillon était d’un nationalisme totalement
irréaliste. « Seul le regroupement des industries aéronautiques
européennes peut répondre aux besoins de défense de l’Europe », disait-il
alors.
Sa querelle avec M. Dassault remonte à cette date. Elle devait
s’envenimer au fil des ans. Au fur et à mesure que le général Stehlin
gagnait une étoile, il s’opposait avec un peu plus de vigueur au P-DG des
usines Dassault, lui reprochant d’être plus soucieux des intérêts de sa
firme que de ceux de la défense nationale. « Le plan de financement d’un
prototype presque entièrement financé par l’Etat coûte affreusement cher
aux contribuables. Notre intérêt est d’acheter le produit fini, au moment
où la série est commercialisée. »
Le général Stehlin se retrouvait parfois devant un interlocuteur
également étoilé : le général Pierre Gallois, un farouche partisan de
l’indépendance militaire et industrielle française, doctrinaire de la force
de frappe nationale, qui abandonnera l’uniforme en 1958 pour devenir
directeur commercial de la société Dassault. Deux ans plus tard, le général
Stehlin accède enfin au poste le plus envié de l’Armée de l’air : celui de
chef d’état-major. Mais il prend sa retraite en 1963, sans avoir pu faire
triompher ses thèses. Après une dernière entrevue avec de Gaulle, qui
écoutait distraitement les opinions de cet Européen convaincu de la
nécessité de l’Alliance atlantique.
Quittant l’armée, le général Stehlin espérait un poste d’ambassadeur à
Washington. On lui offrit le modeste rôle de conseiller d’Etat en mission
extraordinaire. Il s’en consolera mal en devenant vice-président pour
l’Europe de la société Hughes A.C. International, contrôlée par le
milliardaire américain Howard Hughes. Une firme qui fabrique justement
le matériel électronique équipant le Cobra YF-17. « Mais j’ai donné ma
démission le jour même où j’ai décidé de me présenter aux élections »,
affirme-t-il aujourd’hui. Devenu parlementaire, réélu en 1973, le général
Stehlin n’a pas abandonné ses convictions.
L’ancien chef d’état-major continue à accorder la primauté aux armes
conventionnelles. Il ne croit pas à l’efficacité de la force de dissuasion
nucléaire héritée du général de Gaulle.
Il suit avec passion les tractations que mènent les gouvernements
français et américain pour enlever « le marché du siècle », dernier épisode
du match que la firme Dassault livre aux géants américains. Il lit et relit
les fiches techniques des appareils sans nier l’admiration qu’il porte à la
technique américaine. « Depuis qu’ils sont allés dans la Lune, ils ont pris
une avance formidable sur nous. »
Sa conviction est bientôt faite : les appareils américains sont
supérieurs au Mirage. « La vitesse ascensionnelle, la manœuvrabilité, la
résistance des alliages, l’électronique de bord surpassent celles de l’avion
français. » Le 15 septembre, il n’y tient plus. Dans son appartement
parisien, situé rue du Cirque, à deux pas de l’Elysée, il rédige une très
longue note de vingt pages développant son opinion : « Les avions
américains sont indiscutablement supérieurs au Mirage F1… Le choix de
l’avion français serait un grand succès commercial pour la firme Dassault,
mais, une fois de plus, coûterait cher à l’argent public français. »
Le général Stehlin attendra le 24 septembre pour faire tirer « un
certain nombre de copies » de ce rapport. Un exemplaire accompagné
d’une lettre sera aussitôt envoyé au président de la République.
Le lendemain, le général Stehlin recevra un accusé de réception signé
Claude Pierre-Brossolette, secrétaire général de l’Elysée.
Quatre ministres (MM. Michel Poniatowski, ministre d’Etat, ministre
de l’Intérieur, Michel d’Ornano, ministre de l’Industrie, Michel Durafour,
ministre du Travail, et Jacques Soufflet, ministre de la Défense) recevront
eux aussi, quelques jours plus tard, une photocopie de la note rédigée sur
du papier à lettres à en-tête de l’Assemblée nationale. Un « oublié » de
marque sur la liste de M. Stehlin : M. Jacques Chirac. Il est vrai que le
Premier ministre était pris à partie, à la fois dans la lettre au Président et
dans la conclusion de la note. Mais M. Chirac, dit-on à l’Elysée, est mis au
courant à la fin du mois de septembre. M. Valéry Giscard d’Estaing et ses
ministres n’attachent pas, semble-t-il, énormément d’importance aux
conclusions du général Stehlin. Déçu, ce dernier confie, au début
d’octobre, de nouvelles photocopies. A qui ? « A des personnalités amies
venues chez moi », répond-il.
En France, on continue à faire le silence sur cette affaire, mais la note
circule sous le manteau à Bruxelles, à La Haye, à Oslo, à Londres, et
même, dit-on, à Washington.
Il faudra pourtant encore quelques semaines pour qu’elle parvienne
sur le bureau de M. Dassault. Le mercredi 30 octobre, M. Pierre Guillain
de Bénouville, député UDR de Paris, directeur de l’hebdomadaire Jours de
France, ami de longue date et principal collaborateur de M. Dassault,
reçoit par porteur un pli assez épais de l’ambassade des Pays-Bas, parvenu
à Paris par la valise diplomatique. M. de Bénouville décachette
l’enveloppe. Il trouve d’abord une courte lettre d’un de ses amis, officier
d’état-major de l’Armée de l’air néerlandaise : « Je vous envoie ci-joint la
copie d’un texte bizarre dont on parle beaucoup à La Haye. Etant donné
sa teneur et son origine, il s’agit vraisemblablement d’un faux. Mais je
préfère que vous soyez au courant. »
M. de Bénouville est aussitôt persuadé, au contraire, que la note a
bien été écrite par le général Stehlin. Il prévient M. Dassault. Puis
téléphone à son ami de toujours Pierre Messmer et à M. Max Lejeune,
président du groupe réformateur, auquel appartient M. Stehlin.
Les trois parlementaires se retrouvent un peu plus tard dans le bureau
du Premier ministre. M. Chirac leur confirme qu’il est au courant.
C’est un journaliste américain, Cyrus Sulzberger, éditorialiste du New
York Times, qui porte l’affaire sur la place publique. Son article paraît
simultanément le 2 novembre aux Etats-Unis et dans l’édition européenne
de l’International Herald Tribune, l’un des journaux que lit chaque matin le
président de la République. C’est un week-end prolongé. La classe
politique est loin de Paris. L’article de Sulzberger passe presque inaperçu.
Le lundi 4 novembre, M. de Bénouville a deux nouvelles lettres à son
courrier. La première émane d’un officier belge. Il ne cache pas ses
préférences pour les appareils américains, mais conclut : « Je ne saurais
tolérer qu’un avion qui est votre concurrent soit défendu par un ancien
officier supérieur français. » Une nouvelle photocopie de la note de
M. Stehlin accompagne la lettre.
La seconde missive, également déposée par porteur, fait entrer M. de
Bénouville en fureur. Elle est signée Paul Stehlin. Le vice-président de
l’Assemblée nationale écrit : « Je ne voulais pas prendre M. Dassault à
partie. J’ai pour lui une très nette admiration. »
Mardi, un journaliste français, Jean-Pierre Mithois, chroniqueur
militaire du Figaro, est mis au courant. Mercredi matin, le journal titre à
la une : « Les chances de la France compromises. Les Y-16 et Y-17 sont
supérieurs au Mirage F1, écrit le général Stehlin. » La nouvelle, aussitôt
reprise et commentée par les postes de radio, donne le grand frisson à la
classe politique.
M. Dassault préfère généralement agir par « ami » interposé. Cette
fois, exceptionnellement, il paie de sa personne et entre en scène. Ce P-
DG milliardaire, puissant et secret, ancien déporté à Buchenwald et,
depuis, éternellement frileux, profère d’une voix douce de graves
accusations : « Le général Stehlin remercie ses anciens employeurs
américains. »
A l’Assemblée nationale, où l’on s’apprêtait à discuter dans
l’indifférence le budget du ministère de l’Education et du secrétariat d’Etat
aux Universités, l’atmosphère s’électrise. C’est l’excitation des grands
jours. Sur les téléscripteurs de la salle des quatre colonnes, les réactions
s’accumulent.
M. Alexandre Sanguinetti, secrétaire général de l’UDR, attaque le
premier : « C’est une agression à l’égard de la nation tout entière. » Pour
M. Albert Voilquin, député RI, président de la commission de la Défense :
« Il s’agit d’un coup bas porté à notre pays. » M. Lejeune juge la note du
général Stehlin « inopportune dans les circonstances actuelles ».
Dans les couloirs, à la buvette, c’est la valse des imprécations. On
prononce des mots définitifs : félonie, trahison, forfaiture.
Le général Stehlin semble stupéfié par l’ampleur que prend soudain
cette affaire. Son téléphone est constamment occupé. Son fils Marc fait
patienter les dizaines de visiteurs et rapporte les journaux.
« J’ai vu grossir les manchettes », dit le général Stehlin. Il se défend :
« Comment peut-on penser que ma prise de position ait pu être motivée
par des préoccupations mercantiles ? Je n’ai eu à l’esprit que deux
considérations : l’emploi de l’argent public français et la sécurité de la
France et de l’Europe. »
A 15 heures, on apprend que M. Bertrand Flornoy, député UDR de
Seine-et-Marne, veut interroger le gouvernement par un rappel au
règlement. M. de Bénouville souhaite aussi intervenir, ainsi que
M. Jacques Cressard, député UDR d’Ille-et-Vilaine. M. Chirac essaie de
calmer M. de Bénouville avec l’aide de M. René Tomasini, chargé des
relations avec le Parlement. « Ce serait maladroit de prendre la parole. Tu
es trop lié à Dassault. » M. Hubert Dubedout, maire socialiste de
Grenoble, dénonce d’ailleurs très vite « une même confusion des genres »
dans l’attitude de M. Stehlin, ancien vice-président de Hughes Aircraft, et
dans celle de M. de Bénouville, administrateur de la société Dassault.
« On crie haro sur le baudet, répond le général Stehlin. Cette affaire a
été volontairement dénaturée par l’UDR. »
En fait, quelle qu’en soit l’origine, l’affaire Stehlin vient à point pour
faire diversion. On savait déjà depuis plusieurs jours que l’avion français
ne conservait quelques chances que sur le seul marché belge. Or, le
Premier ministre avait mené personnellement les négociations avec les
quatre gouvernements susceptibles d’acheter le Mirage F1-M53.
Mais, même s’il avait été tenté de faire croire à l’opinion publique que
la note du général Stehlin était en grande partie responsable de l’échec
commercial, le Premier ministre ne pouvait ignorer que la marge de
manœuvre était étroite. En ranimant l’idéologie gaulliste de l’UDR, on
risquait de briser la nouvelle majorité présidentielle. Et de donner
l’impression de jouer contre le Président. M. Chirac s’est donc employé à
calmer ses troupes. L’UDR n’a pas réglé ses comptes avec les
Réformateurs. Elle s’est en partie satisfaite de la double démission de
M. Stehlin, qui a abandonné, jeudi, son fauteuil de vice-président et son
étiquette de Réformateur.
L’affaire Sormae–Urba
1982

Dans le milieu des années 1980, l’affaire Sormae, qui éclabousse des
patrons du BTP marseillais accusés d’avoir recours à des systèmes de
fausses factures pour échapper au fisc, permet de lever le voile sur les
circuits de financement des partis politiques. Au premier rang desquels
celui du président de l’époque, François Mitterrand. C’est ce qu’on
appellera l’affaire Urba-Gracco, la première d’une longue série, qui va
révéler comment la plupart des partis se sont financés sur le dos des
marchés publics, grâce à des bureaux d’études bidon.
Tout commence par une procédure banale. En mars 1986, Paul
Bernard, entrepreneur véreux du sud-est de la France, est arrêté par la PJ
de Marseille pour établissement de fausses factures au bénéfice de
plusieurs entrepreneurs de la région. A priori, rien d’exceptionnel :
l’homme assure que ces faux ont été établis – moyennant de belles
commissions – pour aider des chefs d’entreprise à frauder le fisc. Pendant
trois ans, l’enquête suit son cours, de manière peu fructueuse. Mais en
février 1989, coup de théâtre : la PJ décide d’entendre Paul Peltier, le
patron de la Sormae (Société auxiliaire d’entreprises Rhône-Alpes
Méditerranée), filiale marseillaise de la SAE (Société auxiliaire
d’entreprises), le numéro 1 français des travaux publics. Comme les
autres, il est suspecté d’avoir utilisé le procédé des fausses factures à des
fins personnelles.
L’audition de Peltier va se révéler beaucoup plus instructive que prévu.
Ce dernier assure que les fausses factures ont pour dessein d’arroser des
élus locaux en échange de l’obtention de marchés publics. Sans forcer
beaucoup leur interlocuteur, les policiers obtiennent une liste détaillée de
personnalités ayant bénéficié des largesses de la Sormae. Tous les bords
sont représentés : parmi eux, le RPR Jean-Pierre Roux (ancien maire
d’Avignon), l’UDF Jean-Pierre de Peretti della Rocca (ancien ministre), ou
encore le socialiste Michel Pezet (conseiller général des Bouches-du-
Rhône).
De fil en aiguille, cette affaire purement locale va déboucher sur une
autre, beaucoup plus gênante pour le Parti socialiste alors au pouvoir :
l’affaire Urba-Gracco, dont on dira en 1993 qu’elle a joué un rôle
important dans la défaite socialiste. En avril 1989, soit trois mois après les
révélations de Paul Peltier, Antoine Gaudino, inspecteur à la section
financière du SRPJ de Marseille, perquisitionne le siège marseillais
d’Urba-Gracco, soupçonnée de faire partie des bénéficiaires occultes de la
Sormae. Créée en 1972, l’entreprise, dirigée par une ancienne figure du
syndicalisme policier, Gérard Monate, se présente comme un bureau
d’études pour les marchés publics. Presque par hasard, Gaudino va mettre
la main sur les papiers du directeur administratif d’Urba, un certain
Joseph Delcroix, descendu de Paris pour la journée. L’homme, très
scrupuleux, a consigné dans des petits cahiers l’intégralité des réunions de
la société de 1981 à 1989. Une mine d’or.
C’est ainsi que Gaudino va découvrir qu’en fait de bureau d’études,
l’entreprise fonctionne depuis plus de vingt ans comme une véritable
caisse noire pour le Parti socialiste. Il y apprend qu’Urba se rémunère
uniquement par des commissions ou pots-de-vin perçus à l’occasion des
passations de marché publics. Dans le détail, les entreprises du bâtiment
locales versent environ 2 % des marchés obtenus à Urba, commissions
ensuite reversées à hauteur de 30 % aux sections locales du Parti
socialiste, et 30 % à sa caisse nationale.
Au sein du PS, les découvertes de Gaudino font l’effet d’un tsunami.
Dans ces cahiers figure en réalité toute l’histoire du financement occulte
du PS, au pouvoir depuis 1981 ! La panique est telle que François
Mitterrand décide de recourir à l’arme ultime. Le 20 janvier 1990,
prétextant une loi sur le financement des partis politiques, il fait voter
l’amnistie des personnalités politiques corrompues. La deuxième en moins
de dix-huit mois. Du jamais vu !
L’opinion publique grogne, mais l’incendie semble circonscrit. Du
moins pour un temps. Car en octobre 1990 l’inspecteur marseillais
Antoine Gaudino publie un livre-brûlot, L’Enquête impossible, dans lequel
il raconte comment le pouvoir en place a cherché à faire obstruction à ses
investigations. Selon lui, Urba-Gracco aurait financé à hauteur de 25 % la
campagne de François Mitterrand. Il sera révoqué de la police quelques
mois plus tard. Mais cette fois, la braise est définitivement ravivée. La
droite, jamais à une contradiction près – elle est aussi embourbée dans
une affaire de bureaux d’études bidon, « l’affaire Cogedim » –, demande
l’ouverture d’une information judiciaire sur Urba-Gracco.
Ce sera fait quelques mois plus tard grâce à un juge d’instruction
particulièrement tenace. Début 1991, alors qu’il est en train d’enquêter
sur la mort de deux ouvriers sur un chantier de la Sarthe, Thierry Jean-
Pierre découvre que, dans la région aussi, les bureaux d’études du Parti
socialiste empochent les pots-de-vin des marchés publics. Ici, ils ne se
dénomment pas Urba-Gracco mais Sages. Le juge, qui a eu vent des
investigations de l’inspecteur Gaudino, parvient à mettre la main sur les
fameux cahiers du directeur administratif d’Urba. Malgré une ultime
tentative d’étouffer l’affaire – après la perquisition du siège parisien
d’Urba, Thierry Jean-Pierre est dessaisi du dossier, au profit d’un juge non
moins obstiné, un certain Renaud Van Ruymbeke –, l’enquête ira cette fois
à son terme.
Elle conduira jusqu’au président de l’Assemblée nationale, Henri
Emmanuelli, trésorier du Parti socialiste de 1988 à 1992, poursuivi pour
complicité et trafic d’influence. A la fin des années 1990, ce dernier sera
condamné à dix-huit mois de prison avec sursis, et deux ans de privation
de ses droits civiques. Dans le sillage de l’affaire Urba, plusieurs lois sur le
financement des partis seront adoptées, pour interdire notamment les
donations en provenance de personnes morales.
J. de L. B.
Une grande entreprise de corruption
Jean-Michel Caradec’h
En février 1989, des cadres dirigeants et des personnalités politiques du sud
de la France sont suspectés d’avoir participé à un système de fausses factures
pour alimenter les caisses des partis politiques. Mais, à l’époque, l’affaire de
la Sormae apparaît encore comme un scandale purement local. (L’Express
du 24 février 1989.)

Pierre Truche, procureur général de la cour d’appel de Paris, a retenu
sept noms de personnalités politiques locales dans le réquisitoire
d’inculpation dressé à propos de l’affaire de fausses factures et de
corruption qui a secoué, ces dernières semaines, le sud-est de la France.
Dans les jours à venir, le magistrat de la chambre d’accusation chargé de
l’instruction, Pierre Culié, devrait donc entendre, puis inculper – comme
l’a ordonné la chambre criminelle de la Cour de cassation – Jean-Pierre de
Peretti della Rocca, maire UDF d’Aix-en-Provence, Jules Suzini, son
adjoint RPR, Jean-Pierre Roux, député maire RPR d’Avignon, et Jean-
Victor Cordonnier, premier adjoint PS au maire de Marseille. Aux noms de
ces quatre élus, prononcés dès le début de la procédure, il faut ajouter
ceux de Charles Scaglia, maire UDF de La Seyne-sur-Mer, de Roland
Nungesser, maire RPR de Nogent-sur-Marne, et de José Mattei, directeur
du cabinet de Michel Pezet.
A moins d’un mois du premier tour des élections municipales, cette
affaire, aux multiples rebondissements, qui empoisonne le début de la
campagne, a mis au jour la nature malsaine des relations entre certaines
entreprises chargées des gros travaux et ceux qui ont le pouvoir de les
ordonner. Ainsi donc, sept inculpations de personnalités politiques
répondraient aux seize inculpations de cadres, dirigeants et hommes
d’affaires impliqués dans cette entreprise de corruption. Pour l’essentiel
sont poursuivis six membres de l’état-major de la Sormae, filiale, dans le
Sud-Est, de la Société auxiliaire d’entreprises (SAE), une grosse société de
travaux publics. Son directeur général, Paul Peltier, à l’origine des
révélations, le gérant, Claude Popis, et Roger Mistre, l’un des directeurs
régionaux, sont écroués, ainsi qu’Yves Duverger, responsable d’une
entreprise de bâtiment d’Avignon. L’information judiciaire concerne
également Armand da Silva, le vice-président de la chambre de commerce
et d’industrie du Var, Pierre Michaux et Patrice Prud’homme,
administrateurs des trois sociétés d’économie mixte présidées par Jacques
Médecin, le maire de Nice, ainsi que des dirigeants et cadres d’entreprises
de travaux publics du Midi, sous-traitants de la Sormae. Le parquet
général de la cour d’appel de Paris vise ainsi trente-deux personnes.
La liste pourrait s’allonger, si l’enquête, dirigée maintenant par le
président Pierre Culié, prenait le même tour que l’instruction menée,
pendant deux semaines, par Bernadette Augé. La jeune femme, juge
d’instruction spécialisé dans les affaires financières, n’en est pas à son
coup d’essai à Marseille, où elle est chargée, depuis plusieurs années, d’un
dossier particulièrement fécond : celui d’un certain Paul Bernard, artisan
doué dans l’établissement de fausses factures. L’homme avait installé son
QG dans un club de tennis du Xe arrondissement, le Raquette-Club, d’où il
a émis pour près de 15 millions de francs de fausses factures, au bénéfice
de plusieurs dizaines d’entreprises de la région. Son arrestation, en
mars 1986, par la section financière de la PJ, a permis, depuis cette date,
de décoder les livres de comptes et d’identifier les clients de cette officine.
Méthodiquement, Bernadette Augé et les hommes du commissaire
Levasseur, le patron de la section financière de la PJ, ont pu remonter
ainsi jusqu’à la société des Travaux du Midi, à la Sogea de Marseille et au
Groupement de recherche et de construction (GRC) de Lyon. Les sociétés
qui utilisaient ce système de fausses factures pour se constituer une caisse
noire échappaient à tout contrôle. Le procédé est simple : Paul Bernard
leur facturait des prestations imaginaires, encaissait le chèque et restituait
des espèces, moyennant une honnête commission d’environ 30 %. Pour
quoi faire ? demandent les policiers et le juge d’instruction. La réponse est
toujours la même : pour frauder le fisc en dégageant des bénéfices non
imposables. Convaincus d’avoir triché, les dirigeants de ces entreprises
acceptent de porter le chapeau, préférant encourir les foudres du contrôle
fiscal plutôt que d’avouer à qui est destiné cet argent. Les policiers ont
bien quelques soupçons, mais, jusqu’ici, personne n’a « mangé le
morceau ». Certains cadres et responsables prétendent même être les
bénéficiaires de ces caisses noires.
Aussi, le 1er février, lorsque les policiers de la PJ entendent le directeur
de la Sormae, Paul Peltier, en fin d’après-midi, ils n’en attendent pas de
spectaculaires révélations. Ils agissent sur instruction de Bernadette Augé,
qui a retrouvé trace, dans le dossier Paul Bernard, de cinq factures à
destination de cette entreprise de travaux publics. Or non seulement
Peltier reconnaît avoir fait appel aux services de l’officine de fausses
factures, au début de 1986, mais il ajoute qu’il utilise encore ce procédé,
ainsi que le système de la surfacturation, pour se procurer de l’argent noir.
De l’argent dont il a bien besoin, Paul Peltier. Pas pour lui – il gagne près
de 100 000 francs par mois – ni pour frauder le fisc… mais, avoue-t-il,
simplement pour… arroser les élus municipaux ! Comment croyez-vous
donc qu’on obtient des marchés publics ? va-t-il jusqu’à s’indigner. Les
policiers demandent des noms, et Peltier dénonce, de mémoire. Charles
Scaglia : 50 000 francs en 1985 ; Jules Suzini : 60 000 francs en 1986 ;
Jean-Pierre Roux : 150 000 francs ; Jean-Pierre de Peretti :
70 000 francs ; Jean-Victor Cordonnier : 150 000 francs, plus
450 000 francs de travaux dans sa villa de la corniche et son appartement
du centre de Marseille. Roland Nungesser aurait, lui, bénéficié de
150 000 francs de travaux dans sa villa de Ramatuelle, tandis que José
Mattei recevait 100 000 francs et les administrateurs des sociétés
d’investissement mixte de la mairie de Nice, 200 000 francs pour favoriser
la Sormae dans l’adjudication du lycée hôtelier. Les policiers du SRPJ
notent fébrilement sans en croire leurs oreilles.
Pourquoi Paul Peltier leur raconte-t-il tout cela ? Parce qu’il en a ras le
bol. Le directeur de la Sormae avait rêvé d’autre chose que de jouer
l’arroseur municipal pour le compte de la maison mère, la SAE, dont le
chiffre d’affaires dépasse les 23 milliards de francs et dont le bénéfice net,
en 1988, devrait atteindre 280 millions de francs. Oui, Paul Peltier en a
ras le bol d’utiliser ses chefs de région et ses ingénieurs comme porteurs
de mallettes pleines de billets de banque, qu’ils doivent distribuer pour
obtenir simplement le droit de « concourir avec une petite chance ». Car la
concurrence ne se prive pas, elle non plus, d’arroser et c’est souvent celui
qui a ouvert le robinet en grand qui gagne. C’est ainsi que, malgré ces
largesses, Paul Peltier et la Sormae ont vu leur échapper un lycée
d’Avignon et un projet immobilier à La Seyne…
Des valises de billets, Paul Peltier en a jusque dans son bureau. Lors de
la perquisition qui suit son audition, les policiers saisissent plusieurs
dizaines de milliers de francs en grosses coupures de 500 francs. Ils sont
destinés à un collaborateur de Jean-Claude Gaudin, au conseil régional de
Provence-Alpes-Côte d’Azur, prétend-il. Il est tard, ce 1er février. Les
policiers, abasourdis mais ravis, décident de prévenir chez elle le juge
d’instruction. Paul Peltier, en quelques heures, a impliqué avec un bel
œcuménisme la quasi-totalité des personnalités politiques de la région.
« Ça va foutre un de ces b…, madame le Juge… » Bernadette Augé
connaît trop bien Marseille pour s’émouvoir. Elle alerte le procureur de la
République. Le Code de procédure pénale prévoit que, lorsque des
officiers de police judiciaire (OPJ) – certains élus mis en cause possèdent
cette qualité – sont « susceptibles » d’être inculpés, le parquet doit « sans
délai » saisir la chambre criminelle de la Cour de cassation. L’article 681
stipule en effet que les OPJ ne peuvent être poursuivis que devant une
juridiction désignée par la Cour de cassation. Le procureur de Marseille
estime alors que de simples accusations sont insuffisantes pour inculper,
et presse Bernadette Augé de vérifier plus avant ces dénonciations,
arguant de l’« urgence » afin d’éviter le « dépérissement des preuves ».
Aussitôt, le juge d’instruction fait interroger et mettre en détention les
collaborateurs de Paul Peltier, dont la plupart non seulement confirment
ses assertions, mais encore nomment d’autres élus. Pendant une semaine,
sans que le moindre bruit filtre, les policiers de la PJ de Marseille et le
juge d’instruction accumulent un gros dossier, saisissent des cartons
d’argent liquide, des pièces comptables et entendent près d’une vingtaine
de cadres de la Sormae. Six d’entre eux sont inculpés et écroués. Le
procureur possède maintenant suffisamment d’éléments pour saisir la
Cour de cassation. Bernadette Augé sait donc qu’elle va être dessaisie du
dossier, mais elle a le sentiment d’avoir parfaitement fait son travail.
Pourtant, le 15 février, la Cour de cassation annule l’ensemble de la
procédure, estimant que la requête aurait dû être présentée dès la mise en
cause des élus. La cour ne garde du dossier que son PV d’audition, deux
feuilles dactylographiées recto verso. Le reste est classé aux oubliettes, les
pièces comptables et l’argent saisis sont rendus, et les inculpés libérés.
Manœuvre politique ? Non. Le procureur près la Cour de cassation lui-
même s’est prononcé contre cette annulation. La Cour a strictement
appliqué la loi, ce qui est particulièrement mal ressenti au palais de justice
ainsi qu’à l’hôtel de police de Marseille.
Néanmoins, le procureur général Truche – qui fut procureur à
Marseille – réagit immédiatement. S’appuyant sur le seul document dont
il dispose, il assortit ses réquisitions de l’inculpation de toutes les
personnes désignées par Paul Peltier, dans sa courageuse déposition. Et
sauve ainsi le travail effectué à Marseille. De justesse.
Exclusif – Histoire du financement
du PS (85-89)
Gilles Gaetner et James Sarazin
A la fin de l’année 1990, l’affaire de la Sormae, qui a débouché sur l’affaire
Urba-Gracco, conduit à lever le voile sur le financement occulte du Parti
socialiste. Dans une publication exclusive, L’Express révèle les archives du
principal bailleur de fonds du parti, un certain Gérard Monate. (L’Express
du 29 novembre 1990.)

Un homme, la soixantaine enveloppée, sort d’un porche discret du
quai des Grands-Augustins. Sous son bras, un paquet joliment emballé de
papier fantaisie. Un beau cadeau, en vérité : 5 millions de francs, en
coupures de 500 francs. Le porteur du colis s’appelle Gérard Monate,
patron d’Urba-Gracco, la pompe à finances du PS. Une affaire qui a failli
passer sous le nez du parti au pouvoir. Quelque temps plus tôt, l’un des
plus gros chauffagistes parisiens a emporté un contrat fabuleux : la
réfection des installations des lycées d’Ile-de-France. Un contrat qui vaut
bien une largesse : 10 millions de francs en liquide pour le RPR, via un
intermédiaire, Jean-Claude Méry. Au siège du PS, on l’apprend. Fureur.
Monate est chargé de récupérer le coup. Méry, qu’il connaît bien – ils font
le même « métier » –, accepte de couper la poire en deux. Moyennant
promesse de ristourner une partie du pactole au PC, lui-même se
chargeant d’« intéresser » l’UDF.
L’histoire remonte à quatre ou cinq ans. Depuis, Monate en a vécu
bien d’autres. Toutefois, le métier de financier du monde politique n’a pas
toujours un côté si pittoresque. Henri Nallet, l’actuel ministre de la
Justice, harcelé par l’opposition à propos de son rôle de trésorier de la
campagne présidentielle de François Mitterrand en 1988, n’est pas le seul
à en savoir quelque chose. Deux amnisties au goût amer pour l’opinion
publique – votées en 1988 et 1989 – auront soulagé plus d’un élu pris
dans le collimateur de deux petits flics marseillais, Antoine Gaudino et
Alain Mayot. Mais elles auront aussi sacrément troublé le débat politique.
Comment une affaire de fausses factures purement locale – celle de la
Sormae, filiale marseillaise de la SAE (Société auxiliaire d’entreprises) – a-
t-elle pu aller battre jusqu’aux marches des palais de la République ?
Elle n’aurait certainement pas fait plus de bruit que les autres, n’était
le goût pour la chose écrite d’un brave bureaucrate de soixante ans,
Joseph Delcroix. Représentant, dans les années 1950, à la Lainière de
Roubaix, puis attaché commercial à la Compagnie générale de chauffe,
Delcroix est entré, en 1978, au GIE Gestion de sociétés regroupées (GSR).
Sous cette étiquette s’abritent diverses entreprises – Urbatechnic, Gracco,
etc. – créées en 1972. Officiellement, des bureaux d’études. En fait, 60 %
de leurs honoraires servent à financer les dépenses du PS. Lequel en tire
de 40 à 45 millions de francs par an.
D’abord simple assistant, Delcroix devient directeur administratif de
l’entreprise en 1984 (année où la présidence échoit à l’ancien syndicaliste
policier Gérard Monate), puis son représentant général à Marseille en
1988. Homme intègre et désintéressé (salaire mensuel : 21 000 francs), il
va, de 1981 à 1989, assister à toutes les réunions du comité de
coordination d’Urba-Gracco comme à celles des dix-huit délégués
régionaux (tous socialistes) de l’entreprise. Scribe consciencieux, il note
tout sur ses cahiers, de simples cahiers d’écolier à spirale : les rendez-
vous, les ordres du jour, les montages, les contacts, les sommes en jeu, les
noms des politiciens bénéficiant de la manne. Mais aussi les pépins
d’Urba, comme en 1984, où, à la suite d’ennuis avec le fisc, l’entreprise
demandera conseil à Henri Emmanuelli, à l’époque secrétaire d’Etat au
Budget. Bref, Delcroix, c’est la mémoire vivante des finances du PS.
17 avril 1989. Voilà trois ans que Gaudino et Mayot, inspecteurs à la
section financière du SRPJ de Marseille, piétinent sur un dossier de
fausses factures mettant en cause quelques sociétés de travaux publics de
la région, lorsqu’ils perquisitionnent au siège marseillais d’Urba-Gracco. Et
tombent sur les fameux cahiers. Aussitôt, ils embarquent Delcroix et le
délégué régional de l’entreprise, Bruno Desjobert. A Paris, Monate prend
peur. Il s’attendait à la perquisition, pas à la mise en garde à vue de ses
deux collaborateurs. Affolé, il téléphone au ministre de l’Intérieur, Pierre
Joxe, qui, oublieux de son passé de trésorier très exigeant, le cueille à
froid : « Il se fait tard. On verra demain ! » Effectivement, après que
l’Elysée eut été mis au parfum, un conseil de guerre réunit Michel Rocard,
Pierre Arpaillange, Pierre Mauroy… et Joxe. Le premier secrétaire du PS
tonne : « Ouvrir une information judiciaire sur Urba, c’est du suicide ! »
Rocard le comprend. L’affaire est promise à l’enterrement. Juste à temps.
Le 5 mai 1989, un procès-verbal de six pages, signé Gaudino et Mayot,
confirme en long et en large l’activité d’Urba du 2 mars 1984 au
2 décembre 1988. Et donc son rôle dans le financement de la campagne
de François Mitterrand.
Ce n’est pas tout. Le PV du 5 mai sort un nouveau nom : celui de
Philippe Sanmarco, député PS des Bouches-du-Rhône et adjoint au maire
de Marseille jusqu’au 12 mars 1989. Celui-ci, grâce à des associations de
façade, aurait financé sa campagne électorale à hauteur de
2 486 000 francs. Le juge Pierre Culié demandera, le 11 octobre 1989,
l’inculpation de Sanmarco.
A ce jour, rien ne s’est passé. Sanmarco a eu plus de chance que tous
ceux qui, de la gauche à la droite, se retrouvent épinglés dans le dossier
du magistrat : les Pezet, Nungesser, Cordonnier, Roux… Lesquels seront,
au bout, du compte, sauvés par l’amnistie.
Des noms, il en défile beaucoup dans les cahiers à spirale de Delcroix.
L’Express a pu consulter ses notes pour la période 1985-1989. Et disséquer
ainsi l’histoire du financement du PS sur cinq ans. En voici, à l’état brut,
quelques morceaux choisis :
25 avril 1985. Réunion du comité de coordination. Présents : Gérard
Monate, président ; Jean-Louis Claustres, directeur général ; Jean-
Dominique Blardone, secrétaire général, ancien directeur de cabinet
d’André Laignel ; et, bien sûr, Delcroix lui-même, directeur administratif.
Les législatives sont dans moins d’un an. Il faut y penser. Inquiétude sur
les « bureaux d’études parallèles » qui voudraient concurrencer Urba-
Gracco auprès des élus socialistes. Delcroix les cite : « Le GEC
(Petitdemange, ancien chef de cabinet de Rocard), Socofred (Poperen),
Certa (Fajardie, Maurois [sic].) »
Pas question de faire des démarches auprès des parallèles, note encore
Delcroix. En bas de page : « Pour les législatives, 6,5 à 7 millions de plus
sont nécessaires. »
20 juin 1986. Réunion des délégués régionaux. « GM [Gérard
Monate] : nous sommes mandatés par le parti qui a pris des risques
politiques pour couvrir nos sociétés. Sans le parti, nous ne serions plus
rien. »
3 février 1987. Encore une réunion du comité de coordination.
Delcroix note : « Trésorerie : bonnes recettes de ce matin. Améliorent la
trésorerie qui se présentait critique en fin de semaine dernière. »
« Congrès PS va coûter cher. » « GM voit Romant. Sec fédé Lille (59). Voit
JC Colliard, Elysée, le 24/2. A reçu Beauchamp, président commission de
contrôle du PS. » Georges Beauchamp, l’un des fidèles de François
Mitterrand, dont il fut, sous la IVe République, le collaborateur dans divers
ministères.
30 mars 1987. Comité de coordination. Atmosphère au beau fixe.
Delcroix écrit : « Comme dit GM, heureusement qu’on a le congrès [de
Lille], sinon on ne saurait pas comment dépenser ! »… La trésorerie du PS
atteint, il est vrai, la coquette somme de 6 113 000 francs. A la dernière
ligne, entourée et soulignée, cette phrase : « Maintenant, il faut penser
aux présidentielles. »
11 mai 1987. Comité de coordination. Capital. Pour la première fois
est évoqué le financement de la campagne présidentielle de 1988. Un
besoin de 100 millions, dont 25 à la charge d’Urba-Gracco (à l’époque,
personne ne sait qui défendra les couleurs du PS). Petit problème : la
trésorerie du parti est exsangue. Aussi, le comité de direction d’Urba-
Gracco demande de relancer Bouygues et la Compagnie générale des
eaux. Enfin, en bas de page, ce petit rappel : « 7 mai. GM a vu les impôts.
Ça s’est bien passé. »
4 juin 1987. Réunion des délégués régionaux. Compte rendu sur deux
pages. Delcroix évoque le congrès de Lille, qui a coûté 7,7 millions de
francs. Suivent quelques notes sur la campagne présidentielle : « SVP.
Elysée et trésorier cumul à 100 millions de francs. Prise en charge par GIE
en un court temps. » En bas et à gauche de la première page, ce
commentaire de Delcroix, plein d’espoir : « L’image du groupe s’est
améliorée. Le PS nous aidera. » A la deuxième page, Delcroix évoque la
création, pour une courte durée, d’une société tampon chargée de recevoir
des fonds parallèlement à Urba-Gracco. « Date d’opérationalité [sic] :
avant les présidentielles de 1988. Disparition : après les municipales de
1989. »
8 octobre 1987. Naissance officielle de la fameuse société tampon. Son
nom : Multiservices. Adresse : 8, rue de Liège, Paris-VIIIe. Son objet :
« Payer un tas de petites choses hétéroclytes [sic] ». Delcroix précise que
les ressources de Multiservices proviennent soit de contrats spécifiques,
soit de contrats passés par des sous-traitants d’Urba-Gracco. L’activité de
Multiservices commencera officiellement le 1er décembre 1987 et se
terminera en septembre 1989. Chiffre d’affaires prévu : 10-12 millions de
francs.
12 octobre 1987. « Situation financière : pas mal », écrit Delcroix. A
preuve, dit-il en substance, un découvert à la BCCM de 606 000 francs,
alors qu’elle autorise 2,8 millions. Idem à la Bred, avec 864 000 francs,
pour 1,1 million autorisé.
Suit une liste d’élus rencontrés par GM : Auroux (Roanne).
Commentaire : « Bonne rencontre. » Et de ceux qu’il ira voir : les députés
Pierre Forgues, maire adjoint de Tarbes ; Roger Mas, de Charleville ;
Laurent Cathala, maire de Créteil.
26 octobre 1987. Comité de coordination. Toujours les mêmes
présents : Monate, Claustres, Blardone, et, bien sûr, Delcroix. Ordre du
jour : « Les entreprises auprès desquelles on pourrait soutirer de l’argent. »
Leurs noms : Bouygues, Compagnie générale des eaux, Société auxiliaire
d’entreprises, Lyonnaise des eaux, Spie-Batignolles. Liste agrémentée des
noms des contacts, avec numéros de téléphone. Ce sont généralement les
présidents des groupes.
Pour mémoire, on rappelle la liste des généreux donateurs en 1981 :
Casino (1 150 000 francs), Quillery (270 000), Auchan (100 000),
Campenon-Bernard (350 000), Compagnie générale des eaux (400 000),
Pernod (180 000). En tout : 4 363 000 francs, récoltés auprès de vingt-
trois entreprises.
2 novembre 1987. Comité de coordination. Sur la sellette, à nouveau,
les sociétés qui font de la concurrence à Urba-Gracco. Commentaire de
Delcroix : « La commission de contrôle semblerait décidée à faire quelque
chose. » Suivent alors des indications qui montrent que certains députés
n’ont visiblement pas recours à Urba-Gracco : « Serco, Coffineau, Sages…
Rocard ? Pezet (Irec), Copaps (Marius Bouchon), Sainte-Marie, Pierret,
Association mosellane. » Nota bene : Michel Coffineau est député du Val-
d’Oise, Christian Pierret, des Vosges, et Michel Sainte-Marie, de la
Gironde.
14 décembre 1987. Comité de coordination à l’hôtel Arcade, à Paris.
« Situation financière reste bonne. GM va voir demain Laignel. Avant
congés, va voir Elysée au sujet financement partis. » Rien de surprenant :
l’affaire Luchaire – trafic d’armes vers l’Iran – relance le débat. Et le
gouvernement Chirac, à la demande du président de la République,
prépare une loi sur le financement des partis… assortie d’une amnistie.
11 janvier 1988. Réunion des délégués régionaux d’Urba-Gracco. Nous
sommes à quatre mois de l’élection présidentielle. Tout baigne ! A preuve,
cette annotation de Delcroix : « Trésorerie. Les mecs, on est positifs à la
BCCM. Du jamais vu ! » Delcroix note une réunion des trésoriers généraux
du parti, prévue pour le 30 janvier. GM ira.
18 mars 1988. Comité de coordination. Exposé de Monate :
renforcement du personnel de la Rue de Solferino : onze personnes.
Multiservices va fermer. Argent campagne présidentielle : « 9 U [millions]
payés sur 25 prévus. »
2 décembre 1988. Réunion à l’hôtel Ibis. On fait le bilan des fonds de
la campagne présidentielle : « 24 694 653 faits. 21 300 000 payés.
Environ 3 000 000 à payer. » Mais, déjà, il faut penser à l’avenir. En clair :
« Les municipales de 1989 nous coûteront cher. Et les européennes nous
attireront des demandes du parti. » Enfin, le temps des récompenses : une
augmentation de 3 % est décidée pour tout le personnel d’Urba-Gracco à
compter du 1er janvier 1989.
23 mars 1989. Emotion à la réunion des délégués régionaux. L’affaire
des fausses factures de Marseille fait des vagues. Le juge Culié multiplie
les inculpations. Notamment celles des dirigeants de la Sormae. A l’Elysée
et Place Vendôme, on est de plus en plus inquiet. A Urba-Gracco aussi.
Claire allusion au « risque pénal encouru par les délégués régionaux ». Et
Delcroix d’écrire qu’avec eux le commissaire aux comptes, le chef
comptable et le trésorier du GIE, Pierre Letort, risquent « l’écrou et la
tôle » (sic).
On comprend mieux pourquoi, au printemps 1989, le pouvoir ne veut
absolument pas d’une information judiciaire sur Urba-Gracco. Et
pourquoi, le 14 mai, lors de son traditionnel pèlerinage de Solutré, le
président – qui est parfaitement informé du dossier – propose une
nouvelle loi sur le financement des partis politiques. Et une seconde
amnistie en moins d’un an ! Du jamais vu dans les annales !
On aurait pu en rester là si, en octobre dernier, Antoine Gaudino
n’avait publié son livre-brûlot, L’Enquête impossible, révélant qu’Urba-
Gracco avait financé, à hauteur de 25 %, la campagne présidentielle de
François Mitterrand. Ce qui n’apparaît pas dans les comptes communiqués
par Henri Nallet au Conseil constitutionnel.
Résultat : depuis un mois, chaque mercredi, lors de la séance des
questions orales à l’Assemblée nationale, l’opposition livre une guérilla
verbale à la majorité. La droite, pugnace – comme si elle était exempte de
tout reproche en la matière –, demande à cor et à cri l’ouverture d’une
information judiciaire sur Urba-Gracco par la voix de François d’Aubert
(UDF) et de Nicole Catala (RPR), ou proclame, par celle de Philippe de
Villiers (UDF, Vendée), que les comptes du candidat Mitterrand publiés au
« JO » sont des faux. Ce qui vaut illico à l’association Le Puy-du-Fou, qu’il
préside, un redressement fiscal de 4 millions de francs. Alors que, à l’issue
de ses investigations, le contrôleur des impôts qui avait consulté le livre
de comptes n’y avait trouvé « aucune irrégularité, pas même une seule
erreur de TVA ». Dans son langage fleuri, le ministre du Budget, Michel
Charasse, fournira bien vite à de Villiers la clef de ce rebondissement :
« Vous, vous nous emmerdez. Eh bien, nous, on va vous emmerder ! »
Ambiance. On se croirait revenu trois ans en arrière, au plus fort des
remous causés par l’affaire Luchaire. Dans la logomachie un peu absconse
à laquelle le bon peuple est soumis depuis quelque temps, qui a tort et qui
a raison ? Tout le monde et personne. En fait, le montage qui a permis de
financer la campagne socialiste repose sur deux cagnottes distinctes. Celle
du candidat Mitterrand en personne, que Nallet a gérée entre le 23 mars
et la fin mai 1988, et dont il a, par la suite, publié la comptabilité, en
application de la loi du 11 mars 1988 relative à la transparence de la vie
politique. Et celle du PS, qui a payé toute la partie de la campagne menée,
pour le compte du chef de l’Etat, par les ténors du parti. Quand Louis
Mermaz ou Lionel Jospin allaient battre l’estrade au fin fond des
provinces, c’est la caisse du PS, et non celle de Nallet, qui réglait les frais
d’avion, d’hôtel, de location de salles ou de voitures, etc.
Et Urba-Gracco, dans tout cela ? L’organisation de Gérard Monate a
continué de jouer son rôle de principal bailleur de fonds du parti. Avec le
« candidat Mitterrand », elle n’a guère été généreuse. Monate a signé trois
chèques de 50 000 francs chacun pour Nallet – « après accord du trésorier
du PS, André Laignel » – tirés respectivement sur les comptes
d’Urbatechnic, de Gracco et de Valorimmo, autre société de la nébuleuse
GSR. En revanche, le PS s’est montré fort gourmand en faisant régler par
Monate 24,6 millions de francs de factures diverses. Ce qui alourdit
singulièrement la note de l’opération, que Nallet a chiffrée modestement,
dans le Journal officiel du 16 juillet 1988, à 99,8 millions de francs –
couverte seulement à hauteur de 64,9 millions par les recettes de
campagne.
A présent, GSR est en liquidation. Une loi prétend moraliser les
finances des partis politiques. Plus d’un observateur en doute. « La droite
a toujours travaillé avec des valises d’argent liquide, affirme Monate. Elle
pourra continuer, les censeurs n’y verront que du feu ! » Mauroy lui-même
a versé une larme, lors d’un récent comité directeur du PS, en affirmant
que « ceux qui ont travaillé avec Urba-Gracco étaient des vertueux ».
Pourtant, aujourd’hui, les vertueux se rebiffent. Monate a toujours refusé
un blanchiment à la sauvette : « Je ne suis pas un truand, clame-t-il. Je
veux expliquer publiquement ce que j’ai fait. Je n’ai pas à en rougir. » Ses
deux collaborateurs, Delcroix et Desjobert, qui avaient formé un pourvoi
en cassation contre leur renvoi en correctionnelle, viennent de se désister.
Ils comparaîtront devant le tribunal en janvier 1991 avec leur ancien
patron. Un beau déballage en perspective.
Principales condamnations
Henri Emmanuelli. – Après le rejet de son pourvoi en cassation,
l’ancien trésorier du Parti socialiste a été définitivement condamné en
1997 à dix-huit mois de prison avec sursis, 30 000 francs d’amende, et
deux ans de privation de ses droits civiques.
Gérard Monate. – L’ancien patron d’Urba-Gracco a lui aussi été
jusqu’en cassation sans succès. Il a été condamné à dix-huit mois avec
sursis et 30 000 francs d’amende.
Le scandale Pechiney-
Triangle
1988

S’il est une affaire qui incarne les travers et dérives de la Mitterrandie,
c’est bien celle-là. Tout commence le 21 novembre 1988. Pechiney, une
des plus grandes entreprises industrielles de l’Hexagone, annonce qu’elle
rachète l’américain Triangle, leader mondial de l’emballage. Une
opération à l’honneur de l’industrie tricolore, mais qui laisse bien vite
apparaître de multiples zones d’ombre. Des soupçons de délit d’initiés
apparaissent, concernant des personnes proches des négociations, qui
auraient profité de leur connaissance d’un accord proche pour racheter
massivement des actions Triangle. La source de ces rumeurs se trouve
outre-Atlantique : il s’agit de la Securities and Exchange Commission, la
SEC, l’équivalent américain de notre Commission des opérations de
Bourse (COB), elle-même ancêtre de notre Autorité des marchés
financiers (AMF). La SEC a constaté, entre les 14 et 18 novembre 1988,
des mouvements d’ampleur sur le marché hors-cote à New York : alors
qu’habituellement, environ 4 000 titres Triangle par jour sont vendus ou
achetés durant un tel laps de temps, ce sont environ 200 000 actions qui
ont changé de main quotidiennement ! De quoi mettre la puce à l’oreille
de la COB. Elle découvre rapidement l’identité des bienheureux
bénéficiaires de ces transactions, qui ont profité de leur connaissance de
l’opération pour acheter des actions, dont le cours a flambé lorsque le
rachat a été officialisé.
Et là, stupeur. Comme le révèle L’Express, figurent parmi eux des très
proches du pouvoir, comme Roger-Patrice Pelat, compagnon de détention
de Mitterrand en Allemagne, durant la Seconde Guerre mondiale. Les
deux hommes sont demeurés des intimes, tant et si bien que Pelat est une
des seules personnes en France à pouvoir pousser la porte du bureau
présidentiel sans se faire annoncer. Y figure également Max Théret,
compagnon de route de longue date de la gauche, également cofondateur
et associé de Robert Reiplinger à la tête de la Compagnie parisienne de
placements.
L’enquête, confiée à l’opiniâtre juge Edith Boizette, remonte peu à peu
le fil des événements. A l’origine des informations privilégiées dont ont
disposé les initiés, se trouvent en réalité deux hommes, qui ont eu un
accès direct aux négociations. Il s’agit d’abord d’Alain Boublil, directeur de
cabinet du ministre des Finances de l’époque, Pierre Bérégovoy, et qui, en
tant que tel, a pu suivre de très près les tractations entre Pechiney et
Triangle. L’enquête révélera les liens d’amitié qui existent entre les
familles Bérégovoy, Boublil et Pelat. Selon cette même enquête, c’est bien
Boublil qui aurait révélé à Pelat l’imminence du rachat, lui permettant
ainsi de faire un très beau coup de Bourse : avec 50 000 actions achetées,
Pelat a réalisé plusieurs dizaines de millions de francs de plus-value.
Roger-Patrice Pelat, à son tour, a prévenu Max Théret, qui, avec son
associé, a acquis 32 300 actions, pour une plus-value de près de 9 millions
de francs. Un autre homme a joué un rôle-clé dans la diffusion de
l’information confidentielle de la fusion : il s’agit de Samir Traboulsi, un
homme d’affaires libanais, partie prenante des négociations. Lui a alerté
une société de négoce suisse, Socofinance, qui a racheté, via une banque
fictive située aux Antilles britanniques, 91 000 actions Triangle. Soit un
gain de 21 millions de francs ! Excusez du peu… Traboulsi a aussi informé
une société financière luxembourgeoise, Petrusse Securities International,
qui a de son côté acquis, peu avant l’annonce du rachat, 10 000 actions de
l’entreprise américaine.
Au fil de la diffusion de ces informations, le projecteur revient sans
cesse sur le pouvoir socialiste. Car, au cœur de la tourmente, se trouve le
directeur de cabinet du ministre des Finances, Alain Boublil. Inculpé,
celui-ci sera contraint de démissionner de son poste en janvier 1989.
Pierre Bérégovoy, lui, demeurera meurtri par cette affaire qui a mis en
avant ses liens supposés avec Pelat.
L’affaire remonte plus haut encore, jusqu’au président de la
République lui-même, contraint de se justifier de sa grande proximité avec
Pelat. Le 12 février 1989, il s’exprime finalement sur RTL : « S’il est révélé
que Patrice Pelat s’est contenté de jouer en Bourse, comme le font des
milliers de Français, je n’aurai pas à lui en vouloir ou à regretter son
action. S’il se révèle avoir commis une faute, dans le cadre de mes
fonctions, j’estimerai que je ne pourrai préserver la même qualité d’amitié
que celle que j’ai connue depuis longtemps. » La raison d’Etat est plus
forte que l’amitié avec Pelat, qui se trouve ainsi sacrifiée. Ce dernier
décédera peu après, les poursuites contre lui s’éteignant de fait. Le procès,
qui se tient finalement en 1993, après le suicide de Pierre Bérégovoy, et
peu avant la fin du second septennat du président, résonne à certaines
oreilles comme le lugubre crépuscule du mitterrandisme. La flamme de
1981 s’est éteinte. Avec elle, c’est une certaine idée de la gauche qui
s’évanouit pour longtemps.
B. M.-S.
Affaires d’Etat
Gilles Gaetner
L’Express suit la piste de l’affaire Pechiney jusqu’en Suisse, où il se révèle
qu’une ou plusieurs personnalités proches du pouvoir ont acquis plusieurs
dizaines de milliers d’actions Triangle. De quoi renforcer les soupçons qui
pèsent sur les principaux suspects de l’affaire, notamment l’ancien patron de
la FNAC, Max Théret. (L’Express du 13 janvier 1989.)

L’enquête de la COB (Commission des opérations de Bourse) sur
l’affaire Pechiney va-t-elle déboucher sur une piste suisse ? Les inspecteurs
de la tour Mirabeau ont appris qu’au moins une personnalité proche du
pouvoir – et déjà citée – aurait acquis plusieurs dizaines de milliers
d’actions de l’américain Triangle, en Suisse, via quelques banques peu
connues. Et qu’une société de Genève, Unigestion, en aurait acquis, pour
sa part, 3 000.
Voilà qui offre de nouvelles perspectives au chef de l’inspection de la
COB, Jean-Pierre Michau. Ce dernier accélère d’ailleurs le rythme de ses
auditions et accumule preuves et indices sur une affaire qui exhale de plus
en plus un parfum style IIIe République. Et qui suscite désormais gêne et
malaise jusque dans les rangs de l’actuelle majorité. C’est le ministre de
l’Industrie, Roger Fauroux, qui réclame une « moralisation de la vie
financière » et relance, par de graves accusations, l’affaire de la Société
générale. C’est le patron de Pechiney, Jean Gandois, qui ne cache pas, en
privé, son « écœurement ». C’est, enfin, le pouvoir politique qui est
ébranlé par la révélation de l’affairisme de certains de ses proches.
Car, dans le scandale Pechiney, les faits sont désormais patents :
quelques personnes – dont deux amis de longue date du président, Roger-
Patrice Pelat et Max Théret, ancien patron de la FNAC, aujourd’hui
président de la Compagnie parisienne de placements – ont réalisé un joli
coup de Bourse. En achetant, les 16, 17 et 18 novembre 1988 – soit trois
jours avant l’annonce officielle du rachat de Triangle par Pechiney –,
plusieurs milliers de titres de l’entreprise américaine. Aussi Michau n’a-t-il
plus qu’une idée en tête : identifier celui (ou ceux) qui a (ou ont) informé
ces personnalités décidément bien chanceuses. Pari difficile, mais pas
impossible. Car le magistrat connaît le nom de ceux qui ont participé aux
négociations ultrasecrètes, de la fin d’avril 1987 au 14 novembre 1988,
entre la firme américaine et l’entreprise nationalisée. Or ceux-ci peuvent
l’aider dans ses recherches.
Les négociateurs, les voici. Côté Triangle : ses deux principaux
dirigeants, Nelson Peltz et Peter May. Ainsi que l’homme d’affaires
libanais Samir Traboulsi. Côté Pechiney : Jean Gandois, Jean-Martin Folz
(directeur général), Jean-Pierre Ergas (directeur de la division
emballage), Jean-Louis Vinciguerra (directeur financier) et André-Yves
Istel (conseiller financier aux Etats-Unis de la banque Wasserstein-
Perella).
Le 12 juillet 1988, un nouveau personnage entre dans la danse : Alain
Boublil, directeur de cabinet de Bérégovoy, qui reçoit Traboulsi, venu
l’informer d’une éventuelle vente de Triangle à Pechiney. Cette fois, les
discussions progressent. A grands pas. Tantôt à Monte-Carlo, tantôt en
Corse ou en Normandie. Mais toujours loin de Paris.
Finalement, le 11 novembre, malgré un couac le 17 septembre, où
tout faillit capoter, Gandois et Peltz se voient une dernière fois aux Etats-
Unis pour mettre au point les ultimes modalités de l’accord. Bouquet final
le 14 novembre : le président de Pechiney demande le feu vert du
gouvernement français. Dans la foulée, il annonce successivement la
bonne nouvelle au ministre de l’Industrie, Roger Fauroux, au ministre de
l’Economie, Pierre Bérégovoy, et, enfin, au Premier ministre, Michel
Rocard. Ce dernier, le lendemain, en tête à tête, informe le président de la
République.
Dès lors, le nombre de « gens au courant » se multiplie. Tout comme
se multiplient bizarrement, à New York, les transactions sur Triangle : le
14 novembre, 2 100 ; le 15, 3 800. Puis, brusquement, 120 700, le 16 ; et
encore 50 200, le 17, et autant le 18. La SEC (Securities and Exchange
Commission) flaire la magouille. Elle alerte la COB. Scandale en France.
Méchantes rumeurs autour du pouvoir socialiste. Qui a informé les
acheteurs ? Qui a commis le délit d’initié ? Un véritable casse-tête pour
Michau. Car les intéressés se défendent vigoureusement. Pelat, l’intime du
président, qui a ramassé 10 000 titres, le dit tout net : « C’est mon ami
Théret qui m’a donné le tuyau. » Les deux traders, Pierre-Alain Marsan, de
la charge Ferri, et Ricardo Zavala, de Magnin-Cordelle (5 000 titres
chacun), invoquent, eux, leur professionnalisme. Quant aux dirigeants de
la mystérieuse charge luxembourgeoise – à capitaux américains et
néerlandais – Petrusse Securities (10 000 actions empochées), ils se
taisent.
Seul Théret, autre proche du chef de l’Etat, qui a ramassé 32 300
actions, parle. Beaucoup. Et se défend d’avoir commis un délit d’initié en
donnant des explications différentes. Dans un premier temps, il affirme
avoir acquis les actions Triangle sur la foi d’informations parues, le
8 novembre, dans la Lettre confidentielle de la communication et du livre.
Dans un second, il rectifie le tir : c’est au cours d’un voyage aux Etats-
Unis, fin septembre début octobre 1988, qu’il a eu l’intuition que Triangle
était promis à un grand avenir. Les arguments de Théret convaincront-ils
la COB ? De même, parviendra-t-il à démontrer que sa seule intuition a
convaincu son « ami Pelat » d’acheter, en son nom et pour sa famille,
10 000 actions de Triangle ? Scepticisme chez les enquêteurs.
Cette péripétie tombe évidemment très mal pour Théret. Au moment
même où une autre affaire intrigue les milieux financiers parisiens : la
reprise par l’ancien patron de la FNAC de la société de cinéma Pathé. Bien
sûr, on reparle de l’industriel italien Giancarlo Parretti, lui aussi candidat
à ce rachat. Et qui a été écarté. Fort de ses appuis politiques, Théret est-il
venu indirectement à son secours ? Hypothèse possible. Les deux hommes
se connaissent depuis longtemps. Ils ont renfloué l’un et l’autre, en 1987,
Le Matin de Paris. Seulement, voilà : Parretti, même s’il peut se targuer
d’une amitié ancienne avec le socialiste Bettino Craxi, a fort mauvaise
réputation. Ses ennuis avec la justice italienne sont nombreux, et l’origine
du financement du holding luxembourgeois qu’il dirige, Interpart, suscite
toujours des interrogations.
A l’Elysée et Rue de Rivoli, on suit au jour le jour les développements
de l’affaire Pechiney. Dont on ne sait où elle peut conduire… Restent, en
effet, 140 000 actions de Triangle, sur les 220 000 acquises, encore non
identifiées par la France. Elles ont, pour une bonne part, été achetées en
Suisse. La SEC connaît les noms des acquéreurs. Les transmettra-t-elle à la
COB ? Un refus serait catastrophique. En effet, aucune convention
d’entraide en matière de délit d’initié n’existe entre la France et la Suisse.
Aussi la Commission des opérations de Bourse risque-t-elle d’éprouver
bien des difficultés pour faire la lumière sur ce dossier. Et Jean-Pierre
Michau pourrait se retrouver dans une position inconfortable. Celle qu’il a
connue quand on lui a opposé le secret-défense dans l’affaire du vrai-faux
passeport d’Yves Chalier, où la justice fut impuissante à démêler les fils
d’une affaire d’Etat.
Le rapport-vérité sur l’affaire Pechiney
Gilles Gaetner
L’Express révèle en exclusivité les conclusions du réquisitoire du parquet de
Paris, rédigé dans le cadre de l’affaire Pechiney. Un rapport accablant pour
les principaux inculpés, Alain Boublil, Max Théret, Samir Traboulsi, mais
aussi Roger-Patrice Pelat, l’ami du président. Deux cents pages synthétisées
dans cet article qui fera date. (L’Express du 18 février 1993.)

Alain Boublil, ex-directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, est bien
l’homme qui a informé, en novembre 1988, Roger-Patrice Pelat de
l’imminence du rachat de la firme américaine d’emballage Triangle par le
groupe Pechiney. Cette générosité a bien permis à l’ami du président de
réaliser, grâce à l’achat de titres Triangle, une juteuse plus-value. Pelat n’a
pas gardé l’information pour lui tout seul : il en a fait profiter l’ex-patron
de la FNAC, Max Théret. Samir Traboulsi, l’homme d’affaires libanais qui
a participé aux négociations Pechiney-Triangle a, de son côté, informé la
société suisse Socofinance. Ainsi que Petrusse Securities International, une
charge d’agent de change installée au Luxembourg.
Telles sont les principales révélations qui figurent dans le réquisitoire
du parquet de Paris transmis, il y a peu, au juge d’instruction Edith
Boizette. C’est dire que, à moins d’un coup de théâtre – un complément
d’information diligenté à la suite de la récente découverte de liens
privilégiés entre Pelat et Pierre Bérégovoy (le premier ayant accordé au
second un prêt de 1 million de francs en 1986, sans intérêt, et
remboursable en 1995) –, le procès de l’affaire Pechiney devrait avoir lieu
avant la fin de cette année.
Si le juge Boizette suit les réquisitions du parquet, on ne trouvera donc
sur le banc des inculpés – présumés innocents, faut-il le rappeler ? – que
du beau monde : Alain Boublil, aujourd’hui directeur général adjoint de
Framatome, Samir Traboulsi, Max Théret, son associé Robert Reiplinger,
ainsi qu’un trader, Ricaldo Zavala. Manquera à l’appel Roger-Patrice Pelat,
décédé le 7 mars 1989. Absents également, en principe, pour cause de
non-lieu : une amie de Pelat, Isabelle Pierco, ainsi qu’un trader de la
société de Bourse Ferri-Ferri, Pierre-Alain Marsan.
En près de 200 pages, denses et détaillées, le réquisitoire décortique
l’affaire qui, sans doute, gêna le plus le président de la République en
raison de la présence – parmi les initiés – de celui qui fut son intime,
Roger-Patrice Pelat. Au point qu’il dut s’en expliquer solennellement à la
radio et à la télévision.
Tout est minutieusement décrit dans ce document : les tractations
Pechiney-Triangle de juin à novembre 1988, leur conclusion finale le
20 novembre, le rôle des principaux négociateurs, tels Jean Gandois, le
président de Pechiney, Nelson Peltz, le patron de Triangle, Samir
Traboulsi et Alain Boublil. Sans oublier l’amitié ancienne entre les familles
Pelat, Bérégovoy et Boublil.
Enfin, de longues pages – au moins une centaine – sont consacrées
aux conditions d’achat des titres Triangle, tantôt par Pelat ou Théret,
tantôt par Socofinance, dirigée par un ami de Traboulsi, Charbel Ghanem,
ou par la mystérieuse charge Petrusse Securities International, animée par
un Israélien, nommé Leo Arie From.
Pour la première fois, une plongée dans les coulisses de l’affaire
Pechiney, avec ses acteurs, leurs mensonges et leurs combines. Bref, une
authentique rétrospective, agrémentée de révélations inédites de ce qui
restera comme un scandale clef des années Mitterrand.
19 novembre 1988. Le Premier ministre, Michel Rocard, sourire
entendu, révèle que, dans les quarante-huit heures, la France connaîtra
« une grande et bonne nouvelle ». Suspense dans les milieux d’affaires. Le
21, c’est officiel : Pechiney, l’un des fleurons de nos entreprises publiques,
annonce la construction prochaine d’une usine d’aluminium à Dunkerque
et la prise de contrôle d’American National Can, le numéro 1 mondial de
l’emballage, plus connu sous le nom de Triangle. Las ! très vite, une
méchante rumeur commence à circuler : à l’occasion de ce rachat, un
(gros) délit d’initiés aurait été commis. Quelques personnes proches des
négociateurs, forcément au courant de la signature rapide de l’accord
Pechiney-Triangle, en auraient profité pour ramasser des dizaines de
milliers d’actions Triangle.
L’origine de la rumeur ? Elle vient de New York. De la SEC (Securities
and Exchange Commission), l’équivalent de notre COB (Commission des
opérations de Bourse). La SEC a en effet détecté, entre le 14 et le
18 novembre 1988, des mouvements anormaux de titres Triangle sur le
marché hors cote de New York : alors qu’à l’époque 3 500 titres sont
échangés chaque jour, plus de 200 000 opérations portent sur cette valeur
au cours de la semaine ! Bizarre. La SEC alerte alors la COB, qui découvre
bien vite le nom des bienheureux acheteurs. Parmi ceux-ci : Roger-Patrice
Pelat et Max Théret, associé de Robert Reiplinger à la tête de la
Compagnie parisienne de placements. Grâce à un rapport des RG, l’Elysée
apprend la nouvelle. C’est la consternation : à l’évidence, Pelat et Théret
ont bénéficié d’informations privilégiées.
Qui est donc Pelat ? Agé de soixante-dix ans, ce self-made-man,
devenu un riche industriel, est un intime du président de la République.
Les deux hommes se sont connus pendant la guerre dans un camp de
prisonniers en Allemagne. Depuis, même si leurs chemins ont divergé – les
affaires pour Pelat, la politique pour Mitterrand –, ils sont restés très liés.
Preuve de leur indéfectible amitié : Pelat est l’un des rares à entrer dans le
bureau du président sans rendez-vous.
Janvier 1989. Pelat est interrogé par deux inspecteurs de la COB, une
première fois – hors procès-verbal – à son domicile parisien de l’avenue
Raphaël ; une seconde, dans les locaux de la COB. Chaque fois, il confesse
volontiers avoir acheté 10 000 actions Triangle pour lui et sa famille, par
l’intermédiaire de Bertrand Godbille, fondé de pouvoir à la banque
Hottinguer. « 10 000, et pas une de plus », martèle-t-il. Omettant de
préciser qu’il en aurait bien pris 15 000 supplémentaires, mais qu’il en fut
empêché au dernier moment.
Interrogé quelques jours plus tard, Max Théret reconnaît avoir
ramassé 32 300 titres Triangle. Pour lui-même et pour Robert Reiplinger.
Bénéfice total ? Plus de 8 millions de francs.
Avec l’apparition de ces deux noms, suivis de ceux de Samir Traboulsi
et d’Alain Boublil, cette détestable affaire de délit d’initiés prend des
allures d’affaire d’Etat. Elle le devient réellement le 23 janvier 1989,
lorsque Le Monde, s’appuyant sur un rapport des RG, annonce que Pelat
aurait acquis, en réalité, non pas 10 000, mais 50 000 actions Triangle.
Dont 40 000 par l’intermédiaire de la Banque cantonale vaudoise, à
Lausanne, et Petrusse Securities International, à Luxembourg. L’ami du
président, harcelé par les journalistes, demeure silencieux. Se contentant
de déclarer qu’il fait « entièrement confiance à la COB pour la suite de
l’enquête ».
Il n’empêche. L’Elysée se trouve désormais en première ligne.
L’opposition en profite pour assener ses coups. Ainsi, le secrétaire général
du RPR, Alain Juppé, dénonce « la gauche la plus pourrie du monde ». Le
député UDF Alain Lamassoure, quant à lui, voit dans cette « affaire
Pechiney un flot de fumée et de boue ». Ambiance. Un temps sonné, le PS
réplique. Par la voix de Pierre Joxe, qui stigmatise « la formidable
entreprise d’intoxication qui cherche à atteindre le président de la
République ». Par celle de Michel Rocard, encore, qui déclare : « Vérité,
justice, quoi qu’il en coûte, je n’ai pas d’autre conception de l’Etat
impartial. »
C’est dans cette atmosphère pesante que, le 31 janvier 1989, la COB, à
l’initiative du ministre de l’Economie et des Finances, Pierre Bérégovoy,
rend public son rapport sur l’affaire Pechiney.
Quarante-sept pages qui égrènent les noms des acheteurs de titres
Triangle. Tous déjà cités par la presse : Max Théret, associé à Robert
Reiplinger, qui, via la Compagnie parisienne de placements, a raflé, les
15, 16 et 17 novembre 1988, 32 300 titres Triangle (plus-value :
8 835 913,32 francs) ; Roger-Patrice Pelat, qui, le 16 novembre 1988, en
a acheté 10 000 (plus-value : 2 238 997,56 francs) ; les traders Ricaldo
Zavala et Pierre-Alain Marsan, qui, chacun, en ont pris 5 000,
respectivement le 16 et le 18 novembre. Le rapport dresse aussi la liste
des acheteurs qui ont passé leurs ordres de l’étranger. Du Luxembourg,
comme la charge d’agent de change Petrusse Securities International
(15 000 titres). De Suisse, tels une fiduciaire de Zurich, Experta Treuhand
AG (20 000 titres), le Crédit suisse à Genève (10 000), Unigestion
(6 000), etc. Des Etats-Unis : Drexel-Burnham-Lambert (72 400 titres).
Enfin, d’Anguilla, paradis fiscal des Petites Antilles britanniques, une
mystérieuse banque, International Discount Bank (IDB), a raflé 91 000
titres. Ayant transité sur le compte de la société de négoce en métaux
précieux Socofinance, installée à Genève.
La publication du rapport de la COB, qui entraîne, dès le lendemain,
er
1 février, l’ouverture d’une information judiciaire, est évidemment un
coup dur pour le pouvoir. Et, par ricochet, pour le président : son plus
vieil ami officiellement suspecté d’être l’un des initiés, cela est du plus
mauvais effet. Que faire ? Après avoir hésité, François Mitterrand décide
finalement de s’exprimer publiquement. Il le fait sur RTL, le 12 février, où,
pendant près d’une heure, il évoque son compagnon de captivité, Roger-
Patrice Pelat, auquel il rend, d’abord, un hommage appuyé. Soulignant
notamment « la force d’âme, l’esprit de décision dont il a fait preuve dans
le camp allemand où il était prisonnier ». Puis, abordant l’affaire Pechiney
elle-même, le président de la République déclare : « S’il s’est révélé que
Patrice Pelat s’est contenté de jouer en Bourse, comme le font des milliers
de Français, je n’aurai pas à lui en vouloir ou à regretter son action. S’il se
révèle avoir commis une faute, dans le cadre de mes fonctions, j’estimerai
que je ne pourrai préserver la même qualité d’amitié que celle que j’ai
connue depuis longtemps… » Voilà qui est clair : le compagnon de stalag,
après cinquante ans d’amitié, est sacrifié. Du reste, après les propos du
président, on ne le vit plus guère à l’Elysée.
Quatre jours plus tard, le 16 février 1989, le juge Edith Boizette
inculpe Pelat de recel de délit d’initié. Elle récidive le même jour avec
Robert Reiplinger, Pierre-Alain Marsan et Ricaldo Zavala. Tous trois
inculpés de délit d’initié. Une amie de Pelat, Isabelle Pierco, qui, grâce à
ses conseils, a pris 650 actions, est elle aussi inculpée de recel de délit
d’initié. Quant à Théret, hospitalisé en raison de problèmes cardiaques, il
ne se verra notifier son inculpation pour délit d’initié que le 3 mars 1989.
Edith Boizette se met au travail, recueillant, sur de longs procès-
verbaux, les explications des inculpés. Le plus bavard ? Sans conteste Max
Théret. L’œil vif, toujours vert malgré ses soixante-seize ans, il a une ligne
de défense toute prête : le flair…, dont il fera profiter son ami Pelat. Et
l’ancien patron de la FNAC d’expliquer que différents articles de presse –
notamment La Lettre confidentielle de la communication et du livre, reçue
le 8 novembre 1988 – lui ont fait comprendre la nécessité d’investir dans
le secteur de l’emballage. Mais c’est surtout, poursuit-il, un voyage aux
Etats-Unis, effectué courant septembre 1988, en compagnie de l’un de ses
successeurs à la FNAC, Jean-Louis Pétriat, qui l’a convaincu d’acheter des
titres Triangle. Théret raconte aussi au juge que, à cette occasion, il a
rencontré deux designers, Samuel Goldstein et Nicolas Canetti. Tous deux
lui ont vanté les mérites d’une entreprise pleine d’avenir : Triangle.
Aussi, à son retour en France, a-t-il demandé à l’un de ses
collaborateurs, Patrick Gruman, de ramasser des actions de la firme
américaine. Démarche banale. Sauf que ses arguments ne persuaderont
guère le juge Boizette. Pas davantage le procureur de la République de
Paris, qui estime que Théret a menti. Pourquoi ? D’abord, en raison d’une
grève des PTT, il ne peut avoir reçu le 8 novembre la fameuse Lettre de la
communication : elle n’a pu lui parvenir, au plus tôt, que le 14 ou le
15 novembre. Ensuite, parce que l’ancien patron de la FNAC n’a jamais
disposé d’informations précises sur la firme Triangle. Et qu’il n’en a
entendu parler pour la première fois que vers le 14 ou 15 novembre, soit
la période à laquelle il a effectivement transmis ses ordres d’achat.
Deux témoignages réduisent d’ailleurs à néant les arguments de Max
Théret. Celui de Patrick Gruman, qui révèle au magistrat que son patron
ne passe jamais d’ordre supérieur à 1 million de francs. Or, en l’espèce, il
s’agissait du double. Théret ayant même envisagé un moment d’investir
jusqu’à 6 millions de francs dans cette opération. Quant à Jean-Louis
Pétriat, il donne carrément le coup de pied de l’âne : jamais, au cours du
fameux voyage outre-Atlantique, il n’a, jure-t-il, entendu citer le nom de
Triangle. Pas plus que ceux de ses dirigeants, Nelson Peltz et Peter May.
D’où ce commentaire définitif du procureur de la République de Paris :
« Ainsi sont mis à néant les arguments avancés par Max Théret et Robert
Reiplinger tendant à accréditer la thèse d’une décision d’investissement
ancienne et mûrement réfléchie. » Et le procureur de conclure : « Ces
arguments avaient en réalité pour unique objet de faire remonter cette
décision à une date antérieure au 14 novembre 1988, afin de dissimuler la
nature et, partant, la source de l’information privilégiée dont ils [Théret et
Reiplinger] avaient bénéficié. »
Et Alain Boublil ? En ce début d’année 1989, il passe de fort mauvais
moments. Pas un jour où il ne se voie montré du doigt par la presse
comme étant l’initié. Autrement dit, le bavard. Celui qui aurait alerté ses
amis de la signature prochaine de l’accord Pechiney-Triangle. Pas un jour,
non plus, où l’on ne mette en avant son amitié avec l’un des personnages
clefs de cette affaire, qui fut le conseil de Peltz pour Triangle, l’homme
d’affaires libanais Samir Traboulsi. Soutenu par son ministre, Boublil fait
front, pendant quelques jours. Jusqu’à ce que, le 20 janvier 1989, sa
situation devenant intenable, il démissionne : « Pour mieux assurer ma
défense », affirme-t-il.
Quelques semaines plus tard, le magistrat décide de l’entendre. « Je ne
suis pas un initié », plaide Boublil. Un point, c’est tout. Son principal
argument ? En substance : « Je n’ai joué qu’un rôle minime lors des
tractations Pechiney-Triangle. Les seules informations que j’ai eues étaient
extrêmement parcellaires. Elles provenaient de mes rares discussions avec
le directeur financier de Pechiney, Jean-Louis Vinciguerra. Je ne pouvais
donc détenir des informations privilégiées. »
Pas d’accord, rétorque aujourd’hui le parquet de Paris. Convaincu que
Boublil n’a pas dit la vérité. Pour deux raisons. D’abord, parce qu’il était
très lié, depuis 1981, à Samir Traboulsi. Ce dernier le recevait
régulièrement, ainsi que sa famille, dans la suite qu’il louait à l’hôtel de
Paris à Monaco. Ensuite, et surtout, parce qu’il participa à une croisière en
Méditerranée du 11 au 15 août 1988, en compagnie de Traboulsi, de
Nelson Peltz et de Jean-Louis Vinciguerra. Croisière au cours de laquelle
furent évoquées les négociations Pechiney-Triangle. Devant le juge
Boizette, Boublil, qui sera inculpé de délit d’initié le 7 novembre 1991,
reconnaîtra d’ailleurs avoir été l’« auteur intellectuel de l’accord Pechiney-
Triangle dans le cadre d’une nouvelle politique pour les entreprises
publiques françaises ». D’où cette conclusion sans appel du parquet : « Il
ressort des pièces de la procédure que Roger-Patrice Pelat et son fils
Patrice entretenaient des liens amicaux avec Alain Boublil depuis que les
familles Bérégovoy, Pelat et Boublil avaient passé leurs vacances en
Tunisie, en 1982 […]. Ces relations suivies comportaient des entretiens
fréquents entre Roger-Patrice Pelat et Alain Boublil, les deux hommes se
recevant mutuellement à leur domicile. Cette amitié conduisit Alain
Boublil et Patrice Pelat, amateurs de vin de qualité, à fonder, en 1985,
avec Jean Matouk, la société Internégoce, spécialisée dans le négoce des
vins et davantage destinée à fournir un club d’amis qu’à réaliser une
importante activité commerciale. » Suit alors cette déduction, assassine :
« Cette chaîne de liens amicaux conduit à identifier en Alain Boublil, à
l’exclusion de tout autre, l’auteur de la transmission de l’information
privilégiée à Roger-Patrice Pelat, lequel devait ensuite la communiquer à
Max Théret. »
Voilà expliquée la clef du volet français de cette affaire. Reste la partie
étrangère, non négligeable. Les sociétés en cause ? Petrusse Securities
International (15 000 titres) et Socofinance (91 000).
Petrusse Securities International, d’abord. Officiellement, elle est
dirigée par un Luxembourgeois, Claude Thill. En fait, ce dernier n’est que
l’homme de paille d’un certain Leo Arie From, véritable animateur de la
charge. From est surtout connu pour être proche d’un personnage
douteux, de nationalité canadienne, Irving Kott, poursuivi dans de
nombreux pays pour vente frauduleuse de valeurs mobilières. Le juge
Boizette, grâce à diverses perquisitions au Luxembourg, n’a aucun mal à
découvrir que From a ramassé 15 000 actions Triangle le 18 novembre
1988. En passant un ordre à la succursale luxembourgeoise de Prudential
Bache.
Achetés 10 dollars l’unité, ces 15 000 titres seront revendus les 21 et
23 novembre suivants à… 45 dollars. Soit une plus-value de
730 000 dollars (4 228 149 francs).
Comment, et par qui, From a-t-il été informé ? Secret professionnel,
dira-t-il au magistrat venu l’interroger au Luxembourg. Nullement
découragée, Edith Boizette poursuit ses investigations. Bien lui en prend :
elle découvre que From avait chargé un banquier libanais, Adrien Geday,
de préparer l’ouverture d’un bureau de Petrusse à Paris. Elle entend alors
Geday. Lequel révèle que, un jour de novembre 1988, en compagnie de
From, il a rencontré, par hasard, Samir Traboulsi chez le coiffeur
Alexandre. Et que, ce même jour, Traboulsi a donné rendez-vous à From à
l’hôtel George-V. Troublant… Continuant de démêler les fils, le magistrat
découvre aussi que From a séjourné au George-V du 17 au 20 novembre
1988. Le 18 novembre – le jour même où il achètera les titres Triangle –
From téléphonera six fois à Samir Traboulsi. De plus en plus troublant…
Cela commence à faire beaucoup de rencontres inopinées et de
coïncidences. Traboulsi a beau dire n’être pour rien dans les achats de
From, qu’il qualifie de « crapule » et d’« escroc », le juge Boizette décide,
en janvier 1991, de l’inculper de délit d’initié. Conclusion du réquisitoire :
« Ces éléments objectifs venant à l’appui des déclarations faites par Adrien
Geday, il sera donc requis renvoi de Samir Traboulsi du chef de délit
d’initié, en raison de la transmission, à Paris, des informations privilégiées
qu’il détenait à Leo Arie From, même si les investigations n’ont pas permis
d’établir la destination finale donnée aux plus-values dégagées par les
transactions frauduleuses réalisées par ce dernier. »
L’énigme Socofinance, ensuite. Animée par un Libanais, Charbel
Ghanem, cette société a ramassé, du 13 août au 11 novembre 1988 – pour
le compte de la banque IDB, installée à Anguilla – la bagatelle de 91 000
titres Triangle. Réalisant ainsi le plus beau coup : près de 21 millions de
francs de bénéfice. Première découverte : IDB n’existe pas. C’est une
banque fictive créée par Ghanem, qui ne vise qu’un seul but : masquer les
achats d’actions Triangle par Socofinance.
Question (rituelle) : comment a-t-elle accédé à ces informations
privilégiées ? Le mystère ne dure pas. Dès janvier 1989, des bruits – vite
confirmés – commencent à courir : Traboulsi est un ami de longue date de
Ghanem ; il a un compte chez Socofinance ; c’est lui qui a présenté Peltz à
Ghanem, en septembre 1987. Aussi le juge Boizette, lorsqu’elle commence
son instruction, a-t-elle un objectif essentiel : démontrer que Ghanem a
parfaitement été au courant des négociations entre Pechiney et Triangle.
Comment y parvenir ? Il lui suffit de jeter un coup d’œil sur les
mouvements du titre Triangle acquis par Socofinance. Ils varieront au gré
des pourparlers. Quand ces derniers progressent – d’août à
septembre 1988 – Socofinance rafle 33 000 actions Triangle… Et quand,
le 27 septembre, ils piétinent, au point d’être quasi interrompus, la firme
suisse cède ses titres. A hauteur de 25 000. Indice que Ghanem dispose
d’un informateur au sein des négociateurs. Mais qui ? La réponse ne tarde
pas. Le magistrat apprend que, entre le 12 juillet et le 21 novembre 1988,
Traboulsi a téléphoné à de nombreuses reprises à son vieil ami Ghanem.
Tantôt du Waldorf Astoria, à New York, tantôt de l’hôtel de Paris, à
Monaco. Edith Boizette apprend aussi que, le 8 septembre, Ghanem, à
l’initiative de Traboulsi, a rencontré au moins trois fois les dirigeants de
Triangle : au restaurant Le Bœuf sur le toit, où il déjeunera avec le
directeur financier de Triangle, Marko Dimitrijevic ; à l’hôtel Bristol, où il
prendra le thé, en fin d’après-midi, avec Peltz et Traboulsi ; enfin, le soir,
où il rendra son invitation à Dimitrijevic.
Sur ces multiples contacts, les intéressés donneront des explications
peu convaincantes. Jurant à l’unisson n’avoir jamais évoqué les
négociations Pechiney-Triangle. Les coups de fil répétés de Traboulsi à
Ghanem ? Le premier assure n’avoir eu qu’un but : savoir si l’un de ses
amis brésiliens – dont il était caution – ne connaissait pas de difficultés
avec Socofinance. La rencontre Peltz-Ghanem du 8 septembre ? Fortuite !
clame haut et fort le patron de Socofinance. Ajoutant qu’il ignorait
totalement les fonctions et la profession exacte de Nelson Peltz. Un peu
court, tranche aujourd’hui le parquet. Qui écrit : « L’organisation de ces
rencontres par Samir Traboulsi […] ne devait, en réalité, servir qu’à
conforter, par la présence simultanée de MM. Peltz et Dimitrijevic à Paris,
les renseignements transmis à Charbel Ghanem sur les négociations en
cours. L’ensemble de ces contacts et entrevues, auxquels il faudrait ajouter
la présence de Charbel Ghanem et de William Haddad [l’un des dirigeants
de Socofinance] lors de la remise, le 3 octobre 1988, des insignes de
chevalier de la Légion d’honneur à Samir Traboulsi, démontrent que ce
dernier est l’auteur de la transmission, notamment à Paris, des
informations confidentielles dont a pu disposer Charbel Ghanem pour
procéder aux diverses transactions sur les titres Triangle. » Après avoir
souligné que Traboulsi disposait de ces informations en raison de sa
fonction même de conseil de Nelson Peltz, le réquisitoire poursuit : « Cette
connaissance professionnelle des négociations était confortée par sa
connaissance d’Alain Boublil, véritable initiateur de ces négociations, qui
était à même de lui donner le sentiment nécessaire des autorités
gouvernementales françaises sur cette opération. » Pourtant, estime le
parquet, « l’information n’a pas permis d’établir, s’agissant des opérations
réalisées par Charbel Ghanem, qu’Alain Boublil ait transmis sciemment à
Samir Traboulsi des informations aux fins d’être communiquées à la
société Socofinance ».
Traboulsi, comme il l’a fait pour Petrusse, protestera de son
innocence : « Quel intérêt aurais-je à divulguer des informations sur les
négociations Pechiney-Triangle, qui auraient pour effet de les amener à
capoter et de me faire perdre une commission de 13 millions de dollars ?
Aucun, évidemment. »
Octobre 1991. Après deux ans et demi d’enquête, le dossier Pechiney
est quasi bouclé. Le magistrat – qui a, entre-temps, inculpé quelques
« petits » acheteurs, comme le remisier Joseph Jossua, aujourd’hui décédé
(3 000 actions ramassées), et Jean-Pierre Emden, un chef d’entreprise
français (6 000 actions, achetées via Unigestion) – n’attend plus qu’une
seule chose : le retour de la commission rogatoire sur la fiduciaire de
Zurich Experta Treuhand AG, acheteuse de 20 000 titres Triangle. Au nom
de qui ? Edith Boizette a une petite idée. L’administrateur d’Experta se
nomme Nicolas-Pierre Rossier. Dans le passé, il a été l’un des dirigeants de
la société Vibrachoc. Dont le fondateur se nomme… Roger-Patrice Pelat…
Les deux hommes se connaissent, donc. La commission rogatoire revient
le 8 octobre 1991. La « petite idée » du juge se confirme : Pelat a bien été
l’acquéreur des 20 000 actions, via Experta Treuhand AG.
Il en avait pris, pourtant, des précautions. Jugez plutôt : le
15 novembre 1988, Pelat appelle l’un de ses amis suisses, Antoine
Schaller, pour qu’il ramasse « au plus vite » 20 000 titres Triangle.
Schaller répercute l’ordre au gestionnaire de fortune d’Experta, Freddy
Niggeler. Dès lors, tout s’enchaîne. Les 16 et 17 novembre, Niggeler
achète – via le Crédit suisse – 20 000 titres Triangle. La plus-value de
755 225 dollars (4 380 305 francs) – dégagée après la revente des titres
les 22 et 23 novembre – est virée, instantanément, au profit d’une société
Irving Trust, à New York. Laquelle transfère illico le magot à la Banca
della Svizzera italiana de Lugano, sur le compte no 2324893, ouvert au
nom d’Experta. Correspondant en fait à celui d’une firme panaméenne,
Elco. Et par qui celle-ci vient-elle d’être achetée, le jour même ? Par Pelat,
encore lui. Ainsi, l’ami du président a menti…
Epilogue. Plus de quatre ans après les faits, le dossier Pechiney –
symbole d’un coup de Bourse commode réalisé grâce à la complicité
d’amis proches du pouvoir – va venir prochainement devant le tribunal
correctionnel. Que plaideront les inculpés ? Le hasard ? Le flair ?
Comment parviendront-ils à démonter la démonstration implacable du
réquisitoire du parquet de Paris ? Tâche délicate, surtout pour les
acheteurs d’actions Triangle.
Un homme, entendu comme témoin, ne leur facilitera guère la tâche :
le président de Pechiney, Jean Gandois. Il n’a jamais caché l’écœurement
que lui a inspiré cette affaire. Et il aura beau jeu d’ironiser sur la subite
passion que suscita, en novembre 1988, un titre – Triangle – totalement
inconnu quelques semaines auparavant…
Condamnations
Alain Boublil est condamné en appel à deux ans de prison dont un
ferme, après avoir été relaxé en première instance.
Samir Traboulsi est condamné en appel à deux ans de prison dont un
ferme, ainsi qu’à 20 millions de francs d’amendes, après avoir été
condamné à un an de prison avec sursis en première instance.
L’affaire Tapie – Crédit
lyonnais
1992

Les affaires impliquant le Crédit lyonnais figurent certainement parmi


les plus grands scandales politico-financiers de ces vingt dernières années.
Les faits remontent au début des années 1990. A l’époque, Jean-Yves
Haberer règne en maître sur l’établissement financier, qui a été
nationalisé en 1982. C’est lui qui va être à l’origine des décisions
litigieuses dont la conséquence sera un trou de plusieurs dizaines de
milliards de francs.
Comment Haberer a-t-il mis cette banque plus que centenaire dans
une situation aussi calamiteuse ? Principalement en renflouant diverses
personnalités – principalement des capitaines d’industrie – qui se sont
révélées incapables de rembourser les prêts consentis. A commencer par
l’homme d’affaires italien Giancarlo Parretti, alors propriétaire de la
célèbre firme de cinéma Metro Goldwyn Mayer (MGM). Une société qu’il
a rachetée par le biais de sa compagnie Cannon, pour 1,3 milliard de
dollars. Or, dès le début des années 1990, la MGM se trouvait en grande
difficulté financière, ce que les dirigeants du Crédit lyonnais pouvaient
difficilement ignorer. Mais aucune provision n’est passée par la banque.
En avril 1991, le Lyonnais fait même un nouveau prêt à la MGM, pour
145 millions de dollars.
Mais ce n’est pas la seule erreur commise par les dirigeants de la
banque. Ils soutiennent également un autre aventurier : Florio Fiorini. Au
milieu des années 1980, cet Italien prend le contrôle de la Sasea, une
holding suisse qui a jadis géré les biens agricoles du Vatican, et détient, au
début des années 1990, des activités dans l’immobilier, l’assurance, le
commerce international et la communication. Là encore, la Sasea se
retrouve en grande difficulté, mettant par ricochet son prêteur, le Crédit
lyonnais, dans une situation fort délicate qu’il n’avait pas vue venir.
Même schéma avec Michel Pélège, patron du groupe éponyme,
spécialisé dans l’immobilier, qui va également connaître des difficultés. Là
encore, la banque n’a ni anticipé ni provisionné suffisamment dans ses
comptes les difficultés rencontrées par Pélège, à qui elle avait ouvert des
lignes de crédit pour plusieurs milliards d’euros. La crise immobilière du
début des années 1990 déstabilise le groupe Pélège, et avec lui la banque
de la rue des Italiens.
Le Lyonnais n’a pas seulement fait preuve d’un mauvais jugement sur
ses prêts. Il a également, au milieu des années 1980, créé une structure
occulte, Panindustria, vouée à rémunérer des intermédiaires en matière
de ventes d’armes, et à verser quelques compléments de salaire à des
cadres du groupe. Une manière d’échapper au fisc… Panindustria sera
finalement démantelée en 1993. Au final, le montant des pertes de la
banque s’élève à 130 milliards de francs ; c’est l’origine d’un des plus
grands scandales financiers de l’histoire de France !
Malgré le départ, en 1993, des dirigeants fautifs – notamment
d’Haberer, remplacé par Jean Peyrelevade –, on n’a pas fini d’entendre
parler du Crédit lyonnais à la rubrique « Affaires ». Car un dossier le
concernant va prendre une très grande ampleur en ce début des années
1990. Il s’agit de l’affaire Tapie. Le businessman, charismatique mais pas
toujours entièrement scrupuleux, est emblématique des « années fric »,
durant lesquelles la gauche mitterrandienne s’est convertie au marché, à
ses délices et à ses impasses. Début 1993, Bernard Tapie est endetté. Il
vient par ailleurs d’être nommé ministre de la Ville par le président
socialiste. Il est ainsi contraint de revendre Adidas, qu’il avait lui-même
racheté en 1990. Il donne pour ce faire un mandat de vente au Crédit
lyonnais, son établissement financier, pour un peu plus de 2 milliards de
francs. La banque trouve plusieurs investisseurs. Parmi eux, Robert Louis-
Dreyfus, qui reprend 15 % de la société d’équipements sportifs. Les autres,
financés très avantageusement par le Lyonnais, se sont en fait engagés à
revendre leurs parts à Louis-Dreyfus, qui reprend finalement l’intégralité
de la société, en 1994, pour 4,4 milliards de francs. Au passage, la banque
empoche plusieurs centaines de millions de francs.
Bernard Tapie affirme n’avoir eu vent de cette manœuvre que
tardivement. Il juge qu’elle lui a fait perdre de l’argent, qui aurait dû lui
revenir dans le cadre de la vente d’Adidas. Ses premiers recours datent de
1994, mais il n’obtient finalement satisfaction qu’en 2008, lorsqu’un
tribunal arbitral décide que le Crédit lyonnais doit lui verser 404 millions
d’euros. C’est la ministre de l’Economie de l’époque, Christine Lagarde, qui
décide de mettre en œuvre un arbitrage privé pour régler le litige. Une
procédure peu fréquente dans ce genre de cas, que certains de ses
prédécesseurs avaient refusée malgré les demandes répétées de Tapie. De
plus, le Crédit lyonnais ayant fait faillite, Tapie est remboursé par le
Consortium de réalisation (CDR), une structure publique chargée de gérer
le passif de la banque. C’est bien l’Etat, et donc le contribuable, qui va
payer la facture à l’homme d’affaires. Certains suspectent alors le
président de la République lui-même, Nicolas Sarkozy, d’avoir fait
pression pour que cette procédure soit utilisée. Tapie est également
soupçonné d’avoir acheté un des juges-arbitres.
Début 2015, l’affaire est reprise en main par la cour d’appel de Paris,
et débouche sur plusieurs mises en examen, dont celle d’un des trois juges
arbitraux, et celle de Bernard Tapie pour « escroquerie en bande
organisée » et « détournements de fonds publics », ainsi que celle de
Christine Lagarde pour « négligence ». Finalement, en décembre 2015, la
justice condamne l’homme d’affaires à rembourser les 404 millions perçus.
L’ancien patron de l’Olympique de Marseille, qui doit encore être jugé
dans le cadre l’enquête pénale liée à l’arbitrage, se dit ruiné. Mais
attention à ne pas enterrer trop vite Tapie.
B. M.-S.
Ce banquier qui va trop loin
Bruno Abescat et Corinne Lhaïk
A la veille de l’éviction de Jean-Yves Haberer, L’Express revient sur le
parcours du patron du Crédit lyonnais, à l’origine des déboires de la banque
qu’il dirigeait. Un homme dont la personnalité autoritaire et la stratégie
jusqu’au-boutiste ont conduit à la catastrophe. (L’Express du 18 mars
1993.)

Jusqu’à présent, les ricanements suscités par le Crédit lyonnais ne
dépassaient pas les limites du VIIIe arrondissement parisien. Ils ont
aujourd’hui accès au « prime time » : le 15 février dernier, la première
banque française est entrée au panthéon des victimes des « Guignols de
l’info ». Ce jour-là, l’émission la plus iconoclaste de la télé popularise le
soupçon qui entache la vente d’Adidas par Bernard Tapie : le Crédit
lyonnais, nationalisé, qui participe au rachat, n’aurait-il pas agi sur ordre ?
Les marionnettes de Canal+ ont leur réponse : « Le Crédit lyonnais, le
pouvoir lui dit de dire oui. » Le 11 mars, « Le Bébête show » (TF1) remet
ça. Mitterrand attribue la présidence du Lyonnais à Tapie. « Comme ça, tu
pourras te servir directement. »
L’histoire Adidas, c’est la cerise sur le gâteau : depuis que Jean-Yves
Haberer la dirige, jamais banque n’aura tant fait parler d’elle. Elle est
partout. Dans les affaires malheureuses : la 5, Maxwell, Olympia et York,
Pelège et… Parretti ; dans des affaires tout court : elle épaule aussi bien la
vieille garde (Club Med, Bouygues, Lyonnaise des eaux-Dumez…) que les
nouveaux ambitieux (Vincent Bolloré, Bernard Arnault, François
Pinault…). De la Far Eastern Economic Review à la Komsomolskaïa Pravda,
la presse s’interroge sur les appétits du lion. Plusieurs commissions
d’enquête ont été réclamées sur ses activités. Critique patenté de
l’établissement, François d’Aubert vient d’étriller la banque et ses relations
avec l’homme d’affaires italien Giancarlo Parretti (L’Argent sale, Plon). Le
Crédit lyonnais a porté plainte pour diffamation contre le député UDF de
la Mayenne.
Pourquoi tant de haine ? « Parce que nous sommes actifs et que nous
travaillons avec des gens qui le sont également », répond Jean-Yves
Haberer à L’Express. Le président du Lyonnais s’offre en victime d’une
profession immobile et jalouse qui tire à vue sur tout ce qui remue. Le
saint Sébastien de la finance endure son martyre et en jouit. Il le conforte
dans le sentiment de sa singularité, dans la certitude d’avoir raison seul
contre tous. Haberer est – peut-être – en train de construire cette grande
banque à l’allemande qui manque à la France. Mais toute la nuance est
dans le « peut-être ». Pour l’heure, l’examen de la stratégie, du
comportement et des comptes du Lyonnais révèle plusieurs éléments qui
posent question :
– le Lyonnais a accumulé les affaires en difficulté ;
– son ambitieuse stratégie fragilise les comptes de l’établissement ;
– elle empêche la privatisation. Ce qui n’est pas un drame en soi, mais
traduit une absence de lisibilité des comptes et de visibilité des résultats.
Deux dossiers sont particulièrement préoccupants : l’un, financier, Altus ;
l’autre, judiciaire, Sasea ;
– la banque entretient avec l’Etat un tête-à-tête permanent qui jette le
trouble sur certaines opérations.
La banque et son P-DG se sont bien rencontrés. Chacun avait une
revanche à prendre. Le Crédit lyonnais fut le premier établissement du
monde jusqu’en 1914. Il voulait retrouver son rang. Jean-Yves Haberer
aussi. Ce produit extrême de l’élite française se vit comme le meilleur :
premier à la sortie de Sciences po et de l’ENA, conseiller technique du
ministre des Finances Michel Debré, directeur du Trésor de 1978 à 1982.
Nommé par la gauche à Paribas en 1982, il en est évincé par la droite en
1986 : à sa place, elle case Michel François-Poncet. Le temps de la
cohabitation (1986-1988), l’ex-P-DG rumine son sort. Il est sûr de détenir
sa légitimité de sa seule compétence : c’est Jacques de Fouchier, ancien
dirigeant de Paribas, qui l’a poussé vers les sommets de la banque. Au
cours de ses déjeuners, il ressasse son obsession : « Chirac, François-
Poncet et moi étions ensemble à Sciences po. Chirac et moi avons fait
l’ENA. Pas François-Poncet. Et il se retrouve aujourd’hui à la tête de
Paribas ! »
Arrivé au Crédit lyonnais en septembre 1988, il en épouse les audaces
et les exacerbe. Haberer est rarement aimé. Il est admiré ou détesté. « Il a
pris à contre-pied l’attitude grégaire du milieu bancaire », dit l’un. « Il se
sert de sa banque pour soigner ses névroses », répond l’autre. Son
intelligence superbe, son obsession du secret, son goût effréné du pouvoir
en font un personnage à part. Au Lyonnais, il terrorise son état-major et
gouverne seul. Volontiers cassant, voire méprisant (« Vous êtes nul en
communication », dit-il publiquement à un haut cadre qui vient de
présenter un rapport), il est capable d’inattendues sollicitudes : lorsqu’une
de ses collaboratrices change quatre fois de bureau parce qu’elle a
toujours froid, il vole à son secours ; accompagné d’un directeur et armé
d’un thermomètre, il va lui-même vérifier la température des locaux
incriminés… Cet homme, très soucieux de protocole, de plans de table,
braconne volontiers en territoire littéraire. Ainsi est née La Fièvre
atlantique. Les idées du banquier sont plus claires que ce vagabondage du
côté du nouveau roman. Elles se résument en deux mots : volonté de
puissance.
Le Crédit lyonnais est la banque la mieux implantée dans le monde
(4 365 agences). Jean-Yves Haberer a investi 18 milliards de francs en
Europe pour racheter des établissements. Dernière et spectaculaire
acquisition : la Bank für Gemeinwirtschaft (BFG), sixième banque
allemande. Que ce « Napoléon entouré d’esclaves » (dixit un banquier de
Francfort) irrite outre-Rhin (« Il a payé la BFG trop cher ») est plutôt bon
signe.
Mais Haberer cumule les ambitions. Fasciné par la Deutsche Bank, il
veut en imiter le modèle, c’est-à-dire entrer dans le capital de ses
entreprises clientes pour en accompagner le développement et en
stabiliser l’actionnariat. Ce que les banques allemandes ont bâti en un
siècle, il veut le boucler en cinq ans : depuis 1988, il a multiplié ses
participations par cinq. Elles atteignent 50 milliards de francs, faisant du
Crédit lyonnais le premier capitaliste de France. Parfois malgré lui : quand
un client va mal, on transforme son crédit en actions. On évite ainsi
d’encaisser une ardoise tout de suite… au risque de l’alourdir plus tard.
Du coup, la banque est devenue propriétaire du siège social de Michel
Pelège (promoteur), de celui d’une société du groupe Pinault et de la
fameuse Metro Goldwyn Mayer (MGM).
Aspect positif de cette stratégie : Jean-Yves Haberer est un banquier
qui sait épauler ses clients. En juin 1989, Antoine Riboud, président de
BSN, veut reprendre les filiales européennes de l’américain Nabisco.
Haberer donne aussitôt son accord. Quelques instants plus tard, il
rappelle : « Au fait, c’est combien ? » C’était 2 milliards de dollars. Quand
François Pinault a besoin d’un milliard de plus pour acheter le Printemps,
il réveille son banquier à Shanghai. Le oui est immédiat. Haberer demeure
le principal soutien du groupe Hersant quand d’autres banquiers s’en
dégagent. Dans les dîners en ville, le patron du Lyonnais raconte qu’il y a
huit acheteurs pour Le Figaro ! Quand Jean-Luc Lagardère est engagé, en
1992, dans la difficile fusion de Matra avec Hachette, Haberer lui accorde
un appui sans faille.
Cette politique exige que la banque augmente ses fonds propres, son
matelas de sécurité. Comme l’Etat, actionnaire du Lyonnais, est sans le
sou, il lui fait des apports en nature sous forme d’actions d’entreprises
publiques. En échange, la banque devient actionnaire de ces entreprises.
De tous les groupes publics, le Lyonnais est celui qui a le plus pratiqué ces
mariages endogames (avec Usinor, Rhône-Poulenc, Aérospatiale). Or la
valeur de ces sociétés fluctue en fonction de leur santé.
Jean-Yves Haberer aura construit, à marche forcée, la première
banque du monde (hormis les japonaises). Le total de son bilan
(1 800 milliards de francs) équivaut au budget de la France. Mais cette
performance la fragilise. Le Lyonnais est plus engagé dans les secteurs à
risques (43 milliards de francs de crédits à l’immobilier ; 14,5 milliards au
cinéma) ; plus impliqué dans les entreprises en difficulté : au CIRI, ce
service du ministère de l’Economie qui aide à leur sauvetage, il figure
dans un gros dossier sur deux. Il doit augmenter ses provisions (sommes
mises de côté pour se couvrir en cas de faillite d’un client et qui diminuent
le bénéfice) plus que ses concurrents, la BNP et la Société générale. Est-ce
suffisant ? Selon nos informations, la Cour des comptes – qui étudie
actuellement les activités immobilières des banques publiques – considère
que le Crédit lyonnais sous-estime l’ampleur du risque de ce secteur et ne
le provisionne pas assez. Ces observations pourraient figurer dans le
rapport annuel de la Cour.
Il y a plus préoccupant. Deux dossiers pèsent sur l’avenir de
l’établissement. Le premier, financier, concerne les résultats d’Altus. Cette
filiale décline quatre activités. Les trois premières (changes et options,
prêts, prises de participation) devraient connaître de lourdes pertes en
1992. Vraisemblablement plusieurs centaines de millions de francs. La
quatrième activité (placements de trésorerie) dégage, elle, des gains.
Grâce à eux, le déficit est réduit. Mais il n’est pas effacé. Seule une
opération exceptionnelle y réussit : l’an dernier, Altus a vendu une partie
de son portefeuille de « junk bonds » (obligations émises par des sociétés
mal en point mais à rendement élevé) à François Pinault. Elle a dégagé
une plus-value qui constitue son bénéfice et permet d’améliorer le résultat
du Crédit lyonnais. Or il s’agit d’un coup que la filiale n’est pas sûre de
rééditer cette année. D’où les inquiétudes pour l’avenir. Et, selon nos
informations, la prochaine réorganisation d’Altus et le départ de son
directeur général, Jean-François Hénin, chez Pinault.
Le second dossier préoccupant est judiciaire. C’est l’affaire Sasea :
cette société financière genevoise, rachetée en 1985 par Florio Fiorini,
homme d’affaires italien lié à Parretti, est aujourd’hui en faillite. Son
banquier, le Crédit lyonnais Bank Nederland – le CLBN –, filiale
néerlandaise du Lyonnais, risque de perdre plus que les 2 milliards de
francs prêtés à Sasea. La justice genevoise se demande si la banque
française n’était pas « administrateur de fait » de la société. Dans ce cas,
elle aurait à supporter l’ensemble du passif : plusieurs milliards de francs !
Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Le contrôle du Lyonnais sur Altus
paraît insuffisant : il se limite à une série de conversations aimables entre
Haberer et Hénin. Celui du CLBN est inefficace : malgré les ordres reçus
de Paris, le CLBN a prêté de l’argent à Parretti pour qu’il acquière la
MGM. Voici ce qui s’est passé. Le 15 juin 1990, Pierre Bérégovoy, alors
ministre de l’Economie, interdit le rachat de Pathé, fleuron du cinéma
français, par Parretti. André Rousselet, patron de Canal+, lui a fourni des
informations sur la vie et l’œuvre de l’Italien. Et sur le montage complexe
et opaque que ce dernier met en place pour rafler la MGM, parallèlement
à Pathé. Hervé Hannoun, alors directeur du cabinet de Pierre Bérégovoy,
adresse même un questionnaire à Jean-Yves Haberer sur la nature des
gages et contreparties du CLBN pour l’acquisition de Pathé. Bérégovoy
stoppe cette opération et demande en même temps à Haberer de ne pas
financer le rachat de la MGM. « On avait le sentiment de mettre le
Lyonnais dans la merde [car Parretti perdait les avances qu’il avait
versées], mais on n’avait pas le choix », reconnaît un acteur de ce dossier
à Bercy. Jean-Yves Haberer dément avoir subi des pressions politiques,
mais il affirme avoir interdit à sa filiale néerlandaise de financer la MGM.
Il semble n’avoir pas été obéi, puisque Georges Vigon, directeur Europe du
Lyonnais, a finalement autorisé cette opération. Aujourd’hui, le Crédit
lyonnais, devenu propriétaire de la MGM, doit redresser l’entreprise et
affronter une série de procès à tiroirs. « Une épreuve, confie Haberer, que
je ne souhaite pas à mon pire ennemi. » Redoutable piège…
Il y en a un autre : la politique. La banque est engagée avec le
gouvernement dans une stratégie du donnant, donnant. Exemples : elle
accepte de financer le circuit automobile de Magny-Cours (ce que la BNP
refusait) pour faire plaisir à Pierre Bérégovoy ; de baisser ses taux la
première quand le ministre de l’Economie le demande. Là, Haberer agit
autant par obligation que par conviction : il est resté le haut fonctionnaire
chargé des intérêts de la France. Mais l’ancien directeur du Trésor
n’apprécie guère que l’administration mette le nez dans ses affaires. « Mon
président en a parlé au ministre », répondent ses collaborateurs quand les
fonctionnaires les pressent de questions. Il est arrivé que Pierre Bérégovoy
– du temps où il occupait Bercy – expédie des notes agacées à ses
services : « Mais pourquoi en voulez-vous personnellement à
M. Haberer ? » Cette connivence donne corps au soupçon. Par exemple,
en février dernier, quand le Crédit lyonnais participe, avec d’autres
banques publiques, au rachat d’Adidas. En réalité, la banque n’avait guère
le choix : elle a prêté beaucoup d’argent à BTF, la société de Bernard
Tapie, son client depuis 1974. Or BTF va mal et a besoin de vendre
Adidas. Que fait un banquier dans ce cas ? Pour ne pas mettre ses crédits
en péril, il favorise la vente et, au besoin, prend une participation dans la
société vendue en faisant des prières pour qu’elle se redresse. Ainsi, les
crédits du Lyonnais sur BTF ont diminué et sa part dans Adidas est passée
de 10 à 19,9 %. Mais son engagement pourrait être supérieur : la banque
Worms, autre participant au tour de table, détient une option de vente au
Crédit lyonnais. En clair, si la situation d’Adidas se dégrade, la banque
Worms peut vendre ses actions au Lyonnais à un prix convenu d’avance.
Interrogé par L’Express, Jean-Yves Haberer dément. Mais la vraie question
politique est ailleurs : quand, l’été 1990, le Lyonnais finance l’achat à
crédit du fabricant de chaussures de sport par Bernard Tapie…
Adidas, MGM, Pinault et les autres : dans toutes ces opérations, le
Crédit lyonnais est engagé dans une course contre la montre. Si la reprise
économique intervient rapidement, il sauvera ses comptes et aura prouvé
que la nationalisation peut être utile pour construire une grande
institution à l’abri des exigences du capitalisme. Sinon, il risque de subir
des pertes, ce qui est très fragilisant pour un établissement de cette nature
et de cette taille. Haberer a déjà annoncé pour 1992 le plus mauvais
résultat depuis vingt ans !
Aura-t-il le temps de savourer sa victoire ou de gérer la déroute ? Il est
parmi les patrons d’entreprise publique les plus menacés par la future
majorité. Soyons clairs : il n’est ni de gauche ni de droite – si ces mots ont
encore un contenu idéologique ! Il a travaillé pour Michel Debré, se dit
proche de Raymond Barre et a participé à la naissance d’Echanges et
projets, fondé par Jacques Delors. Mais la gauche l’a nommé à deux
reprises (Paribas, puis le Crédit lyonnais), il n’a pas pris ses distances et la
droite devra caser ou recaser une foule de gens ! Pourtant, son sort n’est
pas scellé. Un proche conseiller d’Edouard Balladur nous fait ainsi part de
son scénario : « Si la victoire de la droite, le 28 mars, est très forte, les
têtes devront tomber. » Successeurs possibles : deux banquiers à poigne,
Philippe Jaffré (Crédit agricole) ou Michel Pébereau (CCF). Mais il
poursuit : « Si la modération l’emporte, Jean-Yves Haberer sera maintenu.
Il aura pour mission de resserrer les boulons. » Ce qui n’empêche pas
l’opposition d’envisager d’ores et déjà un audit du Crédit lyonnais. Il serait
confié à la Cour des comptes ou à l’Inspection des finances pour évaluer
l’état de la banque et déterminer quand sa privatisation serait possible.
Tapie-Sarkozy, les liaisons dangereuses
Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut
L’ombre de Nicolas Sarkozy plane au-dessus du conflit qui oppose Bernard
Tapie au Crédit lyonnais depuis deux décennies. Quel rôle a joué exactement
celui qui était alors chef de l’Etat dans l’arbitrage qui a rapporté plusieurs
centaines de millions d’euros à l’homme d’affaires ? L’Express apporte des
éléments de réponse. (L’Express du 27 février 2013.)

On devrait toujours se méfier de ses agendas. Car, c’est bien connu, les
écrits restent. Nicolas Sarkozy avait-il oublié l’adage presque aussi vieux
que l’alphabet ? L’ancien président de la République avait en tout cas
l’habitude de conserver méticuleusement la trace de tous ses rendez-vous.
Sa secrétaire particulière, la même depuis ses débuts à la mairie de
Neuilly, notait les noms, les heures. Tout était consigné. Ce répertoire
fastidieux s’est transformé en trésor, en 2012, lorsqu’il a été saisi par les
policiers dans le cadre de l’enquête Bettencourt.
Le juge bordelais Jean-Michel Gentil, chargé de l’instruction sur les
abus de faiblesse dont a été victime la vieille dame milliardaire, a d’abord
exploité les documents pour son compte. Puis, bon collègue, il a transmis
une copie des pièces aux trois magistrats parisiens plongés dans une autre
affaire complexe : l’arbitrage dans le conflit opposant depuis des années
Bernard Tapie au Crédit lyonnais.
Les juges ne se sont pas privés d’exploiter ce riche matériel. Depuis
plusieurs semaines, ils ont également conduit une série de perquisitions
chez les personnages clefs de la négociation : Bernard Tapie lui-même, les
trois arbitres ayant pris une décision favorable à ses intérêts (Pierre
Mazeaud, Jean-Denis Bredin, Pierre Estoup), mais aussi Stéphane
Richard, directeur du cabinet de Christine Lagarde du temps où elle
dirigeait le ministère de l’Economie, et, plus surprenant, chez les avocats
es
des parties en conflit, M Maurice Lantourne et Gilles August. Les juges
s’interrogent sur la légalité de la sentence et sur la répartition des rôles
dans le processus qui a abouti, en juillet et en novembre 2008, à un
arbitrage positif pour l’homme d’affaires. En toile de fond, une question :
Nicolas Sarkozy est-il intervenu dans la décision qui a rapporté
241 millions d’euros à Bernard Tapie ?
Comme L’Express a pu le constater à la lecture des fameux agendas, les
deux hommes se rencontraient régulièrement, surtout en 2007, année où
s’est dénoué ce contentieux. Ainsi, avant l’élection présidentielle, entre le
8 janvier et le 28 avril 2007, pas moins de six rendez-vous sont
mentionnés. Une fois à l’Elysée, le nouveau chef de l’Etat reçoit Tapie à
douze reprises entre le 15 juin 2007 et le 21 novembre 2010. Parfois, ces
rendez-vous recoupent étrangement le calendrier des discussions autour
de l’arbitrage. Prenons ainsi la date du 16 novembre 2007. Ce jour-là, un
compromis est passé entre les protagonistes, d’un côté le Consortium de
réalisation (CDR), créé pour le règlement des contentieux du Crédit
lyonnais, de l’autre le liquidateur du groupe Tapie. Tous deux acceptent
pour la première fois, après des mois de discussions parfois houleuses, le
recours à l’arbitrage. Le lendemain, un samedi, en fin d’après-midi,
Bernard Tapie est reçu à l’Elysée. Difficile de penser que le sujet, obsédant
et décisif pour lui, n’ait pas été évoqué.
Malgré leurs différences, l’éternel cadet de la droite et le jongleur de
millions, autrefois chouchou de François Mitterrand, apprécient quelque
chose de l’autre. Un proche collaborateur de l’ex-président de la
République se souvient de quelques « déjeuners étonnants » où la délicate
question de l’arbitrage était évoquée, ainsi que « beaucoup d’autres
sujets ». « Il y avait une séduction réciproque, se rappelle-t-il. Tapie
disait : “Voilà les arguments que j’utiliserais sur tel ou tel dossier.”
Sarkozy trouvait qu’il sentait bien les aspirations populaires. » Quelques
amitiés communes rapprochent aussi l’ex-chef de l’Etat et l’ancien patron
de l’Olympique de Marseille. Ce dernier fréquente le fidèle d’entre les
fidèles, Brice Hortefeux. Il est aussi très lié à Patrick Le Lay, ex-P-DG de
TF1, la chaîne de Martin Bouygues, un intime de Nicolas Sarkozy.
Celui-ci ne peut ignorer qu’un duel à mort oppose Tapie et le Crédit
lyonnais. L’homme d’affaires mène campagne sans trêve pour rétablir ce
qu’il estime être ses droits. Il clame par monts et par vaux avoir été floué
lors de la revente d’Adidas, et frappe à toutes les portes. L’épisode
remonte aux dernières années du mitterrandisme. Fin 1992, la gauche
semble promise à un désastre aux élections législatives. A l’époque, le
gouvernement de Pierre Bérégovoy tangue dangereusement dans les
roulis d’une rigueur impopulaire, et François Mitterrand sort de sa poche
l’un de ses derniers atouts : Tapie. Il mise sur la popularité de cette figure
très médiatique. Seulement voilà, pour basculer en politique, le fringant et
tout frais ministre de la Ville doit en finir avec ses affaires. Il décide donc
de céder Adidas, entreprise allemande acquise en 1990. Un mandat est
confié au Lyonnais. Ce dernier, par l’intermédiaire de CityStar, une filiale
offshore d’une banque américaine, s’assure d’abord la propriété du géant
du sport. Elle le revend ensuite à Robert Louis-Dreyfus, très riche homme
d’affaires international, dans des conditions qui permettront au Crédit
lyonnais d’empocher un bénéfice de 1,6 milliard de francs, un an plus
tard.
A la découverte de cette plus-value imposante, Bernard Tapie estime
s’être « fait avoir ». Evidemment, la banque ne partage pas ce point de
vue : à entendre le Lyonnais, Adidas affichait une petite santé économique
à la fin de l’ère Tapie, et le redressement spectaculaire de l’entreprise
appartiendrait au seul Louis-Dreyfus. Il n’empêche, comme l’ont conclu
toutes les procédures judiciaires et administratives, un dédommagement
est bel et bien dû à Bernard Tapie. La guerre porte sur son montant,
d’autant plus que c’est l’Etat qui doit régler la note. En effet, à la suite des
difficultés d’un Crédit lyonnais au bord de la faillite, une structure ad hoc,
sous l’égide des pouvoirs publics, a été constituée en 1995, le Consortium
de réalisation (CDR). Sa mission : le règlement des contentieux de
l’établissement financier, notamment celui qui l’oppose à Tapie.
Lorsqu’il arrive au ministère de l’Economie et des Finances, en 2004,
Nicolas Sarkozy doit affronter ce dossier complexe. Très vite, il se laisse
convaincre de la nécessité d’en finir avec un tel imbroglio. Alors que tous
ses prédécesseurs ont choisi de laisser faire la justice, il défend l’option
d’un accord à l’amiable et favorise donc la mise en place d’une médiation.
« Ce que nous souhaitions, rappelle l’un de ses collaborateurs directs,
c’était en sortir au plus vite, à un moindre coût pour l’Etat. » Des
documents émanant des services du ministère viennent encourager une
médiation reposant sur un accord entre les parties. Ils alertent en effet sur
le « risque financier » lié à la procédure judiciaire et sur « le manque de
transparence » des opérations de la banque. A cela s’ajoute une note de
Claude Guéant, à l’époque directeur du cabinet du ministre Sarkozy. Elle
s’inspire d’une étude juridique du parquet général de la cour d’appel de
Paris, alors dirigé par Jean-Louis Nadal. Celle-ci se prononce sans
ambiguïté pour la recherche d’un accord.
Le processus de médiation est lancé le 12 novembre 2004. Pour
trouver un terrain d’entente entre les parties est désigné l’ancien
procureur général près la Cour de cassation, Jean-François Burgelin.
Réputé proche de la droite, ce haut magistrat, tout juste à la retraite, est
connu pour sa rigueur. Il sait aussi jouer au mieux des subtilités des codes
juridiques. La confrontation avec Bernard Tapie ne manque donc pas de
rudesse. Après une exploration en profondeur du dossier, la solution
retenue ne laisse à l’ancien ministre de la Ville que la moitié de ses biens
après leur vente. Au terme des six mois prévus pour la négociation, les
deux parties tombent d’accord… pour refuser la médiation. Bercy ne fait
aucun commentaire public. Le dossier revient dans le champ judiciaire
pour une durée indéterminée. A la justice « ordinaire » de trancher. Les
efforts de Nicolas Sarkozy n’ont servi à rien.
Quand la cour d’appel de Paris rend son arrêt, le 30 septembre 2005,
Tapie peut croire à une victoire par KO : les juges lui donnent raison et
reconnaissent la faute du Crédit lyonnais. Ils lui attribuent à titre
provisoire 135 millions de dommages et intérêts, une somme considérable
au regard des pratiques habituelles. Mais le résultat n’est pas définitif.
Dernière étape de ce très remuant steeple-chase judiciaire, l’adversaire, le
CDR, se pourvoit en cassation. Un nouvel épisode cocasse ajoute alors au
pittoresque de cette histoire hors du commun. Les projets d’arrêts du
conseiller rapporteur – le magistrat chargé de proposer deux avis d’arrêt à
la Cour – se retrouvent très inopportunément sur Internet, avant la
décision. Erreur ou coup tordu destiné à favoriser Bernard Tapie ?
L’incident inédit provoque une petite tempête dans le sanctuaire de la
magistrature française. Finalement, la Cour casse l’arrêt le 9 octobre 2006
et renvoie l’affaire devant une juridiction d’appel, à la surprise de la
défense de Tapie. « Cette décision nous paraissait d’autant plus étonnante,
se souvient l’un d’eux, Me Olivier Pardo, que la nouvelle cour d’appel
désignée pouvait accorder des dédommagements encore plus
importants. » Bref, le marathon continue.
Tapie, lui, ne décolère pas. Est-ce à moment-là qu’il pense
sérieusement à l’arbitrage, solution peu connue du public, mais en général
très efficace dans les affaires ? Toujours est-il qu’à la fin du quinquennat
de Jacques Chirac, il sonde diverses personnalités proches du pouvoir,
ainsi que des hauts fonctionnaires. Les liquidateurs du groupe Bernard
Tapie, chargés de ses intérêts depuis la faillite prononcée en 1994,
finissent par proposer au ministre de l’Economie, Thierry Breton, le
recours au tribunal arbitral.
Ce dernier, après réception d’une note de ses services, sans ambiguïté,
du 23 février 2007, ne donne pas suite : « Il apparaît contraire aux
intérêts du CDR et de l’Etat, est-il écrit dans ce document, d’accepter la
proposition des liquidateurs du groupe Tapie de régler l’ensemble des
contentieux dans le cadre de la procédure arbitrale, eu égard aux risques
évidents qu’une telle procédure présenterait pour le CDR. »
Tant pis pour cette fois. Mais l’idée n’est pas pour autant abandonnée
du côté de Bernard Tapie. Pendant la campagne présidentielle, entre le
8 janvier et le 28 avril 2007, il rencontre donc à six reprises Nicolas
Sarkozy, président de l’UMP et favori des sondages. Fort du précédent de
2004, quand ce dernier officiait à Bercy et se déclarait favorable à un
arbitrage, il peut espérer une oreille attentive.
De fait, le changement opéré à l’Elysée redonne vie à cette option.
Comme au son des trompettes de Jéricho, les murs tombent. Tous les
obstacles jusque-là édifiés devant la désignation d’arbitres s’effacent les
uns après les autres. A l’automne 2007, le CDR lui-même tourne casaque.
Il se prononce par quatre voix contre une en faveur de l’arbitrage, auquel
il s’était toujours refusé avec constance. Quelques semaines plus tard, un
compromis est passé. Trois personnalités sont désignées comme arbitres :
un ancien président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud, l’avocat
et académicien Jean-Denis Bredin et l’ancien premier président de la cour
d’appel de Versailles, un professionnel de l’arbitrage, Pierre Estoup.
Au cœur de l’affaire, un homme observe ces revirements d’un œil
narquois. Charles-Amédée de Courson n’est pas n’importe qui. Député de
la Marne depuis 1993, ce centriste au caractère entier appartient à une
très vieille famille française. Chez les Courson, on naît noble depuis le
Moyen Age. Mais on aime aussi la République. L’un des aïeux n’a-t-il pas
voté la mort de Louis XVI ? Le grand-père maternel, Léonel de Moustier,
s’est distingué en 1940 en étant l’un des quatre-vingts députés à refuser
les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Plus modestement, Charles de
Courson est l’un des parlementaires chargés de la supervision du CDR.
Mais il ne manque pas d’ardeur. Au fil des ans, il s’est découvert un
ennemi avec lequel il n’hésite jamais à croiser le fer : Bernard Tapie. Pour
lui, le recours à l’arbitrage reste une absurdité. « A ce moment-là,
explique-t-il à L’Express, on met en place un ensemble de gens sûrs pour
favoriser cette solution. » Il n’est pas difficile de deviner de qui il parle.
Plusieurs de ses cibles gravitent autour de l’Elysée : Claude Guéant,
secrétaire général de la présidence, Stéphane Richard, directeur de
cabinet à Bercy, et un avocat proche de ce dernier, Me Gilles August.
Charles de Courson s’associe alors au dirigeant du MoDem, François
Bayrou, et au responsable du groupe socialiste à l’Assemblée nationale,
Jean-Marc Ayrault, pour porter la contradiction devant le Conseil d’Etat.
La tentative tourne court. Charles de Courson comprend vite combien son
activisme dérange… Quelques jours plus tard, il compte parmi les invités
du président de la République à l’Elysée. Nicolas Sarkozy reçoit un groupe
de parlementaires de la majorité. Comme à son habitude, il a un petit mot
pour chacun. « Lorsque est arrivé mon tour, se rappelle Charles de
Courson, il ne m’a pas serré la main, il m’a juste apostrophé en me
montrant du doigt et en répétant à la grande surprise de mes collègues :
“Tu as perdu ! Tu as perdu !” » Le député y voit la confirmation que le
dossier est suivi de près à l’Elysée.
Les trois arbitres peuvent donc continuer leur travail. La voie est de
plus en plus dégagée pour eux. Le CDR va jusqu’à écarter de sa défense
son conseil historique, Me Jean-Pierre Martel, au profit de Gilles August.
Et pour cause : Me Martel a toujours été hostile à une solution autre que
judiciaire. La rapidité des discussions entre arbitres bat des records. Il est
vrai que les représentants du CDR ne sont pas très loquaces… Au total,
Mazeaud, Bredin et Estoup ne se concertent que cinq fois, ce qui est fort
peu dans un dossier d’une telle importance pour l’Etat. « Tout s’est fait à
un rythme totalement anormal, confirme Me Martel. Cela ressemblait à un
escamotage. » En outre, à y regarder de plus près, ni Bredin ni Mazeaud
ne connaissent les rouages de cette procédure complexe, faute de
pratique. Seul Pierre Estoup maîtrise les ficelles de l’arbitrage, pour en
avoir fait son activité principale.
Un dernier bastion d’opposants à la négociation résiste au ministère de
l’Economie. La haute administration freine des quatre fers, à coups de
notes alarmistes. Ainsi, l’Agence des participations de l’Etat (APE) se
distingue par sa constance : dans un avis du 1er août 2007, elle rappelle à
la ministre Christine Lagarde que l’APE a « formellement déconseillé » la
procédure arbitrale. Car celle-ci, ainsi que l’APE le précisait un peu plus
tôt, est « susceptible de rouvrir des marges d’incertitude ». La patronne de
Bercy passe outre. Assistée de son directeur de cabinet, Stéphane Richard,
lui-même en liaison avec l’Elysée, elle apporte un soutien sans faille à la
négociation.
L’arbitrage est finalement rendu le 7 juillet 2008. Il accorde à l’ancien
propriétaire d’Adidas 196 millions d’euros net de boni et 45 millions
d’euros de préjudice moral, non imposables. Hasard ou non, le président
du tribunal arbitral, Pierre Mazeaud, est reçu trois semaines plus tard par
Nicolas Sarkozy, à l’Elysée, à 14 h 30. Le 28 novembre, une deuxième
décision complète la sentence initiale. Pour Bernard Tapie, cette ultime
victoire est presque totale. Il reçoit du CDR 85 % du maximum qui avait
été fixé à l’origine du compromis. Un montant de dommages sans
précédent. Le nouveau multimillionnaire peut être d’autant plus satisfait
que l’ensemble n’est pas susceptible d’appel. Seule possibilité : une
décision en nullité. Personne n’y croit alors. Et, après quelques hésitations
et consultations de juristes, Christine Lagarde renonce à déclencher ce
couperet.
La bataille va pourtant reprendre sur le terrain politique. L’opposition
a un argument tout trouvé : les 45 millions de préjudice moral concédés à
Tapie et à son épouse. La somme choque jusqu’au président du CDR,
Jean-François Rocchi, qui, selon un témoin direct, en est « consterné ». La
commission des Finances de l’Assemblée nationale, présidée par le député
socialiste Jérôme Cahuzac [alors ministre du Budget], se saisit alors du
dossier. Elle transmet des conclusions féroces à la Cour des comptes, dont
le rapport tourne, du coup, au réquisitoire contre la décision d’arbitrage.
« En fait, conteste Me Yves Repiquet, avocat de Christine Lagarde, il y
avait une tromperie. Ce qui avait été transmis à la Cour des comptes
n’était autre que les conclusions des socialistes, pas celles de la
commission des Finances en son entier ! »
La ministre vacille néanmoins sous le feu des critiques. Car la Cour des
comptes éveille les soupçons quant à l’impartialité de l’un des arbitres, en
l’occurrence le plus expérimenté d’entre eux, Pierre Estoup. Une facture
d’environ 12 000 francs et des rencontres révèlent qu’il est déjà intervenu
e
dans le passé, à la demande de M Maurice Lantourne, avocat de Tapie,
pour le compte de ce dernier. Or il n’en a pas fait mention lors de sa
désignation, comme l’y oblige la loi. L’information sème le trouble, y
compris parmi les deux autres arbitres. « Nous n’étions pas au courant,
assure aujourd’hui Pierre Mazeaud. Jamais Jean-Denis ni moi n’avons
émis de doute sur Estoup. » Pour les partisans de Tapie, le lien entre
Estoup et Lantourne était occasionnel et n’avait pas à être signalé.
La suspicion est nourrie par des spécialistes des questions d’arbitrage.
Professeur de droit à l’université de Saint-Quentin-en-Yvelines, Thomas
Clay s’est toujours battu contre la sentence arbitrale. « La découverte des
liens d’Estoup avec Me Lantourne autorisait la ministre à demander la
récusation de cet arbitre, affirme-t-il, d’autant plus facilement qu’à ce
moment-là le tribunal arbitral était encore constitué. Elle pouvait donc
effectuer cette démarche qui avait 100 % de chance de réussir. Or, elle
s’en est bien gardée ! » Tout n’est pourtant pas fini.
En mai 2011, un énième coup de théâtre relance l’intérêt pour une
pièce que l’on croyait jouée. L’acteur principal de ce nouvel épisode est
une vieille connaissance : Jean-Louis Nadal. On se souvient qu’il s’était
déjà manifesté en 2004, lors de la tentative manquée de médiation. A
l’époque, il occupait le poste prestigieux de procureur général de la cour
d’appel de Paris. Dans un rapport, il s’était déclaré en faveur d’une
négociation. Sept ans plus tard, ce haut magistrat promu entre-temps au
rang de procureur général près la Cour de cassation a fait évoluer sa
réflexion. A quelques semaines de la retraite, il rédige un document
assassin contre Christine Lagarde et saisit de son cas la Cour de justice de
la République (CJR), apte à juger les ministres. Selon lui, l’ancienne
patronne de Bercy s’est rendue coupable d’un abus d’autorité et doit être
poursuivie. Ce contre-pied judiciaire suscite l’ire du président de la
République, Nicolas Sarkozy. Selon nos informations, ce dernier convoque
Jean-Louis Nadal à l’Elysée. Les murs tremblent comme les mains du haut
magistrat, mis plus bas que terre par le chef de l’Etat. Trop tard. La colère
présidentielle n’y peut rien. La machine de la Cour de justice est lancée.
Un incident bien dans le ton de l’incroyable feuilleton rompt les
ultimes hésitations de la CJR. En juillet 2011, une de ses membres
demande sa récusation, alors que la Cour s’apprête à rendre sa décision
concernant Christine Lagarde. Laurence Fradin, épouse à la ville de
l’ancien ministre socialiste Pierre Joxe, a déjà eu à traiter du dossier Tapie
lorsqu’elle exerçait à la Cour des comptes. Elle ne s’estime donc pas en
mesure de participer à la décision de la CJR. Ce départ imprévu provoque
un report d’un mois, jusqu’au 4 août. La veille, les magistrats découvrent
sur le site Mediapart l’information selon laquelle Pierre Estoup vient lui-
même d’être récusé dans un arbitrage international pour ses liens avec
l’avocat de Tapie ! Plus rien, désormais, ne retient les membres de la CJR.
L’enquête est donc ouverte.
En quelques mois, le triomphe qui paraissait promis à Bernard Tapie
est menacé. La défaite de Nicolas Sarkozy en mai 2012 a sonné comme
une mauvaise nouvelle supplémentaire pour le tout nouveau patron du
journal La Provence. Car trois juges d’instruction parisiens mènent
désormais l’enquête. Ils recherchent d’éventuels « détournements de fonds
publics » et « complicité de faux par détournements d’actes ». En clair, ils
tentent de vérifier si l’arbitrage a bien respecté les règles et n’a pas été
faussé. Les perquisitions menées tous azimuts, notamment à l’un des
domiciles de Pierre Estoup, ont permis la saisie de nombreux documents
toujours en cours d’examen. Ces magistrats tiennent dorénavant le sort de
l’arbitrage entre leurs mains. En cas de trucage avéré, ils pourraient
menacer la sentence arbitrale elle-même. Il serait en effet difficile de ne
pas l’annuler et ordonner la restitution des sommes allouées à Bernard
Tapie, effaçant d’un seul trait vingt années de bataille. Les combattants
devraient alors recommencer la guerre, comme au premier jour.
Principales condamnations
Jean-Yves Haberer est condamné à dix-huit mois de prison avec sursis
en février 2005. Il est également condamné à une amende de 59 000
euros par une décision du Conseil d’Etat de 2008, qui confirme celle de la
Cour de discipline budgétaire et financière de février 2006.
François Gille, un de ses anciens directeurs généraux, est lui
condamné à neuf mois de prison avec sursis. Les deux hommes sont
également condamnés à verser 1 euro de dommages et intérêts au Crédit
lyonnais.
Bernard Tapie a été condamné, en décembre 2015, à rembourser les
404 millions d’euros qu’il avait perçus de la part du Crédit lyonnais lors de
la procédure d’arbitrage. Il est également mis en examen pour escroquerie
en bande organisée.
L’affaire Elf
1994

C’est sans nul doute le plus gros scandale politico-financier de la


e
V République, et le premier qui enverra derrière les barreaux un grand
patron français : Loïk Le Floch-Prigent, P-DG de la compagnie pétrolière
française Elf-Aquitaine de 1989 à 1993. Cette affaire tentaculaire faite de
pots-de-vin, rétrocommissions, financement politique occulte, ou encore
emplois fictifs, débouchera sur pas moins de deux autres affaires d’Etat :
l’affaire Dumas et celle des frégates de Taïwan.
Tout commence en juillet 1994 avec un rapport de la Commission des
opérations de Bourse (la COB, actuelle Autorité des marchés financiers)
sur l’entreprise Elf. A l’époque, la société (qui sera rachetée en 1999 par
PetroFina) est encore publique. Selon la COB, Elf aurait renfloué, dans
des conditions plus qu’hasardeuses, l’entreprise de textile de Maurice
Bidermann, alors que le groupe pétrolier était dirigé par son ami Loïk Le
Floch-Prigent. De 1989 à 1993, 787 millions de francs ont été ainsi
injectés dans l’entreprise de prêt-à-porter, en pure perte… Le parquet de
Paris, saisi du dossier, ouvre une information judiciaire, et l’enquête est
confiée à une jeune juge d’instruction encore méconnue du grand public,
l’inflexible Eva Joly. C’est elle qui – secondée à partir de 1997 par
Laurence Vichnievsky, puis remplacée en 2000 par Renaud Van
Ruymbeke – va tirer les fils de ce gigantesque feuilleton. Sourde aux
innombrables menaces et tentatives de déstabilisation dont elle sera la
cible, elle va découvrir, notamment grâce aux confessions de Philippe
Jaffré, le successeur de Loïk Le Floch-Prigent qui n’aura de cesse de
l’incriminer, que l’affaire Le Floch s’étend bien au-delà d’une simple aide
amicale illégale…
En 1989, lorsque Loïk Le Floch-Prigent arrive aux commandes après
une longue traversée du désert due à la cohabitation – ce
« mitterrandiste » attend son heure depuis 1986, après son départ de la
direction de Rhône-Poulenc –, il se lance dans une politique de
diversifications tous azimuts. Investissements massifs dans l’immobilier,
rachats en cascade dans l’exploitation pétrolière en mer du Nord, en
Espagne ou encore en Asie centrale, parfois contre l’avis du conseil
d’administration… Rien ne semble trop beau pour le nouveau P-DG ébloui
par ce monde où l’argent coule à flots. Pour mettre à bien son projet, il
s’entoure d’hommes de confiance, dont son directeur des ressources
humaines chez Rhône-Poulenc, Alfred Sirven. Ce personnage haut en
couleur, ancien membre des FFI, combattant français de la guerre de
Corée dans les années 1950, et braqueur de banque au Japon, sera le
grand argentier occulte du groupe Elf.
Propulsé directeur des affaires générales d’Elf Aquitaine pour
contrebalancer l’influence de l’ancien numéro 2, André Tarallo, le
« Monsieur Afrique » du groupe, Alfred Sirven trouvera en lui un allié
inespéré. Et pour cause, le président d’Elf Gabon est aussi le détenteur des
clés des caisses noires de la compagnie, servant, comme dans toute major
pétrolière, à rémunérer intermédiaires, décideurs ou chefs d’Etat lors de
l’attribution de gisements pétroliers. A eux deux, Sirven et Tarallo vont
transformer le dispositif des caisses noires en véritable pompe à finances
dans laquelle les millions disparaissent comme par enchantement : la
moindre transaction, la moindre opération industrielle, la moindre
acquisition immobilière va donner lieu à de mirobolantes commissions,
dont on perdra la trace dans le maelström des comptes bancaires occultes
et des valises secrètes. 54 millions de francs s’évaporent ainsi lors de la
prise de contrôle du raffineur espagnol Ertoil en 1990, 256 millions
s’égarent à l’occasion du rachat par Elf de la raffinerie de Leuna en ex-
RDA… Et ainsi de suite.
Qui sont les bénéficiaires de ce gigantesque détournement d’argent
public ? Des dirigeants « amis » de la France en Afrique, des
intermédiaires rémunérés à des niveaux hors de proportion, comme
l’ancien officier de la DGSE Pierre Léthier, ou le sulfureux homme
d’affaires André Guelfi, alias « Dédé la Sardine », dont les services seront
maintes fois utilisés. Mais aussi des partis et hommes politiques de tous
bords, des syndicats… En 1997, Eva Joly soupçonne même la compagnie
d’avoir financé une partie de l’aile bavaroise de la CDU d’Helmut Kohl, à
l’occasion du rachat par Elf de la raffinerie de Leuna. Un pot-de-vin qui,
selon L’Express, aurait été sollicité par Mitterrand lui-même, mais qui ne
sera jamais formellement établi, contrairement aux nombreux emplois et
salaires fictifs dont Elf s’est fait une spécialité.
Pendant toutes ces années, le groupe, via sa filiale Elf Aquitaine
International, va en effet acheter la complaisance de personnalités utiles :
« les fidèles et les obligés de François Mitterrand », « les collaborateurs de
Charles Pasqua » et les « indépendants », selon la classification établie par
le juge Renaud Van Ruymbeke. Citons, en vrac, des proches d’Omar
Bongo, dont le numéro 2 de l’Etat gabonais, Georges Rawiri, l’ancien
publicitaire André Magnus, vieil ami de François Mitterrand, ou encore
son « professeur de golf » Laurent Raillard… Quant à la fameuse Christine
Deviers-Joncour, elle fut encore mieux lotie : en plus de 50 000 francs
mensuels pour un poste vacant, elle disposait d’une carte American
Express au nom de la société et de plusieurs appartements achetés sur les
fonds d’Elf.
C’est d’ailleurs en suivant sa trace, après réception d’une lettre
anonyme à l’été 1997, qu’Eva Joly ouvre le volet le plus politique de
l’affaire, avec la mise en cause d’un personnage central de la
Mitterrandie : le flamboyant Roland Dumas, ancien ministre des Affaires
étrangères, devenu président du Conseil constitutionnel. Ce dernier est
suspecté d’avoir reçu une partie des sommes détournées par le biais de
Deviers-Joncour, à l’époque sa maîtresse, sous forme, notamment, de
cadeaux de grand prix. Alors que l’opinion publique s’enflamme, Dumas,
résigné, démissionne du Conseil en 2000. Du jamais vu dans l’histoire de
e
la V République ! Il sera finalement relaxé en appel en 2003 fautes de
preuves.
Mais le système n’a évidemment pas seulement vocation à remercier
les « amis » d’Elf. En interne, des filiales, basées en Suisse ou au
Luxembourg, servent à rémunérer les cadres « coopératifs » du groupe, les
seconds couteaux, à l’instar de Jean-François Pagès, directeur de
l’immobilier d’Elf, d’Alain Guillon, le directeur du raffinage, ou encore
d’Hubert Le Blanc-Bellevaux, l’homme des missions secrètes de Le Floch.
Quant aux plus gros pillards, il s’agit bien sûr des maîtres d’œuvre de
ce scandale à tiroirs : « Loïk Le Fric Urgent », comme le surnomment ses
détracteurs, et sa très dispendieuse épouse, Fatima Belaïd, qui, très vite,
va attiser la curiosité du juge Joly. Comment se fait-il qu’à l’issue de son
divorce d’avec Le Floch, cette femme se soit fait offrir un appartement de
3,5 millions de francs par… Maurice Bidermann, celui-là même dont la
société a été renflouée par Elf ? Etrange cadeau de séparation, auquel il
faut ajouter 17 millions de francs d’« indemnités de rupture » payés par
Elf. Il y a aussi André Tarallo, qui, pour justifier des 200 millions de francs
de son compte bancaire suisse, s’évertua longtemps à se présenter comme
le simple « mandant » du président gabonais Omar Bongo. Témoins, les
travaux de sa somptueuse villa corse pour près de 90 millions de francs.
Quant au truculent et pittoresque Alfred Sirven, on estime que sur
1,134 milliard qu’il aurait détourné, près de la moitié l’aurait été à des
fins personnelles : objets d’art, bijoux Cartier, château de Tilly, villa à
Ibiza, « Sir Alfred » ne se refusait rien.
Malheureusement pour les juges, l’homme lige de Le Floch prend la
poudre d’escampette en 1997, peu de temps avant sa mise en examen.
Détenteur de tous les secrets, et d’une grande partie des comptes
bancaires par lesquels les milliards détournés ont transité, Alfred Sirven
sera l’objet d’une traque sans précédent conduisant Eva Joly et Laurence
Vichnievsky jusqu’en Afrique du Sud. Il est en fait aux Philippines où, avec
sa maîtresse, il mène grand train… toujours grâce à l’argent d’Elf !
Selon deux journalistes de L’Express, qui partiront sur ses traces à
Manille, il aurait été prévenu à deux reprises au moins de l’imminence de
son arrestation par une « taupe » française. Le 2 février 2001, en plein
procès Dumas, « l’homme le plus recherché de France », comme le titre
L’Express, est enfin arrêté. Une fin de cavale qui s’annonce explosive en
révélations : n’a-t-il pas dit, juste avant de disparaître, avoir le « pouvoir
de faire sauter vingt fois la République » ? Une phrase qu’il démentira
avoir prononcée. Lors de son arrestation, Sirven avale la puce de son
téléphone portable sous le regard stupéfait des policiers. Preuve s’il en est
que l’homme en a encore sous le coude. Tenace, il refuse tout au long du
procès de divulguer quelque nom que ce soit. Après avoir passé trois ans
derrière les barreaux, il meurt en 2005, emportant avec lui les derniers
secrets de l’affaire Elf.
De son côté, le grand patron déchu, Loïk Le Floch-Prigent, sera
condamné à cinq ans de prison ferme, et 375 000 euros d’amende.
Devenu consultant en énergie et pétrole, l’homme aux vingt-huit mises en
examen refera la une des journaux en 2012, emprisonné au Togo pour
escroquerie avant d’être relâché quelques mois plus tard pour raisons de
santé. L’année suivante, à soixante-dix ans, il publie Le Mouton noir –
Quarante ans dans les coulisses de la République (Pygmalion), dans lequel
il règle ses comptes avec, notamment, Sirven, Mitterrand et la juge Joly…
J. de L. B.
L’affaire Le Floch
Gilles Gaetner
Début 1996, l’« affaire Le Floch », comme le titre L’Express, n’est pas encore
une affaire Elf… L’ex-patron de la compagnie pétrolière, parachuté depuis
peu à la tête de la SNCF, doit simplement être entendu par la justice pour les
largesses consenties à son ami Maurice Bidermann. (L’Express du 18 janvier
1996.)

Le nouveau président de la SNCF, Loïk Le Floch-Prigent, sera-t-il
prochainement mis en examen pour avoir aidé – au-delà du raisonnable –
le groupe de prêt-à-porter Bidermann lorsqu’il était patron d’Elf Aquitaine
(de 1989 à 1993) ? A moins d’un coup de théâtre, la réponse est oui. En
effet, il devrait être convoqué chez le juge Eva Joly avant le 31 janvier.
L’objectif ? Qu’il s’explique sur les raisons qui ont poussé la compagnie
pétrolière à investir 787 millions – en pure perte – dans la société de
Maurice Bidermann. D’ores et déjà, l’avocat de Le Floch-Prigent, Me
Olivier Metzner, s’il est d’accord pour admettre, le cas échéant,
l’imprudence économique, réfute tout fait délictueux qui pourrait être
reproché à son client. Ce n’est pas tout : Loïk Le Floch-Prigent pourrait
aussi être amené à s’expliquer sur une autre histoire qui intrigue son
successeur, Philippe Jaffré.
Août 1993. A peine installé à la tête d’Elf Aquitaine, Jaffré apprend
que le directeur du patrimoine immobilier de l’entreprise, Jean-François
Pagès – aujourd’hui parti –, entretient des relations privilégiées avec un
e
marchand de biens, Patrick Auger, installé dans le VIII arrondissement de
Paris. Mais surtout, Philippe Jaffré découvre qu’Elf Aquitaine a signé, en
décembre 1992, une convention fort avantageuse avec Auger. Aux termes
de celle-ci, en effet, le marchand de biens a reçu une avance de plusieurs
millions de francs pour aider Elf Aquitaine à mettre au point des brevets
d’électronique industrielle. Or Auger, qui ne peut se prévaloir de la
moindre formation scientifique, n’aurait entrepris aucun travail de
recherche. Aussi Philippe Jaffré ne fait-il ni une ni deux : non seulement il
dénonce la convention, mais il obtient du tribunal de grande instance de
Paris, le 6 décembre 1994, le remboursement par Patrick Auger, à titre de
provision, de 8 060 000 francs.
Alors, que se cachait-il derrière cette convention ? L’état-major d’Elf
n’exclut pas qu’elle ait eu pour objectif de rémunérer le rôle
d’intermédiaire joué par Auger à l’occasion du rachat des studios de
cinéma Babelsberg, à Berlin. Cette opération, estimée à 420 millions de
francs, dans laquelle Elf prit une participation, eut comme chef de file la
compagnie immobilière Phénix.
Toujours à son arrivée à la tête d’Elf Aquitaine, Jaffré fera une autre
découverte : Patrick Auger aurait utilisé, pour être rémunéré de ses
différentes missions, le compte bancaire personnel de la secrétaire
particulière de Loïk Le Floch-Prigent…
Cette affaire n’a toutefois débouché sur aucune enquête. L’ancien
président d’Elf Aquitaine aura donc beau jeu de faire valoir que les
relations entre le groupe pétrolier et Patrick Auger remontaient à 1985,
soit quatre ans avant sa nomination. En revanche, sur le dossier
Bidermann, sa position semble plus fragile.
En effet, dès qu’il prend les rênes d’Elf Aquitaine, Le Floch-Prigent n’a
de cesse d’aider son ami Maurice Bidermann, qu’il a connu dans les
années 1981-1982.
Ainsi, en 1990, Elf Aquitaine met 27 millions de francs au pot dans la
filiale américaine de Bidermann, qui vient d’acquérir la société Cluett-
Peabody. Le Crédit agricole, le Crédit lyonnais et le Crédit national
investissent eux aussi plusieurs millions de francs. Hélas, dès 1991,
l’aventure américaine tourne à la déroute. Surendettement du groupe,
absence de fonds propres, retournement de la conjoncture économique en
sont les causes. Résultat : Elf Aquitaine vient une nouvelle fois au secours
de Bidermann.
En 1993, les commissaires aux comptes de l’entreprise de prêt-à-porter
sont de plus en plus inquiets : ils ont appris que les financements qui lui
ont été accordés non seulement passent souvent par des paradis fiscaux,
mais, en prime, laissent Maurice Bidermann à la tête de sa société. Du
coup, ils alertent la Commission des opérations de Bourse (COB), qui
diligente une enquête. En juillet 1994, cette dernière transmet ses
conclusions au parquet de Paris. Elles sont accablantes. Le gendarme de la
Bourse estime qu’Elf et le Crédit lyonnais – via sa filiale Clinvest –
pourraient faire l’objet de poursuites judiciaires.
Tout naturellement, le 18 août 1994, le parquet de Paris ouvre une
information judiciaire, confiée au juge Eva Joly. En mai 1995, Philippe
Jaffré se constitue partie civile et porte plainte contre Le Floch-Prigent.
Pendant de longs mois, silence sur ce dossier. Jusqu’à ce coup de
théâtre de la fin octobre 1995 : le magazine L’Expansion publie un rapport
de la Cour des comptes qui non seulement critique la politique de
diversification d’Elf Aquitaine (investissements à perte dans l’immobilier),
mais revient aussi sur le dossier Bidermann, en révélant que, le 3 août
1993 – soit la veille de son départ –, Le Floch-Prigent avait accordé une
ligne de crédit de 187 millions au groupe textile. Or Philippe Jaffré jure
n’avoir pas été informé de cet engagement. Faux ! réplique son
prédécesseur, qui affirme que la ligne de crédit en question a été négociée
pendant six mois avec la BNP et le Crédit lyonnais et qu’elle a été honorée
par Philippe Jaffré en toute connaissance de cause, en octobre 1993. Le
Floch-Prigent, qui n’a jamais été interrogé par la Cour des comptes, a
d’ailleurs écrit à son premier président, Pierre Joxe, pour lui demander un
supplément d’enquête. Ce que ce dernier a accepté.
Reste que, pour l’heure, dans l’affaire Bidermann proprement dite,
Loïk Le Floch-Prigent peut avoir des raisons d’être inquiet. La brusque
accélération de l’instruction qui a eu lieu le 21 décembre dernier en est
une. Ce jour-là – lendemain de la nomination de Le Floch-Prigent à la tête
de la SNCF –, la PJ a, en effet, perquisitionné coup sur coup au siège de
l’entreprise de prêt-à-porter et au domicile de Maurice Bidermann.
Tout aussi inquiétante pour Le Floch-Prigent est la déposition d’une
ancienne secrétaire de Bidermann aux Etats-Unis qui figure depuis peu
dans le dossier du juge Joly. Recueillie par le procureur de New York dans
le cadre d’un litige commercial opposant un homme d’affaires américain à
l’entreprise de prêt-à-porter, elle laisse entendre que Maurice Bidermann
aurait consenti, entre 1991 et 1993, quelques libéralités à M. et Mme Le
Floch-Prigent : billets d’avion, location de villas, etc. Toujours selon cette
déposition, « M. Bidermann aurait, un jour, mis de l’argent dans une
enveloppe [qui fut] donnée à son chauffeur afin qu’il la remette à M. Le
Floch-Prigent ». En deux ans, le montant des faveurs accordées par
Maurice Bidermann à Le Floch-Prigent aurait atteint 2,5 millions de
francs.
Me Olivier Metzner dément formellement ces allégations. Et de
s’interroger : « Quel intérêt, par exemple, Le Floch-Prigent aurait-il à se
faire régler des billets d’avion, lui qui bénéficiait en toutes circonstances,
en tant que président d’Elf, d’un Falcon 900 qui lui permettait de voyager
dans le monde entier ? »
Loïk Le Floch-Prigent, bien sûr, n’apprécie guère ce déballage. Par
avance, il a fait savoir à son entourage que s’il était mis en examen, il se
défendrait. Energiquement. Quitte à révéler quelques pratiques de
financement politique, via Elf Gabon. Ou encore en ne ménageant pas la
gestion de Philippe Jaffré. En lui demandant pourquoi, le 31 décembre
1993, il a cédé le groupe Bidermann à deux sociétés offshore de Jersey,
Holbeton Limited et Stutford Limited. Montant de la cession : zéro franc.
Alfred Sirven – Cet homme en sait trop
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Personnage central de l’affaire, Alfred Sirven disparaît des radars au
printemps 1997, à la veille de son audition par la juge Joly. Deux ans plus
tard, L’Express, qui n’a cessé de traquer le fugitif, dresse le portrait de
l’escroc du siècle. Un vrai roman. (L’Express du 18 mars 1999.)

Le « 06 09 42 44 83 » ne répond plus. Ce numéro de téléphone
portable était, il y a encore peu, celui de l’homme le plus recherché de
France, Alfred Sirven, ex-numéro 2 du groupe Elf, aujourd’hui en fuite et
traqué par Interpol.
Sirven, c’est surtout celui qui alimentait, sur les fonds d’Elf, les élus,
les hommes politiques et les personnalités de tout bord. Avec un objectif :
qu’ils deviennent ses obligés pour être redevables à la compagnie. C’est
dire que, s’il est retrouvé et s’il parle, ce Méphistophélès des temps
modernes, qui savait user tantôt du charme, tantôt de la menace, risque
de faire trembler la République. D’autant que la puissance financière d’Elf
lui permettait de « corrompre » à sa guise : lors de la présidence de Loïk
Le Floch-Prigent, de 1989 à 1993, Sirven a « géré » une manne
faramineuse de 3 milliards de francs.
Tout à la fois grand argentier d’Elf, distributeur généreux de
commissions, homme de missions secrètes en Afrique, Alfred Sirven, quasi
inconnu du grand public, est le personnage central de l’un des plus grands
scandales de la Ve République. Derrière le rebondissement du feuilleton
sentimentalo-financier entre Roland Dumas et Christine Deviers-Joncour
apparaîtrait même la patte d’Alfred : c’est lui, selon certains, qui aurait
récemment fait révéler, dans Paris Match et aux juges, l’existence des
statuettes offertes – via Elf – par Roland Dumas à son amie Christine. D’où
des interrogations : l’ex-numéro 2 d’Elf commencerait-il à distiller
quelques confidences gênantes ? Aussi les juges Eva Joly et Laurence
Vichnievsky sont-elles décidées à tout mettre en œuvre pour arrêter ce
sulfureux personnage.
L’Express retrace l’itinéraire de cet aventurier baroudeur qui, de son
bureau, au sommet de la tour Elf, croyait pouvoir être le maître du
monde.
Originaire de Toulouse, Alfred Sirven naît le 6 janvier 1927 d’un père
imprimeur, Gaston, et d’une mère d’origine kirghize, Jeanne-Marie-Louise
Dumas. Le petit « Fred » fréquente, au début des années 1930, l’école
communale de Castelnaudary. Grâce à son bagou, à son exubérance et à
son accent rocailleux, il séduit ses camarades de classe. Puis il va au lycée.
Mais ses études sont vite interrompues, car Sirven s’engage dans la
Résistance, plus précisément dans les FFI (Forces françaises de
l’intérieur). La raison en est simple : « J’étais gaulliste, dira-t-il, et je le
suis toujours. » A cette époque, il lutte contre le fascisme espagnol et noue
des liens avec certains dirigeants du Parti communiste, dont l’ancien
trésorier, Georges Gosnat.
Ce goût du risque ne le quittera jamais. En juin 1951, alors qu’il vient
d’épouser Jeanne Verrié en premières noces, il s’engage dans les bataillons
français de Corée, où il côtoie une autre « grande gueule », plus tard
ministre du général de Gaulle, Robert-André Vivien. Il se comporte avec
bravoure, ce qui lui vaut d’être décoré de la Croix de guerre avec quatre
citations…
Pourtant, Sirven, un tantinet tête brûlée, commet, le 24 avril 1952, à
Tokyo, alors qu’il est en permission, un énorme faux pas : il attaque une
banque pour l’amour d’une jeune Japonaise, à laquelle il souhaitait offrir,
avec son butin, quelques cadeaux. Déjà ! Sirven sera condamné à un an de
prison par le tribunal militaire de Saigon. Un séjour particulièrement
pénible, qui l’obsédera longtemps. Lui pourtant si discret sur son passé
confiera à l’un de ses proches, quelques jours avant son départ de France,
à l’automne 1997 : « Au début de mon existence, j’ai connu la violence. Je
ne souhaite pas la retrouver à la fin de ma vie. » De l’expérience de la
guerre il conserve une auréole de héros et un parfum nostalgique de
soldat perdu. Rapatrié en France en 1954, Sirven entame des études de
droit et renoue avec sa famille, liée aux célèbres Cachous Lajaunie et à
l’imprimeur de La Dépêche du Midi.
Le retour sur les terres de son enfance se révèle difficile. Le séjour en
Corée a distendu les liens entre Sirven et son épouse. Le couple se sépare
officiellement le 20 février 1957.
Quelques mois plus tard, Sirven tombe amoureux d’une jeune femme
distinguée, grande amatrice d’art. Orpheline, elle a été recueillie par la
mère d’Alfred… Jolie histoire. Le 10 septembre 1959, Evelyne Chazarein,
descendante, dit-on, d’une grande famille de diplomates du XVIIIe siècle,
épouse Alfred Sirven à la mairie de Gaillac (Tarn).
Après une jeunesse mouvementée, Sirven songe enfin, en 1959, à son
avenir professionnel et à celui de ses trois filles, dont l’une, Hélène,
dirigera un magasin de prêt-à-porter, et une autre, Claude, deviendra
gynécologue dans une ville huppée de la région parisienne. Grâce à
quelques camarades de combat rencontrés en Corée, il entre chez Mobil
Oil. Déjà, le monde du pétrole l’attire. Son premier poste, il l’obtient à la
raffinerie de Frontignan (Hérault). C’est là qu’il s’initie à la franc-
maçonnerie, pour rejoindre le Grand Orient de France. Il est ensuite
nommé en Normandie, à la raffinerie de Notre-Dame-de-Gravenchon,
dans la Seine-Maritime. Un poste subalterne, dévolu aux anciens
militaires, qu’il juge étriqué eu égard à ses ambitions.
Cet homme à poigne, qui comprend très vite l’importance des réseaux,
gravit les échelons au sein de Mobil Oil : il y est nommé, en 1964,
directeur des relations sociales. Grâce à ses nouvelles fonctions, Alfred
Sirven se lie d’amitié avec le directeur général du groupe, Roland
Rieutort, qui devient son mentor.
Au cours de ces années, Sirven comprend que l’autre clef du succès
passe par de bonnes relations avec le monde politique. Autrement dit, les
hommes de pouvoir. Une règle qu’il appliquera toute sa vie. Ainsi, il
fréquente un élu qui monte, en Normandie : Michel d’Ornano, futur maire
de Deauville.
Après quinze ans de bons et loyaux services au sein de Mobil Oil,
Sirven rejoint le groupe Avon, puis Bendix, avant d’être promu, en 1978,
directeur des relations humaines de Moulinex. Une tâche difficile l’attend
en raison de la multiplication des conflits sociaux dans l’entreprise. Grâce
à son entregent et à sa capacité de dialoguer avec les syndicats, Sirven
parvient, en partie, à y rétablir la paix sociale. A cette époque, il noue des
contacts cordiaux avec le secrétaire général de FO, André Bergeron, le
délégué général de l’UIMM (Union des industries métallurgiques et
minières), Pierre Guillen, et André Sainjon, secrétaire général de la
fédération CGT des métaux. Sirven, il est vrai, sait se montrer chaleureux.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : derrière une faconde toute joviale se cache
un goût prononcé pour le secret et le renseignement. Ainsi, l’un de ses
interlocuteurs d’alors confesse qu’il ne connaissait rien de la vie
personnelle de Sirven. Il n’a qu’une passion, qui tourne à l’obsession : le
travail, toujours le travail. Et, pour avancer, les réseaux. François
d’Aubert, député maire de Laval (Mayenne), se souvient de Sirven comme
d’un personnage « culotté, peu impressionnable, très sympathique ». Ainsi,
il n’hésitait pas à informer les élus locaux de la situation sociale existant
chez Moulinex. Tout comme il n’hésitait pas à offrir, chaque veille de
Noël, des cadeaux Moulinex aux employés de la ville de Laval.
En 1982, Sirven prend une tout autre dimension. Le nouveau P-DG de
Rhône-Poulenc, Loïk Le Floch-Prigent, recherche un « poids lourd » pour
diriger les relations sociales de l’entreprise nouvellement nationalisée.
Deux candidats se présentent : un de chez Michelin, et Sirven, de chez
Moulinex. Lequel prendre ? Serge Tchuruk, directeur général adjoint de
Rhône-Poulenc, qui connaît Sirven depuis Mobil Oil, appuie sa
candidature. Le Floch accepte. Sirven, qui emporte le morceau, n’oubliera
pas le geste de Tchuruk. Aussi, en 1986, lorsque la droite revient au
pouvoir, c’est lui, Sirven, plus homme de lobbying que jamais, qui pousse
la candidature de Tchuruk auprès du ministère de l’Industrie pour le poste
de président de CDF chimie (la branche chimique de Charbonnages de
France). Mission réussie. Sirven rejoint Tchuruk chez CDF chimie. Il y
reste jusqu’en 1989, date à laquelle il se choisit, selon sa propre
expression, un autre « canasson » : un patron atypique comme lui – ni
énarque ni polytechnicien – qui ne fait pas partie de l’establishment, Loïk
Le Floch-Prigent, tout juste nommé président du groupe Elf. Un poste
prestigieux qui fait de Le Floch-Prigent le véritable ministre du pétrole en
France. Sirven, dans son sillage, devient son éminence grise, son homme à
tout faire et, surtout, le généreux distributeur de commissions. Révolu le
temps où Sirven habitait un studio à Neuilly et percevait un salaire de
cadre supérieur. Car, désormais – officiellement directeur des affaires
générales d’Elf –, il gagne 200 000 francs par mois payés en Suisse, et
dispose d’un duplex – dont le loyer est réglé par la compagnie – au 4, rue
Robert-Estienne, à Paris-VIIIe.
En ce mois de juin 1989, Sirven, parvenu au sommet de sa carrière,
donne toute la mesure de son talent. Au quarante et unième étage de la
tour Elf, où il a son bureau, sa présence ne passe pas inaperçue. Sa porte
est toujours ouverte. Aussi l’entend-on pester contre tel ou tel, quand il ne
pousse pas des coups de gueule retentissants contre ses collaborateurs.
Mais Sirven travaille. Beaucoup. Dans les premiers mois, il s’occupe
exclusivement des relations sociales du groupe. A cet effet, il gère une
caisse noire de 10 millions de francs, destinée à « préserver » la paix
sociale. Sirven « subventionne » à sa façon les syndicats, ici en plaçant des
encarts publicitaires dans leurs revues, là, en réservant un stand à la fête
de L’Humanité.
Très vite, ce petit jeu le lasse. Car Sirven est frappé d’une
mégalomanie galopante à la mesure de la puissance d’Elf. L’ancien chef du
personnel de Moulinex a dorénavant une vision planétaire du monde :
l’Afrique ; les réseaux de l’ombre ; le financement des élus, des amis ; les
grands contrats à négocier.
Pour devenir un authentique vice-roi, il quitte, au bout de six mois, la
tour Elf, et s’installe sur son territoire : les locaux de la fondation Elf, rue
Christophe-Colomb, à Paris.
En 1990, il intervient pour un contrat de prospection pétrolière au
Venezuela et perçoit une commission de 5 millions de dollars. Et puis,
surtout, pour tenter de supplanter l’influence du « Monsieur Afrique »
d’Elf, André Tarallo, il se met à voyager. Enormément. Il rencontre,
notamment, le président Bongo, au Gabon, le président Lissouba, au
Congo, et le président de la République du Cameroun, Paul Biya…
Astucieux, pour s’offrir leurs bonnes grâces, il aide – financièrement –
leurs proches. Edith Sassou N’Guesso, épouse d’Omar Bongo, en sait
quelque chose : Sirven lui alloue une rente mensuelle de 30 000 francs. Le
numéro 2 du régime gabonais, Georges Rawiri, n’est pas oublié : il reçoit,
lui, 60 000 francs par mois…
Toujours en 1990, Sirven n’hésite pas non plus à se rendre en Angola,
en compagnie d’un député du Parti républicain, pour convaincre les
opposants de l’Unita de ne pas saboter les installations pétrolières d’Elf.
Au cours de ce voyage, il risquera sa vie et sera à deux doigts d’être fait
prisonnier. Il sera sauvé, confiera-t-il à l’un de ses amis, grâce à
l’intervention du général israélien Ariel Sharon.
Pour ses missions en Afrique, Sirven fait appel à des policiers et à des
hommes de terrain. Ainsi, il engage, en 1990, François Antona, un policier
en disponibilité, pour sonder la crédibilité de tel ou tel leader africain.
Antona effectue, par exemple, deux missions aux Seychelles pour savoir si
un opposant local possède quelque chance de parvenir au pouvoir.
François Antona, rétribué 30 000 francs par mois en France et
15 000 francs pour ses frais en Suisse, figure sur une liste de quarante-
quatre bénéficiaires des largesses de Sirven. Des élus de droite et l’ancien
ministre de l’Outre-mer Jean-Jacques de Peretti y sont également
mentionnés. Tout comme des personnalités de gauche liées à François
Mitterrand. Tel est le cas du publicitaire André Magnus, un ami de longue
date de l’ancien chef de l’Etat. Tel est le cas également du Dr Laurent
Raillard, compagnon de golf de François Mitterrand. Mais cette liste,
envoyée anonymement à la juge Joly, en avril 1997, n’est pas exhaustive.
L’expéditeur, visiblement bien renseigné, a omis plusieurs dizaines de
noms, dont certains anciens ministres importants de droite et de gauche.
On comprend pourquoi, un jour de 1994, au moment où l’affaire Elf
démarre, Sirven déclare « pouvoir faire sauter vingt fois la République ».
Une certitude : Sirven, tel un authentique agent de renseignement,
prenait un malin plaisir à détecter les faiblesses de ses interlocuteurs pour
mieux les utiliser. Exemplaire à cet égard sera le rôle qu’il confie à
Christine Deviers-Joncour. Sirven comprend parfaitement l’intérêt qu’il y a
à placer sous sa coupe, en 1991, l’amie de Roland Dumas, à l’époque
ministre des Affaires étrangères. Pour ce faire, le numéro 2 d’Elf ne lésine
pas sur les moyens, offrant à Christine de sacrés avantages : un salaire
coquet chez Elf (50 000 francs par mois). Une carte American Express,
qu’elle peut utiliser sans compter. Enfin, il l’installe dans un appartement
situé dans le même immeuble que lui, au 4, rue Robert-Estienne… Avant
de lui en offrir un autre – toujours sur les fonds d’Elf – 19, rue de Lille,
dans le VIIe arrondissement de Paris.
L’objectif de Sirven est clair : que Christine Deviers-Joncour influe sur
Roland Dumas et obtienne son feu vert pour la fameuse vente des frégates
à Taïwan par Thomson, en 1991. Un marché de 16 milliards de francs :
Sirven a proposé à Thomson d’utiliser les réseaux d’Elf en Extrême-Orient
pour convaincre la Chine communiste, opposée à ce contrat, de revenir
sur sa position. Le ministre français des Affaires étrangères défend le point
de vue de Pékin. Il faut donc le persuader de changer d’avis. Sirven,
véritable mentor de Christine, ne ménage ni son temps ni sa peine pour
que l’amie de Dumas réussisse. N’hésitant pas, par exemple, tôt le matin, à
venir frapper à sa porte, en robe de chambre, pour lui prodiguer des
conseils. Cette pression agit sur Christine. Laquelle reconnaît pourtant
aujourd’hui que « Sirven était un seigneur, travaillant pour l’Etat et la
France. Il a joué, comme beaucoup d’autres avant lui, ajoute-t-elle, le rôle
de porteur de valises pour des partis politiques ».
Quoi qu’il en soit, Christine Deviers-Joncour – elle l’affirme – ne
parviendra pas à convaincre Dumas. Bon prince, Sirven lui versera tout de
même une commission de 45 millions de francs.
En ces années 1991-1992, Sirven est donc au faîte de sa puissance.
Expert en manipulations et en paiement de bakchichs. Pour cela, il
bénéficie d’un levier extraordinaire qui lui permet de jongler avec des
dizaines et des dizaines de millions d’Elf : la filiale suisse de l’entreprise,
installée à Genève – Elf Aquitaine International (EAI) –, dont il est
président. Cette structure va servir de pompe à finances pour les amis
politiques et les amis tout court. C’est à partir d’EAI que Sirven met en
place toute une constellation de comptes dans divers établissements
bancaires : au Crédit suisse, au Credito privato commerciale, à l’Union de
banques suisses, etc. Chaque compte a un nom de code : Nersiv
(anagramme de Sirven), Sissi, Mineral, Vegetal, Aston, etc. Et, pour
brouiller les pistes, Sirven multiplie les mouvements sur ses 300 comptes.
Selon le juge genevois Paul Perraudin, 3 milliards de francs y auraient
transité. Le magistrat aurait désormais en sa possession une liste de 166
bénéficiaires correspondant à ces 300 comptes. Cette liste explosive
devrait atterrir sur le bureau des deux juges françaises.
Avec une telle manne, Sirven était naturellement sollicité par
beaucoup de monde : élus, hommes d’affaires, amis se bousculent pour le
rencontrer. Sirven sait soigner ses hôtes, choisissant toujours les
meilleures tables de Paris : Jamin, Taillevent, Laurent, etc. A la fin du
repas, l’invité a droit à un cigare, dont Sirven raffole. Un de ses plaisirs,
avec le vin et les chevaux. Sirven, en effet, dès qu’il a un moment de libre,
va jouer aux courses à Chantilly, où il possède un superbe appartement.
Bref, en ces années-là, c’est l’opulence pour l’homme fort d’Elf. A
l’intérieur du groupe, il a de plus en plus de poids. Il joue l’un de ses plus
gros coups : le rachat, en 1992, de la raffinerie de Leuna, dans l’ex-
Allemagne de l’Est. Avec l’un de ses adjoints, Hubert Le Blanc-Bellevaux, il
participe au montage qui aurait permis à l’aile bavaroise de la CDU, la
CSU, d’obtenir une commission de 256 millions de francs. A cette
occasion, Sirven aura comme interlocuteur un ancien des services secrets
allemands, Hans-Dieter Holzer. Un personnage dont nous reparlerons.
Sur le plan personnel, les choses vont bien pour Alfred Sirven. Et
même très bien. En 1991-1992, il achète – via EAI – pour 32 millions de
francs de bijoux chez Cartier. Une partie sera offerte aux épouses et amies
de chefs d’Etat et de ses protégés. Jamais à court d’argent, Sirven
commence ses emplettes chez un célèbre antiquaire parisien. En quatre
ans, il acquiert pour 78 677 400 francs de marchandises : tapis, meubles
signés, bibelots en tout genre. Quelques exemples : un bureau Louis XVI,
raflé pour 1,6 million de francs ; un tapis Louis XV, emporté pour
2,5 millions ; une bibliothèque, pour 3,4 millions. Les bénéficiaires ?
Vraisemblablement Sirven et son épouse, pour décorer leur
gentilhommière. L’autre partie étant destinée à l’un de ses amis, un
richissime homme d’affaires irakien. Sirven, qui veut, coûte que coûte,
garder ses transactions secrètes, demande que les factures soient
adressées à des noms d’emprunt : M. Tirden, M. Saven, M. et Mme Savom
ou encore M. et Mme Simson.
Toujours en 1991, Sirven cède sa maison de L’Aigle, dans l’Orne, où
Le Floch-Prigent passait ses week-ends. Il s’installe dans le superbe
domaine de Tilly (en Touraine), agrémenté d’un jardin de mille roses et
d’une piste d’atterrissage pour hélicoptères. C’est là, tel un gentleman-
farmer, qu’il reçoit bon nombre d’élus et de proches, devenus depuis
« amnésiques ». Mais les meilleures choses ont une fin. Un an plus tard, la
dolce vita s’arrête. Brutalement. La droite vient de remporter les élections
législatives, au printemps 1993. Les jours de Loïk Le Floch-Prigent à la
tête d’Elf sont comptés. Sirven, en fidèle serviteur, tente désespérément de
sauver la tête de Le Floch auprès du ministre de l’Industrie, Gérard
Longuet, qui lui remettra la Légion d’honneur, le 14 juillet 1993. Il fait
jouer tous ses réseaux. Sans succès…
Début août, Le Floch est limogé. Un balladurien lui succède : Philippe
Jaffré, qui n’aura de cesse de faire tomber – judiciairement – son
prédécesseur.
Dans la foulée, Sirven quitte le groupe Elf pour fonder, à Genève, une
société de conseil, Interénergie. Sa vie trépidante s’arrête. Bien qu’il ait
accumulé, pour lui-même, un trésor considérable (600 millions de francs
environ), Sirven est amer. Il supporte difficilement le lâchage de ses
anciens amis qu’il a arrosés copieusement. Il laisse souvent tomber
quelques remarques désabusées et dangereuses. Mais le pire reste à venir.
La tempête se profile à la suite d’un rapport de la COB (Commission des
opérations de Bourse). La justice s’intéresse, en 1994, aux conditions dans
lesquelles Elf a subventionné le groupe textile Bidermann à hauteur de
787 millions de francs. En pure perte.
Août 1995. Philippe Jaffré porte plainte et se constitue partie civile.
L’affaire Elf démarre. Elle ne s’arrêtera plus.
Sirven, inquiet, suit, de Genève, l’instruction conduite au pas de
charge par Eva Joly. Première alerte : le 5 juillet 1996, Le Floch-Prigent,
fraîchement nommé président de la SNCF, est contre toute attente
incarcéré. Il passe près de six mois à la Santé. Nous sommes au cœur d’un
scandale d’Etat. Au début de 1997, nouvelle alerte : l’affaire des frégates
vendues à Taïwan est révélée au grand jour. Instruite par les juges Joly et
Vichnievsky, elle est mise sur la place publique.
Cette fois, Sirven comprend qu’il va se retrouver en première ligne.
Les noms défilent dans son esprit : Dumas, Deviers-Joncour… Deviers-
Joncour, Dumas… Il n’oublie pas avoir rencontré, en tête à tête, une
demi-douzaine de fois l’ancien ministre des Affaires étrangères. Sirven
prend peur. La brigade financière vient de le convoquer. Prudent, il ne s’y
rend pas. Dès lors, une seule solution : quitter la France et se préparer un
point de chute. Il n’a plus rien à perdre. Plus rien ne le retient. En effet,
depuis janvier 1995, Sirven est seul : il a perdu sa seconde épouse,
Evelyne, malade depuis plusieurs années, qu’il adorait et dont il s’est
occupé avec dévouement.
A l’automne 1997, sa décision est prise : il part. Non sans avoir pris
d’ultimes dispositions. D’abord, il voit ses filles et leur signe une
procuration sur son compte au Crédit lyonnais, à Deauville, où il possède
un studio dans les marinas. Ensuite, il informe ses rares amis de son
projet. Craignant aussi peut-être pour sa vie, il choisit la clandestinité.
Entre-temps, Eva Joly et Laurence Vichnievsky déploient leurs filets, mais,
semble-t-il, un peu tard. Certes, dès le 5 mai 1997, elles ont lancé contre
lui un mandat d’arrêt. Suivi d’un autre, le 13 juin, et d’un troisième, le
30 mars 1998. Mais, bizarrement, ces mandats tardent à être exécutés.
Jusqu’à ce que Le Monde, en décembre 1998, révèle que l’ex-numéro 2
d’Elf ne fait l’objet d’aucune recherche d’Interpol. En clair, Sirven n’est
traqué qu’en Suisse et en Europe. Emoi au palais de justice de Paris.
Pourquoi ce cafouillage ? Simple erreur technique ou « manip » pour le
protéger ? En tout cas, Eva Joly et Laurence Vichnievsky sont furieuses.
Elles le font savoir, le 5 janvier dernier, dans un rapport adressé au chef
de la deuxième section du parquet, qui centralise les mandats d’arrêt.
Démentant implicitement toute bienveillance à l’égard de Sirven, les
deux magistrates écrivent : « La presse se fait l’écho d’une diffusion
restreinte des mandats d’arrêt [que nous avons délivrés] à l’encontre de
M. Alfred Sirven. Nous en sommes surprises dans la mesure où aucune
restriction de diffusion n’accompagnait la transmission de ces mandats à
votre service [le parquet]. [...] Si le mandat rectificatif du 13 juin 1997,
délivré dans le dossier 29/94, était accompagné d’un mot transmis faisant
état d’une résidence en Espagne (Ibiza). Il s’agissait d’une indication sur
un domicile possible de l’intéressé et non une demande de diffusion
restreinte. Au demeurant, le mandat originel du 5 mai 1997 ne comportait
aucune restriction de zones [...]. Nous observons, par ailleurs, que le
mandat délivré le 30 mars 1998, dans le dossier 16/97, n’a pas davantage
été accompagné de demande de restriction de zones. Dans ces conditions,
nous vous serions obligées de bien vouloir nous assurer, dans les plus
brefs délais, que les diffusions [des mandats d’arrêt] ont bien été
effectuées conformément aux demandes formalisées à nos dossiers. » En
janvier dernier, enfin, Interpol alerte les polices du monde entier. Plus
aucune trace d’Alfred.
Cette fois, pour bien montrer qu’elles veulent vraiment retrouver
Sirven, Eva Joly et Laurence Vichnievsky décident, le 26 janvier, de
perquisitionner le cabinet d’Eric Turcon, avocat de Sirven et de ses deux
e
filles. Leur objectif est clair : elles veulent savoir si M Turcon détient des
documents conduisant à la piste de Sirven. La perquisition est menée
tambour battant. Une fouille en profondeur du cabinet de l’avocat a lieu.
Les deux juges passent au peigne fin les disques durs des ordinateurs
d’Eric Turcon, épluchent ses carnets d’adresses, recherchent les numéros
de téléphone utilisés à partir de son téléphone mobile, demandent à voir
son passeport, scrutent le cahier des messages téléphoniques. Sans succès.
Eric Turcon est furieux. Aussi a-t-il, aujourd’hui, l’intention de déposer
plainte pour violation du secret professionnel et atteinte au secret de
correspondance. Une plainte qui, si elle est effectivement déposée, risque
de faire du bruit.
Pour l’heure, Sirven, omniprésent dans le dossier Elf, demeure
introuvable, telle l’Arlésienne de la corruption politique. Il est en
compagnie, dit-on, de sa fidèle gouvernante, une Philippine dénommée
Wilma. Reste qu’il a préparé son départ en vrai professionnel.
Qu’a-t-il choisi comme refuge ? A Paris, diverses hypothèses courent.
On le dit tantôt au Congo, tantôt au Cameroun, en possession d’un
passeport diplomatique. On le dit aussi aux îles Sao Tomé-et-Principe, à
quelques encablures du Gabon. Certains jurent l’avoir aperçu, en octobre
ou novembre 1998, dans un hôtel de Johannesburg, en Afrique du Sud,
où il aurait été pris en main par les services secrets israéliens. D’autres
encore affirment qu’il aurait été aidé, lors de son départ de France, par
l’ancien membre des services secrets allemands Hans-Dieter Holzer,
l’homme rencontré, en 1992, dans le cadre du contrat Leuna. Plus
prosaïquement, certains pensent qu’il se trouverait à Nyon, sur les bords
du lac Léman. Tandis que d’autres sont persuadés qu’il est mort en
Espagne il y a peu… Une seule certitude : à part les juges Joly et
Vichnievsky, beaucoup souhaitent ne jamais le revoir. Pour tout ce qu’il
sait, Alfred Sirven fait peur.
Elf – Les langues se délient
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Commissions occultes, financement politique, emplois fictifs… Le procès du
e
plus gros scandale politico-financier de la V République est riche en
révélations. (L’Express du 10 avril 2003.)

Imprévisible Le Floch-Prigent ! On disait l’ancien président d’Elf abattu
et pour tout dire KO debout après sa nouvelle incarcération à l’issue du
procès en appel de l’affaire Dumas, à la fin de janvier dernier. Or le voici
qui, soudainement, redevient sinon combatif, du moins bavard, lors de la
quatrième audience du procès de la vertigineuse affaire Elf. La vraie. Où
1,5 milliard de francs ont été détournés.
Que dit Le Floch-Prigent ce 31 mars ? D’abord, il reconnaît avoir
commis des erreurs de gestion. Ensuite, avoir utilisé de l’argent du groupe
pétrolier à des fins personnelles. Enfin et surtout, il avoue qu’Elf a
participé au financement de campagnes électorales, aidant aussi bien la
gauche que la droite. Décidément disert, il n’hésite pas à déclarer, face au
président du tribunal, Michel Desplan, qui boit du petit lait, que ce
financement peut être évalué à 5 millions de dollars par an. Quelques
instants plus tard, Sirven confirme l’aveu de son ex-patron et en rajoute :
« Le chiffre est très très très très (sic) supérieur à ce qu’avance M. Le
Floch. » Stupeur dans l’enceinte de la 11e chambre correctionnelle. Les
avocats présents se regardent. Ebahis. Quelle bombe vient de lancer
l’ancien président du groupe ! Lui qui, au cours du premier procès – celui
du volet Dumas –, semblait fuir ses responsabilités, alléguant n’avoir
jamais été informé de quoi que ce fût. Lui qui, au cours de l’instruction,
n’hésitait pas à clamer haut et fort « avoir été berné par Alfred Sirven ».
Pourtant, Le Floch-Prigent, prudent, ne donne aucun nom de
bénéficiaire des faveurs d’Elf. Veut-il éviter une déflagration à l’intérieur
de la classe politique ? En tout cas, c’est raté. A peine a-t-il distillé ses
confessions que l’Assemblée nationale, toutes tendances confondues,
s’embrase. Ainsi l’écologiste Yves Cochet exhorte-t-il Le Floch-Prigent à
aller plus loin : « Qu’il donne des noms ! » lance-t-il. Claude Goasguen
(UMP), un tantinet patelin, déclare : « C’est une fausse nouvelle. Tout le
monde savait qu’il y avait de la part d’Elf une intervention dans la vie
politique depuis très longtemps. » Avant d’ajouter, comme soulagé : « Je
me félicite de n’avoir jamais eu comme fonction d’être trésorier d’un parti,
c’était visiblement par le passé un poste à risque. » Quant à Roger-Gérard
Schwartzenberg (apparenté PS), il se montre catégorique, souhaitant
« que la justice enquête sur les faits révélés par l’ancien P-DG d’Elf ».
Bref, ceux qui avaient pronostiqué un procès terne, sans coup de
théâtre, une sorte de long fleuve tranquille s’étalant sur quatre mois et
demi, en sont pour leurs frais. Un homme n’est évidemment pas étranger
à l’incroyable confession de Loïk Le Floch-Prigent : Michel Desplan,
président de la 11e chambre correctionnelle. Voix sonore, autoritaire, sans
faire preuve d’autoritarisme, soucieux des droits de la défense, cet ancien
procureur adjoint à Nancy, âgé de quarante-sept ans, mène les débats à la
façon d’un chef d’orchestre. Le 17 mars, sa parfaite connaissance du
dossier – il a minutieusement lu les 657 pages de l’ordonnance de renvoi
du juge Van Ruymbeke –, doublée de questions embarrassantes, a mis en
difficulté Le Floch-Prigent, bien sûr, mais aussi Alfred Sirven ou l’ex-«
Monsieur Afrique » d’Elf, André Tarallo.
Après trois semaines d’audience, le procès du plus grand scandale
politico-financier de la Ve République est-il en train de basculer ? Il est
trop tôt pour l’affirmer. En revanche, la preuve semble administrée que,
lorsqu’un président de tribunal se livre à un authentique travail
d’instruction à l’audience, la recherche de la vérité n’apparaît pas comme
un obstacle insurmontable. Il est clair, également, que la solennité des
débats crée une tension destinée à faire vaciller les protagonistes. D’autant
plus que bon nombre d’entre eux, les « vedettes » comme Le Floch-
Prigent, Tarallo ou Sirven, mais aussi les seconds couteaux comme Jean-
François Pagès, ex-directeur de l’immobilier d’Elf, risquent la prison
ferme.
Plutôt que d’exaspérer le tribunal, ils préfèrent donc admettre la
vérité. Ainsi, Pagès, qui, à plusieurs reprises, devant la juge Eva Joly, avait
nié avoir reçu, à titre personnel, de l’argent du groupe pétrolier, a
littéralement craqué le 26 mars, lançant à l’adresse du président : « Au
risque de vous étonner, je ne gérais pas de caisse noire, je n’avais pas de
réseau africain : c’était de l’argent qui m’était destiné personnellement ! »
Voilà qui ne souffre aucune ambiguïté.
Avec André Tarallo, personnage fin, d’une intelligence remarquable,
grand commis de l’Etat par excellence, la tâche du président Desplan a été
plus compliquée. Encore que la défense de l’ex-« Monsieur Afrique » d’Elf
ait été sacrément malmenée. André Tarallo, dont les comptes bancaires
suisses étaient approvisionnés à hauteur de 200 millions de francs par le
groupe pétrolier, a toujours affirmé être le mandant d’Omar Bongo,
président du Gabon. Michel Desplan, qui ne laisse rien passer, l’interroge
alors : « Comment se fait-il qu’un homme aussi intelligent que vous ait
désigné son épouse pour bénéficier d’une procuration sur des comptes
aussi sensibles ? » Réponse, gênée, d’André Tarallo : « J’ai dû céder à la
pression du banquier. » Le président, qui note avec ironie que l’un de ses
comptes s’appelle Colette, du nom de son épouse, revient à la charge :
« Pourquoi avoir mêlé votre épouse en utilisant son prénom ? » Réponse
de l’énarque : « Je ne voyais aucune raison de dissimuler, de cacher…
Mais, aujourd’hui, elle me le reproche assez. » Le président marque des
points, Tarallo encaisse le coup et retourne s’asseoir sous les yeux
abasourdis de ses avocats.
Sirven, lui aussi, a passé de mauvais moments. Lui qui était apparu
détendu, presque provocateur, lors du premier procès Dumas, en
février 2001, a été, à plusieurs reprises, acculé, grâce aux coups de
boutoir du président Desplan. Ce 28 mars, l’ancien fugitif de Manille subit
un interrogatoire musclé sur la vingtaine de comptes qu’il possédait en
Suisse. Avec l’ex-numéro 2 du groupe, Desplan commence par l’ironie : il
signale que, dans sa jeunesse, Alfred Sirven s’est présenté au concours de
la magistrature. Réponse amusée de l’intéressé : « Oui, mais je n’ai pas
donné suite. » Réplique immédiate du président : « C’est plutôt la
magistrature qui n’a pas donné suite… »
Pourtant, une semaine plus tard, l’ironie cède le pas à la colère. Ce
7 avril, Sirven est interrogé sur la vingtaine de comptes qu’il possédait en
Suisse. Tous alimentés par des fonds d’Elf. Et tous aux dénominations
exotiques : Miou, Mineral, Végétal, Langouste, etc. Il éprouve toutes les
peines du monde à reconnaître que ses comptes étaient également
destinés à ses besoins personnels. Là, Desplan s’emporte : « Je vous le dis,
monsieur Sirven, c’est aberrant. » Sonné, Sirven lâche enfin : « Oui, j’ai
effectivement profité d’une partie de ces fonds. » Il a bien changé, Alfred,
ce personnage haut en couleur, toujours à la recherche d’un bon mot, qui,
lors du procès Dumas, devisait sur « les femmes », « les trahisons » et « la
vie qui passe ».
Quant à Loïk Le Floch-Prigent, il a donc, lui aussi, craqué. Au-delà de
ce que l’on imaginait. Pendant de longues années, l’ancien président d’Elf
s’est cantonné à la même ligne de défense. En substance : « Je n’ai rien vu.
Le président d’un groupe comme Elf ne pouvait être au courant de tout. »
Une stratégie qui exaspérera au plus haut point la juge Joly. Du coup,
l’ancien président du groupe Elf finira par se murer dans un silence total
chaque fois qu’il était convoqué par la magistrate. Une attitude suicidaire
qui lui vaudra, à l’occasion du procès Dumas, d’être condamné à deux ans
et demi de prison, alors que, dans ce volet, aucun détournement
personnel ne pouvait lui être reproché.
Désormais, pour ce second procès, poussé dans ses retranchements
e
par le président Desplan mais aussi par son nouvel avocat, M William
Bourdon, il a décidé de changer de stratégie. Depuis le 17 mars, il assume
ses responsabilités, uniquement les siennes, quitte à se démarquer
nettement d’Alfred Sirven ou d’André Tarallo. Surtout, avec ses propos sur
la caisse noire d’Elf, il a lancé son missile en direction de la classe
politique. Il affirme même que « les candidats à la présidence de la
République avaient un accès direct auprès du secrétaire général du groupe
pour se voir remettre des enveloppes ». Prolixe, Le Floch-Prigent jure
encore qu’à son « arrivée à la tête du groupe [en 1989] les fonds occultes
profitaient “essentiellement” au parti gaulliste, le RPR ». Et d’ajouter : « Le
président [François Mitterrand] m’a demandé de rééquilibrer les choses
au profit d’autres partis, sans toutefois abandonner le RPR. » Enfin,
nouvelle preuve qu’il lâche ses deux collaborateurs, Alfred Sirven et André
Tarallo, Le Floch-Prigent donne cette ultime précision : le premier
s’occupait plutôt des partis de gauche, tandis que le second était chargé de
la nébuleuse gaulliste. Seulement voilà, il n’en dira pas plus. Ne livrant
aucun nom de bénéficiaire, ne citant aucune somme précise. Pas plus qu’il
ne fera référence à des dates ou ne décrira le modus operandi de la remise
de ces fonds…
Quel crédit accorder à ces révélations ? D’abord, une remarque : sous
la présidence de Le Floch-Prigent, de 1989 à 1993, aucune élection
présidentielle n’a eu lieu. Mais le groupe Elf a toujours aidé les hommes
politiques. En effet, dans le volet des emplois fictifs du groupe – qui
devrait être jugé dans quelques mois – apparaissent les noms d’élus ou de
proches d’hommes politiques, bénéficiaires de la manne d’Elf. C’est le cas,
par exemple, de l’ancien ministre de l’Outre-mer, Jean-Jacques de Peretti
(RPR), ou d’Yves Verwaerde, ex-député européen (Démocratie libérale).
Mais tous deux sont formels : ils ont effectué un réel travail pour le
groupe pétrolier. Le premier, en rédigeant des notes sur les relations entre
le groupe pétrolier et l’Irak, le second, en intervenant auprès du chef de
l’opposition angolaise, Jonas Savimbi, afin qu’il ne fasse pas sauter les
installations pétrolières d’Elf en Angola.
La gauche, elle non plus, n’a pas été négligée. Ainsi, Alfred Sirven a
financé des colloques pour le Parti communiste. De même, il a aidé
Economie et Politique, une revue du Parti, dirigée par Philippe Herzog. Le
Parti socialiste, de nouveau au pouvoir lorsque Le Floch-Prigent accède à
la présidence d’Elf, ne sera pas davantage oublié. C’est ainsi que, en
mars 1990, Sirven réserve, dans l’hebdomadaire Vendredi, deux pages de
publicité, pour un montant de 150 000 francs. En mars 1992, encore,
toujours sur ordre de l’ex-bras droit de Le Floch, Elf octroie 20 millions de
francs, sous la forme d’un prêt participatif, à la société éditrice de Globe
hebdo, le journal branché de la nomenklatura mitterrandienne, dirigé par
Georges-Marc Benamou. Mais, malgré l’argent injecté, le journal, qui voit
le jour en février 1993, périclite, faute, notamment, de recettes
publicitaires. A la fin de 1993, Georges-Marc Benamou frappe de nouveau
à la porte d’Elf en sollicitant une rallonge de 20 millions de francs auprès
du successeur de Le Floch-Prigent, Philippe Jaffré. Lequel refuse tout net.
Finalement, en juillet 1994, Globe hebdo cesse de paraître.
Le Floch a raison : le financement politique, et même le mécénat, Elf y
a bien eu recours. A hauteur de 5 millions de dollars par an ? Pour
accréditer ses révélations, Le Floch-Prigent se doit de donner des détails.
Enfin, reste un mystère, jamais élucidé à ce jour : l’ordonnance de
renvoi du juge Renaud Van Ruymbeke mentionne une somme de
325 millions de francs, retirée en espèces des comptes suisses d’Alfred
Sirven. Or la plus grosse partie de ce trésor est revenue, via des valises, à
Paris. Sirven a toujours refusé de dévoiler sa destination. Y aurait-il là une
piste à explorer ? Peut-être. Sauf que, près de quinze ans après la mise sur
pied de cette « pompe à phynances », la vérité apparaît bien compliquée à
établir. A moins que Loïk Le Floch-Prigent, qui risque de passer, lors des
prochaines audiences, des moments difficiles – lorsqu’il sera question de
ses détournements à des fins personnelles – et qui n’a aujourd’hui plus
rien à perdre, ne recouvre la mémoire.
Principales condamnations
Loïk Le Floch-Prigent. – Le 12 novembre 2003, l’ancien patron d’Elf
Aquitaine est condamné par le tribunal correctionnel de Paris à cinq ans
de prison ferme et 375 000 euros d’amende. Le 29 janvier de la même
année, il écope de trente mois de prison ferme dans le « volet Dumas » de
l’affaire. Au final, ayant pu bénéficier de suspension de peine pour raisons
de santé, Le Floch n’a passé que deux ans derrière les barreaux.
Alfred Sirven. – Condamné à cinq ans de prison ferme et 1 million
d’euros d’amende en première instance, l’argentier occulte du groupe Elf
meurt le 12 février 2005, avant que la cour d`appel ne se prononce sur
son cas.
André Tarallo. – Le 31 mars 2005, en appel, le Monsieur Afrique de la
compagnie est condamné à sept ans de prison ferme et deux millions
d’euros d’amende. Il ne passera que quelques mois derrière les barreaux.
André Guelfi. – Surnommé « Dédé La Sardine », l’intermédiaire du
groupe se voit infliger en 2005 trois ans de prison dont dix-huit mois
ferme et 1 million d’euros d’amende.
Parmi les autres personnes condamnées dans le cadre de l’affaire Elf,
on peut citer Maurice Bidermann, le propriétaire de l’entreprise du même
nom, qui a bénéficié des aides indues d’Elf ; Fatima Belaïd, la très
dispendieuse épouse de Le Floch ; l’ex-agent des services secrets Pierre
Lethier ou encore le consultant Hubert Le Blanc-Bellevaux…
Les fausses factures d’Ile-de-
France
1996

Après les bureaux d’études bidon, les commissions occultes prélevées


sur les marchés publics… Au début des années 2000, la France découvre
que la rénovation des lycées de la région Ile-de-France a servi de paravent
au financement de l’ensemble des partis politiques français. De 1989 à
1997, le RPR, le Parti républicain, le Parti socialiste et le Parti communiste
ont mis en coupe réglée les marchés d’entretien des lycées franciliens. Sur
chaque contrat accordé aux entreprises du BTP, 2 % étaient directement
reversés aux partis politiques. Une manne estimée à quelque 200 millions
de francs. La plus grosse affaire de corruption politique de la
Ve République, selon les commentateurs de l’époque. Une grande
désillusion aussi, alors que, depuis vingt ans, le législateur s’est attelé à
trois grands chantiers de restauration de la démocratie : la
décentralisation, la moralisation de la vie publique, et la régularité des
procédures de marché public…
Tout commence à la fin des années 1980. Conformément à la loi de
décentralisation, le conseil régional d’Ile-de-France décide de procéder au
toilettage des 471 lycées de son ressort. Un marché colossal d’environ
25 milliards de francs, le plus gros jamais engagé par une collectivité.
Sauf que dès le départ, les règles du jeu vont être viciées pour permettre à
un certain nombre d’entreprises de se partager de manière « équitable » ce
juteux marché. Un véritable « pacte de corruption », comme le qualifieront
les juges, est signé entre une dizaine de majors du BTP – parmi lesquelles
Bouygues, Dumez, CDC, Fougerolle, Vinci, Eiffage et SPIE –, quelques
PME, le conseil régional et les quatre grands partis politiques de l’époque.
Les principes de l’entente sont assez simples. Les entreprises décident
en amont qui emportera le marché, et déposent des offres en
conséquence. La gagnante désignée fait l’offre la plus basse, et les autres
gonflent artificiellement leurs prix.
En échange de leur « coopération », il est décidé que les partis
politiques prendront leur part du gâteau, selon une clé de répartition
définie à l’avance : sur les 2 % de commission prélevée, 1,2 % sera affecté
au RPR et au PR, et 0,8 % au PS et au PCF. Au cœur du dispositif, deux
principaux protagonistes : Christine Lor, l’assistante du président du
conseil régional (à l’époque Pierre-Charles Krieg), met en contact les chefs
d’entreprise et les financiers des partis, et Gilbert Sananès, le patron du
bureau d’études Patrimoine-Ingénierie, sélectionne en amont les
entreprises pour les recommander ensuite aux membres du conseil
régional. En 1992, celui-ci change de tête, avec l’arrivée du RPR Michel
Giraud, mais le système est reconduit.
En mars 1996, la belle machine s’enraye. A l’époque, la présidente de
la commission des marchés publics, Claude-Annick Tissot, voit d’un
mauvais œil la partition trouble jouée par les entreprises du BTP et les
membres du conseil régional. Témoin de ces dérives, elle tente quelques
mises en garde puis, exaspérée, finit par adresser un courrier à Michel
Giraud pour dénoncer « les graves anomalies » de fonctionnement de la
commission. C’est peu dire que son initiative est accueillie fraîchement. En
mai 1996, mise au ban, elle claque la porte de la commission. Six mois
plus tard, le parquet de Paris ouvre une information judiciaire.
Les juges mettront sept ans à reconstituer la partie de dés pipés qui
s’est jouée en Ile-de-France. Tout au long de l’année 1998, ils
auditionnent les patrons des entreprises ayant participé au dispositif. Est-
ce pour se dédouaner, ou par « ras-le-bol » de ce « racket » organisé ?
Toujours est-il que ces derniers sont plutôt bavards. Ainsi, l’un d’eux
dévoile que les tricheurs ont pour coutume de se réunir avant de déposer
leurs offres. Pour départager les marchés, une règle a même été fixée. « La
règle de Krieg », du nom de l’ancien président du conseil régional, établit
que les grandes majors du BTP doivent emporter les deux tiers des
marchés publics, le tiers restant revenant aux PME. Une fois les contrats
signés, les entreprises reversent leur obole aux partis. Concrètement, ces
versements se font soit sous la forme du financement « officiel », soit sous
des formes occultes (paiements en cash, emplois fictifs…). C’est ainsi que
l’ancien champion olympique, membre du Comité international
olympique, le député RPR Guy Drut, va se retrouver sur le banc des
accusés pour avoir bénéficié d’un emploi fictif au sein de l’entreprise Sicra,
une filiale de l’ancienne Compagnie générale des eaux.
Du côté des partis politiques, les trésoriers, plus ou moins occultes,
sont à la manœuvre. Au cours de l’instruction, deux noms reviendront
avec insistance : ceux de Louise-Yvonne Casetta, l’ex-intendante du RPR,
dite « la Cassette » (elle sera notamment condamnée dans l’affaire des
emplois fictifs de la mairie de Paris), et de Michel Roussin, ancien bras
droit de Chirac à la mairie de Paris. D’après l’enquête, ils seraient les
principaux pivots du dispositif. Plusieurs témoignages font même état de
fortes pressions (verbales) de leur part, à l’encontre des payeurs
récalcitrants. En novembre 2000, Casetta et Roussin sont respectivement
mis en examen et incarcérés, après la publication par Le Monde des
confessions posthumes de Jean-Claude Méry (la fameuse cassette Méry),
impliquant directement Michel Roussin. Jacques Chirac, vers qui tous les
regards se tournent, n’est pas inquiété, protégé par son immunité
présidentielle.
Pour le reste des protagonistes, l’heure des comptes sonne le 21 mars
2005. Quarante-sept prévenus se retrouvent devant la 11e chambre du
tribunal correctionnel de Paris. Sans grande surprise, les politiques se
dérobent les uns après les autres. Quant aux chefs d’entreprise, la plupart
se rétractent, préférant accuser la loi de 1990 sur le financement des
partis politiques, jugée criminogène… Mais les juges ne sont pas dupes. A
l’issue du procès, la plupart des prévenus seront condamnés. Certains,
comme Michel Roussin et Louise-Yvonne Casetta, se battront jusqu’en
cassation, sans succès. Egalement condamnées, douze entreprises (parmi
lesquelles Bouygues) se verront par ailleurs infliger une amende record de
47,3 millions d’euros par le Conseil de la concurrence.
J. de L. B.
Claude-Annick Tissot, celle qui en savait
trop
Florent Leclercq
Au milieu des années 1990, Claude-Annick Tissot, vice-présidente RPR de
l’Ile-de-France, refuse d’entériner les mauvaises pratiques qui régentent le
fonctionnement de la Commission des marchés publics. Mais, alors qu’elle
cherche à réformer le système, elle se heurte à la collusion coupable d’une
grande partie des membres du conseil régional. L’Express raconte son
exécution politique. (L’Express du 30 mai 1996.)

« Le conseil régional n’est pas le Club Med. Je ne suis pas un gentil
membre, je m’occupe de la commission des appels d’offres ! » La scène se
passe le 10 novembre 1995, dans le bureau du président de la région Ile-
de-France, Michel Giraud. Jolie brune au regard vif, à la quarantaine
épanouie, Claude-Annick Tissot se cabre. Attablés autour d’elle, les
hommes – en premier lieu, Michel Giraud et Xavier de La Gorce, sous-
préfet et directeur général adjoint des services – sont effarés. Le déjeuner
devait ramener la jeune femme à de meilleurs sentiments, mais celle-ci
n’en démord pas : « Il y a de graves dysfonctionnements dans la passation
des marchés, répète-t-elle. A tout moment, je m’attends à un recours
devant la justice. » Six mois plus tard, la crise éclate. La vice-présidente du
conseil régional quitte la commission des marchés. Et la justice met son
nez dans les affaires de la région.
Jacques Chirac en personne, en 1994, a poussé Claude-Annick Tissot
aux responsabilités qu’elle occupe. Proche d’Alain Devaquet, ancien
ministre devenu conseiller à l’Elysée, Tissot a débuté en politique auprès
de feu René Tomasini, qui fut en son temps un roué secrétaire général de
l’UDR. Elle remplace alors Marie-Thérèse Hermange, qui lui a été préférée
pour siéger au Parlement européen. Très vite, elle prend l’habitude de
consigner, dans un petit cahier à spirale, ses réflexions, les sujets abordés
ou les dossiers qui lui posent problème. « Comme cela, on ne pourra pas
raconter n’importe quoi. »
Il y a là toutes les étapes de son « combat » pour éviter ou déceler les
ententes entre les entreprises du BTP tentées de se partager le lucratif
marché des lycées de la région : environ 25 milliards de francs sur dix ans.
L’exemple le plus spectaculaire de cette dérive, constaté avant même
l’arrivée de Tissot, est le quasi-monopole (80 % des contrats en cinq ans)
de la SA Patrimoine-Ingénierie dans un domaine précis : l’AMO,
l’assistance à maîtrise d’ouvrage.
Quand la région hérite de l’Etat la responsabilité des lycées, à la fin
des années 1980, il lui faut très vite créer soixante-cinq établissements et
en rénover des dizaines d’autres. Jean-Pierre Fourcade, alors chargé des
finances à la région, instaure une procédure spécifique. Sa mise au point
est confiée au P-DG de Patrimoine-Ingénierie, Gilbert Sananès, qui élabore
en même temps le cahier des charges de l’AMO. Sananès tient donc les
deux bouts de la chaîne. Dans la foulée, sa société rafle la plupart des
marchés de ce type, pour environ 320 millions de francs. En dehors de
toutes les règles, il fait directement ses affaires aux séances de la
commission. C’est seulement à la fin de 1993 que Marie-Thérèse
Hermange, alarmée par les services régionaux, le met à la porte. Claude-
Annick Tissot prend sa suite : pour réduire les pressions sur la
commission, elle va jusqu’à faire enregistrer les séances.
Michel Giraud n’est pas insensible à ces préoccupations. Il entérine
donc les décisions de son énergique vice-présidente, tout en essayant de la
refréner. Le 18 octobre 1995, les choses s’enveniment. La commission
examine l’appel d’offres pour le lycée Gustave-Eiffel de Rueil-Malmaison
(Hauts-de-Seine). Douze entreprises doivent être retenues, mais des
dizaines sont sur les rangs. Pourtant, le mandataire chargé d’étudier les
candidatures, en l’occurrence la SEM 92, n’a pas établi le classement
habituel. Claude-Annick Tissot décide donc d’effectuer un tirage au sort.
Giraud, alerté par La Gorce, lui téléphone en séance et la somme, en
vain, d’y renoncer. Son appel est enregistré : en mars dernier, le juge
Halphen fera saisir la bande. Le soir même, un dîner est organisé au
conseil régional en l’honneur de Fourcade, sur le départ après avoir pris la
mairie de Boulogne. A la fin du repas, Giraud prend Tissot à part et la
tance vertement, arguant que le tirage au sort, quoique prévu par le Code
des marchés, irrite beaucoup les patrons du secteur. Tissot sort en larmes
de l’entretien, mais persiste. En décembre 1995, la commission annule
l’appel d’offres pour le lycée de Rueil.
Puisque Tissot ne cède pas, un piège lui est tendu, à l’occasion du
marché de l’IUT de Saint-Cloud (Hauts-de-Seine). Le mandataire – la SEM
92, là encore – rejette quarante-neuf des cinquante-trois candidatures,
bloquant l’appel d’offres. Les critères appliqués vont bien au-delà de ce
que préconise Claude-Annick Tissot. On met pourtant sur son compte ce
formalisme excessif. Xavier de La Gorce reconnaît aujourd’hui que la SEM
92 a « un peu trop chargé la barque ». Mais, sur le moment, dans une note
à Giraud, il lui demande de saisir l’inspection générale de la région, un
modeste service interne opportunément créé trois semaines auparavant.
Celle-ci se livre à une sévère critique de l’action de Claude-Annick Tissot,
qui se révolte et réplique dans la presse, via une interview au Parisien. Le
conflit va trop loin, l’Elysée s’émeut et la mairie de Paris, où Claude-
Annick Tissot est adjointe, chargée des handicapés, intervient. Tissot
abandonne la commission, mais conserve sa vice-présidence de région. Le
15 mai, le juge Halphen en profite pour l’auditionner à son tour.
Militante RPR depuis vingt ans, elle n’abandonne pas la partie. Ses
amis élus de Paris la réconfortent et louangent son action dans le domaine
social. Cependant, au conseil régional, elle est mise au ban depuis sa
démission. Sa fermeté l’a perdue. « Je n’avais pas le choix, se défend-elle.
Si un jour on avait découvert quelque chose de grave dans ces marchés, il
n’y aurait plus eu de Giraud, plus de La Gorce, plus personne. Ils ne
m’auraient plus appelée “Annick”. Ils auraient dit : “Ce n’est pas moi qui ai
signé, c’est Mme Tissot.” » Et elle étouffe un sanglot.
Le scandale qui éclabousse la droite
et la gauche
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Le 21 mars 2005 s’ouvre à Paris le très attendu procès de l’affaire des
marchés publics d’Ile-de-France. Un événement judiciaire exceptionnel auquel
L’Express consacre un grand développement. (L’Express du 14 mars 2005.)

L’hydre était trop fertile. Alors, les partis, tous les partis, RPR, PR, PS
et PC, se sont servis. Copieusement. En un peu moins de dix ans, ils ont
mis la main sur un trésor de 300 millions de francs (près de 50 millions
d’euros), répartis de la façon suivante : 1,2 % pour la droite, 0,8 % pour
la gauche. Le hold-up du siècle. On se frotte les yeux. 30 milliards de
centimes provenant d’une dîme prélevée sur l’un des plus gros marchés
jamais passés en France : la réhabilitation de 471 lycées de la région Ile-
de-France, qui a coûté la bagatelle de 24 milliards de francs entre 1988 et
1997.
Pendant près de dix ans, grands patrons, petits chefs d’entreprise, élus,
trésoriers de parti, intermédiaires en tout genre et hauts fonctionnaires
ont fait fi de la morale et des lois sur le financement politique. Comme si
tous ces responsables, frappés d’amnésie, oubliaient les dégâts causés
dans l’opinion publique par les différents scandales politico-financiers qui
ont secoué notre pays ces vingt dernières années.
Aujourd’hui, l’heure des comptes est venue. Le tribunal correctionnel
de Paris, présidé par Jean-Louis Kantor, juge, à partir du 21 mars, les
responsables présumés – désignés dans l’ordonnance de renvoi du juge
Armand Riberolles – de cette ahurissante dérive.
La justice aura pour mission de répondre à ces deux questions
capitales : comment un tel système si consensuel a-t-il pu perdurer en
toute impunité ? Quels en ont été les maîtres d’œuvre et les bénéficiaires ?
Ce procès, qui devrait durer jusqu’au début de l’été, permettra aux
quarante-deux prévenus – trente-sept hommes, cinq femmes – de
s’expliquer enfin sur une affaire qui ressemble – c’est en tout cas l’avis des
chefs d’entreprise – à du racket institutionnalisé et généralisé au profit de
tous les partis.
Qui sont donc ces quarante-deux prévenus ? On y trouve pêle-mêle
des patrons, les généreux donateurs ; des élus ou anciens élus, comme
Michel Roussin, ex-directeur de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de
Paris, Jean-Pierre Thomas, ancien trésorier du Parti républicain, Gérard
Longuet, ancien président de ce parti… Et l’ancien président du conseil
régional d’Ile-de-France, Michel Giraud, qui apparaît, pour certains,
comme l’un des personnages clefs de l’affaire, tout comme sa fidèle
collaboratrice, Christine Lor, elle aussi renvoyée devant le tribunal.
Qui d’autre encore ? Des intermédiaires comme Gérard Peybernès, un
temps trésorier de l’Association de financement du PS, ou encore Gilbert
Sananès, patron de Patrimoine-Ingénierie, le bureau d’études qui trustait
tous les marchés. Enfin, on retrouve l’inévitable Louise-Yvonne Casetta,
banquière officieuse du RPR, déjà présente dans l’affaire des emplois
fictifs de la mairie de Paris.
Tout commence en 1988, lorsque le conseil régional, chargé de
l’entretien des lycées, conformément à la loi de décentralisation de 1982,
décide de procéder à un grand toilettage des 471 établissements de son
ressort. Le président du conseil régional de l’époque, Pierre-Charles Krieg
– aujourd’hui décédé –, met au point un système d’entente, qui permet
aux entreprises – toujours les mêmes – de se partager le gâteau. Et d’en
restituer une part aux partis politiques ! Au départ, le système est plutôt
artisanal, la remise d’argent s’effectuant parfois en espèces. Michel Elbel,
alors président de la commission d’appel d’offres, s’en souvient encore.
Entre la fin de 1989 et le début de 1990, une collaboratrice de Krieg lui
remettra, de la main à la main, 1 million de francs… pour les bonnes
œuvres de son parti, le CDS. Une façon de faire simple, mais risquée. En
effet, le parti attendra dix-huit mois avant de toucher le magot. Et pour
cause : Elbel avait gardé l’argent par-devers lui. Il faudra toute l’insistance
d’un des dirigeants du parti, Claude Goasguen, pour que Michel Elbel
daigne restituer le fameux million, pour une moitié au CDS national, pour
l’autre à la fédération de Paris.
Ce n’est que peu à peu, en raison de ce dérapage, que le système se
rode pour éviter tout règlement en liquide. Les remises de chèques
deviendront la règle. Dans ce dispositif, deux personnes vont jouer un rôle
clef : Christine Lor, proche du président Krieg, et Gilbert Sananès. Ce
dernier, avec son frère, a fondé, en 1985, Patrimoine-Ingénierie, un
bureau d’études qui sélectionne les entreprises candidates, puis les
recommande à la commission d’appel d’offres du conseil régional.
Naturellement, lesdites entreprises sont toujours gagnantes. Et Sananès
empoche, à chaque dossier traité, une commission de 12 000 francs.
Mars 1992. Michel Giraud est élu président du conseil régional. Les
ententes se perpétuent. Et pour cause : Sananès dispose d’un allié de
poids en la personne de Christine Lor, d’abord employée à la direction des
affaires scolaires avant d’intégrer le cabinet de Giraud.
C’est elle, en effet, selon l’ordonnance de renvoi du juge Riberolles,
qui décide, in fine, des marchés attribués aux entreprises. En l’espèce,
70 % pour les grands groupes (Bouygues, Eiffage, Spie-Batignolles, Léon
Grosse, Générale des eaux notamment) et 30 % pour les petites
entreprises.
Preuve que cette fonctionnaire zélée veille au grain : le 24 novembre
1992, elle adresse une note confidentielle à Michel Giraud, consacrée aux
marchés de réhabilitation des lycées ou établissements techniques de
Sarcelles, Brétigny, Jouy-le-Moutier et Cesson. La commission d’appel
d’offres, écrit-elle, se réunit le 18 décembre. Aussi propose-t-elle « comme
par le passé, un panachage entre les entreprises de taille nationale et les
PME ». La réponse ne tarde pas : dans les quinze jours qui suivent, Giraud,
via son directeur de cabinet, donne son feu vert à ce 70-30.
Cette pratique sera confirmée au juge par Gilbert Sananès,
responsable de Patrimoine-Ingénierie. Il reconnaîtra avoir organisé des
réunions avec différents chefs d’entreprise, dans un hôtel des Champs-
Elysées, « afin d’envisager toutes les stratégies possibles d’entente »…
Bruno Boulay, directeur général de Dumez, confirme ses dires : « Des
accords de répartition des marchés ont été conclus », avoue-t-il. Allant
jusqu’à reconnaître « avoir eu des contacts téléphoniques avec ses
concurrents pour se mettre d’accord sur les modalités de ces
répartitions ». Même aveu du côté du directeur commercial de Nord-
France, Michel Nautin.
La concertation porte ses fruits, puisque cette entreprise obtient, entre
1990 et 1995, la réfection d’une cascade d’établissements : les lycées Ader
et Marcel-Pagnol à Athis-Mons (Essonne), les lycées Jacquard à Paris,
Saint-Hilaire à Etampes (Essonne) et Bartholdi à Saint-Denis (Seine-Saint-
Denis). Montant du marché : 300 millions de francs.
Le groupe Dumez, également bien servi, mais « dans des conditions
frauduleuses », rafle les marchés de rénovation à Pontoise, à Trappes, au
Raincy et à Saint-Maur-des-Fossés. Spie-Batignolles n’a pas lieu de se
plaindre : elle gagne des contrats à Saint-Ouen-l’Aumône, Créteil, etc.
Ce système si juteux ne fonctionne que grâce à la mise en œuvre d’une
nouvelle procédure d’appel d’offres. Les METP (marchés d’entreprises de
travaux publics). Le principe est simple : dès l’obtention du marché,
l’entreprise trouve un financement grâce à un prêt et se fait rembourser
dans un délai de dix ans par le conseil régional.
Si l’avantage est incontestable – une trésorerie immédiate permettant
de démarrer illico les travaux – le recours aux METP porte en lui deux
graves inconvénients : d’abord, il revient cher au conseil régional, qui doit
supporter le surcoût des travaux lié au taux de l’emprunt, compris entre
11 et 13 %. Ensuite, et surtout, il favorise les ententes. En six ans, de
1991 à 1997, 101 METP seront conclus, pour un montant de
13,3 milliards de francs.
La société Sicra, filiale de la Générale des eaux, s’en félicitera : elle
obtiendra sept marchés METP qui lui rapporteront 1,2 milliard de francs,
entre juin 1992 et avril 1994. Gâtée aussi, l’entreprise Fougerolle, qui
aura droit à sept METP, pour un montant de 6 millions de francs. De quoi
réjouir son directeur général adjoint, Jean-Jacques Lefebvre : « Les marges
d’exploitation réalisées grâce aux METP ont été très satisfaisantes
puisqu’elles ont largement dépassé les 10 % pour certains d’entre eux. »
Mais la palme revient aux Grands Travaux de Marseille, qui réalisent
une marge de 16,3 % lorsqu’ils remettent en état un lycée à La
Courneuve, et 12,2 % à Sartrouville. D’où ce constat sans appel du juge :
« [...] Ces taux de marge, nettement supérieurs à ceux réalisés dans un
contexte concurrentiel dynamique, témoignent du coût financier
faramineux de ces pratiques pour la région. »
Finalement, les METP, poule aux œufs d’or pour les entreprises, seront
jugés illégaux par la chambre régionale des comptes d’Ile-de-France. A tel
point que cette pratique n’existe plus dans le nouveau Code des marchés
publics.
Bien évidemment, toutes ces faveurs accordées aux entreprises ont
une contrepartie : leur contribution au financement des partis politiques.
Sur chaque marché conclu, l’entreprise leur verse une dîme de 2 %, selon
la clef de répartition suivante : 1,2 % au RPR et au Parti républicain ;
0,8 % pour le PS et le PC.
Cet œcuménisme conduit les chefs d’entreprise à agir en toute
discrétion, encore que les astuces utilisées pour y parvenir apparaissent
comme de grosses ficelles. C’est ainsi que, dans la comptabilité de la
société Sicra, une opération de financement, pour la période 1991-1995,
est enregistrée sous la rubrique PQVS… Ce qui signifie « Pour qui vous
savez ». Jugé trop transparent, ce sigle sera vite remplacé par les initiales
HCR, pour Honoraires, commissions, redevances…
Pour le lycée de Bezons (Val-d’Oise), l’entreprise Sicra réserve, au titre
des HCR, la somme rondelette de 1,1 million de francs. Pour celui de
Coulommiers (Seine-et-Marne), les Grands Travaux de Marseille se
montreront plus généreux en prévoyant, en avril 1995, une somme de
4,9 millions au titre ironique… d’« aléas économiques ». Le marché, il est
vrai, était colossal : 278 millions de francs. Quand ils restaurent le lycée
de Chelles (Seine-et-Marne), GTM utilisent un terme plus transparent,
celui de « royalties ».
Ce financement est-il légal ? A priori, oui. La loi du 15 janvier 1990,
votée sous la gauche, autorise les entreprises à financer les partis. A
hauteur de 500 000 francs. Seulement voilà : les grands groupes
contournent la loi en opérant plusieurs versements de 500 000 francs, via
leurs filiales. Mais, surtout, leurs dons ne sont ni libres ni spontanés. Ce
qui s’apparente, ni plus ni moins, à du racket.
Témoin, l’aveu de Jacques Durand, directeur commercial de GTM :
« J’ai rencontré Gilbert Sananès et Christine Lor, qui m’ont indiqué que,
pour avoir le droit de concourir, il fallait montrer patte blanche. » Témoin
encore, l’aveu d’Henri Becq, directeur général de Campenon-Bernard :
« La connivence affichée par les partis pour réclamer ces 2 % était
ressentie comme une pression et laissait planer une menace pour la suite
de l’activité de la société. » Et Becq de laisser échapper sa colère : « Notre
société n’aurait pas consacré 20 à 25 millions de francs en cinq ans au
financement des partis si ces dons avaient été librement consentis. »
C’est là qu’intervient l’incontournable Christine Lor. Elle met en
contact les entreprises et les financiers des partis. Ces derniers jouent
alors les démarcheurs avec une certaine brutalité – verbale, s’entend.
Ainsi, Louise-Yvonne Casetta, au nom du RPR, n’oubliait jamais de
relancer sèchement par téléphone ou par lettre les retardataires. Jacques
Bonnaud, directeur général adjoint de GTM, en sait quelque chose, lui qui
traînait les pieds avant de remettre ses chèques à celle que l’on
surnommait méchamment « la Cassette ». Sa constance sera
récompensée : sous sa houlette, les entreprises cracheront au bassinet :
plus de 40 millions de francs entre 1993 et 1996 !
Le trésorier du PR, Jean-Pierre Thomas, sous des dehors affables,
manifeste tout autant de fermeté, en 1993, en rappelant Jacques Bonnaud
à l’ordre : « Vous êtes en déficit par rapport aux cotisations que vous me
devez. » Une amertume bien compréhensible, le PR était le parent pauvre
de ce financement occulte. « Nos amis du RPR se moquent un peu de
nous. Nous sommes la dernière roue du carrosse », se plaint, au début des
années 1990, Jean-Pierre Thomas à son président, Gérard Longuet. Lequel
lui lance : « Allez voir Roussin ! » Message entendu. Selon Thomas, le
directeur de cabinet du maire de Paris l’aurait rassuré. En substance,
« votre parti peut lui aussi bénéficier d’un financement politique légal,
tout comme le RPR ou le PS ».
Pour ce dernier parti, c’est un vieux routier, adhérent du PS depuis
1974, qui doit collecter les dons auprès des entreprises. Agé de soixante-
sept ans, Gérard Peybernès, qui cultive à l’excès la discrétion, apparaît
dans différentes affaires qui ont secoué le PS : les fausses factures de
Marseille, dans les années 1990 et, tout récemment, l’affaire Destrade.
C’est Henri Emmanuelli, alors trésorier du PS, qui le recrute, en
mai 1991, comme directeur financier de l’Association de financement du
PS (AFPS) en raison de sa parfaite connaissance des milieux
professionnels du BTP. Et pour cause : Peybernès a été directeur des
relations extérieures de la Société auxiliaire d’entreprises (SAE). En
quatre ans, Peybernès va récolter 40 millions de francs. Les principaux
donateurs ont nom : Bouygues (plus de 10 millions de francs), Eiffage
(9,3 millions) et, surtout, la Générale des eaux, qui verse très exactement
16 736 500 francs… soit 200 000 francs de plus qu’au RPR. Pourtant,
Peybernès reste amer, déplorant n’avoir recueilli que 40 millions de francs
pour le parti. « Si la règle de répartition avait été appliquée, j’en aurais
obtenu 160 ! » Et Peybernès de poursuivre : « Certains financements ont
emprunté d’autres voies que les officielles. »
Quant au Parti communiste, bien discret dans ses relations avec les
entreprises, il n’a pas été oublié. Loin s’en faut. Témoin, les 20 millions
qu’il reçoit de Bouygues (3,9 millions), d’Eiffage (9,3 millions), de la
Générale des eaux (6,3 millions) entre 1990 et 1995. Pourtant – les
dirigeants du PC seraient-ils plus malins que les autres ? – aucun de ses
membres ne sera présent au palais de justice de Paris ce 21 mars.
Qu’on ne s’y trompe pas : Casetta, Thomas, Peybernès sont trois
soldats qui ont agi dans l’intérêt de leur mouvement. Certes, ils ne sont en
rien des victimes. Mais méritent-ils pour autant l’opprobre de leurs pairs ?
Plus personne ne connaît Louise-Yvonne Casetta au RPR, chargée de tous
les maux par les anciens trésoriers du mouvement gaulliste. Thomas a
abandonné la vie politique pour se reconvertir dans la banque et n’a plus
de contact avec ses anciens amis. Quant à Peybernès, le voici qualifié de
traître et de balance par les socialistes.
Il n’en demeure pas moins que ni Casetta, ni Thomas, ni Peybernès ne
sont les initiateurs de ce système. Seulement de fidèles exécutants
perpétuant des pratiques en vigueur depuis fort longtemps. Et connues,
sinon encouragées, selon Christine Lor, par Michel Giraud.
Dès son élection en mars 1992, le président du conseil régional a été
informé du vaste système d’entente mis au point depuis des années. Tout
comme il a été informé que lesdites ententes avaient pour corollaire le
financement des partis. Témoin, par exemple, ces trois notes adressées par
Christine Lor à Giraud, le 24 novembre 1992, dans lesquelles elle décrit
« les procédés illégaux de présélection des entreprises ». Or, dix jours plus
tard, le président du conseil régional donne son feu vert pour la
présélection d’entreprises… Christine Lor, toujours elle, aura même cette
phrase assassine à l’encontre de son ancien patron : « Il était au courant
des 2 % pour les partis. Lorsque j’ai évoqué cette question avec lui, il n’a
émis aucune objection à ce que les choses continuent comme avant. »
Le directeur général des services du conseil régional, Jean Chevance,
le dit sans ambages : « Michel Giraud ne pouvait ignorer le système de
répartition des marchés, bien que l’on soit dans le non-dit. »
Ces témoignages, Michel Giraud les réfute. Catégoriquement. Certes, il
admet avoir eu des soupçons dès les premiers mois de son mandat, sur
des pratiques d’entente profitant aux partis, mais sans en connaître
précisément les détails. Pour sa défense, il plaide avoir pris des mesures.
En mettant un terme aux « marchés par vague », source d’opacité. Et,
surtout, en écartant progressivement l’omniprésent Gilbert Sananès, de
Patrimoine-Ingénierie. Lequel, en 1995, n’obtenait plus aucun marché.
Enfin, sur le financement des partis, Giraud se montre formel : « Je
pensais qu’il était légal. » Sur ce point, son directeur de cabinet, Pierre
Pommelet, apporte un bémol. « Michel Giraud m’a confié, à la fin de
1992, affirme-t-il, que 2 % du montant des marchés étaient reversés à
tous les partis politiques. » Il ajoute : « Giraud était personnellement
favorable à des mesures plus rigoureuses, mais il héritait d’un système mis
en place dès 1989 par la mairie de Paris. »
La mairie de Paris, alors dirigée par Jacques Chirac, serait-elle le
réacteur nucléaire de cette énorme machine de guerre ? Un des fidèles de
longue date se retrouve en première ligne : son directeur de cabinet,
Michel Roussin. Christine Lor, qui rencontrera Roussin à trois reprises,
laisse clairement entendre que celui-ci n’ignorait rien du financement mis
en place au conseil régional. Louise-Yvonne Casetta aura également des
contacts avec Michel Roussin. Notamment une fois, à l’Hôtel de Ville, à
Paris, où était présent également un entrepreneur, Jean-Pierre Génin. Au
cours de cette rencontre, Roussin aurait sollicité ce dernier, à hauteur de
500 000 francs. Devant son refus, le montant de la dîme aurait été
ramené d’abord à 300 000, puis à 200 000 francs. Payables en espèces.
« C’est vrai, j’étais bien présente à ce rendez-vous, admet volontiers la
“banquière”, mais jamais Michel Roussin n’a fait allusion à un paiement
en liquide. »
Un versement qui paraît absurde au directeur de cabinet de Chirac,
toujours formel sur un point : il n’a jamais eu connaissance de ce qui se
passait au conseil régional. Et pour cause : le financement des partis
relevait des trésoriers. Quelques francs-tireurs gourmands, en 1992-1993,
ont, cependant, tenté de les doubler en créant des circuits parallèles. Le
plus célèbre ? Jean-Claude Méry, mort aujourd’hui avec ses secrets… Fort
mécontentes de ce parasitage, Christine Lor et Louise-Yvonne Casetta
viendront se plaindre au cabinet du maire de Paris.
Du coup, les deux magistrats instructeurs, Armand Riberolles et Marc
Brisset-Foucault, verront en Roussin – il a quitté la mairie, en
février 1993, pour préparer les législatives – un verrou à faire sauter pour
accéder au secret du financement du RPR. Les deux juges tentent le tout
er
pour le tout, le 1 décembre 1994, en plaçant sous mandat de dépôt
Michel Roussin, démissionnaire, deux semaines auparavant, de son poste
de ministre de la Coopération. Sans résultat. Roussin reste muet et, cinq
jours plus tard, quitte la prison de la Santé, libéré par la chambre
d’accusation de Paris.
Au même moment, pratiquement le même jour, a lieu un événement
important : Claude-Annick Tissot, élue du XIe arrondissement de Paris,
jolie brune pleine de tonus, préside, pour la première fois, la commission
d’appel d’offres du conseil régional. Elle a succédé au printemps à Marie-
Thérèse Hermange, devenue députée européenne.
Cette ancienne collaboratrice de Michèle Barzach découvre des
pratiques qu’elle ne soupçonnait pas. Que ce soit l’ouverture des plis des
entreprises candidates… avant que la commission se réunisse, ou des prix
bidouillés. Mme la présidente le fait savoir haut et fort. Elle s’énerve
carrément quand elle découvre qu’un marché de réhabilitation d’un lycée
des Hauts-de-Seine se révèle entièrement truqué. Le cabinet de Giraud
tente de la calmer. « Vous vous prenez pour un tribunal », lui dit-on.
En novembre 1995, nouvel accès de fièvre. Claude-Annick Tissot
annule deux marchés. Cette fois, c’est trop. Giraud diligente un rapport
d’inspection. Tissot réagit illico : « Si tu me désavoues devant mes
collègues, je mets tout sur la place publique. » Le président n’en a cure.
Claude-Annick Tissot révèle alors dans la presse les dysfonctionnements
du conseil régional. C’est le début du scandale… Tant et si bien que, se
trouvant dans une situation intenable, elle finit par démissionner en
mars 1996.
Ulcérée d’avoir été ainsi lâchée par les siens, Claude-Annick Tissot
n’en veut pas moins poursuivre sa carrière politique. Mais la tâche est
difficile. En effet, elle est écartée des listes de son propre parti pour les
régionales de 1997. A l’occasion des vœux, elle s’en plaint au président de
la République. Lequel lui rétorque, dans un grand éclat de rire : « Tu les
as tellement emmerdés ! »
Jacques Chirac ne se trompe pas. C’est bien pour partie grâce à
Claude-Annick Tissot – témoin capital au procès – qu’une information
judiciaire est ouverte à la fin de 1996. Grâce, aussi, à trois élus Verts et à
un rapport accablant de la chambre régionale de la Cour des comptes.
Plus de huit ans après le début de cette instruction, l’heure des
comptes est venue. Ce procès permettra-t-il de disséquer cet immense
scandale, qui met en cause tous les partis ? Il pourrait déboucher sur
quelques coups de théâtre meurtriers.
Michel Giraud devra répondre aux accusations de son ancienne
collaboratrice, Christine Lor. Il devra dire si, oui ou non, il était informé
des pratiques d’entente ayant cours au conseil régional. Il devra
également – autre épine dans le pied, mais d’une autre nature –
s’expliquer sur ses relations avec un élu écologiste, membre de la
commission d’appel d’offres, François Donzel. Lequel aurait reçu, en 1995,
2 millions de francs de Giraud, retrouvés sur un compte, au Crédit suisse
de Genève. Nom de code : Bois des rêves. Propriétaire : Donzel,
évidemment. A quoi ont servi ces 2 millions prélevés sur un marché ?
Selon Donzel, à acheter son vote pour le budget du conseil régional… Ce
que nie Giraud.
Mais ce dernier n’est ni le promoteur ni l’inventeur de ce racket, qui a
pourri le fonctionnement du conseil régional d’Ile-de-France. Foin
d’hypocrisie, ce racket a reposé, des années durant, sur un pacte conclu au
plus haut niveau entre les différents chefs de parti. Or, mis à part Gérard
Longuet et Jean-Pierre Thomas, respectivement président et trésorier du
« petit » Parti républicain, aucun trésorier officiel, aucun responsable du
PS, du RPR et du PC n’a été poursuivi. Certains prévenus risquent d’être
las de porter le chapeau. Diront-ils toute la vérité et livreront-ils le nom
des responsables ? De tous les responsables, au risque de dynamiter la vie
politique française ? C’est l’enjeu de ce procès.
En marge du financement politique, le juge n’a pas déterminé la
destination de 45 millions de francs… Un exemple troublant : une grosse
entreprise du BTP a versé, entre 1993 et 1995, plus de 2 millions de
francs sur les comptes de sociétés offshore, à Panama, Dublin, Vaduz et
Genève.
Principales condamnations
Michel Giraud. – Mort en 2011, l’ancien président RPR de la région
Ile-de-France a été condamné en 2005 à quatre ans de prison avec sursis
et 80 000 euros d’amende pour complicité de corruption.
Michel Roussin. – En appel, en 2007, l’ancien bras droit de Chirac à la
mairie de Paris a lui aussi écopé d’une peine de quatre ans de prison avec
sursis et 80 000 euros d’amende.
Louise-Yvonne Casetta. – La trésorière occulte du RPR écope en 2007
de deux ans avec sursis et 30 000 euros d’amende.
Guy Drut. – Condamné à quinze mois de prison avec sursis, l’ancien
champion olympique a été gracié par Jacques Chirac en mai 2006.
Parmi les autres personnes condamnées dans le cadre de l’affaire des
marchés publics d’Ile-de-France, on peut citer l’ancien président de
l’Association nationale de financement du PS, Gérard Peybernès (seul
représentant de la gauche poursuivi), ou encore les deux technocrates du
conseil régional, Gilbert Sananès et Christine Lor. En mai 2007, le conseil
de la concurrence a également infligé une amende de 47,3 millions
d’euros aux entreprises à l’origine de l’entente.
L’affaire des frégates
de Taïwan
1997

Un grand bal de corruption international où l’on retrouve la belle


Christine Deviers-Joncour, l’ancien ministre des Affaires étrangères
Roland Dumas et le financier occulte d’Elf, le truculent Alfred Sirven, mais
aussi un étrange émissaire hongkongais et une puissante intermédiaire
taïwanaise… Au départ une affaire plutôt classique de vente d’armes, qui
va se transformer en véritable roman d’espionnage, avec des
entremetteurs véreux, des pots-de-vin mirobolants, des contrats secrets et
une série de morts suspectes.
En janvier 1990, l’entreprise publique Thomson CSF (désormais
Thales) est sur le point de signer le contrat du siècle avec le
gouvernement de Taïwan. Six frégates militaires pour la bagatelle de
11,6 milliards de francs. Mais à la veille de la signature, le Quai d’Orsay,
dirigé par Roland Dumas, fait marche arrière. Après la répression
sanglante de la place Tiananmen, les relations franco-chinoises se sont
rafraîchies, et le ministère des Affaires étrangères craint une crise
diplomatique avec Pékin, qui refuse de voir Taïwan, « la province
rebelle », se doter de ces bateaux de guerre ultrasophistiqués. Les mois
passent et, sans qu’on sache très bien pourquoi, le gouvernement finit par
changer de nouveau son braquet. Mi-1991, le Premier ministre Edith
Cresson donne son feu vert et, en août, le contrat est conclu entre
Thomson, la DCN (Direction des chantiers navals) et la marine
taïwanaise.
A l’époque, personne ne semble s’émouvoir de ce retournement. Mais
en 1997, l’affaire ressurgit de manière plutôt curieuse. A l’époque,
Thomson est en guerre ouverte avec un certain Edmond Kwan, homme
d’affaires sino-américain, qui prétend avoir participé au déblocage de la
situation à Taïwan. Ce dernier affirme avoir été appelé par Alfred Sirven,
l’argentier occulte du groupe Elf, pour venir en aide à Thomson au
moment où le contrat risquait de lui échapper. Il en donne pour preuve
une convention secrète signée entre Frontier AG, une société suisse
représentant ses intérêts, et Thomson, selon laquelle le groupe de défense
se serait engagé à lui verser 160 millions de francs en cas de signature du
contrat. Malgré la convention, Alain Gomez, le patron de Thomson, refuse
d’honorer son dû. Selon lui, il s’agirait d’une manœuvre de Sirven pour
escroquer la compagnie. En 1997, un tribunal arbitral donne raison à
Edmond Kwan, mais la direction de Thomson refuse toujours de payer, et
finit par porter plainte contre X.
C’est alors que le dossier atterrit sur le bureau de la juge d’instruction
Eva Joly, qui travaille au même moment sur la tentaculaire affaire Elf,
mettant en cause Loïk Le Floch-Prigent, ex-patron de la compagnie
pétrolière, mais aussi le fameux Alfred Sirven… Plongée dans les
malversations de la compagnie pétrolière, la juge ne va pas tout de suite
comprendre le lien entre l’affaire Elf et celle des frégates. Jusqu’au jour
où, dirigée sur cette piste par une lettre anonyme, elle découvre une
transaction de quelque 45 millions de francs versés par Elf à une certaine
Christine Deviers-Joncour, la maîtresse de Roland Dumas ! Cette
faramineuse commission aurait-elle servi à infléchir la position de l’ancien
ministre des Affaires étrangères, qui s’est toujours opposé à la vente des
frégates ? Le doute est d’autant plus permis que de très importantes
sommes d’argent ont transité sur les comptes de Dumas.
Pendant deux ans, la juge Joly va chercher à dénouer les fils de
« l’affaire Dumas ». Deux années riches en révélations. Devant les juges,
Christine Deviers-Joncour finit ainsi par admettre avoir été payée pour
influencer la position de Roland Dumas, même si, selon ses dires, elle n’y
est jamais parvenue. Par ailleurs, elle niera jusqu’au bout avoir été la
bénéficiaire des 45 millions de francs retrouvés sur son compte, mais
destinés, selon elle, à un proche d’Alfred Sirven. En mai 2001, « la putain
de la République », comme elle se qualifie dans un livre paru en 1999,
sera condamnée à trente mois de prison dont dix-huit ferme. Quant à
Roland Dumas, contraint de démissionner de la présidence du Conseil
constitutionnel en mars 2000, il sera relaxé en 2003 par la cour d’appel de
Paris.
Fin de l’histoire ? Toujours pas. Car entre-temps, les choses ont évolué
côté taïwanais. En 2001, la justice suisse met la main sur un compte
bancaire au nom d’Andrew Wang sur lequel dorment quelque
520 millions de dollars. Ce dignitaire chinois s’est volatilisé en 1993, après
l’assassinat d’un chef de la marine taïwanaise qui enquêtait sur les
surcoûts du marché des frégates, un certain M. Yin. Or le fameux Wang
est suspecté d’avoir acheté des officiels taïwanais et des dignitaires du
Parti communiste chinois pour faciliter la vente des frégates.
En France, ces découvertes vont relancer le second volet de l’affaire
des frégates. La justice soupçonne en effet Wang d’avoir alimenté par
retour de commissions des partis politiques et industriels français. Renaud
Van Ruymbeke, qui enquête déjà sur deux morts suspectes liées au dossier
– celle de Thierry Imbot en 2000, ancien membre de la DGSE en poste à
Taïwan au moment de la vente, et celle de Jacques Morisson en 2001,
ancien représentant de Thomson à Taïwan –, est saisi de l’affaire. Mais, se
heurtant au refus systématique des ministres des Finances, de droite
comme de gauche, de lever le secret-défense, le juge ne parviendra jamais
à prouver l’existence de ces rétrocommissions. Au lieu de quoi il se perdra
en 2004 dans les méandres de l’affaire Cleastream, déclenchée par l’envoi
anonyme de listings de comptes censés avoir été ouverts « en 1991, juste
après la signature du contrat des frégates par la France ». On sait depuis
combien ces listings étaient manipulés…
Malgré ces morts suspectes et ces multiples soupçons de corruption,
l’affaire se solde en 2008 par une ordonnance de non-lieu. Le patron de
Thomson, Alain Gomez, suspecté d’avoir alimenté un troisième réseau via
une amie taïwanaise du nom de Lily Siu, ne sera jamais condamné.
En mai 2010, dernier rebondissement. A la demande du
gouvernement de Taïwan, un tribunal arbitral condamne la France à
restituer les sommes indûment perçues à l’occasion de la vente. Entre la
première et la dernière version, le contrat est tout de même passé de
11,6 milliards à 14,7 milliards de francs ! Face au juge, Thales aura beau
arguer que Taïwan était parfaitement au courant de l’existence de ces
commissions, l’entreprise sera condamnée aux côtés de la France à payer
près de 1 milliard de dollars à l’Etat taïwanais. La plus lourde peine
financière jamais infligée à l’Etat français pour corruption, et
naturellement endossée par le contribuable…
J. de L. B.
Les dessous d’un marché d’armes
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Fin 1997, L’Express lève le voile sur le rôle des différents protagonistes de
l’affaire des frégates, et révèle notamment l’existence de Lily Siu, une
ravissante Taïwanaise « proche » du patron de Thomson, Alain Gomez, qui
aurait perçu plusieurs dizaines de millions de francs pour aplanir les
difficultés avec Pékin. (L’Express du 18 décembre 1997.)

Au départ, c’est une affaire (presque) banale : une femme proche de
l’ancien ministre des Affaires étrangères Roland Dumas aurait reçu un
salaire fictif – payé par Elf – de 11 500 francs par mois. Une broutille !
Puis la dame en question, Christine Deviers-Joncour, aurait reçu un
somptueux appartement dans le VIIe arrondissement de Paris, d’une
valeur de 17 millions de francs. Enfin, voici qu’on découvre que cette
même personne, qui bénéficie naturellement de la présomption
d’innocence, aurait perçu une commission de 45 millions à l’occasion de la
vente par Thomson, en 1991, de six frégates militaires à Taïwan… Le
marché du siècle : 16 milliards de francs. Un marché où se sont croisés,
pêle-mêle, comme dans les romans d’espionnage, des émissaires en tout
genre, une ravissante Chinoise, une Française élégante, de mirobolantes
commissions, les caisses noires et les salaires fictifs d’Elf, ainsi que des
contrats secrets déposés dans des coffres-forts à la BNP…
Apparaît encore, et c’est ce qui donne à cette histoire un aspect
explosif, un personnage plein de charme, romanesque, brillant, naguère
avocat : Roland Dumas, proche de François Mitterrand, ministre des
Affaires étrangères au moment de la négociation de ce contrat, et
aujourd’hui président du Conseil constitutionnel. Or le voici montré du
doigt. Pas par la justice, mais par certains acteurs du sulfureux dossier Elf
qui n’en finissent pas de souligner les liens existant entre Christine
Deviers-Joncour et Roland Dumas. Ici en jurant que c’est sur sa
recommandation que cette femme aurait obtenu un emploi de
complaisance chez Elf, là expliquant qu’elle occupait un poste à son
cabinet lorsqu’il était ministre des Affaires étrangères.
Allégations mensongères, calomnies, rétorque l’intéressé, qui a décidé
de contre-attaquer, en réclamant la saisine de la Cour de justice de la
République… Il n’empêche. Les juges Eva Joly et Laurence Vichnievsky,
ne se souciant guère de la requête de Roland Dumas, poursuivent sans
état d’âme leur instruction. Avec un objectif clair et précis : connaître le
rôle exact joué par l’ancien ministre des Affaires étrangères dans ce
contrat d’armement conclu en 1991 entre l’entreprise publique Thomson
et le gouvernement de Taïwan.
C’est ainsi que les deux magistrates ont entendu, le lundi 8 décembre
1997, à titre de témoin, l’ancien patron de Thomson Alain Gomez. Elles
ont aussi perquisitionné, il y a peu, au cabinet de deux avocats parisiens,
Mes Marcel Soroquère et Jean-Pierre Karsenty, conseils d’un intermédiaire
chinois. Ces initiatives ont été précédées par la mise en détention
provisoire, dès le 7 novembre, de Christine Deviers-Joncour, ainsi que par
la mise en examen d’un autre intermédiaire – français, lui –, Gilbert
Miara.
L’Express a reconstitué les différents épisodes de ce feuilleton
économico-diplomatique qui a duré plus de deux ans, entre, d’une part, la
France et Taïwan, et, de l’autre, la France et Pékin.
1989. Thomson engage des négociations avec Taïwan pour la vente de
six frégates – 2,7 milliards de francs l’unité – de conception totalement
révolutionnaire : déplaçant 3 800 tonnes en charge, elles sont équipées de
systèmes sophistiqués, conçus, notamment, pour la détection des sous-
marins. Bref, une aubaine pour l’économie française puisque ce marché
devait entraîner la création de plusieurs centaines d’emplois et être suivi
de la livraison de Mirage au gouvernement taïwanais.
Dès 1989, donc, plusieurs hauts cadres de Thomson se rendent à
Taipei, capitale de Taïwan. Le courant passe fort bien entre les deux
futurs partenaires. La technologie et la renommée de Thomson ont de
quoi impressionner. Tant et si bien que, au milieu de l’année 1990,
l’accord est sur le point de se concrétiser. Le champagne est mis au frais.
Jusqu’à cette douche froide : le Quai d’Orsay met son veto au contrat en
raison d’un risque de crise majeure avec la Chine populaire qui n’a jamais
accepté l’existence du petit frère capitaliste.
C’est alors qu’Alfred Sirven, l’éminence grise du P-DG d’Elf, Loïk Le
Floch-Prigent, propose de venir en aide à Thomson. Sirven rencontre le
numéro 2 de Thomson, Jean-François Briand, et lui dit en substance :
« Nous avons à Pékin un représentant, Edmond Kwan, homme d’affaires
américain originaire de Hongkong, très influent, qui peut débloquer la
situation. » Intéressé par cette offre de service, Briand accepte. Une
convention secrète est alors signée entre ce dernier, agissant pour le
compte de Thomson, et la société suisse Frontier AG Bern, à Genève,
représentant les intérêts de Kwan. Elle est déposée le 19 juillet 1990 dans
un coffre-fort à la BNP de la Défense.
A la mi-1991 survient un coup de théâtre : dirigé par Roland Dumas,
le Quai d’Orsay, jusque-là hostile, fait volte-face et donne son feu vert à la
signature du contrat. Curieusement, la Chine n’émet plus aucune
protestation. Début septembre 1991, la vente des six frégates à Taïwan est
signée. Au siège de Thomson, on peut enfin sabler le champagne…
Affaire terminée ? Loin de là. En coulisse, beaucoup de gens se sont
agités et demandent alors des comptes. Quelques jours après la signature
officielle du contrat, le P-DG de Thomson, Alain Gomez, reçoit une lettre
d’une mystérieuse société portugaise, Brunner Sociedade civil de
Administração limitada – qui s’est substituée, en juin 1991, à Frontier AG
Bern, mais agit toujours pour le compte de Kwan. La société en question
réclame son dû à Gomez : 160 millions de francs, prix de son intervention
destinée à calmer la colère de Pékin.
L’ancien président de Thomson affirme être tombé des nues. D’abord,
parce qu’il n’a jamais été au courant de cette promesse de commission.
Ensuite, parce qu’après une enquête interne auprès de ses troupes, il a la
conviction que Kwan n’a jamais effectué le moindre travail. D’ailleurs,
aucun des cadres de Thomson n’a eu de contact avec Kwan.
Alain Gomez décide alors tout net de ne pas payer, d’autant plus qu’il
sait que deux intermédiaires ont déjà été rémunérés, mais, là, pour de
vrais services. L’Express peut révéler que Thomson a notamment sollicité
le concours d’une femme, Lily Siu. Agée d’une quarantaine d’années, cette
ravissante Taïwanaise, qui connaît Alain Gomez, a en effet aplani les
difficultés avec Pékin. En récompense, elle aurait perçu plusieurs dizaines
de millions de francs. Lily Siu, qui partage son temps entre Hongkong,
Pékin, Londres et Paris, dispose d’un imposant carnet d’adresses. Du reste,
Lily Siu, qui est l’amie d’un grand diplomate français, a également joué un
rôle non négligeable dans la libération de dissidents chinois. Quant au
second intermédiaire, dont on a perdu la trace, il s’agit d’un personnage
influent à Taïwan, qui aurait joué les messieurs bons offices entre son
gouvernement et Paris.
Thomson reste donc sur des positions intransigeantes. Le conflit dure.
Jusqu’à ce que, le 2 septembre 1992, la société portugaise représentant les
intérêts d’Edmond Kwan décide de soumettre le litige l’opposant à
Thomson à la Cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce
internationale, une instance habituée à travailler dans la plus stricte
confidentialité.
Thomson choisit pour arbitre l’avocat français Jean-Denis Bredin,
tandis que l’énigmatique société portugaise Brunner Sociedade civil de
Administração limitada, qui représente les intérêts de Kwan, choisit
l’ancien bâtonnier de Genève François Brunschwig. Le président du
tribunal arbitral est José Pedro Pérez-Llorca, ex-ministre espagnol de la
Justice. Du beau monde.
Enfin, les avocats des protagonistes s’appellent, pour Thomson, Tony
Dreyfus, ancien secrétaire d’Etat de Michel Rocard, pour Edmond Kwan,
Marcel Soroquère et Jean-Pierre Karsenty.
Après plusieurs réunions, à Genève et à Paris, destinées à régler les
ultimes détails de la procédure, on entre dans le vif du sujet : l’examen de
la fameuse convention ultrasecrète autorisant le versement d’une
commission de 160 millions de francs à la société d’Edmond Kwan pour
son intervention dans la vente des six frégates françaises à Taïwan. Le
13 juillet 1993, en présence d’un huissier et du président du tribunal
arbitral, il est procédé à l’ouverture du coffre dans les sous-sols de la BNP
où figure ladite convention. L’officier ministériel constate que « se
trouvent deux enveloppes, une grande et une petite, dont les bordures
sont scotchées avec du papier adhésif translucide ».
La grande enveloppe contient le contrat de cession des droits de la
société suisse à la société portugaise. Le contenu de la petite enveloppe est
beaucoup plus important : il s’agit de l’original de la convention autorisant
le versement de la commission de 160 millions de francs. Ce document
n’existe qu’en un seul exemplaire, puisque lors de sa mise au coffre, en
juillet 1990, son double, présenté à un homme lige d’Alfred Sirven,
Hubert Le Blanc-Bellevaux, a été détruit devant les deux contractants.
A partir de là, les témoins peuvent défiler devant la cour d’arbitrage,
qui tient ses audiences à Genève. Du côté d’Elf, Alfred Sirven confirme
que Kwan a bien été présenté à Thomson pour amadouer la Chine
populaire. Il va même plus loin : il affirme avoir rendu compte de ce
dossier, à plusieurs reprises, à Roland Dumas, qu’il appelle « monsieur le
ministre d’Etat ». L’ancien P-DG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, qui ne se
déplace pas, écrit dans deux lettres, adressées le 4 mai et le 20 novembre
1994, avoir donné à Sirven l’« autorisation » de recommander M. Kwan à
Thomson. Il affirme également « avoir pris la précaution d’en informer et
de demander conseil au ministre des Affaires étrangères [Roland
Dumas] ». Dans sa lettre du 4 mai 1994, Le Floch, qui fait allusion à une
séance de travail à laquelle il a participé en avril 1991 dans le bureau de
Roland Dumas avec Alfred Sirven, écrit encore : « Le ministre a exprimé
son opinion que nos correspondants avaient vraiment fait du bon travail
en Chine »…
Edmond Kwan, pour sa part, précise être intervenu auprès du vice-
Premier ministre chinois et maire de Shanghai, M. Zhu, qui a bien rendu
visite, en avril 1991, au ministre des Affaires étrangères.
Du côté de Thomson, Jean-François Briand, s’il reconnaît « les
diligences accomplies par M. Kwan », n’en démord pas : son groupe ne
réglera rien du tout car Kwan a agi, dans sa mission, de façon totalement
illégale. La raison ? Il a tenté de monnayer son intervention à un tiers
pour favoriser le feu vert du gouvernement français.
Bref, aux yeux de Briand, Kwan s’est livré à un trafic d’influence.
Finalement, le 16 juillet 1996, le tribunal arbitral rend sa sentence et fait
droit aux arguments d’Edmond Kwan : Thomson est condamné à lui
régler 25 millions de dollars, plus 12 619 040 francs. Une claque pour le
groupe français.
Pas question de payer, martèle toujours le P-DG de Thomson, Alain
Gomez, qui menace de porter plainte pour tentative d’escroquerie. Une
menace qui sera mise à exécution par son successeur, Marcel Roulet, au
mois de février 1997. Entendu par la juge Joly, qui instruit ce dossier,
Alain Gomez n’ira pas par quatre chemins, dénonçant un coup monté par
Alfred Sirven afin d’extorquer de l’argent.
Pour l’heure, le groupe Thomson n’a toujours pas versé le moindre
centime. Il attend le procès, qui aura lieu en juin 1998 devant la cour
d’appel de Paris.
Galopent les mois. L’instruction de cette histoire semble sommeiller.
Jusqu’à ce coup de théâtre du 2 décembre dernier, lorsque Eva Joly
découvre qu’une commission de 45 millions de francs a bien été versée à
l’occasion de la vente des six frégates. Bizarrement, pas par Thomson,
mais par Alfred Sirven, sur les fonds d’Elf. Comme si Sirven, certain de
toucher la mirobolante commission de 160 millions, réglait une avance…
A qui ?
Commence alors le deuxième épisode de cette histoire extravagante,
dont on n’aurait jamais rien su si la juge Joly n’avait reçu, fin 1996, deux
lettres anonymes. Lesquelles vont lui permettre de tirer un fil la
conduisant, grâce à une succession de témoignages, à ces fameuses
frégates…
Dans la première missive, curieusement écrite sur la couverture de
L’Express du 12 décembre 1996, intitulée « La confession de Loïk Le Floch-
Prigent », on lit : « Madame le Juge, demandez donc à Le Floch-Prigent
des comptes sur l’amie de Roland Dumas, Christine Deviers-Joncour. »
Dans la seconde, encore plus précise, il est écrit : « Si vous trouvez le nom
de la société étrangère propriétaire du 19, rue de Lille, où vit
Mme Deviers, vous trouverez le trou suisse d’Elf puisqu’il appartient à la
mafia des voleurs. »
Eva Joly va effectivement trouver. Et même au-delà de ce qu’elle
imaginait. Qui est donc Christine Deviers-Joncour ? La cinquantaine
distinguée, ancienne propriétaire d’une galerie de peinture et d’une
agence de communication, elle est issue d’une famille originaire de
Dordogne qui a aidé Roland Dumas au cours de ses campagnes
électorales. La mère de Christine a d’ailleurs été son assistante
parlementaire et lui prêtait une maison.
On retrouve Christine Deviers-Joncour en 1990 comme salariée d’Elf,
où elle aurait eu comme principale fonction de faire la liaison entre
Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, et la compagnie
pétrolière.
Seulement voilà : l’ancienne directrice des cadres d’Elf Jeanne-Marie
Cardaire, interrogée par Eva Joly le 10 octobre 1997, donne une version
différente. Selon elle, Christine Deviers n’occupait chez Elf qu’un emploi
de complaisance, obtenu grâce à Alfred Sirven, lequel lui avait accordé
cette faveur sur recommandation de Roland Dumas. « On ne la voyait
jamais à la tour Elf, a confié Jeanne-Marie Cardaire à Eva Joly, sauf de
temps en temps dans le bureau d’Alfred Sirven, où elle venait rendre
compte des relations qu’elle avait avec le ministre des Affaires
étrangères. »
Jeanne-Marie Cardaire indique que Christine Deviers touchait un
salaire relativement modeste. En réalité, pas tant que cela ! Eva Joly va
aller de surprise en surprise. D’abord, elle apprend que la belle Christine
Deviers aurait perçu en réalité 50 000 francs par mois, réglés en Suisse
par Elf Aquitaine International (EAI), dont le président n’est autre
qu’Alfred Sirven. Ensuite, qu’elle aurait bénéficié d’une carte bancaire,
allègrement utilisée : 100 000 francs par mois, avec des « pics » à
200 000 ! Enfin et surtout, qu’elle a acquis, le 12 juin 1992, un
e
magnifique appartement de 320 mètres carrés rue de Lille, dans le VII
arrondissement de Paris, pour la somme de 17 millions de francs… droits
d’enregistrement non compris. Cet appartement a été acheté par
l’intermédiaire d’une SCI de Lugano (Suisse) dont elle est la gérante avec
30 % des parts, acquises pour 3 000 francs (les 70 % restants l’ont été par
un avocat de Lugano, Carlo Pagani, aujourd’hui introuvable).
D’où provient tout cet argent, mis, comme par enchantement, à la
disposition de Christine Deviers-Joncour ? Pour le savoir, la juge Eva Joly
va utiliser un moyen astucieux : elle fait dresser par la PJ la liste des
œuvres d’art – dont un dessin de Picasso offert par Roland Dumas à la
mère de Christine – présentes dans l’appartement de la rue de Lille. Qu’y
trouve-t-on encore ? Surtout une très belle tapisserie des Flandres de
quatre mètres sur six achetée 450 000 francs. L’antiquaire parisien qui l’a
vendue révélera à la magistrate qu’un certain Gilbert Miara l’avait
instamment prié de ne pas dire qu’elle avait été payée en Suisse.
Miara : ce nom fait sursauter Eva Joly. S’agit-il du même Miara qui est
intervenu dans la vente par Thomson des six frégates à Taïwan ?
Exactement. Aussi la juge le convoque-t-elle le 29 novembre, le fait
incarcérer provisoirement, sans doute pour le faire « réfléchir », et
l’interroge le 2 décembre.
Ce marchand de biens âgé de cinquante-neuf ans, qui tâte également
de la production de cinéma – il est administrateur de la société Cinedal,
présidée par Claude Brasseur –, se montre plutôt coopératif avec Eva Joly.
D’abord, il reconnaît avoir servi d’intermédiaire dans la vente des six
frégates. Puis, ne se faisant pas prier, il admet avoir touché 13 des
45 millions de la commission qui aurait été versée à Christine Deviers-
Joncour sur le compte d’une banque genevoise. Il avoue encore avoir joué
les intermédiaires pour la transaction de la tapisserie et de l’appartement
de la rue de Lille, où il a rencontré une fois Roland Dumas.
Après une telle confession, Gilbert Miara peut rentrer, libre, chez lui.
Après avoir été mis tout de même en examen pour recel d’abus de biens
sociaux.
En ce début du mois de décembre 1997, une question capitale obsède
Eva Joly et Laurence Vichnievsky : pourquoi cette générosité de Sirven à
l’égard de Christine Deviers-Joncour, à qui il aurait versé 45 millions de
francs ? Pour son rôle dans les négociations avec Taïwan ? C’est
grassement payé : on ne l’a vue que deux fois – au côté de Sirven – à cette
occasion. Pour ses relations avec Roland Dumas ? A cette question,
insidieuse, évoquée par certains acteurs du dossier, l’ancien ministre des
Affaires étrangères, qui lit aussi la presse, a réagi. En demandant à être
entendu comme témoin assisté – ce qui semble impossible
juridiquement – ou de l’être par la Cour de justice de la République, seule
habilitée à juger les ministres pour des faits commis dans l’exercice de
leurs fonctions. Une requête là encore impossible : c’est au magistrat
instructeur de le faire savoir, en transmettant son dossier au parquet. Ce
qui, à en croire une lettre du procureur de Paris, Gabriel Bestard, adressée
il y a peu à Roland Dumas, n’est pas à l’ordre du jour.
Sur le fond, le président du Conseil constitutionnel, choqué par cette
mise en cause, affirme avoir toujours été défavorable à la vente des six
frégates à Taïwan. « Du début à la fin, tout au long du processus de
décision, martèle Roland Dumas, j’ai émis des avis défavorables à cette
opération, ainsi que l’établissent de nombreux documents officiels. » En
guise de preuve, il n’exclut pas, le moment venu, de lever le secret-
défense sur ce marché. Et Dumas de préciser que c’est le président
François Mitterrand et son Premier ministre de l’époque, Michel Rocard,
qui ont autorisé la vente des frégates à Taïwan.
A partir de là, l’ancien ministre des Affaires étrangères affirme qu’il n’a
fait que mettre à exécution les souhaits gouvernementaux. Enfin, pour
couper court aux rumeurs concernant ses liens avec Sirven, Roland Dumas
assure n’avoir rencontré ce dernier qu’à une ou deux reprises. Un point
c’est tout.
Deux acteurs de ce dossier connaissent évidemment les destinataires
de ces encombrants 45 millions. Christine Deviers-Joncour, d’abord. Mais
elle reste obstinément muette sur leur utilisation. Du coup, la juge l’a
maintenue en détention. Alfred Sirven, ensuite. Gardien des (grands)
secrets de la compagnie, Sirven a en effet réglé cette commission. Pour
quels motifs ? Les deux juges qui ont déjà mis au jour l’ahurissante
technique d’arrosage d’Elf – 3,5 milliards de commissions déjà recensés –
ne désespèrent pas de trouver la réponse. Même sans le concours d’Alfred
Sirven, qui ne souhaite pas – mais pas du tout – être entendu par la
justice.
Condamnations

AFFAIRE DUMAS

Roland Dumas. – Condamné en première instance à six mois de prison


ferme et deux ans avec sursis, l’ancien ministre des Affaires étrangères a
été relaxé en 2003, en appel.
Christine Deviers-Joncour. – Au cours de ce procès en appel,
l’ancienne maîtresse de Roland Dumas a été sévèrement punie, à dix-huit
mois de prison ferme, douze mois avec sursis et 230 000 euros d’amende.
Elle passera cinq mois et demi en détention à la prison de Fleury-Mérogis.

AFFAIRE DES FRÉGATES DE TAÏWAN

Le 1er octobre 2008, la justice conclut à un non-lieu. Les investigations


des juges n’ont pas permis d’identifier les circuits financiers empruntés par
les éventuelles rétrocommissions.
L’affaire Rhodia
1999

« Affaire Rhodia, affaire d’Etat ! » Ainsi la presse titrait-elle, lorsqu’a


été révélé le contenu de ce dossier explosif, qui mêle manipulations
économiques, conflits d’intérêts potentiels, remontant jusque dans certains
couloirs de l’administration publique, et même de ministères. Mais aussi
des morts violentes, voire suspectes, du sexe et de la manipulation. Un
véritable thriller, complexe et intriqué.
Au départ, en effet, il y a un soupçon de manipulation, à l’occasion de
la fusion d’une grande entreprise française, Rhône-Poulenc, avec
l’allemand Hoechst, pour former un géant pharmaceutique, Aventis.
L’entreprise française est contrainte d’abord de se désendetter, et de se
délester de ses actifs non stratégiques. A commencer par Rhodia, une
société spécialisée dans la chimie. Pour être vendue dans les meilleures
conditions, celle-ci rachète en 2000 une entreprise britannique, Albright et
Wilson, afin de constituer un leader mondial des phosphates. Selon leurs
détracteurs, les dirigeants de Rhodia, notamment le patron de la société,
Jean-Pierre Tirouflet, auraient surpayé la firme anglaise, dont ils
connaissaient déjà les maux latents. Résultat : au bout de quelques mois,
le cours de l’action Rhodia s’effondre. Ses détenteurs perdent au total
2 milliards dans la déconfiture d’un titre qui a abandonné 95 % de sa
valeur depuis son introduction en Bourse, en 1998. Un homme, en
particulier, conteste le montage : Hugues de Lasteyrie, un financier
français installé en Belgique, actionnaire de Rhodia, qui a perdu
personnellement beaucoup d’argent dans l’affaire. En 2004, il porte
plainte pour « présentation de comptes inexacts, diffusion d’informations
fausses et mensongères ». L’enquête est confiée aux juges Henri Pons et
Jean-Marie D’Huy.
Lasteyrie vise en particulier Jean-Pierre Tirouflet, ex-P-DG de Rhodia,
et Jean-René Fourtou, ancien patron de Rhône-Poulenc, qui partira
ensuite chez Vivendi. Mais il vise également les anciens administrateurs
de Rhodia, parmi lesquels Thierry Breton, à l’époque P-DG de Thomson, et
ministre de l’Economie au moment où Lasteyrie se lance dans sa croisade,
en 2005. Breton fera même l’objet d’une perquisition à Bercy. Lasteyrie
aurait perdu près de 40 millions dans l’affaire ; aussi n’est-il pas prêt à
lâcher prise sur cette affaire qui prend bientôt un tour politico-médiatique.
D’autant que Lasteyrie est en contact avec un homme haut en couleur,
Edouard Stern, qui est lui aussi un actionnaire malheureux de Rhodia, et
lui aussi du genre à ne pas se laisser faire. Issu d’une grande famille de
banquiers, il a commencé sa carrière au sein de l’établissement familial,
qu’il a vendu à des investisseurs libanais en 1985. Il s’est alors lancé dans
une nouvelle activité qui consiste à entrer au capital d’entreprises pour les
contraindre à infléchir leur stratégie. Une pratique courante outre-
Atlantique, mais jusqu’alors inusitée dans une France encore habituée aux
joutes feutrées et à l’entre-soi.
Le 28 février 2005, Stern est retrouvé mort à son domicile genevois,
assassiné de quatre balles, dont deux dans la tête. C’est le personnel de
maison qui l’a découvert, sanglé dans une combinaison de latex utilisée
pour des jeux sadomasochistes. Pour la justice, le drame n’a pas de
rapport avec l’affaire Rhodia. Sa maîtresse, Cécile Brossard, qu’il aurait
manipulée – notamment en lui promettant de lui faire don de 1 million
d’euros –, l’aurait abattu dans un moment de colère. La défense invoquera
un crime passionnel. Cécile Brossard sera finalement condamnée à huit
ans et demi de prison pour meurtre, et remise en liberté conditionnelle en
novembre 2010.
Lasteyrie se retrouve seul en première ligne. Il se dit menacé, tout
comme Stern avant lui, qui avait même obtenu un port d’armes du
ministère de l’Intérieur, afin de pouvoir se défendre. Lasteyrie laisse
entendre qu’il dérange des intérêts puissants qui pourraient bien se
retourner contre lui.
Fantasme ou réalité ? Toujours est-il que, le 13 juillet 2007, il décède
à son tour brutalement, d’un infarctus. La veille de sa mort, il était encore
entendu par la police judiciaire.
Autre élément troublant : en 2005, on avait découvert que Lasteyrie et
Stern faisaient tous deux l’objet d’espionnage. La justice a en effet
découvert que deux rapports d’enquête avaient été soumis à Thierry
Breton, ancien président de France Telecom et ministre de l’Economie.
Quelques jours plus tôt, les enquêteurs avaient également mis la main sur
une étude effectuée pour le compte de Rhodia sur Hugues de Lasteyrie.
Une société d’intelligence économique, Egideria, avait enquêté sur lui
pour le compte de l’entreprise.
Il ne reste qu’un homme pour s’attaquer aux dirigeants de Rhodia et
de Rhône-Poulenc : Daniel Lebard. L’entrée de ce dirigeant d’entreprise
dans le dossier remonte à mars 1999. C’est à cette date que Jean-Pierre
Tirouflet a fait appel à lui pour diriger temporairement Albright et Wilson,
que Rhodia est en train de racheter. Mais Lebard se montre moins souple
que prévu. Il constate des dysfonctionnements dans la société, dont il
estime qu’ils sont voués à masquer temporairement les problèmes
d’Albright et Wilson afin que le cours de Rhodia n’en pâtisse pas. Du
moins pas tout de suite… C’est précisément la raison pour laquelle les
actionnaires de Rhodia ont réagi : ils considèrent qu’on leur a caché des
informations sur l’état réel de la société. Le 14 octobre 1999, on signifie à
Daniel Lebard la fin de son contrat. Il dénonce une rupture de contrat
abusive, mais les deux parties arrivent finalement à un agrément.
Ce n’est qu’en 2004, à la suite de la plainte de Lasteyrie, qu’il se
replonge dans le dossier pour mettre en exergue ce qu’il considère comme
les mensonges des dirigeants de Rhodia sur l’état de la société. Il reste en
contact fréquent avec Edouard Stern : il sera même le dernier à l’avoir au
téléphone avant son assassinat à Genève.
En octobre 2003, Jean-Pierre Tirouflet a démissionné. En mars 2004,
il a empoché une indemnité de départ de 2,1 millions d’euros, puis, en
mars 2005, une retraite chapeau de l’ordre de 5,3 millions d’euros. En
juin 2007, l’Autorité des marchés financiers infligeait finalement 750 000
euros d’amende à Rhodia et 500 000 euros à Jean-Pierre Tirouflet pour
communication financière « inexacte, imprécise et trompeuse » entre 2001
et 2003.
B. M.-S.
Héritier hors-norme
Benjamin Masse-Stamberger, Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut
L’Express raconte la vie haute en couleur du banquier Edouard Stern, qui
figurait parmi les plaignants dans l’affaire Rhodia. Il a été retrouvé mort fin
février 2005, assassiné par sa maîtresse dans des circonstances scabreuses.
Portrait d’un financier atypique. (L’Express du 9 mai 2005.)

Enfant, dans l’hôtel particulier du VIIe arrondissement, Edouard ne
manque de rien. L’été à Dinard, l’hiver à Megève. Affectivement, c’est tout
autre chose. Chez les Stern, les preuves d’amour sont un aveu de faiblesse.
Si le père, Antoine, tient plutôt lâchement les rênes de la banque
familiale, il bride ses enfants. Surtout l’aîné, Edouard, né en 1954. Ce
dernier ne partage finalement qu’une passion avec son géniteur : la
chasse. Lily, la gouvernante, apporte une chaleur réconfortante dans ce
désert affectif. Edouard confie ses secrets surtout à sa demi-sœur,
Fabienne Servan-Schreiber, devenue une productrice reconnue. « Pour lui,
j’étais sa “grande petite sœur”. On pouvait tout se dire, se souvient-elle. Je
sais ce qu’il a traversé. Sa personnalité d’adulte était indissociable des
rapports qu’il a entretenus avec ses parents. »
De l’enfance Edouard Stern tire ce goût du risque, de la bravade et de
la provocation qui ne l’abandonnera jamais. Son pire cauchemar ? Une vie
paisible. « Inutile de chercher une ligne directrice, prévient un ami. C’était
un être éclaté. » Un été, dans le fond du jardin, les cousins Stern se
lancent un défi : « Pas chiche de boire tout l’encrier ? » Les plus téméraires
le portent aux lèvres, faisant mine d’avaler en grimaçant. Edouard
l’empoigne d’une main et boit d’un trait le liquide noirâtre…
Mai 1968 passe sans s’arrêter sous les fenêtres de l’hôtel particulier
des Stern. Edouard n’est pas un gauchiste, mais les « révolutions » le
fascinent pour l’énergie qu’elles dégagent. Dès 1973, il sympathise avec
Henri Weber, le compagnon de Fabienne, l’un des fondateurs de la Ligue
communiste révolutionnaire. « Ça l’amusait beaucoup d’avoir un beau-
frère trotskiste. Ça avait de la gueule », se souvient Weber, aujourd’hui
cadre du Parti socialiste et député européen.
Sa fascination pour l’intelligence l’attire vers des êtres aussi différents
que le philosophe Régis Debray et l’homme d’affaires Jimmy Goldsmith.
Edouard est très vite conscient du prestige que lui confèrent son nom, son
1,97 mètre et son aisance intellectuelle. Très brillant, il est aussi capable
de se montrer hautain, prenant plaisir à briser ceux qui lui résistent. Son
insolence lui vaut d’être renvoyé de plusieurs établissements. En 1976, à
peine sorti de l’Essec et d’un stage à la banque Rothschild, il est prêt à
assumer sa part d’héritage. Il a vingt-deux ans.
A l’âge où les élèves des écoles de commerce commencent leur
carrière, Edouard est directement propulsé au sommet. Il prend les
commandes de la banque Stern dans des conditions périlleuses, appelé
par ses oncles et sa grand-mère Alice, figure tutélaire de la famille. Il y a
urgence : il faut sauver l’établissement de la gestion catastrophique de son
père. Antoine est évincé, ce qui sonne comme une revanche. « A cette
époque, Edouard craignait chaque matin que la banque soit déclarée en
faillite frauduleuse », témoigne Kristen Van Riel, bras droit et confident
d’Edouard. Il aura alors l’idée de s’entourer de grands sortants des
alternances politiques : Claude Pierre-Brossolette, Philippe Jaffré ou Jean
Peyrelevade. « Il fallait sans cesse calmer ses ardeurs », se souvient l’un de
ses formateurs. En décembre 1983, il épouse Béatrice David-Weill, fille
aînée du patron de la banque Lazard, qu’il connaît de longue date. Deux
ans plus tard, il crée la surprise en vendant la majeure partie des activités
de sa banque à un groupe libano-saoudien. Mais il en conserve le nom et
l’utilise pour fonder un autre établissement, dont il triple chaque année
les bénéfices… « Il faisait des vagues à Paris en lançant des raids sur des
sociétés, brisant les règles implicites du capitalisme cosy à la française »,
écrira le Wall Street Journal dans un long portrait paru après son décès.
En 1988, nouveau coup de théâtre : il cède sa nouvelle banque à la
puissante Société de banque suisse (SBS) pour la somme phénoménale de
1,75 milliard de francs (267 millions d’euros), ce qui le hisse au rang de
trente-huitième fortune française.
Quatre ans plus tard, il rejoint la banque Lazard, à la demande de son
beau-père, Michel David-Weill, où il fait figure de dauphin. Mais la greffe
ne prend pas : la vieille garde réagit mal à la fougue de Stern. Son beau-
père lui-même n’apprécie pas, semble-t-il, l’impatience du jeune homme à
le remplacer… Au point que le banquier aurait eu ce mot peut-être
apocryphe : « J’ai traité Edouard comme mon fils, il m’a traité comme son
père… » En 1997, Stern quitte la place, mais avec les honneurs : son
beau-père participe pour moitié – 300 millions d’euros – à la création de
son fonds d’investissement, International Real Returns (IRR), dont le siège
est à Genève. Il y réussit de belles affaires, telle la revente de Panzani-
Lustucru, en décembre 2004, avec une plus-value de 50 millions d’euros.
Il encaisse aussi quelques coups.
Parmi ses « échecs », une affaire qui va devenir célèbre et déclencher
sa colère, la déconfiture du titre Rhodia. IRR investit, en 1999, près de
40 millions d’euros dans ce groupe de chimie, filiale de Rhône-Poulenc.
Quatre ans plus tard, Stern est débarqué brutalement du conseil
d’administration. Rapidement, le cours de l’action dégringole à 1 euro…
Le financier, lésé, blessé dans son orgueil, pense que sa mise à l’écart
visait à dissimuler une magouille. En mai 2003, il porte plainte,
dénonçant des bilans mensongers. Il vise le P-DG de Rhodia, Jean-Pierre
Tirouflet, et Jean-René Fourtou, ancien patron de Rhône-Poulenc. Par
ricochet, Thierry Breton – ex-président de Thomson et du comité d’audit
de Rhodia – peut être atteint. Stern attaque sur tous les fronts. Il
interviendra ainsi, en coulisse, pour dénoncer un scandale touchant
Canal+ Technologie, une affaire où, comme le révélait, en
décembre 2004, La Lettre de L’Expansion, Jean-René Fourtou, Pierre
Lescure et Thierry Breton étaient également cités.
Dans cette bataille boursière et judiciaire, il est très excité à l’idée
d’affronter le nouveau ministre des Finances. Un des alliés de Stern,
Hugues de Lasteyrie, confiera à la justice la teneur de leur dernière
conversation téléphonique, le 25 février 2005 : « J’ai une grande
nouvelle : ils ont osé ! C’est la meilleure chose qui puisse nous arriver : le
dossier Rhodia est sur la place publique. Mais, cette fois, nous avons l’Etat
contre nous. »
Edouard Stern pensait, selon l’un de ses proches, que les menaces qui
lui étaient adressées pouvaient être liées à cette affaire. Des officines se
seraient intéressées à sa vie privée. Il avait, dit-il, remarqué un homme
relevant les numéros des plaques d’immatriculation de ses voitures. Il
craignait aussi des écoutes. C’est dans ce contexte qu’il sollicite Nicolas
Sarkozy, un ami de longue date. En mars 2004, le directeur de cabinet de
ce dernier, Claude Guéant, prend les menaces suffisamment au sérieux
pour qu’on lui délivre un permis de port d’arme.
Familier de plusieurs ministres de tout bord, Edouard Stern a-t-il
jamais songé à s’engager sérieusement en politique ? « On en a souvent
parlé, révèle Kristen Van Riel, tout en considérant que c’était difficilement
réalisable pour le descendant d’une lignée de banquiers juifs. » Peut-être
aussi aurait-il dû renoncer à la liberté de sa vie privée. « Ce qui le fascinait
dans la politique, c’était l’exercice du pouvoir, qu’il appréciait en esthète,
se souvient Hubert Védrine, son ami depuis quinze ans. Il posait de
nombreuses questions sur Mitterrand, dont il dévorait les biographies. »
Le financier et l’ancien ministre des Affaires étrangères avaient même le
projet de rallier prochainement l’ermitage du père de Foucauld, à
Tamanrasset. Ils passaient des vacances à deviser sur la géopolitique du
monde contemporain ou à écouter des opéras, en famille avec les enfants
d’Edouard aujourd’hui âgés de vingt, dix-huit et quatorze ans.
Le divorce d’avec Béatrice, installée aux Etats-Unis, l’avait éloigné
d’eux. Mais il voulait, malgré tout, leur transmettre plus qu’un héritage
financier : un bagage culturel. Un été, il les emmenait à Florence admirer
deux ou trois œuvres majeures du Quattrocento. Pour les vingt ans de sa
fille, il louait les locaux où sont conservés les décors de l’Opéra de Paris.
« Il mettait beaucoup d’intelligence dans l’amour qu’il portait à ses
e
enfants, souligne l’avocat de la famille, M Marc Bonnant, jouant par
exemple à mémoriser avec eux des vers de Victor Hugo ou de
Baudelaire. »
Mais Edouard Stern compartimente soigneusement ses vies. Libéré des
liens du mariage, il multiplie, discrètement, les expériences, y compris les
plus extrêmes – ce que révéleront les conditions de sa mort. Il inspire
également des passions, demeurant, lui, toujours sur la réserve. La face la
plus obscure du personnage. « Il aimait avoir le pouvoir absolu sur tout,
avoue l’une de ses connaissances. C’était un prédateur. Il se montrait tour
à tour cassant et sarcastique, puis aussitôt charmeur et enflammé. »
Il s’éprend d’une ancienne Miss Union soviétique. Mais la jeune femme
souhaite l’épouser et lui donner un enfant. Et, quand elle lui annonce
qu’elle est enceinte, Stern, immédiatement, s’éloigne. « Cet homme a une
faille : une incapacité au bonheur », a diagnostiqué un jour un de ses
intimes. Edouard poursuit sa quête sentimentale et de plaisirs. En 2001,
justement, lors d’un dîner parisien, il croise Cécile Brossard…
Condamnations
Jean-Pierre Tirouflet a été condamné en 2007 par l’Autorité des
marchés financiers à 500 000 euros d’amendes pour avoir communiqué
des informations trompeuses au marché.
La société Rhodia a été condamnée à 700 000 euros d’amendes.
Cécile Brossard a été condamnée en 2009 à huit ans et demi de
réclusion pour le meurtre de son amant. Elle a obtenu en mai 2010 une
libération conditionnelle.
L’affaire Messier
2002

2 juillet 2002, sourire crispé, yeux bleus humides, Jean-Marie Messier


quitte le siège de Vivendi Universal, avenue de Friedland à Paris, au
milieu d’une haie de salariés. Les applaudissements se mêlent aux huées.
La scène, surréaliste, vient clôturer un épisode guère reluisant de l’histoire
du patronat français : la chute, spectaculaire, du P-DG icône de la fin des
années 1990…
Avec la débâcle de Vivendi Universal, c’est un nouveau visage du
capitalisme tricolore qui s’est révélé, celui des montages financiers
ultrasophistiqués, des comptabilités opaques et de la croissance non
maîtrisée. Un capitalisme enragé et dédaigneux des lois, un peu à la
manière d’Enron, ce géant américain du courtage en énergie devenu
totalement incontrôlable, qui fit faillite du jour au lendemain fin 2001.
Sur le papier, J2M avait tout pour réussir : polytechnicien, énarque,
inspecteur des finances, plus jeune directeur de cabinet de la
Ve République (celui de secrétaire d’Etat aux privatisations), et plus jeune
associé-gérant de la banque Lazard. Il est vite détecté comme le meilleur
espoir du patronat français. A trente-sept ans, sans aucune expérience
d’entreprise, deux de ses éminents représentants le choisissent pour
dauphin : Didier Pineau-Valencienne chez Schneider et Guy Dejouany à la
Compagnie générale des eaux. Il choisira cette dernière. Le poste est alors
le plus convoité de l’establishment. Deux ans plus tard, en 1996, après
avoir assaini la situation financière du groupe, il est propulsé P-DG. Nous
sommes à la veille des années 2000, et Messier, happé par la folie de la
bulle Internet, a de grandes ambitions pour la Générale des eaux. Le petit
génie veut faire de la vieille endormie présente dans la distribution d’eau,
le bâtiment, la restauration collective, ou encore la téléphonie mobile, un
groupe de communication mondial.
Persuadé que l’avenir est à la convergence des tuyaux et des contenus
qui y circulent, Messier se lance dans une politique de croissance externe
effrénée. Entre 1996 et 2001, il procède ainsi à quelque 100 milliards
d’euros d’acquisitions. Du jamais vu en France. Côté médias, il avale
notamment Canal+, Havas, et les cinémas Pathé. Côté réseaux, il
s’empare de Vizzavi, un portail Internet multi-accès, et d’un morceau du
bouquet de télévision par satellite BSkyB. Sous l’effet de l’euphorie
boursière entourant les valeurs de la « Nouvelle économie », la boulimie
de Jean-Marie Messier s’aggrave encore. En 2000, audace suprême, il se
lance à l’assaut d’Hollywood. Contre des actions Vivendi, il rachète à la
puissante famille Bronfman le groupe Seagram, propriétaire des studios
Universal et d’Universal Music, damant le pion aux plus grands groupes
de médias internationaux. En moins de quatre ans, le numéro 2 mondial
de la communication, Vivendi Universal, est né. Jean-Marie Messier est au
faîte de sa gloire !
C’est peu dire que le succès va lui monter à la tête. Progressivement,
J2M se transforme en J6M (comme le surnomment les Guignols de l’info)
pour Jean-Marie Messier Moi-Même, Maître du Monde, une sorte de
caricature du patron branché, connecté, ultra-médiatisé, donnant des
leçons de tout, de modernité, d’Internet, d’économie mondialisée, à la
terre entière. De New York, où il a pris ses quartiers après le rachat
d’Universal, il proclame « la mort de l’exception culturelle franco-
française », suscitant l’ire des milieux artistiques et de la classe politique.
Dans le petit cercle étriqué et conservateur des patrons français,
l’omnipotence de « Magic 2M », autre sobriquet dont il est affublé,
commence à faire jaser. Agacement, jalousie ? Ce qui est sûr, c’est qu’on
ne lui pardonnera pas ses écarts, sa mégalomanie, ni son somptueux train
de vie : en 2001, Messier se fait acheter par Vivendi 530 mètres carrés à
Manhattan pour 19,4 millions d’euros.
Mais déjà, la roue tourne. C’est l’explosion de la bulle Internet, les
attentats du 11 septembre, et les faillites frauduleuses d’Enron et de
Worldcom. En décembre 2001, malgré la chute du cours et les mises en
garde de son directeur financier, Guillaume Hannezo, Messier décide de
racheter le réseau de télé câblée USA Network. Quelques mois plus tard, il
attise les tensions en se séparant de l’un des derniers vestiges de la
vénérable Générale des eaux, Vivendi Environnement, et en limogeant à
grand fracas le patron de Canal+, Pierre Lescure. La rumeur commence à
enfler : le talentueux M. Messier serait en train de perdre pied, en même
temps que le sens commun. En mars 2002, alors qu’il vient d’annoncer
une perte de 13,6 milliards d’euros, la plus grosse jamais enregistrée par
un groupe français, Messier déclare : « Vivendi va mieux que bien »… Et
cette perte alors ? Un simple jeu d’écriture comptable, argue-t-il !
La réalité, bien sûr, est tout autre. Mi-2002, le groupe est étouffé par
une dette de 35 milliards d’euros, et risque la crise de liquidités. Pour
financer une croissance externe échevelée – avec des acquisitions souvent
très cher payées –, les comptes ont été habilement embellis, et des paquets
d’actions ont été rachetés pour maintenir l’illusion d’un cours de Bourse
au sommet. Le 2 juillet, c’est la chute. Brutale. Les soutiens et admirateurs
d’hier disparaissent un à un. Quant aux médias, qui l’avaient porté aux
nues, ils se font un plaisir de le lapider. D’autant qu’un autre scandale
couve, qui va ternir un peu plus la réputation de l’ancien petit prodige.
A la veille de son départ, Jean-Marie Messier a en effet négocié un
parachute doré de 20,5 millions d’euros. Une somme dont il aurait besoin
« pour vivre », plaide-t-il alors (Messier est endetté à hauteur de
10 millions après avoir acheté des actions VU qui se sont effondrées). La
pilule passe mal. Malgré une décision de justice américaine ordonnant le
versement de ces indemnités, Messier renonce en 2003 à cette somme
sous la pression du conseil d’administration.
Condamné par l’autorité boursière américaine (la SEC) à 1 million de
dollars pour infractions boursières, Messier demeure toujours sous le coup
d’une procédure en France. En mai 2014, il a vu sa peine réduite en appel
à dix mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende, mais l’ex-
patron vedette a décidé de se pourvoir en cassation. S’il a regretté
certaines de ses erreurs stratégiques, Messier n’a jamais admis avoir péché
par excès d’orgueil ou mégalomanie.
Dans son livre, Mon vrai journal, paru quatre mois après sa chute, et
dont L’Express a publié les bonnes feuilles, Jean-Marie Messier se dit
victime d’un complot ourdi par le parrain du capitalisme, le tout-puissant
patron d’Axa, Claude Bébéar, à qui il aurait refusé de faire allégeance. Il y
dénonce une « traque à la française avec les réseaux souterrains, les petits
rabatteurs, les mensonges et les faux-semblants ». Quelques années plus
tard, reconverti dans le conseil en fusions-acquisitions, J2M signe Le jour
où le ciel nous est tombé sur la tête (Seuil, 2009), un pamphlet sur la crise
financière de 2008, donnant ses explications sur les subprimes, la faillite
de Lehman Brothers. Mais aussi ses leçons. On ne se refait pas.
J. de L. B.
Messier après la tempête
Bruno Abescat et Corinne Lhaïk
Mai 2002. Vivendi Universal et son célèbre patron, Jean-Marie Messier, sont
sous le feu des projecteurs. Alors que la dette du nouvel empire de
communication s’envole, Messier, coincé entre les financiers et ses
administrateurs, semble de plus en plus fragilisé. C’est le moment choisi par
L’Express (alors propriété de Vivendi) pour plonger dans les arcanes de ce
groupe sous haute surveillance. Deux mois plus tard, l’ancien petit prodige du
capitalisme français sera obligé de démissionner. (L’Express, 2 mai 2002.)

Il y a comme ça des années maudites. Jean-Marie Messier, le patron
de Vivendi Universal (VU, propriétaire de L’Express), en traverse une,
assurément. Alors qu’il venait juste, le mercredi 24 avril, d’être reconduit
par le conseil d’administration du groupe puis chahuté lors de l’assemblée
générale des actionnaires, le no 1 de la deuxième firme mondiale de
communication se voyait contraint – deux jours plus tard – de
reconvoquer une nouvelle AG le 3 juin. Pour cause de piratage des
systèmes de vote ! Voilà le patron le plus médiatique de France victime
d’une manipulation après avoir été, ces derniers mois, l’un des plus
malmenés. Ce dernier rebondissement ne remet pas en question le
devenir de J2M : il est assuré de conserver son fauteuil. Mais cet épisode
tombe mal alors que le P-DG sort à peine d’une grave crise de défiance.
Vitupéré par certains, menacé par d’autres et, pour le coup, déstabilisé, il
était difficile d’imaginer, ces derniers temps, en effet, que l’on parlait du
même homme, du conquérant – alors congratulé – qui, voilà seize mois,
mettait la main sur l’un des plus prestigieux studios hollywoodiens,
Universal, et donnait naissance à un nouveau champion national : le seul
groupe capable de rivaliser avec les américains AOL-Time Warner ou
Disney. Six ans après avoir pris les commandes de l’ex-vénérable Générale
des eaux, le P-DG était l’objet, ces derniers mois, d’une vraie cabale à la
hauteur de sa nouvelle stature de vedette de part et d’autre de
l’Atlantique. Le plongeon de l’action, les pertes record en France
(13,6 milliards d’euros) et l’endettement considérable (19,1 milliards, fin
2001) du groupe, les choix stratégiques mais aussi les faux pas du jeune
patron – décidément trop show off – en ont agacé puis inquiété plus d’un.
Au point de susciter le doute.
Pressé de toutes parts de reprendre l’initiative, il vient, à n’en pas
douter, de traverser les quinze jours les plus éprouvants de sa carrière.
Deux semaines folles au cours desquelles il s’est employé – dans un climat
passionnel – à désamorcer les critiques, à rassurer ses administrateurs et
la communauté financière, à donner des gages. Et aussi à contre-attaquer.
Avec succès, puisqu’il conserve son fauteuil. Mais l’horizon est loin d’être
éclairci, car bien des problèmes demeurent et sa situation est désormais
fragilisée.
Le samedi 13 avril, lorsqu’il s’envole de New York avec femme et
enfants pour quelques jours de congé, le P-DG estime avoir bien mérité ce
répit. Cette dernière semaine encore s’est achevée avec la démission, sur
fond de tensions, de Denis Olivennes, directeur général de Canal+ et
membre du comité exécutif de Vivendi Universal. La famille va prendre
ses quartiers, aux Bahamas, dans la villa de Barry Diller, patron des
activités américaines de VU dans le cinéma et la télévision. Mais le
vacancier doit écourter son séjour. A Paris circulent des rumeurs de
conciliabules visant à le placer sous tutelle, voire à le destituer ! L’assureur
Claude Bébéar, figure de l’establishment – on y reviendra –, mène
campagne contre lui. Surtout, Vincent Bolloré, spécialiste des coups
financiers, a commencé à ramasser le titre en Bourse : il détiendrait de 0,5
à 2 % des actions. Quand il rentre dans la capitale, le mardi matin, Le
Monde titre ce jour-là en une : « Qui veut la chute de Messier ? »
La riposte ne va pas se faire attendre. Il faut d’abord envoyer un signal
fort aux marchés. Dès le début de l’après-midi, Jean-Marie Messier
convoque Pierre Lescure, patron de Canal+. Depuis le 8 mars, il a mis son
lieutenant en demeure de redresser la barre : voilà cinq ans que la chaîne
à péage perd de l’argent. En 2001, le montant du déficit atteint même la
somme de 700 millions d’euros ! Les relations entre les deux hommes
n’ont cessé de se dégrader et Messier a longtemps repoussé cette
séparation. L’entretien est bref. A 15 h 30, lors d’un point presse
impromptu, Messier annonce le limogeage du patron de Canal et son
remplacement par Xavier Couture, venu de TF1. Si la nouvelle ravit les
gestionnaires, elle soulève une vraie bronca chez les salariés de Canal et
l’émoi dans les milieux du show-biz. J2M a sans doute sous-estimé
l’ampleur de la réaction. A cinq jours du premier tour, il a aussi été pris
dans la « patrouille électorale », s’attirant les remontrances des candidats
en campagne.
Ce mardi après-midi toujours, tandis que l’effervescence règne, en
direct et en clair, à Canal, le patron a déjà entrepris de s’assurer du
soutien de ses administrateurs – le clan des Français du moins – dans la
perspective du conseil du 24 avril. Il les a tous réunis : Bernard Arnault
(LVMH), Henri Lachmann (Schneider), Serge Tchuruk (Alcatel), Jean-
Marc Espalioux (Accor) ou Marc Viénot (Société générale)… Seuls
absents : Jean-Louis Beffa (Saint-Gobain), resté au fond de son lit, et
Philippe Foriel-Destezet (Adecco), en déplacement à l’étranger mais qui
s’est joint à la conversation par téléphone. Bien qu’il ne soit pas membre
du conseil, Guy Dejouany, l’ancien président de la Générale des eaux,
assiste à ce comité. La réunion va durer deux bonnes heures. « Au moins
a-t-on pu parler français », plaisante l’un des convives. L’ambiance n’est
pas à l’affrontement. Elle n’est guère non plus conviviale. Ces messieurs
expriment leur mécontentement d’être trop souvent mis au pied du mur ;
leur réserve, aussi, sur le moment choisi pour chasser Pierre Lescure. Ils
demandent, enfin, au P-DG de se montrer, à l’avenir plus discret.
Moins d’une heure après, vers 20 h 20, il est pourtant sur le plateau de
France 2 face à David Pujadas. Son front brille. Il n’est même pas
maquillé. Face au tollé soulevé par le renvoi de Lescure, il a décidé de
monter au créneau pour tâcher d’éteindre l’incendie. Marteler, en
l’occurrence, que Canal respectera ses engagements envers le cinéma
français. Il répétera l’exercice, mais de façon solennelle cette fois, devant
le CSA, le jeudi 18 avril, à 15 h 30. En quittant France 2, l’heure n’est pas
encore à la détente. Le P-DG est invité à dîner à une soirée très privée.
Maurice Lévy, patron de Publicis, promu dans l’ordre national du Mérite,
reçoit famille et amis, une petite quarantaine de personnes. Le ministre de
l’Economie, Laurent Fabius, est présent. Les deux hommes échangent
brièvement quelques mots en aparté. Mais le ton a vite monté. Il a bien
sûr été question de Canal, mais aussi du sort de Vivendi Environnement –
un sujet que le ministre a déjà abordé, en tête à tête, dès la fin janvier,
avec le P-DG, lors du Forum économique mondial.
Vivendi Environnement, héritier de la Générale des eaux, cœur
historique du groupe, c’est l’autre préoccupation et le principal dossier qui
agite milieux d’affaires et pouvoirs publics. Un signe : dans l’après-midi
même, toujours soucieux d’apaisement, Jean-Marie Messier a confirmé
son président, Henri Proglio, à la tête du groupe après avoir songé, selon
certaines sources proches du dossier, à le remplacer. Début mars, la
rumeur annonçait, en effet, le souhait du P-DG de faire monter un de ses
fidèles, Eric Licoys, pour orchestrer le désengagement du groupe. C’est-à-
dire ramener sa participation de 63 à moins de 50 % dans Vivendi
Environnement pour cesser d’en consolider la dette. Proglio a aussitôt
donné l’alerte. Trouvant le soutien de ses salariés – lassés, ces dernières
années, d’être déconsidérés – et de nombreux industriels, jusqu’au conseil
de VU, pour qui Proglio ne méritait pas un tel désaveu. Ce retrait annoncé
provoque surtout l’émoi des élus. L’Association des maires de France
brandit ainsi la menace d’une renégociation des contrats passés avec la
firme en cas de changement capitalistique important. L’exécutif n’est pas
non plus en reste : l’Elysée, Matignon, Bercy – chacun y va de ses mises en
garde. Touche pas à mon eau ! Message reçu. Lors de l’assemblée du
24 avril, Messier fera machine arrière : « Une opération sur Vivendi
Environnement n’est pas à l’ordre du jour. »
Pour l’heure, ce mercredi 17 avril, il continue de déminer le terrain.
Ce matin-là, à 10 h 30 et pendant deux heures, il reçoit les représentants
des actionnaires minoritaires. Face à la chute des cours, il importe en
priorité de clarifier la situation financière et, somme toute, d’éviter que la
prochaine AG ne se transforme en tribune ! Preuve de sa bonne volonté :
Jean-Marie Messier rappelle qu’il a déjà renoncé, pour 2002, à ses stock-
options si le cours (moins de 40 € aujourd’hui) n’était pas remonté à 60 €
d’ici à septembre.
L’après-midi même, il rencontre Claude Bébéar. L’ancien patron d’Axa
n’est ni administrateur ni actionnaire de Vivendi. Mais son influence reste
intacte dans les milieux patronaux et, depuis quinze jours, ce parrain
s’inquiète, à voix haute, de la situation du groupe ! Son leitmotiv : on ne
peut pas dénoncer l’affaire Enron aux Etats-Unis et ne pas s’émouvoir des
conséquences éventuelles en France des difficultés de Vivendi. Même si les
deux dossiers n’ont strictement rien à voir – Vivendi fédère des sociétés de
premier plan connues et identifiables –, ce discours ébranle certains
administrateurs et Messier n’apprécie pas. D’autant que circulent des
noms de dirigeants, comme Thierry Breton (Thomson Multimédia) ou
Christian Blanc (ex-Air France), censés venir le contrôler ! Inacceptable.
Au cours de ces derniers jours, le P-DG ne joue pas seulement en
défense. Il attaque. D’abord, il finalise la cession du pôle de presse
professionnelle et santé. L’opération doit contribuer à désendetter le
groupe d’environ 1 milliard d’euros. Ensuite, il conclut, le 19 avril, un
partenariat stratégique dans le domaine des médias numériques avec
Thomson Multimédia, que préside… Thierry Breton. De retour du Japon,
ce dernier a verrouillé, la veille, les derniers détails lors d’un déjeuner
avec J2M. Dans l’agitation ambiante, au-delà de la portée de l’accord, le
message est clair : les affaires continuent ! Malgré tout, jusqu’au bout, le
P-DG déploiera des trésors de diplomatie. Samedi 20 avril, il propose la
présidence de Canal+ à Dominique Farrugia, un historique de la chaîne.
Cet ancien des Nuls réserve sa réponse jusqu’au jeudi 25. « Après
l’assemblée générale des actionnaires, lui dit Messier. — J’ai besoin de
réfléchir », répond-il. Il dira finalement oui le 25, après un déjeuner en
tête à tête avec Pierre Lescure. Lundi 22 avril, J2M recevait encore les
représentants des salariés et quelques figures de Canal, comme Bruno
Gaccio, coauteur des Guignols, afin de tenter de calmer les esprits…
On connaît l’épilogue : mercredi dernier, devant quelque 5 000
actionnaires réunis au Zénith, à Paris, le P-DG pouvait se flatter d’être
solidement installé à la barre. Fait exceptionnel : le limogeage de Pierre
Lescure sera massivement voté en assemblée générale. Mais J2M devra
repasser ce grand oral après la découverte de la « manipulation » des
votes. Pour l’heure, s’il se tire d’affaire, sa marge de manœuvre paraît plus
limitée. Il a dû fournir des gages de stabilité à son conseil. Priorité est
désormais donnée à la gestion et à la croissance interne. Pour l’épauler, il
a élargi les responsabilités d’un tandem « maison » : Agnès Touraine et
Philippe Germond ont tous deux été promus directeurs généraux délégués
au côté d’Eric Licoys. « Il y a un moment, confie Agnès Touraine au Figaro,
où il faut intégrer ce que l’on a acheté. Il faut se donner le temps de
réussir la croissance interne, quitte à passer à côté de quelques
acquisitions. »
La partie à jouer s’annonce serrée. Au lendemain de l’AG, malgré les
bons résultats de VU au premier trimestre 2002, les marchés financiers –
secoués, il est vrai, par les pertes colossales d’AOL-Time Warner au
premier trimestre (54 milliards de dollars) – ne semblaient pas
convaincus. En outre, Jean-Marie Messier va peut-être devoir faire face à
une procédure judiciaire inédite. Une des associations d’actionnaires
minoritaires (l’Adam) s’apprête à demander, ces jours-ci, la désignation
d’un expert afin que soient examinés le mode de fonctionnement du
conseil d’administration et la situation financière du groupe.
Surtout, le P-DG se trouve devant un vrai casse-tête. Commentaire
d’un patron : « Aujourd’hui, il a construit un empire qui repose sur deux
pieds, deux pays, deux cultures et deux styles de management et il doit
faire le grand écart en permanence. » Entre des Américains désireux de
voir Vivendi Universal devenir un pur media player et des Français
attachés aux métiers historiques de la firme, le maintien du statu quo
demandera beaucoup d’habileté.
Plusieurs chantiers (les activités Internet et Canal+) exigent aussi une
réponse rapide. S’il parvient à convaincre et que le cours de l’action se
redresse, J2M fera vite taire les critiques. Sinon, il risque gros. Nombreux
sont encore ceux qui pronostiquent son lâchage « à froid » dans les
prochains mois.
Condamnations
Jean-Marie Messier. – Visé par plusieurs procédures, l’ancien patron
de Vivendi Universal a écopé d’une amende de 1 million de dollars
infligée par la SEC américaine en 2008, et de 500 000 euros par l’AMF (en
appel). Le 19 mai 2014, il a été condamné par la cour d’appel de Paris à
dix mois de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende. Il a décidé de se
pourvoir en cassation.
Guillaume Hannezo. – Au cours du même procès, l’ancien directeur
financier de Vivendi a été condamné à 850 000 euros d’amende (dont la
moitié avec sursis). En 2008, la SEC lui avait également infligé une
amende de 250 000 dollars.
Vivendi. – En tant que personne morale, Vivendi a été condamnée à
48 millions de dollars d’amende par la SEC. En France, l’AMF a condamné
le groupe à 500 000 euros d’amende, une peine réduite à 300 000 euros
en appel.
Le scandale Pétrole contre
nourriture
2004

Les Américains cherchaient des armes de destruction massive. A la


place, ils trouveront des informations explosives sur le détournement par
Bagdad d’un gigantesque programme humanitaire. En 2004 éclate l’affaire
« Pétrole contre nourriture », mettant en cause des entreprises du monde
entier et des centaines de personnalités politiques, ambassadeurs ou
hommes d’affaires internationaux, proches de Saddam Hussein, accusés
d’avoir enrichi le régime baasiste ou bénéficié de ses largesses. Le volet
français de l’affaire sera particulièrement nourri, avec la mise en cause de
personnalités politiques de premier plan, du géant pétrolier Total, et de
son P-DG de l’époque, Christophe de Margerie.
Au milieu des années 1990, accusé par de nombreuses ONG de laisser
les Irakiens mourir de faim à cause de l’embargo économique post-guerre
du Golfe, l’ONU décide de voter la résolution 986 « Oil for food ». En
français, le programme « Pétrole contre nourriture ». Concrètement, il
s’agit d’autoriser l’Irak à vendre du pétrole, en quantité limitée, en
échange de biens essentiels à la survie du peuple irakien (médicaments,
denrées alimentaires, etc.). Une sorte de levée partielle des sanctions
permettant au commerce de repartir de manière encadrée. A partir de
mai 1996, il est donc convenu que le pays pourra exporter 2 milliards de
dollars de pétrole tous les six mois pour acheter des biens d’équipement et
de consommation. Pour éviter d’éventuelles malversations, les sommes
sont séquestrées sur un compte de la BNP à New York, géré par l’ONU, et
une liste de 4 500 entreprises autorisées à commercer avec l’Irak est
dressée.
Sur le papier, le dispositif semble plutôt bien conçu. Sauf que, très
rapidement, le régime de Saddam va profiter de l’assouplissement de
l’embargo pour détourner le programme à son profit. Dès l’automne 2000,
il commence à réclamer des « surcharges » aux différents partenaires
commerciaux du pays : jusqu’à 30 centimes de dollar par baril pour les
compagnies pétrolières, et des commissions illégales de 10 % sur les
ventes de biens d’équipement. Refusant de se plier aux limites fixées par
l’ONU, les autorités irakiennes profitent aussi du retour des compagnies
pétrolières sur leur territoire pour instaurer un véritable marché parallèle
de l’or noir, géré par la Somo (State Oil Marketing Organization),
l’organisme d’Etat chargé de commercialiser le brut. En échange de leur
silence et de copieux dessous-de-table, les groupes coopératifs peuvent
acheter plus de pétrole qu’autorisé.
Pendant plusieurs années, la rumeur circule selon laquelle Bagdad
violerait les termes de l’embargo et la résolution 986. Mais ce n’est qu’en
2004, après la seconde intervention américaine en Irak, que les
Occidentaux découvrent, en épluchant les archives de la Somo, les
arcanes de ce gigantesque système de corruption. Ils apprennent qu’en
plus de renflouer les caisses du régime, le dispositif a permis de financer
les « personnalités amies » de Saddam. Notamment celles qui militaient
plus ou moins activement en faveur de la levée des sanctions… En
janvier 2004, la presse irakienne publie une liste de 270 personnalités
influentes, toutes nationalités confondues, qui auraient bénéficié de
coupons de barils de pétrole. Parmi elles, plusieurs Français, dont un
familier de ce type d’affaires, l’ancien ministre des Affaires étrangères
Charles Pasqua, son conseiller diplomatique Bernard Guillet, ou encore
l’homme d’affaires Claude Kaspereit.
Pour l’ONU, le scandale est colossal. D’autant plus que certains hauts
diplomates de l’organisation semblent avoir « croqué » leur part du
gâteau. Même le fils du secrétaire général de l’ONU, Kojo Annan, est mis
en cause pour avoir travaillé dans une société suisse chargée d’inspecter
les marchandises importées en Irak. Immédiatement, une commission
d’enquête indépendante est constituée, pilotée par l’ancien directeur de la
réserve fédérale américaine Paul Volcker. Dans un rapport rendu en
octobre 2005, celui-ci estimera à 11 milliards de dollars les revenus
touchés par le régime baasiste sur le pétrole de contrebande, et à
1,8 milliard le montant des commissions perçues illégalement sur les
contrats signés entre 1996 et 2003. Sur les 4 500 entreprises ayant
participé au programme, près de la moitié aurait versé des dessous-de-
table au gouvernement irakien pour s’extraire des limites fixées par
l’embargo, parmi lesquelles 180 entreprises françaises.
En France, ce rapport tombe à point nommé. Depuis 2002, le juge
Philippe Courroye enquête sur des activités de blanchiment de la
compagnie pétrolière Total en Irak. Il soupçonne la major pétrolière
d’avoir utilisé des sociétés écrans – notamment la société suisse Telliac –
pour verser des commissions lors d’opérations d’achat de pétrole. Comme
d’autres entreprises françaises, la justice soupçonne Total d’avoir
contourné l’embargo en s’approvisionnant directement auprès de la Somo,
en violation des règles onusiennes. Au cœur de ce dispositif, un drôle
d’avocat libanais, proche de l’aile droite du parti Baas, un certain Elias
Firzli, suspecté de jouer les intermédiaires pour Total.
Christophe de Margerie, le P-DG de la compagnie, est alors pointé du
doigt : en contact régulier avec Elias Firzli, c’est lui qui dirigeait à l’époque
des faits la branche « exploration-production » du Moyen-Orient. En
octobre 2006, il est mis en examen pour « complicité d’abus de biens
sociaux » et « corruption d’agents publics étrangers ». Mais, jusqu’au bout,
le P-DG de Total (décédé en octobre 2014) clamera son innocence.
Le 21 janvier 2013, après dix ans de procédure, l’affaire s’ouvre devant
le tribunal correctionnel de Paris. Parmi les principaux prévenus, les
bénéficiaires présumés des bons de pétrole irakiens – Charles Pasqua,
Bernard Guillet, Claude Kaspereit ou encore les deux diplomates Jean-
Bernard Mérimée et Serge Boidevaix – mais aussi des cadres de Total,
soupçonnés d’avoir participé activement au dispositif, dont Christophe de
Margerie. A la surprise générale, ils seront tous relaxés six mois plus tard,
le tribunal correctionnel estimant qu’aucune des infractions de
« corruption d’agents publics étrangers », « trafic d’influence » ou « abus
de biens sociaux », retenues contre les prévenus, n’était constituée.
En juin 2015, lors d’un second procès, les quatorze entreprises
françaises accusées d’avoir enrichi Saddam Hussein en contournant
l’embargo – dont Renault Trucks, Schneider Electric ou encore Legrand –
ont également été relaxées, une partie d’entre elles ayant entre-temps
conclu des accords avec le ministère de la Justice américain. A deux
reprises, le parquet a fait appel de ces décisions, sans toutefois contester
les relaxes de Christophe de Margerie et de Charles Pasqua.
J. de L. B.
L’incroyable système de corruption
Laurent Chabrun et Gilles Gaetner
En 2005, les enquêtes américaines laissent à penser que des personnalités
françaises – dont Charles Pasqua, qui dément – auraient profité des largesses
du régime de Saddam Hussein. L’affaire fait grand bruit en France, alors que
le juge Courroye enquête depuis 2002 sur ce scandale qui mêle pétrole,
affairisme et politique. (L’Express du 23 mai 2005.)

Charles Pasqua risque-t-il de connaître des soucis avec la justice pour
avoir perçu quelques gratifications de l’Irak dans le cadre de l’opération,
pilotée par l’ONU, « Pétrole contre nourriture » ? En tout cas, le juge
Philippe Courroye a demandé, le 7 avril, un réquisitoire supplétif au
parquet de Paris pour lui permettre d’enquêter. Motif : recel d’abus de
biens sociaux et trafic d’influence. L’ancien ministre de l’Intérieur, qui ne
cesse de démentir toute implication dans cette affaire, n’est pas le seul à
être concerné : une dizaine de personnalités françaises auraient eu droit
aux faveurs de l’Irak de Saddam Hussein. Parmi celles-ci, Bernard Guillet,
ancien conseiller diplomatique de Pasqua, ex-consul général à Houston,
Patrick Maugein, polytechnicien, président de la société d’exploration
pétrolière Soco International, Jean-Bernard Mérimée, ambassadeur aux
Nations unies de 1991 à 1995, et l’homme d’affaires Claude Kaspereit.
Pour l’heure, seul Guillet a été épinglé pour recel d’abus de biens sociaux
et trafic d’influence aggravé. Le juge le soupçonne d’avoir perçu – via un
avocat libanais, membre du parti Baas, Me Elias Firzli – 220 000 francs
suisses et 126 000 dollars, entre le 14 octobre 1999 et le 24 octobre 2000.
e
Or M Firzli, qui a quitté précipitamment la France en septembre 2004,
était chargé par le régime irakien d’allouer quelques espèces sonnantes et
trébuchantes aux « amis » de Bagdad. L’avocat ne manquait pas de
moyens : il disposait, sur son compte à la Banque de la Méditerranée à
Genève, d’un véritable trésor : 8 millions de francs suisses et 4 millions de
dollars. L’origine ? Les commissions versées par la compagnie française
Total lors de l’achat de brut à l’Irak. Mais là où ce scandale prend une
dimension planétaire, c’est que 270 personnalités originaires d’une
trentaine de pays auraient également été récompensées par Bagdad. Pas
seulement par Total, mais par des dizaines de compagnies internationales.
Cette affaire entache non seulement la crédibilité de l’ONU, mais risque
d’éclabousser, à terme, la réputation de la BNP Paribas de New York, qui a
admis avoir effectué des paiements à « des personnes autres que celles
bénéficiaires de lettres de crédit ». Bref, la banque aurait été abusée. Il
n’empêche. Le centre opérationnel de la gestion de toutes ces transactions
étant à Paris, la PJ a mené récemment une discrète perquisition au siège
parisien de la banque. Des centaines de documents saisis sont en cours
d’analyse et de dépouillement.
14 avril 1995. L’ONU vote la résolution 986 au terme de laquelle l’Irak
obtient l’autorisation de vendre du pétrole partout dans le monde, à deux
conditions. Premièrement, le produit de la transaction devra servir à
acheter des biens d’équipement et de consommation pour permettre à la
population de vivre décemment. Deuxièmement, les 248 sociétés
pétrolières agréées par l’ONU, acheteuses de brut, devront mettre l’argent
destiné à l’Irak sur un compte séquestre à la BNP Paribas de New York.
Les trois principales entreprises françaises agréées ont pour nom : Total,
Socap SA et Glencore France. Seulement, voilà : les autorités irakiennes
vont contourner la résolution onusienne en allouant, via des sociétés
écrans, des coupons de barils de pétrole à des personnalités amies du
régime. En retour, ces dernières ne devront pas ménager leurs efforts pour
obtenir la levée de l’embargo qui frappe Bagdad depuis l’invasion du
Koweït en 1991. Très vite, des rumeurs courent à New York selon
lesquelles le régime irakien n’appliquerait pas la résolution 986… Mais
rien de bien probant. Ce n’est qu’au début 2004, après l’arrivée des
Américains en Irak, que des informations sur le gigantesque système de
corruption mis en place par Saddam Hussein commencent à filtrer. En
janvier, le journal irakien Al-Mada publie la liste de 270 personnalités
susceptibles d’avoir bénéficié de coupons d’achat de pétrole irakien de la
part de Saddam Hussein. Déjà apparaît le nom de Charles Pasqua, tout
comme celui de politiciens russes ou britanniques.
Trois mois après les révélations d’Al-Mada, l’ONU vote à l’unanimité la
création d’une commission d’enquête indépendante, présidée par l’ancien
patron de la Réserve fédérale, Paul Volcker.
A l’automne 2004, nouveau coup de théâtre, toujours en provenance
de Bagdad : si Charles Duefler, special advisor américain, n’a pas trouvé
trace d’armes de destruction massive, en revanche, il ramène des
informations explosives. En l’occurrence, une liste d’allocataires de
coupons de barils de pétrole qui lui a été fournie par la société d’Etat des
pétroles irakiens, la Somo. Apparaissent – une nouvelle fois – les noms de
Charles Pasqua et de Bernard Guillet…
A Paris, le juge Philippe Courroye, qui enquête, depuis juillet 2002,
sur une affaire de blanchiment visant les activités du groupe Total en Irak,
suit de fort près les développements des investigations tous azimuts outre-
Atlantique. On comprend pourquoi : il a appris que le groupe pétrolier
français, pour obtenir des contrats en Irak, aurait versé – via une société
écran suisse dénommée Telliac – plusieurs millions d’euros à des
intermédiaires… Or le principal bénéficiaire n’est autre que l’avocat
libanais Elias Firzli, très lié à Tarek Aziz, le vice-Premier ministre irakien.
Firzli, voilà un nom qui retient toute l’attention du magistrat. En effet,
depuis cinq ans qu’il instruit le dossier Falcone, il sait que cet avocat a
accordé une subvention de 50 000 francs à l’association France Afrique
Orient, fondée en 1988 à l’initiative de Charles Pasqua. Mais le juge a
aussi toutes les raisons de s’interroger sur d’éventuelles faveurs accordées
par Bagdad à certaines personnalités françaises. En effet, plusieurs cadres
supérieurs de Total, mis en examen, se sont montrés plutôt bavards.
Surtout, ils ont évoqué des noms.
C’est ce qu’a fait, par exemple, le responsable exploration et
production pour l’Irak, le Koweït, Bahreïn et l’Arabie saoudite. En poste
chez Total depuis plus de trente ans, il s’appelle Alain Lechevalier. Que
dit-il au juge le 21 octobre 2004 ? D’abord, que l’avocat Elias Firzli a bien
perçu de Total des commissions qu’il avait coutume de rétrocéder, tant à
des Français qu’à des dignitaires irakiens. Ensuite, qu’un certain nombre
de sociétés ou de personnes physiques auraient pu bénéficier d’allocations
de barils de pétrole. Et Lechevalier de citer la société de trading
néerlandaise Trafigura BV, dont l’un des animateurs serait Patrick
Maugein. Il désigne également le nom de Gilles Munier, dirigeant de
l’association des Amitiés franco-irakiennes. Lechevalier cite aussi le nom
de Serge Boidevaix, ancien secrétaire général du Quai d’Orsay,
aujourd’hui président d’une société de trading pétrolier, Vitol
International. Pourtant, Lechevalier se montre prudent, déclarant à
propos de Boidevaix : « C’est une affirmation trop grave pour que je puisse
vous la confirmer sans preuve. » Avant de préciser : « A ma connaissance,
Vitol utilisait les services de Boidevaix. Il est exact que Total a racheté des
cargaisons de brut irakien à Vitol. Nous continuons de travailler avec
eux. » Lechevalier évoque encore le nom d’un autre diplomate français,
Jean-Bernard Mérimée. Mais uniquement pour dire « qu’il a été dans les
groupes de pression défavorables à l’embargo ».
Puis, évoquant l’éventualité de coupons de pétrole octroyés à Charles
Pasqua, Lechevalier lâche, du bout des lèvres : « La rumeur dit que c’est
Bernard Guillet qui traitait ce genre de problème. On disait qu’il avait
donné le visa à Tarek Aziz, en 1993 [pour venir en France], contre l’avis
d’Alain Juppé. »
Début avril 2005. L’instruction sur le groupe Total se trouve à un
tournant décisif. Le juge doit avoir confirmation des confidences d’Alain
Lechevalier, qui recoupent en partie les investigations conduites à l’ONU
sous l’égide de Paul Volcker. Aussi Philippe Courroye décide-t-il de se
rendre à New York pour rencontrer Volcker et son équipe. La moisson se
révèle fructueuse. En effet, les Américains fournissent au magistrat des
documents capitaux, récupérés en Irak, au siège de la compagnie
pétrolière irakienne, la Somo. Il s’agit, pour l’essentiel, de courriers signés
d’un représentant de la Somo octroyant une allocation de barils de pétrole
aux « amis » français de Saddam Hussein. Parmi ceux-ci figurent à
nouveau Charles Pasqua et Bernard Guillet.
Témoin une lettre, adressée le 17 juin 1999 par la Somo au ministre
du Pétrole, lui réclamant son feu vert pour allouer 2 millions de barils de
pétrole à l’ancien ministre français de l’Intérieur. La voici, in extenso :
« Sujet : la personnalité française (Charles Pasqua).
« – Le président (que Dieu le protège) a approuvé l’attribution de
2 millions de barils à la personnalité française (Charles Pasqua).
« – La personnalité française (Bernard Guillet) nous a rendu visite ce
matin au nom de (Charles Pasqua) et nous a demandé d’envoyer le
contrat pétrolier à la société suisse (Genmar) pour le faire signer, étant
donné qu’elle est la société choisie de leur part. Lorsque nous avons
clarifié la nécessité de choisir une société française – puisque la quantité
attribuée est pour une personnalité française, M. (Bernard Guillet) a
répondu que cela n’était pas possible pour des raisons politiques et qu’il
avait expliqué la situation à M. Tariq Aziz.
« – Nous avons demandé à M. (Bernard Guillet) une lettre de la part
de M. (Charles Pasqua), par laquelle il désigne la société Genmar à lever
le pétrole brut. Il a refusé en expliquant qu’ils ne peuvent pas faire ainsi
par peur de scandales politiques.
« – Il faut noter que M. (Elias El Firzli) et Mme (Hamida Na’na)
[journaliste palestinienne] avaient choisi la société suisse (Genmar) pour
signer les contrats liés aux quantités qui leur ont été attribuées et par le
même procédé requis par M. (Bernard Guillet), c’est-à-dire en envoyant le
contrat par fax pour ne pas faire déplacer un représentant de la société
(Genmar) à Bagdad pour la signature du contrat. Pour votre information
et accord. Signé : Kadhim Razouki (il s’agit d’un collaborateur du
directeur de la Somo). »
Un second courrier sera également envoyé au ministre irakien du
Pétrole, le 14 janvier 2002. Objet : l’homologation d’un contrat, au
bénéfice de Bernard Guillet, pour la livraison, jusqu’au 29 mai 2005, de
1,5 million de barils de pétrole. Ledit contrat est signé avec Aredio
Petroleum France, représentant les intérêts de l’ancien conseiller
diplomatique de Charles Pasqua. Aredio est loin d’être une inconnue pour
Courroye. Et pour cause : elle fait partie de ces sociétés-écrans utilisées
par Total pour dégager des commissions.
Alors, Charles Pasqua et Bernard Guillet sont-ils destinataires de bons
de pétrole irakiens en récompense de leur bienveillance à l’égard du
régime de Saddam Hussein ? Bernard Guillet a-t-il joué les intermédiaires
entre Bagdad et Pasqua ? Les Américains n’auraient-ils qu’un objectif :
punir un ancien ministre français trop conciliant avec l’ennemi ? Pour
tenter d’avoir la réponse à ces trois questions, il faut entendre Bernard
Guillet. L’audition a lieu le 28 avril.
D’emblée, Guillet se montre catégorique : « Je n’ai jamais été
allocataire de barils de pétrole irakien, pas plus que je n’ai servi
d’intermédiaire pour que M. Charles Pasqua en reçoive. » Catégorique
encore, lorsque le juge lui montre le courrier du 17 juin 1999, cité plus
haut. « Sa valeur, martèle-t-il, est sujette à caution, car elle a été
transmise par la commission Volcker, qui la tient elle-même de la société
pétrolière irakienne d’Etat, Somo. »
Pourrait-il s’agir d’un faux ? interroge Courroye. Réponse : « C’est
possible. » Guillet poursuit : « Je pense que l’intérêt, pour les Américains,
c’est de montrer qu’un ancien ministre français puisse être impliqué. »
L’audition semble tourner court… quand Guillet révèle que Tarek Aziz a
bien eu l’intention de remercier Charles Pasqua pour avoir organisé sa
venue en 1993. L’ancien conseiller diplomatique de Pasqua reconnaît
même avoir rencontré les dirigeants de la Somo… Lesquels lui ont
annoncé qu’ils avaient un projet de contrat pour Charles Pasqua. Mais,
ajoute Bernard Guillet, « la conversation est alors devenue confuse et on
s’est séparés assez sèchement. J’ai rendu compte à Tarek Aziz en lui disant
[...] que l’on était sensible au geste du président Hussein en faveur de
M. Pasqua. M. Tarek Aziz a dit que c’était dommage, mais n’a pas
véritablement insisté ».
Interrogé sur le 1,5 million de barils qu’il devait percevoir, Bernard
Guillet fait cette réponse : « J’émets l’hypothèse que mon nom a été utilisé
par Tarek Aziz pour bénéficier de ressources à l’étranger et percevoir des
commissions sur des ventes de pétrole. » Mais Guillet admet que l’ancien
vice-Premier ministre irakien ne l’a jamais averti d’un tel stratagème…
L’audition touche à sa fin. Alors qu’il avait nié, face aux enquêteurs,
avoir reçu de l’argent de l’avocat Firzli, également attributaire de barils de
pétrole, devant le juge, il se rétracte, reconnaissant que l’avocat lui a versé
74 500 francs suisses, le 14 octobre 1999, 58 779 francs suisses le
20 décembre, 39 562 francs suisses le 1er janvier 2000, 40 780 francs
suisses le lendemain. Ce n’est pas fini : le 8 juin 2000, Firzli lui octroie
40 400 dollars, suivis, le 5 septembre 2000, de 30 300 dollars. Une
dernière gratification a lieu le 24 octobre 2000 : 55 350 dollars.
Toutes ces sommes, avant d’atterrir chez Firzli, provenaient de
Genmar, l’inévitable société écran du groupe Total. Guillet jure qu’il ne
conservait pas le moindre centime puisqu’il reversait l’argent, sur ordre de
Firzli, à un diplomate de l’ONU, quand ce n’était pas un certain…
Mohammed. Joli embrouillamini, en vérité, que cette incursion dans les
secrets, les non-dits et les entourloupes pétrolières du régime de Saddam
Hussein.
Un homme politique, lui, trouve cette histoire de pétrole parfaitement
limpide : Charles Pasqua. Pour lui qui voit, depuis des mois, son nom cité
par le Sénat américain et par la presse internationale, il n’y a aucun
doute : on veut, à travers lui, viser Jacques Chirac, hostile à l’intervention
américaine en Irak. Si l’ancien ministre de l’Intérieur, qui dément avoir
reçu des barils de pétrole irakien, exclut « une manipulation des services
américains, [il s’interroge] tout de même sur l’origine des documents (le
mettant en cause) et dans quelles conditions ils ont été trouvés ».
Parfaitement serein, Charles Pasqua « souhaite que les enquêtes aillent
jusqu’au bout ». Avant d’ajouter : « Cela ne devrait pas être très difficile de
retracer les flux financiers, de voir qui a donné les ordres, qui a reçu
l’argent. »
Aujourd’hui, le juge Courroye, qui a mis en examen le 20 mai la
journaliste palestinienne Hamida Na’na, attend de savoir si le parquet de
Paris lui délivrera le réquisitoire supplétif, qui, seul, peut lui permettre
d’aller plus loin dans ses investigations. Et de savoir si oui ou non la
dizaine de Français cités comme destinataires des largesses de l’Irak, tant
par le Sénat américain que par la commission Volcker, relève
effectivement d’une manipulation ou reflète une terrible réalité.
Le 18 novembre 2004, bien avant le voyage de Courroye aux Etats-
Unis, on pouvait lire dans un rapport de synthèse de la PJ sur l’affaire
Total et les divers circuits de corruption mis en place : « [...] Le
gouvernement irakien – celui de Saddam Hussein – est à la recherche
d’appuis politiques. [...] Il est donc logique qu’il ait cherché à gagner des
personnalités influentes à sa cause, en contrepartie d’allocations de droits
de représentation. [...] C’est ce qui explique le rôle [...] joué par l’avocat
Elias Firzli. Il est donc probable que Firzli ait servi d’intermédiaire à des
personnalités françaises influentes pour négocier auprès des sociétés
pétrolières comme Total des allocations de barils distribuées par le
gouvernement irakien. » Y aurait-il là un commencement de réponse aux
interrogations du juge Courroye ?
Les ventes clandestines de pétrole ont permis au gouvernement
irakien de récupérer 11 milliards de dollars entre 1991 et 2003. 73 % de
ces bénéfices « illégaux » proviennent d’accords secrets avec des pays
voisins du régime de Bagdad.
Condamnations
En juillet 2013, puis en juin 2015, les deux volets de l’affaire Pétrole
contre nourriture ont donné lieu à une relaxe en première instance. A
deux reprises, le parquet a décidé de faire appel. En février 2016, la cour
d’appel de Paris a condamné le pétrolier Total à 750 000 euros d’amende
pour corruption d’argent public étranger.
L’affaire EADS
2005

L’affaire EADS est une affaire de délit d’initié – présumé – à très


grande échelle. Une affaire inédite par l’entreprise qu’elle éclabousse : au
début des années 2000, le géant EADS (devenu Airbus Group) est perçu
comme l’emblème d’une intégration européenne réussie. Inédite encore
dans sa nature : contrairement aux délits d’initiés « classiques », ce ne sont
pas quelques investisseurs bien informés, mais une grande partie de l’état-
major de l’entreprise qui est suspectée. Plusieurs cadres dirigeants sont
soupçonnés d’avoir profité d’informations industrielles confidentielles
pour exercer leurs stock-options, ces options d’achat d’action utilisées
comme rémunération. Inédite enfin dans son ampleur : au total, pas
moins de dix-sept dirigeants, et trois personnes morales, dont les deux
actionnaires de référence du groupe, Lagardère et DaimlerChrysler, seront
mis en cause. Avant d’être blanchis.
Le 4 avril 2006, quelques minutes après la clôture des marchés, le
français Lagardère et l’allemand DaimlerChrysler annoncent leur décision
de céder chacun 7,5 % du capital d’EADS, ramenant leurs participations
respectives à 7,5 % et 22,5 %, dans le respect du principe de parité
franco-allemand. A priori, une banale opération financière encouragée par
des cours de Bourse très favorables. Depuis un an, le titre s’est en effet
envolé, galvanisé par des carnets de commande pleins – Airbus vient de
ravir la première place à son concurrent Boeing – et une exceptionnelle
rentabilité. Une jolie opération donc : la plus-value des deux actionnaires
de référence est alors estimée à un peu plus d’un milliard d’euros chacun.
Mais une opération qui va très vite susciter les soupçons des autorités
boursières. Quelques jours auparavant, l’Autorité des marchés financiers
(AMF) a en effet constaté des mouvements inhabituels sur le titre, comme
si, malgré l’euphorie boursière, tout le monde avait cherché à vendre au
même moment. Début mai, intriguée, elle décide d’ouvrir une enquête.
Le gendarme boursier va faire d’étonnantes découvertes : plus de
1,7 million de stock-options ont été exercées entre juillet 2005 et
juin 2006 par des centaines de cadres du groupe, pour une plus-value
totale de quelque 20 millions d’euros. Parmi les vendeurs, dix-sept des
vingt et un membres des comités exécutifs d’Airbus et EADS, dont le
coprésident exécutif du groupe Noël Forgeard, qui en plus d’avoir exercé
ses stock-options à deux reprises – en novembre 2005 et mars 2006 – a
acheté puis revendu plus de 120 000 actions pour ses trois enfants. Plus-
value finale ? 3,7 millions d’euros. A ses côtés, Jean-Paul Gut, le directeur
général délégué d’EADS, a empoché 1,2 million d’euros de plus-value.
Côté Airbus aussi, la direction s’est massivement délestée de ses titres :
John Leahy, le directeur commercial a par exemple encaissé 2,2 millions
d’euros de plus-value, Andreas Sperl, le directeur financier, 543 696
euros, Olivier Andriès, le directeur de la stratégie, 389 360 euros, ou
encore Erik Pillet, le directeur des ressources humaines, 161 216 euros…
Pour l’AMF, c’est désormais une certitude, cette soudaine et collective
envie de vendre ne peut être complètement fortuite.
En réalité, contrairement aux apparences, EADS ne se porte pas si
bien. Depuis quelques mois, le ciel s’est assombri pour l’avionneur
européen, suscitant de vives tensions au sein de l’état-major. Ses deux
principaux programmes – l’A350 et l’A380 – traversent d’importantes
zones de turbulences. Le premier, accusé d’être un simple lifting de
l’A330, peine à séduire la clientèle. Quant au second, il accumule les
déboires, avec des coûts et des délais de production qui ne cessent de
s’allonger. C’est ainsi que le 13 juin 2006, la direction d’Airbus annonce
un nouveau retard de six à sept mois sur son gros-porteur,
immédiatement suivi d’un avertissement sur résultats d’EADS.
Alors qu’un an auparavant, l’annonce d’un premier retard de livraison
avait été plutôt bien accueillie – à l’époque, l’A380 venait de réaliser son
premier vol sous l’œil admiratif de la communauté internationale –, cette
fois, le doute surgit quant à la faisabilité financière et industrielle du
projet. Subitement, l’euphorie boursière des derniers mois vire à la
panique. Le 14 juin 2006, le titre s’effondre de 26 %. Ce sont 5,5 milliards
d’euros qui partent en fumée. Dans la foulée, le plus gros client de l’A380,
la compagnie Dubaï Emirates, annonce son intention de demander des
indemnités à Airbus. Quant à la Caisse des dépôts et consignations (CDC),
qui a acquis 2,25 % des titres de Lagardère, elle déclare qu’elle portera
plainte en cas de communication mensongère.
Dès lors, ce qui n’était qu’un simple soupçon vire au scandale : les
dirigeants ne pouvaient pas ignorer les difficultés de l’A380… Savaient-ils
pour autant de manière certaine que des retards seraient annoncés ?
Quant à l’Etat français, actionnaire d’EADS, pourquoi a-t-il laissé
Lagardère se désengager au profit de la Caisse des dépôts ? Un à un, les
intéressés vont tenter de se justifier sur fond de règlements de comptes
franco-allemands. Noël Forgeard, qui reproche au P-DG allemand
d’Airbus, Gustav Humbert, ses informations clairsemées, affirmera par
exemple n’avoir eu connaissance des retards qu’en avril 2006, soit après
l’exercice de ses stock-options. Selon lui, la période était propice à la
vente, et les dirigeants se sont simplement contentés d’exercer leurs
options dans « la fenêtre de tir » autorisée par le conseil d’administration.
Plus surprenante, la ligne de défense développée par Arnaud Lagardère.
Ce dernier, dont on connaît le profond désintérêt pour l’aéronautique,
préfère en effet plaider « l’incompétence » plutôt que la malhonnêteté. Le
2 juillet, acculé, Noël Forgeard démissionne, emportant avec lui un
précieux lot de consolation, nouveau scandale en puissance : un
parachute doré de 8,5 millions d’euros.
Après trois ans d’enquête, en juillet 2009, les conclusions du
rapporteur de l’AMF sont sans appel : sur les dix-sept personnes mises en
cause, au moins sept dirigeants savaient. Les sanctions qu’il préconise sont
sévères, allant de 90 000 euros d’amende à 5,4 millions pour Noël
Forgeard. Le rapport blanchit en revanche les deux actionnaires de
référence, et tous les dirigeants encore en exercice, dont l’actuel patron du
groupe, Tom Enders. Mais fin 2009, coup de théâtre. Après une semaine
d’auditions à huis clos au palais Brongniart, place de la Bourse à Paris, la
Commission des sanctions décide de « mettre hors de cause » tous les
protagonistes, estimant que les informations détenues par les « initiés »
présumés ne sont pas suffisamment précises pour caractériser le délit. Au
sein de l’AMF, le malaise est palpable. Certes il est très difficile de prouver
le délit d’initié, mais il est très rare que la Commission prenne le contre-
pied des recommandations de son rapporteur…
Pour les magistrats du pôle financier de Paris, qui enquêtent depuis
novembre 2006, pas question d’en rester là. En 2013, le juge d’instruction
Serge Tournaire rouvre le dossier, et envoie en correctionnelle sept cadres
dirigeants (dont Noël Forgeard et Jean-Paul Gut) ainsi que les deux
actionnaires privés. Mais, en octobre 2014, le procès est ajourné, la
défense arguant que le droit européen interdit qu’une même personne soit
jugée deux fois pour les mêmes faits (en l’occurrence par l’AMF et par la
justice pénale). En mars 2015, dans l’indifférence générale, le Conseil
constitutionnel lui donne raison, rendant impossible la tenue d’un
nouveau procès.
J. de L. B.
Le scandale Airbus
Sabine Delanglade
Le 22 juin 2006, L’Express consacre sa une à l’affaire EADS. Une semaine
plus tôt, le groupe a perdu en Bourse un quart de sa valeur en quelques
heures. Ses principaux dirigeants sont suspectés d’avoir massivement vendu
leurs titres avant l’annonce de mauvaises nouvelles, dont d’importantes
difficultés sur le programme A380. (L’Express du 22 juin 2006.)

Si l’on ne craignait pas le cliché, on évoquerait bien cette roche tout
près du Capitole. Moins de quatre mois ont passé depuis que, le 8 mars,
Noël Forgeard, coprésident d’EADS, présentait sous les dorures de l’hôtel
Intercontinental, à Paris, des résultats qui sonnaient comme autant de
bulletins de victoire. Mis à part peut-être une jambe cassée lors d’un
exercice d’évacuation de l’A 380, pas un nuage dans le ciel d’Airbus, la
filiale phare (80 % de ses bénéfices, 20 % de ses ventes) du géant
européen de l’aéronautique et de la défense, lequel aligne aussi
hélicoptères, fusées Ariane, missiles, etc. L’année 2005 avait confirmé
(avec 1 055 commandes, pour 1 002 à Boeing) la domination du ciel
acquise depuis 2002 par le fleuron européen aux dépens de Boeing, son
rival américain. Et c’est un avenir tout rose que brossait Forgeard,
enthousiaste, tout sourire, et Dieu sait si, chez ce petit homme malin, au
regard vif, le mot sourire – il lui barre le visage – a un sens, lui qui
ponctue ses phrases d’éclats de rire.
Un rire sonore que l’on entend un peu moins aujourd’hui dans les
couloirs du boulevard de Montmorency, QG parisien d’EADS. Car c’est la
plus hallucinante série noire qu’ait traversée le groupe ces dernières
semaines.
« Cette fois-ci, je ne peux aller plus loin » : c’est en ces termes que
Jacques Chirac aurait signifié à Noël Forgeard qu’il ne pouvait le soutenir
o
davantage dans sa tentative d’entrer dans le capital de Thales, le n 1
européen de l’électronique de défense. Forgeard y voyait le moyen de
rééquilibrer les activités d’EADS, que la prépondérance d’Airbus fait trop
pencher vers l’aviation civile. Hélas ! l’Elysée avait eu beau empêcher par
deux fois, le 30 mars et le 1er avril, la tenue d’un conseil d’administration
de Thales faisant fi de la proposition d’EADS, le chef de l’Etat n’a pu avoir
gain de cause. Et, le 4 avril, Alcatel emportait la mise. Exit le beau rêve de
Forgeard, et le projet concocté notamment avec Jean-Louis Gergorin,
chargé de la stratégie du groupe.
C’est, du reste, l’implication du même Gergorin dans l’affaire
Clearstream qui va déclencher l’un des plus grands scandales politiques de
ces dernières années. De quoi suffire, même sans la chute boursière de ces
derniers jours, à mettre sens dessus dessous EADS et son actionnaire
Lagardère, dont Gergorin a été l’un des piliers : « Ne vous y trompez pas,
c’est bien à Jean-Louis que l’on doit la création d’EADS, et avant cela toute
l’internationalisation de Matra », confie un dirigeant. « Le malaise est plus
profond que tout ce que vous pouvez imaginer », insiste un proche
d’Arnaud Lagardère. C’est à la mi-mai, après que Jean-Louis Gergorin a
lui-même avoué aux médias qu’il était le corbeau dans l’affaire
Clearstream, qu’EADS engage contre lui une procédure de licenciement.
Entre-temps, le Dreamliner est devenu le cauchemar d’Airbus. Face à
ce long-courrier ultraléger, qui consomme 20 % de moins que ses
concurrents, l’Airbus A 350, simple lifting d’un avion dépassé, fait ringard.
Et surtout marque l’arrogance d’un Airbus persuadé de l’avoir
définitivement emporté sur Boeing. Le 17 mai 2006, piteux, Gustav
Humbert, président d’Airbus, doit faire son mea culpa : « Nous avons
apparemment sous-estimé cet animal… »
La coupe est pleine ? Pas du tout. Dominique de Villepin va, le 24 mai,
obliger Arnaud Lagardère et Noël Forgeard à revenir sur la fermeture du
site de Mérignac d’une filiale d’EADS, la Sogerma, qui pourtant perdait
plus du tiers de son chiffre d’affaires (à cause, notamment, du retrait des
commandes de l’Etat), et malgré un plan social irréprochable ! Entre un
Etat hypocrite et une entreprise affaiblie, le dialogue ne pouvait être que
consternant. Il le fut.
Et, le 13 juin (si l’on omet le sectionnement le 10 juin de trois câbles
sur l’un des A 380 en cours d’assemblage à Toulouse), c’est le bouquet
(final ?) : l’annonce par l’avionneur d’un nouveau retard « de six à sept
mois » des livraisons du « plus grand avion du monde » déclenche un coup
de torchon boursier jamais vu depuis la tornade qui faillit emporter
Alcatel à l’automne 1998 : l’action perd plus de 26 % dans la journée, à
18,70 €, soit pour l’entreprise le quart de sa valeur. Plus de 5 milliards
d’euros. A titre de comparaison, les 150 A 320 achetés par la Chine en
décembre dernier, la « commande du siècle » annoncée lors de la visite à
Paris du Premier ministre chinois, en valent entre 6 et 6,8 milliards. Les
compagnies aériennes se déchaînent et envisagent de passer à l’ennemi.
Les indemniser coûtera plusieurs centaines de millions, prévient John
Leahy, directeur commercial d’Airbus. Tel un général se faisant arracher
ses galons, Forgeard voit les agences de notation le rétrograder. EADS, en
effet, verra son bénéfice amputé de 500 millions d’euros par an entre
2007 et 2010. Boeing sable le champagne. Mais surtout les petits
actionnaires s’étranglent. Les Echos se demandent « si le marché a été
privé délibérément des pires nouvelles pour protéger des intérêts supposés
supérieurs à ceux des actionnaires non initiés ». Un tel désastre industriel
– des centaines de salariés allemands sont venus depuis des mois essayer
de recoller les morceaux à Toulouse – peut-il être révélé si
soudainement ? DaimlerChrysler et le groupe Lagardère, qui ont vendu
7,5 % chacun du capital, à 32 € par titre, ne se doutaient-ils vraiment de
rien ? Noël Forgeard et les quelques autres dirigeants qui ont exercé leurs
stock-options l’ont-ils vraiment fait en toute candeur ? Alors que Noël
Forgeard, patron d’Airbus de 1998 à 2005, est le père revendiqué de ce
projet hors normes. Et que, devenu coprésident d’EADS, il déclarait lui-
même à L’Express, le 8 décembre 2005 : « Je ne me contenterai pas de
contrôler les résultats tous les dix-huit mois. Je vais à Toulouse tous les
quinze jours et j’entends savoir ce qui se passe. » Aujourd’hui, il plaide
« un malheureux hasard », alors qu’Arnaud Lagardère, avec une légèreté
incroyable, se retranche, dans une interview au Monde, derrière sa propre
incompétence : « J’ai le choix de passer pour quelqu’un de malhonnête ou
d’incompétent qui ne sait pas ce qui se passe dans ses usines. J’assume
cette deuxième version. »
Comment mieux dire que tous les circuits d’information sont fusillés,
et que son groupe est une pétaudière ? Outre le fait que les Français ne
supportent pas les revenus, il est vrai colossaux, des patrons du CAC 40,
tel est bien le cœur de l’affaire : Airbus, présenté jusque-là comme la quasi
unique réussite européenne, n’est-ce que cela, derrière la vitrine ? Des
batailles rangées entre hommes qui se méfient tous les uns des autres et
ne se communiquent plus les informations vitales ? Forgeard a-t-il raison
de dire que, jusqu’au bout, Gustav Humbert, son successeur allemand
chez Airbus, lui a soutenu que le problème était soluble et qu’il le
résoudrait ? « Depuis mon départ de la présidence d’Airbus, il y a dix-huit
mois de cela, je dois me reposer sur l’information qu’on me délivre »,
déplorait-il ces derniers jours. Certes, Humbert s’est peut-être consacré à
soigner ses relations publiques, pour faire savoir qu’il était « le vrai patron
d’Airbus », plus qu’à surveiller sa boutique. Et c’est un fait que, le 17 mai,
à Berlin, le P-DG d’Airbus assurait encore que les deux avions de
Singapore Airlines seraient livrés fin 2006. Alors que depuis la mi-avril
McKinsey planchait sur un plan de résorption du gigantesque
embouteillage créé dans les usines d’Airbus. Mais Humbert ne peut pas
non plus être accusé de tous les maux. Au total, si les analystes ont infligé
une telle correction à EADS, cela va au-delà du retard du programme,
presque normal pour un projet de cette ampleur. Ils se demandent, en
effet, si le mal n’est pas plus profond : selon Ixis, l’annonce du retard de
l’A 380 « laisse entrevoir un sérieux problème de circulation de
l’information entre EADS et sa filiale Airbus qu’il faudra rapidement
régler ».
En réalité, Forgeard paie largement les circonstances de sa propre
arrivée au pouvoir. En se lançant à l’abordage du siège de coprésident
d’EADS occupé alors par Philippe Camus, et surtout en plaidant pour une
direction unique et donc l’éviction du coprésident allemand (ce à quoi il
ne parviendra pas), il s’est attiré de lourdes inimitiés en deçà mais aussi
au-delà du Rhin. Où le silence est aujourd’hui assourdissant. Même si les
Allemands se sont, en revanche, empressés de délivrer l’information selon
laquelle Tom Enders, le coprésident, n’avait, lui, pas exercé ses stock-
options… « C’est peut-être après tout parce qu’il s’est ou qu’on l’a
bunkérisé, isolé, que Forgeard est devenu vraiment sous-informé »,
s’interroge un cadre important du groupe. Le clash originel de Forgeard
aurait donc rendu la cohabitation binationale, déjà difficile, impossible.
Mais la situation est d’autant plus rude qu’à cette cohabitation s’en ajoute
une autre, celle qui fait coexister l’Etat et l’entreprise : « Lorsqu’on
mélange investisseurs publics et privés, en pratique plus personne ne
contrôle. Le conseil d’administration n’est qu’un représentant des
équilibres internes de pouvoir et pas un organe de gouvernance. Si, en
plus, il s’agit d’une entreprise sur laquelle veillent à la fois le
gouvernement français et le gouvernement allemand, rien d’étonnant à ce
que l’on hérite d’une crise au carré », analyse Elie Cohen, directeur de
recherche au CNRS, pour lequel « un changement de l’équipe en place est
urgent ».
Condamnations
Blanchis par l’AMF en 2009, les suspects de l’affaire EADS ont échappé
à la tenue d’un procès pénal, début 2015. Saisi d’une question prioritaire
de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a en effet jugé que le
cumul des poursuites en matière de droit boursier n’était pas conforme à
la Constitution. Une décision inédite qui conduit le tribunal correctionnel
de Paris à mettre fin aux poursuites en mai 2015.
L’affaire des caisses noires
de l’UIMM
2007

C’est une affaire qui en dit long sur le fonctionnement du patronat


français, et sa conception quelque peu archaïque du dialogue social.
Pendant des années, l’Union des industries et métiers de la métallurgie
(UIMM), une des plus anciennes et plus puissantes fédérations patronales,
a financé les syndicats à coups d’enveloppes discrètes en puisant dans son
trésor de guerre : la caisse Epim dite « de secours mutuel ». Créée en
1972, en réaction aux grandes grèves de 1968, cette caisse – 600 millions
d’euros à la fin 2006 – devait apporter son soutien aux entreprises
subissant un conflit collectif du travail. Autrement dit, dédommager les
entreprises victimes de grèves. Selon l’expression devenue célèbre de
l’ancien patron de l’UIMM, Denis Gautier-Sauvagnac, elle servira surtout à
« fluidifier le dialogue social ».
Le 26 mai 2004, la cellule anti-blanchiment du ministère des Finances,
Tracfin, est alertée par le responsable d’une agence parisienne de BNP
Paribas d’importants retraits en liquide effectués sur les comptes de
l’UIMM. Depuis plusieurs années, la banque s’interroge sur ces
mouvements de fonds suspects, mais cette fois, jugeant l’alibi des
responsables de la fédération décidément peu convaincant, elle décide
d’avertir les autorités. L’information remonte à Bercy, alors piloté par
Nicolas Sarkozy, mais il faut attendre trois ans, et autant de ministres,
pour que le dossier soit enfin transmis au parquet.
En septembre 2007, quelques mois après l’élection présidentielle, la
bombe éclate enfin dans les colonnes du Figaro : entre 2000 et 2007,
Denis Gautier-Sauvagnac a fait retirer par l’intermédiaire de sa
collaboratrice 5,6 millions d’euros, en petites coupures, des comptes de
l’UIMM. Une somme qui sera par la suite réévaluée à quelque 19 millions
d’euros… Immédiatement, la piste du financement syndical est envisagée.
Mais très vite aussi, l’enquête patine, coincée entre des témoins murés
dans le silence et des perquisitions maigres en indices. Les juges
découvrent bien ici et là l’existence de quelques libéralités. Au cours d’un
interrogatoire, ils apprennent par exemple que l’UIMM versait 30 000
euros chaque année au syndicat étudiant l’UNI. Mais les preuves
manquent cruellement. Et pour cause, la plupart des traces comptables
ont été effacées. En 2009, interrogé par les juges, Patrick Cirron le
chauffeur de Dominique de Calan, le bras droit de DGS, affirme avoir vu
les deux hommes faire « chauffer la broyeuse » pour supprimer des
documents compromettants.
Au sein du MEDEF, le financement des syndicats par l’UIMM a beau
être un secret de Polichinelle, sa révélation au grand public va être
l’occasion d’une guerre fratricide d’une grande violence. A la tête de
l’organisation depuis 2005, Laurence Parisot, élue ne l’oublions pas contre
l’avis de l’UIMM, orchestre son « état de choc » médiatique. Pour elle,
l’occasion est trop belle de mettre au pas l’arrogante baronnie de la
métallurgie. Après un bref soutien de façade, au nom de la présomption
d’innocence, elle passe à l’attaque en mars 2008. Le moment est choisi, la
presse vient de révéler le parachute doré de 1,5 million d’euros touché par
DGS. Dans un grand accès de colère, elle demande la démission collective
de l’ensemble du conseil d’administration de l’UIMM (à cette époque,
seuls DGS et son bras droit, Dominique de Calan, ont remis leur mandat).
En 2009, la patronne est déboutée de sa plainte contre Daniel
Dewavrin, l’ancien patron de la métallurgie, qui l’accusait d’avoir simulé
son ignorance du dossier. Mais sur le fond, Parisot a gagné : l’opération
grand nettoyage a fonctionné, le discrédit est jeté pour longtemps sur la
puissante UIMM, et Denis Gautier-Sauvagnac désigné comme le grand
coupable d’un système dont il est pourtant, avant tout, l’héritier.
En octobre 2013, le procès s’ouvre au tribunal correctionnel de Paris.
Pas moins de dix dirigeants de l’organisation sont sur le banc des accusés
aux côtés de DGS. Enfermé dans son mutisme, persuadé de ne pas avoir
bafoué sa mission, à soixante-dix ans, cet ancien grand nom du patronat
français ne dévoile rien ou presque de la destination des liasses de billets.
Tout juste confesse-t-il que les fonds étaient scindés en trois paquets ; l’un
pour des compléments de rémunération aux cadres dirigeants de l’UIMM
(l’enquête a révélé que Dominique de Calan a pu toucher jusqu’à 27 000
euros de salaire annuel en liquide), un deuxième pour des dépenses de
caisse, et un troisième pour « fluidifier les relations sociales, […] dans la
tradition de l’UIMM et comme on le faisait depuis des décennies ».
Concernant ce troisième paquet, le plus important, les cinq syndicats
représentatifs sont désignés en chœur par les anciens dirigeants de
l’UIMM comme les grands bénéficiaires du pactole. Soit sous forme de
chèques pour acheter notamment des espaces publicitaires au prix fort
dans des revues syndicales, soit sous forme de remise en liquide « plus
discrète ». Plusieurs témoignages accréditent aussi l’idée que des hommes
ou des partis politiques auraient pu bénéficier des enveloppes de l’UIMM,
mais la preuve n’en sera jamais apportée. In fine, seuls les dirigeants de
l’organisation patronale seront condamnés.
J. de L. B.
Enquête sur la caisse noire des patrons
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Un mois après la révélation du scandale par Le Figaro, L’Express reconstitue
l’enquête qui a mené à la découverte de la caisse noire antigrève de l’UIMM.
Syndicats et politiques sont soupçonnés d’avoir bénéficié des retraits en
liquide de Denis Gautier-Sauvagnac. (L’Express du 1er novembre 2007.)

En 2000, 700 000 euros. En 2001, 900 000 euros. En 2002, ce sera
700 000. En 2003 et 2004, 600 000. En 2005, 700 000. En 2006, petite
surprise : on grimpe à 1 million. L’année 2007 était bien partie : 600 000
pour les six premiers mois. C’était une pratique immuable : cinq ou six
fois par an, Dominique Renaud, une femme élégante, collaboratrice de
Denis Gautier-Sauvagnac, patron de l’Union des industries et métiers de la
métallurgie (UIMM), se rendait à l’agence BNP Paribas du boulevard
Haussmann, à Paris, pour y déposer des chèques revêtus de sa signature
et de celle de Gautier-Sauvagnac. En échange, elle repartait avec un petit
pactole en espèces.
De retour au siège de la fédération patronale, avenue de Wagram,
dans le XVIIe arrondissement, Dominique Renaud plaçait minutieusement
l’argent dans trois coffres-forts, dont l’un, massif, se trouve toujours dans
le bureau de Gautier-Sauvagnac. Chaque fois que ce dernier souhaitait
retirer de l’argent des coffres, Mme Renaud s’exécutait, à condition que
Gautier-Sauvagnac établisse un « bulletin de sortie ». Ensuite, l’argent
était soigneusement rangé dans des enveloppes à l’intention du ou des
heureux bénéficiaires. Ce petit jeu a brusquement pris fin le 26 septembre,
lorsque la justice a décidé de confier une enquête préliminaire à la
Brigade financière pour abus de confiance.
Comment une institution patronale réputée a-t-elle pu se livrer à de
telles pratiques ? Et au profit de qui ? Les syndicats, dont le financement
opaque nourrit tous les soupçons ? Les politiques, souvent sollicités par la
fédération patronale pour faire passer ses amendements ? C’est un
scandale qui ressemble beaucoup à celui du financement des partis
politiques dans les années 1980 et qui provoque un grand malaise : si des
responsables syndicaux sont financièrement dépendants de la partie
patronale, comment croire encore aux vertus du dialogue social ?
Dès 1998, le directeur de l’agence BNP Paribas Haussmann-Paris-
Saint-Lazare s’inquiète d’importants retraits en espèces effectués par
l’UIMM. Il s’en ouvre à Gautier-Sauvagnac, vice-président délégué général
depuis 1994. Lequel, sûr de lui, répond, en substance, que cet argent est
destiné aux œuvres sociales de la fédération et qu’il n’a rien à dire de plus.
Le banquier le met en garde et lui rappelle que la loi de 1990 oblige les
banques à alerter l’organisme de lutte contre le blanchiment (Tracfin)
pour tout retrait en espèces supérieur à 150 000 euros…
Si le directeur de l’agence n’insiste pas, c’est qu’il sait qui est Gautier-
Sauvagnac. Plus familièrement, DGS. Un haut fonctionnaire passé par
Bruxelles et le privé, un grand bourgeois qui a tâté un peu de politique
dans la Manche, où il s’est acheté un manoir, le Logis Montgothier.
Camarade de promotion à l’ENA du président de BNP Paribas, Michel
Pébereau, il dirige la très influente UIMM.
Pendant six ans encore, le système des enveloppes perdure. Mais
l’époque change. Le terrorisme international, les investissements de la
mafia russe conduisent les banques à plus de vigilance quant aux
opérations douteuses. C’est dans ce contexte qu’en mai 2004 la BNP
Paribas Haussmann-Paris-Saint-Lazare revient à la charge et réclame de
nouvelles explications aux dirigeants de l’UIMM.
Il s’agit, précise alors le directeur financier de l’organisation patronale,
de rembourser les notes de frais, de régler des cotisations à diverses
associations et de récompenser des « vieux serviteurs de la métallurgie ».
Cette fois, l’argument ne passe pas. La BNP alerte Tracfin. Qui se hâte
lentement. De plus, l’enquête est particulière : en raison de son statut de
syndicat, l’UIMM n’est pas obligée de tenir une comptabilité. C’est pour
cette raison qu’elle brûle chaque année factures, notes de frais,
bordereaux de chèques et autres documents…
Dès le mois de mai, selon la terminologie de Tracfin, le dossier est
estampillé « pertinent » mais « non urgent ». L’enquêteur, un jeune
douanier, se met alors au travail et s’interroge. D’abord sur la régularité
des retraits, puis sur leur éventuelle concomitance avec une campagne
électorale ou le règlement d’un conflit social. Enfin, il s’intéresse au
patrimoine de Gautier-Sauvagnac. Et à celui de Dominique Renaud.
On devine dès lors les raisons qui poussent Tracfin à tenir le ministre
de l’Economie informé du déroulement de cette enquête. Son directeur –
depuis juillet 2006 –, François Werner, en parlera à Bercy, comme il le
fait pour tous les dossiers sensibles, à trois reprises. Une première fois à
l’automne 2006 : Werner informe Gilles Grapinet, directeur du cabinet de
Thierry Breton, que le dossier est « en phase terminale ». Lors d’un second
rendez-vous en mars 2007, toujours avec Grapinet, le directeur de Tracfin
indique à son interlocuteur que le dossier doit être clôturé, donc transmis
au parquet. Mais, explique François Werner, « les derniers documents de
l’enquête nous étant parvenus entre la campagne présidentielle et celle
des législatives, il m’a semblé logique d’attendre la constitution d’un
cabinet ».
Finalement, le 24 septembre 2007, le patron de Tracfin, après avoir
informé Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde,
ministre de l’Economie, transmet son rapport au procureur de Paris. Un
document succinct – quatre pages – qui ne fait état que d’un seul compte
BNP, détenu par l’UIMM, d’où a été retirée en espèces la coquette somme
de 5 645 000 euros, entre le 1er janvier 2000 et le 30 avril 2007. « Je n’ai
jamais subi de pressions ni reçu la moindre consigne destinée à ralentir ou
à accélérer les choses », affirme aujourd’hui François Werner.
Le 26 septembre, le parquet diligente une enquête préliminaire pour
abus de confiance… Au même moment, Le Figaro publie le contenu du
rapport. C’est l’embrasement dans le monde patronal et syndical.
Quelques jours tard, L’Express révèle l’existence de deux autres comptes
bancaires à la BNP Paribas. Plus de 15 millions d’euros y ont été débités
en sept ans. Tout cet argent provient, on l’apprendra vite, d’une caisse
d’entraide patronale, l’Epim, constituée en 1972 pour aider les entreprises
en prise à un conflit social. Un trésor de 600 millions d’euros !
Pour leur part, les enquêteurs multiplient les perquisitions. Le
3 octobre, au siège de l’UIMM, où ils découvrent 400 000 euros reposant
dans trois coffres. Mais surtout, ils mettent la main sur des carnets
d’adresses, des agendas ainsi que sur une note sur le financement des
organisations syndicales. Enfin, ils saisissent quelques ordinateurs dont ils
passent les disques durs au peigne fin.
Les policiers n’en ont pas fini avec la valse des millions. En
découvrant, ici, à la banque Martin Maurel un compte qui a vu s’évaporer
7 millions d’euros, là, un coffre, loué à l’agence BNP Paribas Place-des-
Ternes, contenant 2 millions d’euros.
« Je n’ai commis aucune malversation », déclare DGS aux policiers qui
l’interrogent brièvement lors de la perquisition du 3 octobre. Muet sur les
noms des personnes physiques destinataires des fonds qu’il redistribuait, il
dit se souvenir en revanche du nom des organismes professionnels
généreusement aidés. Mais ne veut en citer aucun. Pour le moment…
Le 3 octobre encore, lors d’une visite chez la dévouée Dominique
Renaud, les policiers apprennent que l’UIMM a accordé le 3 mai 2005 un
prêt de 323 140 euros à Gautier-Sauvagnac pour acheter un appartement
de 190 mètres carrés. Le prix : 1,2 million d’euros. Le capital du prêt, au
taux de 3 %, doit être remboursé le 3 avril 2013. En attendant, le patron
de l’UIMM ne paie que les intérêts… Cette faveur a également été
accordée à quinze autres collaborateurs de la fédération, parmi lesquels
Dominique de Calan, l’adjoint de Gautier-Sauvagnac.
Une question demeure : qui sont les destinataires des délicates
attentions de l’UIMM ? D’abord des bénéficiaires internes à la maison. Ils
ont eu droit, comme jadis les collaborateurs de ministres, à des « primes
de cabinet », de l’ordre de 20 000 à 30 000 euros par an. Non imposables.
Ensuite, ces sommes ont permis de « fluidifier les relations sociales »,
comme dit DGS.
Un mois après la transmission des conclusions de Tracfin à la justice,
l’enquête policière avance. Des témoignages de « repentis » commencent à
fissurer le mur du silence. Mais, surtout, des divergences apparaissent
déjà au sein de la fédération patronale, certains – le clan des modernes –
voulant en finir avec des pratiques archaïques. De plus, l’étude de tous les
comptes bancaires de l’UIMM – plus de quarante à ce jour – permettra de
démonter les divers circuits financiers de la machine de l’avenue de
Wagram.
Reste le sort de Denis Gautier-Sauvagnac. Il n’échappera pas d’ici à
quelques semaines à une mise en examen pour abus de confiance. S’il
reste muet, il risque plus gros encore : un redressement fiscal colossal. Cet
homme qui a perpétué des méthodes du XIXe siècle a tout compris ce jour
de 1994 où, quelques jours après sa nomination, un syndicaliste lui avait
lancé : « C’est vous qu’on vient voir pour la chose ? »
Les secrets d’une caisse noire
Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
Courant 2008, les limiers de la Brigade financière tentent de décortiquer le
fonctionnement de la pompe à fric du patronat. Selon L’Express, PSA aurait
d’ailleurs été dédommagée par la caisse après une grève en 2007. (L’Express
du 27 février 2008.)

De hauts dirigeants de l’Union des industries et métiers de la
métallurgie (UIMM) bientôt convoqués par la justice. Une caisse noire
antigrève qui livre ses secrets. Les ahurissants avantages accordés à Denis
Gautier-Sauvagnac (« DGS ») passés au peigne fin…
Depuis la découverte, à l’automne 2007, des fameux 16 millions
d’euros sortis en liquide des comptes bancaires de l’UIMM, les enquêteurs
ont avancé à grands pas. Ils s’apprêtent à entendre trois cadres supérieurs
de l’organisation patronale, bénéficiaires de versement d’argent en
espèces. Dans le courant d’avril, ces derniers pourraient être mis en
examen pour recel d’abus de confiance par le juge Roger Le Loire.
Les personnalités en question ? C’est d’abord Daniel Dewavrin,
prédécesseur de DGS à la tête de l’UIMM. Lors d’une perquisition, les
enquêteurs ont découvert 3 000 euros en espèces, représentant le reliquat
d’une avance de 5 000 euros consentie par Gautier-Sauvagnac. Dewavrin,
n’ayant pas eu le temps de se rendre à sa banque, avait sollicité l’aide de
DGS pour effectuer un voyage à l’étranger…
Plus gâté encore, Alain Noqué, directeur des relations extérieures, qui,
dès son embauche, en 1999, s’est vu octroyer un complément de salaire
mensuel versé en espèces de 1 200 euros… Bonus qui grimpera à 2 000
euros à la fin de l’année 2005. [L’Express a tenté de joindre, mardi matin
25 mars, Alain Noqué pour recueillir son point de vue. En vain.] Enfin,
Bernard Adam, ex-directeur administratif, recevra, lui aussi, quelques
faveurs en espèces. Lui-même savait se montrer généreux pour le « petit
personnel » en lui remettant des enveloppes, notamment pour Noël…
Au fil de l’enquête, des dirigeants de l’UIMM ont admis quelques
financements. Ainsi, l’ancien adjoint de DGS Dominique de Calan a cité
un syndicat étudiant de droite qui aurait bénéficié de 30 000 euros par an,
jusqu’à une date récente.
Parallèlement à la recherche de ces bienheureux allocataires, les
limiers de la Brigade financière décortiquent le fonctionnement d’une
incroyable pompe à fric, source des versements d’espèces. Sa
dénomination : « Entraide professionnelle des industries des métaux ».
Fondée le 18 février 1972, plus connue sous le sigle Epim, cette structure
– sans véritable personnalité juridique – doit « apporter un appui moral et
matériel de l’ensemble de la profession aux entreprises qui subissent un
conflit collectif du travail ». Autrement dit, l’Epim, grâce aux 300 millions
d’euros de cotisations versées depuis trente-six ans par ses adhérents (150
entreprises, aujourd’hui, sur les 45 000 membres de l’UIMM), a pour
mission officielle de dédommager les entreprises ayant fait l’objet de
grèves. Or cet organisme a fonctionné non seulement de façon quasi
clandestine, mais également sans respecter sa vocation initiale. Témoin les
16 millions sortis en liquide de différents comptes bancaires de l’UIMM.
Ou encore les 6,3 millions versés en 2005 et 2006 à l’organisation
patronale pour le financement d’une caisse de retraite complémentaire
destinée à ses cadres.
Pour connaître les dessous de la troublante Epim, les enquêteurs ne
cessent d’entendre des patrons ayant apporté leur écot à cette caisse. Leur
réponse intrigue. Comme celle du directeur des relations humaines de
l’usine PSA Peugeot-Citroën d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Cette
usine, où s’est déroulée une grève de six semaines en mars-avril 2007, a
perçu de l’Epim un dédommagement de 550 000 euros. Or le responsable
de PSA a reconnu avoir versé sa cotisation de 50 000 euros pratiquement
au même moment. D’autres dirigeants d’entreprise confirmeront que DGS
leur demandait parfois de régler a posteriori leurs cotisations. Ce qui
attesterait que l’Epim était à la fois polyvalente et incontrôlée.
Sur ces pratiques, Denis Gautier-Sauvagnac reste muet depuis de
longs mois. Il avait obtenu une indemnité de départ en or massif –
1,5 million d’euros – ainsi qu’une étonnante prise en charge par l’UIMM
de ses éventuels redressements fiscaux. Mais aujourd’hui, l’indemnité de
départ, revue à la baisse, devrait tourner autour de 750 000 euros. « Il n’y
a là rien de scandaleux pour un homme qui ne bénéficiait pas de stock-
options et percevait un salaire fort éloigné de celui des patrons du CAC
40 », plaide son avocat, Jean-Yves Le Borgne. Pressé par ses proches, DGS
pourrait se montrer plus coopératif avec la justice. « Lui seul a le pouvoir
de lever son propre secret », renchérit l’avocat de l’UIMM, Jean Reinhart.
En écho, Gautier-Sauvagnac laisse entendre que, désormais, si on lui
présente des noms de bénéficiaires (syndicats, partis politiques, personnes
physiques, etc.), il acceptera de jouer le jeu. A confirmer…
Condamnations
Denis Gautier-Sauvagnac. – En décembre 2015, l’ancien patron de
l’UIMM a été condamné par la cour d’appel de Paris à deux ans de prison
avec sursis et 100 000 euros d’amende. Une peine bien moins sévère qu’en
première instance (un an ferme et 375 000 euros d’amende).
Dominique de Calan. – La cour d’appel a condamné l’ancien délégué
général de la fédération à 50 000 euros d’amende pour « complicité
d’abus de confiance ».
Dominique Renaud. – L’ex-chef comptable de l’UIMM a elle aussi
écopé de 5 000 euros d’amende pour « destruction de preuves ».
UIMM. – En tant que personne morale, l’UIMM a été condamnée à
30 000 euros pour travail dissimulé.
L’affaire Wendel
2008

C’est une affaire emblématique de ce nouveau capitalisme financier


qui a émergé au tournant du nouveau millénaire. Elle appartient à
l’histoire d’une société industrielle plus que tricentenaire, Wendel,
propriétaire des aciéries de Lorraine, et d’une famille dont beaucoup de
membres ont été ou sont encore célèbres – aujourd’hui Françoise de
Panafieu ou Ernest-Antoine Seillière. Ce dernier est un des protagonistes
principaux de l’affaire. Il est un de ceux, avec son compère Denis Kessler,
qui représentent le mieux l’offensive médiatique du patronat contre
« l’assistanat » et les 35 heures. C’est lui, l’ancien patron des patrons,
l’apôtre au MEDEF de la libéralisation de l’économie, qui a décidé
d’appliquer ce remède à son entreprise.
Au tournant des années 1990, celle-ci fait figure de belle endormie,
gérant le patrimoine familial sans faire trop de bruit. Mais une nouvelle
époque point à l’horizon, celle de la financiarisation de l’économie, des
fonds d’investissement et autres hedge funds. Cet hypercapitalisme qui
nous vient d’outre-Atlantique est en passe de s’imposer en France via,
notamment, les LBO, ces rachats avec effet de levier, c’est-à-dire avec un
niveau de dette extrêmement élevé. On est encore loin de la crise et de la
remise en question du « tout finance ».
Ernest-Antoine Seillière est alors le président du Conseil de
surveillance du groupe, mais il est aussi l’autorité tutélaire à laquelle on
accorde sans réserve sa confiance, et surtout le paterfamilias respecté. Car
son rôle est d’autant plus important qu’il s’agit d’une société familiale,
dont tous les membres – ils sont près d’un millier – disposent d’un droit de
vote.
C’est à cette époque qu’Ernest-Antoine Seillière décide d’embaucher
un jeune polytechnicien brillant, ingénieur du corps des Mines, Jean-
Bernard Lafonta. L’homme rongeait son frein chez BNP Paribas. On le dit
doté d’une intelligence hors normes, dont il n’est que trop conscient.
Passionné par les montages complexes, ce joueur d’échecs va radicalement
transformer le modèle économique du groupe. Il en fait une sorte de
fonds d’investissement, qui rachète des sociétés non cotées et les
restructure à la manière des grands fonds américains. « C’est la
modernité », explique-t-il en substance à Seillière. Ce dernier use de son
ascendant pour relayer le propos auprès de la famille. Les deux hommes
ne s’arrêtent pas là. Ils mettent également en place un plan
d’intéressement ultrasophistiqué à l’intention des plus hauts cadres du
groupe, afin de leur permettre de s’attribuer 4,7 % du capital du groupe
familial, soit l’équivalent de 324 millions d’euros. Un dispositif impliquant
plusieurs sociétés civiles, grâce auquel le duo s’enrichit considérablement :
à eux deux, Seillière et Lafonta se sont accaparé plus des deux tiers du
magot.
Le montage, qui, en outre, permettait d’échapper à l’impôt, serait
passé inaperçu sans Sophie Boegner. Membre de la grande famille, celle-ci
se montre plus réticente que les autres à avaler sans rechigner les bonnes
paroles de Seillière. Ce petit bout de femme a de qui tenir : elle est la
petite-fille du pasteur Boegner, qui tint tête à Pétain et Laval en
s’opposant à la déportation des enfants juifs durant l’Occupation. La
cousine a décidé de mettre son nez dans les affaires du duo, et ce qu’elle y
découvre ne lui convient pas du tout. Elle estime que le patriarche, associé
à Lafonta, a utilisé la fortune et le nom de la famille à des fins obscures,
en vue d’un enrichissement personnel. Elle alerte la presse, les pouvoirs
publics et la justice. C’est ainsi que commence ce que l’on appellera
l’affaire Wendel.
En 2009, Seillière, lassé des procédures et du tapage, se sépare
finalement de Lafonta. Trois ans plus tôt, pris par la folie des grandeurs,
ce dernier s’était accaparé Saint-Gobain, monument de l’industrie
française. De quoi se faire quelques ennemis au sein de l’establishment
français des affaires, mais surtout, avec la crise des subprimes, l’action
Saint-Gobain a dévissé jusqu’à mettre le groupe Wendel en grande
difficulté financière.
Le sacrifice de Lafonta n’est pas suffisant pour mettre un terme à
l’affaire, et à ses conséquences. D’autant qu’avec la crise de 2007, les
affaires du groupe se sont détériorées. Et qu’une affaire dans l’affaire
apparaît : un ancien haut cadre du groupe, Arnaud Desclèves, déclare
avoir été contraint de participer au montage imposé par Seillière et
Lafonta sans avoir pu en profiter, puisqu’il n’a pas eu le droit,
contrairement à eux, de vendre ses actions. Du coup, il a perdu de l’argent
dans l’opération. Il assigne donc également le duo en justice.
L’étau se resserre ainsi petit à petit sur Seillière. Certes, les plaintes de
Sophie Boegner n’ont pas rencontré un grand succès. La première est
classée sans suite en 2009. La seconde, instruite par Renaud Van
Ruymbeke, débouche sur un non-lieu, confirmé en appel. Mais si Bercy et
le fisc se penchent sur les comptes de Seillière et de ses proches, c’est bien
à cause du tohu-bohu que la cousine rétive a enclenché. Or cette plainte
de l’administration fiscale va, elle, prospérer.
Fin 2011, Seillière reçoit ainsi une notification de redressement fiscal,
tout comme quatorze dirigeants et ex-dirigeants du groupe. On leur
réclame 240 millions d’euros. La situation est d’autant plus compliquée
que le vent a tourné : la financiarisation, qui avait le vent en poupe au
début des années 2000, est désormais jugée coupable d’avoir été à
l’origine de la crise la plus violente depuis les années 1930. Les politiques
eux-mêmes sont contraints de rendre des comptes pour leur proximité
avec le monde de la finance et des grandes entreprises, comme en
témoigne, entre autres, l’affaire Bettencourt. Dans ce contexte, il devient
difficile de défendre Lafonta et Seillière, même si ce dernier se veut
proche du chef de l’Etat de l’époque, Nicolas Sarkozy.
Finalement, l’enquête judiciaire sur la fraude fiscale est clôturée le
9 juillet 2015 : seize personnes sont mises en examen, dont Ernest-
Antoine Seillière, Jean-Bertrand Lafonta, ou encore Bernard Gautier,
membre du directoire. Le groupe Wendel a déclaré ne pas être concerné
par la procédure puisque Seillière a passé le flambeau en mai 2013 à
François de Wendel en tant que patron du conseil de surveillance du
groupe. L’entreprise dynastique essayait ainsi de clore un épisode qui n’est
pas parmi les plus brillants de son histoire : celle d’un « toujours plus »
sans limites, dont Seillière, pris dans la machine, est devenu bien malgré
lui l’incarnation.
B. M.-S.
Règlement de comptes chez les Wendel
Benjamin Masse-Stamberger et Jean-Marie Pontaut
Une rétrospective du conflit entre les dirigeants de Wendel et leur cousine
rebelle Sophie Boegner, prolongée par l’examen du volet fiscal de l’affaire et
des complexes acrobaties auxquelles se sont livrés les petits génies de la
finance qui présidaient aux destinées du groupe. (L’Express du 1er septembre
2008.)

Ce sont deux courriers surprenants – une « lettre officielle » et un
mail – qui sont parvenus à L’Express en fin de semaine dernière. Ils
émanent de Me Charrière-Bournazel, l’avocat de plusieurs dirigeants du
groupe Wendel, et de Christine Dutreil, directrice de la communication et
épouse de l’ancien ministre des PME et du Commerce Renaud Dutreil,
aujourd’hui en partance pour les Etats-Unis. Tous deux nous mettent
formellement en garde sur les risques que nous encourons en publiant un
article concernant les dirigeants de Wendel.
Qu’avons-nous donc fait pour provoquer de si impérieuses mises en
garde ? L’Express a recueilli des éléments nouveaux sur ce qu’il faut
désormais bien appeler l’affaire Wendel. Celle-ci débute sur le plan
judiciaire le 3 juin dernier, avec le dépôt par Sophie Boegner d’une plainte
contre X pour abus de bien social et recel. Petite-fille du pasteur Boegner,
ancienne directrice générale d’une société d’économie mixte de Paris,
cette héritière rebelle n’a pas hésité à croiser le fer avec les dirigeants de
Wendel. Elle dénonce le montage ultrasophistiqué qui a permis à quinze
membres du management, en mai 2007, de s’attribuer 4,7 % du capital du
groupe, soit à l’époque 342 millions d’euros. Sujet ô combien délicat : il
met en cause l’ancien patron du MEDEF et président du conseil de
surveillance de Wendel, Ernest-Antoine Seillière, ainsi que les principaux
dirigeants – dont le président du directoire, Jean-Bernard Lafonta – ou
encore les époux Dutreil. Le couple est en partance pour New York, où
l’ancien ministre du Commerce et des PME va diriger la filiale américaine
de LVMH. Battu aux élections municipales à Reims en mars dernier, l’ex-
jeune prodige de la Chiraquie a décidé – temporairement ? – de mettre un
océan entre lui et les chicanes de la politique hexagonale. Adieu la France,
adieu les ennuis.
La querelle entre Sophie Boegner et les dirigeants de Wendel tourne
aujourd’hui à la guérilla. L’activisme de cette forte tête a secoué une
institution tricentenaire qui a pour habitude de laver son linge sale en
famille. Le groupe, héritier des maîtres des forges, s’est mué en lucrative
société d’investissement (présente notamment dans Saint-Gobain, ou
encore Legrand). La discrétion n’y demeure pas moins la vertu cardinale :
le 11 juin dernier, lors de l’assemblée générale de la SLPS, la holding
familiale du groupe, les 950 actionnaires ont voté à 82 % la révocation de
leur turbulente cousine de son poste d’administratrice. Surtout, les
dirigeants de Wendel ont déposé contre elle trois plaintes en diffamation
et dénonciation calomnieuse. « Nous serons amenés à réagir de manière
très forte à toute allégation mettant en cause notre probité », a prévenu à
nouveau Jean-Bernard Lafonta, vendredi 29 août.
Afin de pouvoir se prononcer sur la plainte de Sophie Boegner, les
experts du parquet de Paris ont passé un été studieux à compulser les
milliers de pages qui constituent la comptabilité de Wendel. Le parquet a
également demandé à l’Autorité des marchés financiers si elle comptait
mener une enquête sur le montage concerné. Cette dernière, après un
examen attentif des pièces, a estimé que les actionnaires ont été
correctement informés des opérations effectuées. Le procureur doit
décider dans les semaines à venir s’il classe le dossier ou s’il saisit un juge
d’instruction. Faute de décision d’ici au 3 septembre, Sophie Boegner
pourra porter plainte avec constitution de partie civile. L’enfant terrible du
clan ne semble guère disposée à rendre les armes. « Le président de la
République a récemment encore stigmatisé les excès du capitalisme
financier, rappelle-t-elle. Or l’opération financière que j’ai dénoncée
semble au-delà de l’excès. »
D’autant qu’un autre volet, fiscal celui-là, soulève des interrogations. Il
concerne l’imposition des plus-values réalisées par les managers sur les
titres qui leur ont été attribués. Les quinze dirigeants, à l’exception de
Jean-Bernard Lafonta, ont procédé à une série de transactions, via une ou
deux sociétés civiles ad hoc. Ce qui leur a permis de différer l’impôt sur les
plus-values.
Ces transactions sont décrites dans le procès-verbal, public, de
l’assemblée générale du 3 mai 2007 des associés de la Compagnie de
l’Audon. Une société créée en 2006 par les quinze membres du
management pour centraliser les 4,7 % du capital du groupe qu’ils avaient
récoltés. A titre d’exemple, Christine Dutreil détenait en portefeuille, en
commun avec son époux, 419 712 actions de la Compagnie de l’Audon.
Au printemps 2007, le couple crée deux sociétés, dont chaque membre est
codétenteur : Harcelor et Gatsby, référence au personnage mélancolique
et flamboyant de Scott Fitzgerald. Lors de l’AG du 3 mai, les associés
donnent leur accord pour que Christine Dutreil cède à Harcelor 385 800
actions de la Compagnie de l’Audon, au prix unitaire de 0,06 euro par
action (soit 23 388 euros en tout). Mais aussi pour qu’elle procède à un
apport de ces 385 800 titres à Gatsby, tandis que Christine Dutreil apporte
33 912 actions détenues en direct par le couple. Mais cette fois à une
autre valeur…
La vingt-deuxième résolution de l’assemblée précise : « La valeur
d’apport d’une action de la société sera égale à environ 19,173 840
euros. » Ce qui signifie que l’ensemble des actions détenues par les époux
Dutreil au travers de Gatsby représente désormais un total de 8 047 490
euros. Ce mécanisme permet, en outre, de bénéficier d’un sursis
d’imposition. Tant que la société Gatsby, détentrice de ces actions, n’est
pas vendue, l’impôt n’est pas dû. Une disposition qui bénéficie aux apports
effectués aux sociétés civiles qui sont soumises à l’impôt sur les sociétés.
A ce stade, un problème subsiste : les titres Compagnie de l’Audon ne
sont en effet pas vendables sur le marché. Mais cela aussi a été prévu par
l’AG du 3 mai : la Compagnie de l’Audon, via une réduction de capital de
10 513 264 actions, rachète aux sociétés des membres du management
leurs actions contre des titres Wendel Investissement, eux librement
négociables. Surtout, les actions sont reprises par la Compagnie de
l’Audon à un prix comparable à celui de l’apport. Il n’y a donc pas de plus-
value, et par conséquent pas d’impôt. Ce montage a concerné les quinze
membres du management, pour des sommes allant, pour certains, jusqu’à
79 millions d’euros.
Qu’en pensent les spécialistes ? Plusieurs experts interrogés par
L’Express confirment que chaque opération prise séparément est
parfaitement légale. « C’est leur proximité qui pourrait amener à
s’interroger et à lever le spectre de l’abus de droit ou de la fraude à la loi,
estime Christiane Richard, avocate fiscaliste au cabinet Ten France. Ce qui
reviendrait à considérer que le but était exclusivement fiscal, c’est-à-dire
servant uniquement à éluder ou différer l’impôt sur les plus-values. A
moins qu’il ne soit démontré que ces opérations recouvraient une réalité
économique et juridique. » Le fisc s’intéresse-t-il à ce montage ? Selon nos
informations, un dossier a bien été remis à ce sujet le 21 juillet à la
directrice divisionnaire Françoise Piana, de la Direction nationale
d’enquêtes fiscales. Mais le cabinet du ministre du Budget, Eric Woerth,
n’infirme ni ne confirme qu’une enquête est en cours. L’avocat de Wendel
indique qu’« à la connaissance de [ses] clients, aucune enquête fiscale n’a
été initiée ». « Si l’administration, comme elle en a le droit, estimait que
telle ou telle opération relève de tel ou tel régime fiscal, écrit cependant
Me Charrière-Bournazel dans sa lettre du 29 août, mes clients
acquitteraient naturellement les droits qui pourraient leur être demandés.
En revanche, ils ne toléreront aucune atteinte diffamatoire donnant à
penser qu’ils ont pu agir hors la loi. » La justice et le fisc, s’il enquête, se
prononceront sur la légalité du dispositif, qui porte sur des sommes
astronomiques. Les journalistes, de leur côté, cherchent à comprendre les
mécanismes qui permettent de tels enrichissements. Est-ce si
inconvenant ?
La semaine dernière, L’Express, qui suit l’affaire depuis plusieurs mois,
décide de publier un article sur le dossier Wendel. Les principaux
dirigeants du groupe sont contactés. En réponse, nous recevons deux
courriers nous mettant en garde contre les dangers d’une telle publication.
Pratique assez rare… Le premier envoi nous est parvenu sous la forme
d’une lettre officielle, adressée le 29 août par Me Charrière-Bournazel à
l’avocat de L’Express. « D’après diverses informations venues à la
connaissance [de nos clients], écrit-il, l’hebdomadaire L’Express, votre
client, s’apprêterait à publier un article sur la foi d’un mémorandum
anonyme qui circule dans Paris et dont ils connaissent l’auteur. Ce
document tend à faire croire que des autorités publiques (AMF, Dnef, etc.)
auraient initié des enquêtes, comme si des opérations financières et
juridiques que mes clients ont conduites étaient frauduleuses. Je suis
chargé de mettre très solennellement en garde les vôtres, directeur de la
publication et journalistes de L’Express, contre ces rumeurs, auxquelles ils
pourraient être tentés de faire écho [...]. » Deux jours plus tard, c’est
Christine Dutreil, que nous avions rencontrée la veille à l’occasion de la
publication des résultats du groupe, qui nous adressait ce mail : « Je ne
peux que vous confirmer fermement que me citer et utiliser mon nom
pour donner corps à des allégations sans fondement contre moi-même, le
management et Wendel, société cotée, serait extrêmement dommageable
et, à mon sentiment, totalement contraire à votre éthique et à votre
professionnalisme. »
Wendel, le baron cerné
Libie Cousteau et Benjamin Masse-Stamberger
L’histoire de la descente aux enfers du baron Seillière, mis en cause dans
plusieurs affaires, en liaison avec sa fonction de dirigeant chez Wendel. Ou
comment l’étau se resserre autour d’un chef de clan longtemps tout-puissant.
(L’Express du 12 janvier 2011.)

C’est un cadeau de Noël un peu particulier, délivré par huissier, qu’a
reçu, le 24 décembre, le baron Ernest-Antoine Seillière : une notification
de redressement fiscal. Comme lui, quatorze dirigeants et ex-dirigeants du
groupe Wendel sont dans le collimateur du fisc. L’administration leur
réclame la modique somme de 240 millions d’euros. En cause, un plan
d’intéressement ultrasophistiqué, qui a permis à ces privilégiés de
s’attribuer, en mai 2007, 4,7 % du capital du groupe familial, soit
l’équivalent de 324 millions d’euros. Le Meccano impliquait de multiples
sociétés civiles, que le fisc soupçonne d’avoir été mises en place dans le
seul et unique but d’échapper à l’impôt. A la manœuvre, le baron,
président du conseil de surveillance – promu, cet été, commandeur de la
Légion d’honneur par le président de la République –, et son compagnon
de jeu, Jean-Bernard Lafonta, ex-président du directoire, qui ont accaparé
plus des deux tiers de ces 324 millions. Deux hommes aujourd’hui tombés
de leur piédestal.
Tout commence le 11 septembre 2001, lorsque Seillière, chargé de
gérer la fortune de la longue lignée des familles héritières des maîtres de
forges, fait appel à Jean-Bernard Lafonta, polytechnicien brillant qui
s’ennuyait ferme dans un placard doré à la BNP. Le holding familial n’est
pas dans une situation éblouissante. Avec la bénédiction du patriarche, le
nouveau directeur général engage une refonte totale de la stratégie. Exit
les participations minoritaires dans des sociétés cotées en Bourse. Ce
financier leur préfère des tickets dans des entreprises non cotées, au sein
desquelles il prend la majorité. Le tableau de chasse de la nouvelle équipe
est impressionnant : Legrand, Materis, Editis… Ce virage emprunte les
méthodes des fonds d’investissement : il est salué par le marché. Les
comptes du groupe se redressent, le cours de l’action s’envole. Rien ne
semble pouvoir résister à ce couple, aussi improbable qu’efficace. Sous le
charme, le patron des patrons – Seillière préside alors le MEDEF – vante
dans le Tout-Paris les mérites de son poulain, à qui il ne manque aucune
qualité… si ce n’est l’ADN des Wendel !
En mai 2005, Seillière lui offre une superbe promotion : la présidence
du directoire du groupe. Galvanisé par sa réussite, grisé par une
intelligence hors normes qui alimente un ego démesuré, Lafonta imagine
alors un coup énorme : mettre la main sur Saint-Gobain. L’entreprise de
matériaux de construction tricentenaire, présidée par une autre figure de
l’establishment français, Jean-Louis Beffa, est perçue comme une « belle
endormie », dotée d’un flux de trésorerie non négligeable. Surtout,
conquérir Saint-Gobain, temple des X-Mines, c’est s’emparer d’un
monument de l’industrie française. Une référence pour un polytechnicien.
Et une prise de choix pour un ambitieux.
Le tandem attaque à la hussarde, quitte à se mettre à dos les
éminences qui composent le conseil d’administration du verrier, de Michel
Pébereau (BNP Paribas) à Gérard Mestrallet (GDF Suez) en passant par
Jean-Cyril Spinetta (Air France-KLM). C’est aussi au cours de ces folles
années 2000 que Lafonta propose au baron un plan d’intéressement censé
permettre aux cadres supérieurs (mais surtout à eux-mêmes), ni plus ni
moins, de devenir riches. A condition que tout se passe bien…
Ah, s’il n’y avait pas eu cette maudite cousine ! Sans elle, les choses
auraient sans doute pris un tour différent. Mais, dérogeant à toutes les
traditions, Sophie Boegner, héritière Wendel, a décidé de laver le linge
sale de la famille sur la place publique. Sous l’apparence d’une frêle
silhouette se cache une femme tenace et opiniâtre, qui a de qui tenir : elle
est la petite-fille de Marc Boegner. Cette figure du protestantisme
organisa, sous Vichy, la désobéissance des pasteurs. Contrairement à la
grande majorité des 950 membres du clan, elle n’est guère sensible au
paternalisme du baron, mélange de séduction pateline et d’autorité
cassante. Dès 2008, elle dénonce les manœuvres du duo Seillière-Lafonta.
Selon elle, ces derniers ont spolié la société familiale, et occulté le
véritable motif des montages : enrichir les principaux intéressés. A cette
occasion, ils auraient aussi, accuse la cousine, fraudé l’administration
fiscale.
La tension, à l’époque, est à son comble au sein de l’hôtel particulier
de la rue Taitbout, siège de Wendel à Paris. D’autant que l’offensive de
Jean-Bernard Lafonta sur Saint-Gobain tourne au vinaigre. La crise des
subprimes et la chute du cours de l’action en Bourse amènent le holding
au bord du gouffre. A tel point qu’en février 2009, selon nos informations,
Ernest-Antoine Seillière mandate dans la plus grande discrétion le
banquier François Henrot, de Rothschild, et l’avocat Olivier Diaz, du
cabinet Darrois, pour tester auprès du président du tribunal de commerce
de Paris l’option d’un placement en sauvegarde du groupe ! L’épisode est
resté secret jusqu’à ce jour. Il démontre que la folie des grandeurs qui
s’était emparée des deux acolytes a bel et bien mis la maison en péril.
Mais Seillière trouve la parade. Après être parvenu à mettre sa cousine
en minorité, et l’avoir évacuée du conseil d’administration de la société
familiale, il sacrifie le mauvais génie qui l’a pourtant fait millionnaire. En
mars 2009, Frédéric Lemoine, ex-président du conseil de surveillance
d’Areva, remplace Jean-Bernard Lafonta. Une sortie chèrement
monnayée : il serait parti avec un chèque de 3,5 millions d’euros. Ce
limogeage permet au baron de sauver sa peau : en juin 2009, il est
renouvelé à la tête du conseil de surveillance du groupe. Le départ de
Lafonta permet aussi de retrouver la confiance des banques, qui acceptent
de renégocier la dette de Wendel.
Le gros de la tempête semble alors passé. Et les deux années qui
suivent permettent à Seillière, secondé par Lemoine, de retrouver un
rythme de croisière : la situation financière s’améliore, le cours de Bourse
se redresse. Le répit est bref. Aujourd’hui, il pleut à nouveau des
hallebardes sur le baron. En plus d’être la cible d’un redressement fiscal, il
est au cœur des accusations de son ex-directeur juridique. A la fin de
e
2010, Arnaud Desclèves, défendu par M Alexandre Merveille, du cabinet
Versini-Campinchi, a en effet assigné le groupe devant le tribunal de
commerce. Ce quadra a participé au plan d’intéressement échafaudé par
Lafonta et Seillière. Mais, contrairement aux deux dirigeants, il n’en a
guère profité.
« L’affaire Desclèves » se noue à l’été 2007, lorsque le déclenchement
de la crise financière commence à faire chuter le cours de Wendel. Lequel
va dégringoler jusqu’à 14 euros, soit dix fois moins que sa valeur d’avant
la crise ! Contrairement à Seillière, Lafonta et Bernard Gautier, directeur
financier et « porte-flingues » des deux premiers, les cadres ont
l’interdiction – via un système complexe dit de « lock-up », mis en place
avec la banque JPMorgan – de vendre les actions Wendel obtenues par le
biais du plan d’intéressement. Livide, fumant cigarette sur cigarette,
Lafonta, qui fonctionne à l’époque d’après ses proches « en mode
panique », fait régner la terreur dans les couloirs. Quand il autorise enfin
les cadres à céder leurs actions, il est trop tard. Tandis que Lafonta et
Seillière ont empoché respectivement 59 et 32 millions d’euros, selon
Desclèves, lui n’en récupère, à la fin de 2008, que 3 sur les 11 espérés. En
définitive, compte tenu des frais et du redressement fiscal, l’opération ne
se serait pas soldée par 3 millions de gains, mais par 7 millions de pertes,
qu’il réclame aujourd’hui. Ruiné, il a depuis retrouvé un poste dans le
family office de la famille Delhaize, détentrice notamment des
hypermarchés Cora.
Après les accusations de Desclèves, l’étau se resserre autour du baron.
La bonne étoile qui veillait sur « Ernekind » (« petit Ernest », en alsacien),
comme l’appellent ses amis, l’aurait-elle définitivement abandonné ?
Aujourd’hui, l’administration fiscale reprend à son compte les
arguments de Sophie Boegner. Par ailleurs, d’autres cadres concernés par
le redressement seraient, selon nos informations, tentés de se joindre à la
procédure lancée par Arnaud Desclèves. Enfin, cerise sur le gâteau,
l’Autorité des marchés financiers pourrait, ces jours-ci, prononcer des
sanctions dans une autre affaire qui empoisonne le groupe : celle de la
montée au capital de Saint-Gobain, au cours de laquelle Wendel est
soupçonné d’avoir caché au marché ses intentions.
La situation demeure également difficile sur le front du business.
Wendel reste plombé par un endettement considérable et lesté par son
encombrante participation dans Saint-Gobain. De quoi faire basculer le
clan familial, jusqu’alors soudé autour de son chef de file. « Si le fisc
devait confirmer son verdict, sans doute la famille voudra-t-elle clore plus
tôt que prévu l’ère Seillière », glisse un héritier.
Les deux héros de ces mésaventures, eux, se gardent bien de
commenter leurs récents malheurs. Le baron est aux abonnés absents.
Quant à Jean-Bernard Lafonta, cette mauvaise publicité lui a déjà fait
perdre, en décembre, un gros appel d’offres pour la reprise de l’agence de
conseil Adit, finalement décroché par l’homme d’affaires Walter Butler.
Triste sort !
Principales condamnations
Jean-Bernard Lafonta et la société Wendel sont condamnés en 2011
par l’autorité des marchés financiers à une amende de 1,5 million d’euros
chacun pour défaut d’information dans le cadre de la montée du groupe
au capital de Saint-Gobain.
Ernest-Antoine Seillière, Jean-Bernard Lafonta et onze hauts cadres du
groupe sont mis en examen, en juillet 2015, pour fraude fiscale. La
banque JP Morgan ainsi qu’un avocat de la firme Debevoise et Plimpton
figurent également parmi les mis en examen.
L’affaire Kerviel
2008

En France, c’est l’affaire financière qui a fait le plus grand bruit durant
la crise. Tous les ingrédients étaient réunis pour cela. En premier lieu, une
grande institution prestigieuse et arrogante. La Société générale, en effet,
a vu sa réputation d’excellence encore accrue au début de la décennie
2000 tandis qu’elle devenait une des championnes mondiales du marché
des produits dérivés. Polytechniciens et autres petits génies des écoles de
commerce et d’ingénieurs rêvent alors de rejoindre la banque au logo
rouge et noir, ses salles de marché survoltées et ses bonus annuels à six
chiffres.
Ensuite, un homme seul face à la machine. Jérôme Kerviel, jeune
trader sans envergure, est venu de sa Bretagne natale pour rejoindre le
« back-office » de la SocGen, loin des sommets où s’ébrouent les stars, qui
ne s’aperçoivent même pas de son existence. Le petit Kerviel veut
absolument entrer dans la cour des grands. Il se met à jouer gros, des
millions, puis des milliards, pris par le désir d’exister, d’être quelqu’un
dans ce milieu où tout se mesure à l’aune du compte en banque.
Enfin, une apocalypse financière. C’est elle qui fait perdre le contrôle
au petit trader, dont les manigances sont découvertes par sa hiérarchie
début 2008. La crise des subprimes est en marche, et ce n’est que le début
des catastrophes. Reste que Kerviel, lui, a joué plusieurs dizaines de
milliards d’euros et fini par perdre, lorsque ses positions sont finalement
« débouclées », 4,9 milliards d’euros.
La question reste en suspens : Kerviel peut-il avoir agi seul, c’est-à-dire
sans que, a minima, ses supérieurs n’aient fermé les yeux ? Pour les
acteurs des marchés et tous ceux qui suivent d’un peu près le monde de la
finance, il est difficile de répondre par l’affirmative. De deux choses l’une :
soit le trader bigouden a eu des complicités, au moins tacites, au sein de
l’établissement, soit il a pu agir seul, et, dans ce cas, les systèmes de
contrôle de la banque, un des leaders mondiaux dans son domaine, ont
failli. La deuxième hypothèse reste la plus difficile à croire. Le marché des
dérivés, d’où vient la fraude, était certes une machine à cash, un Etat dans
l’Etat, et l’on peut admettre qu’au plus haut niveau de la hiérarchie, on
n’ait pas suivi les activités du trader de très près. Mais qu’au sein même de
cette entité personne n’ait été au courant est difficile à faire avaler par des
professionnels. D’autant que Kerviel avait dans le milieu un surnom, le
« gros », certainement dû à la taille des positions qu’il avait prises plus
qu’à sa corpulence. Reste qu’à l’issue d’une garde à vue de quarante-huit
heures, Kerviel est présenté fin janvier 2008 devant le pôle financier du
tribunal de Paris avec une demande de mise en examen par le parquet de
Paris pour « tentative d’escroquerie », « faux et usage de faux », « abus de
confiance aggravée », et « atteinte à un système de données
informatiques ».
Suivent des explosions en chaîne, pour les dirigeants de la banque
notamment. Daniel Bouton, parangon des patrons de banque donneurs de
leçon, est contraint de démissionner de son poste de P-DG en avril 2008
pour devenir président du conseil d’administration. Un an plus tard, il
quitte définitivement l’établissement de la Défense, par la petite porte,
pour fonder son propre cabinet de conseil.
Au cœur de l’affaire elle-même, la justice prend d’emblée le parti de la
banque. Il est vrai que les enquêteurs sont peu familiers de ce milieu si
particulier, où jargons et acronymes servent surtout à se protéger du
monde extérieur pour faire ses petites affaires entre soi. La SocGen
participe activement à l’enquête, feint de ne pas comprendre lorsqu’on
touche à des points plus sensibles. Juges et policiers « achètent » assez
facilement la version de la banque, celle d’un trader isolé dans sa tour
d’ivoire qui a pris des positions de plus en plus importantes à l’insu de sa
hiérarchie. La loi du silence fait le reste. Elle est particulièrement active
dans le microcosme de la finance, où tout le monde se connaît, où les flots
d’argent brassés servent parfois aussi à assurer la discrétion nécessaire à la
poursuite des affaires.
De l’autre côté, la défense de Kerviel patine, hésite sur la stratégie à
suivre. Kerviel lui-même change plusieurs fois d’avocat : Me Meyer, puis
Me Dupont-Moretti, puis encore Me Metzner. Autant de ténors du barreau.
Finalement, en octobre 2010, Kerviel est condamné à rembourser les
4,9 milliards d’euros perdus par la banque – qui avait, en compensation,
bénéficié d’une déduction fiscale de 1,7 milliard d’euros – ainsi qu’à cinq
ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Le jugement est
extrêmement sévère. Démesuré, même, de l’avis de beaucoup. On avait
affaire à un petit trader ambitieux et complexé, prêt à tout pour se hisser
jusqu’au sommet de la hiérarchie financière. La justice en a fait un héros.
Kerviel s’engouffre dans la brèche, joue les Dreyfus, fait appel, et
change encore de stratégie : il prend cette fois un avocat très médiatique,
David Koubbi, qui fut le conseil de Tristane Banon dans l’affaire
Dominique Strauss-Kahn. Une photo les immortalise dans les couloirs du
Palais de Justice, tous les trois d’une élégance sans reproche, Koubbi
arborant comme une médaille un cocard reçu dans une rixe pendant un
embouteillage parisien. Elle symbolise à elle seule l’époque qui s’achève,
où spectacle, sexe, argent et désir de reconnaissance se mélangent en un
cocktail fort peu digeste. Cependant, le battage des deux K produit des
effets : on reparle de l’affaire Kerviel. Suit un feuilleton pénible où l’on
retrouve notre héros, devenu entre-temps croyant, dans diverses postures
plus médiatisées les unes que les autres : Kerviel va voir le pape, Kerviel
marche de Rome à Paris… Sans jamais quitter ses lunettes de soleil. La
foi, semble-t-il, ne l’a pas guéri de son hypertrophie de l’ego. Cette fois, ce
sont des politiques (Jean-Luc Mélenchon, Eva Joly), qui avalent l’histoire
d’un Kerviel victime innocente du système financier, avec une candeur qui
rappelle celle dont la justice a fait preuve quelques années plus tôt en
écoutant le « story-telling » de la banque de la Défense.
Finalement, le 19 mars 2014, la Cour de cassation confirme la peine
de prison, mais revient sur la condamnation à verser 4,9 milliards d’euros
à la Société générale. Fin juillet de la même année, le juge d’application
des peines accède à la demande d’aménagement de la peine en placement
sous surveillance électronique. Gageons que les aventures médiatiques et
judiciaires de l’ex-trader devenu star, elles, ne s’arrêteront pas là…
B. M.-S.
Affaire Kerviel 72 heures chrono
Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut
L’Express a reconstitué minutieusement les trois jours qui ont fait basculer la
Société générale dans l’inconnu. Un décompte sous haute tension, digne des
meilleurs thrillers. (L’Express du 3 septembre 2009.)

« Chui mort. » Le vendredi 18 janvier 2008, à 8 heures 45 minutes et
45 secondes – l’inflexible mémoire de son ordinateur faisant foi – Jérôme
Kerviel se confie à son ami Moussa. Le moral de ce trader de trente et un
ans est en berne. Depuis la salle des marchés, au septième étage d’une des
tours jumelles de la Société générale, dans le quartier de la Défense
(Hauts-de-Seine), ces échanges quotidiens via les chats Reuters
représentent son unique bouffée d’oxygène. Ce jour-là, dans le jargon des
messageries électroniques, il écrit aussi : « Chui maudit. » Kerviel se sait
sous le coup d’une procédure interne. La veille encore, à 16 h 30, il a été
convoqué par les agents du contrôle, intrigués par huit achats-ventes de
titres Porsche pour un montant de 1,4 milliard d’euros. Pourtant, à ce
stade, ses explications paraissent convaincantes. Tout aurait donc pu
s’arrêter là, sans le flair de Richard Paolantonacci…
A quarante-trois ans, dont vingt de maison, celui qu’on surnomme
« Paolo » est chargé de détecter les engagements susceptibles de mettre la
banque en difficulté. Or, en faisant et refaisant les additions, il est intrigué
par le montant engagé par Kerviel en 2007 : quelque 80 milliards
d’euros ! Il s’étonne qu’une telle transaction soit passée par un petit
courtier allemand, Baader. « Mon premier sentiment, c’est qu’il y a très
certainement une erreur de saisie, une opération qui est entrée pour 10 ou
100 fois sa taille réelle », dira Paolo au cours de l’instruction.
Kerviel rassure son collègue : via Baader, il affirme traiter en réalité
avec la puissante Deutsche Bank (DB) allemande. Paolo, toujours
dubitatif, prend tout de même contact avec les supérieurs du trader. A
11 h 30, il fond à nouveau sur Jérôme Kerviel, exigeant cette fois les
justificatifs de la DB. Quelques minutes plus tard, à 11 h 34, sur le chat
Reuters, Kerviel confesse à son ami Moussa : « Je me fais démonter la
gueule ici. » Peu avant 13 heures, il transmet malgré tout, par courriel, les
documents de confirmation de la DB à sa hiérarchie.
Paolo, lui, flaire le coup tordu. Dans l’après-midi, il provoque donc
une réunion avec l’un des supérieurs de Kerviel, Martial Rouyère, et
plusieurs hauts responsables de la salle des marchés. De son siège, le
jeune homme assiste à ces grandes manœuvres qui, physiquement,
s’apparentent à un encerclement… Loin des oreilles indiscrètes, le
management se décide – enfin – à disséquer l’opération. Il est 19 heures.
Rouyère décroche son téléphone pour appeler la DB. Las ! elle vient de
fermer ses portes pour le week-end. Contrarié, Rouyère quitte ses bureaux
et, sur le parvis de la Défense, rebrousse aussitôt chemin : avec le
décalage horaire, il doit encore être possible de joindre New York. Peine
perdue : son correspondant ne peut pas faire les vérifications sur-le-
champ.
A quelques pas de là, au pied de la tour, Jérôme Kerviel prend un
verre dans un bar pour se remonter le moral. Dans la journée, il a engagé
à nouveau 900 millions d’euros. Et à son copain Moussa qui lui demande :
« Comment il va le poto ? », il répond : « Il est mort le poto. »
Samedi 19 janvier. En ce début de week-end, dans des bureaux quasi
déserts, Martial Rouyère parvient enfin à joindre le trader de la DB.
Stupeur : ce dernier dément toute opération récente avec Kerviel. Les
documents fournis par celui-ci sont donc des faux. Alerte générale : on
sonne le rappel des hauts cadres, jusqu’au grand patron de la banque de
financement et d’investissement, Jean-Pierre Mustier, de retour de
Londres. Personne n’imagine pour autant le tsunami à venir. Après tout,
d’un strict point de vue financier, la situation n’apparaît pas si dramatique
puisque Kerviel a fait gagner à son employeur 1,4 milliard d’euros en
2007. Sauf que ces gains n’ont pu être obtenus qu’au prix de risques à
peine croyables, en engageant des sommes folles.
Dans l’après-midi, quatre des plus hauts responsables de la Générale
organisent une conférence téléphonique avec le « suspect ». Kerviel, qui
s’est accordé un week-end de répit à Deauville pour fêter son anniversaire,
accepte de rentrer à Paris, mais évoque une panne de batterie pour
abréger la conversation.
Lorsqu’il débarque sur le parvis de la Défense, le samedi soir vers
20 heures, il annonce son arrivée à l’un de ses supérieurs par un SMS
troublant : « J’hésite à me mettre sous un train mais je ne suis pas loin. Je
rentre comment dans la tour ? » Inquiète de ses réactions, la direction
convoque le médecin du travail afin de prévenir toute défaillance. Dans la
salle de trading du septième étage, une task force d’interrogateurs
s’impatiente…
Ils reçoivent le suspect, à tour de rôle, deux par deux. Comme dans les
séries télévisées américaines, les conversations sont enregistrées. « Nous
avons décidé d’utiliser le téléphone fixe de la salle de réunion où se
déroulaient les entretiens pour permettre aux autres intervenants réunis
dans une salle de réunion de l’étage de suivre les conversations en temps
réel », confiera l’un des interrogateurs aux juges Françoise Desset et
Renaud Van Ruymbeke.
En fin de soirée, Kerviel reconnaît avoir fabriqué des faux afin de
masquer le montant de ses gains pour ne pas donner l’alerte sur les
sommes engagées. « Recroquevillé sur sa chaise, il s’exprimait au
minimum », assure devant les juges l’un des protagonistes.
Peu avant le départ du trader, vers 1 heure du matin, Jean-Pierre
Mustier prend le temps de l’accompagner jusqu’aux toilettes, et lui lâche
cette phrase sibylline : « Si t’as vraiment gagné 1,4 milliard, c’est que tu es
vachement bon, ça veut dire que tu es un bon trader. Il faut que tu te
mettes ça en tête. Ce que t’as fait, c’est emmerdant mais pas grave. »
Mustier expliquera avoir cherché à réconforter le jeune homme pour qu’il
ne commette pas l’irréparable.
Dimanche 20 janvier. Au septième étage de la tour, les lumières
restent allumées toute la nuit. Les équipes traquent les ordres passés par
Kerviel en 2007. Et, à 4 heures du matin, Jean-Pierre Mustier reçoit un
rapport confirmant les soupçons : le trader a d’abord perdu des sommes
considérables au cours du premier semestre mais, en anticipant la crise
des subprimes, il a bien décroché le jackpot (1,4 milliard d’euros) au
moment de la revente, en novembre.
A 6 heures, épuisés, les contrôleurs rentrent chez eux pour dormir un
peu. Lorsqu’ils reviennent vers 9 heures, Mustier est déjà à son poste.
Quant à Kerviel, il se présente, comme convenu, pour affronter sa seconde
journée d’interrogatoires. Au milieu de ce tourbillon, vers 10 heures, la
voix suave de Claire Dumas, l’une des responsables du back-office,
s’élève : « Il faut quand même vérifier au plus vite l’activité de Kerviel
depuis le début de l’année. » Une heure plus tard tombe le chiffre exact
des engagements de ces vingt derniers jours : Kerviel a engagé son
employeur à hauteur de… 50 milliards d’euros, soit une fois et demie les
fonds propres de la banque !
A cet instant, Jean-Pierre Mustier a déjà rejoint le P-DG, Daniel
Bouton, dans son bureau. Un conseil d’administration extraordinaire,
destiné à faire face à la crise bancaire mondiale, est en effet prévu à midi.
Son portable vibre : Claire Dumas lui annonce par texto l’étendue de la
catastrophe. « Je me suis assis, incrédule et sous le choc », dira Mustier.
Dans la salle du conseil, au trente-cinquième étage, Daniel Bouton
annonce que la banque doit faire face à une immense « fraude ». Mais il
exige la confidentialité absolue : si le marché apprend la nouvelle, la
Société générale peut être absorbée par un autre établissement. Dans
l’urgence, Bouton tranche : il faut liquider les positions de Kerviel au plus
vite. Cette délicate mission est confiée à un trader maison qui ignore que
son employeur est le vendeur… Seuls le gouverneur de la Banque de
France et le secrétaire général des marchés financiers sont dans la
confidence, ce qui provoquera par la suite une grosse colère de Nicolas
Sarkozy à l’Elysée. La Société générale paie le prix fort : les Bourses sont
au plus bas, les pertes nettes s’élèvent à 4,9 milliards. Ces soixante-douze
heures viennent de mettre au jour une manipulation qui a failli mettre à
bas une banque vieille de cent quarante ans.
Principales condamnations
Jérôme Kerviel est condamné en octobre 2010 à rembourser les
4,9 milliards d’euros perdus par la banque, ainsi qu’à cinq ans
d’emprisonnement, dont deux avec sursis. Le 19 mars 2014, la Cour de
cassation revient sur l’amende, mais confirme la peine de prison. Début
juillet de la même année, le juge d’application accède à sa demande de
libération sous bracelet électronique. Des procédures sont en cours de la
part de la défense de Jérôme Kerviel pour obtenir un nouveau procès
pénal.
L’affaire Bettencourt
2010

C’est sans doute l’affaire la plus exceptionnelle qui ait éclaté durant le
quinquennat de Nicolas Sarkozy. Elle mérite à elle seule tous les
superlatifs. Du fait de ses protagonistes, d’abord. Une des femmes les plus
riches du monde, Liliane Bettencourt, le président de la République,
Nicolas Sarkozy, le ministre du Budget, Eric Woerth, un artiste habitué à
se blottir sous l’aile de protecteurs généreux, François-Marie Banier…
Mais encore un gestionnaire de fortune issu de l’aristocratie, Patrice de
Maistre. Et des avocats, tous soupçonnés d’avoir profité de la faiblesse de
la vieille dame pour obtenir ses bienfaits. Sans compter la troupe des
employés de la milliardaire, comptable, médecins, infirmiers…
L’affaire Bettencourt, c’est aussi l’histoire d’une haine – ou pour le
moins d’une acrimonie tenace – entre une fille et sa mère dont les
différends seront étalés sur la place publique pendant des mois. Jalousies,
rancœurs, déceptions font la une des magazines et l’ouverture des
journaux télévisés. Argent, famille, politique forment le décor d’une
intrigue digne d’un roman de Balzac.
L’affaire Bettencourt, enfin, c’est la révélation, intemporelle et en
même temps très contemporaine, de ce que la richesse peut engendrer de
plus sordide : des personnages en apparence tous plus dévoués les uns
que les autres qui cherchent à s’accaparer ne serait-ce que quelques
miettes d’une immense fortune.
Tout commence fin 2007. Françoise Bettencourt-Meyers porte plainte
contre François-Marie Banier, photographe et ami de ses parents, Liliane
et André Bettencourt, tout juste décédé. Françoise soupçonne le
photographe d’utiliser l’empire qu’il exerce sur sa mère pour lui soutirer
des cadeaux somptueux : des tableaux (Picasso, Matisse, Mondrian,
Léger), des objets de valeur, des manuscrits, mais aussi des contrats
d’assurance-vie. Le tout pour un montant de plusieurs dizaines de millions
d’euros, au bas mot.
Françoise Bettencourt veut faire placer sa mère sous tutelle, en
démontrant qu’elle n’est plus en état de gérer ses affaires. Mais Liliane
Bettencourt refuse de se faire examiner par les médecins, comme le
propose la justice, et, début 2009, présente l’expertise d’un
neuropsychiatre qui atteste de ses capacités mentales.
L’affaire se complique lorsque Pascal Bonnefoy, le majordome de
Liliane Bettencourt, décide d’enregistrer les conversations de sa patronne
avec François-Marie Banier, mais aussi avec le gestionnaire de fortune des
Bettencourt, Patrice de Maistre. Or le nom d’Eric Woerth, alors ministre
du Travail, ressort de ces enregistrements. Selon des propos de De Maistre
retranscrits notamment par Mediapart, Woerth aurait promis l’appui du
gouvernement à la milliardaire en l’échange de dons.
C’est le volet politique de cette affaire, qui prend d’autant plus
d’ampleur que l’on apprend bientôt qu’Eric Woerth a remis la Légion
d’honneur à de Maistre en 2008, et que sa femme, Florence Woerth,
travaille pour le fonds d’investissement du gestionnaire de fortune des
Bettencourt. De plus, en 2010, Claire Thibout, la comptable des
Bettencourt, affirme avoir remis 50 000 euros en liquide à Woerth pour la
campagne présidentielle, lorsque ce dernier était trésorier de l’UMP.
Fin 2011, l’affaire s’accélère. François-Marie Banier est interpellé,
incarcéré, interrogé, de même que son compagnon Martin d’Orgeval. Tous
deux sont mis en examen, ainsi que Patrice de Maistre, et Eric Woerth,
soupçonné de trafic d’influence dans l’affaire de la remise de la Légion
d’honneur à de Maistre. De l’autre côté, Liliane Bettencourt porte plainte
pour atteinte à la vie privée contre Pascal Bonnefoy et cinq journalistes,
eux aussi mis en examen. Enfin, c’est au tour de l’avocat Pascal Wilhelm,
ex-conseiller de Mme Bettencourt, d’être mis en examen. Il est soupçonné
d’avoir poussé l’héritière de L’Oréal à investir dans l’entreprise d’un autre
de ses clients, Stéphane Courbit, l’homme qui a introduit la téléréalité en
France.
L’affaire remonte jusqu’à Nicolas Sarkozy. Après sa défaite à l’élection
présidentielle de 2012, il n’est plus protégé par l’immunité présidentielle.
Son domicile est perquisitionné, puis il est entendu pendant douze heures
par le juge Gentil, en tant que « témoin assisté ». S’ensuit une guerre
larvée entre le magistrat et l’ancien président et ses conseils, au terme de
laquelle Nicolas Sarkozy sera mis en examen, en mars 2013. Finalement,
à partir de fin 2013, le volet politique de l’affaire se dégonfle : Nicolas
Sarkozy obtient un non-lieu en octobre 2013, et Eric Woerth sera à son
tour relaxé en mai 2015.
En revanche, d’autres acteurs sont condamnés à des peines plus ou
moins lourdes : François-Marie Banier est reconnu coupable par le
tribunal correctionnel de Bordeaux d’abus de faiblesse et de blanchiment.
Il écope de 350 000 euros d’amende et de trois ans de prison, dont six
mois avec sursis. Patrice de Maistre est également condamné à trente
mois de prison, dont un an avec sursis. Même peine pour Pascal Wilhelm,
dont le parquet avait requis la relaxe. Les avocats de Banier et de De
Maistre ont cependant annoncé leur intention de faire appel.
D’autres volets de l’affaire restent à juger : la comptable, Claire
Thibout a été mise en examen pour faux témoignage aggravé ; mais aussi
le majordome, ainsi que cinq journalistes du Point et de Mediapart, jugés
pour avoir retranscrit les enregistrements de Bonnefoy. Enfin, à l’automne
2015, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour
subornation de témoin, visant implicitement Françoise Bettencourt-
Meyers.
L’épilogue judiciaire de cette affaire tentaculaire est donc encore loin.
Beaucoup de ceux qui s’en sont approchés de trop près – qu’ils soient
avocats, juges, financiers – se sont brûlé les doigts. Quant à la vérité, elle
n’est ni dans les enregistrements des uns, ni dans les plaidoiries des
autres, ni même dans les milliers d’articles écrits sur le sujet. Peut-être est-
elle quelque part dans la mémoire de Liliane Bettencourt…
B. M.-S.
Dans les coulisses de l’enquête
Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut
L’Express a suivi les pérégrinations des enquêteurs de cette affaire aux
multiples ramifications politiques et économiques. Des pistes qui réservent
chacune son lot de surprises. (L’Express du 14 juillet 2010.)

A chaque jour son rebondissement… La perquisition conduite au
domicile parisien du photographe François-Marie Banier, lundi 12 juillet,
ne constitue sans doute pas le dernier épisode de l’affaire Woerth-
Bettencourt. Et les policiers, qui cherchaient chez l’artiste, en déplacement
à New York, des documents liés à la propriété de l’île d’Arros, aux
Seychelles, ne vont bientôt plus savoir où donner de l’enquête. Cet îlot
paradisiaque serait l’un des fleurons non déclarés au fisc de la fortune de
l’héritière de L’Oréal, Liliane Bettencourt, sans que l’on sache quel est son
vrai propriétaire, abrité derrière une fondation.
La décision d’Isabelle Prévost-Desprez, présidente de chambre au
tribunal correctionnel de Nanterre (Hauts-de-Seine), de lancer ses propres
investigations, mardi 13 juillet, vient s’ajouter aux trois enquêtes
préliminaires ordonnées par le parquet, à condition de franchir les
éventuels barrages juridiques qui se dresseront devant elle. Le bras de fer
annoncé risque d’alimenter une concurrence déjà exacerbée entre la
magistrate du siège et son ennemi juré, le procureur Philippe Courroye. Et
d’aggraver ainsi la confusion dans un dossier où le plus difficile reste de
démêler le vrai du faux. Car les déclarations et les témoignages
contradictoires se sont enchaînés à grande vitesse depuis la fin du mois de
juin, au point de contraindre parfois la police à courir derrière les
révélations de la presse.
Pendant plusieurs jours, les enquêteurs de la brigade financière et de
la brigade de répression de la délinquance sur la personne (BRDP) ont
concentré leurs efforts sur le témoin clef qui a transformé un sulfureux
conflit de famille en retentissante affaire d’Etat.
Jusqu’au mois dernier, personne ne connaissait Claire Thibout. La
discrétion faisait partie du métier de cette comptable, présente au côté de
Liliane Bettencourt pendant quatorze ans (1994-2008). En s’exprimant
sur le site Mediapart, le 6 juillet, cette femme de cinquante-deux ans fait
exploser une bombe politique : elle accuse l’actuel président de la
République d’avoir reçu illégalement des enveloppes d’argent des
Bettencourt, lorsqu’il était maire de Neuilly-sur-Seine (1983-2007) ou
candidat à la magistrature suprême. Eric Woerth, ministre du Travail, déjà
cité dans l’affaire, est lui aussi désigné comme le bénéficiaire d’une
somme de 50 000 euros destinée à la campagne présidentielle. La
comptable l’aurait retirée dans une agence parisienne de la BNP à la date
du 26 mars 2007. L’avocat de Claire Thibout, Me Antoine Gillot, confirme
à deux reprises, le même jour, sur les antennes de France Info et de RMC,
les propos dévastateurs de sa cliente et amie de vingt-cinq ans.
L’ensemble de ces déclarations stupéfie les enquêteurs par leur
caractère inédit. Car, la veille, au siège de la sous-direction des affaires
économiques et financières, ils ont entendu pendant près de trois heures
cette même Claire Thibout. Et dans ce face-à-face tendu, l’ex-comptable
leur a tenu un autre langage. Elle n’a pas cité le nom de Nicolas Sarkozy.
Pas plus qu’elle n’a évoqué la date du 26 mars : elle est en fait restée plus
évasive, situant l’épisode du retrait d’argent litigieux à la fin du mois de
mars ou au début d’avril 2007.
Les policiers souhaitent donc la réentendre au plus vite. A condition
de la trouver ! Claire Thibout a disparu. Son téléphone portable ne répond
plus. Elle a quitté son domicile, partie sans laisser d’adresse, et ne
séjourne pas non plus dans sa résidence secondaire de Normandie. Les
e
enquêteurs obtiennent des explications de M Gillot : sa cliente s’est
réfugiée avec son mari et ses enfants dans le Vaucluse.
Aussitôt, des policiers sautent dans le TGV, en direction du sud. Une
nouvelle audition commence au commissariat de Nîmes (Gard), puis est
poursuivie à Paris. Au grand soulagement de l’Elysée, l’ex-comptable de
Liliane Bettencourt revient en partie sur ses déclarations à Mediapart. Au
passage, elle reproche au site d’avoir détourné certains de ses propos. Et
affirme que, d’une part, la date du 26 mars lui a été suggérée par les
journalistes, et que, d’autre part, sur le nom de Sarkozy, elle s’est
contentée d’un « peut-être » dubitatif. Elle utilise même l’expression de
« romance de Mediapart » à propos d’un autre passage de l’article du site,
dans lequel elle évoque un financement irrégulier de la campagne
présidentielle d’Edouard Balladur en 1995.
Comment expliquer ce décalage entre les versions ? L’entretien
controversé s’est déroulé en deux fois. Le journaliste de Mediapart Fabrice
Lhomme assure qu’il a d’abord rencontré Claire Thibout en tête à tête.
Puis qu’il l’a questionnée une nouvelle fois au téléphone. « Il n’y avait
aucune ambiguïté, mes notes en font foi, maintient-il. Je l’ai relancée à
plusieurs reprises sur le nom de Sarkozy, elle m’a indiqué que le maire de
Neuilly était un habitué chez les Bettencourt, même si elle avait du mal à
évaluer la fréquence de ses visites. »
Sur la date du 26 mars, le journaliste, qui n’a pas enregistré le contenu
des conversations, est plus circonspect. Au moment où il interroge Claire
Thibout, il a déjà pris connaissance, avant même la police, des carnets de
caisse établis par l’ex-comptable, lorsqu’elle était au service de Liliane
Bettencourt. Ces documents sont une sorte de livre de comptes à son
usage. Y figure la mention de chaque retrait d’argent liquide effectué par
l’employée pour ses patrons. A la date du 26 mars est bien inscrite une
sortie de 50 000 euros. « Est-ce la bonne date ? » interroge le journaliste.
Claire Thibout acquiesce. A son départ, en 2008, elle a restitué à son
employeur, Liliane Bettencourt, les trois carnets de caisse concernant la
période 2006-2008, ainsi que la clef d’un coffre d’une agence bancaire,
place Vendôme, à Paris. Mais elle a probablement conservé des
photocopies, dissimulées en lieu sûr.
Entre-temps, les policiers ont à leur tour mis la main sur les carnets
originaux au terme d’un autre épisode rocambolesque. Comme son
prédécesseur, la nouvelle comptable de Mme Bettencourt est introuvable.
Et personne d’autre qu’elle ne détient la clef donnant accès aux précieux
documents ! En fait, l’employée est simplement partie en vacances…
L’examen du carnet à la date du 26 mars confirme alors le retrait de
50 000 euros. Seulement voilà : la mention « Bettencourt », qui, selon
Claire Thibout, accompagnait d’ordinaire, en toutes lettres, les retraits
d’argent destinés à des hommes politiques, n’est pas écrite sur la page de
papier quadrillé du carnet. Et, surtout, des justifications détaillées font
apparaître quel a été l’usage de la somme controversée : 11 200 euros de
frais pour l’île d’Arros, aux Seychelles ; 12 861 euros pour la cuisine ;
1 143 pour un médecin ; 3 500 euros pour une relieuse de livres ; la
coiffeuse est rétribuée 770 euros ; plus 3 599 euros pour sa venue à Arros,
etc. Une somme de 30 500 euros versée à un membre d’une grande
famille historique de la majorité est bien indiquée, mais cela n’a rien à
voir avec Nicolas Sarkozy ou Eric Woerth.
Sur les autres points, le témoignage de Claire Thibout ne varie pas.
Elle persiste notamment à mettre en cause Patrice de Maistre, le
gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Selon ses déclarations,
celui-ci lui aurait réclamé la somme de 150 000 euros au bénéfice du
trésorier de l’UMP, Eric Woerth, dans le cadre de la campagne
présidentielle de 2007. Mme Thibout affirme qu’elle lui a opposé un refus.
Elle ne pouvait retirer plus de 50 000 euros par semaine, comme le lui
aurait d’ailleurs confirmé au téléphone la responsable du compte à
l’agence bancaire. Toujours d’après l’ex-comptable, Patrice de Maistre
aurait alors évoqué une autre solution devant elle, en lui disant : « Ça sert
d’avoir des comptes en Suisse. » En dépit de ses accusations fermes et
répétées, Claire Thibout reconnaît n’avoir jamais assisté en personne à
une quelconque remise d’argent à un homme politique.
Lors de la confrontation, le jeudi 8 juillet, le gestionnaire de fortune a
nié les accusations réitérées par l’intéressée, ravivant l’inimitié personnelle
entre deux membres de l’entourage de la milliardaire. La responsable du
compte Bettencourt à la banque a, quant à elle, contesté la réalité de
l’appel de Claire Thibout au début de 2007. Mais, comme pour
compliquer les choses un peu plus, les policiers ont découvert que cette
employée de la BNP entretenait des liens d’amitié avec la sœur de Patrice
de Maistre ! Elle a reconnu cette étonnante coïncidence, mais en insistant
auprès des enquêteurs : cela n’a pas influencé son témoignage.
Une fois traité le volet politiquement le plus explosif de l’affaire, les
enquêteurs devraient revenir dans les jours qui viennent sur deux autres
points dont ils sont saisis par le parquet de Nanterre : l’éventuel
blanchiment de fraude fiscale et le soupçon de prise illégale d’intérêt.
Deux enquêtes qui risquent de remettre en première ligne le couple
Woerth.
Dimanche 11 juillet, l’Inspection générale des finances, rattachée à
Bercy, a dédouané l’ancien ministre du Budget du soupçon d’interventions
fiscales illicites au bénéfice de Liliane Bettencourt, la femme la plus riche
de France. « M. Eric Woerth, écrivent les rapporteurs, durant la période où
il était ministre du Budget, n’est pas intervenu auprès des services placés
sous son autorité pour demander, empêcher ou orienter une décision ou
un contrôle portant sur Mme Bettencourt, MM. Banier et de Maistre ainsi
que sur les sociétés Téthys et Clymène. »
Plus délicate est la question d’un éventuel coup de pouce du ministre à
son épouse. En clair, Florence Woerth a-t-elle bénéficié d’une embauche
de complaisance dans les sociétés de Patrice de Maistre ? Les enquêteurs
n’ont pas de doute sur la pertinence de la question. Ils sont intrigués par
la coïncidence des dates ; Mme Woerth est recrutée par le financier entre
la fin d’octobre et le début de novembre 2007, soit quelques mois après
l’arrivée de son mari au ministère du Budget dans le premier
gouvernement de François Fillon. Dans les bandes enregistrées
frauduleusement par le majordome de Liliane Bettencourt, Patrice de
Maistre ne cache pas l’intérêt que présente pour lui la situation du mari de
sa collaboratrice. Mieux : il suggère ouvertement l’avoir engagée à la
demande du ministre du Budget !
Devant l’émotion suscitée par la révélation des documents sonores,
e
l’avocat de Florence Woerth, M Antoine Beauquier, a livré ses premières
explications à la justice. Dans un courrier adressé le 7 juillet au procureur
de Nanterre, il résume les conditions, régulières, selon lui, dans lesquelles
cette diplômée d’HEC, spécialiste de la gestion des grandes fortunes, a
rejoint l’équipe chargée des avoirs de Liliane Bettencourt. Selon Me
Beauquier, la première rencontre professionnelle entre Patrice de Maistre
et Florence Woerth aurait eu lieu en mai 2007. A l’époque, l’épouse du
maire (UMP) de Chantilly (Oise) exerçait dans une filiale de la Caisse
d’épargne, dont l’objet était de placer des produits financiers auprès de
gros investisseurs.
Lorsqu’elle est embauchée, quelques mois plus tard, pour s’occuper de
la fortune de Liliane Bettencourt, poursuit Me Beauquier, elle ne traite à
aucun moment de fiscalité. Elle recommande ou rejette les produits
financiers soumis à son diagnostic. La décision finale revient ensuite à un
comité d’investissement. « La leçon de cette affaire, explique l’avocat à
L’Express, est-elle qu’une femme de ministre doit rester à la maison ? »
Sous la pression, Florence Woerth a néanmoins choisi de démissionner.
Comme son mari, elle a demandé à être rapidement entendue par la
justice. Le prochain épisode du feuilleton tourbillon ?
Bettencourt mère et fille. Histoire d’une
haine
Entre Liliane et Françoise, entre la mère et la fille, le ressentiment a fini par
prendre toute la place, et l’échange n’est plus possible que par avocat
interposé. (L’Express du 21 juillet 2010.)
Christophe Barbier

« Ah ! L’argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui desséchait
les âmes, en chassait la bonté, la tendresse, l’amour des autres ! Lui seul
était le grand coupable, l’entremetteur de toutes les cruautés et de toutes
les saletés humaines. » Ainsi se lamente Mme Caroline, l’héroïne de
L’Argent de Zola, avant de replonger dans les affres financières et les
vertiges du boursicotage. A plus d’un siècle de distance, l’affaire
Bettencourt est le parfait écho de ce constat. Cet ahurissant roman vrai,
qui passionne la France depuis plus d’un mois, n’est pas qu’un feuilleton
politique. Certes, la nasse ne s’est pas desserrée d’une maille autour d’Eric
Woerth. Au contraire, avec les déclarations aux policiers de son
gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, la situation du ministre du
Travail s’aggrave. Mais avant d’entrer dans la chambre d’écho du pouvoir,
l’affaire Bettencourt est d’abord une terrible histoire de famille. Et pas
n’importe laquelle : celle de la femme la plus riche de France…
Le lien filial entre Liliane et Françoise Bettencourt brûle en public
parce que la mère donnait trop, selon la fille, à François-Marie Banier. Les
mots se font vitriol, les attaques judiciaires s’accompagnent de
communiqués de presse, la France entière assiste à un vaudeville
protéiforme. L’ami-confident est-il trop gourmand ? Le gendre n’a-t-il
aucune arrière-pensée ? La mère a-t-elle toute sa tête ? La fille a-t-elle un
cœur ? Il y a, dans la France ballottée par la crise, une certaine jouissance
révolutionnaire à se repaître sans pitié du spectacle offert par le clan
Bettencourt, ce grand cirque où les riches se dévorent entre eux. Mais ce
plaisir est malsain, car c’est L’Oréal, empire magnifique, qu’éclabousse
cette sitcom pathétique.
Larbins du fric et politiques avides, faux serviteurs et vrais aigrefins,
tous ceux qui ont approché l’assiette au beurre en ont aujourd’hui les
doigts sales. Il était si facile d’aller mendier quelques liasses chez les
Bettencourt, et pas si difficile de leur vendre bien cher quelques années de
bons et loyaux, et même de médiocres et déloyaux, services. Une
escouade de ces profiteurs se retrouve sous les projecteurs, l’essentiel de
leur cohorte échappera à la honte. Et pendant ce temps-là, l’interminable
feuilleton Bettencourt poursuit son chemin dans les égouts de la haine, où
l’argent ne protège de rien.


Pascal Ceaux et Jean-Marie Pontaut

Si proches, si loin. C’est une rue tranquille dans un quartier huppé de
Neuilly, là où résident quelques-unes des plus grosses fortunes de France,
là où tout ne devrait être que luxe, calme et volupté. Au cœur de Saint-
James, dans ce bastion des bonnes manières, les deux bâtisses se font
face, l’hôtel particulier et l’immeuble, séparés d’une cinquantaine de
mètres. D’un côté, Liliane Bettencourt, quatre-vingt-sept ans, milliardaire,
actionnaire de référence de L’Oréal ; de l’autre, sa fille unique et héritière,
Françoise, cinquante-sept ans, le mari de celle-ci, Jean-Pierre Meyers, et
leurs enfants, Jean-Victor et Nicolas. En quelques mois, ce qui est devenu
l’« affaire Bettencourt » a fait éclater le cadre convenu d’une famille bien
sous tous rapports et, au fil des révélations de presse, a mué le combat
judiciaire en une chronique de la détestation entre une mère et sa fille. On
ne se voit plus. On ne se parle plus. Sauf à l’occasion des rares conseils
d’administration de L’Oréal, qui ont lieu autour de la table de la salle à
manger familiale de l’hôtel particulier !
Le 19 décembre 2007, bien qu’encore ignoré du public, le conflit
prend un tour irréversible. Ce jour-là, Françoise Meyers-Bettencourt
dépose une plainte pour « abus de faiblesse ». La procédure vise le
photographe François-Marie Banier. L’héritière soupçonne cet artiste
excentrique d’avoir mis sous influence sa mère, Liliane, et de lui avoir
soutiré près de 1 milliard d’euros. Pendant plusieurs jours, avant le
lancement de cette procédure, Françoise a demandé avec insistance à
Liliane de subir des examens médicaux. Le 14 décembre, à la demande de
la fille, un neurologue est venu examiner en catimini la vieille dame pour
conforter un éventuel placement sous curatelle.
Celle-ci n’aura connaissance de la plainte visant son ami Banier que
par une lettre de sa fille du 14 janvier 2008. « Je sais par avance que tu
seras très contrariée », écrit Françoise, avant de dénoncer en ces termes
les agissements de Banier : « Il y a une limite au-delà de laquelle ce n’est
plus tolérable. » Le photographe est devenu l’enjeu d’une bataille sans
merci entre mère et fille. Celle-ci le voit comme un manipulateur cupide
qui ne pense qu’à l’argent de la milliardaire. Celle-là en fait son
compagnon favori d’amusement. « Il m’a ouvert des espaces de liberté et
de gaieté », explique-t-elle.
Dans sa réponse à la lettre du 14 janvier, Liliane Bettencourt
rétorque : « Une plainte contre François-Marie serait une plainte contre
moi. En as-tu conscience ? » Elle reproche aussi à sa fille de ne plus lui
laisser voir ses petits-enfants, qui « ont si longtemps ignoré leur grand-
mère, de l’autre côté de la rue ». Le 19 février, autre lettre, dont Le Monde
a révélé le contenu ; autres mots, tout aussi sévères. Evoquant « le
manque de considération » de Françoise à son égard, Liliane le qualifie de
« gravement injurieux ». Elle profère aussi une menace : « Cette lettre est
un dernier avertissement. » Le sous-entendu est sans équivoque. Liliane
Bettencourt pourrait revenir sur la donation faite à sa fille des actions de
L’Oréal pour « ingratitude ».
En dépit de ces échanges acides, une tentative de conciliation
tripartite est engagée à l’initiative de Liliane Bettencourt, en février 2008,
afin que sa fille retire sa plainte. La vieille dame souhaite un arrangement
entre elle, Françoise et son ami Banier. Comme le raconte Christophe
D’Antonio dans La Lady et le dandy (éd. Jacob-Duvernet), elle sollicite
même les bons offices de Lindsay Owen-Jones et de Maurice Lévy, P-DG
de L’Oréal et de Publicis. La négociation s’étale sur des mois, jusqu’à la
rédaction d’un protocole qui semble convaincre les parties. Le document
précise notamment que l’artiste conserve la totalité des dons reçus, mais
s’engage à ne plus en accepter. Au mois de juin 2008, Liliane écrit
d’ailleurs à sa fille : « Avec cette plainte odieuse, tu me tues à petit feu
[...] Le protocole est une sortie honorable pour toi », et elle conclut la
lettre d’une phrase qui ouvre la voie à une éventuelle réconciliation : « Si
Dieu t’éclaire, je t’ouvrirai les bras dans la joie. »
Au début de l’été, l’accord qui paraissait si proche tombe pour des
raisons pas complètement élucidées. Françoise Meyers-Bettencourt a-t-elle
été effrayée par l’éventualité d’une adoption de François-Marie Banier par
sa mère, ainsi que des employés de maison en ont fait courir la rumeur ?
Le photographe, tout comme Liliane, a catégoriquement démenti. A
L’Express, il déclare dans l’entretien exclusif qu’il nous a accordé : « Ma
mère était vivante jusqu’à il y a trois semaines et jamais je n’aurais renié
mon nom, Banyaï devenu Banier. » Ou bien la fille unique de Liliane
Bettencourt a-t-elle craint, malgré le protocole, d’être en partie dépouillée
de son héritage par le testament de sa mère ? Quoi qu’il en soit, la guerre
continue. Et les vieux démons resurgissent avec une nouvelle vigueur.
Depuis longtemps déjà, au moins une dizaine d’années, Liliane
Bettencourt fait grief à sa fille de ne pas s’intéresser suffisamment à
L’Oréal. Fondée par Eugène Schueller, son père, l’entreprise représente
énormément pour elle, qui tient absolument à la conserver dans le giron
familial et national. Sa fille a préféré se distinguer dans un tout autre
domaine, plus intellectuel. Elle a publié deux livres : Les Dieux grecs.
Généalogies (éd. Christian) en 1994, et, en 2008, Les Trompettes de Jéricho.
Regard sur la Bible (éd. de l’Œuvre), qui fut alors salué par Bernard-Henri
Lévy.
Cette divergence d’intérêts entre mère et fille a alimenté les pires
soupçons de Liliane. Elle redoute que les 30,8 % du capital de L’Oréal
possédés par les Bettencourt soient un jour vendus à Nestlé par sa fille. La
multinationale suisse détient déjà 29,6 % des actions. Mais un accord de
non-agression de 2004, revu en 2009, unit les deux partenaires et institue
des droits de préemption réciproques valables jusqu’en 2014. Il
n’empêche. Le 3 mars 2010, Françoise Bettencourt-Meyers éprouve le
besoin de publier un communiqué. Elle y affirme que la procédure pour
« abus de faiblesse » ne cache pas une intention de vendre au géant
helvète.
Aujourd’hui, seule la justice semble en mesure de clore ce chapitre
douloureux de l’histoire familiale. La fille en a l’air intimement
convaincue. La semaine dernière encore, elle a saisi la justice d’une
deuxième demande de placement sous tutelle de Liliane Bettencourt, dans
un but de protection, comme le justifie une lettre envoyée par ses avocats
au procureur de la République à Nanterre (Hauts-de-Seine), Philippe
Courroye. La première, en 2009, avait échoué, faute d’une expertise
médicale que Liliane Bettencourt avait rejetée. Dans un entretien à France
3-Bretagne, le 15 juillet, la milliardaire ne s’est pas opposée formellement
à des examens médicaux… à condition d’en décider elle-même. Ses
relations avec sa fille ne s’améliorent donc pas. « Je m’inquiète beaucoup
plus pour elle » a ironisé la vieille dame, en renchérissant d’un « qu’elle
s’occupe d’elle-même, moi je m’occupe de moi ».
La blessure sera-t-elle un jour cicatrisée ? Elle remonte peut-être à une
période plus ancienne. En février 2009, Liliane Bettencourt s’était livrée
auprès d’un neuropsychiatre à cette cruelle confession : « C’est un échec
avec ma fille, disait-elle au praticien [...] Françoise était lourdaude,
toujours en retard d’une manche avec moi. »
Condamnations
Nicolas Sarkozy obtient un non-lieu en octobre 2013.
Eric Woerth est relaxé en mai 2015.
François-Marie Banier est reconnu coupable, par le tribunal
correctionnel de Bordeaux, d’abus de faiblesse et de blanchiment. Il est
condamné à trois ans de prison, dont six mois avec sursis. Il est aussi
condamné à 350 000 euros d’amende et 158 millions d’euros de
dommages-intérêts au profit de Liliane Bettencourt. Il a fait appel.
Martin d’Orgeval, compagnon de Banier, a, lui, été condamné à dix-
huit mois de prison avec sursis et 150 000 euros d’amende pour les
mêmes motifs. Il a fait appel.
Patrice de Maistre est condamné pour abus de faiblesse et
blanchiment à trente mois de prison dont un an avec sursis, et à 250 000
euros d’amende. Il a aussi été condamné à verser plus de 12 millions
d’euros de dommages et intérêts à la milliardaire. Il est finalement
parvenu à un accord avec Liliane Bettencourt et sa famille, renonçant
ainsi à faire appel.
L’avocat Pascal Wilhelm est condamné pour abus de faiblesse à trente
mois de prison, dont un an avec sursis, et 250 000 euros d’amendes. Il a
également été condamné à 2,9 millions d’euros de dommages et intérêts.
Il a fait appel.
Carlos Cassina Vejarano, ex-gestionnaire de l’île seychelloise de Liliane
Bettencourt, résidant au Mexique, a été renvoyé devant le tribunal pour
abus de faiblesse et abus de confiance. Il a été condamné à dix-huit mois
de prison dont neuf avec sursis et 250 000 euros d’amende. Il devait en
outre verser 5,6 millions d’euros à Liliane Bettencourt au titre du
préjudice subi. Il a fait appel.
Pascal Bonduelle et Jean-Michel Normand, deux notaires de la
milliardaire, renvoyés pour « complicité d’abus de faiblesse » sur leur
cliente, sont également condamnés. Le premier à un an de prison avec
sursis et 100 000 euros d’amende, le second à six mois de prison avec
sursis et 80 000 euros d’amende. Ils ont fait appel.
Stéphane Courbit, entrepreneur audiovisuel et patron de LOV Group,
est condamné à 250 000 euros d’amende pour « abus de faiblesse » sur la
milliardaire. Il n’a pas fait appel.
L’affaire du Mediator
2011

Des victimes par centaines, voire par milliers, un médicament


dangereux en plus d’être inefficace, une agence du médicament sourde
aux alertes, des médecins imprudents, un laboratoire aux pratiques
douteuses. En 2009, l’affaire du Mediator fait l’effet d’une bombe dans le
système de santé français, jadis perçu comme l’un des meilleurs au
monde. Plus meurtrier que le sang contaminé, ce scandale, dont on ignore
encore le nombre exact de victimes (entre cinq cents et deux mille morts
selon les estimations) n’aurait jamais éclaté sans le combat obstiné d’une
femme, le médecin Irène Frachon, qui, seule contre tous, a affronté le
puissant système Servier.
Pendant plus de trois ans, cette lanceuse d’alerte hors norme a
consacré son temps, son énergie et son intelligence à rassembler tous les
éléments du sinistre puzzle. Le premier déclic a lieu un soir de
février 2007. Pneumologue au CHU de Brest, Irène Frachon est appelée
pour une patiente diabétique atteinte d’une sévère hypertension
pulmonaire. Une maladie rare et incurable qui, dans les années 1990, fut
souvent diagnostiquée sur des patients prenant de l’Isoméride, un coupe-
faim des laboratoires Servier interdit en 1997. En examinant le dossier de
la malade, la spécialiste découvre que celle-ci, traitée pour obésité, prend
du Mediator depuis dix ans.
Le Mediator ? Un an auparavant, la revue Prescrire ne publiait-elle pas
un article dénonçant le maintien sur le marché de ce médicament,
commercialisé depuis 1976 comme antidiabétique, mais le plus souvent
prescrit comme coupe-faim en raison de sa proximité avec l’Isoméride ?
Bien que vague, le souvenir suffit à inquiéter le médecin. Et va l’entraîner
dans une enquête aussi tumultueuse qu’obsessionnelle. En 2008, Irène
Frachon acquiert la certitude que le Mediator (le benfluorex), déjà interdit
en Espagne et en Italie, libère après ingestion la même substance
dangereuse que l’Isoméride : la norfenfluramine. L’année suivante, en
mars 2009, elle parvient à établir onze cas de valvulopathie sous
Mediator. Elle alerte les autorités sanitaires.
A cette époque, 5 millions de personnes ont déjà pris du Mediator en
France, et 300 000 sont encore sous traitement… Pourtant, il faudra
attendre encore neuf mois pour que l’agence du médicament, l’Afssaps
(devenue l’ANSM), suspende le Mediator, et un an de plus pour que le
scandale éclate publiquement. En novembre 2010, la Caisse nationale
d’assurance maladie affirme que le Mediator aurait tué au moins cinq
cents personnes en trente-trois ans. L’affaire est lancée. Elle sera
désastreuse à la fois pour les autorités sanitaires françaises, les pouvoirs
publics, et bien entendu pour le laboratoire Servier, qui n’aura de cesse de
minimiser les faits.
Très vite le désastre sanitaire se double en effet d’un autre scandale :
l’attitude des laboratoires Servier, et surtout de son éminent fondateur,
Jacques Servier. En janvier 2011, au cours de ses vœux à ses
collaborateurs, ce petit homme voûté de quatre-vingt-neuf ans au visage
sec et à l’allure respectable affirme : « Le Mediator, c’est trois morts. » Pas
plus… Excellente illustration de ce que sera la défense du dirigeant
jusqu’à sa mort, en avril 2014.
S’estimant victime d’un complot destiné à déstabiliser son empire,
cette figure emblématique du secteur pharmaceutique, fait chevalier de la
Légion d’honneur par Mitterrand puis grand-croix par Sarkozy, n’affichera
jamais ni remords ni regret et encore moins de compassion à l’égard des
« vraies » victimes. Reléguant les milliers de malades et de morts au rang
de simples accidents de parcours.
Pourtant, l’enquête révèle que le scandale n’avait rien d’accidentel : le
laboratoire connaissait parfaitement la nocivité de son médicament. En
janvier 2011, l’IGAS (l’Inspection générale des affaires sociales) établit
que Servier savait que le Mediator se transformait en norfenfluramine
dans l’organisme. Mais plutôt que d’en interdire la consommation, le
laboratoire est parvenu par un curieux tour de passe-passe à
commercialiser l’anorexigène comme antidiabétique.
Depuis 2011, les juges cherchent à comprendre les coulisses de la
tromperie. Le laboratoire Servier a-t-il, par exemple, cherché à intimider
des professionnels de santé pour éviter qu’ils ne parlent ? Certains
témoignages le laissent penser, même si des médias ont été condamnés
pour avoir avancé cette hypothèse. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que
l’examen des liens entretenus par le laboratoire et l’agence du
médicament révèle un dangereux mélange des genres. Ainsi, sur les seize
personnes physiques mises en examen dans cette affaire (auxquelles il
faut ajouter douze personnes morales parmi lesquelles l’Afssaps), au
moins six sont des experts ou d’anciens dirigeants de l’Afssaps ayant eu
des activités de conseil pour Servier… Parmi elles, on trouve également
une ex-sénatrice UMP, Marie-Thérèse Hermange, soupçonnée d’avoir
cherché à modifier un rapport parlementaire sur le Mediator dans un sens
favorable au groupe.
A l’heure où nous écrivons cet ouvrage, l’affaire du Mediator est loin
d’être close. Le 22 octobre 2015, le TGI de Nanterre a reconnu pour la
première fois la responsabilité civile des laboratoires Servier. Mais le
procès pénal, initialement prévu au premier trimestre de 2015, ne devrait
pas se tenir avant 2018. En attendant, quelques centaines de victimes ont
pu se faire indemniser par le laboratoire à la demande de l’ONIAM
(l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux). En août
dernier, une trentaine de médecins et de personnalités engagées signaient
une pétition pour dénoncer l’attitude du groupe dans la gestion des
indemnisations. De son côté, Irène Frachon continue son combat aux
côtés des victimes, dont elle estime que le nombre demeure aujourd’hui
largement sous-estimé.
J. de L. B.
Les mystères du docteur Servier
Valérie Lion
Jacques Servier, fondateur du deuxième laboratoire français, voit son empire
se fissurer avec le scandale du Mediator. En janvier 2011, L’Express lui
consacre un portrait. Glaçant. (L’Express du 5 janvier 2011.)

Comme chaque jour, depuis cinquante-six ans, à 8 heures précises,
Jacques Servier arrive à son bureau, au siège du laboratoire qui porte son
nom. Pas de logo sur la façade impersonnelle de ce bâtiment sans âme,
22, rue Garnier, à Neuilly-sur-Seine. Aucun signe extérieur de richesse
dans ces locaux modestes et datés. Mais, à l’intérieur, les murs sont
couverts des citations qu’affectionne le patron, cet homme d’un autre
temps, à la culture « insondable », disent ses interlocuteurs. « Où est
l’amour des humains, là est aussi l’amour du métier », « La chance ne
favorise que les esprits préparés »…
Celui, vif et avisé, du bon docteur Servier, bientôt quatre-vingt-neuf
ans, aurait-il pour une fois manqué de clairvoyance ? Après six décennies,
la chance semble bel et bien tourner pour le fondateur du deuxième
laboratoire pharmaceutique français, empêtré dans le scandale du
Mediator. Jusqu’ici, rien n’était parvenu à ébranler ce patriarche de
l’industrie : ni la concurrence des poids lourds mondiaux, ni les baisses de
prix sur ses médicaments jugés peu efficaces, ni les remontrances de la
CNIL contre un fichage des salariés pour le moins répréhensible, ni même
les procès contre l’Isoméride, un traitement déjà retiré du marché en
1997.
Patiemment et méthodiquement, Jacques Servier a bâti son œuvre et
sa légende. Quitte à réécrire l’histoire si besoin – bien malin celui qui
saura quand la fondation abritant son groupe a été créée. « Vaincre ou
mourir », « réussir ou sombrer » : ce petit homme sec et chauve, au regard
perçant, n’a qu’une religion, jusqu’à l’obsession. Son entreprise. Il lui a
tout sacrifié, et d’abord sa famille. Ses quatre filles n’ont guère connu leur
géniteur, froid et distant, absorbé par son laboratoire, sa créature : « Elle
me donne un but dans l’existence », confiait-il, en 2007, à l’historien
Jacques Marseille dans Le Médicament et la vie. L’aînée n’a pas été jugée à
la hauteur : elle a quitté l’entreprise après y avoir exercé d’importantes
fonctions. La vie de la troisième a basculé quand elle a tué, à coups de
hache dans la tête, son mari maniaco-dépressif qui la trompait, lui laissant
pour seuls compagnons l’alcool et les anxiolytiques. Seule la petite
dernière travaille pour le groupe… à Bruxelles. Loin du père.
De ses drames personnels, Servier ne dit mot. Son sacrifice n’a souffert
qu’une exception : sa santé, préservée comme le plus précieux capital, et
qui, malgré son âge avancé, lui permet de tenir encore la barre. Chaque
semaine, il préside le comité de direction, chaque mois il se rend à
Orléans, sur le principal site de production du groupe. De ses racines
auvergnates, ce fils d’instituteur a gardé une aversion du poids. Il mène
une vie d’ascète, où les excès n’ont pas droit de cité. D’où l’ostentation est
bannie. Ce patron-là n’aime ni l’argent ni le clinquant. Longtemps il a
acheté ses chaussures sur le marché d’Asnières. A quatre-vingts ans, il s’est
résolu à prendre un chauffeur. Venu à Paris en 1954 pour y défendre les
intérêts de son jeune laboratoire, Jacques Servier ne s’est jamais départi
de cette discrétion si caractéristique de la bourgeoisie de province. En
montrer le moins possible pour vivre le mieux possible.
Tout chef d’entreprise qu’il soit, l’homme parle peu et d’une petite
voix. Il faut tendre l’oreille pour entendre ses ordres, jamais intimés,
plutôt susurrés. Surnommé Louis XI par certains – il en a le physique un
peu ingrat et la prudence de matou – il prêche le faux pour connaître le
vrai, entretient des informateurs pour garder le contrôle sur ses troupes.
Seul maître à bord, il pratique, selon un ancien de la maison, une sorte de
despotisme semi-éclairé : « Si vous êtes à votre poste, c’est parce que
Jacques Servier l’a décidé. » Un ex-député devenu directeur de la
communication a ainsi été relégué responsable des études après la
parution dans Paris Match d’un article qui n’était pas du goût de
M. Servier.
Le président supervise embauches et promotions. Il a fait de la gestion
des ressources humaines la clef de son succès. La sélection est drastique,
appuyée par une équipe digne de la cinquième colonne – des anciens flics
chargés de mener les enquêtes de moralité auprès de personnes données
en référence par les candidats. « Les chiens sont alors lâchés », résume un
impétrant dont les fréquentations n’ont pas eu l’heur de plaire. Tout
engagement trop prononcé, tout signe d’instabilité sont rédhibitoires : ils
nuiraient à la mobilisation professionnelle.
« Les hommes ne sont en fait que des rouages », relève un expert qui a
décrypté le système. Disciplinés, respectueux des règles et bichonnés par
une généreuse politique salariale et sociale, tels sont les employés de
Servier. Résultat : « On est très efficaces ensemble », reconnaissent les
anciens. Rien n’est laissé au hasard. L’organisation est quasi militaire, qu’il
s’agisse de la campagne de promotion d’un médicament ou de
l’organisation d’un déménagement. Et partout, l’œil du fondateur. « Tous
les dossiers sont systématiquement relus, approuvés, signés et tamponnés
par Jacques Servier », confirme un (rare) connaisseur de la maison. Mais
le groupe vit en vase clos. « Je suis incapable de vous décrire cette boîte »,
avoue ainsi un vieux routier du secteur.
Jacques Servier lui-même sort peu. Guère à l’aise en public, ce
personnage si courtois fuit les mondanités. En revanche, il reçoit
beaucoup, à Neuilly. Soit au siège, rue Garnier, dans une petite pièce juste
meublée d’une table en chêne Louis XIII et décorée au mur d’un soleil
royal. Il a toujours eu ses visiteurs du soir, des éminences grises venues
l’éclairer. Soit au Cercle Hippocrate, une association installée, rue Charles-
Laffitte, dans une demeure bourgeoise du début du XIXe, où rien ne semble
avoir bougé depuis un siècle. Ce premier siège de l’entreprise fut
transformé en lieu de réception pour y accueillir le Tout-Paris autour de
dîners ou déjeuners. L’économiste Georges Elgozy a longtemps servi de
rabatteur pour réunir, à la même table, politiques, historiens,
économistes, écrivains ou journalistes. Des échanges brillants dont
Servier, volontiers flatteur en tête à tête, n’était que le spectateur muet et
attentif.
Il a toujours réservé ses sorties et ses bons mots pour les grandes
occasions, quand il lui faut défendre un dossier clef devant les autorités
de santé ou quand un proche, tel Yvon Gattaz, l’ancien patron des
patrons, le sollicite. Il n’a jamais participé au Conseil stratégique des
industries de santé… sauf lors de sa tenue à l’Elysée, le 26 octobre 2009,
sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Car les deux hommes se
connaissent bien et se doivent beaucoup : Servier a été l’un des premiers
clients de son cabinet d’avocats et le chef de l’Etat lui a remis, en
juillet 2009, la grand-croix de la Légion d’honneur.
Conservateur, voire réactionnaire, Servier aime le progrès mais pas le
changement – « c’est la guerre civile, les tremblements de terre, le sida »,
dit-il. La liberté mais pas l’égalité – « un énorme mensonge ». Son discours
public est bien rodé. Sans relâche il défend la recherche, dénonce le poids
de l’administration et vante la place des hommes dans l’entreprise.
Patriote, il a toujours revendiqué son appartenance française et ne
manque pas une occasion de rappeler ses investissements dans
l’Hexagone… et les emplois qui en dépendent. Dans le Loiret, dans les
Yvelines, et évidemment dans les Hauts-de-Seine, Servier est
incontournable.
Pourtant, l’une des grandes réussites de son labo est son
développement à l’international. Il a su miser sur les marchés émergents,
où les contraintes réglementaires sont moins lourdes et la concurrence
plus limitée. Car, côté recherche, le système s’essouffle. Si Servier y
consacre un quart de son chiffre d’affaires, cela reste faible (moins de
1 milliard d’euros) comparé à la puissance de feu, quatre fois et demie
supérieure, d’un Sanofi-Aventis. Le groupe n’a commercialisé ces
dernières années que trois nouveaux médicaments dont l’un, contre
l’ostéoporose, a déjà connu des alertes pour allergies graves, et dont
l’autre, un antidépresseur, a vu son intérêt contesté.
Les nombreux réseaux que ce médecin-pharmacien a tissés dans le
monde médical et politique suffiront-ils à le protéger ? Servier a
développé une grande proximité avec ses confrères en cultivant de
puissants relais, à travers la Conférence Hippocrate, l’Association des
cadres de l’industrie pharmaceutique (toujours présidée par un cadre de
Servier), et en finançant de multiples fondations, bourses et prix. De
même, il a toujours su s’entourer de politiques, de droite comme de
gauche, anciens députés ou ministres, de Jean-Bernard Raimond (RPR) à
Henri Nallet (PS).
Aujourd’hui, les plus proches collaborateurs de l’octogénaire font bloc
autour de lui, l’encadrent autant qu’ils le servent. Il y a là Jean-Philippe
Seta, le président opérationnel, artisan de l’essor à l’international,
professionnel réputé, choisi comme dauphin en 2003. Et surtout Christian
Bazantay, le secrétaire général, dans l’ombre de Servier depuis près de
quarante ans. Cet avocat de formation, proche de l’UMP, est sans conteste
celui qui connaît le mieux l’homme et la nébuleuse Servier – pas moins
d’une douzaine de sociétés, rien qu’en France, dont les comptes n’ont pas
été publiés depuis octobre 2008. C’est aussi lui qui a la haute main sur le
service juridique, à l’efficacité redoutable : Servier n’hésite jamais à saisir
la justice pour faire valoir son droit. Pour organiser la défense face au
scandale du Mediator, Bazantay a rappelé Me Hervé Temime, le pénaliste
qui avait réussi, en 2005, à obtenir une peine mesurée pour la fille
meurtrière de Jacques Servier.
Ce solitaire, d’une fidélité extrême avec ceux qui l’ont accompagné (il
travaille avec le même architecte depuis quarante ans), attend la pareille
de ses ouailles. Sur le site Internet du groupe, une maxime sonne comme
un rappel : « Nous savons bien que nous sommes tous dans le même
bateau et que tout royaume divisé contre lui-même périra. »
Condamnations
L’Etat. – Le 3 juillet 2014, le tribunal administratif de Paris a retenu la
responsabilité de l’Etat pour les fautes commises par l’Agence du
médicament (Afssaps, devenue ANSM), ouvrant la voie à d’éventuelles
indemnités.
Le laboratoire Servier. – Le 22 octobre 2015, pour la première fois, la
responsabilité civile du laboratoire a été reconnue par la justice. Saisi
d’une demande d’indemnisation de deux victimes, le tribunal a condamné
Servier à près de 40 000 euros de dommages et intérêts. Jugeant la
somme insuffisante, leur avocat a fait appel.
Le principal volet pénal de l’affaire, dans lequel vingt-huit personnes
ont été mises en examen, ne devrait pas se tenir avant 2018.
Faux espionnage chez
Renault
2011

Début 2011, une curieuse affaire éclate dans les médias. Le


constructeur automobile Renault soupçonne trois hauts cadres de
l’entreprise d’avoir joué les espions industriels pour les concurrents
chinois. Pendant plusieurs semaines, cette histoire va tenir le milieu
économique en haleine, frisant de peu la crise diplomatique avec la Chine.
En fait d’espionnage, l’entreprise semble avoir été victime d’une
escroquerie… de la part d’un de ses collaborateurs. Une humiliation pour
le groupe tricolore et son tout-puissant patron Carlos Ghosn, accusé
d’avoir distillé une culture de la paranoïa dans l’entreprise. Le symptôme
aussi, selon certains observateurs, d’une perte de repères de la firme.
Le 3 janvier 2011, trois cadres haut placés du constructeur, Michel
Balthazar, membre du comité de direction du groupe et directeur de la
division « amont et projets », Bertrand Rochette, son adjoint, et Matthieu
Tenenbaum, directeur de projet véhicules électriques, sont mis à pied.
Sollicité par l’AFP, qui a vent de l’affaire, Renault, très vague, affirme
avoir en sa possession des éléments (en l’occurrence des traces de
comptes bancaires suspects à l’étranger) démontrant que les trois
collaborateurs ont mis en danger des actifs de l’entreprise. Plusieurs mois
auparavant, le comité de déontologie du groupe aurait reçu une lettre
anonyme en ce sens. Avec le recul, ces informations semblent bien minces
pour justifier l’emballement qui s’ensuivra. Mais, à ce stade, personne ne
peut imaginer que Renault ne dispose pas d’élément tangible pour étayer
ses accusations. Partout, l’émotion est immense. Eric Besson, alors
ministre de l’Industrie, parle d’une « affaire d’une extrême gravité », de
« guerre économique ». Selon la rumeur, ce serait la voiture électrique, le
projet phare de Renault sur lequel le groupe a investi 4 milliards d’euros,
qui aurait été visée. Une entreprise chinoise serait à la manœuvre.
Galvanisés par cette affaire d’un nouveau genre, les médias se ruent sur
cette piste au point de provoquer la colère de Pékin. Le 10 janvier, le
ministre chinois des Affaires étrangères juge « ces accusations sans
fondement et irresponsables ».
Des termes qui résonneront cruellement par la suite. Au bout de deux
mois d’enquête, la DCRI, qui n’a trouvé aucune trace de compte offshore,
ni de pots-de-vin chinois, conclut en effet à l’innocence des trois cadres…
Elle découvre en revanche qu’un autre dirigeant du groupe, Philippe
Clogenson, ex-directeur marketing, a été licencié en 2009 sur la base de
fausses allégations de corruption. Renault rétrograde, fait son mea culpa,
mais il est trop tard. La plus haute hiérarchie de l’entreprise s’est
compromise dans cette affaire. Au JT de TF1, Carlos Ghosn, l’arrogant
patron de Renault-Nissan, a assuré disposer de multiples preuves avant
d’affirmer dans les colonnes de L’Express : « Nous ne sommes pas des
amateurs » ! Selon les dépositions de trois membres du service de sécurité
de Renault, c’est d’ailleurs le P-DG et son bras droit, Patrick Pélata, qui
auraient donné l’ordre de licencier les trois cadres et de ne pas saisir la
DCRI. Le 11 avril, Patrick Pélata, numéro 2 du groupe, joue les fusibles.
Avec lui, trois responsables de sécurité et deux autres cadres dirigeants
seront débarqués, dont le directeur juridique du groupe, Christian Husson.
Au final, que s’est-il passé ? Comment un tel fiasco a-t-il pu se
produire ? En mars 2011, après avoir blanchi les cadres, la DCRI dévoile
l’identité du véritable pivot de cette affaire, un certain Dominique Gevrey,
membre du service de sécurité de l’entreprise (la DPG), recruté en 2004.
Cet ex-capitaine de la DPSD (Direction de la protection et de la sécurité
de la défense) affirme recourir depuis plusieurs années à un mystérieux
informateur censé avoir accès à des numéros de comptes bancaires dans le
monde entier ! Selon Gevrey, c’est bien lui qui aurait fourni les
informations sur les comptes frauduleux des trois cadres. Une source
grassement rémunérée : pour accéder à ces informations, le groupe aurait
déboursé au moins 310 000 euros par le biais d’un autre intermédiaire,
ancien parachutiste basé en Algérie, un certain « Monsieur Luc ».
Aussi étonnant que cela puisse paraître, personne, au sein du service
de sécurité de l’entreprise, ni Rémi Pagnie (ancien de la DGSE, intime de
Ghosn), ni Marc Tixador (ancien de la brigade financière de la PJ de
Versailles), n’aurait cherché à connaître l’identité du mystérieux
informateur. Sous la pression, Dominique Gevrey finit par lâcher un nom :
Pascal Baudrez, sous-officier de la gendarmerie belge, rencontré à la
DPSD. Baudrez nie avec la plus grande fermeté, mais Gevrey persiste. Il
affirme que les sommes détournées ne l’ont pas été à son profit, et que sa
hiérarchie connaissait parfaitement le dispositif permettant de faire
remonter des informations avec l’aide du parachutiste algérien. Après huit
mois de détention à la prison de la Santé, il assure même que Renault et
des agents de la DCRI auraient fabriqué de fausses preuves à son
encontre.
Fin 2015, l’affaire n’était pas close, une instruction étant toujours en
cours. Mais chez Renault, on affirme avoir tourné la page. Depuis 2011, le
service de sécurité du groupe a été repensé de fond en comble. Quant aux
cadres licenciés, ils ont touché de généreuses indemnités, et deux d’entre
eux, Matthieu Tennenbaum et Philippe Clogenson, ont même réintégré
l’entreprise. Mais une interrogation majeure demeure : pour la plupart des
protagonistes, Dominique Gevrey n’avait pas le niveau pour monter seul
une telle escroquerie. Selon son chef Marc Tixador, mis en examen à l’été
2012, l’homme ne parlait même pas anglais et était incapable de lire un
bilan financier.
J. de L. B.
Faux espions, vrais dérapages
Eric Laffitte, Eric Pelletier et Jean-Marie Pontaut
Trois mois après la révélation de l’affaire qui fait trembler Renault, L’Express
divulgue l’enregistrement d’une réunion de crise, datant du 14 février 2011,
entre Dominique Gevrey, Christian Husson, le directeur juridique du groupe,
et trois autres personnes. Un incroyable dialogue dans lequel on découvre que
le groupe avait conscience, dès le mois de février, de s’être fourvoyé dans un
faux scandale d’espionnage. (L’Express du 30 mars 2011.)

Et si l’affaire Renault commençait à peine ? Certes, les trois cadres
soupçonnés un temps d’espionnage au profit de la Chine ont été blanchis
par la justice. Mais l’enquête, elle, se poursuit et s’oriente vers une
escroquerie au renseignement, imaginée, semble-t-il, par un membre du
service de sécurité du constructeur automobile, Dominique Gevrey, écroué
depuis le 13 mars. Le numéro 2 du groupe, Patrick Pélata, a beau
présenter Renault en « victime », ce dossier gigogne réserve encore des
surprises. L’accusation initiale continue de se retourner comme un gant,
dévoilant peu à peu l’envers d’un stupéfiant roman noir. Au fil des
investigations, les enquêteurs découvrent en effet les pratiques du service
de sécurité, présenté par la CFDT comme un « Etat dans l’Etat ».
Des documents internes, révélés par L’Express, trahissent l’impéritie de
la direction du groupe. Ils concernent en particulier une réunion organisée
dans l’après-midi du 14 février dans le bureau du directeur juridique du
groupe, Christian Husson, en présence de trois autres personnes, dont le
fameux Gevrey. Ce huis clos fébrile montre l’inquiétude croissante de la
haute hiérarchie de Renault. A cette époque émergent en effet de sérieux
doutes sur la culpabilité des trois pseudo-espions du technocentre de
Guyancourt (Yvelines). Ce lundi de février, l’essentiel de la discussion
porte sur l’identité et la crédibilité de la « source » qui a conduit
Dominique Gevrey à accuser ses trois collègues. Il est temps de s’en
préoccuper : voilà un mois et demi qu’ils ont été mis à pied !
Cette discussion d’environ quatre-vingt-dix minutes, destinée à rester
confidentielle, ne l’est plus aujourd’hui ; elle a fait l’objet d’un
enregistrement que la justice a récupéré. Cet échange est édifiant. Gevrey,
poussé dans les cordes, refuse de livrer le nom de son informateur, mais
rappelle que celui-ci a été utilisé à trois reprises au moins. Outre les trois
cadres évincés, ses « renseignements » ont entraîné le renvoi, en 2009,
d’un directeur du marketing clients, Philippe Clogenson. Un troisième
dossier est évoqué, mais de manière allusive : il concernerait les
responsables d’une concession Renault en Belgique, suspectés de spéculer
sur les différences de TVA entre pays européens.
Au fil de dialogues dignes de Michel Audiard, on entend un cadre
supérieur user d’un langage de charretier, un avocat tenter d’arracher la
vérité à Gevrey. Et celui-ci dénoncer la pression de la hiérarchie… A
plusieurs reprises, il indique ainsi que ses supérieurs l’ont incité à cacher
au service de police chargé de l’enquête, la Direction centrale du
renseignement intérieur (DCRI), certains éléments de l’enquête menée par
Renault.
Deux semaines après cette réunion, Gevrey adresse un courriel de
mise en garde au directeur juridique, avec copie à Patrick Pélata. Dans ce
texte daté du 1er mars, dont L’Express a eu connaissance, il écrit : « Pour la
énième fois, je répète que tous les éléments apportés à ce dossier étaient
des informations et non des preuves. [Nous] n’avions aucune possibilité
de mener une telle enquête d’initiative. Chaque avancée faisait l’objet d’un
compte rendu. Et, à chaque fois, on nous demandait d’aller plus en avant.
[...] Depuis le départ, tout a été très transparent avec notre directeur pour
qui cela n’allait jamais assez vite. »
De fait, les pratiques de Renault ont de quoi surprendre. A commencer
par les recherches clandestines effectuées sur des comptes bancaires
censés appartenir au directeur général de… Nissan, allié du constructeur
français au Japon. La DCRI a justement saisi un courriel interne, daté du
5 mars à 3 heures du matin, dans lequel l’un des collègues de Gevrey, l’ex-
policier Marc Tixador, fait référence à l’épisode Nissan. Il détaille à sa
hiérarchie le contenu de son audition à la DCRI. Et évoque au passage les
investigations de la mystérieuse « source » de Gevrey sur les comptes
bancaires supposés, à Malte et à Singapour, du directeur général de
Nissan, Toshiyuki Shiga. Mieux : Marc Tixador prédit que l’examen des
factures payées à l’informateur obligera tôt ou tard la direction à
s’expliquer sur sa gestion de l’affaire. On imagine mal, en effet, que le
grand patron, Carlos Ghosn, n’ait pas été avisé de recherches aussi
sensibles.
Dans ce courriel, Marc Tixador mentionne d’autres « investigations
diligentées à la demande de la hiérarchie ». Avec des cas précis, dont celui
du Japonais « T. Otani », qui correspond vraisemblablement à l’un des
directeurs de Renault-Nissan dans le secteur des batteries ; ou celui d’un
financier ayant aidé à la création, en 2006, d’un sous-traitant. Sollicité par
L’Express, l’avocat de Gevrey, Me Jean-Paul Baduel, estime que son client a
obéi aux ordres et dénonce une « paranoïa [...] pathologique chez
Renault ».
Enfin, le constructeur devra sans doute justifier le décaissement de
sommes importantes par un procédé fleurant la fausse facturation. Selon
le parquet de Paris, Renault aurait reconnu avoir déboursé 310 000 euros
en contrepartie des recherches menées dans la pseudo-affaire
d’espionnage. Près de 400 000 euros étaient par ailleurs en attente de
paiement. Quant à Dominique Gevrey, il avait promis des preuves
irréfutables en échange d’un ultime versement de 924 000 euros à sa
source.
Dans ce volet financier, un circuit a déjà été reconstitué. L’argent versé
par Renault était d’abord viré en Algérie sur le compte en banque d’un
ancien parachutiste proche de Dominique Gevrey. En échange de la mise à
disposition de ce « compte taxi », l’ex-para conservait 10 % de la somme.
Puis il transférait les 90 % restants sur un compte relais à Madrid au nom
de son épouse. Celle-ci aiguillait ensuite l’argent vers un compte ouvert en
Suisse par… Gevrey. Ce dernier assure avoir ouvert ce compte à titre
personnel, en mai 2010, donc avant la révélation de l’affaire d’espionnage.
Selon lui, ces fonds étaient bien destinés à son informateur, soucieux
d’être payé en liquide.
Reste à savoir si cet homme existe. Interrogé par le juge Hervé Robert,
Gevrey a fini par livrer un nom, celui d’un militaire belge dont il aurait
autrefois supervisé le stage à la DPSD, l’ex-sécurité militaire française. Le
magistrat a aussitôt lancé des recherches à Bruxelles. Mais il a aussi
demandé à la brigade financière d’éplucher la comptabilité de Renault
afin de traquer les fonds mis à disposition du service de sécurité.
Affaire Renault – Les dessous d’une manip
Eric Laffitte et Jean-Marie Pontaut
A l’été 2012, alors qu’on pensait l’affaire close, Carlos Ghosn est réentendu
par la justice, et Marc Tixador mis en examen. L’ex-membre du service de
sécurité du groupe se confie à L’Express : il estime avoir été manipulé par la
hiérarchie de Renault. (L’Express du 8 août 2012.)

Marc Tixador a l’air perdu et la voix lasse de ceux qui sont passés de
l’autre côté du miroir. Cet ex-membre du service de sécurité de Renault
s’est trouvé au cœur de la fausse affaire d’espionnage qui a ébranlé
l’entreprise automobile en 2011. Il appartenait avec son collègue
Dominique Gevrey à la direction de la protection du groupe (DPG),
accusée d’avoir fabriqué de fausses preuves contre trois responsables de
Renault. Gevrey, soupçonné d’être à l’origine de l’escroquerie, a été libéré
en novembre dernier après avoir passé huit mois en prison, mais reste
poursuivi. Et le second larron de l’affaire, Marc Tixador, jusqu’ici épargné,
a été à son tour mis en examen le 23 juillet pour avoir obtenu
illégalement des informations confidentielles provenant d’un fichier de
Bercy, en l’occurrence celui qui recense tous les comptes bancaires ouverts
sur le territoire national.
Quelques jours plus tôt, la direction de Renault annonçait le prochain
départ de Patrick Pélata, ex-numéro 2 du groupe, écarté de son poste en
avril 2011. A l’évidence, le constructeur n’en a pas terminé avec cette
sombre histoire. De son côté, le juge Hervé Robert, chargé de l’instruction,
semble bien décidé à la tirer au clair. Il aurait déjà programmé pour la
rentrée une nouvelle audition de Carlos Ghosn, le patron de Renault. En
attendant, le témoignage de Marc Tixador aide à comprendre comment
l’affaire s’est emballée.
Installé dans le bureau de son avocat, Me Versini-Campinchi, Tixador
s’est confié à L’Express. Cet ancien policier de la brigade financière de
Versailles, recyclé depuis 2001 dans le privé, se défend avec vigueur :
« J’ai été berné, clame ce grand gaillard de cinquante-six ans, un peu
lymphatique, à l’allure british. Je m’en rends compte aujourd’hui, tout le
monde m’a manipulé : mon collègue Gevrey, la hiérarchie de Renault,
jusqu’à la DCRI, dont j’étais le correspondant depuis plusieurs années et
qui ne m’a pas mis en garde malgré les éléments que je lui apportais. Ce
n’est pas parce que je suis un ancien policier que je dois porter le chapeau.
Ma seule “bêtise” consiste à avoir demandé à un ami de la PJ de Versailles
de vérifier si les cadres mis en cause possédaient d’autres comptes
bancaires en France. Je ne suis d’ailleurs mis en examen que pour cela et
pas pour escroquerie. »
L’ancien policier revient d’abord sur l’un des épisodes les plus
incroyables et les plus méconnus de cette histoire. Gevrey disait avoir
découvert l’existence d’un compte à Malte qui aurait permis au numéro 2
de Nissan, Toshiyuki Shiga, de détourner de grosses sommes d’argent, par
l’intermédiaire de sociétés chinoises. Un compte intitulé Yamawaka, le
nom à l’envers de la ville de naissance de Shiga ! Pourtant, soutient
Tixador, Carlos Ghosn, le P-DG de Renault, y a cru dur comme fer.
« Lorsque, le 6 décembre 2010, notre patron direct, Rémi Pagnie, un
ancien de la DGSE, a prévenu Carlos Ghosn, celui-ci n’a pas paru surpris.
Il aurait même déclaré : “Cela ne m’étonne pas, j’ai nettement l’impression
que Shiga fait son beurre à Taïwan.” »
A la suite de cette « révélation », Tixador informe pour la première fois
la DCRI. « J’ai demandé à mon contact habituel si ces sociétés chinoises
étaient connues des services français. Il m’a répondu qu’elles
“n’apparaissaient pas dans leurs bases…” » Un mystérieux informateur de
Gevrey, dont il refuse alors de donner l’identité, fournit pourtant des
précisions de plus en plus extravagantes sur les comptes étrangers,
conduisant à impliquer trois cadres français. Des informations payées très
cher par Renault. Comment Tixador a-t-il pu croire à cette fable ? « Je ne
faisais que mettre en forme les données obtenues par Gevrey, proteste-t-il.
Personne ne doutait de leur véracité. Je n’imaginais pas qu’on irait jusqu’à
mettre à pied les cadres. Ces éléments, pour moi, ne représentaient pas
des preuves. » C’est Carlos Ghosn lui-même, assure-t-il, qui a donné
l’ordre de licencier trois responsables du groupe soupçonnés d’espionnage,
ce qui est fait le 3 janvier 2011.
Les services de renseignement entrent alors dans la danse. Selon
l’ancien policier, ils interviennent très rapidement. « Dès le lendemain de
la mise à pied des cadres, la DCRI prend contact avec moi et une équipe
débarque au bureau. Ils sont revenus en force le jour suivant. Quatre
hauts responsables de Renault ont aussi rencontré Bernard Squarcini, le
patron de la DCRI. » Qui leur déclare, dans son langage imagé : « Nous
allons faire une soudure à froid. » Ils vont également voir le coordinateur
du renseignement à l’Elysée, Bernard Bajolet, qui les renvoie sur la DGSE.
Pourtant, s’indigne Tixador, « ce n’est que début mars 2011, peu avant ma
garde à vue, que la DCRI m’a annoncé que tout était faux. Je suis tombé
de l’armoire. Je suis incapable de monter un chantier pareil, je n’ai pas le
niveau. Et je n’arrive toujours pas à croire que Gevrey ait pu faire ça tout
seul. Il ne parle même pas anglais, or la plupart des statuts des sociétés
qu’il citait, notamment chinoises, sont rédigés dans cette langue… »
Pour cerner les responsabilités, dans cette affaire, le juge Robert
interroge longuement, pour la deuxième fois, le 14 juin dernier, le P-DG
de Renault, Carlos Ghosn. Un interrogatoire serré qui porte notamment
sur les investigations de la DPG concernant Toshiyuki Shiga. Le patron de
Renault était, dit-il, « consterné » lorsqu’on lui a annoncé que Shiga était
suspecté. Mais il aurait aussitôt « manifesté son scepticisme ». Il ajoute
qu’il n’a « donné aucune instruction pour que des investigations soient
poursuivies sur le numéro 2 de Nissan ». Mais il reconnaît qu’il a bien pris
connaissance des tableaux établis par Tixador concernant les
rémunérations de Shiga… Il s’agissait de « compléter » son information
afin de préparer sa fameuse intervention au journal télévisé de TF1, le
23 janvier 2011, où il a confirmé les assertions de son service d’enquête.
Le juge aborde alors le volet éventuellement politique de cette
histoire. Un sujet sensible. Il demande à Carlos Ghosn si cette affaire
n’aurait pas été une manipulation pour le faire démissionner. Il est vrai
qu’à l’époque les rapports du P-DG de Renault et de Nicolas Sarkozy
étaient notoirement exécrables. Ghosn répond d’une façon assez
énigmatique qu’une telle manipulation aurait été possible, « sauf à
considérer que ceux qui en étaient les initiateurs n’avaient pas le pouvoir
de la mener à bout ». La question du juge fuse : « Qui avait, selon vous, le
pouvoir de la mener à bout ? » Réponse de Ghosn : « Très clairement,
l’Elysée »… Conclusion du magistrat : « Nous aurons l’occasion d’y
revenir. » La nouvelle audition prévue à la rentrée s’annonce instructive.
Condamnations
Un peu tombée dans l’oubli, l’affaire serait toujours en cours
d’instruction.
Les affaires Dassault
2013

C’est l’histoire de l’une des plus grosses fortunes de France,


17,5 milliards d’euros selon le classement Challenges 2015, partie
s’encanailler auprès des jeunes de banlieue pour réaliser le rêve de sa vie.
Devenir le maire de Corbeil-Essonnes, et égaler ainsi son brillant géniteur,
le célèbre Marcel Dassault… Un rêve qui a fini par virer au cauchemar
pour Serge Dassault, quatre-vingt-dix ans aujourd’hui, entendu dans
plusieurs procédures judiciaires, dont une pour tentative d’assassinat…
Pour comprendre cette sortie de piste, inédite chez un industriel d’une
telle pointure, un court détour par la psyché du personnage s’impose.
Deuxième fils de l’avionneur de génie Marcel Dassault, Serge a été
méprisé toute sa vie par son père. Selon les proches observateurs de
l’industriel, chacun de ses combats peut être analysé à l’aune de cette
relation destructrice. En 1986, Marcel Dassault s’éteint sans avoir désigné
de successeur. Son fils, qui à force d’humiliations a appris l’obstination,
parvient à arracher la présidence du groupe, malgré l’hostilité du
ministère de la Défense et d’une partie des actionnaires. Serge Dassault a
alors soixante et un ans. Il est à l’aube de sa vie. Pour faire aussi bien,
voire mieux, que papa, qui fut député de l’Oise et doyen de l’Assemblée
nationale, le nouveau patron veut compter en politique. C’est une
obsession. Il veut se faire élire. A la fin des années 1970, il jette son
dévolu sur Corbeil-Essonnes, ancienne cité ouvrière, fief communiste
depuis 1959, et réputée imprenable. Dans l’esprit de l’industriel, Corbeil
est le meilleur tremplin pour un siège à l’Assemblée nationale (il sera
finalement élu sénateur, en 2004).
En juin 1995, c’est la consécration. Après dix-huit ans de lutte
acharnée, parsemés de cinglants échecs, Serge Dassault est élu maire RPR
de Corbeil-Essonnes. A soixante-dix ans, le fils de Marcel exulte : en plus
d’avoir battu les communistes, qu’il exècre, il s’est imposé seul, en faisant
valoir des idées bien arrêtées sur les étrangers, le chômage ou encore
l’insécurité. Les médias se gargarisent de ce représentant du grand capital
qui a réussi à séduire les fils d’ouvriers et les caïds de banlieue… Sauf que
pour posséder Corbeil, Serge, moins naïf qu’il n’y paraît, a adopté les
mauvaises habitudes de papa, distribuant des subsides à tour de bras pour
s’attirer la sympathie des électeurs.
Pendant toutes ces années, l’homme s’est fait connaître en finançant
ici et là des vacances, un permis de conduire, un loyer, aux infortunés de
Corbeil. Serge Dassault a même noué d’étonnantes relations avec les
gamins des cités, ses « loulous », comme il les appelle. Pendant dix ans,
l’histoire d’amour entre Serge et Corbeil se poursuit sans trop de heurts.
Avec les millions du nouveau maire, la physionomie de l’ancienne cité
rouge a bien changé : une mosquée a été construite dans le quartier
sensible des Tarterêts sur les deniers personnels du milliardaire, les écoles
ont été rénovées, des centaines de caméras de surveillance installées… En
2005, Dassault obtient même du ministre de la Santé, Xavier Bertrand, la
construction d’un gigantesque hôpital à Corbeil, le centre hospitalier sud-
francilien, qui se transformera en désastre financier. En 2008, il est réélu
avec 170 voix d’avance sur son opposant communiste, Bruno Piriou. Une
victoire de justesse. Le début des problèmes aussi, pour le milliardaire, qui
va découvrir que l’argent est aussi indispensable qu’il peut devenir nocif.
Surtout dans les quartiers pauvres de Corbeil, où il suscite les jalousies et
la convoitise.
En juin 2009, saisi par Bruno Piriou, l’éternel opposant communiste de
Dassault, le Conseil d’Etat annule l’élection, estimant que le vote a été
faussé par des dons d’argent à des habitants de la commune. Trop attaché
à son écharpe tricolore, Dassault se cramponne et parvient à faire élire un
de ses intimes, Jean-Pierre Bechter, à sa place. Election à nouveau
invalidée par le Conseil d’Etat au motif que le nom de Dassault figurait sur
l’affiche de campagne. Quelques mois plus tard, Bechter est élu à
nouveau. Sans le nom de Dassault cette fois, mais avec son soutien
financier. Comme la justice et les médias ne vont pas tarder à le
découvrir. Alors qu’une enquête judiciaire est ouverte à la suite d’un
signalement Tracfin, plusieurs titres de presse commencent à recevoir de
curieuses vidéos, filmées par les « loulous » à l’insu du milliardaire, dans
lesquelles le vieil homme dit explicitement avoir payé pour s’assurer la
victoire de Bechter. C’est ainsi que le système Dassault est peu à peu mis
au jour. On apprend notamment qu’à l’été 2011, 3,2 millions d’euros ont
été versés à des habitants de Corbeil, dont 2 millions à Younès
Bounouara, le principal contact de l’édile dans la cité des Tarterêts. Si le
milliardaire assure qu’il s’agit de simples prêts ou donations, on le
soupçonne d’avoir cherché à remercier les personnes ayant fait campagne
pour son camp, à l’aide notamment de son fidèle bras droit, Jacques
Lebigre, dit « le porteur de valises ».
Début 2013, l’affaire prend une nouvelle tournure. Sanglante. A deux
reprises, des jeunes des Tarterêts, qui disent avoir participé au système
d’achat de votes, sont visés par des tirs. Tout laisse penser à un règlement
de comptes. Selon les témoignages en circulation, certains caïds ayant
bénéficié des fonds de Dassault auraient refusé de les redistribuer.
Visiblement dépassé – ses propres enfants sont victimes de menaces
téléphoniques tandis que la fille de Jacques Lebigre a été rouée de coups à
son domicile – le milliardaire s’épanche dans la presse. Dans le JDD, le
magnat se dit victime de chantage et de rackets. Les « loulous » sont
devenus des « voyous ». Plusieurs procédures sont ouvertes, mais
Dassault, sénateur depuis 2004, est protégé par son immunité
parlementaire. A deux reprises, le Sénat, pourtant majoritairement
socialiste, refuse de voter la levée de l’immunité, avant de faire machine
arrière début 2014. En février, l’homme d’affaires est placé en garde à
vue, puis mis en examen. La justice le soupçonne d’avoir dépensé
7 millions d’euros pour obtenir des suffrages, mais l’industriel, qui
reconnaît des dons à des habitants, réfute tout lien avec les élections.
A l’heure où nous écrivons ces pages, ces procédures sont toujours en
cours. Elles ont rebondi en octobre 2015 avec l’audition de Serge Limat,
vieil ami de la famille Dassault basé en Suisse, qui a reconnu avoir utilisé
deux comptes luxembourgeois de l’industriel pour distribuer des fonds à
des habitants de Corbeil. Selon les enquêteurs, l’homme de soixante-
quatorze ans aurait transbahuté quelque 52 millions d’euros entre 1995 et
2009 pour les remettre au milliardaire. De son côté, Serge Dassault
conserve son siège de sénateur et dispose toujours d’un bureau à Corbeil-
Essonnes (Jean-Pierre Bechter a été réélu en 2014). En mars dernier, le
conseil municipal a même décidé de rebaptiser une artère de la ville du
nom de Serge Dassault, soulevant l’ire des opposants ! Mis à part ces
ennuis judiciaires, l’année 2015 a été plutôt salutaire pour le
nonagénaire : pour la première fois, il a signé la vente du Rafale à
l’international. En mars 2015, comme si ces sombres affaires n’avaient
jamais existé, Dassault et Hollande s’embrassaient chaleureusement
devant les caméras, se félicitant mutuellement de ce succès. Quelques
jours plus tard, la haute autorité pour la transparence de la vie publique
annonçait douter de la sincérité de la déclaration de patrimoine de
l’industriel.
J. de L. B.
L’Empire se défend
Valérie Lion
En novembre 2013, L’Express consacre un dossier spécial aux affaires
d’achats de voix de Serge Dassault, qui l’avaient déjà rendu inéligible
pendant un an en 2009, et qui menacent cette fois son siège de sénateur. Ci-
après le portrait d’un Serge Dassault dans la tourmente, ainsi qu’une plongée
dans les méandres de l’empire industriel de défense. (L’Express du
27 novembre 2013.)

« Corbeil-Essonnes ? Une affaire locale, pas une affaire d’Etat », veut-
on croire au Rond-Point des Champs-Elysées, siège de Groupe industriel
Marcel Dassault (GIMD), le holding de la famille, à Paris. Les lieutenants
du groupe veillent à ne pas se mêler de ce qui se passe de l’autre côté du
périphérique. Ils ont bien assez à faire. Faut-il y voir une conséquence du
retour de la gauche au pouvoir ou un effet de la crise ? La pression s’est
singulièrement accrue sur les cadres dirigeants de l’empire de la
cinquième fortune de France. Eric Trappier, P-DG de Dassault Aviation ? Il
lui faut impérativement boucler, enfin, la première vente à l’export de
l’avion de combat Rafale, mis en service voilà plus de vingt ans. Bernard
Charles, directeur général de Dassault Systèmes ? Il se creuse la tête pour
échapper à la fiscalité décidément trop forte sur les gros salaires. Charles
Edelstenne, directeur général de GIMD ? Il doit veiller aux intérêts de
trois générations d’actionnaires et à leur indépendance vis-à-vis de l’Etat.
Surtout, tous veulent éviter que les spéculations sur la succession de Serge
n’entravent la bonne marche d’un groupe qui maîtrise des technologies de
pointe et qui contrôle trois sociétés cotées, valorisées chacune entre 9 et
10 milliards d’euros. Tâche ô combien délicate : au grand dam de ses
quatre enfants, et notamment des deux aînés, Olivier et Laurent, le
patriarche prend un malin plaisir à entretenir le flou sur ses intentions.
Même s’il a soigneusement réglé, voilà plusieurs années déjà, les aspects
patrimoniaux de sa succession. Pour l’heure, le patron, c’est lui. Toujours
accro au travail : dès 8 heures du matin au bureau, il commence chaque
journée par un petit-déjeuner de travail. Politiques, banquiers, industriels
se bousculent. Pas une semaine sans un reporting sur chacune des
activités du groupe. Pas un mois, non plus, sans que le vieux monsieur –
quatre-vingt-huit ans tout de même – ne s’envole dans son Falcon 7X à la
rencontre des clients. Fin octobre, à Las Vegas, il joue les guest stars à la
plus grande convention mondiale de l’aviation d’affaires pour le
lancement de son nouveau business jet, le 5X ; mi-novembre, au Salon
aéronautique de Dubaï, c’est en inlassable promoteur du Rafale qu’il
promène son air faussement bonhomme. Et, entre les deux, un aller-
retour rapide à New York pour Altis, ce fabricant de semi-conducteurs
installé à Corbeil et sauvé de la faillite grâce à un apport de 40 millions
d’euros du sénateur de l’Essonne. Cette fois-là, c’est l’industriel Yazid
Sabeg, le repreneur d’Altis, qui l’accompagnait. Mais, dans les airs, son
voisin de fauteuil est plus souvent Charles Edelstenne. Edelstenne, le
fidèle, le complice et, désormais, l’incontournable.
Depuis bientôt un an, « CHE » comme on le surnomme dans la
maison, a pris du galon. Après cinquante-deux ans chez Dassault Aviation,
dont douze comme P-DG, il a quitté Saint-Cloud pour emménager au
Rond-Point, juste à côté de Serge, au deuxième étage. Il n’a guère pris le
temps de personnaliser son nouveau QG, ancien bureau de Jean-Pierre
Bechter, double politique de Serge. Une pièce de carlingue d’un Mystère
20 est accrochée là depuis toujours, entre deux fenêtres ouvrant sur les
Champs-Elysées. Des clichés d’Olivier Dassault, photographe abstrait à ses
heures, habillent les autres murs. Choix diplomatique ? De patron
opérationnel, Edelstenne est devenu le représentant de l’actionnaire.
« Actionnaire délégué », comme il se définit lui-même. « Car le véritable
actionnaire, c’est la famille », ajoute-t-il. Plus précisément les petits-
enfants, puisque les titres leur ont été transmis par Serge et son épouse,
Nicole, tous deux s’en partageant l’usufruit. Et conservant encore plus de
74 % des droits de vote.
Edelstenne, expert-comptable de formation, fait figure d’ovni dans
l’univers Dassault, dominé par les polytechniciens. Et pourtant, il est le
seul représentant de GIMD à siéger au conseil des trois principales
sociétés contrôlées par le groupe : Dassault Aviation, Dassault Systèmes,
qu’il a fondé et qu’il préside, et Thales. Edelstenne est aussi le seul à
pouvoir se prévaloir d’avoir travaillé vingt-six années avec Marcel… et
autant avec Serge. Il s’enorgueillit même d’avoir su dire non à Marcel, ce
patron qui ne souffrait pas la contestation. Privilège de celui qui
raisonnait non pas en ingénieur mais en gestionnaire pur et dur. « Avec
une logique malthusienne », assène même un concurrent. Le fondateur
l’avait nommé secrétaire général de Dassault Aviation, Serge l’a promu P-
DG quand la limite d’âge l’a contraint à céder son fauteuil, en 2000. Et
tout naturellement, quand CHE a lui-même fêté ses soixante-quinze ans,
Serge l’a appelé à son côté, comme directeur général de GIMD.
« Leur proximité est permanente, confie un collaborateur. Charles
respecte Serge, Serge écoute Charles. » Les deux hommes n’ont jamais
cessé de se vouvoyer, malgré leur évidente connivence. Tandis que Serge
joue les naïfs, Edelstenne endosse le rôle du méchant. Le tandem a fait
merveille à plusieurs reprises, pour développer le Rafale et créer Dassault
Systèmes, pour éviter l’absorption par Aerospatiale-Matra en 1998, pour
s’imposer dans Thales en 2008. Mais leur plus beau coup reste la
nomination de Serge Dassault à la tête du groupe, en 1987, alors que le
Tout-Paris ne misait pas 1 centime sur le fils méprisé par ce patron de
droit divin qu’était Marcel.
Comme son père, Serge n’est pas tendre avec ses enfants. « Papa ne
veut pas ! » La réplique surgit encore dans la bouche de ces pourtant
quinqua-et sexagénaires. Gare à celui qui ne respecte pas les oukases
paternels. Olivier, Laurent, Thierry, Marie-Hélène ? Les héritiers doivent
se contenter de sa générosité financière. De ce côté-là, rien à redire.
Chaque année, ils touchent une part des bénéfices de GIMD. Mais, aux
yeux de Serge, aucun ne mérite réellement de lui succéder. Comme son
père, il n’a pas cherché à les préparer, même si chacun d’eux occupe un
poste dans le holding familial. Et même si l’aîné, Olivier, administrateur
de Dassault Aviation, a décroché, à la fin de 2011, la présidence du
conseil de surveillance de GIMD, une instance au pouvoir très relatif face
à la toute-puissance du P-DG. « Olivier a beaucoup de talents que les
autres n’ont pas, concède un proche. Mais a-t-il le talent pour diriger une
entreprise ? » « Compétence et confiance », voilà les deux mots-clefs pour
prétendre au pouvoir chez les Dassault, souligne de son côté un dirigeant
du groupe. Et un proche d’ajouter : « De toute façon, le prochain P-DG
n’aura pas le même poids que Serge, il ne détiendra pas la majorité des
droits de vote et ne pourra pas décider seul. »
A la différence de son père, toutefois, Serge a soigneusement balisé le
terrain. En 2006, il a donné une existence officielle au fameux comité des
sages, qui se réunissait tous les deux mois de façon informelle autour d’un
déjeuner au Rond-Point. Un comité à la simple fonction consultative du
vivant de Serge. Mais qui, après son décès, jouera un rôle clef : un
nouveau président ou directeur général ne pourra être nommé qu’avec
son avis favorable. Laquelle approbation ne pourra pas être refusée par
cet aréopage si les quatre enfants sont d’accord sur un nom. En clair,
Serge a créé pour sa descendance l’obligation de s’entendre… faute de
quoi il la contraint à s’en remettre à des personnalités extérieures à la
famille. Et, parmi elles, bien sûr, Charles Edelstenne, figure du comité
depuis sa création. Décidément incontournable.
Pour autant, l’influence de CHE, soixante-seize ans en janvier
prochain, aura ses limites. L’âge, d’abord, puisqu’aucun président ou
directeur général ne peut, en vertu des statuts, être en poste au-delà de
quatre-vingts ans. Sa double casquette ensuite : lorsque le comité des
sages exercera pleinement ses fonctions, aucun de ses membres ne pourra
être simultanément président ou directeur général du groupe. L’arrivée
récente d’Henri Proglio (EDF) puis de Denis Kessler (Scor) au sein de ce
cénacle permettrait justement à Edelstenne d’en sortir pour rester à son
poste, voire assumer la présidence… En 2008, quand Dassault Aviation
est monté au capital de Thales, des assurances auraient été données au
plus haut niveau de l’Etat sur le profil du successeur et sa capacité de tenir
la maison.
Rien d’étonnant. Quelle que soit la couleur du gouvernement, le
devenir du fabricant du Rafale, composante essentielle de la défense
française, est surveillé comme le lait sur le feu. Aujourd’hui plus que
jamais. Premier motif d’inquiétude : la vente du Rafale à l’export. Tant
qu’un contrat n’est pas signé à l’étranger, la France s’est engagée à acheter
11 chasseurs par an à Dassault. A 100 millions d’euros pièce, c’est peu ou
prou 1 milliard de dépenses contraintes chaque année. Si, aujourd’hui, la
défense tricolore ne représente qu’un quart du chiffre d’affaires de
Dassault Aviation, elle lui assure encore plus de 40 % de son carnet de
commandes. Une visibilité précieuse alors que le marché de l’aviation
d’affaires – l’autre activité maison et la grande réussite de Serge – peine à
redécoller. Mais la loi de programmation militaire 2014-2019 fait le pari
que l’export prendra le relais des commandes françaises dès la mi-2016.
« Cela implique absolument de signer un contrat d’ici à juin 2014 »,
décrypte un haut fonctionnaire. Choisi par l’Inde au début de 2012 pour
fournir 126 appareils, Dassault mène depuis bientôt deux ans des
négociations ardues avec New Delhi : « Il s’agit non seulement de vendre
des avions, mais d’aider le pays à développer une industrie aéronautique
nationale », explique Eric Trappier, successeur d’Edelstenne à la tête de
Dassault Aviation. Pour nombre d’observateurs, il est peu probable que le
contrat soit signé avant les élections prévues au printemps 2014. « C’est
possible, mais ambitieux », convient Trappier. Un autre client pourrait
sauver la mise au Rafale, à Dassault et au budget de l’Etat : le Qatar
réfléchit à l’achat de 36 exemplaires, et a l’avantage de ne pas
s’embarrasser de procédures complexes, comme l’Inde. Le ministre de la
Défense, Jean-Yves Le Drian, s’y est déjà rendu quatre fois, y compris à
l’occasion de son déplacement à Dubaï, voilà quelques jours.
Autre souci partagé par l’Etat et Dassault, la survie du bureau d’études
de l’avionneur. Ses équipes de pointe doivent pouvoir accompagner le
Rafale pendant au moins quarante ans, sa durée d’utilisation. Pour
maintenir les compétences, l’Etat alimente la maison en contrats. « Là est
la vraie dépendance du groupe à l’égard de la commande publique »,
assure un spécialiste. Totalement intégré, entre le militaire et le civil, le
bureau d’études fait la force de la société, qui a bénéficié, pour ses jets
d’affaires, des technologies développées pour l’aviation de chasse. Un bon
tiers de ses activités proviennent encore du militaire.
Les responsables du groupe s’en délectent : quelles que soient les
velléités d’en remontrer à Dassault, on finit toujours par travailler avec lui,
et pour lui. Elles sont loin, les déclarations du candidat Hollande qui, en
mars 2012, fustigeait le gouvernement sortant pour avoir « trop souvent
plié » devant des « intérêts privés ou financiers ». Allusion à peine voilée à
l’entrée de l’avionneur chez Thales, soutenue par Nicolas Sarkozy. Depuis
le changement de majorité, les relations ne sont pas moins bonnes. Certes,
le lien direct entre Serge Dassault et l’Elysée a disparu. Certes, Charles
Edelstenne a dû sacrifier Luc Vigneron, qui avait mis le feu chez Thales, et
se ranger, pour le remplacer, au choix de l’Etat – Jean-Bernard Lévy, un
grand patron guère enclin à la soumission. Mais Dassault reste actionnaire
de Thales, avec la même stratégie, améliorer les marges de l’entreprise et
garder la maîtrise de ce qui fait le cœur d’un système de défense,
l’électronique.
« Comme client et comme actionnaire, l’Etat ne peut pas se permettre
de couper les vivres à Dassault », conclut un analyste. Obligé de
composer, le gouvernement vient toutefois de se donner les moyens de
peser sur l’avenir du groupe, en s’octroyant un droit de préemption sur les
46 % du capital de Dassault Aviation, actuellement détenus par EADS. Le
géant franco-allemand, qui doit se contenter d’encaisser des dividendes
sans pouvoir intervenir sur la stratégie, n’a pas caché son intention de
céder ses parts (héritées de l’Etat). Au Rond-Point, la perspective ne fait
pas ciller l’impassible Edelstenne. « C’est leur problème. Nous avons le
contrôle. Nous sommes très heureux comme cela. » L’Etat, évidemment,
ne l’entend pas de cette oreille ; difficile, en période de vaches maigres,
d’envisager une reprise des parts d’EADS, valorisées quelque 4 milliards
d’euros. Une mise en Bourse ? Trop brutale, elle risquerait de mettre à
mal le cours d’un titre dont le flottant est quasi inexistant. Un rachat,
même partiel, par la famille ? C’est là que la vision des enfants pourrait se
révéler décisive : « Veulent-ils une rente ou une activité industrielle ? »
s’interroge-t-on au sein du gouvernement. « Aujourd’hui, ce dont ils
rêvent, c’est du pouvoir », ironise un proche du clan. Mais, chez les
Dassault, le pouvoir ne se partage pas. Il ne se donne pas non plus, il se
gagne de haute lutte. Les intimes de Serge en sont convaincus : de son
vivant, il ne prendra aucune décision. Jusqu’à son dernier souffle, le
patron, c’est lui. Choisir, ce serait déjà partir.
L’ombre portée de « Monsieur Dassault »
Philippe Broussard et Anne Vidalie
Jacques Lebigre, numéro 2 de la fédération UMP de l’Essonne, est l’homme
clef de l’affaire des achats de voix menaçant Serge Dassault. Pendant quinze
ans, il a été son bras droit à la mairie de Corbeil. Début 2014, L’Express
dresse son portrait. (L’Express du 22 janvier 2014.)

Au petit théâtre des affaires corbeillessonnoises, cet homme-là est le
personnage surprise, le second rôle promis, bien malgré lui, aux périls de
l’avant-scène. Son CV n’est pourtant pas de ceux qui, d’ordinaire, affolent
la chronique judiciaire. Jacques Lebigre a soixante-douze ans, des lunettes
de verre fumé, une 607 verte et un pavillon dans l’Essonne. Mais c’est
ainsi, sa fidélité à Serge Dassault et la découverte dans ses comptes de
mouvements financiers troublants lui valent d’être dans la ligne de mire
des enquêteurs. Ceux-ci le suspectent d’avoir orchestré un système
d’achats de votes au bénéfice du milliardaire, maire (RPR puis UMP) de
Corbeil de 1995 à 2009, puis de son successeur, Jean-Pierre Bechter.
Ces derniers jours, quand les investigations ont débouché sur une série
de gardes à vue et la mise en examen de ce même Bechter, Jacques
Lebigre n’a pu être entendu en raison de son état de santé. Tout indique
qu’il le sera dès sa sortie de clinique. En attendant, c’est son épouse,
Doriane, ancienne secrétaire de Serge Dassault à Corbeil, qui a été
longuement interrogée (trente-six heures de garde à vue), sans pour
autant faire l’objet de poursuites.
Les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les
infractions financières et fiscales s’intéressent notamment à l’argent du
couple et aux documents comptables découverts lors d’une perquisition
menée en juin 2013 dans son pavillon de Soisy-sur-Seine. Selon nos
informations, Serge Dassault aurait versé 284 967 euros, entre 2006 et
2010, à Jacques Lebigre. Celui-ci aurait ensuite donné cette manne à des
jeunes chargés de s’assurer la fidélité des électeurs dans les quartiers dits
sensibles. La distribution aurait pris plusieurs formes, chèques, espèces…
27 870 euros auraient ainsi été déboursés pour le seul financement du
permis de conduire de certains de ces partisans très zélés.
Questionnée à ce sujet par les policiers, Doriane Lebigre aurait déclaré
en substance : « Je ne sais pas ce que mon mari fait de son argent. » En
ville, la vox populi a depuis longtemps son idée sur la question. Le
septuagénaire n’y a-t-il pas droit aux aimables surnoms de « porteur de
valises » et de « porte-flingue » ? Ces accusations, qu’il a toujours
contestées, en font désormais un personnage clef de l’affaire. Avec une
certitude : il en sait long. Sur Corbeil-Essonnes, 45 000 habitants et
deuxième ville du département. Sur Serge Dassault, qui est à la fois son
icône politique, le parrain de sa fille Flora et un généreux employeur qui
l’a rémunéré 7 000 euros net mensuels sur la période 2006-2010.
Aujourd’hui secrétaire départemental de l’UMP, Jacques Lebigre est un
« grognard » des campagnes électorales de « SD », comme on dit parfois
en banlieue sud. Il fut aussi son directeur de cabinet, son conseiller
municipal, son adjoint. « C’était le bras droit, résume l’élu écologiste
Jacques Picard, la personne qui détenait le pouvoir en son absence. » A-t-il
pour autant orchestré un achat de voix lors des municipales de 2008,
2009 et 2010 ? Divers témoins le désignent comme le « référent » de l’ex-
maire auprès des électeurs des quartiers populaires. Au pied des tours, la
venue de sa 607 suscitait, paraît-il, une telle excitation qu’on aurait dit
l’arrivée du « marchand de glaces », selon l’expression imagée d’un
habitant. Ceux qui s’estimaient trop peu ou mal servis allaient s’en
plaindre directement auprès de Serge Dassault.
Jacques Lebigre n’imaginait sans doute pas que son allégeance à
l’avionneur lui causerait un jour pareils tracas. Mais il faut croire que sa
rencontre avec « Monsieur Dassault », comme il l’appelle, devait à jamais
bouleverser un parcours commencé bien loin de l’Essonne. C’est en effet à
Constantine, dans le nord-est de l’Algérie, qu’il a vu le jour. Par la suite,
durant ses années de lycéen à Athis-Mons (Essonne), et d’étudiant à Paris,
il a gardé la nostalgie de l’antique Cirta, capitale du royaume de Numidie,
perchée sur son plateau rocheux. Son attachement à l’Algérie française l’a
même poussé à rallier un temps l’Organisation armée secrète (OAS),
hostile à l’indépendance. « Mais je n’ai pas de sang sur les mains »,
précisait-il en 2009 au Nouvel Observateur. A l’occasion, il flirte également
avec le Service d’action civique, le SAC, garde prétorienne du parti
gaulliste. En 1976, on le retrouve secrétaire de la section RPR de Corbeil.
Quand Serge Dassault décide de conquérir ce fief communiste, il trouve
en lui un affidé d’exception. Plus que d’engagement politique, c’est
d’admiration, voire de vénération, qu’il est ici question.
Dans les années suivantes, Lebigre est de tous les combats –
municipaux, cantonaux, régionaux, législatifs – de son mentor. A ses
yeux, c’est « l’homme le plus extraordinaire » qu’il ait rencontré.
L’industriel le récompense en l’embauchant. D’abord chargé de la revue de
presse internationale du groupe, il devient « conseiller du président ».
Bien qu’il dispose d’un bureau au siège de la holding, au rond-point des
Champs-Elysées – « sous les toits, pas dans les étages nobles », raille un élu
de Corbeil –, il consacre l’essentiel de son temps à l’Essonne et au RPR,
puis à l’UMP.
En 1992, Lebigre tente de décrocher un siège aux élections cantonales,
mais le deuxième tour en forme de triangulaire avec le Front national lui
est fatal. Battu par la maire (PC) de Corbeil-Essonnes, Marie-Anne Lesage,
il se fixe comme priorité d’aider Serge Dassault à arracher enfin aux
communistes cette ville de banlieue écartelée entre son cœur historique et
ses cités défavorisées (les Tarterêts, Montconseil, la Nacelle).
Mission accomplie trois ans plus tard. Le 18 juin 1995, l’avionneur
l’emporte à sa quatrième tentative. Au Clos des Pinsons, sa demeure en
meulière, le nouvel élu exulte en chef des armées. « Vous m’avez pour
longtemps, là ! » promet-il aux habitants. Derrière lui, sur le perron, l’aide
de camp Lebigre, chemise bleue et col ouvert, applaudit. Doriane, son
épouse, fait elle aussi partie des groupies. Ancienne secrétaire du groupe
RPR au conseil général de l’Essonne, cette catholique et militante fervente
devient l’assistante du « patron » aux Pinsons, dont il a fait sa mairie bis.
Lebigre a gagné ses galons sur la ligne de front. Le voici à pied
d’œuvre, au service de Serge Dassault. Au fil des ans et des mandats,
celui-ci répète la même chose aux quémandeurs et aux casse-pieds :
« Voyez avec Jacques ! » Sans toujours témoigner à l’intéressé une grande
considération. « Il le traitait tantôt comme un laquais, tantôt comme un
punching-ball », pointe un ancien cadre municipal. Directeur du cabinet
du maire en 1995, le fidèle Lebigre est élu conseiller municipal chargé de
la politique de la ville en 2001, puis adjoint au maire délégué aux sports
et à la jeunesse en 2008. « C’était la doublure de Dassault dans les
quartiers », insiste l’écologiste Jacques Picard.
Déjà, la rumeur court. On parle d’argent – au mieux de prêts, au pire
de dons – distribué aux jeunes les plus influents des cités pour acheter la
paix sociale. Un jeu dangereux ? Un matin de septembre 2007, en sortant
de sa maison, Lebigre est passé à tabac par trois hommes qui s’enfuient
avec sa sacoche. « A force de donner et de promettre pour le compte de
Dassault, il est devenu une cible pour les voyous », estime Bruno Piriou,
conseiller général communiste et candidat malheureux face au
milliardaire en 2008 et en 2010.
En juin 2009, le Conseil d’Etat invalide les élections municipales de
mars 2008, remportées par le propriétaire du Figaro avec 170 voix
d’avance et le déclare inéligible. Motif : sa propension à distribuer des
enveloppes à ses administrés, notamment en période électorale. Jacques
Lebigre, l’homme de l’ombre, croit son heure arrivée, il rêve de lumière et
d’écharpe tricolore. Le maire déchu hésite, temporise, commande un
sondage local. Puis tranche. Pour lui succéder, il désigne un inconnu à
Corbeil, le sous-préfet Jean-Pierre Bechter, ancien député de la Corrèze et
bras droit de Dassault au « rond-point ». « Lebigre incarnait le système qui
avait été invalidé », analyse Nathalie Boulay-Laurent, ex-première
adjointe, pour expliquer ce surprenant « casting ».
Jacques Lebigre accepte tout de même d’être le deuxième adjoint de
Bechter et reste fidèle à « Monsieur Dassault ». Dans un excellent
documentaire diffusé sur Canal+ à l’automne 2013, un témoin anonyme
raconte une scène qui se serait déroulée peu de temps avant l’élection
municipale d’octobre 2009. Dans le grand bureau de réception du Clos
des Pinsons, le duo Dassault-Lebigre aurait distribué des enveloppes de
cash à une ribambelle de concitoyens venus leur promettre de voter
Bechter, eux et leurs familles. « Ce témoignage est faux, n’importe qui
peut raconter n’importe quoi, affirmait Lebigre à L’Express en novembre
dernier. Nous n’avons acheté aucune voix ! En revanche, il est vrai que M.
Dassault aide les gens dans le besoin. Il a un cœur gros comme ça… »
Jacques Lebigre aurait-il, lui aussi, « un cœur gros comme ça » ? En
août 2010, Le Canard enchaîné révèle que la police, lors d’une perquisition
chez un homme soupçonné d’extorsion de fonds, a saisi un bordereau
justifiant la remise de trois chèques d’un montant total de 8 500 euros,
signés « Lebigre ».
« J’ai le droit de faire des chèques à qui je veux ! » rétorque-t-il alors
au Parisien. Peut-être, mais, quatre mois plus tard, son nom ne figure pas
sur la liste menée par Bechter à la troisième élection municipale en trois
ans – celle d’octobre 2009 ayant été invalidée à son tour.
Ces derniers mois, le numéro 2 de l’UMP de l’Essonne se fait « passe-
muraille » à Corbeil, selon un cadre municipal. Il se sent en danger. Au
début de janvier 2013, la famille reçoit ses premiers SMS d’intimidation.
Six mois plus tard, sa fille Flora est rouée de coups et menacée de mort
chez eux. « Que voulaient ces voyous ? réagit Jacques Lebigre sur sa page
Facebook. Du fric, bien sûr, puisque, depuis des années, des médias
irresponsables ont parlé de moi comme d’un “porteur de valises” ou
“d’enveloppes” ! » Avant la tempête des jours derniers, son épouse lui
aurait fait promettre de prendre ses distances avec Dassault-ville. Mais les
voilà tous les deux rattrapés par le vent mauvais du soupçon…
Condamnations
Serge Dassault. – En juin 2009, l’industriel est condamné par le
Conseil d’Etat à un an d’inéligibilité pour des « dons d’argent » qui ont pu
« altérer la sincérité du scrutin » des élections municipales.
Les autres affaires sont toujours en cours d’instruction. En avril 2014,
Serge Dassault a été mis en examen pour achats de votes, complicité de
financement illicite de campagne, et financement en dépassement du
plafond autorisé.
Les affaires BNP Paribas
2014

BNP Paribas, première banque française, était presque sortie indemne


de la crise des subprimes, où ses principales concurrentes avaient
trébuché, qui sur l’affaire Kerviel (Société générale), qui sur les produits
financiers toxiques (Crédit agricole, Caisses d’Epargne)… Sans compter
les banques européennes, dont beaucoup avaient subi des déboires
majeurs, quand elles n’avaient pas purement et simplement fait faillite. Au
début de la décennie 2010, la réputation de BNP Paribas est au pinacle.
Après le rachat de la belge Fortis, en 2009, elle est devenue la première
banque européenne. Et son patron, Michel Pébereau, qui quittera la
présidence du groupe en 2011, est encore aux manettes, dans son
établissement, mais aussi à Bercy, et jusqu’à l’Elysée, où il a l’oreille de
Nicolas Sarkozy. On dit même que c’est lui qui, dans l’ombre, a conçu le
plan de sauvetage des banques françaises, en 2008.
Mais la belle machine va bientôt connaître des ratés. D’abord, et cela
reste l’écueil majeur, avec « l’affaire américaine ». Neuf milliards de
dollars lui sont réclamés par le régulateur bancaire de l’Etat de New York,
Benjamin Lawsky. En cause : des milliards de dollars de transactions
effectuées par BNP Paribas, entre 2002 et 2006, avec des pays sous
embargo des Etats-Unis. En l’occurrence, Cuba, le Soudan et l’Iran. A
priori, cet embargo n’a pas à être respecté par les pays qui ne relèvent pas
de la juridiction de la nation qui l’a établi. Mais les Etats-Unis ne le
conçoivent pas ainsi : privilège de l’hyperpuissance, ils entendent faire
respecter leurs lois partout dans le monde. Sans doute les dirigeants de
BNP Paribas, habitués à la faiblesse des Etats du Vieux Continent, ont-ils
sous-estimé la volonté de fer de l’Amérique et la force de son bras
judiciaire.
Autre erreur : ils ont tardé à reconnaître les faits, pensant pouvoir
démontrer leur bonne foi. Oubliant, cette fois, que les Etats-Unis avaient
les moyens de leur tordre le bras en leur interdisant de travailler dans la
monnaie de l’Oncle Sam, ce qui, dans un milieu où Wall Street et le roi
dollar demeurent hégémoniques, équivalait à une quasi mise à mort.
Mais le débat porte sur une autre question : que savaient exactement
les dirigeants de BNP Paribas – en l’occurrence Michel Pébereau, mais
aussi Baudouin Prot – de ces transactions illicites ? Eux plaident des
dysfonctionnements localisés dans le département concerné, celui des
matières premières, situé en Suisse. Mais un faisceau d’indices semble
remettre en cause cette version. Des informations du Monde démontrent
en effet que les principaux conseils juridiques du groupe avaient alerté la
direction dès 2005 du risque encouru. Puis L’Express révèle une note
interne de l’inspection générale du groupe – le corps chargé de vérifier le
bon fonctionnement des différents départements – qui alerte également
sur ce même risque juridique. Que savaient exactement les dirigeants ?
L’histoire ne le dit pas, car la transaction finalement effectuée avec la
justice américaine – 8,834 milliards de dollars (6,45 milliards d’euros) –
permet de refermer le dossier. La banque elle-même promet de faire le
ménage en interne, et elle le fera notamment en poussant vers la sortie
plusieurs de ses cadres et hauts cadres placés dans le viseur des
Américains. Michel Pébereau, quant à lui, a quitté la présidence de la
banque fin 2011.
Le rôle de la banque est questionné dans une autre affaire, durant
cette même période 2014-2015. Celle des tableaux, qui touche au premier
chef l’ancien ministre de l’Intérieur et secrétaire général de l’Elysée Claude
Guéant. Ce dernier est soupçonné d’une vente fictive dans la cession, au
printemps 2008, de deux toiles de maître à un très discret avocat
malaisien pour un montant de 500 000 euros. Cette opération masquait-
elle un autre type de transaction ? La justice enquête, mais s’interroge
aussi sur le rôle de BNP Paribas, qui n’a pas signalé à Tracfin (l’organisme
antiblanchiment français) ce demi-million d’euros qui a atterri sur le
compte de l’ancien ministre de l’Intérieur. Or, cela aurait pu et peut-être
dû être le cas. Du fait de l’identité du bénéficiaire, d’abord – pas n’importe
qui. Du fait du montant, aussi, élevé. Du fait de la provenance, enfin,
plutôt inhabituelle. La question se pose bel et bien : pourquoi Tracfin n’a-
t-il pas été alerté ? L’ordre venait-il d’en haut ? Le fin mot de l’histoire
n’est pas (encore) connu, mais celle-ci conduit à s’interroger sur les
relations parfois incestueuses qui se nouent entre le système financier et
le pouvoir politique. Entre autres chez BNP Paribas, dont la tête, on l’a vu,
était étroitement connectée avec l’exécutif durant la présidence de Nicolas
Sarkozy.
A titre d’épilogue, il convient d’évoquer quelques-uns des
protagonistes. Si Michel Pébereau a quitté l’établissement en 2011, le
directeur général, Baudouin Prot, particulièrement affecté par le dossier
américain, met fin à ses fonctions en décembre 2014. Une page se tourne
pour l’établissement financier, qui, malgré l’amende, demeure un
mastodonte incontournable. Le directeur général, François Villeroy de
Galhau, certes sans lien direct avec l’affaire américaine, est lui devenu
gouverneur de la Banque de France fin 2015. Quant à Benjamin Lawsky,
le « shérif de Wall Street », il est parti monter son propre cabinet de
conseil.
Ces affaires, si elles ont quelque peu entamé la crédibilité de
l’établissement – en particulier l’affaire américaine, qui a eu un coût
financier important –, sont loin de l’avoir mis à terre. Sous la houlette de
son tandem dirigeant, Jean-Laurent Bonnafé à la direction générale et
Jean Lemierre à la présidence, le groupe a réalisé au premier semestre de
2015 un produit net bancaire de 22,1 milliards d’euros, pour un résultat
net de 4,2 milliards – contre une perte de 2,8 milliards au premier
semestre de 2014. Après les affaires, les affaires continuent…
B. M.-S.
Le rapport qui aurait dû alerter
BNP Paribas
Benjamin Masse-Stamberger
C’est un rapport explosif, dont L’Express publie des extraits. Une note interne
qui démontre que des hauts dirigeants de BNP Paribas étaient au courant
depuis 2006 de certaines des dérives dont les accuse la justice américaine. Un
éclairage nouveau sur l’affaire qui agite la première banque européenne
depuis des mois. (L’Express du 25 mai 2014.)

Ambiance irrespirable. Extrême fébrilité. Telles sont les formules
employées par les initiés pour qualifier l’atmosphère qui régnait, ces
dernières semaines, au siège de BNP Paribas, rue d’Antin, à Paris. Les
dirigeants du groupe ont hâte de voir disparaître la terrible épée de
Damoclès que la justice américaine maintient au-dessus de leurs têtes
depuis plusieurs mois. Une menace redoutable : on a évoqué jusqu’à
16 milliards de dollars d’amende ! En définitive, un accord se dessine : ce
sont quelque 9 milliards de dollars (6,6 milliards d’euros) qui pourraient
être réclamés à l’établissement français, en plus d’une interdiction
temporaire de procéder à des opérations en dollars, pour avoir contourné,
entre 2002 et 2009, l’embargo imposé par Washington sur les transactions
avec l’Iran, le Soudan et Cuba. Un séisme financier, pour la prestigieuse
banque hexagonale, même si l’établissement a les reins suffisamment
solides pour l’absorber. Mais surtout, une tache indélébile sur la
réputation de la « maison », que ses dirigeants de l’époque aimaient
présenter, non sans quelque arrogance, comme le bon élève de la classe
européenne. Que savaient exactement Baudouin Prot, alors directeur
général, et Michel Pébereau, président du conseil d’administration et
grand manitou de la place de Paris ? Quelle est leur exacte
responsabilité ? Ces questions bruissent dans les milieux financiers, mais
aussi judiciaires et politiques. Des questions toujours plus pressantes, à
mesure que la thèse de l’acharnement américain, qui a longtemps prévalu
dans le microcosme parisien, perd de sa crédibilité. Des questions sur
lesquelles L’Express est en mesure d’apporter un éclairage nouveau.
Pour comprendre la vraie nature de cette affaire, il faut remonter au
début des années 2000. A l’issue d’une bataille épique, menée de main de
maître par Pébereau et ses troupes, BNP rachète Paribas. L’air du temps
est au gigantisme, et le nouveau mastodonte ne dépare pas dans un
paysage banquier européen saisi par la course à la taille. Dans la corbeille
de la mariée, Paribas apporte son département consacré à l’énergie et aux
matières premières, fleuron qui va être fusionné avec celui de BNP pour
former Energy, Commodities and Export Project (Ecep), leader mondial
du secteur, chapeauté par un patron à poigne, Dominique Remy. Déjà
extrêmement lucratives, les activités des banques liées à ce type de
produits deviennent alors de véritables poules aux œufs d’or, grâce à la
hausse des prix des matières premières. « Mais les transactions se font
souvent avec des pays douteux, car la rémunération est aussi fonction du
risque politique », témoigne Marc Guéniat, expert en négoce auprès de
l’ONG suisse la Déclaration de Berne. La Confédération helvétique, avec
son secret bancaire, sa fiscalité avantageuse et sa tradition de neutralité
diplomatique, est le lieu rêvé pour développer ce type d’activités en toute
tranquillité. Jusqu’au milieu des années 2000, tout se déroule sans
anicroche pour le département, machine à cash que personne n’a vraiment
envie d’aller ennuyer. Les transactions avec l’Iran ou le Soudan, d’ailleurs,
ne sont-elles pas conformes à la législation européenne ? Il n’y a pas de
raison de s’inquiéter.
Les premiers doutes surviennent à la fin de 2005. L’affaire ABN Amro
éclate : la banque néerlandaise est poursuivie par la justice américaine,
pour des faits similaires à ceux aujourd’hui reprochés à BNP Paribas. C’est
un premier coup de semonce, d’autant que l’administration américaine,
via son sous-secrétaire au Trésor de l’époque, Stuart Levey, vient elle-
même, en septembre 2006, de mettre en garde BNP Paribas contre
d’éventuelles relations avec l’Iran.
La direction du groupe demande alors de nouvelles expertises à trois
cabinets d’avocats, comme l’a révélé Le Monde le 13 juin dernier :
Skadden, Clifford Chance et Cleary Gottlieb, son principal conseil, qui
jusqu’à la fin de 2005 estimait licites les activités litigieuses. Ils
parviennent cette fois à un diagnostic convergent : le risque juridique est
réel. La loi américaine, estiment-ils, s’applique bel et bien de manière
extraterritoriale, c’est-à-dire malgré le fait que les transactions avec l’Iran
ou le Soudan aient été effectuées hors du territoire américain, par une
banque française, et en conformité avec les lois de l’Union européenne.
Ces transactions, en effet, ont été réalisées en dollars, et les opérations de
compensation qui lui sont rattachées (clearing, en anglais) ont
nécessairement eu lieu sur le sol des Etats-Unis. Conclusion, le droit
américain s’applique, d’autant que Washington dispose d’un outil efficace
pour le faire appliquer : la possibilité de retirer aux établissements
concernés leur licence sur le sol américain. L’équivalent d’une peine
capitale, dans un monde financier qui demeure dominé par Wall Street et
la puissance du dollar. Mais les dirigeants de BNP Paribas, selon nos
informations, n’avaient pas seulement été alertés par l’extérieur : ils
l’avaient également été en interne. En l’occurrence, dans le cadre d’une
mission menée par l’inspection générale – le corps d’élite de la banque,
directement rattaché à la direction générale, chargé de vérifier le bon
fonctionnement des différents départements. Une mission qui a donné
lieu à un rapport de 70 pages, que L’Express a pu se procurer. Entre le
16 janvier et le 20 mars 2006, une petite dizaine d’inspecteurs effectue
une revue complète du département Ecep, aujourd’hui pointé du doigt par
Benjamin Lawsky, l’inflexible régulateur bancaire de l’Etat de New York.
La mission se concentre sur le « centre d’affaires de Paris », où sont
localisés ses principaux dirigeants, mais la plupart des conclusions
concernent l’ensemble du département. Le document multiplie
avertissements et mises en garde, s’agissant en particulier des risques
juridiques auxquels la banque se trouve exposée. Il indique ainsi qu’il est
nécessaire de tenir compte d’un « environnement juridique devenu plus
pressant », sur fond d’affaire ABN AMRO, des « risques d’image et
juridique liés à l’exposition aux embargos américains », ainsi que d’un
« risque opérationnel », lié à un « défaut de surveillance », au « clearing en
dollars », et « aux pays impliqués dans ces opérations ». En outre, le
rapport fait état de dysfonctionnements, indiquant notamment, s’agissant
de « transactions inhabituelles et remarquables », que « les dispositions
relatives au respect des embargos ne sont pas détaillées ».
Dans la synthèse de la partie consacrée à la « conformité » (les risques
liés au non-respect des lois et règlements qui régissent le secteur), le
« niveau de risque intrinsèque » est considéré comme « critique »,
s’agissant de la connaissance des clients et des transactions, et de la
sensibilisation des collaborateurs. Le risque juridique « intrinsèque » est
considéré comme élevé (« high »), même s’il est tempéré par la « qualité et
l’efficacité du dispositif », ainsi que par la « qualité des actions de
l’encadrement », considérées comme plutôt satisfaisantes. Ce qui permet
aux auteurs de la note de conclure sans tirer explicitement la sonnette
d’alarme.
La teneur globale du document, très critique, aurait dû conduire à une
conclusion limpide, compte tenu des diverses menaces et
dysfonctionnement constatés : arrêter immédiatement les transactions
litigieuses. Or la note a forcément été portée à la connaissance des
dirigeants du groupe, au moins au niveau de la tête de la division Banque
de financement et d’investissement. Il y a une quinzaine de jours, BNP
Paribas a d’ailleurs annoncé le départ de son patron de l’époque, Georges
Chodron de Courcel, ainsi que celui de Dominique Remy, recasé depuis
2012 au sein de Fortis, la filiale belge de l’établissement. Soit peu après
l’arrivée à la direction générale du groupe de Jean-Laurent Bonnafé, qui a
remplacé à la fin de 2011 Baudouin Prot, nommé président du conseil
d’administration, tandis que Michel Pébereau devenait président
d’honneur.
Comment expliquer, compte tenu de ces alertes, que les activités
aujourd’hui reprochées à BNP Paribas aient pu perdurer encore pendant
de longs mois ? Une première explication tient au fonctionnement du
département lui-même. « Il a longtemps tourné de manière relativement
autonome, du fait de la nature très particulière de ces activités et de
l’éloignement d’une partie de son dispositif à Genève, témoigne un initié.
Son patron, Dominique Remy, faisait la liaison avec la direction du groupe
depuis Paris. » Par ailleurs, le secteur des matières premières, et
notamment du pétrole, est extrêmement particulier, que ce soit du côté
des pétroliers eux-mêmes ou de leurs banquiers. « On a davantage affaire
à des cow-boys prêts à se retrouver à 1 heure du matin dans des bars
glauques au fin fond du Kazakhstan qu’aux habituels banquiers policés en
costume croisé », témoigne un bon connaisseur des mœurs du secteur. Un
monde à part, où le fait de frôler la limite – voire parfois de la dépasser –
est plus un motif de fierté que de réprobation.
Dans une banque à la réputation centralisatrice, ce mode de
fonctionnement passe, malgré tout, de plus en plus difficilement. A partir
du milieu des années 2000, Dominique Remy décide donc de s’entourer
d’anciens de l’inspection générale. « Il s’agit de jeunes gens brillants,
propres sur eux, qui pouvaient donner une image “clean” du
département », témoigne un bon connaisseur de la banque. Les
« inspecteurs », dont la progression est météorique au sein d’Ecep, voient
également tout l’intérêt qu’ils peuvent trouver dans ce deal. Ainsi, l’auteur
du fameux rapport de 2006 est-elle recrutée, quelques semaines après la
fin de cette dernière mission, au sein du département, où elle deviendra
une proche de ses dirigeants. Si la mayonnaise met quelque temps à
prendre – certains cadres historiques s’irritant de la montée en puissance
de ces jeunes aussi brillants qu’arrogants et ambitieux –, le mélange finit
par se faire, qui permet de ripoliner la façade d’activités pas toujours
recommandables. « Ils ont créé une sorte de cordon de sécurité, d’écran de
fumée », ajoute le même initié.
Cela suffit-il à dédouaner les hauts dirigeants de la banque ? Ce point
de vue est difficilement soutenable. Les signaux d’alerte étaient nombreux
et convergents pour qui voulait bien voir, et ce dès 2006. L’ampleur des
transactions effectuées – des dizaines de milliards de dollars – interdit
également de penser qu’elles aient pu se faire sans leur assentiment, au
moins tacite. La justice américaine a par ailleurs établi que certains
documents avaient été maquillés, afin que l’on ne puisse pas identifier
qu’il s’agissait de transactions avec des pays sous embargo. C’est un des
cadres chargés d’effectuer ces manipulations qui, affolé par le risque de
poursuites pénales, aurait joué les lanceurs d’alerte auprès des autorités
américaines.
On comprend mieux, dans ce contexte, l’agacement et l’inflexibilité de
ces dernières. On comprend moins bien, en revanche, compte tenu des
sommes en jeu, que le groupe, lors de l’annonce de ses résultats en mars
dernier, n’ait provisionné qu’un peu plus de 1 milliard d’euros pour ce
litige. Une manière, peut-être, de préparer progressivement les esprits au
choc à venir. On comprend tout aussi difficilement l’interventionnisme
soudain de l’Etat français – le président en personne a profité des
cérémonies du 70e anniversaire du Débarquement pour évoquer le sujet
avec Barack Obama –, qui tranche avec les attaques violentes du candidat
Hollande contre les excès de la finance. Quant aux dirigeants de BNP
Paribas, ils pourraient finalement être tentés d’accepter la quasi-totalité
des conditions imposées par les Américains, afin d’éviter que les
investigations ne se poursuivent. Pour eux, l’essentiel est désormais de
parvenir à tourner la page. Quel qu’en soit le prix.
La discrète banque du « Cardinal »
Benjamin Masse-Stamberger et Eric Pelletier
En 2008, BNP Paribas avait repéré un virement « atypique » de 500 000
euros sur le compte de Claude Guéant – une somme correspondant, a-t-il
expliqué, à la vente de ses tableaux. En ne réagissant pas, la banque a-t-elle
protégé le secrétaire général de l’Elysée ? La justice enquête sur cette affaire.
(L’Express du 13 mai 2015.)

« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » se demandait
Lamartine. Le titre des deux tableaux vendus par Claude Guéant en
mars 2008 – Trois-Mâts hollandais dans la tempête – semble faire écho à la
tourmente, judiciaire celle-là, que traverse l’ancien homme fort de la
galaxie Sarkozy. Juges et policiers, qui soupçonnent une « vente fictive »
masquant un mouvement de fonds à son profit, ne se contentent plus
d’examiner les conditions de cession de ces petites huiles sur bois en
traquant des flux financiers suspects par-delà les frontières : ils dirigent
aussi leurs regards vers le quartier de l’Opéra, à Paris, et le siège de BNP
Paribas. Leur but : savoir pourquoi, au printemps de 2008, la banque de
Claude Guéant n’a pas signalé cette transaction d’un montant
considérable (500 000 euros) à l’organisme antiblanchiment français,
Tracfin. Il faudra pour cela attendre le 21 mai… 2013 ! Cinq années,
marquées par une alternance politique, des révélations de presse et,
surtout, le lancement d’investigations judiciaires. Quatre jours avant le
signalement à Tracfin, les juges avaient écrit aux responsables de la
banque pour leur demander des comptes sur la gestion du dossier Guéant.
Cette inertie s’expliquerait-elle par l’identité de ce client pas tout à fait
comme un autre ? En mars 2008, Claude Guéant règne en maître sur le
secrétariat général de l’Elysée, y gagnant même le surnom de « Cardinal ».
Si les enquêteurs ont découvert l’existence des œuvres qu’il possédait,
c’est bien plus tard. Presque par accident. Le 27 février 2013, une
perquisition est menée à son domicile dans le cadre d’une affaire a priori
lointaine : l’arbitrage Tapie. Ce jour-là, la police judiciaire tombe sur les
relevés de compte de Claude Guéant, onze feuillets édités par son agence
bancaire, celle de Saint-Philippe-du-Roule, qui sont placés sous scellés.
Sur ces documents, les enquêteurs remarquent un mouvement créditeur
d’ampleur inhabituelle daté du 3 mars 2008 : 500 000 euros, provenant,
qui plus est, de Malaisie. Claude Guéant s’explique devant les juges, sans
parvenir à convaincre. Ils le mettront en examen, en mars 2015, pour
« blanchiment de fraude fiscale en bande organisée » et « faux et usage de
faux ». Lui dénonce une instrumentalisation politique de la procédure.
Toujours est-il que cette transaction, provenant d’un très discret
avocat malaisien, aurait pu – aurait dû ? – être signalée à l’organisme
antiblanchiment Tracfin. Rattachée au ministère des Finances, à Bercy,
cette cellule traque en effet les flux d’argent sale. Ses 104 agents traitent
et recoupent les « déclarations de soupçons » provenant de professionnels
(banques, notaires, commissaires aux comptes…), soit 38 419
informations l’année dernière. Après enquête, le dossier est transmis au
parquet pour d’éventuelles poursuites judiciaires (464 cas en 2014). En
général, les banques, à l’origine de plus de 80 % des signalements, font
figure de bons élèves du système. « Tout remonte en fonction de
l’opération et du montant grâce à des progiciels, résume un directeur
général. Il n’y a guère de place pour l’erreur humaine. »
« Nous sommes très vigilants lors de virements en provenance de
l’étranger, et plus particulièrement lorsque cela vient de pays
“sensibles” », précise un salarié de BNP Paribas. Quel que soit
l’établissement bancaire, « les “personnes politiquement exposées” font
l’objet d’une procédure renforcée, ajoute Eric Vernier, consultant et
spécialiste du blanchiment. Auparavant, elle s’appliquait uniquement aux
étrangers, mais, désormais, elle concerne aussi les Français ».
Le virement de 500 000 euros sur le compte de Claude Guéant
apparaît donc comme triplement atypique. D’abord, en raison du
montant. Ensuite, de sa provenance. Enfin, du fait de l’identité du titulaire
du compte. Autant dire que les écrans de la BNP ont forcément clignoté…
Dans un tel cas, le gérant du compte est tenu d’alerter son directeur
d’agence. Qui, lui, transmet à la direction « groupe », entité chapeautant
une vingtaine d’agences. Si celle-ci le juge nécessaire, elle prévient à son
tour le département de la conformité, directement rattaché à la direction
générale.
Pour tenter de comprendre ce qui s’est joué en interne, les juges Serge
Tournaire et René Grouman ont entrepris d’entendre les différents
échelons hiérarchiques de BNP Paribas. Huit employés ont déjà été
convoqués. Si la chargée de clientèle, auditionnée dès juin 2013, n’a pas
de souvenirs très précis, l’un de ses supérieurs, le « responsable
surveillance des risques du groupe Champs-Elysées », dont dépend
l’agence Saint-Philippe-du-Roule, a meilleure mémoire : il a bien rendu
compte à sa hiérarchie.
De fait, l’échelon supérieur a bien été avisé. Lors de son audition en
août 2013, le directeur de l’époque, Jérôme Delaunay, reconnaît avoir eu
connaissance du mouvement de fonds dans les jours qui ont suivi le
virement. Mais il assure n’avoir pas estimé nécessaire d’en référer plus
haut. Sollicité par L’Express, Jérôme Delaunay n’a pas souhaité répondre à
nos questions. Cette version d’un cadre intermédiaire décidant seul de ne
pas donner suite laisse dubitatifs les bons connaisseurs de ces circuits.
« Impossible que les échelons directoriaux n’aient pas été alertés », affirme
l’un d’eux.
La banque avait-elle à l’époque reçu de Claude Guéant des
explications jugées suffisamment crédibles pour éteindre tout soupçon ?
« Dès la vente de ces œuvres, Claude Guéant a pris l’initiative de
transmettre tous les documents nécessaires, dont des photocopies couleur
e
des peintures et la facture, affirme l’avocat de l’ancien ministre, M
Philippe Bouchez-el-Ghozi. Ces justificatifs ont été annexés à la
transaction et ont permis à la banque de juger de la réalité de cette vente.
Le processus hiérarchique a été respecté et les différents intervenants ont
considéré qu’il s’agissait d’une procédure normale. Les explications de
Claude Guéant ont donc été jugées à la fois cohérentes et suffisantes. »
Pourquoi, dès lors, en avoir décidé autrement en mai 2013 en faisant
une – tardive – déclaration à Tracfin ? « La banque a vu les choses
différemment, analyse Me Bouchez-el-Ghozi. Il y avait eu des articles de
presse, des réquisitions judiciaires. La BNP a ouvert le parapluie. »
D’ailleurs, bombardé de questions par la PJ, le responsable des risques du
groupe Champs-Elysées finit par admettre que « non, [cette opération]
n’était pas cohérente, mais [que] cette réponse est facile aujourd’hui ».
En retrouvant les fameux documents fournis à l’époque par Claude
Guéant, les enquêteurs pourraient se faire une idée sur pièces. Las ! Selon
une source proche du dossier, ils ont tous été… détruits ! La loi fait en
effet obligation aux banques de les conserver cinq ans. Or la déclaration
de soupçon adressée à Tracfin a été envoyée le 21 mai 2013. Deux mois
après l’expiration du délai de conservation. BNP Paribas n’a pas traîné
pour faire le ménage.
Les magistrats exigeront-ils des explications de la haute hiérarchie,
quitte à égratigner la statue du Commandeur, celle de Michel Pébereau 1 ?
Ce dernier, qui a quitté la présidence de la BNP à la fin de 2011, après
plus de dix années de règne, doit abandonner son poste au conseil
d’administration lors de l’assemblée générale du 13 mai. La fin d’une
époque pour un homme qui a toujours été proche du pouvoir sarkozyste.
Beaucoup ont décelé son empreinte dans le plan de sauvetage des
banques concocté en 2008. Il est aussi l’un des participants du comité de
suivi de la révision générale des politiques publiques, qui, au début du
mandat de Nicolas Sarkozy, se réunit une ou deux fois par semaine à
l’Elysée, autour de Claude Guéant. Sous la direction de Pébereau, la BNP
sort presque immaculée de la crise des subprimes. Mais, en 2014, elle doit
s’acquitter d’une amende record de 8,9 milliards de dollars (8 milliards
d’euros), pour avoir enfreint l’embargo américain sur les transactions
commerciales avec le Soudan, l’Iran et Cuba. Déjà, l’organisation de la
banque en matière de risques avait été mise en cause. Et sa direction,
soupçonnée de négligence…
Condamnations
BNP Paribas a été condamnée par la justice américaine à précisément
8,834 milliards de dollars.

1. Sollicités par L’Express, ni Michel Pébereau ni BNP Paribas n’ont donné suite.
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L.
122-5, 2e et 3e a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement
réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation
collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but
d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants
cause est illicite » (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit,
constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L. 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle.

© Presses de la Cité, 2016

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