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JEAN-ÉRIC SCHOETTL

LA DÉMOCRATIE
AU PÉRIL
DES PRÉTOIRES
DE L’ÉTAT DE DROIT
AU GOUVERNEMENT DES JUGES
Les tribunaux ne pourront prendre directement ou
indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni
empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du Corps
législatif, sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture.

Article 10 de la loi des 16 au 24 août 1790


sur l’organisation judiciaire.
INTRODUCTION

Une fissure s’est ouverte en France (comme d’ailleurs dans la


plupart des pays occidentaux), depuis une cinquantaine d’années,
entre juge et démocratie représentative. La montée en puissance du
premier anémie la seconde.
Le juge dont nous parlons est multiple. Il s’agit non pas seulement
du juge judiciaire, qui a lui-même plusieurs visages (pénal, civil,
commercial), mais aussi du juge administratif (compétent en matière
d’actes administratifs) et du juge constitutionnel (compétent en
matière de lois). Il s’agit aussi de juridictions supranationales – Cour
de justice de l’Union européenne (CJUE), Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH)  – qui peuvent déclarer le droit français
contraire aux normes européennes. Aussi le pouvoir judiciaire n’est-il
qu’une des branches du pouvoir juridictionnel.
L’emprise du juge sur la démocratie revêt deux aspects distincts,
quoique non étrangers l’un à l’autre : le droit se construit désormais
en dehors de la loi, voire contre elle ; la pénalisation de la vie publique
est croissante. Ces deux aspects sont liés car ils conduisent tous deux
à la dégradation de la figure du Représentant  : le premier en
restreignant toujours davantage son champ d’action ; le second en en
faisant un perpétuel suspect.
Le mal qui ronge aujourd’hui la démocratie paraît se situer
beaucoup plus là –  c’est-à-dire dans l’abaissement du Représentant,
dans le rétrécissement de la souveraineté du peuple, dans la rétraction
de l’autorité publique  – que dans les réactions allergiques que
provoque cet affaiblissement de l’État  : abstention, populisme,
illibéralisme. Voir dans Marine Le Pen, Éric Zemmour ou les Gilets
jaunes le  péril premier pour la démocratie serait de prendre les
conséquences pour les causes.
Pourquoi pareille faille s’est-elle ouverte ? Menace-t-elle la solidité
de l’édifice  ? Comment réparer  ? C’est à ces questions que nous
tenterons ici de répondre en dressant un état des lieux des rapports
entre juges et pouvoirs publics, comme au travers d’affaires
empruntées à l’actualité juridictionnelle des dernières années.
Les commentaires de jurisprudence illustrant le propos qui va
suivre pourront paraître bien techniques au lecteur non-juriste. Je lui
en demande pardon. Mais c’est la seule façon de lui faire mesurer la
marge décisionnelle qui est celle du juge.
Cette marge de manœuvre est grande. Une décision de justice,
surtout lorsqu’elle émane d’une cour suprême, est autant un acte de
volonté que le fruit d’un raisonnement logique. Qui plus est, l’état
d’esprit dans lequel le juge use de cette latitude décisionnelle n’est pas
fortuit. Il est inspiré par un air du temps, se propage d’un juge à
l’autre et traduit des rapports de force. Loin d’être ce tiers impartial,
cette « bouche de la loi » que nous voulons encore voir en lui, le juge
est partie prenante au jeu social et prétend souvent en transformer les
règles. C’est en ce sens qu’on peut parler d’un pouvoir juridictionnel.
L’ascendant croissant de ce pouvoir sur les autres –  dont nos
concitoyens n’ont pas pleinement conscience, mais dont ils perçoivent
les effets indirects  – bouleverse la séparation des pouvoirs. Il fait
entrer celle-ci dans une zone de turbulences concourant, pour une
part non négligeable, au malaise qui s’est emparé des démocraties
occidentales contemporaines, particulièrement en France.
L’affirmation de ce pouvoir s’est opérée à bas bruit, mais elle a été
irrésistible. Il est utile d’en retracer les voies, qui culminent dans la
consécration de la notion d’État de droit. Cet imperium juridictionnel,
s’exerçant sur toutes les catégories d’actes des pouvoirs publics, a-t-il
amené davantage de rigueur et de transparence dans le
fonctionnement démocratique  ? Il se découvre chaque jour un peu
plus qu’il n’a fait que remplacer le caprice du prince par le caprice du
juge. Ce pouvoir du juge ne s’exerce pas que sur les actes des
gouvernants. Il s’applique non moins impérieusement sur la personne
de nos représentants élus. Il conduit à une pénalisation problématique
de la vie publique. D’où la question qui s’imposera en conclusion de
ce cheminement  : que faire pour restaurer une juste séparation des
pouvoirs ?
PREMIÈRE PARTIE

L’IRRÉSISTIBLE ASCENSION
DU JUGE
Genèse

La loi ne surplombe plus l’ordonnancement juridique. Ce sont les


traités et la jurisprudence qui dictent leur loi à la loi adoptée par le
Représentant. Ce droit supérieur à la loi a pour instrument un
pouvoir juridictionnel aux compétences démultipliées. La politique
envahit dès lors logiquement les prétoires. Le juge judiciaire est un
acteur essentiel de ce renversement de perspective, qui, en France,
réveille des échos historiques. Mais d’autres juges que le judiciaire y
participent puissamment.

LE DROIT CONTRE LA LOI

Il fut un temps, pas si lointain (je l’ai connu en qualité d’auditeur


lorsque je suis entré au Conseil d’État en 1979), où la loi trônait en
majesté au sommet de l’édifice juridique.
La loi fixait les règles ou les principes fondamentaux, selon les cas
prévus à l’article  34 de la Constitution de 1958  ; le décret en
déterminait les modalités d’application ; le juge interprétait la loi dans
le strict respect de l’intention du législateur, telle qu’elle se dégageait
des travaux parlementaires ; la loi postérieure au traité faisait écran à
ce dernier, du moins aux yeux du juge administratif.
Tout cet édifice s’est retrouvé cul par-dessus tête au terme d’une
évolution insidieuse, mais irrésistible, couvrant un demi-siècle. Cette
évolution conjugue divers phénomènes  : la primauté du droit
international et européen ; l’expansion des droits fondamentaux, qui
déborde, notamment du côté sociétal, ce que l’on nommait
pompeusement dans les années 1980 «  la troisième génération des
droits de l’homme  »  ; la montée en puissance du pouvoir
juridictionnel  ; des révisions constitutionnelles contraignant toujours
davantage les représentants de la nation.
Ces phénomènes sont liés et se renforcent mutuellement : le rôle
du juge est crucial pour des institutions européennes qui se
construisent et agissent exclusivement par le droit ; la sauvegarde des
droits individuels ne peut se passer de voies de recours
juridictionnelles  ; les révisions constitutionnelles accroissent,
directement ou indirectement, les pouvoirs du juge.
La loi promulguée n’est plus une valeur sûre. Elle est devenue un
énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit
européen et – surtout avec la question prioritaire de constitutionnalité
(QPC)  – du droit constitutionnel.  Elle n’exprime plus une volonté
générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement
discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse
placée au service d’intérêts ou de passions privés. 
L’article  3 de la Constitution de 1958, aux termes duquel «  la
souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses
représentants et par la voie du référendum  », a vu sa portée
sérieusement amoindrie depuis un demi-siècle.
Dans l’ordre juridique international, la souveraineté nationale se
rétracte. Cette rétraction résulte tant des transferts de compétences au
profit de l’Union européenne (y compris dans des domaines régaliens)
que de la conclusion, dans tous les domaines, notamment celui du
«  droit des gens  », de traités  qui produisent des effets juridiques non
seulement entre États, mais également entre États et particuliers,
voire entre personnes, et qui souvent nous lient à l’égard d’organes
internationaux (y compris juridictionnels), chargés de veiller à la
complète application du traité.
Dans l’ordre juridique interne, la souveraineté populaire est
amoindrie par un droit toujours plus prégnant, qui déborde et
contraint la loi, et dont la source se trouve ailleurs que dans la loi  :
plus particulièrement dans la jurisprudence des cours suprêmes,
nationales et supranationales.
Souveraineté de l’État et souveraineté dans l’État : les deux ont été
soumises depuis cinquante ans à une intense attrition. Le modèle
westphalien de la souveraineté nationale, comme le modèle
démocratique de la souveraineté du peuple, ont été pareillement
malmenés. Au nom des droits de l’homme, de la paix universelle et
du doux commerce, Sieyès, comme Rousseau, sont relégués au
magasin des pensées dépassées, pour ne pas dire des vieux démons à
confiner dans une bouteille solidement scellée.
La subordination de la loi aux traités, aux actes de droit européen
dérivé et aux décisions des cours nationales et supranationales
conduit à l’impasse démocratique magistralement définie par Henri
Guaino dans Le  Figaro du 27  octobre  2021  : vouloir faire la
démocratie par le droit plutôt que le droit par la démocratie.

LA MONTÉE EN PUISSANCE DU CONTRÔLE


JURIDICTIONNEL

Depuis quelques décennies, l’emprise du pouvoir juridictionnel


s’accroît sur les affaires publiques. Ce pouvoir juridictionnel est
polycéphale. Son organisation et son fonctionnement sont complexes.
Son langage est ésotérique. Il est mal connu du public, pourtant tôt
ou tard affecté par ses arrêts. C’est un pouvoir diffus, qui s’exerce à
l’abri des regards et loin du citoyen. Celui-ci n’en appréhende guère la
réalité car, sauf exception, il n’est pas touché directement et
personnellement par ses arrêts. Les politiques eux-mêmes le
connaissent mal et ne le rencontrent le plus souvent qu’à leur corps
défendant. Le souci des convenances leur interdit de le critiquer
ouvertement. En privé, ils le maudissent fréquemment, mais, en
public, protestent toujours de leur déférence à son égard. Dans leurs
programmes, ils trouvaient jusqu’ici commode de passer sous silence
son emprise  : le prétendant, surtout s’il promettait des réformes
ambitieuses, n’allait pas crier sur tous les toits que le souverain était
nu. À cet égard, la campagne présidentielle pour 2022 pourrait
amorcer un changement de paradigme. Pour la première fois en effet,
au moins dans la bouche de certains candidats, s’exprime le désir du
politique de s’émanciper de la tutelle du juge.
Comment se manifeste cette tutelle  ? D’abord par le fait que le
contrôle juridictionnel s’est progressivement et considérablement
amplifié, en surface comme en intensité. Tout devient « justiciable » :
à un bout, les «  mesures d’ordre intérieur  » (actes administratifs pris
au sein des univers scolaires ou carcéraux, mesures de police, etc.), à
l’autre bout les lois. Rien n’est plus soustrait au contrôle du juge.
Qui plus est, l’intensité du contrôle s’est accrue. Nous sommes
passés, en matière de conciliation entre libertés et intérêt général, de
la vérification qu’il n’y avait pas d’« erreur manifeste d’appréciation » à
un examen pointilleux de l’adaptation, de la nécessité et de la
proportionnalité de la mesure contestée.
Le juge administratif substitue ainsi son appréciation à celle du
pouvoir réglementaire. En témoigne l’ordonnance de référé du
Conseil d’État du 22 juin 2021 sur l’assurance chômage, à rapprocher
de sa décision « Commune de Grande Synthe » du 1er juillet 2021 sur
les émissions de gaz à effet de serre. Dans la première affaire, il
enjoint au gouvernement de ralentir la mise à exécution d’une
mesure. Dans la seconde –  «  L’affaire du siècle  »  – il lui ordonne de
hâter le pas. Dans les deux cas, le juge détermine le rythme des
réformes.
Le Conseil constitutionnel agit depuis longtemps de même avec le
législateur. Parmi de multiples exemples, on mentionnera (pour y
revenir plus loin) l’affaire de la garde à vue, il y a une dizaine
d’années. Plus récemment, mais on a l’embarras du choix, citons la
censure du passage de douze à vingt-quatre mois de la durée
des mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance
applicables, à la fin de leur peine, aux  personnes ayant été
condamnées à une peine privative de liberté pour des faits de
terrorisme (30 juillet 2021).
Ajoutons que le juge administratif a été doté d’un pouvoir
d’injonction qu’il ne possédait pas il y a une quarantaine d’années
(référé-liberté ou commandement assortissant une annulation,
comme dans « L’affaire du siècle »).
Soulignons aussi que les principes applicables (constitutionnels et
conventionnels), de caractère très général, offrent une prise propice à
la subjectivité du juge. Par exemple, le droit à la vie privée et familiale
(art.  8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales) a donné lieu à une
jurisprudence très constructive de la Cour européenne des droits de
l’homme et de nos cours nationales en matière de regroupement
familial des étrangers résidant en France.
Ce n’est pas tout. Le juge ordinaire, même de première instance,
dispose du considérable pouvoir d’écarter une disposition législative
qu’il estime contraire aux engagements internationaux ou européens
de la France, même lorsque cette disposition est postérieure à la
ratification du traité (arrêts Jacques Vabre de 1975 de la Cour de
cassation et Nicolo de 1989 du Conseil d’État). Or nous avons
souscrit un nombre considérable d’engagements en matière de droits
fondamentaux. C’est ainsi (pour ne citer que cet  exemple) que la
Cour de cassation, sur le fondement de  l’article  9 de la Convention
européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, fait
une interprétation réductrice de la loi El Khomri dans les affaires
de port du voile en entreprise : elle ne concernerait que le personnel
en contact avec le public (Cass. Soc, 22 novembre 2017).
Cette extension du domaine et de l’intensité du contrôle
juridictionnel est l’œuvre tantôt du constituant (institution  de la
question prioritaire de constitutionnalité en 2008), tantôt du
législateur (référé-liberté), tantôt du juge lui-même.
C’est ainsi que le Conseil constitutionnel a décidé en 1971 qu’il
contrôlerait la conformité de la loi à la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la Constitution de
1946. Ainsi encore, en 2020, il s’octroie le pouvoir de contrôler, au
regard des droits et libertés constitutionnellement garantis, les
ordonnances non ratifiées (lesquelles contribuent aujourd’hui, pour
une part substantielle, à la production normative).
Un autre facteur important de cette montée en puissance du
pouvoir juridictionnel est ce qu’on appelle benoîtement le « dialogue
des juges », c’est-à-dire le mimétisme, pour ne pas dire la surenchère,
entre cours suprêmes. Nous en avons cinq en France, en comptant
celles de Strasbourg et de Luxembourg  : Conseil d’État, Cour de
cassation, Conseil constitutionnel, Cour de justice de l’Union
européenne et Cour européenne des droits de l’homme.
Ajoutons encore que le prétoire s’est ouvert, au cours du demi-
siècle écoulé, à des requérants toujours plus nombreux. L’intérêt pour
agir est de plus en plus libéralement apprécié par le juge administratif
et par le juge pénal. Ainsi, dans « L’affaire du siècle » (où la commune
de Grande-Synthe défère au Conseil d’État le refus du gouvernement
de prendre des mesures supplémentaires pour atteindre l’objectif, issu
de l’Accord de Paris, de réduction des émissions de gaz à effet de
serre de 40 % d’ici à 2030), une commune littorale se voit reconnaître
un intérêt propre à  contester l’insuffisance des mesures
gouvernementales prises pour limiter l’émission de gaz à effet de
serre. C’est ainsi encore que les plaintes de l’association « Anticor » et
de syndicats de magistrats sont jugées recevables devant la  Cour de
justice de la République (CJR) dans l’affaire Dupont-Moretti. Devant
les juridictions répressives, la liste des catégories d’associations
pouvant se porter partie civile ne cesse de s’allonger dans le code de
procédure pénale. On s’est bien éloigné du principe : « Nul ne plaide
par procureur. » Last but not least : depuis une dizaine d’années, toute
personne à laquelle une loi est appliquée peut contester, en présentant
une question prioritaire de constitutionnalité, le respect par cette loi
des droits et libertés constitutionnellement garantis.
Cette évolution a été consentie par le politique. Elle a été saluée
par les commentateurs de la chose publique comme une conquête de
la démocratie, comme une garantie contre l’arbitraire et comme une
apothéose de l’État de droit.
On n’a oublié que trois choses  : le juge n’est ni omniscient, ni
infaillible  ; lui aussi est habité par des préjugés  ; de plus,
contrairement à une fonction publique qui répond devant l’autorité
ministérielle, à un gouvernement qui répond devant le Parlement et à
un Parlement qui répond devant le peuple, le juge est inamovible et
ne répond devant personne, pas même devant sa hiérarchie. Sa
manière de juger, fût-elle aberrante, fût-elle grossièrement partiale, ne
relève d’aucun recours disciplinaire, pas même devant le Conseil
supérieur de la magistrature…
Bien peu, dans la classe politique ou parmi les observateurs de la
chose publique, ont pressenti quel imperium juridictionnel portaient
en germe les prérogatives acquises par les juges  au cours des
cinquante dernières années, notamment du fait de la combinaison de
ces trois éléments  : extension des compétences pour connaître des
actes de la puissance publique, pouvoir d’injonction et entier contrôle.
Quis custodiet ipsos custodies ? Qui gardera les gardes ? La question
posée par Juvénal, au deuxième siècle de notre ère, demeure sans
réponse, nonobstant l’exigence formulée par l’article  15 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789  : «  La
Société a le droit de demander compte à tout agent public de son
administration. »

LA POLITIQUE INVESTIT LES PRÉTOIRES

Pour les activistes, le prétoire est aujourd’hui un enjeu plus


stratégique que l’hémicycle. Les droits fondamentaux sont devenus
l’arme fatale de ces nouveaux inquisiteurs que décrivent Natacha
Polony et Jean-Michel Quatrepoint, avec une implacable drôlerie,
dans leur ouvrage Délivrez-nous du Bien 1. 
Les droits fondamentaux sont en effet opposables par les
associations militantes à la société au nom de l’individu ; à la majorité
au nom de la minorité ; et, plus généralement, au dominant au nom
du dominé. Ils permettent de mobiliser toute la panoplie des actions
en justice : mise en cause de la responsabilité civile, plaintes pénales,
recours en annulation, demandes en référé, questions prioritaires de
constitutionnalité, saisines de la Cour européenne des droits de
l’homme.
Mobiliser contre qui  ? Contre la partie réputée abusive de ces
dipôles manichéens auxquels les nouveaux inquisiteurs réduisent les
rapports sociaux et, plus largement, civilisationnels  : hommes contre
femmes, hétéros contre homos, Français de souche contre personnes
«  racisées  », petits blancs contre migrants, bien portants contre
handicapés, producteurs contre consommateurs, policiers contre
jeunes, parents contre enfants, entreprises contre salariés, bailleurs
contre locataires, créanciers contre débiteurs, automobilistes contre
cyclistes, administrations contre usagers, humains contre animaux,
humanité contre biosphère… 
Les procès intentés par les associations militantes permettent
sinon toujours d’obtenir des condamnations, des réparations ou des
rééducations (sous la forme de ces stages de sensibilisation qui
fleurissent depuis une quinzaine d’années dans notre arsenal répressif
et dont l’animation est souvent confiée à des officines militantes), du
moins de clouer le dominant au pilori le temps de la procédure, de
tétaniser ses semblables pour l’avenir, de médiatiser une cause et
même de tirer parti de l’échec de l’action en justice. Comment ? En
expliquant que cet échec est imputable à l’insuffisante reconnaissance
juridique du droit dont on se prévaut, et qu’il faut donc en
revendiquer la consécration. C’est bien le diable si pareille
revendication n’arrache pas, tôt ou tard, une nouvelle avancée de la
protection juridique, par la grâce du traité, de la révision
constitutionnelle, de la loi ou de la jurisprudence. Les associations
militantes s’en empareront avec gourmandise. 
Comme le dit Anne-Marie Le Pourhiet  : «  Le discours
contemporain lénifiant sur l’État de droit et la multiplication
conséquente des procédures permettant à des juges politiquement
irresponsables d’adresser des injonctions au pouvoir démocratique,
ont eu pour dommage collatéral de transformer le citoyen en ayant
droit, d’affaiblir le civisme et donc de compromettre l’intérêt général
et d’affaiblir l’État 2. »

LE RÔLE DU JUGE JUDICIAIRE DANS


LA JUDICIARISATION DE LA VIE PUBLIQUE

Dans toute une partie de la magistrature judiciaire, la volonté de


camper un contre-pouvoir purificateur, voire d’exercer un pouvoir au-
dessus des autres pouvoirs, se nourrit d’un ressentiment contre le
système politique et contre l’appareil d’État.
La magistrature présente sociologiquement, politiquement et
culturellement une grande homogénéité. Elle a, pour une notable
partie de ses membres, sa vision propre de la société et de la fonction
qu’elle estime devoir y exercer. C’est une fonction rédemptrice.
Lorsqu’elle s’acharne contre des responsables politiques, c’est de son
propre chef et non, comme certains s’obstinent à le croire ou à le
laisser croire, pour complaire à d’autres responsables politiques.
Recrutés très jeunes par la voie de l’École nationale de la
magistrature, sans expérience ni de la société, ni de l’État, ni d’ailleurs
de la vie, les magistrats trempent pendant toute leur scolarité dans un
bain «  progressiste  ». Leur carrière se déroule le plus souvent tout
entière dans la magistrature. Ils ne sortent guère d’un entre-soi qui est
à la fois professionnel, idéologique et, souvent, endogamique.
Pour comprendre cette forme de repli collectif sur soi, il faut aussi
tenir compte de la pugnacité des syndicats de magistrats. Les deux
principaux d’entre eux, seuls représentés au sein du Conseil supérieur
de la magistrature, sont des groupes de pression politiques (se
partageant entre gauche et extrême gauche) qui interviennent
bruyamment dans les débats publics, loin de tout devoir de réserve.
C’est à la suite de recours syndicaux que l’actuel garde des Sceaux a
été mis en examen devant la Cour de justice de la République.
Tous les juges ne sont évidemment pas des Torquemada, mais
une pulsion purificatrice parcourt les palais de justice.  L’autorité
judiciaire attrait souvent dans le champ pénal des manquements
moraux des présumés « puissants » de ce monde, qui ne sont pourtant
pas constitutifs d’infractions. Elle use, à cet effet, de diverses
méthodes.
La première est d’interpréter de façon large les dispositions
définissant les délits et les crimes. Ainsi, dans les affaires d’assistants
parlementaires, les termes de l’article 432-15 du code pénal, relatif au
détournement de fonds publics, sont interprétés extensivement, alors
que les dispositions d’incrimination sont de droit strict. Il en est de
même, dans le cadre de la crise sanitaire, de ceux de l’article 223-1 du
même code relatif à la mise en danger de la vie d’autrui.
Le juge pénal peut également «  surqualifier  » les faits. C’est ainsi
que la qualification d’« escroquerie en bande organisée » a été retenue
dans l’affaire de l’arbitrage Tapie. 
Une autre méthode consiste à faire une interprétation minimaliste
des dispositions instituant des immunités ou des irresponsabilités en
faveur des membres des pouvoirs exécutif ou législatif et, plus
généralement, de traiter cavalièrement les questions de compétence
judiciaire et de séparation des pouvoirs. Ainsi, le 29 mars 2021, dans
l’affaire du Médiator, le tribunal correctionnel de Paris juge que les
activités de parlementaires au sein d’une mission d’information
parlementaire ne sont couvertes par aucune immunité. Pour parvenir
à cette conclusion, le tribunal opère une distinction entre
«  commission d’enquête  » et «  mission d’information  », totalement
artificielle au regard des dispositions du premier alinéa de l’article 26
de la Constitution qui prévoient, de façon générale et claire,
qu’« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché,
arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui
dans l’exercice de ses fonctions ».
Enfin, l’autorité judiciaire peut faire un usage tourmenteur des
moyens d’enquête et d’instruction, alors même qu’aucune
condamnation ne sera prononcée in  fine. L’emploi excessif des
mesures d’enquête et d’instruction paraît manifeste dans la mise sous
écoutes téléphoniques pendant des mois de Nicolas Sarkozy et de son
avocat. De même, les perquisitions ou mises en examen à grand
spectacle stigmatisent des personnalités avant tout jugement.
L’activisme judiciaire ne se limite pas au domaine pénal. En
matière de droit du travail, la jurisprudence de la chambre sociale de
la Cour de cassation s’est montrée si constructive qu’elle est plus
redoutée par les employeurs que les revendications syndicales. Elle
n’a pas peu contribué à grossir le code du travail français dans des
proportions inconnues à l’étranger, soit que le législateur, par souci de
sécurité juridique, codifie les avancées de la jurisprudence (par
exemple pour la requalification des contrats de travail à durée
déterminée en contrats à durée indéterminée), soit qu’il cherche à
préciser les textes pour limiter les effets les plus déstabilisateurs de la
jurisprudence.
Ont leur part, dans cet activisme judiciaire, les préjugés hostiles au
monde politico-administratif, les passions tristes (comme celles qui
s’affichent sur le «  mur des cons  »), une vision manichéenne de la
société, la tentation du vedettariat, l’idée que le juge ne saurait se
borner à être un « tiers impartial » et que, bien au contraire, sa mission
est de contribuer à transformer la société. On peut aussi y voir
l’expression d’une revanche sociologique contre les conditions (en
effet déplorables) d’exercice de la justice et contre une perte de statut
dont les magistrats rendent responsable le «  système  » dans son
ensemble. Cette rancœur rejoint d’ailleurs l’amertume de toute une
catégorie de travailleurs intellectuels (enseignants, journalistes, etc.)
qui s’estiment insuffisamment valorisés par la société. On peut y voir
enfin l’endossement par le juge du rôle purificateur qu’une partie de
l’opinion, échauffée par les militants, les médias et les réseaux
sociaux, veut lui voir jouer. 

DES PARLEMENTS D’ANCIEN RÉGIME AU SYNDICAT


DE LA MAGISTRATURE

Par quel cheminement historique en est-on arrivé là  ? Il  faudrait


retracer une trajectoire en forme de montagne russe. La place nous
manquant, nous n’en brosserons qu’un résumé.
Les parlements d’Ancien Régime jugent, mais aussi « enregistrent »
les lois et lettres patentes émises par le Roi. À partir du XVIe siècle, ils
ne se privent pas de refuser l’enregistrement et d’émettre des
« remontrances » s’ils estiment l’acte qui leur est soumis contraire aux
lois fondamentales du royaume. Voilà qui leur confère un formidable
pouvoir de veto et n’est pas sans rappeler la figure contemporaine du
juge constitutionnel.
Le pouvoir royal se rebiffe périodiquement contre cette tutelle,
mais les parlements disposent d’un moyen de persuasion imparable
pour obtenir le rétablissement de leur rôle législatif  : le pouvoir de
casser les testaments des monarques. Ainsi, Louis  XIV impose
l’enregistrement immédiat, mais, à sa mort, le duc d’Orléans,
président du conseil de régence, rétablit le droit de remontrance afin
d’obtenir du parlement de Paris qu’il casse des clauses du testament
royal qui lui sont défavorables.
La Révolution réagit énergiquement contre cette hégémonie. La
séparation des sphères judiciaire, d’une part, législative et
administrative, d’autre part, est proclamée par la loi des 16 au 24 août
1790 sur l’organisation judiciaire, et plus particulièrement par ses
articles  10 («  Les tribunaux ne pourront prendre directement ou
indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni
empêcher ou suspendre l’exécution  des décrets du Corps législatif,
sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture ») et 13 (« Les fonctions
judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées des
fonctions administratives. Les juges ne pourront, à peine de forfaiture,
troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations  des corps
administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de
leurs fonctions  »). Elle l’est tout aussi clairement par le décret du
16 fructidor an III (« Défenses itératives sont faites aux tribunaux de
connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils
soient »).
La justice connaît une position médiocre sous la IIIe République.
Nombre de places de juge sont gratuites, c’est-à-dire occupées par des
rentiers, ce qui confère au milieu judiciaire un esprit de classe
marqué. Le pouvoir politique rudoie les juges à l’occasion, faisant fi
du principe d’inamovibilité. Ainsi la magistrature est durement
touchée par les mesures d’épuration qui, entre 1879 et 1884, purgent
la fonction publique de ses éléments conservateurs. La magistrature
vit des drames sous l’Occupation, puis à la Libération.
Le statut de la magistrature ne se relève guère sous la
IVe  République. Pendant tout le début de la Ve  République, il est
presque servile. La Constitution de 1958 voit en la justice non un
pouvoir, mais une simple «  autorité  ». Ce statut subalterne est
conforme à la vision d’un Charles de Gaulle, pour lequel il y a
d’abord la France, puis l’État, puis seulement le droit.
La réaction survient avec 1968 et la fondation du Syndicat de la
magistrature. Pour comprendre le nouvel état d’esprit des magistrats,
ou du moins d’une bonne partie des générations arrivant dans les
tribunaux à partir de cette époque, il faut citer la célèbre harangue
qu’Oswald Baudot, substitut à Marseille et membre du Syndicat de la
magistrature, adresse en août 1974 à ses collègues débutants : « Soyez
partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible, le riche et
le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut que vous la
fassiez un peu pencher d’un côté… Dans vos fonctions, ne faites pas
un cas exagéré de la loi et méprisez généralement les coutumes, les
circulaires, les décrets et la jurisprudence. Il vous appartient d’être
plus sage que la Cour de cassation, si l’occasion s’en présente. » Ces
propos, qui exaltent le rôle révolutionnaire du juge, furent tellement
soutenus par les syndicats de magistrats que le garde des Sceaux
renonça à prononcer à l’encontre de leur auteur la réprimande
proposée par le Conseil supérieur de la magistrature…
Les modifications apportées depuis lors à l’organisation judiciaire
et les prérogatives renforcées du juge du siège (s’agissant en
particulier du juge de la liberté et de la détention et du juge
d’application des peines) émancipent la justice des pressions
politiques sans lui donner les moyens concrets de ses missions. Ni
surtout lui procurer la sérénité nécessaire à l’exercice de son office.
Le garde des Sceaux est devenu, quant à lui, le plus impuissant
des ministres, tant les «  réformes  » intervenues depuis quarante ans
l’ont privé de moyens d’action sur le fonctionnement de la justice. Il
lui reste la capacité –  platonique  – d’émettre des instructions
générales, dont l’exécution est laissée à la discrétion de parquets
soustraits à toute ligne hiérarchique effective.
Napoléon avait unifié le corps judiciaire pour mieux tenir le siège
par le parquet. Le passage par le parquet commandait les carrières. Il
rendait les jeunes magistrats réalistes et leur communiquait le sens de
l’intérêt général. Quelques années de ministère public facilitent
toujours le  déroulement des carrières, mais c’est désormais l’état
d’esprit du siège qui imprègne le parquet. D’où la lancinante
revendication d’indépendance émanant d’un parquet pourtant déjà
largement affranchi de la tutelle gouvernementale.
Depuis une trentaine d’années, les pouvoirs du garde des
Sceaux  ont été rongés jusqu’à l’os, tant par les textes que par
autocensure ministérielle  : interdiction des instructions de ne pas
poursuivre, interdiction des instructions ministérielles dans les affaires
individuelles, renoncement du ministre à passer outre à un avis non
conforme du Conseil supérieur de la magistrature en matière de
nomination des magistrats du ministère public. L’indépendance du
parquet, déjà en grande partie acquise par les règles régissant les
carrières et la procédure, déjà entérinée par les mœurs, priverait le
garde des Sceaux des derniers moyens de mener une politique pénale.
Son aboutissement couperait les ultimes liens rattachant le ministère
public aux pouvoirs dépendant du suffrage universel. Il le couperait
définitivement de ce peuple dans l’intérêt duquel il est censé
poursuivre, requérir et administrer. Et ce, alors qu’il n’a jamais été
autant question, en France, de voir le gouvernement mettre en œuvre
une politique pénale.

JUGE JUDICIAIRE ET POUVOIR JURIDICTIONNEL

Au-delà de la question particulière des juges judiciaires et de leurs


motivations, c’est tout le pouvoir juridictionnel, national et
supranational, qui est monté en puissance depuis un demi-siècle. Il
interfère de plus en plus intensément avec la vie politique et les
politiques publiques.
Quel est le ressort de cette montée en puissance dans le cas des
cours suprêmes, qu’elles soient constitutionnelles ou européennes ?
Beaucoup tient aux règles et principes qu’il leur appartient
d’appliquer. Les dispositions supralégislatives dans lesquelles le juge
va chercher l’énoncé d’un droit font l’objet de formulations le plus
souvent vagues. Le juge en est l’ultime exégète. Sa jurisprudence
déterminera donc à la fois les implications véritables et la force
contraignante de l’énoncé constitutionnel ou conventionnel en cause.
Les  intentions du constituant ou celles des négociateurs du  traité ne
feront plus entendre, à ce stade, qu’un écho lointain. 
Il en résulte que c’est le juge, influencé par les gardiens du temple
(autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des
droits, instances européennes, associations militantes dotées de la
capacité de se porter partie civile, doctrine juridique acquise à
l’expansion indéfinie des droits individuels, organismes non
gouvernementaux), qui prescrira in  fine le contenu des politiques
publiques.
Qui plus est, le droit nouvellement proclamé entre tôt ou tard en
conflit avec des droits concurrents ou avec l’intérêt général. Seul le
juge saura dire comment il convient de les concilier. Non sans
tâtonner, comme le montre la crise sanitaire, par exemple en matière
d’isolement des malades. Et toujours trop tard pour que la sécurité
juridique y trouve son compte.
S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité de la vie
publique des deux premiers pouvoirs vers le troisième et vers d’autres,
dépouillant les représentants directs de la souveraineté du peuple
(gouvernement et Parlement) au bénéfice d’un pouvoir juridictionnel
polycéphale et d’autres instances non élues, nationales ou
supranationales (Comité des droits de l’homme de l’ONU, etc.),
chargées de veiller à la suprématie des droits et au respect des traités.
Même les politiques régaliennes se voient « préformatées » par une
jurisprudence poussant toujours plus loin le contrôle de
proportionnalité et par un droit humanitaire toujours plus invasif. La
religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que
Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du
droit des philosophes  » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image
de la Cour suprême des États-Unis, du Verfassungsgericht et des cours
de Strasbourg et de Luxembourg.
Ce juge démiurge, non content d’imposer la prépondérance des
droits individuels sur l’intérêt général, en énonce de nouveaux en
produisant, par-dessus la tête du Représentant, un droit supralégislatif
ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des
formulations imprécises qui abondent dans nos textes constitutionnels
et conventionnels. 
Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique,
avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’État
de droit. Un républicain traditionnel y voit, au contraire, une
régression : le retour des parlements d’Ancien Régime, contre lesquels
la Révolution française avait si fortement réagi. 
La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant
la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel. La
recherche du bien commun par les représentants de la nation, au
travers du vote de la loi, est l’expression de la volonté générale. La
règle commune ne peut résulter de l’exécution contrainte d’un
catalogue de droits et principes préinstitués par des chartes et grossis
sans contrepoids démocratique par la jurisprudence des cours. La
mission du juge est d’appliquer la loi. Il est aussi de l’interpréter,
certes, mais sans la dénaturer, ni en réduire la portée, ni la compléter
indûment. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait
s’autoriser à censurer que les dérapages manifestes du législateur dans
l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés
(des uns et des autres) et intérêts généraux. Et toujours compte tenu
de la culture et de l’histoire nationales. 
En France, Conseil d’État et Conseil constitutionnel ont d’abord
résisté sur le terrain de l’intérêt général, de la conception française
universaliste de l’égalité (notamment en matière de discriminations
positives) et à l’encontre d’une conception illimitée de la liberté
individuelle. Mais la digue est rompue, y compris au Conseil d’État,
par exemple avec une subjectivisation du droit des étrangers qui fait
prévaloir sur toute autre considération les conséquences de
l’application de la loi sur la situation personnelle de l’intéressé  ; ou
encore avec la technique de la neutralisation de la loi «  dans les
circonstances de l’espèce », sur la base de l’empathie du juge à l’égard
d’une situation individuelle concrète, comme dans une affaire
d’insémination post mortem jugée en mai 2016. 
Des notions vagues comme le «  respect de la vie privée
et  familiale  » (Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme) ou l’«  importance primordiale devant être accordée à
l’intérêt supérieur de l’enfant  » (Convention de New  York sur les
droits de l’enfant) fondent, en France comme ailleurs, ce pouvoir
juridictionnel (conventionnel, judiciaire ou administratif)
impressionniste.
Les deux ailes du Palais-Royal (que se partagent le Conseil
constitutionnel et le Conseil d’État) jouent aujourd’hui les bons élèves
des Cours de Luxembourg et de Strasbourg, rejoignant ainsi les juges
judiciaires, depuis longtemps émules des cours supranationales. Tous
les juges de France, de Navarre et de Lotharingie communient
désormais dans la suprématie des droits subjectifs.  Ce ralliement
trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le
grand prêtre de la nouvelle religion, accueillant sous son aile les
doléances des victimes du système et soumettant celui-ci à ses
censures et injonctions, sous les applaudissements médiatiques. 
L’alerte est maximale en matière de discriminations. Celles-ci
obsèdent tant le juge que l’administration encourt ses foudres
lorsqu’elle s’égare à appeler un chat un chat. C’est ainsi que le
Conseil d’État, saisi par l’association «  SOS Racisme-Touche pas à
mon pote », annule une circulaire du ministre de l’Intérieur relative à
l’évacuation des campements illicites de gens du voyage au cours de
l’été 2010, au seul motif qu’elle mentionne le mot « Roms ». L’objectif
de protection du droit de propriété et de prévention des atteintes à la
salubrité, à la sécurité et à la tranquillité publiques, n’autorisait pas le
ministre, juge gravement le Conseil d’État, «  à mettre en œuvre, en
méconnaissance du principe d’égalité devant la loi, une politique
d’évacuation des campements illicites désignant spécialement certains
de leurs occupants en raison de leur origine ethnique » (7 avril 2011,
no 343387).
Diverses sont les causes de ce zèle droits-de-l’hommiste, aux
confins du Bisounours et du wokisme : pression d’officines militantes
usant et abusant de leur capacité de se porter parties civiles  ;
concession à l’air du temps  ; crainte d’être taxé de conservatisme  ;
panurgisme jurisprudentiel (puisque c’est à la seule aune de
l’« audace » dans la défense des droits fondamentaux que les organes
d’opinion jaugent les juges). 
L’engouement pour le juge renforce l’hubris juridictionnelle et
marginalise toujours plus les élus et gouvernants, réduits au rôle
d’exécutants des arrêts ou à la fonction de souffre-douleur d’ailleurs
consentant (masochisme attesté par la récurrence des lois de
moralisation de la vie publique). Ainsi, la procédure pénale, la
législation fiscale, les règles relatives aux traitements de données
personnelles, le droit du travail, la politique migratoire sont en grande
partie dictés depuis une quarantaine d’années par la jurisprudence des
cours suprêmes. 
L’intervention du juge dans les affaires publiques, surtout si c’est
un juge constitutionnel ou conventionnel, est lourde de conséquences
car elle traduit en exigences supralégislatives des doléances
catégorielles ou sociétales. Dès lors, dans tous les pays occidentaux, le
pouvoir juridictionnel (ou para-juridictionnel) configure désormais les
politiques publiques sans en avoir ni l’expertise, ni surtout la
légitimité démocratique. Celle-ci – faut-il le rappeler ? – repose sur la
responsabilité devant les électeurs. 
Face au juge, les politiques observent le silence des agneaux,
tremblant d’être accusés d’irrespect pour l’État de droit. Le juge était
la bouche de la loi pour Montesquieu ; c’est désormais la loi qui est la
bouche du juge. Les gens ordinaires, quant à eux, sont loin de se
douter de tout ça. Ils pensent encore naïvement que l’État de droit,
c’est d’abord un État qui les protège contre les prédateurs et veille à
leur sécurité en usant de ses prérogatives souveraines, telle la force
légitime. La doctrine bien-pensante vit  sur une autre planète. Ne
s’est-elle pas farouchement opposée au fichier national automatisé des
empreintes génétiques et à la vidéosurveillance, devenus pourtant
indispensables à notre sécurité ? Pour la doxa, ce qui menace l’État de
droit c’est l’état d’urgence plutôt que le terrorisme. 
La question prioritaire de constitutionnalité, comme le contrôle de
l’eurocompatibilité des lois, mettent en relief, dans le cas français, la
considérable contraction de la marge décisionnelle du Représentant
en Occident, au cours des dernières décennies, du fait de l’emprise
des cours suprêmes, nationales et supranationales. La compétition de
leurs jurisprudences «  constructives  », faisant produire des effets
toujours plus contraignants aux énoncés généraux figurant dans nos
chartes des droits, marque un effacement de la démocratie
représentative et, partant, de la souveraineté populaire, face à une
« démocratie des droits » qui a le juge, et non plus l’élu de la nation,
comme acteur majeur, et les groupes militants comme directeurs de
conscience et comme procureurs.

1. Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018.


2. Marianne, 20 octobre 2021.
Procédés

Les procédés de grignotage de l’État régalien par le juge  sont


multiples  : contrôle de proportionnalité, censure de la norme
imprécise, hiérarchisation implicite des droits et principes
constitutionnels ou conventionnels, valorisation des droits et principes
limitant les activités régaliennes, « découverte » de nouveaux droits et
principes restreignant l’action régalienne.

LE CONTRÔLE DE PROPORTIONNALITÉ

Le contrôle de proportionnalité, désormais pratiqué par toutes les


cours suprêmes en matière de droits et libertés, borne
considérablement et imprévisiblement l’action régalienne.
Le Conseil constitutionnel vérifie désormais de plus en plus
fréquemment (à l’instar de la Cour européenne des droits de
l’homme) que les limitations apportées aux droits et libertés au nom
de l’ordre public sont «  nécessaires, adaptées et proportionnées  » à
l’objectif poursuivi. Ce «  triple test  » conduit le juge à exercer un
contrôle toujours plus poussé et plus subjectif de la norme, équivalent
à un contrôle d’opportunité. Aucune disposition visant à sauvegarder
l’ordre public n’est assurée d’en sortir indemne. À  cette aune, le
Conseil constitutionnel censure par exemple à deux reprises en 2017
des dispositions, pourtant très encadrées, créant un délit de
consultation habituelle et injustifiée de sites djihadistes.
L’intensité du contrôle de proportionnalité conduit le Conseil
constitutionnel à censurer comme «  non proportionnées  » des
dispositions dont il aurait jugé auparavant qu’elles procédaient d’une
conciliation «  non manifestement déséquilibrée  » entre libertés et
ordre public. C’est ainsi que le Conseil a admis, il y a une quinzaine
d’années, au nom de l’intérêt général s’attachant à la sécurité routière,
que le propriétaire d’un véhicule puisse, dans certaines conditions,
être condamné sur la base d’une présomption (le «  flashage  » de sa
plaque d’immatriculation en situation d’excès de vitesse). Toujours il
y a une quinzaine d’années, le Conseil constitutionnel a admis la
pénalisation de l’outrage aux emblèmes nationaux, même en
l’absence d’atteinte aux personnes et aux biens. Dans la jurisprudence
du Conseil, jusqu’à il y a encore une dizaine d’années, des motifs
d’ordre public justifiaient, sous le contrôle du juge compétent, des
mesures affectant la liberté personnelle dans les domaines de la lutte
contre la criminalité, contre les calamités naturelles ou contre
l’irrégularité du séjour.
Le ferait-il encore ? C’est douteux, car, aujourd’hui, c’est un étroit
contrôle de proportionnalité qui s’applique en matière d’ordre public,
contrôle dans lequel le juge substitue son appréciation à celle du
législateur, à la grande satisfaction des requérants professionnels et
des activistes de  tout poil, avec l’approbation enthousiaste d’une
doctrine acquise à l’accroissement indéfini des droits fondamentaux.

LA CENSURE DE LA NORME IMPRÉCISE

Un autre puissant outil jurisprudentiel de mise sous tutelle de la


loi régalienne est l’« incompétence négative ».
Le Conseil constitutionnel censure la loi pour ce motif lorsque le
législateur n’a pas «  épuisé sa compétence  », telle  que la définit la
Constitution (particulièrement son article  34). L’incompétence
négative tient soit à l’imprécision de la loi, soit au renvoi opéré par
elle à d’autres autorités (notamment au pouvoir réglementaire) de
modalités qu’il appartient au législateur de fixer, soit à l’insuffisance –
 dans la loi elle-même – de garanties des droits et libertés susceptibles
d’être froissés. Pour censurer la loi sur ce terrain, le juge
constitutionnel a l’embarras du choix.
Parmi beaucoup d’autres exemples, on peut mentionner, eu égard
à ses conséquences considérables sur la procédure et sur la charge de
travail de la police et de la gendarmerie, la décision du 30 juillet 2010
relative à la garde à vue. Nous y reviendrons à propos de la question
prioritaire de constitutionnalité.
L’incompétence négative pour insuffisance de garanties est
soulevée par le Conseil constitutionnel, au besoin d’office, tant dans
le contrôle a priori que dans le contentieux a posteriori, alors pourtant
qu’il avait pu être valablement soutenu, lors de l’institution de la
question prioritaire de constitutionnalité, que les moyens de
«  constitutionnalité externe  » (y compris, donc, la compétence)
seraient inopérants dans ce nouveau cadre.
Dans le cas du contrôle a  priori, la censure pour incompétence
négative oblige le législateur, s’il veut mener à bien sa réforme, à
ajouter au dispositif initialement conçu des dispositions de la nature
de celles dont le Conseil constitutionnel a relevé l’absence. Dans le
cas du contrôle a posteriori (question prioritaire de constitutionnalité),
c’est tout un pan de la législation qu’il faut rebâtir avant l’échéance de
l’abrogation décidée, pour éviter un vide juridique, par le Conseil
constitutionnel. Dans les deux hypothèses, le législateur ajoute à la
norme les précautions, limitations et exigences dont le Conseil lui a
passé commande. Il exécute en quelque sorte un programme fixé par
le juge de la loi.
L’encadrement pointilleux que la jurisprudence sur
l’incompétence négative impose au législateur traduit, outre sa
désinvolture à l’égard du Parlement, le peu de cas que fait le juge du
discernement des autorités administratives et juridictionnelles
chargées d’appliquer la loi.

LA HIÉRARCHISATION IMPLICITE DES PRINCIPES


CONSTITUTIONNELS

Un troisième type de procédé est de hiérarchiser implicitement


entre eux les principes constitutionnels.
Ainsi, le droit de grève prévaut implicitement sur la continuité des
services publics  ; le droit au respect de la vie privée et familiale
prévaut implicitement sur les impératifs de la lutte contre la
délinquance et contre l’immigration illégale  ; et, pour certains juges
judiciaires saisis d’affaires de squats, le droit au logement prévaut
implicitement sur le droit de propriété… En bref, les principes
porteurs de valeurs réputées « progressistes » prévalent implicitement,
dans l’esprit de beaucoup de juges, sur ceux corrélés aux valeurs
réputées « conservatrices ».
Topique, à cet égard, est la décision du Conseil constitutionnel du
4 avril 2019 relative à la loi « anti-casseurs ». Nous y reviendrons.

LA VALORISATION DES PRINCIPES PROPRES


À RESTREINDRE L’ACTION DE L’ÉTAT
Joue également un rôle, dans le verrouillage de la loi par le juge, la
portée donnée à des principes de nature à restreindre l’action
régalienne de l’État.
Il en est ainsi du droit au respect de la vie privée. Il fonde les
restrictions considérables apportées à l’usage des fichiers et des
nouvelles technologies à des fins régaliennes. De même encore, c’est
au nom du droit à une vie familiale normale, corollaire du droit au
respect de la vie privée, que le Conseil constitutionnel et la Cour
européenne des droits de l’homme imposent à la loi française de
prévoir le regroupement familial des étrangers.
C’est également au nom de la protection de la vie privée que, dans
le cadre des enquêtes sanitaires prévues par la loi du 11  mai 2020
prorogeant l’état d’urgence sanitaire, le Conseil constitutionnel érige
au niveau constitutionnel des règles de protection des données
personnelles plus exigeantes que celles combinées de la loi
«  informatique et libertés  » et du Règlement général européen sur la
protection des données personnelles (RGPD)  : si protecteurs soient-
ils, ces textes envisagent d’autres hypothèses de collecte de données
personnelles que le consentement éclairé des intéressés.
Il en est encore ainsi de la tentation, qui a longtemps été celle du
Conseil constitutionnel (et reste celle de la Cour de cassation)
d’assimiler la liberté personnelle, concept très large, à la liberté
individuelle au sens de l’article  66 de la Constitution (laquelle a un
contenu beaucoup plus précis, puisque résidant dans le droit de ne
pas être arbitrairement détenu, et qui se trouve placée sous la garde
du juge judiciaire). Céder à cette tentation serait faire de l’autorité
judiciaire le chaperon de la police administrative et, plus
généralement, de l’action administrative dans la mesure où celle-ci
affecte la liberté personnelle, ce qui est fréquent.
Il en est de même des droits protégés par la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, toujours interprétés extensivement par la Cour
européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est
appliquée avec le plus grand zèle par la Cour de cassation.

LA DÉCOUVERTE DE NOUVEAUX PRINCIPES


SUPRALÉGISLATIFS

Enfin, une façon particulièrement puissante, pour une cour


suprême, de soumettre l’État régalien est de découvrir de nouveaux
principes supralégislatifs.
Un exemple récent mérite qu’on s’y arrête un instant  pour sa
valeur emblématique. C’est la décision du Conseil constitutionnel du
6 juillet 2018 (no 2018-717/718 QPC) conférant pour la première fois
une portée normative au troisième terme de la devise républicaine.
Dans cette décision, le Conseil constitutionnel tire de la devise de
la République un principe constitutionnel de fraternité interdisant au
législateur d’ériger en délit, dès  lors qu’elle  poursuit des fins
désintéressées, l’aide à la circulation des étrangers en situation
irrégulière (les aides désintéressées à l’hébergement, aux soins et à
l’accomplissement de formalités étaient déjà dépénalisées). La
décision du 6  juillet 2018 retourne ainsi le troisième élément de la
devise de la République contre la souveraineté nationale. Or celle-ci
fournit son intitulé au titre  premier de la  Constitution, à l’intérieur
duquel figure précisément l’article  2, qui énonce la devise de la
République. Décision paradoxale car, que cela plaise ou non, la
souveraineté nationale commande le contrôle des flux migratoires,
son premier attribut étant la pérennité de la nation par la maîtrise de
ses frontières : vient chez moi l’étranger que je choisis en vertu de mes
lois ; et non celui qu’introduit le passeur par lucre ou que fait entrer le
militant de la cause humanitaire pour satisfaire sa conscience.
L’État de droit

La toile de fond de l’ascension du juge est l’État de droit, du


moins une certaine conception contemporaine de l’État de droit. Car
l’État de droit est une notion ambigüe, qui a une acception tantôt
technique tantôt transcendante. Dans cette dernière acception, il
devient une religion dont le juge est le grand officiant.

UNE NOTION AMBIGÜE

Telle la statue du Commandeur, la notion d’État de droit est


constamment brandie face au gouvernement et au législateur. Elle est
rarement définie. La façon la plus opératoire de définir l’État de droit
est d’en expliciter les quatre composantes.
En premier lieu, des normes encadrent l’action des pouvoirs
publics, en particulier quand ils prennent des mesures individuelles. À
défaut de cet encadrement, l’action de la puissance publique serait
arbitraire.
En deuxième lieu, ces normes sont hiérarchisées entre elles  : au
sommet la Constitution, puis les lois, enfin les règlements. Les
normes de niveau supérieur contraignent les normes de niveau
inférieur.
En troisième lieu, ces normes ont pour source le peuple souverain
soit directement par la voie du référendum (référendums
constitutionnels, par exemple), soit indirectement par le truchement
de ses représentants élus au suffrage universel (lois) ou par l’activité
d’un gouvernement responsable devant la Représentation nationale
(règlements). C’est le principe de la souveraineté populaire.
Enfin, la mise en œuvre de ces normes par le pouvoir exécutif (et
l’administration) est susceptible d’un contrôle juridictionnel.
L’État de droit est indissolublement lié à la séparation des
pouvoirs. Cette dernière notion peut être à son tour déclinée en
quelques préceptes. Légiférer, administrer et juger sont des fonctions
spécifiques qui doivent être confiées à des branches de l’État
différentes (Parlement, exécutif, juridictions). Le bon fonctionnement
des institutions, comme la sauvegarde de la liberté, supposent que ces
trois pouvoirs interagissent pour se tempérer  et se réguler
mutuellement (« Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut
que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir », nous
dit Montesquieu). Ainsi, le Parlement peut mettre en cause la
responsabilité du gouvernement, le chef de l’État dissoudre
l’Assemblée nationale, le juge annuler un acte administratif…
Ces interactions ne doivent cependant conduire aucun des trois
pouvoirs à méconnaître la spécificité des deux autres, ni à tenter de les
assujettir. Ainsi, le Parlement ne doit pas adresser d’injonctions au
pouvoir exécutif pour la conduite de la politique étrangère ; le juge ne
doit pas s’immiscer dans le fonctionnement du Parlement, ni se
substituer à l’administrateur… C’est à la Constitution (et aux lois
prises pour son application) qu’il appartient de déterminer la nature,
la portée et les limites de ces interactions («  Toute société dans
laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des
pouvoirs déterminée, n’a point de constitution », énonce l’article XVI
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789).
Deux principes cardinaux sous-tendent l’action publique dans un
État de droit  : les pouvoirs publics ne doivent pas pouvoir faire
n’importe quoi  ; mais la protection du peuple doit être effective.
Autrement dit  : l’État doit non seulement respecter le droit, mais
aussi le faire respecter et donc s’en donner les moyens.
Aussi la dialectique entre puissance publique et liberté est-elle
vieille comme le contrat social : la puissance publique menace-t-elle la
liberté ? Bien sûr ! Il faut donc la contenir par divers garde-fous, telles
la séparation des pouvoirs et la possibilité de recours juridictionnels.
Cependant, comme le montre le triste spectacle des sociétés sans État
(ou dépourvues d’un État digne de ce nom), l’inexistence ou la
carence de la puissance publique menace la liberté autant que son
poids excessif.
Il est vrai, historiquement, que les libertés ont été malmenées par
le prince. Toutefois, pour Montesquieu déjà, la liberté se définissait
comme «  la tranquillité d’esprit du citoyen qui provient de son
opinion que le gouvernement non seulement ne l’assujettit pas, mais
fait en sorte qu’il ne puisse craindre d’un autre citoyen ».
À la suite de Montesquieu, qu’il soit permis d’énoncer deux
évidences  : la première est que la liberté est inséparable de l’action
positive (et non pas seulement de l’abstention) de l’État en faveur de
la sûreté de chacun. La sûreté est en effet la condition première de
l’exercice des libertés, à commencer par les plus fondamentales
d’entre elles (vivre, se déplacer, travailler, mener une vie privée et
familiale, contracter, exprimer son opinion, etc.). La seconde
évidence est que l’État de droit doit rester le correctif de la
souveraineté, non dévitaliser cette dernière.
On connaît la formule de Paul Valéry : « Si l’État est fort, il nous
écrase. S’il est faible, nous périssons. »
Lorsqu’on parle, comme aujourd’hui, de mieux armer
juridiquement la société contre l’islamisme ou la délinquance, on
n’entend pas abolir l’État de droit, mais déplacer le curseur dans les
limites de cet État de droit. Au demeurant, depuis une quinzaine
d’années, quelques déplacements de curseur se sont réalisés (en
suscitant toujours d’âpres débats) en faveur de l’intérêt général et des
disciplines collectives : prohibition des signes religieux ostentatoires à
l’école publique, prohibition de l’occultation du visage dans l’espace
public, loi « renseignements », loi « sécurité intérieure » (qui pérennise
certains aspects de l’état d’urgence antiterroriste), législation sur la
crise sanitaire, loi confortant le respect des principes de la
République.
Un assez large consensus se dégage aussi aujourd’hui dans
l’opinion pour que le législateur déplace sensiblement le curseur. Le
déplacement du curseur dans le sens de l’intérêt général est toutefois
bloqué par un fondamentalisme  droits-de-l’hommiste, minoritaire
dans l’opinion, mais influent dans le monde politique, médiatique,
associatif et au sein même des institutions. C’est ce fondamentalisme
et non l’État de droit qui est le problème. Il nuit, en effet, à l’État de
droit qu’il prétend défendre, car, par ses excès, il conduit le citoyen à
se demander si l’État de droit n’est pas devenu un carcan pour la
démocratie (« des tas de droits tenant l’État à l’étroit »), une mauvaise
affaire pour les intérêts réels des « vraies gens » et, en fin de compte,
pour nos libertés concrètes…
De fait, le droit contemporain intègre de moins en moins le souci
de l’intérêt général. Il magnifie des droits fondamentaux dont il a une
vision de plus en plus abstraite. Cette vision est, en outre, « myope »,
faute de considérer les victimes actuelles et potentielles derrière le
prévenu, faute de voir au-delà de l’impact direct qu’ont les décisions
publiques sur les droits individuels, faute de prendre en compte les
intérêts diffus des gens, faute de se soucier du long terme, faute
d’attacher un prix suffisant au bien indivis de la collectivité, faute
aussi de s’intéresser aux effets globaux, différés, collatéraux,
indirectement vertueux ou pervers, des politiques publiques. Le droit
public contemporain ignore la notion d’externalité, bien connue des
économistes…

L’ÉTAT DE DROIT COMME FONDAMENTALISME

Au terme d’une évolution en cours depuis une cinquantaine


d’années, l’ordre constitutionnel dont se réclame le droit occidental
contemporain ne comprendrait plus que des droits individuels ou
catégoriels, dont la communauté politique en général, l’État en
particulier, devraient se borner à assurer la satisfaction et, à la rigueur,
la conciliation. Ce fondamentalisme opère tant au niveau idéologique
qu’au niveau juridictionnel.
 
Pour une certaine doxa, tout déplacement du curseur dans le sens
de la sécurité, des exigences collectives, de l’ordre public, des intérêts
supérieurs de la nation, est liberticide.
Cette conception est héritière à la fois de l’individualisme libéral et
du manichéisme inhérent à la vulgate marxiste. Elle a façonné les
attitudes et le droit lui-même, aux plans national et européen. Dans
cette vision, le pouvoir régalien, le pouvoir qu’a l’État de contraindre
unilatéralement, est la part honteuse de la souveraineté. C’est le legs
de Créon. Or la mentalité contemporaine, et, par contagion, la pensée
juridique contemporaine, en Occident, se veulent totalement,
axiologiquement, existentiellement, du côté d’Antigone. Plus encore
qu’à l’époque des Lumières, qui avaient pourtant plus de raisons de
s’en inquiéter, l’action de l’État-gendarme est perçue comme la
menace première pour les libertés.
Comme Hobbes l’a pourtant bien expliqué, la tranquillité et la
confiance publiques exigent une force légale suffisamment présente,
ferme et efficace pour rendre inutile la vengeance privée  : le
Léviathan. Celui-ci doit être assez redoutable pour que le citoyen
ordinaire n’ait plus à redouter la férocité de ses semblables. N’ayant
plus à se soucier de s’armer contre les guets-apens, il pourra consacrer
ses énergies à des activités utiles à la collectivité et à la recherche
paisible de son propre bonheur. La force légale, en contenant la
violence privée, nous fait sortir de l’état de nature. Mais Rousseau,
Marx et leurs continuateurs (Michel Foucault prêchait de fermer
prisons et asiles psychiatriques) ont fait oublier Hobbes. Ils nous ont
fait croire que tout le mal venait des structures sociales et que rien
n’était plus urgent que de terrasser le Léviathan, ce chien de garde des
injustices, causes premières de la méchanceté humaine. Résultat  :
l’État de droit contemporain, en enchaînant le Léviathan, nous
replonge dans l’état de nature et ressuscite l’autodéfense.
Ainsi, au nom de la sauvegarde des libertés contre l’État-
gendarme, toute une partie de la classe politique, médiatique et
juridique s’est dressée avec constance, depuis des décennies, contre
l’attribution à la police de moyens modernes d’investigation. Elle
s’est, par exemple, opposée avec véhémence à la vidéosurveillance,
dont les avantages, en matière de prévention et d’enquête, ne sont
plus à démontrer, comme à la mise en place du fichier judiciaire
national automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou  violentes
(Fijais), outil irremplaçable pour identifier et confondre, à partir des
empreintes génétiques, les coupables de telles infractions.
Et que dire du partage des fichiers de police entre services, de
l’accès des maires aux données relatives aux radicalisés ou de
l’utilisation de la biométrie et de la reconnaissance faciale, toutes
méthodes précieuses pour élever notre niveau de sécurité collective,
mais sur lesquelles les organismes de contrôle compétents, et
particulièrement la CNIL, ont toujours jeté un regard
désapprobateur, lorsqu’ils ne les ont pas purement et simplement
entravées ?
À Nice, la gauche s’est opposée aux bornes d’appel d’urgence de
la police municipale, qui, couplées aux caméras de sécurité, ont
démontré leur efficacité et dont l’une a permis d’éviter un plus grand
massacre au matin du  29  octobre 2020. Auparavant, le maire,
Christian Estrosi, s’était vu refuser par la CNIL d’expérimenter
Reporty, une application smartphone d’appels vidéo à la police
municipale qui permet, lorsqu’on est témoin d’une incivilité, de filmer
l’incident en temps réel en connexion avec  le  centre de
vidéosurveillance de la police municipale. L’annonce de cette
expérimentation avait suscité la création d’un collectif dénonçant « la
dérive sécuritaire du maire  ». On a assisté à la même levée
irrationnelle de boucliers et au même raidissement doctrinaire à
l’encontre des mesures prises dans le cadre de la lutte contre le
Covid-19 (stopcovid, enquêtes sanitaires, passe sanitaire).
Le pouvoir d’intimidation de cette « vigilance citoyenne » (qui est à
la fois une obsession et un fonds de commerce), doublé de risques
contentieux bien réels et de la peur panique de nos dirigeants de voir
périr un nouveau Malik Oussekine lors d’une opération de maintien
de l’ordre (appréhension d’un malfaiteur, dispersion d’une
manifestation illicite, etc.), induit une autocensure plus ou moins
consciente chez les responsables de la sécurité publique et de la
politique pénale. D’où leur impuissance face aux rodéos des cités, aux
débordements des supporters des clubs de football, aux
attroupements de toxicomanes et, de façon générale, aux
rassemblements illicites. Même en cas de péril environnemental ou
sanitaire sérieux, les pouvoirs publics sont démunis devant un
rassemblement sauvage, comme on a vu, au cours de l’été 2020, avec
les rave-parties du Causse Méjean et de Toul.
Qui plus est, les politiques régaliennes se voient corsetées par une
jurisprudence faisant toujours davantage prévaloir les droits des
individus et des groupes sur les intérêts supérieurs de la collectivité,
ainsi que par un droit humanitaire toujours plus invasif.
 
Nos cinq cours suprêmes, sur la base des énoncés souvent vagues
figurant dans nos chartes des droits fondamentaux (Constitution et
traités), censurent fréquemment le déplacement du curseur lorsqu’il
se fait dans le sens des exigences collectives.
La mise en cause de l’action régalienne de l’État se nourrit de
l’exaltation des droits fondamentaux. Selon leur nature, ces droits
contraignent diversement le législateur et l’administration. 
Les droits-libertés limitent toujours plus strictement les marges de
manœuvre de l’État régalien, lorsque celui-ci entend sauvegarder
l’ordre public.  Ainsi, l’encerclement d’un groupe de manifestants
(«  nasse  »), prévu par le schéma national du ministère de l’Intérieur
pour contrôler, interpeller ou prévenir les troubles à l’ordre public, est
condamné  par le Conseil d’État le 10  juin 2021 au motif qu’il est
susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester et peut
porter atteinte à la liberté d’aller et venir.
Les droits-créances assujettissent les pouvoirs publics en général et
le législateur en particulier à une obligation de résultat, les
transformant en simples courroies de transmission d’un logiciel qui
dénie aux élus de la nation, comme aux administrateurs, leurs
prérogatives d’arbitrage. Or là où un droit est proclamé, surtout si
c’est un droit-créance, le pouvoir politique et son bras administratif
sont sommés d’exaucer, même si les ressources manquent pour ce
faire, même si cela entre en conflit avec d’autres droits ou avec
l’intérêt général. Les pouvoirs publics ne peuvent plus arbitrer, ce qui
est pourtant au cœur du politique, de sa difficulté et de sa noblesse. Et
qui est le terrain d’élection de la recherche du bien commun. 
Les conséquences en sont graves pour l’État de droit lui-même,
du moins tel qu’on l’a défini plus haut.
L’État de droit se voit contraint si rigidement que les pouvoirs
publics démocratiques ne peuvent plus guère déplacer le curseur que
dans un sens, tout déplacement en sens inverse étant exposé à une
censure aussi sévère qu’imprévisible dans ses motivations et sa portée.
Il en résulte une abstention et donc une perte d’efficacité de l’action
publique qui détériore le pacte social. L’affaiblissement des fonctions
régaliennes dégrade, en effet, les conditions d’exercice effectif des
droits et libertés, et désespère les citoyens, les poussant à
l’autodéfense ou à la protestation populiste. Ce n’est plus le
représentant élu qui détermine les politiques publiques, mais les
cours.
Certes, comme l’histoire nous l’a appris, la démocratie ne saurait
se réduire à la volonté majoritaire qui peut être tyrannique et dont les
risques de dérapage sont redoutables. Les chartes des droits, et les
juges qui en assurent le respect effectif, sont de nécessaires garde-
fous. Mais les cours doivent-elles négliger une volonté populaire
constamment manifestée sur des sujets qui la touchent directement,
parce qu’ils ont trait à sa sécurité, à la continuité de sa culture et à la
pérennité de son mode de vie  ? Or c’est bien la situation à laquelle
nous sommes parvenus, en France comme dans beaucoup de pays
occidentaux. La souveraineté populaire ne doit pas piétiner les droits
fondamentaux, mais doit-elle pour autant être immolée sur leur
autel ?
Les droits fondamentaux

L’avènement des droits fondamentaux est la force propulsive de


l’ascension des juges. Il l’installe en majesté. Il conduit aussi la
puissance publique à renoncer à sa prérogative première : contraindre
au nom du bien commun.

L’AVÈNEMENT DES DROITS FONDAMENTAUX

Le maniement contentieux des droits fondamentaux permet de


faire de la partie réputée dominante l’éternel débiteur de la partie
réputée dominée. Elle parachève l’œuvre rédemptrice des activistes du
camp du Bien  en apportant le  renfort du droit à leurs autres
techniques d’intimidation  : déconstruction des convictions
communes, criminalisation des coutumes, culpabilisation du plus
grand nombre, diabolisation de l’État-gendarme, exaltation de
l’altérité, négation des frontières géographiques, anthropologiques et
biologiques, devoir de repentance, reductio ad hitlerum du
contradicteur, écrasement des nuances, réfection du langage,
réécriture du passé.
Qu’on nous comprenne. Nous ne remettons ici en cause ni les
droits et libertés, ni la nécessité de mettre fin aux injustices que tel ou
tel groupe a pu subir dans le passé. Nous disons seulement que, tout
en mettant un point d’honneur à respecter les droits et libertés
individuels, notre système juridique ne doit ni les laisser confisquer
par les groupes de pression, ni tout leur sacrifier, notamment pas la
solidarité et la cohésion sociales.
Pensons aux vaccinations obligatoires, aux sujétions de la défense
nationale (et demain, peut-être, du service national), aux servitudes
d’urbanisme, à la sécurité routière, à l’ordre public économique et
social, aux multiples sacrifices que supposerait une politique
écologique ambitieuse pour nos libertés personnelles. Il faut bien
contruire les centres de traitement d’ordures ménagères, les
établissements pénitentiaires et les hôpitaux psychiatriques quelque
part (in someone’s backyard). Paralysera-t-on demain le don d’organes,
l’enseignement de la médecine et la recherche médicale, parce que, au
nom de la liberté religieuse ou d’une conception individualiste de la
dignité de la personne humaine, on aura subordonné au
consentement explicite et solennel de l’intéressé, donné de son vivant,
l’utilisation de son corps après sa mort ?
Notre société ne peut non plus renoncer à assurer la primauté de
valeurs collectives, car le besoin d’un surplomb éthique, d’une forme
de transcendance, survit à la sécularisation. La gestion de la Cité ne
peut se réduire à l’agrégation de desiderata individuels. Comme dirait
Jean-Claude Michéa, l’addition d’une multitude de «  C’est mon
choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun.
Autre chose  : nous aussi, démocraties humanistes, libérales et
«  postmodernes  », avons besoin d’un ordre symbolique. Pourquoi
nous interdirions-nous de le protéger légalement  ? C’est bien la
tendance aujourd’hui, puisque le délit d’outrage au drapeau se trouve
remis en cause au nom de la liberté d’expression… alors que, dans le
même temps, celle-ci se voit restreinte au nom du droit de chacun à
ne pas être offensé à raison de son origine, de sa religion, de ses
inclinations sexuelles, de son handicap, etc.
Contradiction  ? Non, si on comprend que la nouvelle axiologie
déprécie le commun pour mieux valoriser l’Autre. La liberté
d’expression sera invoquée au soutien d’un rap haineux contre la
police ou «  les Blancs  », mais mise en sourdine pour tout propos
risquant de désobliger une minorité. Tel chroniqueur vedette d’une
chaîne d’information vaudra à celle-ci une amende du CSA pour avoir
rendu un hommage trop appuyé à la colonisation française de
l’Algérie, mais la tonalité génocidaire du «  hadith du Rocher  » («  Le
jour du jugement, le juif se cachera derrière l’arbre et la pierre, et
l’arbre et la pierre diront “oh musulman, oh serviteur de Dieu, il y a
un juif derrière moi, viens et tue-le”  »), sur laquelle est construit le
prêche d’un imam de Toulouse diffusé en 2017 sur les réseaux
sociaux, ne caractérisera pas, selon le tribunal correctionnel, une
incitation à la haine raciale. Le chanteur Nick Conrad est relaxé du
délit de provocation à commettre des meurtres pour ses couplets
insoutenables appelant à tuer des bébés blancs, mais le sociologue
Georges Bensoussan, spécialiste des sociétés maghrébines, se voit
infliger quatre années de procédure pour avoir exposé, dans une
émission de radio, que la judéophobie faisait partie de la culture
familiale dans cette partie du monde.
Nous assistons à un chassé-croisé des égards codifiés par le droit :
toujours plus pour ce qui différencie, toujours moins pour ce qui unit.
Le politiquement correct inverse la hiérarchie des ordres voulue par
l’universalisme républicain. Celui-ci faisait régner l’égalité des droits
dans la sphère publique (et proscrivait donc toute autre distinction
que celle des vertus et des talents) et laissait les particularités héritées
(sexe, religion, langue et culture) s’exprimer librement dans la sphère
privée. L’air du temps exacerbe, au contraire, la prise en compte des
singularités natives (sexe, religion, handicap, origines, etc.) dans la
sphère publique et les nie dans la sphère privée (pour le sexe avec la
théorie du genre, mais aussi pour les autres «  singularités natives  »
qu’il tient pour contingentes et reconfigurables selon les «  ressentis  »
individuels).
L’engouement pour les droits fondamentaux, pavé des meilleures
intentions humanistes, évince toujours davantage l’intérêt général, les
valeurs collectives et les devoirs de chacun au profit de prétentions
individuelles et catégorielles. Il produit une société contentieuse où
chacun est en guerre contre tous. Il fait naître des créances dont seul
le juge, national ou supranational, fixera effectivement la portée.
Ainsi que l’expose Bertrand Mathieu  : «  Une erreur courante
consiste à considérer que démocratie et droits de l’homme forment un
tout indissociable. En réalité, les droits fondamentaux sont
simplement les valeurs sur lesquelles les démocraties libérales ont
décidé de s’appuyer. Poussés à l’extrême, ils mènent nécessairement à
l’éclatement de la notion d’intérêt général. À partir du moment
où  une société est fondée sur des individus pour lesquels tout désir
devient un besoin et tout besoin devient un droit,  on n’arrive plus à
formuler un intérêt général. Or la formulation de l’intérêt général est
l’objet même du jeu démocratique 1. »

LA RÉPUGNANCE À CONTRAINDRE

Qu’il s’agisse de prévention ou de répression, les textes, la


doctrine, l’opinion militante et la jurisprudence réduisent leur champ
de vision au dipôle État / personne suspecte ou poursuivie. Les droits
de la défense occupent le devant de la scène, renvoyant au second
plan les autres exigences auxquelles peut porter atteinte l’abstention
de l’État : les droits des victimes, les besoins des tiers en matière de
sécurité, de tranquillité et de salubrité, les intérêts supérieurs de la
collectivité, dont le préfet et le parquet sont les représentants (le
premier dans l’exercice de la police administrative, le second dans
celui de l’action pénale).
Dans le domaine de la sécurité publique, les personnes auxquelles
les organismes militants, la doctrine, la législation actuelle et la
jurisprudence s’intéressent sont celles faisant l’objet des actions de
poursuite ou de sanction, surtout lorsque leur statut social est faible –
  excuse absolutoire suprême. La victime des méfaits, quant à elle,
n’est accueillie qu’avec réticence dans le procès pénal. L’insistance
sur ses droits procéduraux (par exemple, dans le cadre de
l’instruction) est mal vue par les pénalistes modernes. Par une
singulière inversion des valeurs, l’auteur des infractions (surtout s’il a
un statut social de «  dominé  ») appelle la compréhension
institutionnelle, compte tenu de sa situation d’infériorité face à
l’appareil policier et judiciaire et compte tenu de son état de victime
des déterminismes sociaux ou du passé colonial, tandis que la vraie
victime devient un « tiers exclu », méritant la compassion sans doute,
mais une compassion déconnectée des devoirs régaliens de l’État. Elle
relève d’un accompagnement psychologique plutôt que d’une
protection active. Est symptomatique, à cet égard, la sévérité avec
laquelle le juge pénal traite les auteurs d’actes d’autodéfense, surtout
lorsqu’on la compare avec la mansuétude dont il fait preuve à l’égard
des coupables d’outrages ou de violences contre les dépositaires de
l’autorité publique.
À une époque où la surenchère victimaire envahit les relations
sociales, les vraies victimes (celles de la délinquance et des incivilités)
passent par pertes et profits. Et la victime n’est plus tout à fait une
victime lorsqu’elle est titulaire de fonctions officielles, lorsque, pour
son malheur, elle incarne l’autorité. Les agressions contre les élus
locaux ont augmenté de 14  % entre  2018 et  2019. Les refus
d’obtempérer aux injonctions des agents de la force publique,
phénomène rare il y a une quarantaine d’années, ont explosé depuis
lors. La réponse pénale est déficiente. Or l’autorité est bafouée
lorsqu’elle peut être défiée impunément.
Les arbitrages auxquels aboutit la dévaluation de la notion d’ordre
public sont difficilement réversibles. Ainsi, tout réaménagement des
droits du suspect, du prévenu, du  prisonnier, du manifestant, de
l’étranger en situation irrégulière se heurte à une sorte d’effet cliquet.
Plus généralement, un déplacement de curseur dans le sens du
renforcement des moyens de l’État régalien sera dénoncé comme une
concession au « tout répressif » et le spectre de l’État policier aussitôt
agité. On l’a vu avec l’état d’urgence antiterroriste et la législation
permanente qui s’y est substituée ou, plus récemment, avec la loi
« anti-casseurs ».
Les contours et le contenu même de la notion de police
administrative, du point de vue de ses hypothèses d’emploi comme de
son régime juridique (privilège du préalable, exécution d’office,
théorie de l’urgence et des circonstances exceptionnelles, non
nécessité d’une base textuelle explicite d’intervention), se
rabougrissent. Ainsi, en cas de troubles prévisibles appelant des
contrôles d’identité ou des fouilles de véhicules, la jurisprudence du
Conseil constitutionnel place le préfet sous la tutelle du parquet et
encadre strictement le pouvoir du second d’habiliter le premier.
Non seulement le périmètre de la police administrative, à finalité
préventive, se réduit, mais encore la doctrine, la loi et la jurisprudence
se montrent toujours plus réticentes à admettre que le droit pénal
(quant à lui, à finalité répressive) puisse également avoir un objet
préventif, qu’il s’agisse de la procédure pénale (perquisitions ou
détentions provisoires motivées par l’ordre public), de la définition
des incriminations (infractions « obstacles » telles que la participation
à une entreprise terroriste individuelle ou la consultation de sites
djihadistes) ou des dispositifs complémentaires à la peine (mesures de
sûreté en fin d’incarcération). Encore récemment (7  août 2020), le
Conseil constitutionnel censure la mesure de sûreté (pourtant très
encadrée et ne comportant pas de mesure privative de liberté) prévue
à l’égard des personnes condamnées pour actes terroristes, à la fin de
leur peine, par la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des
auteurs d’infractions terroristes. Plus généralement, l’idée que la
dangerosité d’un individu soit prise en compte dans son traitement
pénal irrite les pénalistes modernes et les deux principaux syndicats de
magistrats.
C’est dans le domaine de l’emprisonnement que cette répugnance
à contraindre (dans laquelle on peut voir le symptôme cardinal de la
perte d’autorité de l’État) apparaît le plus nettement. Les textes
pénaux, la politique pénale prescrite par les circulaires des gardes des
Sceaux successifs et la pratique des tribunaux tendent, depuis des
années, à différer ou à réduire l’incarcération, en aménageant les
peines de prison ou en leur substituant des réponses alternatives, tels
le dérisoire «  rappel à la loi  » (que devrait remplacer le non moins
platonique « avertissement pénal probatoire » annoncé par le garde des
Sceaux dans le cadre du projet de loi sur la confiance dans la justice)
ou toute une batterie de mesures socio-éducatives, de travaux
d’intérêt général et de stages de citoyenneté que nous sommes aussi
peu capables d’évaluer que d’appliquer et même, souvent,
d’organiser.
Dans la pensée pénale contemporaine, comme pour les principales
organisations représentatives des magistrats (à l’exception notable du
syndicat minoritaire Unité magistrats, affilié à Force Ouvrière), la
prison a pour raison d’être la réinsertion et non la dissuasion, la
punition ou la prévention. Or, dans son état actuel de saturation, la
prison n’assure plus convenablement la réinsertion. Aussi la
législation et la pratique des tribunaux conduisent-elles à ce que les
peines de prison soient évitées, aménagées ou tout simplement
inexécutées à force d’être retardées. À la réticence du juge à
prononcer des peines d’emprisonnement s’ajoute le manque objectif
de places, cause de promiscuité et de conditions de vie carcérale
indécentes. Dès lors, ce ne sont plus les peines prononcées qui
déterminent le taux d’occupation des prisons, mais le taux
d’occupation des prisons qui détermine les peines prononcées.
D’où le cercle vicieux : plus la délinquance augmente (le nombre
de crimes et délits graves pour 100  000 habitants a grimpé en un
demi-siècle), plus les prisons sont encombrées, donc criminogènes  ;
plus on rechigne à construire de nouvelles places (la prison étant
présentée comme faisant obstacle à la réinsertion) et moins on
incarcère (pour une même gravité d’infraction). Donc plus le
sentiment d’impunité augmente parmi les délinquants et la
délinquance avec lui. Aussi le nombre de personnes incarcérées
rapporté à la population est-il moins élevé en France que chez
beaucoup de nos voisins, alors que la criminalité (mesurée par un
indicateur comme le nombre annuel d’homicides et de tentatives
d’homicides : 4 472 faits en 2020, deux fois plus qu’il y a vingt ans) y
est supérieure en proportion de la population (le double du ratio
allemand). Le cercle vicieux s’inverserait si on incarcérait plus tôt
pour une même gravité d’infraction, comme cela se pratique en
Hollande. L’impunité endurcit le délinquant plus sûrement que la
prison.

1. Gazette du Palais, no 30, 12 septembre 2017.


Réformes internes et expansion du droit
européen

Les révisions constitutionnelles vont toutes, depuis une trentaine


d’années, dans le sens d’une subordination de l’État au juge ou à des
organes parajuridictionnels. Il en est  notamment ainsi de celle de
2008 qui, en instituant la question prioritaire de constitutionnalité, a
bouleversé notre ordre juridique en donnant un pouvoir considérable
au Conseil constitutionnel. En instaurant des procédures d’urgence
devant le juge administratif, la loi participe du même mouvement. Le
droit européen, par son hégémonie, y contribue non moins
intensément.

LES RÉVISIONS CONSTITUTIONNELLES

Devenues de plus en plus fréquentes depuis une trentaine


d’années, les révisions constitutionnelles tendent le plus souvent à
restreindre ou à contraindre les pouvoirs publics en général et le
législateur en particulier.
La façon la plus radicale, pour une révision constitutionnelle,
d’assujettir le législateur est de le soumettre à une tutelle
juridictionnelle nouvelle, telle la question prioritaire de
constitutionnalité en 2008. Mais c’est de manière généralement
indirecte que les révisions constitutionnelles accentuent
l’assujettissement des pouvoirs publics au juge  : en créant de
nouveaux droits fondamentaux au profit des individus et en imposant
de nouvelles obligations à la puissance publique. Elles le font pour
divers motifs, mais avec pour conséquence invariable de majorer le
rôle des contre-pouvoirs, notamment le pouvoir juridictionnel.
Un premier type de motifs relève d’une volonté d’affichage.
Défendre une cause de façon concrète est, à la longue, ingrat.
L’inscrire dans le marbre constitutionnel est une consécration dont on
croit pouvoir attendre des dividendes moraux et politiques. C’est
aussi une pratique propitiatoire. La lutte contre le réchauffement
climatique ne saurait être absente de la Constitution. La spécificité
corse doit être explicitement reconnue par la Constitution.
Inversement, effaçons de son article premier ce mot « race » que nous
ne saurions voir. Et pourquoi ne pas remplacer le mot de « fraternité »
par celui d’«  adelphité  » qui sonne moins machiste  ? Comme le dit
Denys de Béchillon : « Les Constitutions ne guérissent pas le Covid-
19, ne fabriquent pas d’emplois et ne relancent pas l’économie. C’est
d’ailleurs parce que personne n’a ce genre de martingale qu’il est si
tentant de faire rêver le peuple au monde merveilleux qu’un régime
différent nous apporterait par magie 1. »
Ce genre de modifications est au mieux inutile, encombrant la
Constitution de bavardages et de niaiseries. Mais il peut aussi avoir
des répercussions indésirées, indésirables. On ne modifie pas
impunément la Constitution, car celle-ci n’est pas un simple texte
d’orientation.
Ainsi, la Charte de l’environnement (loi constitutionnelle du
er
1  mars 2005) emploie à plusieurs reprises le mot « loi » sans que ni
l’Élysée, ni le ministre intéressé aient eu, à l’époque, une claire
conscience de ce qu’impliquait l’emploi de ce terme. Il conduit en
particulier à faire remonter au niveau législatif les modalités selon
lesquelles le public participe aux décisions ayant une incidence sur
l’environnement, y compris lorsque ces décisions ont un caractère
individuel. C’est après coup, lorsque le juge a eu à interpréter les
termes de l’article 7 de la Charte (« Toute personne a le droit, dans les
conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations
relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de
participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence
sur l’environnement »), que s’est révélé cet effet administrativement et
contentieusement lourd.
Un autre type de motifs réside dans la volonté des responsables
politiques de montrer que, si l’État délaissait jusqu’ici certains devoirs
ou n’accomplissait pas certaines missions (égalité entre les femmes et
les hommes, lutte contre le changement climatique, maîtrise des
budgets publics, élimination des discriminations), il s’obligera
désormais à le faire ou en déléguera la tâche à des entités spécialisées,
motivées et indépendantes, tel le Défenseur des droits.
Graver une exigence de résultat dans la Constitution produit une
satisfaction morale immédiate. Celle qu’on tire de tout engagement à
bien faire (ou de tout renoncement à mal faire) souscrit la main sur le
cœur, collégialement et solennellement. Rien ne sera plus comme
avant. Revivons le serment du Jeu de Paume. Cela n’oblige d’ailleurs
à rien sur le moment. C’est après que le bât blesse.
Prenons la parité entre les femmes et les hommes pour l’accès aux
mandats électoraux et aux postes de responsabilité. Après avoir été
longtemps muette sur la question, abandonnant celle-ci à l’évolution
des mœurs, la Constitution a prévu que la loi devait «  favoriser  » la
parité. C’était déjà permettre au législateur, sans pour autant le lui
imposer, d’instaurer des quotas par sexes (initialement condamnés
par le Conseil constitutionnel au nom du principe d’égalité) en
matière électorale ou pour la gouvernance d’organismes publics, la
nomination de certains hauts fonctionnaires ou  la composition des
organes dirigeants des entreprises privées. Faut-il maintenant que la
Constitution impose à la loi non plus seulement de « favoriser » mais
de «  garantir  »  ? Mais comment traiter les viviers objectivement
dissymétriques ? Faut-il que le conseil de l’ordre des infirmiers-ères et
le conseil d’administration de la fédération française de  rugby  soient
composés  d’un nombre égal de femmes et d’hommes  ? Faudra-t-il
imposer la parité là où les femmes sont devenues majoritaires du seul
fait de la transformation de la société, comme dans l’enseignement ou
la magistrature (ce qui aurait pour conséquence paradoxale de
procurer un avantage artificiel à des hommes moins méritants) ?
Autre exemple  : la règle d’or budgétaire. En prohibant le déficit
dans la Constitution, soutient-on, il «  faudra bien  » parvenir à ce
qu’on n’est pas parvenu à réaliser depuis quarante ans et à quoi nous
obligent nos engagements européens. Mais comment ? Compte tenu
de la place des administrations publiques en France, du rôle attendu
de l’État par la population, du degré de socialisation des dépenses de
prévoyance et de santé, des conséquences de la crise sanitaire, du
besoin de relocalisation industrielle et du retard accumulé dans la
maîtrise des finances publiques, une règle d’or nous placerait dans un
dilemme affreux : soit s’obliger sans désemparer à la respecter par des
mesures d’austérité drastiques, inacceptables par l’opinion et
produisant des effets sociaux, économiques et politiques
dévastateurs ; soit laisser durablement béant l’écart entre la réalité et
la Constitution, décrédibilisant cette dernière et provoquant la
censure répétitive des lois de finances.
En matière constitutionnelle plus qu’en toute autre, qui veut faire
l’ange fait la bête. En plaçant la barre trop haut, le constituant
contraint la société politique à l’impossible, générant ce que génèrent
les commandements excessifs : rigidités, frustrations et hypocrisie.
Comment expliquer ce paradoxe d’un pouvoir politique qui, bien
que sollicité par des demandes sociales de plus en plus pressantes et
chaperonné par des contre-pouvoirs (intérieurs et extérieurs) de plus
en plus exigeants, se ligote au lieu de chercher à dénouer les liens qui
l’enserrent ? Serait-ce que jurer de faire est la seule chose qu’on sache
encore faire quand on ne sait plus faire ? La révision constitutionnelle,
comme l’instauration de nouveaux droits, ne sont-elles pas devenues
un substitut de l’action politique ? Elles ont ceci en effet de séduisant
en commun qu’elles permettent d’exprimer les plus hautes
aspirations, sans que – du moins dans l’immédiat – cela coûte un euro
de plus aux budgets publics ni un effort de plus aux administrations.
Un rapport qualité-prix de rêve, même s’il est voué à se dégrader à
terme.
Elles ont encore ceci en commun de nourrir le contentieux. Or, le
prétoire –  aujourd’hui enjeu de prédilection des groupes de pression
et de leurs juristes, promus experts par les médias et par l’Union
européenne – ne doit pas évincer l’hémicycle dans l’énonciation de la
volonté générale.
Traités, révisions constitutionnelles et percées jurisprudentielles
concourent, depuis une trentaine d’années, à la contraction des
marges de manœuvre des pouvoirs soumis au suffrage  ; à la
justiciabilité illimitée de la loi, devenue contingente ; au déclin de la
souveraineté populaire. Au point où nous en sommes arrivés, c’est
bien d’une révision constitutionnelle que nous avons besoin  : mais
d’une révision qui abrogerait les abandons de souveraineté consentis
par les révisions précédentes.
LA QUESTION PRIORITAIRE
DE CONSTITUTIONNALITÉ

La révision constitutionnelle de 2008 (loi constitutionnelle du


23 juillet 2008) introduit en droit français une question prioritaire de
constitutionnalité. Cette procédure permet, dans certaines conditions,
à tout justiciable s’estimant lésé par la loi dont il lui a été fait
application d’en faire vérifier la validité par le Conseil
constitutionnel  : «  Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours
devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative
porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le
Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du
Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui  se prononce dans un
délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions
d’application du présent article. »
La QPC est dite « prioritaire » parce que son examen suspend celui
de tout autre moyen d’obtenir satisfaction du juge dans l’affaire en
cause (par exemple, en lui faisant juger que la disposition législative
critiquée est contraire aux engagements internationaux de la France).
Il ne s’agit pas moins, en termes de procédure, d’un renvoi
« préjudiciel ».
La QPC a été présentée comme un progrès considérable dans la
protection de l’individu contre les lois arbitraires. Ne met-elle pas le
droit français «  à niveau  » par rapport à celui d’autres démocraties
occidentales qui pratiquent depuis longtemps le contrôle de
constitutionnalité a  posteriori  ? Depuis la refondation de l’État
allemand, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Tribunal
constitutionnel fédéral peut être saisi par un particulier d’une loi
promulguée. Le juge constitutionnel espagnol peut l’être depuis que
la Constitution de 1978 a institué l’« amparo ». La Cour suprême des
e
États-Unis depuis le début du XIX  siècle en vertu de sa jurisprudence
Marbury c/ Madison du 24 février 1803.
Le bilan qu’on peut en dresser en France douze ans après la
révision est moins enchanteur.
Avec les dispositions relatives à la QPC, c’est-à-dire avec la fin de
l’immunité constitutionnelle des lois promulguées, le juge
constitutionnel acquiert un pouvoir considérable sur le législateur,
c’est-à-dire à la fois sur le gouvernement (auteur des projets de loi) et
le Parlement.
Le contrôle de constitutionnalité était exclusivement exercé,
jusqu’à la QPC, avant que la loi n’entre en application. Il avait deux
caractéristiques.
La première était de mettre à l’abri de la chicane les dispositions
promulguées, en limitant le contrôle du Conseil constitutionnel au
flux et en préservant le stock. La loi existante n’était certes pas
immune des foudres des cours supranationales de Strasbourg et de
Luxembourg, ni même du juge national ordinaire lorsqu’il faisait
prévaloir le traité sur la loi contraire, mais (sauf cas exceptionnel de
loi nouvelle affectant le champ d’application de la loi antérieure) elle
l’était du juge de la rue de Montpensier.
La seconde caractéristique était de réserver la saisine aux plus
hautes autorités de la République (président de la République,
Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, président du
Sénat) et (depuis la loi constitutionnelle du 29  octobre 1974) à
soixante députés ou à soixante sénateurs. Jusqu’ici, le Conseil
constitutionnel arbitrait donc des conflits politiques au sein de la
Représentation nationale autant qu’il tranchait des questions de fond
relatives au fonctionnement des institutions ou au respect des droits et
libertés. Il était, ce faisant, régulateur des pouvoirs publics autant que
juge. À l’exception des lois organiques (qu’il examinait ex officio), les
lois consensuelles échappaient à sa censure. Il n’en est plus ainsi dès
lors qu’au contrôle a  priori (qui demeure), s’ajoute un contrôle
a posteriori que peut déclencher toute personne estimant que la loi qui
lui est appliquée porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution lui garantit.
La QPC peut être soulevée devant le juge ordinaire qui la renvoie
à sa cour suprême. S’il l’estime nouvelle et sérieuse, le Conseil d’État
ou la Cour de cassation, selon le cas, soumet la question au Conseil
constitutionnel qui se prononce dans les trois mois (nouvel article 61-
1 de la Constitution et loi organique du 10 décembre 2009 qui fixe les
modalités de ce contrôle a  posteriori). Aucun délai minimal
d’application de la loi n’est requis pour former contre elle une QPC.
Contrairement à ce qui avait été prévu, le nombre de QPC jugées
par le Conseil constitutionnel se maintient à un niveau élevé. Est ainsi
contredit par les faits le pronostic initial selon lequel, le stock normatif
une fois purgé des inconstitutionnalités flagrantes entachant des textes
votés avant le contrôle de constitutionnalité, le flot des QPC se
tarirait, car «  il n’y aurait plus de cadavres dans les placards  » de
l’ordonnancement juridique. Il n’en a rien été. Douze ans après
l’entrée en application de la QPC, le nombre d’affaires jugées est de
deux en moyenne par semaine, malgré le filtrage opéré par les deux
cours suprêmes (qui en rejettent les trois quarts comme dépourvues
de caractère sérieux). Du fait de la QPC, le Conseil constitutionnel
juge près de trois fois plus d’affaires par an (affaires électorales
comprises) qu’avant la révision. Le nombre de QPC jugées depuis
2010 a dépassé le nombre total de lois ayant fait l’objet d’un contrôle
a priori depuis la création du Conseil constitutionnel.
Le changement est également qualitatif : avec le contradictoire, les
audiences publiques et les plaidoiries d’avocats, le Conseil
constitutionnel est devenu une juridiction, ce qui se marque dans sa
procédure comme dans son décorum.
Le taux de censure n’est pas négligeable (un sur trois) et  porte
tant sur des dispositions anciennes, parfois fort anciennes, que sur des
textes récents, parfois très récents, conduisant le législateur soit à
repenser une législation entrée dans les mœurs, soit à revoir sa récente
copie.
Des pans entiers de la législation, y compris dans des domaines
sensibles –  droit pénal, fiscalité, sécurité sociale, droit commercial,
droit civil, droit du travail, entre autres – doivent être ainsi remis en
chantier. Pour s’en tenir au droit pénal, citons la garde à vue, la
détention provisoire, les perquisitions, les saisies, la transaction
pénale, le régime pénitentiaire, l’exécution des peines, les sanctions
tombant sous le coup de la règle « ne bis in idem », etc. Tout y passe,
ou tout est susceptible d’y passer  : qui aurait pensé en 2008 que la
corrida, les combats de coqs, la loi de 1807 sur le dessèchement des
marais ou la prohibition du bisphénol dans les tétines de biberon
seraient des questions constitutionnelles ? Qui aurait imaginé qu’une
QPC conduise à interdire le transfert par l’État à l’Agence nationale
pour la formation professionnelle des adultes d’immeubles qu’elle
occupe depuis soixante ans (17 décembre 2010) ?
La jurisprudence s’étoffant avec le nombre de QPC formées sur
un même sujet, et l’imagination des avocats étant sans bornes, cette
jurisprudence se fait plus sophistiquée, plus casuistique et donc aussi
moins lisible. Elle conduit à des allers et retours entre le Parlement et
le juge de la loi. Pour ne pas créer de vide juridique, le Conseil
constitutionnel donne un effet différé à l’abrogation de dispositions
existantes. Il laisse au législateur le temps de «  recoller les pots
cassés  », ce qui n’est possible que lorsque les motifs de la censure
dessinent les contours d’une loi nouvelle (issue interdite, par exemple,
par les deux décisions QPC des 10  février et 15  décembre 2017
relatives à la consultation habituelle des sites terroristes).
La censure a  posteriori devient ainsi, comme la transposition des
directives, une source importante de «  législation contrainte  »,
s’imputant sur un temps parlementaire déjà chargé et alimentant
l’inflation normative. La marge de manœuvre du législateur n’est pas
plus grande que pour la transcription en droit français des directives
européennes, car, le plus souvent, la censure comporte «  en creux  »
des consignes précises quant au contenu à donner au nouveau texte.
Est illustrative à cet égard la décision du 30 juillet 2010 relative à
la garde à vue. Qualifiée d’historique par la doctrine, cette décision
révèle d’autant plus éloquemment la puissance de feu de la QPC
qu’elle est une des premières décisions rendues au titre de cette
nouvelle voie de recours.
La législation en vigueur, juge le Conseil constitutionnel dans
cette affaire, permet l’interrogatoire d’une personne gardée à vue hors
la présence d’un avocat, sans considération des circonstances
particulières susceptibles de justifier la nécessité de cette absence pour
rassembler ou conserver les preuves ou assurer la protection des
personnes. De plus, le code de procédure pénale ne prévoit pas la
notification à la personne gardée à vue de son droit de garder le
silence. Le Conseil abroge en conséquence plusieurs articles de ce
code 2. Il donne à sa censure un effet différé pour laisser le temps au
législateur d’organiser l’intervention de l’avocat à la première heure de
la garde à vue. La législation a été complétée en ce sens 3, la loi
comblant une à une les lacunes relevées par le Conseil. Ce faisant, le
code de procédure pénale est mis en conformité avec la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme qui, elle aussi, prescrit
à la France de compléter sa législation 4. Saisi à nouveau, le Conseil
vérifie que sa « commande » a été honorée 5.
Cette censure interroge, car le Conseil constitutionnel avait
antérieurement examiné la législation sur la garde à vue sans la
censurer 6. C’est que, entre-temps, nous explique-t-il, le recours à la
garde à vue s’est « banalisé » et que l’insuffisance des garanties légales
des droits de la défense ne permet plus de regarder cette législation
comme équilibrée.
Ajoutons que la Cour de cassation n’a pas attendu l’expiration du
délai de mise en conformité fixé par le Conseil constitutionnel pour
vérifier la présence de l’avocat, et que le Conseil constitutionnel lui-
même, répondant à la QPC dont il a été saisi dans l’affaire du petit
Grégory, a déclaré inconstitutionnelle une disposition, antérieure à sa
décision de 2010, qui ne prévoyait pas la présence de l’avocat lors de
l’audition d’un mineur par le procureur. Un revirement de
jurisprudence sur la complétude de la loi produit ainsi des effets
rétroactifs. Cerise sur le gâteau  : deux décisions du 30  septembre
2021 (no 2021-934 QPC et no 2021-935 QPC) créent tout un régime
juridique du droit à garder le silence.
Le potentiel disruptif et injonctif de la QPC se révèle très tôt et
dans bien d’autres domaines. Citons l’internement psychiatrique
d’office. Il y a une dizaine d’années (no  2010-71 QPC du
26  novembre 2010, no  2011-135/140  QPC du 9  juin 2011), le
Conseil constitutionnel met en pièces la législation en vigueur qui
date de 1990. Les morceaux sont recollés, du moins le croit-on, par la
loi du 5  juillet 2011 «  relative aux droits et à la protection des
personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de
leur prise en charge  » qui confère au juge des libertés et de la
détention un rôle clé en matière d’internement d’office. Cette loi n’est
pas soumise au Conseil dans le cadre du contrôle a  priori de
l’article 61 de la Constitution, mais, un an plus tard, plusieurs de ses
dispositions sont contestées par une QPC. Le Conseil (no 2012-235
QPC du 20  avril 2012) censure les dispositions relatives aux
personnes ayant commis des infractions pénales en état de trouble
mental. En vertu de ces dispositions, lorsque les autorités judiciaires
estiment que l’état mental d’une personne qui a bénéficié d’un
classement sans suite, d’une décision d’irresponsabilité pénale ou
d’un jugement ou arrêt de déclaration d’irresponsabilité pénale
nécessite des soins et compromet la sûreté des personnes ou porte
atteinte de façon grave à l’ordre public, elles avisent immédiatement
le représentant de l’État dans le département. Ce dernier peut, après
avoir ordonné la production d’un certificat médical sur l’état du
malade, prononcer une mesure d’admission en soins psychiatriques.
Les intéressés ne peuvent bénéficier de la mainlevée de cette mesure
que dans des conditions plus exigeantes que les autres personnes
internées d’office. Relevant que la transmission au préfet par l’autorité
judiciaire est prévue quelles que soient la gravité et la nature de
l’infraction commise en état de trouble mental et que la personne
intéressée n’est pas informée de cette transmission, le Conseil juge
que les dispositions examinées n’assortissent pas des garanties
appropriées un régime d’internement plus rigoureux que celui
applicable aux autres personnes soumises à une obligation de soins. Il
faudra, à nouveau, recoller les pots cassés.
La QPC précarise la loi en vigueur, car la même législation peut
en être plusieurs fois la cible. Le refus de transmission d’une QPC par
le Conseil d’État ou la Cour de cassation n’est jamais définitif  :
d’autres requérants peuvent reprendre la question sur une autre base.
De même, le Conseil constitutionnel admet de revenir sur une
décision déjà prise en raison d’un «  changement de circonstances  »
qu’il est le seul à apprécier.

LE RÉFÉRÉ ADMINISTRATIF
Les procédures d’urgence (référés administratifs) ont transfiguré le
visage de la juridiction administrative, lui permettant d’agir en temps
réel sur l’action des administrations.
Il existe plusieurs types de référés administratifs. Le référé-liberté
occupe une place maîtresse dans cette panoplie. La lecture de l’article
L.  521-2 du code de justice administrative, issu de la loi du 30  juin
2000, suffit à mesurer sa puissance et à comprendre son succès  :
«  Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des
référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde
d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit
public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un
service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une
atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se
prononce dans un délai de quarante-huit heures. » Cet article confère
donc au juge le pouvoir de prendre, dans les délais les plus brefs,
« toute mesure » nécessaire à la protection d’une liberté fondamentale.
Jadis limité à l’annulation des actes administratifs pour excès de
pouvoir et à la condamnation d’une personne publique à verser une
indemnité en réparation d’une faute ou d’une rupture d’égalité devant
les charges publiques, le pouvoir du juge administratif conquiert, avec
le référé-liberté, un nouvel horizon : la capacité de dicter sa conduite
à l’administration au nom des libertés. Il réalise aussi le rêve secret du
juge administratif  : faire acte d’administrateur sans être assujetti aux
servitudes de l’administration.
Grâce au référé-liberté, le juge administratif est devenu l’ange
gardien diligent, tangible et efficace du respect des libertés
fondamentales, qu’il conçoit de façon ouverte et libérale. Son mode
d’intervention direct, son vis-à-vis avec  les parties en présence
(responsables administratifs et demandeurs), le caractère oral de la
procédure, tous éléments familiers aux tribunaux administratifs mais
inhabituels au Conseil d’État, font du juge des référés-libertés  une
sorte de super juge de paix n’hésitant pas, à l’occasion, à donner aux
parties des consignes de négociation.
On n’en donnera qu’un exemple, tiré de la crise sanitaire. Les 1er
et 3  avril 2020, le juge des référés du Conseil d’État tient deux
audiences de plusieurs heures en présence de représentants du
personnel pénitentiaire, des personnes détenues et du ministère de la
Justice. Dans sa décision, il examine le détail des revendications et
vérifie que les mesures déjà prises et celles annoncées lors des
échanges permettent de réduire le risque de contamination au sein des
prisons. Ainsi, s’agissant des mesures demandées par le syndicat de
personnels pénitentiaires, il note que le ministère s’est engagé durant
l’audience à satisfaire la demande des personnels avec une dotation
suffisante de gants à usage unique pour les contacts directs avec les
détenus et une nouvelle livraison de 2  500 litres de gel
hydroalcoolique par semaine. Il rappelle que le ministère a décidé
d’imposer le port d’un masque chirurgical à l’ensemble des agents se
trouvant en contact à la fois direct et prolongé avec les personnes
détenues. Un stock de 260  000 masques chirurgicaux, relève-t-il, a
déjà été alloué à l’administration pénitentiaire à cet effet et la ministre
s’est engagée à assurer, sans rupture, l’approvisionnement de façon à
satisfaire l’ensemble des besoins journaliers (deux masques par agent
pour chaque jour de présence, soit 17  600 masques). En revanche,
contre l’avis de l’administration, le juge des référés estime que le
régime « Portes ouvertes », qui consiste à laisser les portes des cellules
ouvertes pour permettre la circulation des détenus, doit être maintenu
car il est de nature à éviter des tensions et des risques de troubles au
sein des établissements. 
Le succès du référé-liberté est tel que c’est aujourd’hui la question
de la self restraint du juge qui se pose. C’est que  la procédure du
référé-liberté porte en germe diverses dérives : extension de la notion
de «  libertés fondamentales  » à toutes sortes de droits, y compris les
droits-créances (droits à)  ; acception trop large de l’urgence ou des
«  atteintes graves et manifestement illégales à une liberté
fondamentale » ; injonctions trop détaillées (le juge faisant alors office
d’administrateur)  ; mesures non immédiatement utiles à la cessation
de l’atteinte alléguée  ; prescriptions impossibles (matériellement ou
financièrement) à exécuter.
Le juge des référés du Conseil d’État, bien que généralement plus
prudent que celui des tribunaux administratifs, cède parfois à la
tentation de l’interventionnisme, non sans répercussions importantes
sur la conduite des politiques publiques lorsque l’acte, à l’encontre
duquel les mesures de sauvegarde sont demandées, est un décret
réglementaire.
Tel est le cas du décret du 30 mars 2021 portant diverses mesures
relatives au régime d’assurance chômage. Le 22 juin 2021, le juge des
référés-suspension du Conseil d’État suspend l’entrée en vigueur des
nouvelles règles de calcul de l’allocation chômage figurant dans ce
décret, en considérant que la conjoncture économique et le marché
du travail sont trop incertains pour que ces règles prennent  effet le
1er  juillet 2021. Avec les nouvelles règles de calcul de l’allocation
chômage, le gouvernement souhaitait favoriser l’emploi durable en
rendant moins favorable l’indemnisation chômage des salariés
alternant périodes d’emploi et périodes d’inactivité. Alors même que
le contexte économique s’améliore ces dernières semaines, estime le
juge des référés du Conseil d’État, de nombreuses incertitudes
subsistent quant à l’évolution de la crise sanitaire et ses conséquences
économiques sur la situation de celles des entreprises qui recourent
largement aux contrats courts pour répondre à des besoins
temporaires. Or, en cas de mauvaise conjoncture, ces nouvelles règles
de calcul des allocations chômage pénaliseraient de manière
significative les salariés de ces secteurs, qui subissent plus qu’ils ne
choisissent l’alternance entre périodes de travail et périodes
d’inactivité. L’appréciation à laquelle se livre ainsi le juge des référés
du Conseil d’État relève d’une expertise prévisionnelle qu’il ne
possède pas. Subjective, elle sera démentie par l’évolution ultérieure
du marché de l’emploi : les intentions d’embauche des entreprises en
2021 sont supérieures à ce qu’elles étaient en 2019, et de nombreux
secteurs font état de difficultés de recrutement.

EXPANSION ET HÉGÉMONIE DU DROIT EUROPÉEN

La suprématie du droit européen sur le droit national vaut tant


pour le droit issu des traités sur l’Union européenne que pour le droit
issu de la Convention européenne des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. Les jugements rendus par nos deux cours
suprêmes européennes, Luxembourg et Strasbourg, conduisent
nécessairement –  parce que c’est la pente naturelle de ce droit
individualiste et abstrait dont le seul interprète est le juge  – à faire
prévaloir, dans beaucoup de domaines, les intérêts personnels ou
catégoriels sur l’intérêt général, la concurrence sur la compétitivité, le
marché sur le service public, les agents économiques sur les citoyens
et les revendications des particuliers et des minorités agissantes sur le
pacte social et sur l’ordre public. Devant un phénomène qui le
dépossède de ses prérogatives essentielles, le personnel politique
semble frappé de schizophrénie.

Le droit de l’Union européenne


La primauté du droit européen vaut d’abord pour le droit de
l’Union européenne.
La grande révolution juridique survenue en France depuis un
demi-siècle est que tout juge national, quel que soit son ordre et son
ressort, doit faire prévaloir le traité sur la loi, même postérieure. La
Cour de cassation l’a admis dès 1975 avec sa décision Société des
Cafés Jacques Vabre. Le Conseil d’État français a fait de la résistance
jusqu’à capituler par l’arrêt Nicolo en 1989. « Comment avez-vous pu
prendre cet arrêt Nicolo ? », avait demandé Jean-Pierre Chevènement
au vice-président du Conseil d’État de l’époque, le subtil Marceau
Long. La réponse fut la suivante  : «  Nous résistions depuis si
longtemps… La Cour de  cassation a accepté la primauté du droit
européen en 1975 et nous sommes en 1989  !… Vous savez, on ne
résiste pas à l’air du temps ! »
Toutes les juridictions nationales sont gardiennes du droit de
l’Union. Elles deviennent donc fonctionnellement des «  organes
supplétifs » de la Cour de justice de l’Union européenne. « Supplétif »
est d’ailleurs un mot faible : depuis belle lurette, le juge national est le
juge communautaire de droit commun. Les juridictions nationales
posent des questions préjudicielles à la CJUE en cas de doute sur la
portée du droit de l’Union, mais écartent d’elles-mêmes les normes
nationales, y compris législatives, lorsqu’elles leur paraissent
« clairement contraires » au droit de l’Union. Un exemple entre cent :
la Cour de cassation vérifie que les contrôles à la frontière, même
motivés par l’urgence de la lutte contre la criminalité organisée, ne
sont pas un succédané du contrôle aux frontières à l’intérieur de
l’espace Schengen.
Car le droit de l’Union européenne ne se réduit plus, depuis
longtemps, à un droit économique. Il a investi les questions de justice
et de police, la lutte contre les discriminations, l’entrée et le séjour des
étrangers, les relations du travail, l’environnement, la propriété
intellectuelle, les traitements de données personnelles (pensons aux
soixante pages occupées au Journal Officiel de l’Union européenne
par le Règlement relatif à la protection des personnes physiques à
l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre
circulation de ces données, le fameux RGPD).
La jurisprudence de la CJUE a fait produire les plus grandes
conséquences à des principes dégagés par le juge lui-même, sans base
textuelle explicite : primauté (toute norme nationale contraire au droit
de l’Union doit être écartée par toute autorité nationale ou
européenne, politique, administrative ou juridictionnelle)  ; «  effet
direct » (beaucoup d’actes de droit dérivé s’appliquent sans qu’il soit
besoin d’intermédiation nationale)  ; «  effet utile  » (l’absence de base
légale d’une mesure en droit de l’Union est couverte par le fait qu’elle
permet la réalisation d’un objectif de l’Union)  ; théorie des
«  compétences implicites  ». Même à défaut de base légale explicite
dans les traités, diverses matières ont été attraites par la CJUE dans le
droit de l’Union en raison de leurs interférences avec la libre
circulation des marchandises, des services et des capitaux.
La sauvegarde de la concurrence est d’interprétation large,
remettant en cause la plupart des interventions économiques de l’État
et des collectivités territoriales. Se sont continument durcies, au
travers des textes et de la jurisprudence, les conditions de fond et de
procédure auxquelles sont assujetties les aides publiques, notion
d’interprétation elle-même extensive.
Depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, fait partie
intégrante du droit de l’Union la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne, dont le champ d’application va au-delà de celui
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et
des libertés fondamentales, puisqu’il couvre des domaines comme la
bioéthique, les droits de l’enfant, l’accès aux documents
administratifs, le droit de pétition, l’environnement, etc.
Dès avant cela, la Cour de justice appliquait la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (et la jurisprudence de la Cour de Strasbourg),
incorporée depuis lors explicitement dans le traité sur l’Union
européenne (art. 6, § 3), ainsi que les « principes généraux du droit de
l’Union  » (inspirés des principes généraux du droit dégagés par le
Conseil d’État français).
Le champ investi par le droit de l’Union et ses juges s’est
doublement étendu depuis le traité de Rome  : quant aux matières
(expansion horizontale) et quant aux critères de contrôle (principes
généraux du droit de l’Union, Charte des droits fondamentaux,
traités, droit dérivé…). Cette expansion verticale du droit de l’Union
ne joue, en théorie, que dans les domaines investis par ce droit (et
non dans ceux où la matière échappe à la compétence exclusive ou
partagée de l’Union), mais c’est déjà beaucoup, puisque cela
comprend tout acte national intervenant dans une matière touchée
par le droit de l’Union, primaire ou dérivé.
Le droit de l’Union prévaut sur tous les textes de droit interne, y
compris constitutionnels. Dès 1964, un arrêt Costa c/  Enel fait la
théorie de cette primauté du droit européen (alors « communautaire »)
sur le droit interne. Pour en mesurer pleinement la portée, il faut citer
son considérant central  : «  À la différence des traités internationaux
ordinaires, le traité [alors de Rome] a institué un ordre juridique
propre intégré au système juridique des États membres […] et qui
s’impose à leur juridiction. […] le droit né du traité ne pourrait donc,
en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement
opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère
communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la
Communauté elle-même ; […] le transfert opéré par les États, de leur
ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire
[…] entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains
contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur
incompatible avec la notion de Communauté. »
Ce principe de primauté du droit de l’Union, création à l’origine
jurisprudentielle, fut le principal problème qu’eut à régler le Conseil
constitutionnel en 2004 avec le «  traité établissant une Constitution
pour l’Europe  », celui-ci gravant le principe de primauté dans le
marbre des traités. Si elle n’est plus explicitement énoncée dans le
corps même du traité de Lisbonne, la primauté du droit de l’Union
n’en figure pas moins dans la déclaration no  17 annexée à ce traité.
Surtout, il demeure la règle cardinale de ce droit, constamment
appliquée tant par les organes de l’Union que par les juges nationaux.
Il faut bien comprendre que le « droit de l’Union » qui prime tout
texte de droit interne, ce n’est pas seulement le «  droit primaire  »,
celui des traités (traité sur l’Union européenne, traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne). Ce sont aussi les
règlements, décisions-cadre et directives, c’est-à-dire la masse
imposante du droit dérivé. Ce droit est complexe, technique, dispersé,
mal « consolidé », non codifié. Son manque de lisibilité doit beaucoup
à la multiplicité des intervenants, officiels et officieux. Les « appels à
contributions  », s’ils se réclament de la transparence et de la
participation de la société civile, font une large place aux lobbies,
économiques ou idéologiques. Ceux-ci opèrent, fort efficacement,
dans les coulisses de l’Union. Les États membres, eux, tombent
souvent dans les pièges d’une négociation dont ils évaluent mal
l’impact. Le contrôle par les parlements nationaux des actes de
l’Union est bien formel, au moins en France.
Le droit issu de ce processus est impératif et d’effet direct. C’est
même vrai des directives puisque, passé le délai de transposition, sont
d’effet direct leurs prescriptions précises et inconditionnelles (Van
Duyn, 1974), ce qui est fréquent car les directives sont souvent
rédigées de façon détaillée.
La volonté d’assurer au droit de l’Union son effectivité et son
unité conduit la CJUE (et donc les juridictions nationales) à gommer
les particularités nationales, en ignorant, par exemple, le partage
public / privé correspondant à la culture de chaque pays membre, ce
qui, dans le cas de la France, place nos établissements publics en état
de sursis et nous oblige à nous raccrocher, pour justifier les aides
publiques, à la branche fragile des prestations «  in house  » (CJCE,
Teckal, 18 novembre 1999).
L’incidence de la jurisprudence de la CJUE est considérable sur
les droits que particuliers et personnes morales peuvent tirer du droit
primaire comme du droit dérivé. Elle  le fait d’autant plus que son
critère d’interprétation du droit de l’Union est finaliste
(« téléologique » disent les spécialistes). Elle l’a fait depuis longtemps
en matière d’accès aux professions. Ainsi, dans un arrêt Kreil du
11 janvier 2000, la Cour tranche la question de savoir si le respect de
l’égalité de traitement entre hommes et femmes imposé par une
directive s’oppose à l’application des dispositions constitutionnelles
allemandes excluant les femmes des emplois militaires comportant
l’utilisation d’armes. La Cour juge que  : «  la directive s’oppose à
l’application de dispositions nationales, telles que celles du droit
allemand, qui excluent d’une manière générale les femmes des
emplois militaires comportant l’utilisation d’armes […]. »
Autre exemple, en matière d’immigration cette fois. La  CJUE a
jugé en 2011 que la « directive retour » de décembre 2008 serait privée
d’effet utile si une garde à vue, qui relève de la procédure pénale, était
possible contre un étranger en situation irrégulière, sans avoir épuisé
au préalable les procédures d’éloignement prévues par cette
directive 7. Or, la garde à vue était, en France, la première étape de
l’éloignement, et n’était pas accompagnée de poursuites pénales.
C’était donc la condition effective de la mise en œuvre des procédures
de reconduite voulues par la directive… Pour se conformer à cet arrêt,
que personne n’avait prévu, il a fallu inventer une «  retenue  » ayant
toutes les caractéristiques objectives de la garde à vue, sans en porter
l’étiquette : solution à la fois compliquée et hypocrite. L’analyse faite
par la Cour de Luxembourg, vite suivie par la Cour de cassation, a
obligé la France, en 2012, à d’importantes modifications de
l’incrimination de séjour irrégulier et à une redéfinition des
procédures relatives au contrôle et à la vérification de la régularité de
séjour, propres à assurer, dans le cadre d’une contrainte
«  proportionnée  », la mise en œuvre des procédures administratives
d’éloignement. Dans la pratique, il ne s’agit (comme l’ancienne garde
à vue) ni plus ni moins que de retenir l’intéressé dans un local policier
avant son éventuel transfert en centre de rétention administrative.
L’effet concret de cet arrêt en matière de libertés doit donc être
relativisé. Seule a véritablement changé l’étiquette juridique apposée
sur la «  retenue  » d’un étranger en situation irrégulière dans un
commissariat…

Le droit issu de la Convention européenne de sauvegarde


des droits de l’homme

La suprématie du droit issu des traités européens sur la loi


nationale est tout aussi manifeste s’agissant de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales.
La jurisprudence de la Cour de Strasbourg a porté jusqu’ici aux
souverainetés nationales des atteintes encore plus fortes et plus
imprévisibles que celle de Luxembourg. Les constructions
audacieuses de la jurisprudence de la CEDH ont été édifiées sur des
notions dont le bref énoncé dans la Convention n’avait sûrement pas
pareille portée dans l’esprit de ses signataires en novembre  1950.
Ceux-ci sortaient des abominations de la Seconde Guerre mondiale et
n’imaginaient sûrement pas de tels développements.
Ainsi avec la notion de «  procès équitable  » (art.  6 de la
Convention) qui, pour la Cour, s’étend en amont du procès (garde à
vue) et à des procédures qui ne sont pas des procès civils et pénaux (le
contrôle de la Cour ne s’arrêtant ni au caractère disciplinaire ou
administratif, et non juridictionnel, de la procédure de sanction, ni au
seuil des cours constitutionnelles)  ; avec la condamnation presque
systématique des lois de validation ; avec des exigences toujours plus
strictes en matière d’«  égalité des armes  » (la Cour bannissant par
exemple du délibéré, même s’ils s’y tiennent cois, rapporteurs publics
et ministère public 8  ; ou remettant en cause le rôle du parquet
français dans la procédure pénale).
Il en est encore ainsi de la jurisprudence sur la vie privée (art. 8),
dont la protection commande le droit au rapprochement familial
(avec des effets considérables sur les législations et les jurisprudences
des États membres en matière migratoire)  ; ou du «  principe
d’autodétermination de la personne  », que la Cour tire aussi du
respect de la vie privée, et qui fonde le « droit de chacun de décider de
quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition
qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et
d’agir en conséquence » (Haas, 2011 ; Koch, 2012) ; ou de la notion
de liberté d’opinion et de croyance (art.  9), dont la Cour a tiré un
droit à l’objection de conscience au service militaire (7  juillet 2011,
Bayatyan)  ; ou de la notion de «  bien  », objet du droit de propriété,
qui a été étendue à des objets immatériels tels qu’une espérance
raisonnable de se voir reconnaître un droit (jurisprudence
récurrente)  ; ou de l’arrêt du 2  octobre 2014, par lequel la CEDH
conclut que la France viole la Convention européenne des droits de
l’homme en interdisant les syndicats dans l’armée.
Plus troublante que le contenu de ces solutions est leur portée
juridique intangible et irréversible, expression d’un Bien indiscutable
s’imposant aux États et aux peuples.
Pose problème aussi l’approche de la Cour de Strasbourg, qui
consiste à faire masse des circonstances et des règles nationales, pour
porter une appréciation globale et impressionniste sur le caractère
proportionné d’une «  ingérence  » perpétrée par un État contre un
droit fondamental. Les droits subjectifs se voient ainsi protégés par
une appréciation elle-même subjective, mêlant le fait et le droit. D’où
des arrêts qu’il est difficile d’anticiper et dont il est ardu de tirer les
conséquences au niveau de la législation.
Le droit de la CEDH, à 99  % jurisprudentiel, conçu à l’origine
comme un standard minimal (bannir la torture), est devenu une sorte
de sommet irénique, une cime nuageuse, hermétique à beaucoup
d’États membres du Conseil de l’Europe (ensemble beaucoup plus
large que l’Union européenne puisqu’y figure notamment
l’Azerbaïdjan). Il est plus indéchiffrable encore pour le justiciable
ordinaire 9. Mais les officines spécialisées – lobbies et ONG – en font
leur miel.

UNE CLASSE POLITIQUE SCHIZOPHRÈNE

On compare parfois les pouvoirs de nos deux cours


supranationales –  Luxembourg et Strasbourg  – à celui de cours
constitutionnelles. Mais ce pouvoir est en vérité plus grand. Si la
majorité qualifiée est atteinte au Parlement français (majorité dans
chaque chambre, puis majorité des trois cinquième au Congrès), une
jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être anéantie par une
révision de la Constitution. Le Représentant recouvre alors –
 exceptionnellement – son empire sur le juge. On l’a vu pour le droit
d’asile en 1993, pour la parité hommes  /  femmes en  1999 et  2008,
pour le corps électoral de la Nouvelle-Calédonie en 2007. Un tel « lit
de justice » n’existe pas pour surmonter les arrêts de Luxembourg ou
de Strasbourg… Le Représentant européen, qu’il soit
intergouvernemental (Conseil) ou supranational (Parlement), n’aura
jamais barre sur la Cour de justice.
Les États membres sont schizophrènes à l’égard de la Cour de
justice de l’Union européenne, pestant contre tel arrêt, mais étendant
constamment ses pouvoirs. Ainsi, avec le traité de Maastricht, ils ont
renforcé le pouvoir juridictionnel de la CJUE (notamment avec le
«  recours en manquement sur manquement  », permettant à la
Commission, en cas de manquement répété, de demander à la Cour
de condamner l’État à une astreinte). Avec le traité de Lisbonne, ils
étendent son contrôle à l’ancien troisième pilier (espace de sécurité,
police, justice) et les critères de ce contrôle, toutes matières
confondues ou presque, à la Charte européenne des droits
fondamentaux : l’extension se réalise, on l’a dit, à la fois en surface et
en profondeur. Plus récemment, les États membres confient à la
CJUE un pouvoir de police en matière budgétaire. Sur le fondement
du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein
de  l’Union économique et monétaire, la CJUE peut par exemple
(mais cette possibilité a été suspendue pendant la crise sanitaire)
adresser des injonctions à la France ou la mettre à l’amende, si, saisie
par un autre État membre, elle juge que le mécanisme automatique
de correction des déficits budgétaires que nous avons mis en place
avec la loi organique du 17  décembre 2012, relative à la
programmation et à la gouvernance des finances publiques, est
insuffisant au regard des exigences de l’article 3 de ce traité…
L’attitude des politiques laisse perplexe. Ainsi, tel illustre
négociateur français de l’avant-projet de traité « portant Constitution
pour l’Europe  » n’avait perçu ni la «  justiciabilité  », ni la portée
normative de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne annexée à ce projet (et qui l’est dans les mêmes termes au
traité de Lisbonne), assurant qu’il s’agissait d’un simple «  document
d’orientation ».
Le rôle déterminant du juge, au niveau européen, fait bouger les
lignes de la séparation des pouvoirs. Ce n’est pas seulement la
souveraineté nationale qui se trouve minorée face à des instances
supranationales, mais la souveraineté populaire, incarnée par des
hommes politiques élus (qu’ils soient nationaux ou supranationaux),
ou par des exécutifs responsables devant les élus, qui doit plier, plus
encore que dans le cadre national, devant le pouvoir du juge.
Comme le dit Anne-Marie Le  Pourhiet  : «  Si le droit que l’on
prétend appliquer n’a pas sa source dans la démocratie et la
souveraineté populaire et ne reflète que les diktats d’une oligarchie
voulant imposer ses propres choix idéologiques aux nations, contre
leur volonté collective, alors ce droit n’est pas légitime. Les juges
n’ont pas à faire prévaloir leurs propres idéologies ou celles des
groupes de pression, comme les ONG, qui les instrumentalisent 10. »
Ce qui fait problème, en définitive, ce ne sont ni la construction
européenne en soi, ni même l’existence d’un droit européen, mais le
fait que celui-ci prétende, par l’action du juge, faire régner la morale
et le marché en faisant fi des intérêts et sentiments nationaux. C’est le
logiciel abstrait ainsi «  chargé  » dans le droit européen (Charte
européenne des droits fondamentaux, droit européen de la
concurrence, etc.) qui bride (et brime) les souverainetés nationales. Et
non seulement les souverainetés nationales, mais encore ce qui
pourrait constituer, pour reprendre une idée chère à l’actuel chef de
l’État, une esquisse de volonté souveraine européenne.
On le voit en matière migratoire, comme en matière de lutte
contre le terrorisme et la criminalité organisée. On le voit aussi dans le
domaine des relations économiques internationales, où les organes de
l’Union, pour des raisons de principe, pour des motifs qu’il faut bien
qualifier d’idéologiques, ont toujours voulu jouer l’élève modèle du
libre-échange et n’ont jamais tenté de favoriser la constitution de
champions industriels européens (voir le veto mis par la Commission
au rapprochement entre Alstom et Siemens).
En utilisant une méthode d’intégration qui n’est ni
intergouvernementale, ni fédérale, l’Europe majore inévitablement la
puissance du juge et de l’expert, national ou supranational, dans des
domaines divers, qui peuvent être intensément régaliens.
Ce qui suscite le malaise, c’est ce déplacement de puissance
souveraine vers des organes juridictionnels ou technocratiques, dont
les décisions s’imposent sans recours et de façon pérenne, hors de
tout débat démocratique concret, loin des peuples et de leurs
représentants.
Obscurément, l’opinion publique en conçoit un sentiment de
délaissement  : ses représentants nationaux ne sont plus aux
commandes  ; ses intérêts nationaux ne sont plus servis comme ils le
devraient ou sont purement et simplement négligés  ; alors que le
cadre politique national relayait directement le sentiment populaire,
permettant ainsi à la souveraineté populaire de s’exercer en
sanctionnant électoralement le Réprésentant, les institutions
européennes, régies par un droit et une morale abstraits, éloignées des
peuples, déconnectées du suffrage, converties à la primauté du
marché et prétendant dépasser historiquement l’idée de nation, sont
l’éteignoir de la souveraineté populaire.
Ce sentiment de délaissement (conjugué à d’autres facteurs,
notamment internes, qui vont tous dans le sens d’une perception
douloureuse de l’impuissance étatique) contribue fortement à la perte
de crédibilité des responsables publics et, partant, à la désaffection
pour la chose publique. Il sape, en effet, les bases de la confiance
globale qu’une société se fait à elle-même lorsqu’elle est habitée par la
conviction que la souveraineté nationale préside à sa destinée.
Exacerbés de surcroît par l’hétérogénéité croissante des sociétés
européennes contemporaines (elle-même conséquence de la
philosophie d’ouverture et de libre circulation radicales qui, dans tous
les domaines, sous-tend le projet européen depuis l’origine), les
facteurs de désagrégation de la res publica l’emportent sur ses facteurs
de cohésion. Comme on l’a vu au cours des années récentes, les
conditions d’adhésion à un « Nous » national ne sont plus réunies. Le
« Nous » national, le seul dont la puissance fédératrice soit avérée au
niveau de la société tout entière, explose en une multitude de « nous »
catégoriels, régionalistes ou tribaux trouvant dans les institutions
européennes une caisse de résonance.
La séquence référendaire commencée en 2005, avec les
consultations française et néerlandaise sur le traité établissant une
Constitution pour l’Europe, a connu son point d’orgue avec le Brexit.
Elle manifeste l’allergie des peuples à l’égard de ce qu’ils perçoivent
comme une dissolution de leurs personnalités nationales dans les eaux
d’une mondialisation dont l’Europe serait la cheville ouvrière. À tort
ou à raison, ils voient, en effet, dans l’Union européenne, ses
institutions, ses abstractions, un amplificateur de leur dilution
existentielle : dilution par le marché, par le libre-échange, par les flux
migratoires, par le caractère désincarné des références convoquées
dans les processus d’intégration et d’internationalisation.
Les peuples protestent contre l’idée que l’ouverture au monde de
la société contemporaine impliquerait la relégation des mémoires
collectives particulières et l’effacement des frontières. Qu’on le
déplore ou qu’on s’en réjouisse, l’identité nationale revient ainsi
questionner de façon lancinante la construction européenne. Pour
prévenir la catastrophe d’une répudiation définitive, pour éviter que
les démagogues aient le dernier mot, l’Europe doit réapprendre à
vivre avec les identités nationales. Elle doit dissiper le malentendu
selon lequel la fin des nations serait son horizon et le prix à payer
pour la paix continentale.
Car il faut se rendre à l’évidence  : il n’existe pas de patriotisme
européen. L’Europe est perçue comme une machine économique et
juridique. La révérence pour les droits de l’homme, par définition
transnationaux, ne peut lui tenir lieu d’âme, surtout lorsque leur
intransigeante sauvegarde par les cours de Luxembourg et de
Strasbourg heurte les sensibilités nationales (comme dans l’affaire des
droits de vote des détenus au Royaume-Uni) ou frustre la demande
de sécurité (comme, de façon réitérée, en matière de lutte contre la
grande criminalité et le terrorisme).

1. Denys de Béchillon, « Réformer “d’abord” la pensée constitutionnelle », L’Express, dossier


« dix propositions concrètes pour sortir de l’immobilisme », 19 octobre 2021.
2. N°  2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, cons. 27 à 29. Voir aussi, pour la retenue
douanière, 2010-32 QPC du 22 septembre 2010.
3. Loi no 2011-392 du 14 avril 2011 relative à la garde à vue.
4. Par exemple CEDH, Brusco c/  France, 14 octobre 2010. Voir aussi, entre autres
précédents, CEDH, Dayanan contre Turquie, du 13 décembre 2009, qui juge que « l’équité
d’une procédure pénale requiert d’une manière générale que le suspect jouisse de la
possibilité de se faire assister par un avocat dès le moment de son placement en garde à vue
ou en détention provisoire ».
5. N° 2014-428 QPC du 21 novembre 2014 ; no 2015-508 QPC du 11 décembre 2015.
6. N°  93-326 DC du 11 août 1993, cons.  12 à 15  ; no  2004-492 DC du 2  mars 2004,
cons. 31 et 32.
7. Directive du Parlement européen et du Conseil (16  décembre 2008) sur les normes et
procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de
pays tiers en séjour irrégulier.
8. Voir notamment Martinie c/ France du 12 avril 2006.
9. Il est troublant à cet égard que les parties aux procès strasbourgeois soient plus souvent
des procéduriers aguerris que des victimes d’exactions et que les États condamnés soient plus
souvent la France ou le Royaume-Uni que d’autres membres du Conseil de l’Europe, arrivés
beaucoup plus tardivement, et surtout plus incomplètement intégrés dans le cercle des États
de droit.
10. Le Figaro, 28 décembre 2020.
DEUXIÈME PARTIE

DU CAPRICE DU PRINCE
AU CAPRICE DU JUGE
Le juge contre l’État régalien

Le pouvoir du juge s’affirme principalement contre l’État régalien


et en faveur des catégories réputées maltraitées par celui-ci. Se
pensant au service de la transformation sociale, son action rejoint
souvent celle des militants. Cet activisme brouille les lignes plus
encore qu’il ne les déplace, conduisant parfois à des conflits
frontaliers entre juges. Il pousse une partie de la magistrature
judiciaire au militantisme pur et dur, comme l’illustre l’affaire du
«  mur des cons  ». Il conduit le juge administratif, en particulier en
matière de lutte contre le communautarisme, à s’opposer à la
transposition de la coutume républicaine dans le droit positif.

LE JUGE À LA RESCOUSSE DES ACTIVISTES

Dans nombre de dossiers, on voit les cours et tribunaux se plier


aux exhortations d’Oswald Baudot et voler à la rescousse des
activistes. Citons, pour sa valeur emblématique, l’affaire du
« décrochage » des portraits officiels du chef de l’État.
En septembre 2019 le tribunal correctionnel de Lyon relaxe deux
personnes qui, s’étant emparées de la photo officielle d’Emmanuel
Macron dans la mairie du IIe arrondissement de la ville, en compagnie
d’une vingtaine d’autres activistes ayant fait irruption dans les locaux,
étaient poursuivies pour vol en réunion. Le parquet avait
modestement requis à leur encontre une amende de 500 euros.
Pour le tribunal correctionnel, l’enlèvement du portrait du chef de
l’État ne saurait être pénalement sanctionné, parce que ses auteurs,
militants écologistes, se trouvaient dans un « état de nécessité » face à
l’inaction de l’État contre le réchauffement climatique. L’enlèvement
sans autorisation du portrait du Président doit être  regardé, selon le
tribunal, «  comme le substitut nécessaire du dialogue impraticable
entre le président de la République et le peuple ».
En jugeant ainsi, le tribunal ne se borne pas à trouver aux
décrocheurs des circonstances atténuantes. Ni même à relativiser les
faits susceptibles de caractériser un vol en l’espèce. Il présente le
décrochage comme la réponse légitime à la carence des pouvoirs
publics face à un fléau planétaire. Mieux  : il fournit une théorie
générale de la nécessité de la désobéissance civile face à un pouvoir
indigne : « Le mode d’expression des citoyens en pays démocratique,
considère-t-il en effet, ne peut se réduire aux suffrages exprimés lors
des échéances électorales, mais doit inventer d’autres formes de
participation dans le cadre d’un devoir de vigilance critique. »
Il n’est guère surprenant que ce jugement ait été applaudi par le
monde militant (« Le juge a été très courageux, cette décision restera
dans l’histoire  », a déclaré, sur Franceinfo, Cécile Duflot, directrice
générale de l’ONG Oxfam France et ancienne ministre). Le jugement
du tribunal correctionnel de Lyon peut sembler au contraire terrifiant
pour le devenir de notre État de droit et ce, à divers titres.
En premier lieu, s’il faisait jurisprudence, il n’y aurait plus qu’à
remiser préventivement toutes les Marianne et tous les portraits du
président de la République installés dans les bâtiments officiels pour
leur éviter d’être impunément décrochés par des manifestants
excipant de justes causes délaissées par le gouvernement. Toutes
sortes d’autres actes protestataires bénéficieraient d’une immunité
juridictionnelle, pourvu qu’ils soient inspirés par des motifs assez
nobles pour susciter l’adhésion d’un juge progressiste. 
En deuxième lieu, le tribunal fait ici un usage ébouriffant de la
notion d’« état de nécessité ». Cause d’irresponsabilité pénale définie
par le législateur, l’état de nécessité permet par exemple de ne pas
réprimer un vol dans le cas, exceptionnel, où son auteur y était acculé,
par exemple parce qu’il était affamé. L’article 122-7 du code pénal le
délimite comme suit : « N’est pas pénalement responsable la personne
qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même,
autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la
personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens
employés et la gravité de la menace.  » Nous en sommes loin en
l’espèce, sauf à soutenir que le décrochage du portrait du Président
serait nécessaire au salut de la planète.
En troisième lieu, le tribunal correctionnel de Lyon chamboule les
notions les plus élémentaires de séparation des pouvoirs en se faisant
juge de la politique environnementale des pouvoirs publics et de ses
insuffisances. Il n’en a ni la compétence juridique, ni la compétence
scientifique.
En quatrième lieu, ce jugement illustre la dérive qui, depuis une
quarantaine d’années, voit le prétoire devenir un enjeu stratégique
pour les minorités agissantes et les groupes contestataires. Le
jugement du tribunal correctionnel de Lyon atteste de cette dérive par
sa motivation révolutionnaire. N’inverse-t-il pas complètement la
place des parties dans le procès  ? Avec lui, les premiers sont les
derniers  ; de prévenu, le décrocheur devient héros  ; d’offensés, les
pouvoirs publics deviennent offenseurs. Dans le box, ils remplacent le
décrocheur, tout en supportant un chef d’accusation autrement plus
grave que lui : inertie devant le cataclysme. Autant dire crime contre
l’humanité et écocide. Rejoignant le militant dans la dénonciation du
mauvais pouvoir, capitalisant sur le discrédit qui touche la classe
politique, embrassant la cause du Bien sur cette scène manichéenne à
laquelle se réduit aujourd’hui le débat public dans un certain nombre
de domaines (environnement, immigration, entre autres), le juge
(façon tribunal correctionnel de Lyon) devient le rédempteur qui
rallie les mutins du système et, suscitant le ravissement médiatique,
fait plier ce dernier. Cercle vicieux que cet engouement militant pour
le juge, car il renforce l’hubris juridictionnelle. Contrairement à ce que
dit Mme Duflot, ce serait résister à cette griserie qui serait courageux.
En dernier lieu, le tribunal livre une vision de l’ordre public en
profonde contradiction avec l’exigence démocratique qu’il invoque
pour légitimer l’action des décrocheurs. Symbole du lien républicain
unissant les citoyens en dépit de la diversité de leurs opinions, la
présence du portrait du chef de l’État et des bustes de Marianne dans
les hôtels de  ville atteste, comme les emblèmes nationaux (hymne,
drapeau), de notre attachement à un noyau consensuel d’affections et
de loyautés. Ces symboles disent ce que nous avons de commun et
qui nous met en mesure de débattre pacifiquement de nos différends.
Y porter atteinte, c’est rompre ce lien et rendre par conséquent
impossible la gestion des affaires communes.
Si critique qu’on soit à l’égard de la politique du gouvernement, ce
n’est ni en dérobant le mobilier public, ni en portant atteinte aux
emblèmes nationaux que l’on servira la cause de l’environnement, ni
aucune autre cause d’ailleurs. Le traitement des problèmes complexes
auxquels se trouve confrontée la société contemporaine appelle non le
tapage de l’agit-prop, mais la patience des expertises techniques, des
arbitrages démocratiques et des compromis sociaux. En démocratie,
l’action de la collectivité, comme sa réorientation (même radicale),
supposent le respect par tous de règles du jeu communes. Elles
impliquent aussi une révérence partagée pour les symboles exprimant
le noyau consensuel de la nation. Le juge n’a pas à jouer, dans ce
processus démocratique, à l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
À cet égard, s’il n’apporte, au sens étroitement matériel du terme
«  ordre public  », qu’un «  trouble à l’ordre public très modéré  »
(comme dit le tribunal correctionnel de Lyon), le décrochage des
portraits du Président, en se banalisant et en bénéficiant de la
bienveillance (ou, pire encore, de la solidarité idéologique) des juges,
causerait un dommage considérable à cet ordre public immatériel sans
lequel aucune société ne peut survivre.

ACHARNEMENT JUDICIAIRE ET GUERRE DES JUGES

La fonction de la justice est d’apaiser les conflits en les tranchant


au regard de la loi. Mais parfois elle les attise  en se laissant
instrumentaliser par les passions. Elle s’affranchit alors de la loi et
tombe dans la cacophonie. C’est le cas de l’affaire Vincent Lambert.
Mai 2019. On croyait entrevoir la fin de l’acharnement judiciaire
qui faisait obstacle, depuis une dizaine d’années, à l’application des
lois Leonetti (2005) puis Leonetti-Claeys (2016) à la situation de
Vincent Lambert.
Cette législation était applicable au cas d’espèce  : celui d’un
accidenté tétraplégique cérébrolésé dont l’état végétatif irréversible
avait été dûment expertisé. Les lois Leonetti-Claeys –  qui sont des
textes largement consensuels, fruits longuement mûris de très amples
débats, au Parlement comme devant diverses instances éthiques et
médicales – ont entendu en effet, au-delà du traitement spécifique des
grands malades en fin de vie, mettre un terme à l’obstination
thérapeutique déraisonnable lorsque le maintien en vie est artificiel et
le rétablissement de la conscience exclu.
Or, quelques heures après le début de cessation de l’alimentation
et de l’hydratation artificielles dispensées à Vincent Lambert par le
CHU de Reims (cessation décidée selon la procédure collégiale
organisée par la loi Leonetti- Claeys et assortie de la sédation
profonde et des soins palliatifs prévus par la même loi), la Cour
d’appel de Paris a ordonné, le 20 mai, la reprise du traitement.
Ce jugement inattendu prenait le contrepied d’une trentaine de
décisions juridictionnelles, rendues dans cette affaire par la justice
administrative (en dernier lieu un référé du Conseil d’État du 24 avril
2019) et par la Cour européenne des droits de l’homme. Il
prolongeait le calvaire de tous les proches de Vincent Lambert : ceux
qui étaient partisans de l’arrêt du traitement, mais aussi ceux qui y
étaient hostiles, en donnant à ces derniers l’illusion d’un revirement
de la justice, alors que le jugement du 20  mai 2019 n’était qu’une
« mesure conservatoire » prise par un juge incompétent.
C’est tout autant par sa motivation que par ses conséquences
directes que le jugement de la Cour d’appel était inacceptable, car
perpétrant, au-delà de l’affaire Lambert et des problèmes d’éthique
médicale, une sorte de coup de force juridique dont les conséquences
auraient été systémiques.
Le contentieux des décisions d’arrêt du traitement prises, en
application de la loi Leonetti-Claeys, dans le cadre d’un hôpital public
relève de la compétence du juge administratif. Personne jusqu’ici ne
mettait en doute cette compétence. Si la Cour d’appel de Paris s’est
emparée du sujet, c’est en vertu d’une conception abusive de la
théorie de la « voie de fait ».
La théorie de la « voie de fait » attribue exceptionnellement au juge
judiciaire la connaissance des actes de l’administration lorsqu’ils sont
insusceptibles de se rattacher aux prérogatives de celle-ci et gravement
attentatoires à la liberté individuelle ou au droit de propriété. Pour
estimer ces conditions remplies en l’espèce, la Cour d’appel retenait
qu’en refusant d’exécuter les mesures de maintien des soins
demandées le 3 mai 2019 par le CIDPH, le Comité international des
droits des personnes handicapées de l’ONU (que les parents de
Vincent Lambert avaient saisi après s’être vus déboutés par la Cour
européenne des droits  de l’homme), l’«  État français  » avait pris une
décision insusceptible de se rattacher à ses prérogatives, car contraire
à ses engagements internationaux.
De quels engagements s’agit-il  ? D’un protocole (facultatif) à la
Convention des Nations unies relative aux droits des personnes
handicapées, ratifiée par la France, laquelle, soit dit au passage,
devrait y regarder de plus près avant de souscrire de tels engagements,
même lorsqu’ils semblent relever d’orientations non contraignantes.
Ce protocole habilite un «  comité international des droits des
personnes handicapées » à « recevoir et examiner les communications
présentées par des particuliers ou groupes de particuliers  » qui
«  prétendent être victimes d’une violation par cet État Partie des
dispositions de la Convention  ». En ne donnant pas le temps au
CIDPH de s’informer complètement du dossier Lambert, la France
négligerait ses engagements internationaux de façon si grossière que la
décision d’arrêt du traitement deviendrait insusceptible de se
rattacher aux prérogatives normales de l’administration hospitalière.
Cette construction était d’une légèreté insoutenable à divers
égards.
Comme l’avait indiqué la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, les
délibérations du Comité sont de simples avis, ne liant pas les États
signataires. À supposer même que la Convention des Nations unies
relative aux droits des personnes handicapées ait conféré aux mesures
conservatoires demandées par le CIDPH un effet contraignant pour la
France, ce qui n’est pas le cas, comment regarder comme
«  insusceptible de se rattacher aux prérogatives administratives  » une
décision hospitalière d’arrêt du traitement prise conformément à la loi
nationale et sur laquelle les autorités exécutives françaises n’exercent
aucun pouvoir hiérarchique ?
S’agissant de la condition d’atteinte grave à la liberté individuelle,
la Cour d’appel ignorait, ou feignait d’ignorer, que celle-ci a un
contenu précis  : la protection contre la détention arbitraire (habeas
corpus), confiée au juge judiciaire par l’article  66 de la Constitution.
En absorbant tous les droits fondamentaux de la personne dans la
notion de liberté individuelle au sens de l’article  66 de la
Constitution, la Cour d’appel affirmait implicitement que le juge
judiciaire est le seul protecteur légitime des droits fondamentaux en
général. C’était en évincer le juge administratif  qui, bien qu’ayant
défendu ces droits avec vigueur et vigilance depuis deux siècles, se
voyait potentiellement invité à ne plus contrôler que la régularité
formelle des actes administratifs. Autant alors fusionner les deux
ordres de juridictions.
Le contentieux de l’affaire Lambert alimentait depuis une dizaine
d’années le drame humain et familial que l’on sait. Elle causait un
trouble majeur à des équipes médicales méritantes et courageuses,
soumises aux ingérences aléatoires des médias, des activistes de tout
poil, des juges de tous ordres et désormais des comités Théodule
onusiens. Il aurait été affligeant que ce contentieux soit, en outre, le
prétexte d’un coup de force jurisprudentiel étendant démesurément la
notion de voie de fait, inféodant la France à une comitologie
internationale hors-sol et signifiant au juge administratif qu’il n’est
pas à sa place en matière de libertés. Les mêmes  juristes
« progressistes » qui soutenaient hier que la loi Leonetti-Claeys n’allait
pas assez loin se félicitaient, le 20  mai 2019, de sa paralysie parce
qu’elle était prononcée par la Cour d’appel de Paris au nom des droits
individuels et de nos obligations internationales.
Fort heureusement, la Cour de cassation a fait prévaloir la raison
dans l’arrêt qu’elle a rendu le 28 juin 2019 sur les pourvois formés par
le ministre de la Santé, le ministre des Affaires étrangères et le CHU
de Reims. Par cet arrêt, elle casse sans renvoi l’arrêt de la Cour
d’appel de Paris.
La guerre des juges aura donc été évitée dans l’affaire Vincent
Lambert. Une affaire –  est-il besoin de le répéter  ?  – dont la
dimension humaine était suffisamment dramatique pour qu’on
s’abstienne d’y greffer un règlement de comptes entre ordres
juridictionnels. Sans rien changer à l’état clinique de l’intéressé et en
enfermant ses proches dans le labyrinthe kafkaïen d’un contentieux
sans fin, le succès du coup de force juridique tenté par la Cour
d’appel de Paris aurait désorienté nos concitoyens et nourri la crise de
confiance actuelle envers les institutions.
La hiérarchie judiciaire surmontera-t-elle la tentation du suivisme
à l’égard de la comitologie onusienne ? La Cour de cassation ne s’est
pas prononcée expressément sur le caractère obligatoire ou non des
demandes des organismes qui, dans l’orbite de l’ONU et des
institutions européennes, se sont vu attribuer un rôle en matière de
droits de l’homme. En l’espèce, le Comité des droits de l’homme de
l’ONU pouvait relayer la demande du CIDPH et, sous les instances
des parties intéressées et de divers groupes de pression, saisir cette
nouvelle occasion de stigmatiser la France, indigne patrie des droits
de l’homme. Il n’en a pas eu le loisir du fait de la mort de l’intéressé.
Mais il pourrait le faire dans une autre affaire (les sujets ne manquent
pas). Saurons-nous un jour opposer une ferme fin de non-recevoir à
de telles prétentions ?
LE « MUR DES CONS »

Avril 2013. Le site d’information Atlantico met en ligne une vidéo


révélant la présence, dans les locaux du Syndicat de la magistrature,
d’un panneau sur lequel sont épinglées les photos de diverses
personnalités ne partageant pas les thèses du Syndicat. On y trouve
des hommes politiques, des intellectuels, des journalistes, de hauts
magistrats, des syndicalistes de la police et des animateurs
d’associations de victimes. « Avant d’ajouter un con, vérifier qu’il n’y
est pas déjà  » indique une notice explicative. Cet affichage, prélude
virtuel à une mise au pilori judiciaire lorsque l’occasion s’en
présentera, relève d’un rituel défoulatoire empruntant ses codes aux
pratiques d’envoûtement (qui, elles aussi, épinglent l’être détesté).
Loin d’être cette blague de potache que fait semblant d’y voir,
lorsque l’affaire éclate, une intelligentsia embarrassée, le «  mur des
cons  » illustre l’intensité de la haine que vouent les membres du
Syndicat de la magistrature à tout ce qui, à leurs yeux, s’oppose à leur
vision progressiste de la justice. La crédibilité de la justice en sort
éclaboussée. Quelle impartialité attendre de magistrats qui poussent
l’idéologie jusqu’à vilipender – parce qu’il s’est prononcé en faveur du
fichage génétique des délinquants sexuels  – le père d’une jeune fille
violée et assassinée par un délinquant sexuel récidiviste ? Bien sûr, le
Syndicat de la magistrature n’est pas toute la magistrature et les autres
syndicats se désolidarisent de lui. « L’apolitisme doit être la règle pour
garantir  notre impartialité  », explique Béatrice Brugère, de FO-
Magistrats. « Cela donne une image détestable de notre profession »,
réagit, pour sa part, Christophe Régnard, de l’Union syndicale des
magistrats. Mais, s’il perd quelques « grands électeurs » aux élections
professionnelles suivantes, le Syndicat de la magistrature rassemble
encore le quart des magistrats. Il a toujours pignon sur rue et toujours
voix au chapitre. Il est toujours représenté dans les instances
professionnelles, y compris dans les commissions d’avancement et au
sein du Conseil supérieur de la magistrature.
Quelles réactions suscite la révélation du « mur des cons » ? Dans
l’immédiat, les instances officielles refusent tout examen de
conscience. Le Conseil supérieur de la magistrature, saisi par
Christiane Taubira sous la pression parlementaire, refuse de se
prononcer au motif qu’un avis « exposerait le Conseil à un risque de
blocage institutionnel, s’il devait être saisi de ces faits au titre d’une
procédure disciplinaire ». Malheur à celui par qui le scandale arrive :
la direction de France Télévisions met à pied Clément Weill-Raynal,
le journaliste à l’origine de la vidéo diffusée sur Atlantico. Quant au
Syndicat national des journalistes, loin de soutenir un confrère au
nom de la liberté de l’information, il accable celui-ci en faisant valoir
que l’« utilisation d’images volées dans un lieu privé est contraire à la
déontologie professionnelle la plus élémentaire  ». Jean-Luc
Mélenchon n’est pas en reste  : il dénonce la «  provocation
monstrueuse » dont serait l’objet le Syndicat de la magistrature.
Cependant, à la suite d’une quinzaine de plaintes, dont celle du
général Philippe Schmitt, lui aussi épinglé et père d’une jeune fille
assassinée, Françoise Martres, présidente du Syndicat, est mise en
examen pour injure publique en février  2014. Le procès se tient au
Tribunal de grande instance (TGI) de Paris en décembre  2018. Le
parquet requiert la relaxe en arguant du caractère privé des locaux
syndicaux. Le tribunal rejette l’argutie en constatant que les locaux
syndicaux, lieu de passage d’un grand nombre de personnes, y
compris de journalistes, ne sont pas ce sanctuaire purement privé
dans lequel il serait possible d’injurier impunément tout ce qui ne
pense comme vous. La conception, la réalisation, la publication et la
diffusion du « mur des cons », estime, en outre, le tribunal, dont il faut
saluer la hauteur de vues, «  sont inconcevables de la part de
magistrats, compte tenu de la mission et du rôle particuliers de
l’autorité judiciaire dans une société démocratique ». En janvier 2019,
le TGI de Paris condamne Françoise Martres à payer 500  euros
d’amende pour « injure publique » et le Syndicat de la magistrature à
verser aux époux Schmitt 15  000  euros en guise de dommages et
intérêts. Mme Martres est déboutée de son appel.
Épilogue de cette consternante histoire. En juin  2017, Nicole
Belloubet, nouvelle garde des Sceaux, propose Françoise Martres,
jusque-là conseillère à la Cour d’appel d’Agen, au poste de première
vice-présidente adjointe au tribunal de grande instance de Bordeaux,
alors qu’une vingtaine de candidats avaient postulé. Par décret du
président de la République du 16  août 2017, Françoise Martres
obtient le poste après avis conforme du  Conseil supérieur de la
magistrature.

LAÏCITÉ ET COMMUNAUTARISME

Dans son article premier, la Constitution dispose que la France est


« une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », faisant
ainsi de la laïcité un attribut essentiel de la République française.
Le contenu juridique du principe de laïcité couvre l’obligation de
neutralité des services publics à l’égard du fait religieux (art.  2 de la
loi « concernant la séparation des Églises et de l’État » du 9 décembre
1905) et la règle jurisprudentielle, symétriquement posée par le
Conseil constitutionnel en 2004, selon laquelle nul ne peut se
prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir de la règle
commune fixée par les pouvoirs publics.
Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la
notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler
des disciplines collectives qui se sont cristallisées en France depuis le
e
début du XX  siècle autour de cette notion. La laïcité est devenue, sur
le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de «  faire
société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui sépare.
La force de la coutume laïque fut soulignée par Jacques Chirac en
2003 lorsqu’il expliqua à la presse pourquoi il avait demandé à son
ministre de l’Éducation, Luc Ferry, de rédiger une loi interdisant les
signes religieux ostensibles dans les établissements d’enseignement
public  : «  Jusqu’à récemment, en vertu d’usages raisonnables et
spontanément respectés, il n’avait jamais fait de doute pour personne
que les élèves, naturellement libres de vivre leur foi, ne devaient pas
pour autant venir à l’école, au collège ou au lycée en habit de
religion.  » La loi de 2004 traduit la coutume en norme juridique.
Comme l’écrit Luc Ferry dans Le Figaro du 26 septembre 2021, cette
loi «  reste encore un des rares actes de courage politique face au
fondamentalisme ». Pour sa part, l’actuel chef de l’État a récemment
utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique
et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de
chacun, pour définir un projet temporel commun. »
Principe d’organisation, principe philosophique, principe
pédagogique, la laïcité à la française a permis de bâtir un «  Nous
national  » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un
chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté,
en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur
une base ethnicoreligieuse.
Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se
situe dans la sphère privée et dans les lieux de culte et qu’elle ne doit
déborder dans l’espace public que dans de strictes limites
(aumôneries, processions traditionnelles, sonneries de cloches selon
un horaire et une intensité encadrés, crucifix de nos carrefours et de
nos cimetières, musées et expositions, etc.). Un pacte de non-
ostentation s’est tacitement noué en France dans ce cadre. Il a permis
d’enterrer la hache de guerre entre l’Église dominante et l’État. Il a
garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a
autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à «  faire société  »
dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son
compte.
Ce pacte de discrétion faisait l’objet d’une adhésion si unanime, il
était tellement porté par les mœurs qu’il n’avait pas besoin, pour
s’imposer, de s’inscrire dans le droit. C’est cette unanimité que
viennent briser le passage sur la place publique d’un niqab ou d’un
hijab, ou les prières de rue, ou le refus de la mixité dans les lieux de
travail et de loisir. La pression prosélyte déchire le pacte. Cette
déchirure suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat
contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats tout court.
Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du
règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux
codes comportementaux. Mais ce n’est guère aisé dans le cadre
juridique de l’État de droit contemporain. Si consensuelles qu’elles
aient pu être jusqu’ici, les règles coutumières de non-ostentation des
convictions religieuses dans l’espace public ne pourraient être
transposées dans le droit positif sans être regardées, par les
juridictions gardiennes des droits et libertés garantis par la
Constitution et des droits fondamentaux reconnus par les traités,
comme des « ingérences » dans les droits et libertés des personnes. Et
l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité de ces ingérences (ce
qu’on appelle le « triple test ») seraient questionnées.
Dans l’espace public (la rue, la plage, etc.), les prohibitions
auxquelles on pense (le port de certains vêtements  notamment) ne
seraient en effet jugées adéquates, nécessaires et proportionnées que
dans des circonstances particulières tenant, pour l’essentiel, à des
impératifs d’hygiène ou de sécurité.
C’est ainsi que le Conseil d’État suspend, en 2016, les  arrêtés
municipaux interdisant le port du burkini sur les plages au motif que
cette restriction à la liberté de s’habiller ne trouve pas de justification
dans la sauvegarde de l’ordre public. L’ordre public ne saurait
comprendre, selon le juge des référés du Conseil d’État, de dimension
immatérielle liée, par exemple, à la dignité de la femme, ou à l’égalité
des droits entre l’homme et la femme, ou à la non-ostentation
religieuse dans un espace de sports et de loisirs, ou à la sensibilité
particulière du public à l’égard du fondamentalisme musulman au
lendemain et au voisinage de la tuerie de Nice.
Ainsi encore, alors que l’article L.  1321-2-1 du code du  travail
(issu de la loi El  Khomri) dispose que «  le règlement intérieur peut
contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et
restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces
restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits
fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de
l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché », la Cour
de cassation restreint ces dispositions aux postes en contact avec le
public (Cass. Soc, 22 novembre 2017).
Pour la Cour européenne des droits de l’homme, le droit de
manifester sa religion ne peut être restreint qu’au nom d’un autre
droit ou principe reconnu par la Convention. Ne fait pas le poids à cet
égard l’« image commerciale » de l’entreprise, même s’agissant d’une
compagnie aérienne interdisant le port de signes religieux à ses
hôtesses de l’air.
Ce n’est qu’après un long parcours d’obstacles, au nombre
desquels il faut compter la position hostile du Conseil d’État, que
sont entrées dans notre droit la loi prohibant le port de signes
religieux ostensibles par les élèves des établissements d’enseignement
public (2004) et la loi prohibant la dissimulation du visage dans
l’espace public (2010).
Notons que ce n’est pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil
constitutionnel, puis la Cour européenne des droits de l’homme, pour
admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans
l’espace public. En faveur de la loi, le premier retient, assez
elliptiquement d’ailleurs, les exigences minimales de la vie en société
et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.
Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle fait mine de
rester dans la conciliation entre droits individuels en voyant dans la
prohibition de l’occultation du visage dans l’espace public non pas
une exigence d’ordre public, moins encore un corollaire du principe
de laïcité tel qu’il est constitutionnalisé en France, mais un droit des
tiers (je cite) «  à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux
échanges 1 ».
C’est après non moins de rebondissements que l’affaire Baby-
Loup s’est dénouée au bénéfice de l’association gestionnaire de la
crèche (Cour cass, 25  juin 2014). La prohibition du voile, faite au
personnel de cette association, a été finalement jugée légale par la
Cour de cassation, eu égard à la fois à la malléabilité psychologique
des jeunes enfants et à la volonté des responsables de la crèche de
demeurer pareillement accessibles à toutes les familles d’un quartier
marqué par une grande diversité ethnique et religieuse. Le Comité
des droits de l’homme de l’ONU n’en a pas moins désavoué la France
dans cette affaire. Dans sa note Fatima Afif (août  2018), il a
considéré que l’obligation imposée à la plaignante de retirer son
foulard lors de sa présence à la crèche constituait, en violation du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, «  une
restriction portant atteinte à la liberté de religion » de la salariée. Lors
de son discours d’installation des nouveaux magistrats, le 3 septembre
2018, le Premier président de la Cour de cassation, M.  Louvel,
indiquait que le Comité des  droits de l’homme de l’ONU avait
« constaté que notre assemblée plénière avait elle-même méconnu les
droits fondamentaux reconnus par le Pacte international des droits
civils et politiques dans l’affaire connue sous le nom de Baby-Loup ».
Prélude à un nouveau revirement ?

1. CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c/ France, no 43835/11, § 121.


Le juge protecteur de chacun aux dépens
de tous

Le juge est tenté d’étendre la règle de droit lorsqu’il s’agit de


ménager une sensibilité minoritaire (affaires Mila et Bensoussan) ou
de faire application des dispositions relatives à l’irresponsabilité
pénale (affaire Sarah Halimi). À force de vouloir protéger chacun, le
droit contemporain dessert les intérêts de tous, comme le montre
l’affaire du meurtre du père Olivier Maire.

L’AFFAIRE MILA ET LE BLASPHÈME

Parce qu’elle avait dit sur Instagram, en janvier  2020, qu’elle


détestait les religions, et plus particulièrement l’islam, Mila (seize ans)
a vu se déverser sur elle un tombereau d’insultes sexistes et de
menaces de mort, tandis que des informations précises sur sa vie
privée et ses habitudes étaient divulguées sur Internet. Sa sécurité se
trouvant en péril, elle ne se rendait plus à son lycée. Deux ans plus
tard, Mila est toujours exilée dans son propre pays, toujours l’objet de
cyberharcèlements.
Du côté de la justice, la tentation a été irrépressible, dans un
premier temps, de renvoyer dos à dos les fanatiques proférant injures
et menaces (de viol et de meurtre) et une gamine qui, dans le style, il
est vrai, très cru qui est celui des réseaux sociaux, a fait usage de sa
liberté d’expression en disant tout le mal qu’elle pensait de l’islam
sans s’en prendre aux musulmans, ni tenir de propos racistes, comme
elle s’en est fort bien expliquée.
Tout en condamnant les menaces, Nicole Belloubet, alors garde
des Sceaux, estimait que l’insulte à la religion proférée par Mila (« Je
déteste la religion, […] le Coran il n’y a que de la haine là-dedans,
l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense…  ») constituait «  une
atteinte à la liberté de conscience ».
Le procureur de la République de Vienne a ouvert deux enquêtes :
la première visant les auteurs des menaces  ; la seconde contre Mila
pour provocation à la haine. Peut-être en raison du tollé qu’elle avait
soulevé, la seconde procédure faisait rapidement l’objet d’un
classement sans suite.
En renvoyant dos à dos des enragés proférant des menaces de
mort et une gamine dont les propos répliquaient, comme le montre le
contexte, à des injures machistes (émanant des mêmes individus qui,
de harceleurs, se sont mués en inquisiteurs), le parquet, dans son
premier mouvement, établissait une bien étrange symétrie. Fallait-il y
lire un message, et lequel ? Cherchait-on à montrer que la justice ne
transigeait pas avec  l’islamophobie  ? Qu’elle tenait la balance égale
entre jeunes issus de l’immigration et jeunes Français « de souche » ?
Comme le relevait Céline Pina dans Causeur  : «  Des fanatiques s’en
prennent à une jeune fille et la menacent de mort parce qu’elle
critique leur religion et le parquet vient leur prêter main forte au lieu
de défendre la liberté d’expression ! »
En ouvrant la seconde enquête, le parquet amorçait le glissement
de tous les dangers pour la liberté d’expression  : celui  qui conduit à
voir dans une charge contre la religion une incitation à la haine, ou
une injure, ou une diffamation contre les croyants. C’était importer
dans notre droit répressif le délit de blasphème.
L’incrimination de blasphème a été abolie en France une première
fois en 1791. Elle l’a été une seconde fois, concomitamment à la
proclamation de la liberté de la presse en 1881, avec l’abrogation des
délits d’outrages à la «  morale publique et religieuse  » ainsi qu’aux
« religions reconnues par l’État ».
Il semblait par ailleurs acquis que l’arsenal dressé depuis la loi
Pleven (loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme) pour
combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que
l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique,
de l’orientation sexuelle, etc., protégeait les personnes et non les
dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les
caricatures de Mahomet publiées par Charlie  Hebdo en 2006 ne
constituaient pas une injure à l’égard des musulmans.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part,
et du souci exacerbé de ne pas heurter la sensibilité de l’Autre, d’autre
part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème ?
Telle est, entre autres problèmes de société, la question qu’a posée
l’affaire Mila en janvier 2020.
La propension à voir dans une critique acerbe de la religion une
injure aux croyants peut-elle conduire à la remise en cause de la sage
jurisprudence, encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en
2008, qui distingue injure aux personnes et critique, même
véhémente, des croyances  ? Ce risque, conjuré dans l’affaire Mila
(malgré les premières réactions du parquet et de la garde des Sceaux),
peut se réaliser dans le futur. Il tient au mélange tonnant de deux
phénomènes  contemporains  : le premier est que, au nom de la lutte
contre les «  phobies  » (homo-, islamo-, etc.) et contre les
discriminations, le droit pénal est requis par les associations militantes
de protéger la sensibilité des membres des groupes réputés
discriminés  contre tout propos susceptible d’être ressenti par eux
comme offensant  ; le second tient à ce que les croyances d’une
personne, lorsqu’elle appartient à une catégorie réputée discriminée,
tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à sa
personnalité et à la définition de son groupe d’appartenance.
Doublement sacrées en quelque sorte.
Comme l’écrit Catherine Kintzler  : «  La question du blasphème
est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont
connue nos aïeux […]. Le noyau profond de ce retournement est une
redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait
comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction
serait insulter les personnes qui la partagent. » Dès lors, une insulte à
la croyance deviendrait une injure aux croyants au sens pénal du
terme (troisième alinéa de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur
la liberté de la presse). Et ce serait la jurisprudence et non le
législateur qui opèrerait cette extension.
Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et
conformément à la volonté du Parlement, mais par voie
jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois
au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la
personnalité des membres des groupes réputés discriminés.
Faut-il rappeler, ainsi que l’a fait, il y a près d’un demi-siècle, la
Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside
c/ Royaume-Uni (7 décembre 1976), que « la liberté d’expression vaut
même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie
de la population  »  ? Ou faut-il considérer qu’une partie de la
population  doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de
Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion ?
L’AFFAIRE BENSOUSSAN

Le 25  janvier 2017, pendant pas moins de douze heures,


l’historien Georges Bensoussan (qui a dirigé l’ouvrage publié en 2002
sur Les Territoires perdus de la République) comparaît devant la
17e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris,
chargée de faire respecter la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet
1881. Il est poursuivi pour incitation à la « discrimination, la haine ou
la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à
raison de leur origine […] en l’espèce la communauté musulmane ».
Cette poursuite a été décidée par le procureur de la République à la
suite d’un signalement émanant du Collectif contre l’islamophobie en
France (CCIF). Plusieurs autres associations faisant profession
d’antiracisme  : MRAP, Ligue des droits de l’homme (LDH), SOS
Racisme et, étonnamment, LICRA se sont portées parties civiles aux
côtés du CCIF.
Les faits remontent au 10  octobre 2015. Au cours de l’émission
«  Répliques  », animée sur France Culture par Alain Finkielkraut,
Georges Bensoussan, s’inquiétant d’une «  panne d’intégration  » et
d’un manque d’adhésion aux valeurs démocratiques au sein de la
population issue de l’immigration arabo-musulmane, tient les propos
suivants  : «  Il n’y aura pas d’intégration tant qu’on ne se sera pas
débarrassé de cet antisémitisme atavique qui est tu, comme un secret.
Il se trouve qu’un sociologue algérien, Smaïn Laacher, d’un très
grand courage, vient de dire dans un film qui passera sur France 3 :
c’est une honte que de maintenir ce tabou, à savoir que dans les
familles arabes, en France, et tout le monde le sait mais personne ne
veut le dire, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère. »
Georges Bensoussan se réfère à Smaïn Laacher, qui évoque, au
sein des familles arabes, «  un antisémitisme quasi naturellement
déposé sur la langue », et précise sur France 3 : « Une des insultes des
parents à leurs enfants quand ils veulent les réprimander, c’est de les
traiter de juif. Toutes les familles arabes le savent.  » Toutefois,
G. Bensoussan ne reprend pas les propos exacts de l’auteur qu’il cite.
Il substitue une métaphore à une autre  : celle d’un antisémitisme
«  tété avec le lait de la mère  » (G.  Bensoussan) à celle «  d’un
antisémitisme déposé sur la langue  » (S.  Laarcher). Soit dit en
passant, G.  Bensoussan ne s’écarte des termes de S.  Laarcher que
pour reprendre ceux de l’auteur marocain Saïd Ghallab qui, sous le
titre Les juifs vont en enfer, écrivait en 1962  : «  […] la pire insulte
qu’un Marocain puisse faire à un autre, c’est de le traiter de juif. C’est
avec ce lait haineux que nous avons grandi… »
En tout état de cause, l’inexactitude de la citation est parfaitement
indifférente en l’espèce. Les deux métaphores (dépôt sur la langue par
la mère, lait tété au sein de la mère) ont, en effet, très exactement le
même sens. L’une et l’autre désignent non pas un trait atavique,
héréditaire, mais, bien au contraire, une transmission culturelle,
largement répandue certes, fâcheuse certes, mais réformable comme
tout ce qui relève des mentalités et des mœurs.
Y a-t-il là provocation à la «  haine raciale  »  ? La haine raciale
s’enracine dans la croyance dans le caractère congénital, génétique, de
traits de comportement haïssables. Pour sa part, l’analyse, même sans
complaisance, des traditions, des pratiques culturelles, des modèles
éducatifs, des représentations et des préjugés n’a rien à voir avec
l’« essentialisme » qui est la marque du racisme. C’est même le moyen
le plus sûr de démonter l’essentialisme. La critique des us et
coutumes n’a rien de définitivement disqualifiant, puisque les us et
coutumes sont amendables et ne collent ni à la peau, ni aux
chromosomes. On ne voit donc pas en quoi les métaphores de
Bensoussan / Laarcher ont à voir avec le racisme.
Sauf, bien sûr, à donner de la «  provocation à la haine et à la
discrimination à raison de l’origine, l’ethnie, de la religion… » (punie
par l’article 24 de la loi de 1881, complété par la loi Pleven de 1972)
une acception tellement englobante qu’elle permettrait de traîner
devant la 17e  chambre tout propos, toute étude, tout constat
historique ou sociologique, tout trait d’esprit froissant la sensibilité
d’un groupe. Chercheurs, sociologues, philosophes, essayistes,
écrivains, humoristes n’ont qu’à bien se tenir. La police de la pensée
veille. Un constat désagréable, s’il heurte la susceptibilité d’une
minorité, ne saurait pas même s’abriter derrière l’« excuse de vérité »
admise en matière de diffamation.
Le plus incroyable, dans cette affaire, est qu’on en arrive à
poursuivre, sur le terrain de la provocation à la haine raciale, la
dénonciation de préjugés racistes propagés par l’éducation. Dernière
trouvaille de la phobie de l’islamophobie  : c’est être raciste que de
dénoncer le racisme en tant que tradition repérable en terre d’islam.
On croyait avoir compris que la croisade contre les discriminations
(par exemple, en matière de lutte contre le sexisme et l’homophobie)
passait précisément par la traque des préjugés véhiculés par les
discours dominants, le langage, le folklore et les manuels scolaires.
C’était oublier que la police de la pensée ne loge pas toutes les
discriminations à la même enseigne. Pour les chiens de garde du
politiquement correct, seuls nos préjugés envers l’Autre doivent être
dénoncés et c’est un autre de nos préjugés que de déceler des préjugés
chez l’Autre.
Prenons l’exemple de l’antisémitisme culturel. Il a sévi aussi dans
le monde hispanophone, puisque le mot « marrano » (juif d’Espagne) a
une signification péjorative et constituait encore récemment une
réprimande adressée aux enfants malpropres, jusqu’à signifier cochon
en Amérique centrale, au sens animalier du terme. Au cours de
certaines fêtes, dans le sud de l’Espagne, on appelait «  ir a  matar
judíos » (aller tuer des juifs) le fait de vider des verres en bande lors de
certaines festivités. Dans le nord de l’Espagne, un village s’est appelé
« Matajudíos » jusqu’à ce que ses habitants décident d’en changer le
nom en 2014. D’une certaine façon, depuis les pogroms et l’expulsion
des juifs d’Espagne, la culture hispanique a tété l’antisémitisme au
sein de la mère (« lo tenía mamado »). Si j’expose ceci à la radio, va-t-
on me poursuivre devant la 17e  chambre  ? Cela n’arrivera
évidemment pas, ne serait-ce que parce qu’il n’existe pas d’association
de lutte contre l’hispanophobie. Bien au contraire, les hispanophones
antiracistes me sauront gré d’avoir utilement contribué à les
débarrasser de préjugés hérités de leur histoire. Pourquoi deux poids
deux mesures  ? Pourquoi dénoncer un préjugé raciste dans telle
culture est-il un acte antiraciste et dans telle autre une incitation à la
haine raciale ?
Provocation à la haine, à la violence, à la discrimination  ?…
Cherchons l’élément intentionnel, comme il se doit en matière pénale,
a  fortiori s’agissant d’un prétendu exercice abusif de la liberté de
communication. Georges Bensoussan, en tenant les propos
incriminés, a-t-il entendu pousser ses compatriotes à reléguer, à
abominer, à agresser la population musulmane de France ? Appelle-t-
il à la guerre civile  ? Veut-il contraindre les musulmans à porter des
croissants verts  ? C’est évidemment absurde. Il s’inquiète, au
contraire, d’us et coutumes qui banalisent la haine de l’autre et
compromettent la coexistence démocratique. Il souhaite ardemment
que la communauté arabo-musulmane fasse partie intégrante de la
nation et ne constitue pas une contre-société hostile aux valeurs
démocratiques. Comme l’expose Pierre Nora dans son témoignage
écrit : « Sa crainte que la population musulmane finisse par former un
peuple dans le peuple, partagée par beaucoup d’observateurs et
d’analystes, ne relève que de la liberté de jugement qui est le propre
d’un homme d’étude. M.  Bensoussan ne soulignait d’ailleurs le
phénomène que pour le déplorer et insistait sur la nécessité de le
regarder en face pour mieux le dominer, le déni de la réalité n’ayant
jamais été le meilleur moyen de la transformer. »
Reproche-t-on alors à G.  Bensoussan, par manque de tact au
micro de France Culture, de risquer de «  couper les ponts  » entre
communautés en n’évoquant pas «  tous les moments positifs entre
juifs et arabes  »  ? Quand ce risque existerait, il relèverait de la
controverse intellectuelle et non d’une enceinte correctionnelle. Une
nouvelle fois, la cause de l’antiracisme et les moyens de la justice sont
détournés de leurs finalités aux dépens de la liberté d’expression et au
profit d’un communautarisme sourcilleux qui ne manque ni de
compagnons de route, ni d’idiots utiles dans la place.
Le 7  mars 2017, la 17e  chambre du tribunal correctionnel de
Paris, rappelant ces évidences, relaxe Georges Bensoussan. La fin de
cette triste partie est-elle sifflée ? Pas du tout : la procureure fait appel.
Le procès d’appel aura lieu devant la 11e  chambre. La LICRA se
retire de l’instance, mais le CCIF, la LDH et le MRAP persistent et
signent.
L’audience du 30  mars 2018 se tient dans une ambiance
survoltée. Noëlle Lenoir, membre honoraire du Conseil
Constitutionnel, explique que la justice ne peut relayer la volonté de
certains d’interdire à un intellectuel de faire publiquement des
observations sociologiques. Le 24 mai 2018, l’historien est relaxé par
la Cour d’appel de Paris de toute accusation de racisme et d’incitation
à la haine. Le CCIF et la LDH se pourvoient en cassation. Le
17 septembre 2019, la Cour de cassation rejette les pourvois.
Une affaire qui n’aurait jamais dû occuper un instant la justice
aura traîné dans les prétoires pendant près de quatre ans, placé un
historien en position d’accusé, empoisonné la vie d’un honnête
homme et fait planer un nuage noir sur la liberté d’expression. Tout
victorieux qu’il ait été en première instance, en appel et en cassation,
Georges Bensoussan refuse, à juste titre, de prononcer le mot
«  victoire  ». «  C’est au contraire une puissante colère qui
m’anime. Une colère contre tous ceux, de tous bords, qui ont mené à
ce procès inique.  » Il s’en explique de façon bouleversante dans son
ouvrage Un exil français, un historien face à la justice, qui raconte ses
années de harcèlement et décortique le procès en sorcellerie que la
démocratie française a permis qu’on lui intente au XXIe siècle.
Si les juges du fond ont correctement traité l’affaire Bensoussan,
celle-ci n’en révèle pas moins crûment deux dérives. D’abord, la grave
erreur qu’a été de privatiser l’action publique en permettant à des
groupes de pression («  d’oppression  » disait Philippe Muray) de se
porter partie civile au nom de la défense de telle ou telle minorité.
Ensuite, la dérive de certains magistrats. La section presse du parquet
de Paris (la même qui a requis la relaxe de la présidente du Syndicat
de la magistrature dans l’affaire du « mur des cons ») s’est acharnée,
du début à la fin, contre l’historien, initiant les poursuites et faisant
appel de sa relaxe en première instance. Le ministère public, dans son
sidérant réquisitoire devant la 17e chambre, n’a pas hésité à reprocher
à l’historien « un passage à l’acte dans le champ lexical ».

L’AFFAIRE SARAH HALIMI

La bouffée délirante qui a submergé Kobili Traoré, l’auteur de la


séquestration et des tortures (suivies de défenestration aux cris
d’«  Allah Akbar  ») infligées à Sarah Halimi, c’est l’islamisme. Or la
bien-pensance répugne à nommer celui-ci, de peur de stigmatiser
l’Autre. Par crainte de l’«  amalgame  ». Elle cherche donc à le
dissoudre dans d’autres causes : l’exclusion sociale, la drogue ou une
psychopathologie individuelle. Ne fait pas exception à cette règle
l’attitude de l’autorité judiciaire depuis l’origine de l’affaire de
l’assassinat de Sarah Halimi. Elle aboutit à l’arrêt rendu par la Cour
de cassation le 14 avril 2021.
L’information judiciaire est ouverte, dix jours après les faits, sous
la qualification de meurtre et non d’assassinat. Les éléments de
préméditation islamiste (pourtant nombreux) sont négligés, au départ,
par la juge d’instruction qui attendra dix mois pour retenir la
motivation antisémite. La juge d’instruction refuse une reconstitution
au motif que le suspect reconnaît les faits et qu’il demeure « fragile ».
Le juge judiciaire n’en démordra plus  : Traoré doit être exonéré
de sa responsabilité pénale «  en raison d’un trouble psychique ou
neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses
actes au moment des faits  ». Ce sont les termes de l’article  122-1
(alinéa premier) du code pénal. La chambre de l’instruction écarte le
procès pénal sur le fondement des rapports des experts psychiatres
selon lesquels le meurtrier, agissant sous l’emprise du cannabis,
«  s’était senti oppressé  » en apercevant chez la vieille dame un
chandelier à sept branches. Tout en reconnaissant le caractère
antisémite de l’acte, la Cour de cassation juge « qu’aucun élément du
dossier n’indique que la consommation du cannabis par l’intéressé ait
été effectuée avec la conscience que cet usage de stupéfiants puisse
entraîner une telle manifestation ». Comprendre : le cannabis n’a pas
été absorbé en vue de tuer, intention qui seule permettrait de regarder
Traoré comme pénalement responsable.
Le commun des mortels voit une contradiction entre le caractère
antisémite reconnu à l’acte  et l’inconscience qu’aurait eu Traoré de
commettre un crime. Le bon sens populaire considère, en outre, la
prise de drogues comme une circonstance aggravante et non
exonérante de responsabilité. Si consommer de la drogue, même
douce, abolit tout discernement, les quatre ou cinq millions de
Français (dont un jeune sur quatre) qui, d’après les statistiques,
consomment du cannabis pourraient commettre des crimes sans
risquer la prison.
Mais c’est là une approche grossière que balaie dédaigneusement
la doxa bien-pensante. « La justice, ce n’est pas la vengeance » laisse
sentencieusement tomber le secrétaire national des Verts à l’adresse
de la communauté juive «  dont il comprend l’émotion  », comme si
cette émotion n’était pas partagée au-delà de la communauté juive. La
doctrine juridique convenable explique, quant à elle, que la Cour de
cassation se borne en l’espèce à faire application d’une jurisprudence
constante et nécessaire : c’est l’honneur de l’État de droit que de ne
pas juger les fous.
Jurisprudence pas si constante que cela pourtant. En 2018, la
Cour de cassation relève, par exemple, que la consommation, même
importante, de stupéfiants peut conduire à une altération, mais non à
une abolition du discernement.
C’est que les termes «  abolition  » et «  altération  » ne sont pas
pénalement synonymes. Même en cas de trouble psychique au
moment de l’acte, le code pénal n’oblige pas le juge à prononcer
l’irresponsabilité. L’article 122-1 comporte, en effet, un second alinéa
dont il convient de rappeler exhaustivement les termes : « La personne
qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou
neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle
de ses actes demeure punissable. Toutefois, la juridiction tient compte
de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le
régime. Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est
réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou
de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La
juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en
matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution
de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la
nature du trouble le justifie, elle s’assure que la peine prononcée
permette que le condamné fasse l’objet de soins adaptés à son état. »
Y a-t-il eu abolition ou altération  du discernement dans le cas
présent  ? Le juge ne peut se défausser sur l’expert pour en décider.
D’abord, un des trois experts ne conclut pas, en l’espèce, à l’abolition
du discernement. Plus généralement, aux dires des psychiatres eux-
mêmes, il n’y a pas de discipline plus incertaine que la psychiatrie. Au
demeurant, il n’est pas rare que des juges refusent de suivre des
experts psychiatriques. Mais, ici, il fallait absolument que l’auteur du
crime soit pénalement irresponsable.
Aberration singulière, l’assassinat de Sarah Halimi ? Toujours est-
il qu’un an plus tard, une autre vieille dame juive, Mireille Knoll, était
poignardée par un autre petit truand aux sympathies islamistes et au
casier judiciaire chargé. «  Poignardée parce qu’elle était juive  » a
reconnu Emmanuel Macron.

LE MEURTRE DU PÈRE OLIVIER MAIRE

En imposant le strict respect des droits fondamentaux aux


pouvoirs publics, le juge n’agit-il pas en faveur des citoyens  ? Il sert
l’individu abstrait, sans doute, mais non nécessairement la généralité
des citoyens réels. Dans bien des cas, le souci des droits de chacun
fait oublier au juge (et souvent aussi au législateur) l’intérêt de tous.
Voilà ce qu’illustre tragiquement le meurtre du père Olivier Maire
sous les coups d’un ressortissant rwandais qui lui avait été confié dans
le cadre d’un contrôle judiciaire.
Le triple fiasco (judiciaire, administratif et psychiatrique) auquel
on est arrivé dans cette affaire n’est pas dû, comme on l’a dit, à des
défaillances circonstancielles de l’appareil d’État. C’est plus grave,
parce que structurel. Si Emmanuel Abayisenga n’a pas été expulsé,
c’est en raison de la rigidité atteinte par un droit qui, à force de se
vouloir protecteur des libertés individuelles, en vient à ne plus
protéger que l’individu pris en faute, surtout s’il prend les traits de
l’Autre, et ce, aux dépens de tous les autres.
Comment expliquer qu’un étranger en situation irrégulière depuis
neuf ans, plusieurs fois débouté du droit d’asile, n’ayant pas déféré à
une mesure d’éloignement prise à son encontre en 2019 –  deux
précédentes obligations de quitter le territoire français (OQTF)
avaient été annulées par le juge administratif  – et ayant mis le feu à
une cathédrale n’ait pas été expulsé à l’issue de sa détention
provisoire  ? La présence sur le sol national d’un incendiaire au
comportement chaotique, outre qu’elle était irrégulière, ne
constituait-elle pas une menace grave pour l’ordre public ? En pareil
cas, le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ne
permet-il pas l’expulsion sans qu’il soit besoin d’une condamnation
pénale préalable ?
L’explication est la suivante. Après l’incendie de la cathédrale de
Nantes, l’intéressé a été placé par le juge d’instruction sous contrôle
judiciaire en attendant son procès. Or ce contrôle judiciaire était
assorti (comme souvent) d’une interdiction de quitter le territoire. En
pareil cas, le  Défenseur des droits (18  mai 2020, no  2020-072),
comme le juge administratif (Conseil d’État, 11  juin 1997,
no  183842  ; Conseil d’État, 24  novembre 2003, no  255695  ; Cour
administrative d’appel de Lyon, 21  juin 2018, no  17LY01624) et le
juge judiciaire (Cour d’appel de Toulouse, 29  décembre 2015,
no  15/002458) estiment que l’expulsion porterait atteinte à la
séparation des pouvoirs… Le contrôle judiciaire oblige donc l’autorité
administrative à s’abstenir de mettre à exécution la mesure
d’éloignement jusqu’à la levée, par le juge judiciaire, de l’interdiction
de sortie du territoire français. Pour la Cour d’appel de Toulouse
(arrêt précité), c’est le contrôle judiciaire lui-même (et non pas
seulement l’interdiction de quitter le territoire français) qui interdit
l’expulsion : « L’exécution de la mesure d’éloignement ferait obstacle
au respect du contrôle judiciaire, dont l’objet est de permettre la mise
à disposition du mis en examen aux autorités judiciaires afin de
permettre d’assurer sa représentation en justice à tous les actes de la
procédure. En vertu du principe de séparation des pouvoirs, une
autorité administrative ne saurait faire échec au déroulement d’une
information judiciaire en cours. »
N’est-il pas pourtant aussi attentatoire à la séparation des pouvoirs
–  et à son corollaire, le partage des compétences entre juge
administratif et juge judiciaire  – qu’un juge d’instruction, par son
ordonnance de contrôle judiciaire, interdise à un préfet d’expulser un
étranger dangereux  ? Du point de vue des intérêts supérieurs de la
nation, comme dans la bonne logique de la séparation des pouvoirs,
une mesure d’interdiction de quitter le territoire assortissant le
contrôle judiciaire d’un étranger ne devrait être opposable qu’à
l’intéressé. L’autorité préfectorale devrait, quant à elle, pouvoir
expulser à tout moment cet étranger s’il présente une menace grave
pour les personnes, les biens ou la sûreté publique. Sinon, on en
arrive à ce paradoxe qu’un étranger menaçant gravement la sécurité
publique, s’il est poursuivi par la justice, est mieux protégé contre
l’éloignement qu’un étranger présentant une menace pareillement
grave, mais non poursuivi.
Le régime juridique actuel de l’articulation entre contrôle
judiciaire et éloignement des étrangers en situation irrégulière,
purement jurisprudentiel, a causé la mort d’un homme admirable.
Pour mettre fin à cette aberration, la loi devrait disposer que les
mesures assortissant le contrôle judiciaire cessent de produire leurs
effets dès lors qu’est prise une mesure d’éloignement (évidemment
soumise au contrôle juridictionnel) nécessitée par la gravité de la
menace. Une autre solution serait que la loi écarte toute mesure de
contrôle judiciaire de caractère «  présentiel  » s’agissant des étrangers
sans titre.
Structurel aussi est le dysfonctionnement de la justice pénale
qu’illustre cette affaire, et ce, à double titre.
En premier lieu, l’intéressé n’était toujours pas jugé au bout de
neuf mois de détention provisoire, alors que l’incendie de la
cathédrale de Nantes était une affaire à la fois grave et simple (les faits
étaient clairement établis et avoués). Deux raisons pour en
programmer rapidement le jugement. Or le procès n’était prévu qu’en
2022. Cette lenteur des tribunaux, mais aussi cette incapacité (criante
en l’espèce) à mettre certains dossiers au-dessus de la pile, tiennent
moins à l’insuffisance (réelle) des moyens de la justice qu’à ses
carences dans la gestion de ses ressources humaines, elle-même en
grande partie imputable aux règles régissant la carrière des magistrats.
La seconde cause structurelle de dysfonctionnement de la justice
pénale que révèle cette affaire tient à la rigidité des règles de
procédure applicables à la détention provisoire (articles 143-1 à 148-8
du code de procédure pénale), qu’il est question de rendre encore
plus strictes dans le cadre du projet de loi «  pour la confiance dans
l’institution judiciaire » déposé au Parlement en avril 2021. Ces règles
rendaient inéluctable la mise en liberté de l’intéressé avant un procès
programmé à une date éloignée des faits. Ne serait-ce que –
  paradoxalement  – parce que la prolongation de la détention
provisoire au-delà de quelques mois ne trouvait pas de justification,
aux termes de l’article  144-1 de ce code, dans la «  complexité des
investigations nécessaires à la manifestation de la vérité ».
Il y a aussi l’aspect psychiatrique du drame. Là encore, le
dysfonctionnement est non conjoncturel, mais structurel. L’institution
psychiatrique répugne à se comporter en gendarme. Sa fonction,
estime-t-elle, est de soigner chaque malade, non d’assurer l’ordre
public. L’intéressé ne fait donc qu’un bref séjour en hôpital
psychiatrique, dont il sort le 29 juillet 2021. La nécessité de le traiter
apparaît pourtant si évidente au tribunal administratif qu’il y voit un
motif de non reconduite au Rwanda, pays dépourvu d’établissements
aptes à le recevoir.
Résumons : les poursuites contre l’incendiaire de la cathédrale de
Nantes empêchent son expulsion (du fait de son contrôle judiciaire),
mais ne justifient pas son incarcération, puisqu’il a été mis fin à sa
détention provisoire  ; ses troubles psychiatriques s’opposent
également à son expulsion vers le Rwanda, non équipé pour le
soigner, mais ne l’empêchent pas de quitter l’hôpital psychiatrique dix
jours avant l’irréparable. Il n’est donc ni incarcéré, ni interné, ni
éloigné à la veille du meurtre.
Et tout cela en parfait accord avec le droit en vigueur. Il n’y a eu
ni défaillance, ni distraction, ni bourde de l’État. Gérald Darmanin et
Éric Dupont-Moretti ont techniquement raison lorsqu’ils disent que
la règle de droit a été respectée. Mais ils ont tort de s’en satisfaire, car
c’est la règle de droit qui conduit ici à l’inadmissible. L’État de droit
est sauf, mais Olivier Maire est mort et les citoyens désespèrent de
leur État.
Lorsque le droit entraîne pareilles conséquences, n’est-il pas
temps de le corriger ?
Au-delà de la question de l’articulation entre procédures
d’éloignement, poursuites judiciaires et suivi psychiatrique, c’est tout
le droit des étrangers qui fait obstacle à la conduite d’une politique
effective de maîtrise des flux migratoires. La politique migratoire est
aujourd’hui beaucoup moins déterminée par les pouvoirs publics
nationaux, en principe souverains (gouvernement et Parlement),
qu’elle n’est formatée par des règles juridiques fixées par les traités et
la jurisprudence des cours suprêmes, notamment européennes. Et ces
règles priorisent les droits de la personne étrangère sur les intérêts de
la nation.
Aux exigences constitutionnelles et conventionnelles de fond
(droit au regroupement familial, impossibilité de faire du séjour
irrégulier un délit, impossibilité de retenir les demandeurs d’asile en
attendant qu’il soit statué sur leur demande, impossibilité d’éloigner
un étranger qui risquerait chez lui un procès inéquitable ou
l’aggravation de sa pathologie, etc.) s’ajoutent, sur le plan de la
procédure, la multiplication des voies de recours et l’activisme
d’associations de défense dûment subventionnées par l’État. Celles-ci
exploitent toutes les finesses du contentieux ainsi que toutes les
ressources émotionnelles offertes par les médias et les réseaux sociaux.
Exécuter une OQTF est devenu une mission quasi impossible, confiée
à une administration préfectorale découragée par ses insuccès et lasse
d’avoir le mauvais rôle. Dans le cas d’Emmanuel Abayisenga, trois
OQTF avaient tourné court avant le meurtre.
Protéger tous non moins que chacun. Telle est pourtant la mission
première de l’État.
Le juge contre la loi sécuritaire

Illustrent le parti de surprotection des personnes en butte à


l’action régalienne de l’État des décisions du Conseil constitutionnel
comme celles relatives à la loi «  anti-casseurs  », à la loi «  sécurité
globale », à la loi confortant le respect des principes de la République
ou à la loi Avia sur la haine en ligne. Dans le même esprit, les cours
suprêmes veillent farouchement à limiter l’emploi par l’État régalien
des technologies de l’information.

LA LOI « ANTI-CASSEURS »

Depuis les manifestations contre la loi El Khomri (2016)


jusqu’aux divers actes des Gilets jaunes, en passant par Notre-Dame-
des-Landes et les débordements du 1er mai 2018, il était au moins un
point sur lequel on semblait être d’accord : la question des violences
devait être traitée non «  au karcher  » mais «  au laser  ». Le droit de
manifester, comme la paix civile, sont en effet victimes non des
manifestants en général, mais de quelques centaines d’individus
haineux, équipés et aguerris. Les mettre hors d’état de manifester est
donc, du point de vue du bilan coût / efficacité, y compris en termes
de respect des droits fondamentaux, le meilleur moyen, pour la
collectivité nationale, de mettre fin à l’inacceptable et de concilier
ordre public et droit de manifester.
Un modèle d’action préventive existait avec l’article L 332-16 du
code du sport  : l’interdiction préfectorale de  pénétrer dans des
enceintes sportives, susceptible d’être prononcée à l’encontre des
supporters des clubs sportifs dont «  le comportement d’ensemble à
l’occasion de manifestations sportives  » a montré qu’ils menaçaient
l’ordre public dans les stades. L’article L 332-16 du code du sport a
prouvé son efficacité pour la restauration de mœurs civilisées dans les
stades et son innocuité pour les libertés. Il a suscité peu de difficultés
d’application et peu de contentieux.
S’en inspirant, tout en fixant des conditions de mise en œuvre
sensiblement plus restrictives, l’article 3 de la loi visant à renforcer et
garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations, adoptée
en termes conformes par l’Assemblée et le Sénat – fait assez rare pour
mériter d’être souligné  –, prévoyait une possible interdiction
préfectorale de manifester à l’encontre d’une personne présentant une
menace d’une particulière gravité pour l’ordre public à raison de « ses
agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant
donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes
ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission
d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations ».
Saisi de cette loi, le Conseil constitutionnel a totalement censuré
son article 3, le 4 avril 2019.
Le motif  ? L’autorité administrative se serait vu attribuer une
«  latitude excessive  » dans l’appréciation des motifs susceptibles de
justifier l’interdiction faite à un individu de  manifester. Insistant sur
l’«  indétermination  » du terme «  agissements  », dont le contexte
permettait pourtant de circonscrire le sens, le Conseil constitutionnel
ne relève pas le fait que l’appréciation préfectorale –  selon laquelle,
par son comportement passé lors de manifestations ayant dégénéré,
une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour
l’ordre public – sera contrôlée par le juge administratif et que celui-ci
exerce en pareille matière un entier contrôle. Omission surprenante
lorsque l’on sait que les textes relatifs à la police administrative sont
traditionnellement succincts, les garde-fous étant apportés par la
jurisprudence.
La Constitution française, faut-il répéter inlassablement, ne
hiérarchise pas les droits fondamentaux. Elle impose, au contraire, au
juge constitutionnel, comme aux autres juges nationaux et au
législateur lui-même, de les concilier, ce que le législateur avait fait en
l’espèce. Or la décision «  loi anti-casseurs  » du Conseil
constitutionnel, de par sa motivation, sacrifie tacitement au droit de
manifester tous les autres droits et libertés (liberté d’aller et venir,
liberté d’entreprendre, droit de propriété, droit de travailler) auxquels
l’abus du droit de manifester porte atteinte.

LA LOI « SÉCURITÉ GLOBALE »

Le Conseil constitutionnel, entend-on parfois dire, se borne à


écorner l’œuvre du législateur, mais ne s’oppose pas frontalement à la
loi, surtout lorsque celle-ci reflète une volonté politique forte et revêt
un caractère consensuel. Ce n’est plus vrai. Même sans tenir compte
des censures prononcées pour des motifs de procédure législative, les
exemples de désaveu massif de l’œuvre du législateur ne sont pas rares
au cours des dix dernières années. En témoigne le sort fait à la loi
« sécurité globale » de 2021.
C’est au lendemain de la manifestation du 19 mai 2021, au cours
de laquelle les policiers ont crié leur colère contre l’impunité dont
bénéficient ceux qui les agressent quotidiennement, que le Conseil
constitutionnel a censuré le tiers des articles de la loi «  sécurité
globale » qui, afin de mieux protéger l’ordre public et ceux dont c’est
le métier de le faire respecter, tendait à combler quelques lacunes de
notre législation. Pour mériter une censure d’une telle ampleur, aurait
pensé un constitutionnaliste il y a encore une quinzaine d’années, le
texte litigieux devait être liberticide et bâclé. Ce n’est pas le cas.
Issue d’une proposition parlementaire, la loi « sécurité globale » a
été adoptée au Parlement dans des conditions inhabituellement
consensuelles. Elle a fait l’objet d’un débat approfondi, précédé par
un grand nombre d’auditions. Le Sénat, habituel gardien des libertés
publiques, a fait preuve en l’espèce d’un zèle particulier pour lisser les
aspérités que  pouvait contenir la proposition initiale, s’agissant
notamment du fameux article 24 dont l’objectif, ô combien légitime et
ô combien caricaturé par activistes et médias « progressistes », était de
punir la diffusion du visage ou d’autres éléments d’identification d’un
policier ou d’un gendarme en opération « dans le but manifeste qu’il
soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique ».
Le Conseil constitutionnel cède à la tentation de la posture dans
ce jeu de rôles qui oppose artificiellement les défenseurs des droits
fondamentaux aux tenants de l’ordre public, comme si l’ordre public
ne conditionnait pas la préservation des droits.
Multiples, on l’a dit plus haut, sont les procédés juridictionnels
pouvant servir cette volonté de camper une posture avantageuse (car il
s’agit bel et bien d’une volonté et non de l’application nécessaire de
principes intangibles, clairement inscrits dans la Constitution)  :
contrôle de proportionnalité, « incompétence négative » du législateur,
hiérarchisation implicite de droits et principes pareillement
constitutionnels, valorisation ou «  découverte  » de droits et principes
de nature à restreindre les activités régaliennes. Ces procédés sont
presque tous utilisés dans la décision du 20 mai 2021.
C’est ainsi que la décision du 20  mai censure l’article  41
autorisant le placement sous vidéosurveillance des personnes retenues
dans les chambres d’isolement des centres de rétention administrative
et de celles en garde à vue. Cette vidéosurveillance était pourtant très
encadrée  : le chef du service responsable de la sécurité des lieux ne
pouvait la décider que s’il existait des motifs raisonnables de penser
que l’intéressé pourrait tenter de s’évader ou présenterait une menace
pour lui-même ou pour autrui. La décision était prise pour une durée
de quarante-huit heures et ne pouvait être renouvelée qu’en en
informant le procureur de la République. Le Conseil constitutionnel
n’en a pas moins considéré que le législateur avait sacrifié le droit au
respect de la vie privée  aux objectifs de prévention des atteintes à
l’ordre public.
L’article  47 déterminait les conditions dans lesquelles certains
services de l’État peuvent procéder au traitement d’images au moyen
de caméras installées sur des drones. Le Sénat avait déjà exclu que ces
images servent à l’identification des fauteurs de trouble ou à
l’information du public. Le Conseil va beaucoup plus loin. Il censure
l’article  47 en relevant que le législateur n’a pas lui-même fixé de
limite à la durée de l’autorisation de recourir à un tel moyen de
surveillance, ni au périmètre dans lequel la surveillance peut être mise
en œuvre, et que n’a pas été fixé le principe d’un contingentement du
nombre de drones pouvant être utilisés simultanément.
S’agissant des dispositions de l’article  24, devenu 52, il a
considéré, d’une part, qu’elles ne permettaient pas de savoir «  si le
législateur avait entendu réprimer la provocation à l’identification
d’un membre des forces de l’ordre uniquement lorsqu’elle est
commise au moment où celui-ci est en opération ou s’il a entendu
réprimer plus largement la provocation à l’identification d’agents
ayant participé à une opération, sans d’ailleurs que soit définie cette
notion d’opération  », d’autre part, que, «  faute pour le législateur
d’avoir déterminé si l’intention manifeste qu’il soit porté atteinte à
l’intégrité physique du policier devait être caractérisée
indépendamment de la seule provocation à l’identification, les
dispositions contestées font peser une incertitude sur la portée de
l’intention exigée de l’auteur du délit  ». Il en a déduit que le
législateur n’avait pas suffisamment défini les éléments constitutifs de
l’infraction contestée. Qui veut noyer son chien…
À quoi mène cette fuite en avant du Conseil constitutionnel (et
avec lui du pouvoir juridictionnel en général, y compris des cours
supranationales) qui traduit sa déconnexion d’avec les aspirations du
peuple, au nom duquel la justice est censée être rendue, et aboutit à la
mise sous tutelle vétilleuse des pouvoirs procédant directement ou
indirectement du suffrage universel  ? À quelles aventures conduit
cette négation de la souveraineté populaire ?
Drapé dans ses hautaines certitudes, fort de l’approbation d’un
influent micro-milieu, impressionné peut-être par la capacité de
mobilisation de groupes politiques et associatifs minoritaires mais
bruyants, le juge constitutionnel ne semble en avoir cure.

LA LOI DU 24 AOÛT 2021 CONFORTANT LE RESPECT


DES PRINCIPES DE LA RÉPUBLIQUE

De la décision no  2021-823 DC du 13  août 2021 du Conseil


constitutionnel, le commentaire politico-médiatique a retenu que
«  l’essentiel de la loi confortant le respect des principes de la
République est validé ». Cette loi semble donc avoir moins souffert du
contrôle juridictionnel que la loi «  sécurité globale  »… Mais il faut y
regarder de plus près.
Tout d’abord, ce texte est caractérisé par un degré élevé
d’autocensure par rapport à la visée première du projet de loi : la lutte
contre le séparatisme islamiste. Le législateur n’a pas osé prendre à
bras-le-corps la question du radicalisme, car il s’est refusé à définir ce
qu’on entend par propagande ou agissements islamistes. Ceux-ci
couvrent sans doute, comme il résulte déjà de la loi, les discours de
haine à l’encontre des catégories mentionnées par les dispositions
relatives à l’incitation à la haine (à raison de la religion, du sexe de
l’origine, etc.) figurant à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la
liberté de la presse. Mais ils devraient couvrir aussi les discours de
haine à l’encontre de groupes non listés par la loi de 1881 (militaires,
forces de  l’ordre…) et l’incitation à méconnaître les exigences
minimales de la vie en commun dans une société démocratique, telles
que l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne
humaine, l’intérêt supérieur de l’enfant, le respect des symboles de la
République. Ils devraient, en outre, couvrir l’obscurantisme de
prêches comme ceux de cet imam qui menaçait les enfants qui lui
étaient confiés d’aller en enfer, transformés en petits cochons, s’ils
s’obstinaient à jouer d’un instrument de musique.
Par crainte du Conseil constitutionnel, le législateur n’a pas osé
l’écrire. Du coup, les dispositions en vigueur sur la  dissolution des
associations et la fermeture des lieux de culte demeurent
pratiquement inchangées.
Par ailleurs, la décision du Conseil constitutionnel comprend une
censure importante, déstabilisante pour le droit en vigueur et
injustifiée.
Les dispositions censurées (art.  26), contestées par la saisine des
députés de gauche, prévoyaient que la délivrance ou le
renouvellement de tout titre de séjour peut être refusé à un étranger
s’il est établi qu’il a «  manifesté un rejet des principes de la
République  ». Ce même motif pouvait également fonder le retrait
d’un titre de séjour. La référence aux « principes de la République »,
considère le Conseil, est trop imprécise pour fonder des décisions de
refus ou de retrait d’un titre séjour. Le législateur, nous dit-il (§ 54),
« n’a pas, en faisant référence aux “principes de la République”, sans
autre précision, et en se bornant à exiger que la personne étrangère ait
“manifesté un rejet” de ces principes, adopté des dispositions
permettant de déterminer avec suffisamment de précision les
comportements justifiant le refus de délivrance ou de renouvellement
d’un titre de séjour ou le retrait d’un tel titre ».
Cette motivation laisse pantois. Le texte, les travaux préparatoires
devant le Conseil d’État et les débats parlementaires étaient pleins de
la notion de « principes de la République » (qui fournit, au demeurant,
son intitulé à la loi). Ils l’explicitaient autant qu’il en était besoin,
notamment à propos du «  contrat d’engagement républicain  » que
doivent signer les associations percevant des subventions publiques et
les fédérations sportives.
Le législateur avait clairement voulu, en adoptant l’article 26, que
les titres de séjour ne soient délivrés qu’à des étrangers qui, non
seulement ne constituaient pas une menace pour l’ordre public (ce
qui est déjà dit à l’article L. 412-5 du code de l’entrée et du séjour des
étrangers et du droit d’asile), mais encore ne rejetaient pas les
principes de la République, c’est-à-dire la liberté, l’égalité
(notamment entre les femmes et les hommes), la fraternité, la dignité
de la personne humaine, le respect des croyances d’autrui et le
caractère laïque de la République. Ce faisant, indiquait pertinemment
le gouvernement dans ses observations devant le Conseil
constitutionnel, «  le législateur s’est borné à faire usage de la large
marge d’appréciation dont il dispose pour réglementer les conditions
de séjour des étrangers en France ».
Une telle exigence n’a rien d’exceptionnel, rappelait le
gouvernement au Conseil constitutionnel : « Plusieurs dispositions du
code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile se
réfèrent déjà, selon le cas, aux “valeurs et principes de la République”
ou aux “valeurs essentielles de la société française et de la
République”  ». Tel est le cas de l’article L.  413-2 de ce code, qui
prévoit que l’étranger primo-arrivant se voit proposer un parcours
d’intégration ayant notamment pour objet sa compréhension de ces
valeurs et principes qu’il s’engage à respecter dans le cadre du contrat
d’intégration républicaine. Tel est le cas aussi de son article L. 433-4
qui prévoit que la délivrance de cartes de séjour pluriannuelles, au
terme d’une année de séjour régulier accompli au titre d’un visa de
long séjour, est subordonnée à la circonstance que l’étranger n’a pas
manifesté de rejet des « valeurs essentielles de la société française et de
la République ».
Faudra-t-il, en raison de sa semblable « imprécision », supprimer la
condition d’«  adhésion aux principes et valeurs essentiels de la
République  » à laquelle le premier alinéa de l’article  21-24 du code
civil subordonne la naturalisation  ? Cette mention a été ajoutée au
code civil par l’article  2 de la loi du 16  juin 2011 relative à
l’immigration, à l’intégration et à la nationalité. Or, dans sa décision
no  2011-631 DC du 9  juin 2011 (cons.  10 à 15), le Conseil
constitutionnel n’a rien trouvé à redire à cet ajout au premier alinéa
de l’article  21-24 du code civil, tandis qu’il rejetait explicitement le
grief d’imprécision dirigé contre le second alinéa ajouté à l’article 21-
24 par la loi déférée (renvoi au décret du soin d’établir une charte des
droits et des devoirs du citoyen français, rappelant les «  principes,
valeurs et symboles essentiels de la République française  »)  ! Il faut
croire que, dans un même domaine, l’appréciation de la précision par
le juge constitutionnel varie selon l’humeur du juge… Il est bien
imprécis ce contrôle de la précision.
Imprécise la formule « principes de la République » ? Elle renvoie à
un corpus normatif qu’irrigue un siècle et demi de droit public et de
jurisprudence administrative. Que le Conseil constitutionnel estime
que l’expression « principes de la République » ne va pas de soi en dit
long sur le degré de relativisme intellectuel et moral auquel est arrivée
la société française. Amère victoire de l’État de droit que ce
flottement des plus hautes instances de la République sur les
fondamentaux de celle-ci. Elle est mal en point, la République,
lorsque sa cour constitutionnelle considère que la référence à ses
principes ne se suffit pas à elle-même. Si la référence aux « principes
de la République », non accompagnée d’une glose explicative et d’un
mode d’emploi, est jugée inconsistante rue de Montpensier, comment
s’étonner que l’expression « principes de la République » ne parle pas
à notre jeunesse et ne veuille rien dire dans nos banlieues ?
Plus généralement, comment nos lois peuvent-elles faire
l’économie de notions certes générales, mais profondément  ancrées
dans notre droit, nos pratiques  et notre histoire  ? Quand le Conseil
constitutionnel nous dira-t-il que les notions d’«  ordre public  » et
d’«  intérêt général  » sont trop imprécises  pour que la loi y fasse
référence sans en détailler le contenu ?
L’encadrement vétilleux que la jurisprudence sur l’incompétence
négative impose au législateur ne traduit-il pas, outre une grande
désinvolture envers le Parlement, le peu de cas que fait le Conseil
constitutionnel de la capacité de discernement des autorités
administratives et juridictionnelles chargées d’appliquer la loi  ? En
l’espèce, le juge administratif aurait exercé un plein contrôle sur une
décision de refus ou de retrait d’un titre de séjour prise au motif que
l’étranger avait manifesté un rejet des principes de la République, que
ce soit dans ses propos ou dans son comportement. N’apprécie-t-il
pas déjà le «  défaut d’assimilation à la communauté française  »
lorsqu’il est saisi d’un recours dirigé contre un refus de
naturalisation ? Ne se prononce-t-il pas déjà sur la question de savoir
si l’appartenance à une mouvance religieuse prônant le rejet
des valeurs essentielles de la société française s’oppose à l’acquisition
de la nationalité française (Conseil d’État, 10  décembre 2004,
no 257590) ?
Et maintenant  ? Le gouvernement pourrait ne pas en rester là et
faire voter une disposition législative assortie des développements
formels évitant une nouvelle censure. Mais que de temps perdu, alors
que la « manifestation du rejet des principes de la République » aurait
pu être appréciée par l’administration préfectorale, sous le contrôle du
juge administratif, comme le sont l’« adhésion aux principes et valeurs
essentiels de la République », en matière de naturalisation (art. 21-24
du code civil), et le «  rejet des «  valeurs essentielles de la société
française et de la République  », pour l’attribution d’une carte de
séjour pluriannuelle (art. L 433-4 du code de l’entrée et du séjour des
étrangers et du droit d’asile).

LA HAINE EN LIGNE

Comme la langue d’Ésope, qu’elle démultiplie à l’infini, la


communication en ligne peut être la meilleure ou la pire des choses.
La pire lorsqu’elle véhicule la haine et le mensonge.
Le législateur tente de lutter contre ce côté obscur d’Internet. Il le
fait sous le contrôle du juge constitutionnel, ce qui est normal, car
fixer des bornes à la liberté de communication ne doit pas conduire à
la bâillonner. Toutefois, dans ce domaine comme dans d’autres, le
juge ne se borne plus à vérifier que la loi opère une conciliation « non
manifestement déséquilibrée  » entre droits individuels et intérêts
collectifs. Dans son empressement à incarner le protecteur
intransigeant des premiers, il interdit, en réalité, au législateur de
déplacer le curseur dans le sens des seconds. Au besoin en
s’affranchissant de la rigueur juridique. Sa décision sur la loi Avia, en
2020, est symptomatique à cet égard.
La loi Avia aurait-elle sauvé la vie de Samuel Paty  ? Rien  n’est
moins sûr. Il n’empêche que le monstrueux attentat de Conflans-
Sainte-Honorine, dans lequel les réseaux sociaux ont joué le rôle
mortifère que l’on sait, conduit à revenir sur la décision du 18  juin
2020 par laquelle le Conseil constitutionnel a censuré la loi Avia.
Sous l’empire des dispositions en vigueur lors du vote de la loi
Avia (art.  6 de la loi du 21  juin 2004 pour la confiance dans
l’économie numérique), la responsabilité civile et pénale d’un serveur
n’est dégagée que s’il n’a pas eu connaissance du contenu illicite ou
si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi « promptement »
pour le retirer ou en rendre l’accès impossible. Ce qui veut dire que sa
responsabilité est engagée si, ayant eu connaissance du caractère
illicite d’un contenu, il ne l’a pas promptement retiré ou rendu
inaccessible.
Le juge des référés civils peut d’ores et déjà prescrire au serveur et,
à défaut, au fournisseur d’accès toutes mesures propres à prévenir un
dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par un contenu
illicite. L’illicéité ainsi combattue n’a besoin ni d’être manifeste, ni de
résider dans un discours de haine à l’encontre de telle ou telle
catégorie de la population. La loi pour la confiance dans l’économie
numérique réserve cependant un sort particulier à certains contenus,
regardés comme «  particulièrement odieux  »  : ceux qui relèvent de
l’apologie des crimes contre l’humanité, de la provocation à la
commission d’actes de terrorisme, de l’apologie du terrorisme, de
l’incitation à la violence, de la pornographie enfantine, des atteintes à
la dignité humaine, enfin de l’injure et de l’incitation à la haine à
l’encontre de personnes à raison de leur origine ethnique, de leur
religion, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de
genre ou de leur handicap. Dès avant la loi Avia, les réseaux sociaux
devaient concourir à la lutte contre ces contenus (notamment en
mettant en place un dispositif de signalement «  visible et facilement
accessible »).
Tel est le droit en vigueur. Il assujettit d’ores et déjà les
plateformes à une obligation de coopération à la lutte contre les
contenus illicites. Il a été appliqué à diverses reprises par le juge, plus
particulièrement le juge des référés. Il n’en est résulté aucun préjudice
pour la liberté de communication.
En créant un délit autonome de non retrait d’un contenu haineux
manifestement illicite, puni d’une amende pouvant aller jusqu’à
250  000  euros, la loi Avia ajoutait-elle au droit en vigueur une
surcharge répressive portant atteinte à cette liberté ? Le danger existait
certes d’une autocensure de précaution. On notera toutefois que la
plateforme aurait agi dans toutes les hypothèses sous le contrôle du
juge, au moins a posteriori. Ainsi, un retrait injustifié aurait pu donner
lieu à réparation civile, à la demande de l’auteur du contenu.
La proposition de loi prévoyait, en outre, divers garde-fous contre
les retraits intempestifs : la dénonciation abusive d’un contenu par un
internaute était punie d’une peine d’un an d’emprisonnement et de
15  000  euros d’amende  ; la plateforme devait mettre l’auteur du
contenu (si elle le connaissait) en mesure de contester son retrait ; elle
devait informer les internautes des risques encourus en cas de
notification abusive ; le CSA, dans la mission globale de surveillance
qui lui était nouvellement impartie, devait apprécier le comportement
de la plateforme en matière de retrait des contenus signalés, qu’il soit
insuffisant ou excessif.
Toutefois, par sa décision no  2020-801  DC du 18  juin 2020, le
Conseil constitutionnel a censuré deux séries de dispositions qui se
trouvaient au cœur de la loi Avia. Ces dispositions instituaient, à la
charge de différentes catégories d’opérateurs de services de
communication en ligne, de nouvelles obligations de retrait de
certains contenus diffusés en ligne.
Pour l’examen de ces dispositions, le Conseil constitutionnel a
d’abord rappelé le cadre constitutionnel. Aux termes de l’article 11 de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789  : «  La
libre communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus précieux de l’homme  : tout citoyen peut donc parler, écrire,
imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les
cas déterminés par la loi.  » La liberté d’expression et de
communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une
condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres
droits et libertés. Le législateur peut édicter des règles concernant
l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler,
d’écrire et d’imprimer et, à ce titre, instituer des dispositions destinées
à faire cesser des abus de l’exercice de la liberté d’expression et de
communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des
tiers. Cependant, les atteintes portées à l’exercice de cette liberté
doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif
poursuivi. Cet examen de proportionnalité s’impose plus encore pour
internet. En effet, en l’état actuel des moyens de communication et eu
égard au développement généralisé des services de communication au
public en ligne, ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la
participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des
opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y
exprimer.
Ce rappel n’est pas nouveau. Il ne suscite pas de remarques
particulières, sinon pour déplorer à nouveau que le contrôle de la loi
soit devenu au cours des années récentes un contrôle de
proportionnalité, qui conduit le juge de la loi à substituer son
appréciation à celle du législateur sur la base d’une analyse bien
souvent impressionniste des dispositions qui lui sont déférées. C’est le
cas avec la loi Avia, quoi qu’on pense de cette dernière.
Venons-en aux dispositions censurées. Le Conseil constitutionnel
censure d’abord les dispositions de la loi Avia relatives à la possibilité,
pour l’autorité administrative, de demander aux hébergeurs ou aux
éditeurs d’un service de communication en ligne de retirer certains
contenus à caractère terroriste ou pédopornographique.
Des dispositions permettant à l’administration d’agir directement
auprès des opérateurs existaient avant la loi Avia (art. 6-1 de la loi de
2004 pour la confiance dans l’économie numérique). La décision du
18 juin 2020 les laisse intactes, ne creusant pas, ce qui est heureux, de
vide législatif. En vertu de ces dispositions, lorsque les nécessités de la
lutte contre la provocation à des actes terroristes, contre l’apologie de
tels actes ou la diffusion des images pédopornographiques le justifient,
l’autorité administrative peut demander aux hébergeurs ou éditeurs
de services en ligne de retirer les contenus. En l’absence de retrait de
ces contenus dans un délai de vingt-quatre heures, l’autorité
administrative peut notifier aux fournisseurs d’accès la liste des
adresses électroniques des services de communication au public en
ligne illicites. Ces personnes doivent alors empêcher sans délai l’accès
à ces adresses.
Sur ce point (intervention directe de l’administration auprès des
opérateurs), la loi Avia avait essentiellement pour objet d’abréger le
délai imparti aux opérateurs pour retirer le contenu illicite ou le
rendre inaccessible. De l’abréger considérablement, puisque ce délai
passait à une heure… Le Conseil constitutionnel censure le dispositif
pour un ensemble de raisons. En pareil cas, il faut comprendre
qu’aucune d’entre elles, prise isolément, ne conduirait nécessairement
à la censure.
Outre la brièveté du délai, dont on admettra qu’elle était
problématique, ces raisons comprennent des motifs qui, en y
regardant de plus près, condamneraient aussi le dispositif actuel  : la
détermination du caractère illicite des contenus en cause ne repose
pas sur leur caractère manifeste  ; elle est soumise à la seule
appréciation de l’administration ; l’engagement d’un recours contre la
demande de retrait n’est pas suspensif et le délai laissé à l’éditeur ou à
l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui
permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le
retirer  ; enfin, l’hébergeur ou l’éditeur qui ne défère pas à cette
demande dans ce délai peut être condamné à une peine élevée : un an
d’emprisonnement et 250 000 euros d’amende.
La deuxième série de dispositions censurées  se trouvait dans le
nouvel article 6-2 que la loi Avia introduisait dans la loi de 2004 pour
la confiance dans l’économie numérique. Ce nouvel article imposait
aux opérateurs de plateforme en ligne, au-delà d’une certaine taille,
sous peine de sanction pénale, de retirer ou de rendre inaccessibles
dans un délai de vingt-quatre heures les contenus manifestement
illicites (en raison de leur caractère haineux ou sexuel) qui seraient
portés à leur connaissance.
La censure repose, ici encore, sur une série de considérations  :
l’examen de la demande de retrait s’impose à l’opérateur dès lors
qu’une personne lui a signalé un contenu illicite en précisant son
identité, la localisation de ce contenu et les motifs légaux pour
lesquels il est manifestement illicite  ; elle n’est pas subordonnée à
l’intervention préalable d’un juge  ; il appartient à l’opérateur
d’examiner tous les contenus qui lui sont signalés, si nombreux
soient-ils, afin de ne pas risquer d’être sanctionné pénalement  ; si
l’obligation de retrait ne porte que sur les contenus manifestement
illicites, le législateur a retenu de nombreuses qualifications pénales ;
il revient en conséquence à l’opérateur d’examiner les contenus
signalés au regard de l’ensemble de ces infractions, alors même que
les éléments constitutifs de certaines d’entre elles peuvent présenter
une technicité juridique ou, s’agissant notamment de délits de presse,
appeler une appréciation au regard du contexte d’énonciation ou de
diffusion des contenus en cause  ; le législateur a contraint les
opérateurs de plateforme en ligne à remplir leur obligation de retrait
dans un délai de vingt-quatre heures, alors que, compte tenu des
difficultés d’appréciation du caractère manifeste de l’illicéité des
contenus signalés et du risque de signalements nombreux, le cas
échéant infondés, un tel délai est particulièrement bref ; aucune cause
d’exonération de responsabilité spécifique n’est prévue, tenant, par
exemple, à une multiplicité de signalements dans un même temps  ;
enfin, le fait de ne pas respecter l’obligation de retirer ou de rendre
inaccessibles des contenus manifestement illicites est puni, comme on
l’a dit, de 250 000 euros d’amende, la sanction pénale étant encourue
pour chaque défaut de retrait et non en considération de leur
répétition.
Aucun de ces motifs de censure, pris séparément, n’emporte la
conviction.
L’examen de la demande de retrait n’est pas subordonné à
l’intervention préalable d’un juge  ? Mais en quoi la Constitution
impose-t-elle, dans une telle hypothèse, l’intervention préalable du
juge judiciaire ? Nous ne sommes pas ici dans le champ de la liberté
individuelle (habeas corpus) dont la garde est confiée au juge judiciaire
par l’article 66 de la Constitution.
Il incombe à l’opérateur d’examiner tous les contenus qui lui sont
signalés  ? Mais comment ne les examinerait-il pas tous sans porter
atteinte au principe d’égalité  ? Certes, les signalements peuvent être
nombreux et délicats à traiter. C’est la raison pour laquelle le
législateur a exonéré les petits opérateurs et limité l’obligation d’agir
pesant sur les autres opérateurs aux contenus manifestement illicites.
Le législateur a retenu de trop nombreuses qualifications pénales ?
On peut répondre que le législateur a sélectionné les infractions les
plus graves en appelant la réaction la plus urgente. Un tri aurait été
arbitraire et contraire, là encore, au principe d’égalité devant la loi. La
proposition de loi Avia ne visait initialement que les discours de haine
à raison de l’origine ethnique, de la religion, du sexe ou de
l’orientation sexuelle, ce qui lui a été justement reproché. Du fait des
compléments apportés au cours des débats parlementaires, la liste à
laquelle on arrive est en effet fournie. Dans sa décision, le Conseil
constitutionnel la cite intégralement pour mieux accabler le
législateur. Une plateforme aurait-elle pu, dès lors, être débordée par
un grand nombre de signalements excipant d’illicéités très diverses, et
parvenus dans le même intervalle de temps ? Oui, mais le juge pénal
en aurait tenu compte au titre de la composante morale de
l’infraction. Une réserve d’interprétation était possible à cet égard,
que le Conseil constitutionnel a écartée dans son désir de censurer le
dispositif.
Le législateur contraint les opérateurs à remplir leur obligation de
retrait dans un délai trop bref ? Mais comment aller au-delà d’un délai
de vingt-quatre heures sans méconnaître la nécessité de faire
rapidement obstacle à la diffusion de contenus aux effets toxiques  ?
Une atroce actualité ne nous conduit-elle pas à constater que le mal
est fait au bout d’une heure ? Au demeurant, le délai de vingt-quatre
heures est celui imparti à l’opérateur en vertu de l’actuel article 6-1 de
la loi de 2004.
Aucune cause d’exonération de responsabilité spécifique n’est
prévue  ? Mais, comme il vient d’être dit, le juge pénal aurait
évidemment tenu compte du fait qu’un grand nombre de
signalements sont parvenus dans le même intervalle de temps à
l’opérateur. De plus, la loi Avia prévoyait de pénaliser les plaintes
abusives.
La sanction pénale serait disproportionnée, car encourue pour
chaque défaut de retrait ? Mais c’est un plafond. Le juge pénal aurait
évidemment fixé le montant de la peine, compte tenu de l’ensemble
des circonstances de l’espèce, du comportement passé de l’opérateur
et du caractère répétitif ou non des faits en cause.
Comme chacun de ces motifs est fragile, le Conseil
constitutionnel, les ramassant dans une conclusion, ajoute un
argument qu’il estime déterminant  : compte tenu des difficultés
d’appréciation du caractère manifestement illicite des contenus
signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier
manquement et de l’absence de cause spécifique d’exonération de
responsabilité, les opérateurs de plateforme en ligne seront incités par
la loi Avia à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu’ils soient ou
non manifestement illicites. En concluant de la sorte, le Conseil
constitutionnel se livre à un exercice de psychologie prédictive
hasardeux et qui, en tout état de cause, n’est pas du ressort du juge de
la loi.
Qui plus est, pareille conclusion condamne le principe même du
dispositif de la loi Avia dont la nouveauté était de permettre à un
particulier de saisir un opérateur d’une demande urgente de retrait
d’un contenu manifestement illicite, sous la menace non plus
seulement, comme aujourd’hui (loi du 21  juin 2004), d’une
procédure en référé civil, mais encore d’une action pénale. Tout
d’abord, en effet, l’accumulation des motifs de censure laisse le
législateur désemparé pour bâtir un autre dispositif, alors qu’il y a un
intérêt supérieur à combattre les messages de haine. En outre, la
condamnation du délai de vingt-quatre heures porte en elle la
condamnation de tout dispositif d’obligation de retrait, car, comme il
a été dit, le mal est fait dans les premières heures. Enfin, même en
amendant la loi Avia pour y introduire une clause d’exonération, le
dispositif censuré tomberait sous le coup du raisonnement très
psychologisant du Conseil constitutionnel qui anticipe un
comportement de précaution liberticide de la part des opérateurs.
Compte tenu des dispositions antérieures, la loi Avia ne méritait
pas un excès d’honneur. Elle ne méritait pas non plus l’indignité que
lui a fait subir le Conseil constitutionnel.

L’EMPLOI DES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION


À DES FINS RÉGALIENNES

La liberté est inséparable de l’action positive (et non pas


seulement de l’abstention de l’État) en faveur de la sûreté de tous. Or,
au nom des droits fondamentaux – protection de la vie privée, droits
de la défense… – nous multiplions, depuis une quarantaine d’années,
les obstacles à l’action de l’État régalien, réputé péril majeur pour les
libertés, y compris lorsqu’il fait diligence en notre faveur en ne nous
imposant que de modestes, voire virtuelles, incommodités (par
exemple, avoir notre photo ou nos empreintes digitales numérisées
dans le fichier des passeports et cartes d’identité).
Depuis une quarantaine d’années, les textes de rang supérieur à la
loi – traités et instruments de droit européen dérivé, tel le Règlement
général de protection des données personnelles (RGPD)  – et plus
encore la jurisprudence des cours suprêmes (nationales et
supranationales) ont contraint toujours plus étroitement l’action de la
police et de la justice, tout particulièrement pour l’emploi des
technologies de l’information. Dans ce domaine plus encore peut-être
que dans d’autres, la «  juridicisation  » de la vie publique s’est
intensifiée, enserrant les politiques publiques dans un filet toujours
plus serré d’exigences, restreignant ou entravant les moyens d’action
des pouvoirs publics.
Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne invalide le 9 avril
2014 (Digital Rights vs Ireland) la directive européenne de 2006
faisant obligation aux États membres d’organiser la conservation
temporaire, par les opérateurs, des données de connexion des
internautes européens afin de permettre la recherche ultérieure des
auteurs d’infractions. Cette conservation est jugée trop systématique
pour ne pas porter une atteinte disproportionnée au droit au respect
de la vie privée. La Cour exclut la conservation indifférenciée de ces
données, même pour les infractions les plus graves comme le
terrorisme. Faibles ou forts, les signaux échapperont aux
investigations si ne sont pas délimitées par avance les zones et
catégories de personnes visées.
Le 21  décembre 2016, la Cour de Luxembourg condamne le
principe de la conservation généralisée des données par les opérateurs
lorsque ce sont les États membres eux-mêmes qui entendent instaurer
ce principe pour des raisons liées à la sécurité et à la lutte contre la
criminalité.  Les conséquences en sont dramatiques en termes
d’identification des criminels comme de mise hors de cause des
innocents. Selon la Cour, seule une conservation ciblée sur les besoins
d’investigation serait admissible. Mais comment déterminer ceux-ci
avant toute enquête ? Avant même la commission d’une infraction ?
La jurisprudence ultérieure parachève le désarmement de l’État
régalien en la matière. Les arrêts La Quadrature du Net et Privacy
International du 6  octobre 2020 interdisent la conservation des
données de connexion pour les besoins des services de renseignement,
quelles que soient les précautions prises par la loi nationale (et la loi
française les a multipliées, sous le contrôle étroit du Conseil
constitutionnel) pour concilier protection de la vie privée et
prévention des atteintes graves à la sécurité publique.
Comme si cela ne suffisait pas, la CJUE limite la majeure partie
des activités des services de renseignement à des circonstances
exceptionnelles et temporaires. Dans ce cadre étriqué et d’ailleurs
indéfinissable, elle bannit notamment la géolocalisation en temps réel,
ainsi que le recueil des données de l’entourage en temps réel. De ces
prohibitions, Daech, Erdogan et nos divers cyberennemis ne pourront
que se réjouir. Les États membres, eux, en seront réduits à dépendre
du renseignement américain. Belle contribution de l’Union
européenne à l’émergence d’une autonomie stratégique européenne !
La conception maximaliste de la protection des données
personnelles qui inspire le droit européen (inséparable de ce droits-
de-l’hommisme inflexible qui est devenu le marqueur du progressisme
de l’Union) explique aussi l’extrême lenteur et les réserves avec
lesquelles les institutions européennes, et plus particulièrement le
Parlement européen, ont adopté un fichier des passagers des lignes
aériennes, le Passenger Names Report (PNR) d’une utilité pourtant
cruciale dans la lutte contre le terrorisme. On ne perçoit pas en quoi
le PNR menace les libertés fondamentales, sauf à considérer (ce qui
est, en effet, le présupposé des experts militants qui ont élaboré le
droit des données personnelles) que l’enregistrement des données
personnelles est en soi une atteinte aux libertés, voire (à entendre le
courant libertarien) une expropriation.
Le Conseil constitutionnel n’est pas en reste. Ainsi, dès 1995, il
censure le système de vidéosurveillance prévu par la loi d’orientation
et de programmation relative à la sécurité au motif que l’autorisation
préfectorale pourrait être acquise tacitement (no  94-352 DC du
18 janvier 1995).
Ainsi encore, saisi de la loi relative à la protection de l’identité, il
censure les dispositions essentielles de ce texte en considérant, de
façon très  impressionniste, qu’eu égard à la nature des données
enregistrées, à l’ampleur du traitement, à ses caractéristiques
techniques et aux conditions de sa consultation, le traitement prévu
«  porte au droit au respect de la vie privée une atteinte qui ne peut
être regardée comme proportionnée  » (no  2012-652 DC du 22  mars
2012).
Ainsi toujours (mais la liste n’est pas exhaustive), il abroge,
comme portant «  une atteinte manifestement disproportionnée au
droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances  »,
une disposition en vigueur depuis vingt-cinq ans qui permettait aux
services de renseignement de surveiller les communications par voie
hertzienne et de suivre les déplacements de sous-marins étrangers ou
les mouvements de troupes sur un théâtre d’opération.
Seules des raisons impérieuses justifient, aux yeux du Conseil
d’État et du Conseil constitutionnel, une durée de conservation des
données excédant cinq ans. Il en est de même pour l’accès, dans un
fichier d’antécédents judiciaires, à des faits couverts par une relaxe,
un non-lieu ou un classement sans suite, a fortiori si cet accès se fait
dans un but administratif et non judiciaire (par exemple, éviter de
recruter dans une colonie de vacances des moniteurs mis en cause
dans des délits sexuels). De même encore, l’interconnexion entre
fichiers publics et l’accès de plusieurs services publics à un même
fichier sont-ils sévèrement contrôlés par le juge.
L’enregistrement, la conservation et le traitement des données
personnelles par les services de l’État sont regardés par eux-mêmes
(c’est-à-dire indépendamment de leur finalité et des précautions
prises pour en préserver la confidentialité) par le Conseil
constitutionnel, comme par les autres cours suprêmes françaises et
par les cours de Luxembourg et de Strasbourg, comme une atteinte à
la vie privée. Aussi le Conseil constitutionnel a-t-il prononcé diverses
censures reposant sur la dimension du traitement. Celle-ci est
appréciée tant par la taille de la population couverte que par la nature
des données exploitées, la diversité des usages ou le nombre
d’utilisateurs.
C’est ainsi, comme on l’a dit, que le Conseil constitutionnel
s’oppose au fichier des cartes d’identité en raison de l’ampleur du
traitement et du fait qu’il contient des données biométriques
(empreintes digitales) à partir desquelles des recherches seraient
possibles (22 mars 2012 précitée) et au « registre public des trusts » en
raison de son accessibilité à l’ensemble du public (no 2016-591 QPC
du 21  octobre 2016). Cette implacable sévérité à l’égard des grands
fichiers participe du «  syndrome Safari  » (le «  fichage des Français  »
comme titrait Le  Monde il y a quarante ans), du nom de la bourde
terminologique ayant suscité l’émoi à l’origine de la loi « informatique
et liberté » du 6 janvier 1978.
En matière d’utilisation des nouvelles technologies à des fins
régaliennes, le Conseil constitutionnel vérifie, de façon toujours plus
tatillonne, que le législateur a prévu tous les garde-fous garantissant le
respect des données personnelles. D’où une chasse aux
« incompétences négatives » qui conduit à censurer des renvois, même
encadrés, au décret (qui auraient antérieurement appelé tout au plus
des réserves d’interprétation quant au contenu du futur décret).
Le Conseil constitutionnel censure, par exemple, l’article L. 854-1
du code de la sécurité intérieure qui autorise, aux seules fins de
protection des intérêts fondamentaux de la nation, la surveillance des
communications émises ou reçues à l’étranger. La loi prévoyait les
mentions que les autorisations de surveillance devraient comporter  ;
elle indiquait que ces autorisations seraient délivrées sur demande
motivée des ministres compétents pour une durée de quatre mois
renouvelable et disposait qu’un décret en Conseil d’État, pris après
avis de la commission nationale de contrôle des techniques de
renseignement, préciserait les conditions d’exploitation, de
conservation et de destruction des renseignements collectés, ainsi que
les conditions de traçabilité et de contrôle par la commission de la
mise en œuvre des mesures de surveillance. Mais ces précautions ne
suffisent pas au Conseil. La loi aurait dû, selon lui, définir elle-même
les conditions d’exploitation, de conservation et de destruction des
renseignements collectés en application de l’article L. 854-1, ainsi que
celles du contrôle, par la commission nationale de contrôle des
techniques de renseignement, de la légalité des autorisations délivrées
en application de ce même article et de leurs conditions de mise en
œuvre. En renvoyant ces questions au décret et à  la pratique, le
législateur n’a pas «  déterminé les règles concernant les garanties
fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés
publiques » (no 2015-713 DC, 23 juillet 2015, cons. 76 et 78).
De même, le Conseil constitutionnel censure la transmission par
les administrations (notamment pénitentiaires) aux services de
renseignement d’informations personnelles utiles à l’accomplissement
des missions de ces services (no 2021-924 QPC du 9 juillet 2021, La
Quadrature du Net). Motif de la censure : la loi ne définit pas assez
précisément les «  données utiles  » susceptibles d’être transmises. De
tels signalements devraient être pourtant possibles même sans texte,
dès lors qu’ils peuvent concourir à la sécurité nationale !
Le recours à la biométrie fait aussi l’objet d’un contrôle
sourcilleux. Le Conseil d’État annule, par exemple, les dispositions
du décret du 13  décembre 2004 prévoyant, outre l’inclusion dans le
composant électronique du passeport de l’image numérisée des
empreintes digitales de deux doigts, le recueil de l’image numérisée
des empreintes digitales de huit doigts pour les enregistrer dans un
fichier national. Le  but de celui-ci ne pouvant légitimement être,
selon le Conseil d’État, que de confirmer que la personne présentant
une demande de renouvellement d’un passeport est bien celle à
laquelle le passeport a été initialement délivré, la collecte et la
conservation d’un plus grand nombre d’empreintes digitales que
celles figurant dans le composant électronique du passeport « ne sont
ni adéquates, ni pertinentes » (26 octobre 2011).
L’hostilité du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel à
l’égard des grands fichiers et de la biométrie explique en grande partie
que, à l’inverse de la plupart des pays développés et de beaucoup de
pays émergents, la France n’ait pas doté ses citoyens d’une identité
fiable et moderne. Pendant ce temps, terroristes et mafieux jouent de
la désuétude du dispositif, se dissimulant aisément derrière des
identités empruntées.
Ce rappel montre que, dans le domaine régalien, la question des
moyens, et plus particulièrement des moyens technologiques, ne se
pose pas seulement (comme on semble le croire) en termes
d’équipements, de formation, d’effectifs et de crédits, mais également
en termes juridiques. Il ne convient de sous-estimer ni
l’alourdissement de l’environnement normatif pesant sur la police
administrative et judiciaire, ni surtout le pouvoir et la subjectivité de
juges naturellement plus sensibles aux droits individuels qu’aux
intérêts supérieurs de la nation et culturellement rétifs à l’emploi par
l’État-gendarme des nouvelles technologies.
Seul un changement de mentalité pourrait infléchir cette situation.
On pouvait penser que les attentats terroristes et la montée des
violences urbaines et catégorielles provoqueraient cet infléchissement.
Cela n’a pas été le cas. La doxa juridique reste en majorité persuadée
que l’état d’urgence est plus dangereux pour nos libertés que les
terroristes et les virus.
Le juge émetteur de normes

Comme s’il ne suffisait pas de le voir désavouer le législateur, le


juge est désormais invité par les groupes de pression à faire la loi. Le
Conseil constitutionnel s’y adonne déjà par ses «  réserves
d’interprétation directives  » et ses «  censures prescriptives  ». Comme
l’illustre «  L’affaire du siècle  », le juge administratif est également
pressé par les activistes de faire advenir le Bien.

LE JUGE PRESCRIPTEUR DE LOIS

Si loin qu’aille la jurisprudence relative à l’incompétence négative,


elle n’a pas abouti jusqu’ici, en France, à permettre aux particuliers
de critiquer, devant le juge constitutionnel, l’abstention du législateur,
au motif que, en ne légiférant pas dans tel ou tel domaine, il lèserait
des droits fondamentaux.
Ainsi, le juge constitutionnel n’a jamais ordonné de prendre une
législation pour mieux protéger le droit de chacun à «  vivre dans un
environnement équilibré et respectueux de la santé  », reconnu par
l’article premier de la Charte de l’environnement (no  2021-825  DC
du 13 août 2021).
Il a également rejeté, à la fin de l’année 2010, une question
prioritaire de constitutionnalité dirigée contre l’impossibilité du
mariage entre personnes de même sexe. Cette situation, exposaient les
requérantes, portait atteinte à la liberté personnelle, à la liberté du
mariage, au droit de mener une vie familiale normale et au principe
de l’égalité devant la loi. Le Conseil a écarté ces griefs en jugeant que,
en maintenant le principe selon lequel le mariage est l’union d’un
homme et d’une femme, le législateur « a estimé que la différence de
situation entre les couples de même sexe et les couples composés d’un
homme et d’une femme peut justifier une différence de traitement
quant aux règles du droit de la famille » et qu’il n’appartenait pas au
juge de la loi « de substituer son appréciation à celle du législateur sur
la prise en compte, en cette matière, de cette différence de situation »
(no 2010-92 QPC du 28 janvier 2011, Corinne C. et Sophie H.). Le
Conseil a eu la sagesse de juger que ni la fermeture, ni l’ouverture du
mariage aux couples homosexuels n’était contraire à la Constitution
(no  2010-92 QPC précité  ; no  2013-669 DC du 17  mai 2013, loi
ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe). Il a
laissé les mains libres au législateur.
Il en va différemment aux États-Unis. Ce sont les juges de la Cour
suprême (Obergefell v. Hodges, 26  juin 2015), à une très courte
majorité (5 contre 4), et non les représentants du peuple dans chaque
État, qui, au nom de l’égalité des droits, ont ouvert en 2015 le
mariage aux couples homosexuels, obligeant les États n’ayant pas
reconnu jusqu’alors le mariage gay ou l’ayant interdit, parfois après
un référendum, à célébrer des unions homosexuelles et à reconnaître
une union homosexuelle célébrée dans un autre État. Ce n’est pas
s’opposer au mariage entre personnes de même sexe que d’estimer
que son instauration incombe au peuple ou à ses représentants et non
aux juges. Comme le déclare le juge Scalia, dans son opinion
dissidente de 2015 devant la Cour suprême, «  un système de
gouvernement qui, en pareille matière, subordonne le peuple à un
comité de neuf juges non élus ne mérite pas d’être appelé une
démocratie ».
Le Conseil constitutionnel pourrait-il s’engager dans la même voie
que la Cour suprême des États-Unis en ordonnant au Représentant
de légiférer dans tel ou tel domaine ? Il y est en tout cas incité par des
recours du type de celui introduit en septembre  2021 devant le
Conseil d’État par l’association suisse Dignitas, qui milite pour le
droit à choisir sa fin de vie. Ce recours est accompagné d’une
question prioritaire de constitutionnalité contestant le code de la santé
publique en tant qu’il ne comporte pas de dispositions permettant à
chacun de choisir sa fin de vie. Belle illustration d’une dérive
dépossédant le législateur au bénéfice d’un juge pressé de demandes
sociétales.
Pour sa part, la chambre criminelle de la Cour de cassation a
franchi le pas. Dans un arrêt du 8  juillet 2020 (no  20-81.739), elle
décide qu’il appartient au juge des libertés et de la détention de tenir
compte, sans attendre une éventuelle modification des textes
législatifs ou réglementaires, de la décision de la Cour européenne des
droits de l’homme condamnant la France pour défaut de recours
permettant de mettre fin à des conditions de détention «  indignes  ».
En tant que gardien de la liberté individuelle, considère la chambre
criminelle, il incombe audit juge de veiller à ce que la détention
provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des
conditions respectant la dignité des personnes. S’abritant derrière la
décision de la CEDH du 20  janvier 2020, la Cour de cassation
invente, sans texte, un recours contre les conditions de détention,
sans grande considération pour la faisabilité d’une injonction du juge
des libertés et de la détention dans l’état actuel des prisons ; elle met
hors-jeu le juge des référés administratifs (aujourd’hui compétent et
efficient dans le cadre pénitentiaire)  ; elle incite la chambre de
l’instruction à libérer un prévenu, sans égard pour sa dangerosité, s’il
n’a pas été remédié aux  conditions d’incarcération regardées par le
juge comme contraires à la dignité. Mais en deçà de quel nombre de
mètres carrés est-il porté atteinte à la dignité ? La vétusté des locaux
conduira-t-elle à libérer des djihadistes  ? Le ralentissement de la
construction de prisons, au cours des deux derniers mandats
présidentiels, devra-t-il conduire, pour éviter une avalanche de
recours, à amplifier le processus de libération anticipée réalisé
pendant l’état d’urgence sanitaire 1 ?

LES RÉSERVES D’INTERPRÉTATION

Lorsqu’il exerce son contrôle sur les lois ou sur les règlements des
Assemblées parlementaires, le Conseil constitutionnel n’a, en
principe, à répondre que par «  oui  » ou par «  non  » à la question  :
«  Telle disposition est-elle ou non contraire à la Constitution  ?  » Ce
choix binaire ignore le fait que, souvent, une disposition méconnaîtra
ou non la Constitution selon la façon dont elle sera interprétée ou
appliquée. Va-t-on la censurer du seul fait qu’une interprétation ou
une application inconstitutionnelle est possible  ? Pour échapper à ce
dilemme, le Conseil constitutionnel a  élaboré la technique des
réserves d’interprétation. Thierry Di  Manno en donne la définition
suivante : « Par cette technique non prévue par les textes et purement
prétorienne, le Conseil constitutionnel s’affranchit du carcan du
schéma décisionnel binaire, pour agir directement sur la substance
normative de la loi afin de la mettre en harmonie avec les exigences
constitutionnelles. »
La technique des réserves d’interprétation, qui n’est pas propre au
juge constitutionnel français, permet de déclarer une disposition non
contraire à la Constitution à condition qu’elle soit interprétée ou
appliquée de telle ou telle façon énoncée par le juge. En émettant une
réserve d’interprétation, le Conseil constitutionnel ajoute donc
nécessairement au texte qui lui est soumis. C’est pour la bonne cause
si (et seulement si) l’intention de l’auteur de la norme n’est pas
faussée, que la mise en œuvre de cette norme n’est pas entravée,
qu’elle est seulement guidée dans une direction respectueuse des
règles et principes constitutionnels et que sa censure est évitée
(comme est évité un laborieux retour devant le Parlement).
La première réserve d’interprétation a été émise en 1959,  à la
naissance du Conseil, à propos du règlement de l’Assemblée nationale
(2 DC du 17 juin 1959). La première réserve relative à une loi l’a été
dans la décision du 30 janvier 1968 sur la loi relative aux évaluations
servant de base à certains impôts directs locaux. C’est donc une
méthode anciennement pratiquée. Mais elle s’est considérablement
développée depuis les décisions sur la loi «  sécurité et liberté  »
(20 janvier 1981) et sur les entreprises de presse (11 octobre 1984).
Les réserves d’interprétation sont vertueuses lorsqu’elles
n’ajoutent pas indûment à la loi et ne dénaturent pas la volonté du
législateur.  Ainsi, dans sa décision sur la loi de financement de la
sécurité sociale pour 2003 (no 2002-463 DC du 12 décembre 2002),
le Conseil constitutionnel admet sous deux réserves la
constitutionnalité d’un article qui prévoit de fixer par arrêté un « tarif
de responsabilité forfaitaire » pour tous les médicaments relevant d’un
même « groupe générique ». Il règle ainsi le problème d’égalité d’accès
aux soins posé par un dispositif qui laisse à la charge du patient, sans
encadrement, la partie du prix excédant le tarif de responsabilité. Ces
deux réserves sont les suivantes  : en premier lieu, des mesures
d’information et de sensibilisation devront être prises auprès des
médecins, des pharmaciens et des patients pour promouvoir l’usage
des produits génériques dans tous les cas où un tarif de responsabilité
serait instauré ; en second lieu, l’arrêté déterminant ce tarif ne devra
pas fixer celui-ci à un niveau méconnaissant le principe d’accès de
tous aux soins garanti par le onzième alinéa du préambule de la
Constitution de 1946.
Mais il existe aussi des réserves qui sont si directives, qui ajoutent
si substantiellement à la loi qu’elles amendent celle-ci au-delà de
l’intention du législateur, voire contre cette dernière. Ainsi, par une
décision du 24  janvier 2017, le Conseil constitutionnel, statuant sur
deux questions prioritaires de constitutionnalité transmises par la
chambre criminelle de la Cour de cassation, valide à nouveau le
principe des contrôles d’identité sur réquisition du procureur de la
République, mais en émettant trois réserves d’interprétation  d’une
précision fort contraignante : la détermination des lieux et périodes de
contrôle doit être en lien avec la recherche des infractions visées par la
réquisition  ; le respect de la liberté d’aller et venir fait obstacle au
cumul de réquisitions portant sur des lieux et périodes différents qui
conduiraient à des contrôles généralisés dans le temps et l’espace ; les
réquisitions ne peuvent avoir pour finalité le contrôle de la régularité
du séjour des étrangers.

LA CENSURE PRESCRIPTIVE

Si le Conseil constitutionnel n’a pas encore enjoint au législateur


d’adopter une législation entièrement nouvelle, il pratique depuis
longtemps des «  censures prescriptives  », c’est-à-dire des censures
dont le législateur ne peut se relever qu’en « suivant le pointillé » tracé,
parfois avec une extrême minutie, par le juge de la loi.
Un exemple de « censure prescriptive » dans le cadre du contrôle
a  priori peut être trouvé dans la jurisprudence déjà ancienne du
Conseil constitutionnel relative à la liberté de communication.
Pour le Conseil constitutionnel, le «  pluralisme des courants
d’expression socioculturels  » est en lui-même un objectif de valeur
constitutionnelle. Le respect de ce pluralisme est une des conditions
de la démocratie  : «  La libre communication des pensées et des
opinions, garantie par l’article 11 de la Déclaration de 1789, ne serait
pas effective si le public auquel s’adressent les moyens de
communication audiovisuels n’était pas à même de disposer, aussi
bien dans le cadre du secteur privé que dans celui du secteur public,
de programmes qui garantissent l’expression de tendances de
caractère différent dans le respect de  l’impératif d’honnêteté de
l’information. En définitive, l’objectif à réaliser est que les auditeurs et
les téléspectateurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de
la liberté proclamée par l’article  11 précité soient à même d’exercer
leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics
puissent y substituer leurs propres décisions ni qu’on puisse en faire
les objets d’un marché  » (no  86-217 DC du 18  septembre 1986,
cons. 11 ; no 93-333 DC du 21 janvier 1994, cons. 3 ; no 2000-433
DC du 27 juillet 2000, cons. 9, etc.).
Faute de comporter toutes les règles permettant de satisfaire à ces
exigences, la loi examinée le 18  septembre 1986 est censurée. La
décision (cons.  31 à 33) comporte «  en creux  », à l’adresse du
législateur, des consignes précises tendant à promouvoir le pluralisme
et à limiter les concentrations. Ces consignes ressortent des lacunes
relevées dans le dispositif : la loi n’interdit pas à une même personne
d’être titulaire d’une participation pouvant aller jusqu’à 25  % du
capital de plusieurs sociétés privées titulaires, chacune d’entre elles,
d’une autorisation relative à un service de télévision par voie
hertzienne desservant l’ensemble du territoire métropolitain  ; elle
n’édicte aucune limitation quant à la participation d’une même
personne au capital de sociétés titulaires d’autorisations de services de
télévision par voie hertzienne sur des parties du territoire  ; elle ne
limite pas l’octroi à une même personne d’autorisations concernant la
radiotélévision par câble  ; elle ne prend pas en compte, dans les
limitations qu’elle édicte, la situation des personnes titulaires
d’autorisations de radiodiffusion sur les grandes ondes ; elle ne limite
pas davantage la possibilité pour une même personne d’être titulaire,
simultanément, d’autorisations d’usage de fréquences pour la
diffusion de services de radiodiffusion sonore par voie hertzienne
terrestre, et d’autorisations pour l’exploitation de services de
télévision diffusés par voie hertzienne ; en ce qui concerne les services
de télévision par voie hertzienne, elle se borne à prohiber le cumul par
une même personne de deux autorisations dans une même zone
géographique, sans faire obstacle à ce qu’une même personne puisse
éventuellement se voir accorder, dans le même temps, une ou
plusieurs autres autorisations permettant la desserte de l’ensemble du
territoire, soit au titre d’un service national, soit par le biais d’un
réseau de services locaux.
Comblant, une par une, les nombreuses lacunes ainsi relevées, le
législateur suivra fidèlement les instructions du Conseil
constitutionnel (loi no  86-1210 du 27  novembre 1986 complétant la
loi no  86-1067 du 30  septembre 1986 relative à la liberté de
communication). Comment nier que, dans une telle affaire, le juge de
la loi se soit comporté en législateur ?

« L’AFFAIRE DU SIÈCLE »

« L’affaire du siècle » montre que le prétoire est devenu, pour les


nouveaux activistes, le point d’application central de l’action
militante. Par sa dramaturgie, par la théâtralisation dont elle
s’accompagne, une campagne de manifestations et de pétitions
centrée sur une action contentieuse, comme celle de «  L’affaire du
siècle », est porteuse d’une charge émotionnelle sans équivalent dans
le champ politique. Est non moins mobilisatrice la nature de la
demande portée devant le juge administratif (ordonner à l’État de
faire ce qu’il faut pour restaurer le climat). À la fois simple dans sa
formulation (on ne s’embarrasse plus d’articuler des revendications
techniques précises), globale (pour ne pas dire planétaire) dans sa
portée et magique dans sa démarche, elle ne peut que galvaniser des
foules qui ont une enfant pour prophète. Dans le domaine
environnemental comme dans d’autres, et le domaine climatique s’y
prête admirablement, le juge est appelé à sommer la puissance
publique de faire advenir le Bien.
Tout en expliquant qu’il ne lui appartient pas de conduire les
politiques publiques (ici la politique climatique), le juge administratif
ne reste pas insensible à de telles demandes. Celles-ci flattent sa pente
démiurgique. Les décisions juridictionnelles prises, dans « L’affaire du
siècle », par le tribunal administratif de Paris et par le Conseil d’État
ne sont-elles pas qualifiées d’historiques par les ONG et les médias ?
Aussi le juge administratif déploie-t-il de notables efforts en faveur des
requérants  : en reconnaissant l’intérêt d’une commune littorale pour
agir contre l’inertie de l’État, en condamnant celui-ci à réparer le
préjudice climatique de ladite commune dans les termes de
l’article  1246 du code civil, qui ne concernent pourtant pas l’État
(« Toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de
le réparer  »), en admettant que la commune et les associations
opposent l’Accord de Paris à l’État, alors que, selon une jurisprudence
constante, un traité est opposable entre États parties et ne peut l’être
par les particuliers à leur État que s’il résulte de ses stipulations ou de
son objet qu’il est d’effet direct en droit interne.
Le 3 février 2021, le tribunal administratif de Paris juge que l’État
n’a pas respecté ses engagements en matière de réduction des
émissions de gaz à effet de serre entre 2015 et 2018 et qu’il est donc
partiellement responsable du «  préjudice écologique  » causé par le
réchauffement climatique.
De son côté, le Conseil d’État est saisi par la commune de
Grande-Synthe et plusieurs associations du refus du gouvernement de
prendre des mesures supplémentaires pour atteindre l’objectif, issu de
l’Accord de Paris, de réduction des émissions de gaz à effet de serre
de 40 % (par rapport à 1990) d’ici à 2030. Le 19 novembre 2020, le
Conseil d’État demande au gouvernement de justifier, dans un délai
de trois mois, que la trajectoire de réduction des émissions de gaz à
effet de serre pour 2030 pourra être respectée sans mesures
supplémentaires. La transmission par le gouvernement de nouveaux
éléments ne convainc pas le Conseil d’État puisque, le 1er juillet 2021,
il fait droit à la demande des requérantes en observant que la baisse
des émissions en 2019 est faible, que celle de 2020 n’est pas
significative (l’activité économique ayant été réduite par la crise
sanitaire) et que le respect de la trajectoire, qui prévoit notamment
une baisse de 12 % des émissions pour la période 2024-2028, paraît
inaccessible si de nouvelles mesures ne sont pas adoptées rapidement.
Il constate, en outre, que l’accord entre le Parlement européen et le
Conseil de l’Union européenne d’avril  2021 a relevé l’objectif de
réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40  % à 55  % par
rapport à leur niveau de 1990. Il observe enfin que le gouvernement
compte, pour rejoindre la trajectoire, sur les mesures prévues par le
projet de loi « climat et résilience » qui n’est pas adopté. Il enjoint en
conséquence au gouvernement de prendre des mesures
supplémentaires d’ici le 31  mars 2022 pour atteindre l’objectif de
réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030.
Quelles mesures  ? Le Conseil d’État, si souvent prodigue de
consignes lorsqu’il statue comme juge des référés, ne le dit pas. Leur
détermination excède la capacité d’expertise du juge et leur révélation
provoquerait sans doute, par  leurs effets prévisibles sur le pouvoir
d’achat, l’ire de la  France périphérique. On comprend que ces
mesures sont  de nature réglementaire car le juge administratif ne
commande pas au législateur. Mais existe-t-il des mesures
réglementaires supportables et capables de faire rejoindre à la France
une trajectoire dont les ambitions ont encore été relevées en
avril 2021 ? « L’affaire du siècle », comme le jeu du furet, a pour mise
un objet caché qui circule sans être dévoilé. Les activistes demandent
au juge d’ordonner des mesures sans dire lesquelles ; le juge ordonne
au gouvernement de prendre des mesures sans préciser lesquelles ; le
gouvernement invoque les mesures qui résulteront d’une loi non
encore adoptée et moins encore évaluée. Mais les activistes ne s’en
soucient guère  : ce qui compte pour eux est d’avoir obtenu une
victoire symbolique sur la scène contentieuse.
«  L’affaire du siècle  » n’est pas la seule dans laquelle le juge
administratif est appelé à prescrire le bien écologique. Ainsi, le
10  juillet 2020, à la demande de plusieurs associations, le Conseil
d’État ordonne au gouvernement d’agir contre la pollution de l’air
dans huit zones en France, conformément à ses engagements
européens, sous peine d’une astreinte de 10  millions d’euros par
semestre de retard. Le 4  août 2021, il juge que, si des mesures sont
intervenues, elles ne permettront pas d’améliorer la situation en temps
voulu, car la mise en œuvre de certaines d’entre elles reste incertaine
et leurs effets n’ont pas été évalués. Aussi condamne-t-il l’État à payer
une astreinte de 10  millions d’euros pour le premier semestre de
l’année 2021. Le Conseil d’État évaluera les actions du gouvernement
pour le second semestre de l’année 2021 au début de l’année 2022 et
décidera si l’État devra verser une nouvelle astreinte. Le produit de
l’astreinte est versé à l’association « Les Amis de la Terre » (qui avait
initialement saisi le juge administratif), ainsi qu’à plusieurs autres
organismes et associations engagés dans la lutte contre la pollution de
l’air. La rente sera perpétuelle si l’objectif ne peut être atteint. Avis
aux officines activistes  : le contentieux rapporte non seulement
politiquement, mais encore financièrement. Double incitation à
requérir.

1. Saisi le 9 juillet 2020 par la Cour de cassation de deux questions prioritaires de


constitutionnalité relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit
dans les articles 137-3, 144 et 144-1 du code de procédure pénale, relatifs à la détention
provisoire, le Conseil constitutionnel a jugé (no 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020) que
l’article 144-1 du code de procédure pénale méconnaît les exigences constitutionnelles
relatives à la dignité de la personne humaine, à la présomption d’innocence et au recours
juridictionnel, faute d’imposer au juge judiciaire de faire cesser des conditions de détention
provisoire contraires à la dignité de la personne humaine. Il en a en conséquence abrogé, avec
effet au 1er mars 2021, le second alinéa dudit article. Bel exemple de surenchère entre Cour
européenne des droits de l’homme, Cour de cassation et Conseil constitutionnel…
La souveraineté au péril des cours
supranationales

L’hégémonie des cours européennes, par les excès de leurs


jurisprudences, provoque depuis quelques années des secousses
systémiques. Les zones de friction sont multiples. La décision du
Tribunal constitutionnel polonais est symptomatique de cet
ébranlement.

DES SECOUSSES SYSTÉMIQUES

Au moment où j’écris ces lignes, l’Union européenne est


parcourue de secousses. Le torchon brûle entre l’Union et certains
États membres. Des étincelles éclatent entre institutions européennes.
Et des heurts se produisent entre juges européens et juges nationaux.
C’est ainsi que la Commission engage une procédure en
manquement contre l’Allemagne à propos d’une décision du Tribunal
constitutionnel allemand concernant le rachat d’obligations publiques
par la Banque centrale européenne (BCE) et que, au même moment,
le Parlement européen vote une résolution contre la Commission
pour sa lenteur à sanctionner les violations des « valeurs » européennes
commises, selon lui, par certains États membres.
Ces deux procédures, mais aussi, de façon générale, les
empiètements des institutions européennes sur les attributions
régaliennes des États membres, posent crûment la question du respect
des souverainetés nationales par une Union européenne dont les
mécanismes semblent fonctionner de façon toujours plus déconnectée
des aspirations des peuples, toujours plus sensible à l’action de
lobbies et toujours plus oublieuse du principe fondamental, inscrit à
l’article  4 du traité sur l’Union européenne, selon lequel l’Union
«  respecte l’identité nationale des États membres inhérente à leurs
structures fondamentales politiques et constitutionnelles  ». L’enjeu
des conflits institutionnels en cours n’est autre que le respect du droit
des peuples à se gouverner eux-mêmes et le respect des limites des
transferts de compétences qu’ils ont consentis à l’Union.
En quoi consistent exactement ces deux procédures ? La première
est une procédure classique en manquement relevant de l’article 260
du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La
République fédérale d’Allemagne est accusée par la Commission
d’avoir manqué à ses obligations européennes à travers la décision de
son Tribunal constitutionnel du 5  mai 2020. L’engagement d’une
procédure en manquement, lorsque ce dernier est imputable à une
décision d’une cour suprême nationale, est rarissime. Pour la France,
il n’a débouché sur une condamnation qu’en 2018, lorsque le Conseil
d’État, jugeant le droit européen suffisamment clair dans une affaire,
l’avait tranchée directement sans poser de question préjudicielle à la
Cour de justice de l’Union européenne.
La décision du 5  mai 2020 du tribunal de Karlsruhe est un
désaveu tant de l’action conduite par la BCE dans le cadre du
quantitative easing (action à nos yeux opportune, mais là n’est pas la
question) que de sa validation par la Cour de justice de l’Union. Le
tribunal condamne l’une comme l’autre au regard même du droit
européen. C’est ce qu’on appelle un « ultra vires ». Il réaffirme que les
traités doivent être interprétés selon la volonté des peuples qui les ont
ratifiés et qui en restent les maîtres. Le juge allemand fait prévaloir ce
principe démocratique intangible, inscrit dans la Loi fondamentale,
sur celui de «  primauté du droit européen  » d’abord dégagé par la
jurisprudence de la Cour de justice, puis incorporé dans la très
alambiquée déclaration annexe no 17 au traité de Lisbonne, où on l’a
discrètement logé à la suite des référendums négatifs français et
néerlandais de 2015.
Cet arrêt de 2020 fait suite à une série déjà ancienne de décisions
de la Cour de Karlsruhe (Solange, 29 mai 1974) affirmant que le siège
authentique du pouvoir démocratique se trouve dans les peuples des
États membres et dans les parlements nationaux qui les représentent.
Le point d’orgue de cette jurisprudence est la décision du 30  juin
2009 sur le traité de Lisbonne où la Cour constitutionnelle a fixé la
limite démocratique à ne pas franchir dans une Union «  sans cesse
plus étroite ».
La seconde procédure, fondée sur l’article  265 du traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne, met en cause la carence de la
Commission à sanctionner la violation des « valeurs » de l’Union par
les États d’Europe centrale. Basée sur la « conditionnalité » de l’octroi
des fonds européens au respect de l’État de droit, elle constitue, en
réalité, une offensive des eurodéputés «  progressistes  » contre la
Pologne et la Hongrie qui persistent à refuser les ingérences de
Bruxelles sur les questions sociétales, judiciaires et migratoires.
La résolution du Parlement européen adoptée le 10  juin 2021
enjoint à la Commission d’activer les procédures de sanction politique
et financière contre ces États rebelles, sous peine, si elle n’obtempère
pas, de saisine de la Cour de justice. Cette résolution traduit la
distorsion de la notion d’État de droit qu’opère l’idéologie dominante
au sein des institutions européennes. Selon ses auteurs, en effet, les
atteintes à l’État de droit commises par les pays membres incriminés
tiendraient en des «  attaques contre la liberté des médias et des
journalistes, les migrants, les droits des femmes, les droits des
personnes LGBT et la liberté d’association et de réunion  ». Rien à
voir, donc, avec la bonne exécution du plan de relance européen post-
Covid, ni avec le bon emploi des fonds européens ou la prévention et
la sanction de leur détournement. De la défense des «  intérêts
financiers de l’Union » (qui est l’objet normal des « conditionnalités »
assortissant les aides européennes), on passe au catéchisme
multiculturel hors-sujet sur les droits des migrants et des personnes
LGBT.
Le rapprochement des deux procédures montre, en outre, que les
organes de l’Union ont une définition à géométrie variable de l’État
de droit et de ses exigences quant à l’indépendance des cours
constitutionnelles. Ils accusent la Pologne de l’enfreindre en imposant
une limite d’âge à ses juges constitutionnels (avec effet immédiat, il
est vrai), mais n’hésitent pas à ordonner à l’exécutif allemand de
paralyser la jurisprudence de sa propre cour constitutionnelle, ce qui
est autrement plus scabreux (et structurellement problématique) dans
un État de droit. Ils n’hésiteront pas davantage (comme on va le voir
ci-dessous) à enjoindre au gouvernement polonais de tenir pour nulle
et non avenue la décision du 7  octobre 2021 de son tribunal
constitutionnel.

DES ZONES D’INFLAMMATION MULTIPLES

Les organes de l’Union ne disposent que d’une compétence


d’attribution, délimitée par les traités. Ils n’ont pas la « compétence de
leurs compétences  » (laquelle demeure l’apanage des États
nationaux). En outre, ils doivent respecter les principes de subsidiarité
et de proportionnalité auxquels est même consacré un protocole
additionnel au traité de Lisbonne. Le protocole sur les parlements
nationaux, dont les dispositions ont été reprises par la révision
constitutionnelle française de 2008, rappelle également le rôle de
ceux-ci dans la défense de leurs prérogatives.
Mais la Cour de justice ignore superbement ces principes. Alors
que l’Union n’a aucune compétence en matière d’enseignement
supérieur, par exemple, la Cour condamne la Hongrie en jugeant que
l’enseignement supérieur privé dispensé dans un État membre de
l’Union par une université étrangère (américaine en l’occurrence) est
une activité «  commerciale  » relevant de l’OMC dont l’Union est
membre… Quant au protocole additionnel sur la non-justiciabilité au
Royaume-Uni et en Pologne de la Charte européenne des droits
fondamentaux, la Cour de justice l’a contourné de façon répétée.
En matière de sécurité et de défense, les organes de l’Union
devraient s’interdire tout excès de pouvoir puisque les traités (c’est-à-
dire les peuples souverains) indiquent clairement que «  la sécurité
nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre  »
(art. 4, § 2 du traité sur l’Union européenne).
En remettant en cause l’État régalien, l’Union prive de garanties
essentielles des exigences de rang constitutionnel telles que la défense
du territoire, la sauvegarde de l’ordre et de la sécurité publics et la
souveraineté nationale. Il en résulte une crise systémique. Celle-ci ne
peut être dénouée que si, comme la Cour de Karlsruhe, les autorités
nationales disent « pouce ».
Diverses sont les zones d’inflammation entre l’action des organes
de l’Union et les souverainetés nationales.
C’est ainsi que la CJUE a décidé que la directive 2003/88/CE
relative au temps de travail s’appliquait aux membres des forces
armées. Du point de vue de l’Union, un militaire devrait donc être
regardé comme un travailleur ordinaire. Sauf, concède M. Oe (avocat
général danois de la Cour de justice de l’Union), lors d’opérations
proprement militaires ou d’entraînements opérationnels, ou dans
certaines unités spéciales. Mais ces distinctions sont inopérantes pour
une armée intégralement professionnalisée comme l’armée française,
désormais seule en Europe à disposer de capacités expéditionnaires.
Comme le rappelle Jean-Louis Borloo dans les colonnes du Figaro
(29  janvier 2021), «  il est tout simplement impossible à nos forces
armées de s’accommoder du prêt-à-porter de la directive de 2003  :
décompte individuel du temps, limitation forte du travail de nuit,
planification rigide de l’activité et nécessité d’un accord préalable de
chaque personne pour la faire évoluer, décompte précis des
récupérations, etc. ».
Cette banalisation du statut militaire (dans le droit-fil de l’arrêt du
2  octobre 2014 de la Cour européenne des droits de l’homme
condamnant la France pour avoir interdit le syndicalisme dans son
armée) méconnaît la singularité de l’engagement militaire, porteur de
ce bien commun qu’est la conscience de servir la communauté
nationale. Elle nie l’unité de la condition militaire, qui doit être
comprise en termes de disponibilité, de dévouement et de sacrifice, et
compte tenu de compensations propres en matière de congés et de
retraite. Elle nuit à l’efficacité et à la sécurité de nos troupes. Elle est
préjudiciable aux intérêts mêmes de l’Europe, puisque la France s’est
vu de  facto déléguer par les autres États membres la mission de
défendre leur commune civilisation sur de périlleux théâtres
extérieurs. Du fait de cette délégation, qui les dispense de verser le
sang de leurs soldats, les États membres non belligérants ne se
trouvent pas trop gênés par la directive de 2003 et vont, comme
l’Allemagne, jusqu’à prendre dans cette affaire, devant la Cour de
Luxembourg, une position contraire à celle de la France.
La position hors-sol de la CJUE contrevient totalement au
principe selon lequel un soldat doit être disponible en tout lieu et en
tout temps  ; elle fait injure à la noble spécificité de l’engagement
militaire  ; elle affaiblit notre capacité de réponse aux menaces
internationales  ; elle fait litière enfin des conceptions françaises déjà
malmenées par la décision de la CEDH sur le syndicalisme dans nos
armées. Il semble que le chef de l’État lui-même rechigne à se plier à
cette jurisprudence insensée.
Autre domaine crucial pour notre sécurité collective, tant
nationale qu’européenne : la conservation et l’utilisation des données
des communications électroniques dans le cadre des enquêtes pénales
ou de renseignement, à des fins de lutte contre le terrorisme et la
criminalité organisée ou de contre-espionnage. Comme on l’a dit plus
haut, l’arrêt Digital Rights de la CJUE du 8 avril 2014, suivi des arrêts
Quadrature du Net et Privacy International du 6  octobre 2020,
imposent des conditions restrictives très menaçantes pour la sécurité
des États. Dans son arrêt d’assemblée du 21 avril 2021 (no 393099),
le Conseil d’État a refusé d’émettre l’ultra vires que sollicitait de lui le
gouvernement français et n’a donc pas opposé à ces excès de pouvoir
le veto mis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire.
C’est même à une capitulation sans condition que procède son
arrêt French Data Network et autres du 21  avril  2021  :
« Contrairement à ce que soutient le Premier ministre, il n’appartient
pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de
l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la
répartition des compétences entre l’Union européenne et les États
membres. Il ne saurait exercer un contrôle sur la conformité au droit
de l’Union des décisions de la Cour de justice et, notamment, priver
de telles décisions de la force obligatoire dont elles sont revêtues, au
motif que celle-ci aurait excédé sa compétence en conférant à un
principe ou à un acte du droit de l’Union une portée excédant le
champ d’application prévu par les traités. »
Juger cela, c’est garantir l’impunité à tout acte de droit européen
pris, même manifestement, en dehors du champ de compétences de
l’Union tel que le déterminent les traités. C’est entériner une dérive
permettant à l’Union européenne, au travers de la Cour de justice de
l’Union européenne, d’usurper la compétence de ses compétences.
Car ladite Cour de justice est juge et partie dans une telle hypothèse.
Comment pourrait-elle contenir l’Union dans ses attributions lorsque
la sortie de terrain réside dans sa propre jurisprudence ? Si les cours
suprêmes nationales s’interdisent de siffler la faute, qui le fera ? Il ne
restera plus que le politique pour faire rentrer l’Union dans son lit.
Par son arrêt French Data Network, le Conseil d’État livre la
souveraineté nationale à l’arbitraire de la Cour de Luxembourg. Il
sacrifie les intérêts supérieurs de la nation à l’Europe des juges.
Pourquoi ? Hasardons cette explication : le juge administratif, comme
le juge judiciaire, ont d’autant plus de révérence pour le droit
européen que ce dernier conforte l’emprise juridictionnelle plus
sûrement que le jeu national de la séparation des pouvoirs. Avec
l’Union européenne, le juge trouve enfin sa légitimité en dehors de
l’État.

LA RÉVOLTE POLONAISE

C’est au moment où les peuples se sentent le moins protégés par


les instances européennes (qu’il s’agisse de la mondialisation de
l’économie, de la pandémie ou des flux migratoires) et où se réveillent
corrélativement les aspirations des États membres à retrouver leurs
marges de souveraineté nationales, que les organes de l’Union
s’immiscent le plus dans les domaines régaliens et sociétaux. Il n’est
donc pas surprenant que des conflits éclatent.
Le 7 octobre 2021, le Tribunal constitutionnel polonais juge que
les articles premier (qui proclame une « union sans cesse plus étroite
des peuples de l’Europe  ») et 19 (relatif à la Cour de justice de
l’Union européenne) du traité sur l’Union européenne contreviennent
à la Constitution polonaise en tant qu’ils permettent d’écarter celle-ci
au profit du droit européen. Est donc condamné non le traité lui-
même, mais le principe de la primauté du droit européen sur les
règles constitutionnelles nationales. Ce principe de primauté absolue
trouve son origine, comme on l’a dit plus haut, non dans les traités,
mais dans un arrêt Costa c/  Enel du 15  juillet 1964 de la Cour de
justice des communautés européennes (devenue Cour de justice de
l’Union européenne) : « Le droit du traité ne pourrait, en raison de sa
nature originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel
qu’il soit. » C’est une invention du juge.
Si elle avait déclaré incompatible avec la Constitution polonaise le
traité lui-même, ou même seulement tout l’article premier ou tout
l’article 19, la décision du 7 octobre serait un Polexit jurisprudentiel.
Ce n’est pas le cas. C’est pourtant ce que dénonce un chœur bien-
pensant, sans vouloir comprendre que ne sont visés par cette décision
que les empiètements des institutions européennes en général, et de la
CJUE en particulier, sur les domaines de souveraineté nationale tels
que l’organisation de la justice, sujet majeur d’affrontement entre
Varsovie, d’une part, Bruxelles et Luxembourg, d’autre part.
Le 8  octobre, la Commission réagit à la décision de la veille des
juges constitutionnels polonais par un communiqué rageur assénant
que la primauté du droit européen sur toute norme nationale, y
compris constitutionnelle, est un principe fondamental de l’Union. La
menace de représailles financières contre la Pologne se précise : c’est
la privation des aides du plan européen post-Covid (23  milliards
d’euros). Que le peuple polonais paie pour sa Cour constitutionnelle
n’émeut guère les gardiens du temple. Ne les préoccupe pas
davantage le risque que cette fuite en avant punitive pousse la
Pologne à l’irréparable. Ni qu’elle soit d’ores et déjà contre-
productive du point de vue de la bonne entente entre peuples
européens, dont on pouvait penser qu’elle était le but principal des
traités.
«  La Pologne savait à quoi s’en tenir en adhérant à l’Union  »,
entend-on. En signant les traités, la Pologne ne les avait-elle pas sous
les yeux  ? Certes, mais les traités n’impliquaient rien de précis en
matière sociétale (IVG, mariage entre personnes de même sexe), ni en
matière de statut des magistrats. Les organes européens font semblant
de croire que ces questions faisaient partie des valeurs fondatrices de
l’Union, qu’elles étaient comprises depuis l’origine dans le « paquet »
souscrit lors de l’adhésion. C’est faux. L’Irlande, par exemple, a mené
longtemps son existence d’État membre sans reconnaître ni le
divorce, ni l’IVG, ni le mariage homosexuel et sans être morigénée
pour autant par les instances européennes.
Quant à l’organisation judiciaire, seule une atteinte grossière au
principe d’indépendance de la justice (nomination et révocation des
magistrats laissées à la volonté discrétionnaire de l’exécutif) ferait
problème au regard du traité sur l’Union européenne, car elle
contreviendrait aux valeurs de l’Union. Il ressort, en effet, de
l’article 2 du traité sur l’Union européenne (qui énumère les valeurs
de l’Union) que l’« État de droit » – auquel se rattache implicitement
l’indépendance de la justice – est une « valeur » de l’Union. On en est
loin  : la législation polonaise de 2017 prévoit la participation de
parlementaires à la nomination des magistrats composant l’équivalent
local de notre Conseil supérieur de la magistrature et l’intervention du
ministre de la Justice dans la désignation des présidents de tribunaux.
On n’est pas à des années-lumière du système judiciaire français.
Encore faut-il ajouter, en tout état de cause, que, dans les traités
européens, la notion de « valeur » a un contenu juridiquement moins
contraignant que les règles et principes qu’ils déclinent. Avant de
dénoncer un Polexit rampant ou de prétendre que la Pologne foule
aux pieds ses engagements européens, un peu de discernement devrait
conduire à distinguer valeurs européennes, d’une part, règles et
principes européens, d’autre part. Si les règles et principes s’imposent
à tous dans les domaines régis par le droit de l’Union, la vérification
du respect des valeurs, dans les domaines de la compétence des États
membres, doit se faire, quant à elle, dans le souci de ménager les
cultures, les histoires et les sensibilités nationales. Ce scrupule
n’atteint guère la Cour de justice de l’Union européenne lorsque, le
27  octobre  2021, elle condamne la Pologne à une astreinte d’un
million d’euros par jour tant qu’elle n’a pas mis fin aux activités
anticorruption de la chambre disciplinaire de sa Cour suprême.
Le reproche fait par les instances de l’Union à la Pologne – ne pas
confier la nomination de ses magistrats à des commissions
exclusivement ou majoritairement composées de magistrats – pourrait
être fait à d’autres États membres. En France, par exemple, ni le
Conseil constitutionnel (nominations relevant exclusivement du
président de la République et du Parlement), ni le Conseil d’État
(nominations des auditeurs jusqu’ici effectuées par la voie de l’ENA et
nominations au tour extérieur relevant du président de la République)
ne répondent au « standard » inventé par l’Union européenne, qui fait
la part belle au corporatisme et n’est pas un corollaire nécessaire du
principe d’indépendance des juges (celui-ci, en France comme en
Pologne, est assuré par d’autres voies, qu’il s’agisse de l’impossibilité
pour l’exécutif ou le Parlement de casser une décision de  justice ou
par les garanties de carrière bénéficiant aux magistrats). Il y a donc
deux poids deux mesures. Les foudres de l’Union se concentrent sur
les États (Pologne, Hongrie) dirigés par des gouvernements
conservateurs, dont les politiques en matière migratoire ou sociétale,
ou les efforts faits pour sauvegarder la souveraineté populaire face au
pouvoir juridictionnel, déplaisent à la majorité bien-pensante qui
peuple les institutions européennes.
Le chantage exercé par l’Union sur la Pologne fait, au demeurant,
injure à la finalité qu’il prétend poursuivre. C’est, en effet, une bien
étrange façon de défendre l’État de droit en Pologne que d’appeler les
autorités polonaises à tenir pour nulle et non avenue une décision
émanant de la plus haute juridiction du pays…
On fait mine de voir dans la décision du 7  octobre du Tribunal
constitutionnel polonais une provocation inédite, un attentat sans
précédent contre la construction européenne. C’est passer sous
silence les ruades du Tribunal constitutionnel allemand et… les
réserves des cours suprêmes françaises et les haut-le-cœur des
autorités françaises.
Comme on a dit plus haut, la position du tribunal constitutionnel
polonais n’est pas plus disruptive que celle de son homologue
allemand. Bien au-delà de la politique d’achats d’obligations
publiques par la BCE, c’est le fédéralisme volontariste qui se trouve,
en effet, condamné par la cour de Karlsruhe dans son arrêt du 5 mai
2020.
Tout en se montrant plus frileuses que le tribunal constitutionnel
allemand, les cours suprêmes françaises n’en ont pas moins jugé
depuis longtemps que le droit européen ne pouvait prévaloir sur des
dispositions constitutionnelles précises, qu’il ne pouvait restreindre la
souveraineté nationale que dans la mesure permise par la Constitution
et qu’il ne pouvait, en tout état de cause, porter atteinte à l’identité
constitutionnelle de la France.
Ainsi, dans son arrêt d’assemblée Sarran et Levacher du
30 octobre 1998 (il s’agissait de la composition du corps électoral en
Nouvelle-Calédonie), le Conseil d’État juge que les engagements
internationaux n’ont pas, dans l’ordre interne, une autorité supérieure
à celle de la Constitution : « La suprématie conférée par l’article 55 de
la Constitution aux engagements internationaux ne s’applique pas,
dans l’ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle. » De
même, dans son arrêt Fraisse du 2 juin 2000, l’assemblée plénière de
la Cour de cassation, ayant à se prononcer (toujours à propos du
corps électoral néo-calédonien) sur les valeurs juridiques respectives
du droit national et du traité (en l’espèce, le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques  et la  Convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales),
considère que la suprématie conférée aux engagements internationaux
sur les lois par l’article 55 de la Constitution ne s’applique pas, dans
l’ordre juridique interne, aux dispositions de nature constitutionnelle.
Les arrêts Fraisse, Sarran et Levacher jugent donc sans ambiguïté que
la Constitution a, en droit interne (c’est-à-dire devant les tribunaux
nationaux), une valeur juridique supérieure à celle des traités.
Le Conseil constitutionnel ajoute que, lorsqu’un «  engagement
international […] porte atteinte aux conditions essentielles d’exercice
de la souveraineté nationale, l’autorisation de le ratifier appelle une
révision constitutionnelle  » (voir, par exemple, la décision no  2005-
524/525 DC du 13 octobre 2005).
Même lorsque le Constituant a expressément consenti à  une
limitation de souveraineté, cette limitation ne peut outrepasser
certaines limites au-delà desquelles serait affectée l’identité
constitutionnelle du pays. Précisons. L’article  88-1 de la
Constitution  dispose que «  la République participe à l’Union
européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en
commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur
l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne  ». Le Constituant, considère le Conseil constitutionnel,
« a ainsi consacré l’existence d’un ordre juridique européen intégré à
l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ».
Il juge, dès juin  2004, que «  la transposition en droit interne d’une
directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle  »
(no  2004-496 DC). Il réserve cependant l’hypothèse dans laquelle le
droit européen serait contraire à une règle ou à un principe « inhérent
à l’identité constitutionnelle de la France  » (no  2006-961 DC), par
exemple le principe de laïcité.
Cette réserve a été encore récemment rappelée par la décision
no  2021-940 QPC du 15  octobre  2021 du Conseil constitutionnel
(Société Air France) qui, à propos de l’obligation faite par le droit
européen aux transporteurs aériens de réacheminer les étrangers dont
l’entrée dans un pays membre est refusée, voit dans le monopole
public de la force légale un principe inhérent à l’identité
constitutionnelle de la France et, comme tel, opposable au droit
européen.
Les autorités françaises, si promptes à jeter la pierre à la Pologne,
sont les premières –  et à juste titre  – à se rebiffer face aux
empiètements de la CJUE dans les matières de souveraineté.
Comme on vient de le dire pour l’affaire French Data Network, le
Premier ministre avait expressément demandé au Conseil d’État
(mais en vain) de dire que la CJUE était sortie de son champ de
compétences.
Le chef de l’État semble également ulcéré de la jurisprudence de
la CJUE déclarant applicable aux militaires la directive sur la durée
du travail. Le gouvernement pourrait à nouveau demander au Conseil
d’État, à la première occasion contentieuse, de s’opposer à cette
jurisprudence, quoique son arrêt French Data Network ferme
désormais la porte à un ultra vires à l’allemande. Le Premier ministre
invoquera-t-il alors ce « principe inhérent à l’identité constitutionnelle
de la France  » qu’est le devoir de permanente disponibilité de nos
soldats ? Et le Conseil d’État se montrera-t-il aussi pusillanime que le
21 avril 2021 ?
Qui plus est, plusieurs candidats potentiels à l’élection
présidentielle de 2022 prévoient, en matière migratoire, d’édifier un
rempart constitutionnel face à un droit européen, pour une large part
jurisprudentiel, moins soucieux de protéger concrètement les peuples
des États membres que d’imposer, en débordant les attributions
confiées par les traités aux institutions européennes, l’observance de
principes moraux désincarnés.
La révolte polonaise pourrait faire des émules.
TROISIÈME PARTIE

LA PÉNALISATION
DE LA VIE PUBLIQUE
Le désir du pénal

La pénalisation de la vie publique répond en grande partie à un


«  désir du pénal  » émanant d’une opinion excédée par l’impuissance
du politique. Mais c’est là un cercle vicieux, car la responsabilité
pénale croissante des politiques inhibe les politiques publiques.
La brutalité de l’autorité judiciaire à l’égard des responsables
politiques, parce qu’elle atteint les institutions à travers leurs
titulaires, porte préjudice à la souveraineté populaire. Elle n’en surfe
pas moins sur le populisme.
Celui-ci se nourrit de l’idée que nos élus sont indignes de nos
suffrages, que nos ministres ne sont pas intègres. La petite musique
du « tous pourris » nous console de bien des frustrations, nous venge
de notre rêve déçu de gouvernance efficace, met un baume sur
l’insignifiance de notre poids politique personnel. 
En ce sens, l’importance donnée à la chronique médiatico-
judiciaire des affaires impliquant la classe politique traduit moins une
exigence d’intégrité qu’une délectation morose dans la mise au pilori
récurrente des responsables publics. Presse et justice sont tout autant
les instruments que les déclencheurs de cette propension collective,
jamais complètement assouvie, au lynchage de ceux qui nous
gouvernent.
La traque judiciaire des responsables publics forme un cercle
vicieux avec l’obsession de vertu qui s’est emparée de nos us et
coutumes politiques au cours des années récentes. La France a
importé à cet égard, comme l’explique Régis Debray, le modèle
puritain de l’Europe protestante.  L’aspiration à la probité absolue,
comme tous les intégrismes, conduit à la chasse aux sorcières.
La quête de la perfection, lois de moralisation et lanceurs d’alerte
à l’appui, instaure une veille permanente et distille partout le
soupçon.  Impliquant la traque du pécheur, la prétention de faire
régner le Bien sur terre entretient, comme un prurit, le besoin de
débusquer le Mal. Un manquement fait d’autant plus scandale qu’il
souille le drap immaculé de l’intégrité proclamée. Le pécheur est
particulièrement abominé lorsqu’il paraissait jusque-là au-dessus de
tout soupçon. Il est diabolisé par les bigots (un pur trouve toujours
plus pur que lui qui l’épure), par les cabots (qui ont un intérêt
personnel ou professionnel à son immolation) et par les gogos (qui
trouvent là une sourde revanche contre le pharisaïsme supposé des
puissants). Il devient alors le traître dont l’exécution en place
publique lavera l’outrage fait au credo officiel, et renforcera la valeur
impérative de ce dernier en galvanisant les fervents et en intimidant
les tièdes.
Une liturgie sacrificielle est à l’œuvre, suscitant un entraînement
mimétique, aurait diagnostiqué René Girard. Du pain béni, en tout
cas, pour la société du spectacle.
C’est ainsi que la Terreur refait son nid au sein d’une démocratie
postmoderne. 

L’EXEMPLE DE LA CRISE SANITAIRE

Le double phénomène de diabolisation et de paralysie de l’action


des pouvoirs publics se manifeste à l’envi au cours de la période de
crise sanitaire. Dans une démocratie assagie et en paix avec elle-
même, cette crise aurait dû conduire à un renforcement de l’autorité
de l’État unanimement consenti, car temporairement justifié par les
circonstances. Or il a été rejeté par une partie de la société, une partie
minoritaire certes, mais bruyante et disposant de multiples relais
idéologiques, médiatiques et institutionnels. De cette contestation,
autant que les réseaux sociaux et les manifestations du samedi, la
justice est devenue la chambre d’échos.
Pour une bonne part, les recours introduits au sujet du Covid-19,
le plus souvent portés par des associations et syndicats radicaux,
visent à punir les responsables politiques, administratifs et
économiques pour ne pas avoir su anticiper et neutraliser le fléau.
Pour le reste, les recours fustigent la pulsion liberticide qui serait celle
d’un mauvais pouvoir, désireux de mettre la population au pas, sous
prétexte de lutter contre un virus. Laxisme et dictature sanitaire sont
tour à tour dénoncés dans les requêtes et parfois par les mêmes.
Les recours du premier type entendent faire de la justice un
nouveau tribunal de l’Inquisition, appelé à châtier ces empoisonneurs
des temps modernes que sont les pouvoirs publics, les employeurs et
les directeurs d’EHPAD. Le juge pénal a été ainsi saisi de multiples
recours à l’encontre de dirigeants publics ou privés qui, par leurs
négligences fautives, auraient exposé la vie d’autrui. Diverses
instructions sont en cours. De son côté, la Cour de justice de la
République, à laquelle il appartient de juger les membres du
gouvernement pour les infractions commises dans l’exercice de leurs
fonctions, a été saisie, dans le cadre de la crise sanitaire, de
nombreuses plaintes à l’encontre de ministres et anciens ministres.
Au printemps 2020, un collectif de plusieurs centaines de
médecins porte plainte contre Agnès Buzyn, Olivier Véran et Édouard
Philippe, au motif qu’ils «  avaient conscience du péril et disposaient
des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer  ».
Une avalanche d’autres plaintes suit. Parmi les quelque deux cents
saisines initialement enregistrées, la Commission des requêtes de la
CJR en juge recevable une dizaine. Cette décision ne reste pas sans
conséquence puisque, le 15 octobre 2020, alors que la lutte contre la
deuxième vague de la pandémie requiert, dans l’intérêt supérieur de la
nation, l’entière disponibilité du ministre de la Santé, la Commission
d’instruction de la CJR dépêche une escouade d’enquêteurs
perquisitionner son domicile et son ministère.
Le 10  septembre 2021, la Commission d’instruction de la CJR
met en examen Agnès Buzyn du chef de «  mise en danger de la vie
d’autrui  » (art.  223-1 du code pénal) et la place sous le statut de
témoin assisté pour « abstention de combattre un sinistre » (art. 223-7
du code pénal). Pour le premier délit, elle encourt un an de prison et
15 000 euros d’amende. Pour le second, deux ans de prison et 30 000
euros d’amende.
Il suffit de se reporter à la définition de ces infractions dans le
code pénal pour se convaincre qu’aucune des deux ne s’applique aux
actes (ou omissions d’agir) pouvant être directement attribués à
Agnès Buzyn (ou à Oliver Véran, ou aux précédent et actuel Premiers
ministres) dans la gestion de la crise. Les deux articles visent, en effet,
des comportements intentionnels et individuels, se caractérisant, pour
la mise en danger de la vie d’autrui, par « la violation manifestement
délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité
imposée par la loi ou le règlement » et, pour l’abstention de combattre
un sinistre, par le refus volontaire de prendre ou de provoquer des
mesures à la hauteur du danger encouru. Or les erreurs de prévision
et de gestion commises avant et pendant cette crise sont diluées,
collectives et non intentionnelles. C’est l’organisation et le
fonctionnement de l’appareil d’État qui sont en cause, non des
volontés individuelles. Les dysfonctionnements ne sont pas tolérables,
mais ils sont le fruit de défaillances multiples, anciennes, entremêlées.
Ils résultent d’une interaction de causes dont personne n’a vraiment
eu ni la maîtrise, ni même la connaissance. Ces défaillances relèvent
d’autres types de responsabilités (politique, administrative,
disciplinaire, pécuniaire) que la responsabilité pénale. Elles appellent
des réformes non des procès.
En ouvrant les vannes de la recevabilité des plaintes, puis en
perquisitionnant le domicile et le ministère d’Olivier Véran, puis en
mettant en examen Agnès Buzyn (qui suivra  ?), les organes
compétents de la CJR (Commission des requêtes et Commission
d’instruction), qui, précisons-le, ne comportent pas de
parlementaires, laissent la Cour se faire instrumentaliser par la
vindicte paranoïaque qui a saisi une partie de la société. Sensible aux
pressions des associations militantes, peut-être aussi parce qu’il est
grisé par sa puissance, le juge se croit obligé d’ouvrir une procédure,
même si la relaxe ultérieure est plausible.
Les conséquences de cette complaisance sont de trois ordres.
Dans l’immédiat, elles sont quantitatives : 15 000 plaintes au cours de
l’été 2021 (beaucoup rédigées de façon stéréotypée par une officine
militante) visent le Premier ministre et trois autres membres du
gouvernement, notamment pour «  extorsion, discrimination et
tromperie dans la mise en œuvre du passe sanitaire  ». En outre, la
confiance de la société dans son État, déjà ébranlée, subit une
nouvelle altération. Enfin, la crainte de la sanction pénale biaisera à
l’avenir les politiques sanitaires, que ce soit en tétanisant les
responsables publics ou en les poussant à surréagir.
Parallèlement aux procédures conduites par la CJR à l’encontre de
ministres et anciens ministres, les juridictions ordinaires convoquent,
questionnent et perquisitionnent divers responsables administratifs,
mis en cause par plusieurs centaines de plaignants. Quatre
instructions au moins sont menées à ce titre par les juges d’instruction
du pôle Santé publique de Paris. Le phénomène de pénalisation de la
vie publique, ce «  désir du pénal  » déjà si fort en période normale,
tourne, en période de crise sanitaire, à la traque moyenâgeuse du
bouc émissaire.
Le juge est par ailleurs sommé d’imposer la politique idéale à un
pouvoir indifférent aux malheurs des gens. C’est ainsi que le juge
administratif des référés est saisi d’une multitude de demandes de
référés-libertés (plus de deux cents ont été jugés en un an et demi par
le Conseil d’État) tendant, par exemple, à équiper de masques et à
tester tous les détenus ; ou à requérir des logements pour héberger les
sans-abri  ; ou à fermer les centres de rétention des étrangers en
situation irrégulière  ; ou à ordonner la fermeture des usines
métallurgiques ne produisant pas de biens essentiels ; ou à confiner la
totalité de la population.
Le juge cède parfois à ces objurgations, tel le tribunal administratif
de Basse-Terre ordonnant à l’administration de «  passer commande
des doses nécessaires au traitement  de l’épidémie de Covid-19 par
l’hydroxychloroquine et l’azithromycine, comme défini par l’IHU
Méditerranée Infection, pour 20  000 patients  ». Le juge des référés
administratifs tranche ainsi un débat complexe, du point de vue de la
gouvernance comme sur le plan médical, qui dépasse sa compétence
juridique et scientifique.
Les activistes de tout poil exploitent la pandémie pour
promouvoir, dans les prétoires, leurs agendas ou leurs images de
marque, arguant soit du caractère liberticide des mesures prises, soit
de l’insuffisance de ces dernières, soit des deux à la fois.
Le juge des référés civils n’est pas en reste. C’est ainsi que, le
14  avril 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre, à  la requête de
l’Union syndicale Solidaires, ordonne à la société Amazon France
Logistique «  de procéder, en y associant les représentants du
personnel, à l’évaluation des risques professionnels inhérents à
l’épidémie de Covid-19 » et, en attendant, de « restreindre l’activité de
ses entrepôts aux seules activités de réception des marchandises, de
préparation et d’expédition des commandes de produits alimentaires,
de produits d’hygiène et de produits médicaux, sous astreinte, d’un
million d’euros par jour de retard et par infraction constatée ».
Quant au Conseil constitutionnel, si, dans sa décision no 2021-824
DC du 5  août 2021, il ne condamne ni le «  passe sanitaire  », ni
l’obligation vaccinale pour certaines activités, il censure l’obligation
d’isolement des personnes contaminées. Cette censure, aux effets non
négligeables (car compromettant la faisabilité d’un isolement effectif,
y compris dans la perspective de futures pandémies), exploite toute la
souplesse du contrôle de proportionnalité pour aboutir à une décision
optiquement «  équilibrée  »  : la censure du placement à l’isolement
compense en quelque sorte la validation du passe sanitaire.
La loi prévoyait que, jusqu’au 15 novembre 2021 et aux seules fins
de lutter contre la propagation de l’épidémie de  Covid-19, toute
personne faisant l’objet d’un test positif avait l’obligation de se placer
à l’isolement pour une durée non renouvelable de dix jours. Dans ce
cadre, il était fait interdiction à la personne de sortir de son lieu
d’hébergement, sous peine de sanction pénale. L’obligation
d’isolement était levée entre 10 heures et 12 heures. Elle l’était à toute
heure en cas d’urgence et pour des déplacements strictement
indispensables. 
En adoptant ces dispositions, considère le Conseil, le législateur a
poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la
santé. Toutefois, les dispositions contestées imposent l’isolement dès
la communication des informations relatives au test positif sans
qu’aucune appréciation ne soit portée sur la situation personnelle de
l’intéressé. Dès lors, les dispositions contestées ne garantissent pas
que la mesure privative de liberté qu’elles instituent soit nécessaire,
adaptée et proportionnée. 
Cependant, compte tenu des précautions prises par le législateur
(possibilités de sortie en cours de journée, aménagement possible des
conditions de l’isolement par le représentant de l’État, recours
possible auprès du juge des libertés et de la détention), du fait qu’un
test positif de dépistage est une indication d’isolement qui se suffit à
elle-même et compte tenu, enfin, des obstacles pratiques s’opposant,
surtout en cas de vague pandémique, à l’intervention d’une
appréciation préalable de l’autorité administrative ou judiciaire au cas
par cas, comment regarder comme disproportionnée la disposition
censurée ?
La décision du 5  août 2021 est à cet égard plus sévère que le
précédent du 11 mai 2020 qui, s’agissant des mesures de quarantaine
et d’isolement figurant dans la loi du 11 mai 2020 prolongeant l’état
d’urgence sanitaire, n’exigeait pas qu’elles soient précédées d’une
appréciation préalable circonstanciée portée, au cas par cas, par une
autorité administrative ou judiciaire.
La défiance envers les dirigeants traduit la nostalgie d’une capacité
de réponse collective efficace, qui est l’autre nom de la souveraineté.
Mais, en rendant inopérante l’action des pouvoirs publics, la défiance,
et le relais qu’elle trouve auprès du juge, achèvent de compromettre la
réalisation de cette aspiration à la souveraineté. Elles ajoutent leurs
effets débilitants à ceux d’un déclin français que nous découvrons le
rouge au front.

LES POUVOIRS PUBLICS SONT-ILS MASOCHISTES ?


Le désir collectif inconscient de mise au pilori des responsables
publics n’explique pas tout. Le législateur, par masochisme expiatoire,
et le juge, par l’ardeur de ses pratiques et de sa jurisprudence, y
contribuent aussi activement. 
La loi participe à la judiciarisation de la vie politique en
multipliant les obligations pénalement sanctionnées pesant sur élus et
agents publics (ce qui accroîtra mécaniquement les interventions
judiciaires dans la vie publique et alimentera le sentiment du «  tous
pourris  »)  ; ou en prévoyant des peines d’inéligibilité, voire des
inéligibilités automatiques, pour un nombre croissant d’infractions
parfois sans lien avec les affaires publiques  ; ou en démantelant les
clauses d’immunité, d’atténuation de responsabilité ou de régime
procédural spécial qui tendaient jusque-là à prendre en compte la
difficulté spécifique des missions publiques. 
Il en est ainsi des lois «  pour la confiance de la vie politique  »,
entrées en vigueur au cours des récentes années. Elles prennent la
suite de toute une série de textes qui, depuis trente ans, après chaque
scandale, entendent juguler définitivement les mauvaises tentations.
Pas moins de deux textes pour la seule année 2016 : la loi du 20 avril
relative à la déontologie et aux droits et obligations des
fonctionnaires ; et la loi du 9 décembre relative à la transparence, à la
lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique,
dite Sapin 2 (car il y eut une première loi Sapin, celle du 29 janvier
1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de
la vie économique et des procédures publiques –,  une loi qui avait
déjà l’ambition d’assainir la vie publique). 
Le législateur a empilé les ambitions vertueuses, sans avoir les
moyens de faire régner la vertu. Ainsi, la Haute autorité de la
transparence de la vie publique, débordée par l’ampleur du contrôle
dont elle est chargée, peine à discerner l’essentiel de l’accessoire. Ni
nécessaires, ni suffisants, ces corsets font perdre un temps précieux à
nos responsables publics (élus et fonctionnaires) et à ceux qui les
surveillent, ne serait-ce qu’en remplissage et contrôle de déclarations
de patrimoine et de déclarations d’intérêts.
Le public s’est-il seulement aperçu de la superposition de ces
ceintures de chasteté qu’on boucle depuis trente ans pour lui rendre
confiance dans la chose publique  ? D’autant moins, peut-on penser,
qu’on lui présente la nouvelle cure comme une désintoxication jamais
tentée à ce jour. 
La loi peut-elle faire advenir la morale  ? Celle-ci n’est-elle pas
question de mœurs plutôt que de normes  ? Peut-on mêler sans
encombre le pénal et le moral ? Que cherchons-nous à la fin des fins :
à humilier les politiques ou à sélectionner les meilleurs gouvernants
possibles ?
Un bon exemple de masochisme parlementaire réside dans cette
idée, à laquelle la loi sur la confiance dans la vie politique de 2017 a
voulu donner corps, selon laquelle l’inscription sur la liste des
candidats à une élection devait être subordonnée à la virginité du
casier judiciaire. Idée de  prime abord séduisante par sa simplicité et
son exigence éthique d’irréprochabilité du Représentant. Mais, à bien
y réfléchir, idée contraire à l’équité et au bon sens, comme aux
principes fondamentaux de la démocratie représentative. Une règle
d’inéligibilité ne doit pas permettre d’écarter du suffrage des
personnes dont les torts passés ne seraient ni assez récents, ni assez
graves, ni assez liés à la gestion publique, pour justifier leur
bannissement. 
La responsabilité pénale des politiques

La loi donne les moyens au juge de tourmenter les responsables


politiques et le juge s’empare de ces moyens avec gourmandise.  La
responsabilité pénale des ministres dans l’exercice de leurs fonctions,
d’ores et déjà mise en cause avec légèreté, le serait plus encore si
aboutissait le projet de loi constitutionnelle déposé en 2018.

LA RESPONSABILITÉ PÉNALE DES MINISTRES DANS


L’EXERCICE DE LEURS FONCTIONS

La Cour de justice de la République est souvent critiquée. Rien ne


serait plus urgent, dit-on, que de la supprimer pour mettre les
ministres à parité avec le justiciable ordinaire.
Dans l’affaire du sang contaminé (1999), trois ministres sont en
cause, Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé, la
culpabilité du dernier étant retenue. Le 17  décembre 2016, dans
l’affaire dite de l’arbitrage Tapie-Crédit lyonnais, la CJR déclare
coupable de «  négligence  » une ancienne ministre de l’Économie
(Christine Lagarde). Le 30  septembre 2019, la CJR prononce une
peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis et 5  000  euros
d’amende à l’encontre de Jacques Urvoas, ministre de la Justice, pour
violation du secret de l’instruction dans une enquête visant Thierry
Solère. Le 4 mars 2021, soit un quart de siècle après les faits, la CJR
relaxe Édouard Balladur, mais condamne François Léotard à deux
ans de prison avec sursis et à 100 000 euros d’amende dans un volet
de l’affaire Karachi. Outre la gestion de la pandémie, trois affaires
sont à l’instruction en septembre  2021  : les modalités, décidées par
Éric Woerth, de l’imposition de Bernard Tapie après l’arbitrage de
2008  ; l’affaire concernant Kader Arif (ex-secrétaire d’État aux
anciens combattants) pour atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des
candidats dans des marchés publics ; enfin l’affaire de la prise illégale
d’intérêts dont se serait rendu coupable Éric Dupond-Moretti en
saisissant l’inspection générale de la Justice dans le dossier des
« fadettes ».
Ces affaires sont différentes les unes des autres. Tantôt une
volonté individuelle fautive a causé directement un dommage ; tantôt
les acteurs du drame y ont concouru de manière indiscernable et sans
en avoir clairement conscience. Ici, l’infraction n’a rien de propre à
l’action politico-administrative ; là, les faits n’auraient pu se dérouler
dans un autre contexte. La sévérité de la Cour (dont, rappelons-le, la
formation de jugement comprend une majorité de parlementaires)
varie dans le temps : dans l’affaire du sang contaminé, le coupable est
dispensé de peine, ce qui choque et marque l’opinion pour la suite.
Mais l’impact de l’action de la CJR ne se réduit pas à la sentence
finale : les actes d’enquête et d’instruction, la tenue de l’audience, par
leur retentissement moral et médiatique, par leur solennité, par leur
caractère intrusif, par leur durée aussi, affectent la vie des institutions.
Sans parler de celle des intéressés, qui sortent souvent brisés de
l’épreuve.
S’agissant de la responsabilité pénale des ministres pour les faits
commis dans l’exercice de leurs fonctions, la bien-pensance, comme
l’opinion publique, pour une fois d’accord entre elles, exigent une
mise au droit commun. Cette mise au droit commun, qui rend un son
magnifiquement égalitaire, est prévue par le projet de loi
constitutionnelle déposé en 2018. Elle est dangereuse pour de
multiples raisons. 
Rappelons tout d’abord que la responsabilité pénale des ministres
est d’ores et déjà mise en cause dans les conditions de droit commun
lorsque l’infraction est détachable des fonctions (par exemple, si le
ministre écrase un passant au volant de sa voiture officielle). Il
s’agirait donc désormais de faire juger un ministre par une juridiction
de droit commun pour des actes accomplis dans l’exercice de ses
fonctions. 
Ce serait méconnaître le caractère spécifique des actes accomplis
dans l’exercice de fonctions gouvernementales, qui s’inscrivent dans
des processus complexes de choix de politiques publiques susceptibles
d’être constitutifs d’infractions involontaires. Beaucoup plus souvent
qu’à un citoyen ordinaire, on pourra imputer, en effet, à un ministre
des infractions non intentionnelles (négligences, imprudences, défaut
d’accomplissement des diligences nécessaires). Or ces infractions
dérogent au grand principe d’intentionnalité, qui veut que la faute
pénale soit volontaire.
Aussi le projet de loi constitutionnelle déposé en 2018 tente-t-il de
limiter les dégâts en disposant, conformément à la suggestion du
Conseil d’État, que la responsabilité pénale des ministres «  ne peut
être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas
agir leur est directement et personnellement imputable ». 
Mais cette précaution ne résout pas tout, loin de là. Songeons à
une plainte de parents de militaires tués en Afghanistan ou au Mali
qui mettrait en cause le ministre de la Défense pour mise en danger
de la vie d’autrui. Ou à une plainte de victimes d’actes terroristes
contre le ministre de l’Intérieur au motif que l’organisation de la lutte
antiterroriste est déficiente. Ou à une plainte d’agriculteurs atteints de
maladies imputables à l’utilisation de produits phytosanitaires et
visant le ministre de l’Agriculture, en raison de l’insuffisance de la
réglementation ou des contrôles…
Par ailleurs, certains actes ministériels tombent sous le coup de la
loi pénale ordinaire alors pourtant qu’ils sont inspirés par un intérêt
supérieur. Ainsi, un ministre de la Défense confronté à l’action de
groupes djihadistes sur un terrain extérieur peut décider de s’opposer
systématiquement à tout versement de rançon en cas de prise d’otages
de nos ressortissants, faisant dès lors échec à leur libération. Il le ferait
pour des motifs éminents : ne pas financer le terrorisme, ne pas inciter
les terroristes à se livrer à de nouvelles prises d’otages à l’avenir,
réduire, à terme, le nombre d’enlèvements. Pour le juge judiciaire, le
ministre n’en aurait pas moins, hic et nunc, «  mis en danger
délibérément la vie d’autrui » en empêchant qu’il soit porté secours à
une personne en danger de mort. S’appliqueraient, en effet, des
dispositions pénales de droit commun qui ne connaissent pas de cause
exonératoire tirée d’une raison d’État légitime. 
La mise au droit commun de la responsabilité pénale des
ministres, pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions,
exposerait non moins sûrement à poursuites un ministre de l’Intérieur
ayant pris des mesures énergiques en matière de maintien de l’ordre
ou de police des frontières. Ainsi, en Italie, pays qui nous devance
depuis longtemps dans la voie des audaces judiciaires, Matteo Salvini
est poursuivi par un juge de Sicile pour « séquestration de personnes »
parce qu’il a fait bloquer quelques jours, au cours de l’été 2019, une
centaine de migrants à bord d’un navire de gardes-côtes italiens.
Dans toutes ces hypothèses, le juge pénal ne peut intervenir qu’en
se faisant juge des politiques publiques. Or il n’en a ni la compétence
technique, ni la vision globale, ni la légitimité démocratique. Bien
plus  : c’est une obligation de résultat que le juge est, dans ces
hypothèses, poussé à sanctionner par l’opinion et les groupes de
pression. Le principe de séparation des pouvoirs s’en trouve malmené
sans que les intérêts supérieurs de la nation y trouvent leur compte,
bien au contraire.
Accepte-t-on d’exposer l’action ministérielle au harcèlement de
plaignants et parties civiles de tout poil, sans un filtre approprié et une
composition juridictionnelle ad  hoc et équilibrée  ? Assume-t-on les
inévitables empiètements des juges judiciaires ordinaires sur une
gestion administrative qui ne leur est pas familière  ? Est-on prêt à
abandonner les principes républicains fondateurs qui soustrayaient les
opérations de l’exécutif à la tutelle des anciens parlements ? Question
subsidiaire  : qui (en dehors des aventuriers) voudrait, dans ces
conditions, exercer le métier de ministre ?
Bien sûr, la Constitution pourrait spécialiser une juridiction (la
Cour d’appel de Paris, par exemple) et instaurer une commission de
filtrage, ayant le pouvoir non seulement de rejeter les plaintes
abusives, mais encore de différer ou d’alléger une investigation si la
plausibilité et la gravité de l’infraction dénoncée ne justifient pas que
soit perturbée une gestion ministérielle. Mais, dans le climat actuel, et
faute d’être habilitée expressément par la Constitution à faire
prévaloir l’intérêt supérieur de la nation, la commission de filtrage
oserait-elle classer une plainte très médiatisée ou décider de l’instruire
de façon allégée  ? On peut en douter lorsqu’on observe les dérives
actuelles de la Commission des requêtes de la CJR.
S’il fallait modifier le dispositif actuel, ce serait plutôt pour en
atténuer le caractère judiciaire, en plaçant des juges parlementaires au
sein de la Commission des requêtes de la CJR et de sa Commission
de l’instruction. Renforcer la place des parlementaires dans le
fonctionnement de la Cour  : telle est la piste de réforme de la CJR
que présente Édouard Balladur, instruit par l’expérience (mais au
rebours de l’air du temps), dans une tribune au Figaro du 20  avril
2021.
Cela éviterait sans doute des outrances comme celles qu’ont eu à
subir depuis un an des ministres comme Olivier Véran et Éric
Dupont-Moretti.

QU’ONT EN COMMUN TOUTES CES AFFAIRES ?

Les affaires touchant François Fillon, Nicolas Sarkozy, les


ministres Modem du premier gouvernement Philippe, les élus FN et
LFI au Parlement européen et Éric Dupont-Moretti ont en commun
d’illustrer un conflit contemporain entre justice et démocratie.
Tout se passe comme si c’était le couple presse  /  juge judiciaire
(par exemple, le binôme Canard enchaîné / Parquet national financier)
qui décidait, dans l’urgence et sans autre forme de procès, de qui est
digne d’être président de la République, ministre, parlementaire,
dirigeant de parti politique ou membre du Conseil constitutionnel. 
L’immolation des responsables publics (immolation symbolique
certes, mais non sans graves conséquences pour leur réputation,
comme pour la sérénité et la continuité de la vie publique) suit un
scénario désormais répétitif : une délation (dont l’auteur, s’il venait à
être connu, serait le plus souvent paré du noble statut de lanceur
d’alerte)  ; un article de presse faisant le buzz, immédiatement suivi
d’une ouverture d’enquête préliminaire focalisant l’attention des
médias ; un concert de propos outrés sur les plateaux de radio et de
télévision, par la voix d’indignés patentés, en résonance avec une
tempête d’invectives sur les réseaux sociaux  ; le tout aboutissant,
mises en examen aidant, à l’éviction ou à l’exfiltration de l’intéressé
par découragement personnel ou sous l’amicale pression de ses
autorités de rattachement ou alliés affolés d’être éclaboussés par
l’affaire. 
Cette répétition est préoccupante sur le plan des droits de la
défense et de la présomption d’innocence, car ni un article de presse,
ni l’ouverture consécutive d’une enquête préliminaire, ni l’ouverture
postérieure d’une information judiciaire, ni une mise en examen
subséquente ne sont des procès aboutis. 
Elle est également préoccupante du point de vue de la séparation
des pouvoirs. Ainsi, dans l’affaire des assistants parlementaires, en
quoi l’office du juge judiciaire est-il d’apprécier la pertinence du
concours d’un assistant parlementaire au travail parlementaire  ?
N’est-ce pas se faire juge du travail parlementaire lui-même  ? Et
comment se résoudre à la banalisation de perquisitions à grand
spectacle dans les locaux parlementaires (Fillon), ministériels (Véran,
Dupont-Moretti) ou présidentiels (Benalla) ?
Le pouvoir de révocation des responsables publics, comme le
pouvoir de veto à leur désignation, résultant de  facto de l’action
combinée de la presse et des organes judiciaires d’enquête et
d’instruction est enfin (et peut-être surtout) préoccupant pour une
troisième raison  : le feuilleton médiatico-judiciaire réduit tout à une
critique de moralité qui, même si elle se trouvait avérée (ce qui est
loin d’être toujours le cas), ne saurait épuiser les composantes d’un
choix collectif crucial. En 2017, les affaires ont oblitéré, dans le débat
public, les enjeux de la présidentielle. 
Dira-t-on que la sanction des abus commis par les élus et
responsables publics dans l’exercice de leurs mandats incombe
naturellement – ou subsidiairement – au juge pénal ?
Ce serait doublement inexact. Conformément au principe de
légalité des délits et des peines, le juge pénal ne peut poursuivre et
condamner que des infractions précisément définies par la loi. Or,
pour prendre l’exemple des affaires relatives aux assistants
parlementaires, les dispositions du code pénal relatives au
détournement de fonds publics (art.  432-15) imposent que l’auteur
du détournement soit un comptable ou dépositaire de fonds publics
ou une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une
mission de service public. Mais un parlementaire n’est rien de cela.
Lorsque le code pénal veut englober les titulaires de mandats électifs,
il le dit expressément (art.  433-1). En outre, il existe d’autres
mécanismes que les poursuites pénales pour sanctionner les fautes des
titulaires de fonctions publiques  : remboursement de sommes
indûment allouées ; renvoi d’un ministre ; sanction disciplinaire d’un
fonctionnaire  ; déchéance d’un mandat parlementaire  ; et surtout  :
désaveu des électeurs. 
La force d’attraction du droit pénal dans les affaires de
dysfonctionnement de l’appareil d’État est une spécificité française.
Ou, disons, latine, puisque des actions judiciaires sont également
engagées en Italie et au Brésil contre des membres du pouvoir
exécutif, pour mauvaise gestion de la crise sanitaire.
Ailleurs, les négligences des autorités publiques, lorsqu’elles
causent des dommages, donnent lieu à des enquêtes menées par des
commissions indépendantes (non judiciaires), comme actuellement au
Royaume-Uni pour le Covid, et leurs travaux se soldent, si des fautes
sont établies, par des démissions de ministres et par le versement
d’indemnités. De telles suites ne sauraient suffire à étancher notre
« désir du pénal » national. Lorsqu’un malheur se produit en France,
nous croyons devoir aux victimes de lui trouver un auteur et de river
celui-ci au banc d’infamie.
Après un sinistre national, nous attendons tout de la justice
pénale  : la révélation de la vérité, le châtiment des méchants, la
réparation matérielle et psychologique des souffrances, le remède
contre la répétition de l’inacceptable. Le juge pénal est évidemment
hors de mesure d’opérer une telle catharsis. Aussi le procès
exaspèrera-t-il les frustrations au lieu de les apaiser. L’opinion en
conclura non que la voie pénale était inappropriée, mais que le juge
pénal a été complaisant à l’égard des puissants. La répression des
fautes ministérielles, estimera-t-elle, doit donc être renforcée,
notamment en confiant leur jugement au juge ordinaire et non plus à
une juridiction spécialisée, comme la Cour de justice de la
République.
Les hommes politiques se sont mis dans la nasse en votant des
textes qui, sans grande précaution, font relever du droit pénal l’action
des responsables publics. Les juges, dira-t-on, n’en demandaient pas
tant. Il n’empêche qu’ils se sont saisis goulûment de l’occasion offerte
de tourmenter les politiques, surfant ainsi sur les passions populaires.
L’équivalent contemporain de la mise au pilori réside dans des
mesures d’enquête et d’instruction coercitives, intrusives et
tonitruantes. Enquêtes et instructions sont ouvertes contre les
ministres et les hauts fonctionnaires sur le fondement de qualifications
pénales souvent tirées par les cheveux. Fréquente, mais beaucoup
moins médiatisée que les mesures infâmantes (perquisitions,
interrogatoires, gardes à vue, mises en examen à grand spectacle) qui
l’ont précédée, la relaxe ultérieurement prononcée par une formation
de jugement n’efface pas la tâche.
Une bonne partie de l’explication de la pénalisation de l’action
publique tient au défaut de mise en œuvre des autres formes de
responsabilité, particulièrement la responsabilité hiérarchique et la
responsabilité politique. Cette carence (que compense cependant
l’intervention des commissions d’enquête parlementaires, il serait
juste de le souligner) a des causes historiques que la Ve République a
renforcées  : surprotection des fonctionnaires  ; majorité des députés
acquise à l’exécutif et s’opposant à toute motion de censure… Mais
on peut aussi penser que c’est l’ensemble de la société française, et
surtout l’opinion, qui se refuse à la révolution accomplie par les
Britanniques à la fin du XVIIe siècle en décriminalisant la mise en jeu
de la responsabilité politique.
La préférence collective pour le pénal est-elle la cause  ou la
conséquence de la carence des autres formes de responsabilité  ? Ne
nous trouvons-nous pas plutôt, en France, devant un cercle vicieux ?
Des motivations idéologiques
et corporatistes

Les affaires politico-judiciaires ayant récemment défrayé la


chronique participent d’une fronde à la fois idéologique et
corporative. En témoignent les affaires Benalla, Tapie, Fillon, Sarkozy
et Dupont-Moretti.

L’AFFAIRE BENALLA

Alexandre Benalla, ancien chargé de mission de l’Élysée, est jugé


en septembre 2021. Il lui est essentiellement reproché de s’être
immiscé dans l’exercice de fonctions policières.
C’est entendu, Alexandre Benalla n’est pas un enfant de chœur et
Emmanuel Macron a été léger de trop s’en remettre à lui. Mais ce
n’est ni un sicaire, ni un exécuteur des basses œuvres du prince. Or
l’autorité judiciaire, en résonance avec une opinion surchauffée, s’est
employée à surqualifier les faits, concourant ainsi à cette
disproportion, que constate un observateur de la chose publique un
peu rassis, entre les faits et l’émotion qu’ils suscitent.
Les faits sont désolants pour l’image de la Présidence. Ils
traduisent un dysfonctionnement d’autant plus préoccupant qu’il
trouve son origine dans une erreur de casting initiale couverte par la
faveur présidentielle. Il est choquant qu’un membre de l’entourage du
Président s’autohabilite à maintenir l’ordre sans que son concours soit
ni souhaité par les vrais policiers, ni excusé par des circonstances
exceptionnelles. Pour autant, l’affaire Benalla n’est pas l’affaire Ben
Barka. Il n’y a ni mort d’homme, ni hospitalisation. L’examen attentif
de la vidéo de son intervention, place de la Contrescarpe, montre que
l’intéressé, s’il est évidemment sorti de son rôle d’observateur, n’a ni
blessé, ni voulu blesser personne. Le délit de violence sur personne
physique ne serait constitué qu’au-delà de huit jours d’interruption
temporaire de travail. Ce n’est le cas ni du manifestant (lanceur de
projectiles) immobilisé par M.  Benalla, ni de sa compagne éloignée
sportivement par ses soins. On est loin de ce qui se passe dans les rues
de Damas ou de Caracas.
La complaisance des autorités ? M. Benalla a fait l’objet, dès que
l’Élysée a eu connaissance de son acte, d’une mise à pied sans
traitement, avec rétrogradation, mesure qui, dans l’échelle des
sanctions administratives, précède immédiatement la révocation,
laquelle est intervenue par la suite. L’obligation qu’aurait eu son
employeur de saisir le parquet en application de l’article  40 du code
de procédure pénale  ? Mais-celui-ci suppose la connaissance d’un
crime ou d’un délit ; le délit en cause, sauf circonstances particulières,
suppose plus de huit jours d’interruption temporaire de travail (art.
222-11 et suivants du code pénal). Nous n’y sommes pas.
L’usurpation de fonctions ? M. Benalla ne constitue pas, à lui seul,
une police parallèle. Il est passé à l’action de sa propre initiative, mais
ne s’est pas déguisé en policier à l’insu des forces de l’ordre. Le
brassard et le casque à visière qu’il portait lui ont été fournis par la
police. La complicité de celle-ci alors ? Il est fréquent qu’elle accueille
des observateurs dans ses rangs, selon des modalités non écrites, mais
codifiées par l’usage (protocole, équipement). Elles ont été respectées
en l’espèce. Il n’est pas choquant, au contraire, qu’un conseiller de
sécurité haut placé garde le contact avec le terrain. Un encadrement
plus explicite et plus strict n’en était pas moins bienvenu. Il a été
édicté en août  2018 par le ministre de l’Intérieur (à quelque chose
malheur est bon). Le principe des observateurs n’est pas en cause. Il
est sain que magistrats, universitaires et journalistes puissent acquérir
une vision concrète du maintien de l’ordre.
Le détournement de la vidéosurveillance parisienne  ? Ces
enregistrements devaient, de toute manière, être visionnés par la
justice pour élucider complètement les faits. Il y va de la manifestation
de la vérité et du respect des droits de la défense. La vidéo diffusée
sur les réseaux sociaux, sur l’origine et le cheminement de laquelle
personne d’ailleurs ne s’interroge, se prête à des interprétations
diverses. Certains, contre toute évidence, ont voulu y voir un
tabassage.
Autre cause de malaise  : le statut de M.  Benalla à l’Élysée. Sans
nier les aptitudes de l’intéressé, qui doit avoir ses mérites, il y avait
collaborateur plus légitime à trouver parmi les gendarmes et policiers.
Mais c’est là faire le procès des cabinets ministériels. Que M. Benalla
ait été directif, voire arrogant, dans ses rapports avec les services
officiels est un trait assez courant du comportement des membres de
cabinet, particulièrement lorsqu’ils ont des fonctions opérationnelles
liées à la personne de leur chef et exercées sous l’empire de l’urgence.
Le propre des cabinets ministériels ou du cabinet présidentiel est de
réunir des personnes ayant suivi des trajectoires éclectiques, disposant
de la confiance du ministre ou du Président, personnellement choisies
par lui, ayant partagé les épreuves et les moments héroïques de sa vie
politique, bien avant que ceux-ci ne parviennent à des fonctions
officielles. Cette histoire commune tisse de puissants liens, y compris
d’ordre affectif. Fort de la confiance que son chef lui prodigue, le
membre de cabinet parle au nom de ce dernier dans les conciliabules
interministériels et l’activité administrative quotidienne. Cela peut
agacer, mais c’est inévitable et toléré, du moins lorsque le membre du
cabinet se tient dans les limites de son allégeance. Cela devient
insupportable lorsqu’il dépasse ces limites en prenant des initiatives
personnelles que son chef désavouerait. Comme devraient s’en
souvenir les partis de gouvernement, l’histoire de la République n’est
pas avare de telles dérives individuelles de membres de cabinet.
Toutes ne débouchent pas, tant s’en faut, sur une affaire d’État.
C’est en cela que l’affaire Benalla est singulière. Face à un dérapage
individuel, regrettable mais non odieux, la réaction du monde
politico-judiciaro-médiatique est paroxystique. La République
déploie, toutes affaires cessantes, ses plus gros moyens  : poursuites
judiciaires, avec cinq mises en examen  ; plusieurs saisines de
l’Inspection générale de la police nationale  ; deux motions de
censure ; deux commissions d’enquête parlementaires.
Celle de l’Assemblée nationale, avant que ne claquent les portes,
siégeait avec la gravité des juges du procès de Nuremberg. Pour la
seconde fois de l’histoire de la Ve République, un directeur de cabinet
du chef de l’État comparaissait. On exigeait d’entendre d’autres
membres éminents de ce cabinet, voire Emmanuel Macron en
personne, au mépris des fondamentaux de la Ve  République qui
excluent toute mise en cause de la responsabilité du Président devant
le Parlement. Les députés socialistes oubliaient que le Président
Mitterrand s’était opposé auprès du président de l’Assemblée
nationale de l’époque, M.  Mermaz, à la convocation de M.  Giscard
d’Estaing par la commission d’enquête des députés relative aux
« avions renifleurs ».
Du côté judiciaire, quel branlebas ! Les mises en examen touchent
trois hauts gradés de la police. La qualification de violence «  en
réunion » suggère une participation policière aux brutalités reprochées
à M.  Benalla. Sans compter le détournement du système de
vidéosurveillance au profit de l’intéressé. Belle occasion d’accabler la
police. Et de montrer que les grilles de l’Élysée n’arrêtent pas la
justice. De fait, le bureau de l’intéressé y est perquisitionné…
Pour asseoir l’ancien chargé de mission de l’Élysée dans le box des
accusés, on fera flèche de tout bois : l’assistance musclée à l’action des
forces de l’ordre, le 1er  mai 2018, est qualifiée de «  violences en
manifestation  », comme s’il s’agissait d’un black bloc. Pour faire
bonne mesure, on y ajoute le «  port public et sans droit d’insignes
réglementés par l’autorité publique  », l’utilisation irrégulière d’un
passeport diplomatique, la détention illicite d’un pistolet, le « recel de
violation de secret professionnel » et le « recel du délit réprimant le fait
de faire accéder à des personnes non habilitées aux images d’une
vidéoprotection  ». Au total douze infractions. Mais les charges
rétrécissent au lavage lorsque, trois ans après le scandale, le pays
ayant d’autres préoccupations, le moment est venu de requérir  : 18
mois avec sursis et 500  euros d’amende. Quant aux deux policiers
emphatiquement poursuivis pour «  violence en réunion  », le parquet
requiert contre eux deux et quatre mois avec sursis.
Et pourtant quel émoi au départ ! Réseaux sociaux et médias ont
été saturés de l’affaire. Dans divers milieux, «  on ne parlait plus que
de ça  ». Oubliée la victoire des Bleus. Éclipsé le Tour de France.
Escamotés le chômage, le terrorisme et la crise agricole. Que dit ce
battage de nos mentalités politiques, de notre psychisme collectif  ?
Quels archétypes inconscients l’affaire Benalla fait-elle vibrer ?
L’affaire offre d’abord à des oppositions coalisées pour la
circonstance (jusque dans un langage indexé sur celui de  la France
insoumise) l’aubaine d’affaiblir le Président et d’engranger un
bénéfice politique de court terme. Elle est aussi l’occasion, pour des
institutions éprouvant un vague à l’âme existentiel, de rappeler
spectaculairement à la nation leurs prérogatives.
Pour les médias, c’est le potentiel spectaculaire de cette affaire,
avec son côté feuilleton de téléréalité, son suspens, ses révélations, ses
rebondissements, ses ramifications, ses affaires dans l’affaire
(M. Benalla a-t-il été payé pendant sa suspension ? A-t-il disposé d’un
appartement de fonction quai Branly après sa révocation  ?
MM.  Benalla et Crase ont-ils molesté d’autres manifestants  ?
L’interview de M.  Benalla a-t-elle été enregistrée chez un fraudeur
fiscal  ?) et le cérémonial des commissions d’enquête parlementaire
rappelant les procédures américaines du type impeachment, qui
focalisent la mobilisation.
Il faut toutefois creuser davantage pour comprendre l’émotion
ressentie par (si l’on en croit les sondages) une moitié de l’opinion
publique. Elle réside dans l’ambivalence populaire à l’égard du
monarque républicain. S’équilibrent en temps normal fascination et
soupçon, demande de leadership et pulsion régicide. Mais cette
ambivalence verse brutalement du côté de sa polarité négative lorsque
l’opinion croit apercevoir le visage du mauvais pouvoir derrière le
masque avenant de la direction bienveillante. Surgissent alors nos
antiques hantises  : celle d’une dérive autoritaire derrière la façade
convenable du légalisme  ; celle de l’opacité d’un pouvoir personnel
confisquant l’État à son profit. Sans doute la vieille haine française
des privilèges, en particulier de ceux des gens de cour, amplifie-t-elle
cette montée d’adrénaline contre les mœurs princières. Il est frappant,
en l’espèce, de voir combien il a été question des avantages octroyés à
M. Benalla et de relever la persistance de ces reproches nonobstant les
éclaircissements apportés par le cabinet du chef de l’État devant les
députés. Ajoutons-y le sombre souvenir des cabinets noirs, des polices
parallèles, des barbouzes, du SAC, du Rainbow Warrior, des Irlandais
de Vincennes et des écoutes téléphoniques élyséennes, qui hante notre
conscience nationale et dont le complotisme contemporain réveille le
spectre. L’émotion s’explique également par notre mémoire des luttes
sociales. Le comportement de M. Benalla, place de la Contrescarpe,
apporte à l’hémisphère gauchiste de notre cerveau politique la
confirmation symbolique d’un affrontement entre dominants et
dominés. Sur cette scène fantasmatique, Emmanuel Macron joue le
rôle du représentant du grand capital envoyant ses nervis frapper le
peuple révolté contre des mesures antisociales. Il n’est pas surprenant
que la France insoumise en fasse son leitmotiv. Benalla est le
coupable idéal qui attire sur lui, comme le paratonnerre attire la
foudre, la vindicte publique. Se déchaîne alors le «  désir du pénal  ».
L’autorité judiciaire l’exauce de bon gré  : allant très au-delà des
réquisitions, le tribunal correctionnel de Paris prononce, en novembre
2021, une peine de trois ans de prison, dont un ferme, contre
Alexandre Benalla.
L’hystérisation autour de cette affaire a aussi réveillé une
dangereuse Arlésienne  : sanctionner pénalement les responsables
publics qui ne saisiraient pas le parquet, en application de l’article 40
du code de procédure pénale, dès qu’ils subodorent un délit. En
cédant à cette tentation, politiques, justice et médias porteraient
atteinte au bon fonctionnement des institutions et au crédit de l’État
beaucoup plus sérieusement que ne l’ont fait, par eux-mêmes, les
agissements de M. Benalla.

L’ARBITRAGE TAPIE-CRÉDIT LYONNAIS

La France a attendu le décès de Bernard Tapie pour rendre


hommage à ses talents éclectiques, à son courage, à son charisme et à
ce panache venu de la grande tradition française  : le panache du
mousquetaire, du corsaire, du chenapan au grand cœur. Vivant, sa
réussite indisposait ceux qui dénoncent partout des plafonds de verre,
car c’était celle d’un fils du peuple démontrant, par ses réalisations,
que la société n’est pas si verrouillée qu’on le prétend par des rapports
de domination. Il fallait le réduire au voyou des guignols de l’info.
Peu d’hommes d’entreprise ont dû affronter tant d’épreuves
judiciaires. Son existence, par ailleurs féconde en prouesses, en chutes
et en rebonds, semble se dérouler sur la grise toile de fond d’un
interminable procès. À elle seule, l’affaire Adidas-Crédit lyonnais
durait depuis vingt-cinq ans lorsque la maladie a eu raison de lui, le
3 octobre 2021.
Résumons cette tentaculaire affaire. En juillet  1990, Bernard
Tapie achète l’équipementier sportif Adidas pour 362  millions
d’euros, grâce à un prêt d’une filiale du Crédit lyonnais, la Société de
banque occidentale (SDBO). Devenu ministre de la Ville en 1992, il
charge la SDBO de revendre Adidas. L’équipementier est cédé pour
441 millions d’euros à un groupe d’investisseurs dont font partie des
filiales du Crédit lyonnais. En 1994, Adidas passe, pour 701 millions
d’euros, sous le contrôle de Robert Louis-Dreyfus. Le Crédit lyonnais
perçoit une plus-value conséquente. S’estimant floué, et alors en
liquidation judiciaire, Bernard Tapie réclame 229 millions d’euros au
Crédit lyonnais. En septembre 2005, après échec d’une médiation, la
Cour d’appel de Paris condamne le Consortium de réalisation
(CDR), créé pour purger les créances douteuses du Crédit lyonnais, à
lui payer 135 millions d’euros de dédommagement. Mais la Cour de
cassation annule l’arrêt en 2006 en jugeant, sans se prononcer sur le
fond, que la Cour d’appel «  n’avait  pas caractérisé les éléments qui
auraient permis d’établir, selon la jurisprudence en la matière, que le
Crédit lyonnais était obligé par un contrat auquel il n’était pas
partie  ». La SDBO était pourtant contrôlée à 100  % par le Crédit
lyonnais…
En octobre  2007, Bernard Tapie et les représentants du CDR
conviennent de soumettre le différend à un tribunal arbitral. Christine
Lagarde, ministre de l’Économie de Nicolas Sarkozy, donne son
accord, lequel est nécessaire car les intérêts patrimoniaux de l’État
sont en jeu. Les arbitres sont Pierre Mazeaud, ancien président du
Conseil constitutionnel, Jean-Denis Bredin, avocat et écrivain, et
Pierre Estoup, ancien Premier président de la Cour d’appel de
Versailles. Tous trois sont agréés par les parties, qui
ont préalablement fixé les conditions de l’arbitrage. Le 7 juillet 2008,
clôturant ses travaux, le tribunal arbitral condamne le CDR à verser à
Bernard Tapie 403 millions d’euros, dont 45 millions d’euros à titre
de préjudice moral. Selon les arbitres, deux fautes ont été commises
par la banque  : d’une part, ne pas avoir informé le mandant de sa
possibilité de vendre son affaire à meilleur prix  ; d’autre part, avoir
acquis un bien qu’elle était chargée de vendre au mieux des intérêts
du mandant.
Cette décision du tribunal arbitral, et celle de Christine Lagarde
de ne pas la contester, font hurler la gauche dès août 2008. Pour Jean-
Marc Ayrault, « tout dans cette affaire relève du copinage d’État ». La
polémique s’enfle quand on découvre qu’un des arbitres, Pierre
Estoup, a eu dans le passé des contacts professionnels avec Maurice
Lantourne, avocat de Bernard Tapie. Des recours sont déposés
devant le tribunal administratif contre la décision ministérielle de ne
pas s’opposer à l’arbitrage.
En octobre  2009, le tribunal administratif de Paris rejette ces
recours en considérant que l’indemnisation du préjudice moral, qui a
tant choqué, était principalement destinée à couvrir l’insuffisance
d’actif dans le cadre de la liquidation judiciaire. Rien à voir, donc,
avec l’indemnisation du préjudice moral résultant, par exemple, d’une
faute médicale. Sur le fond, le tribunal relève le comportement
anormal de la banque à l’égard des époux Tapie. La décision de la
ministre, juge le tribunal, n’est entachée d’aucune erreur manifeste
d’appréciation «  eu égard aux risques sérieux d’une nouvelle
condamnation, et même d’aggravation de la première condamnation,
compte tenu de la gravité des autres fautes du groupe bancaire
retenues par la Cour d’appel et non censurées par la Cour de
cassation, et de l’étendue du préjudice restant à déterminer, qui ne
pouvait plus être limité au tiers du manque à gagner et qui devait
inclure les effets de la liquidation judiciaire…  ». Ce jugement est
confirmé en juillet 2011 par le Conseil d’État.
Toutefois, la Cour de justice de la République est saisie en
mai  2011 par Jean-Louis Nadal, procureur général près la  Cour de
cassation. En août 2011, des députés socialistes portent plainte. Une
instruction est ouverte à l’encontre de Christine Lagarde pour
«  complicité de faux  » et «  complicité de détournement de biens
publics  ». Elle est auditionnée durant vingt-quatre heures en
mai 2013, puis mise en examen, en août 2014, pour « négligence d’un
dépositaire de l’autorité publique ayant permis un détournement de
fonds publics » (art. 432-16 du code pénal). Le 19 décembre 2016, la
CJR la déclare coupable de ce chef, tout en la dispensant de peine (en
raison tant du contexte de crise financière mondiale dans lequel
Christine Lagarde s’est trouvée à l’époque des faits que de sa bonne
réputation et de son statut international). De façon ébouriffante, la
CJR statue sur la négligence ministérielle qui aurait «  permis un
détournement de fonds publics  » par des tiers avant même que ces
derniers soient jugés pour ce détournement. Celui-ci faisait, en effet,
l’objet d’une procédure devant le tribunal correctionnel de Paris… et
le tribunal devait ultérieurement juger qu’il n’y avait pas eu
détournement.
Cette procédure correctionnelle est engagée entre l’élection de
François Hollande et la décision de la CJR. L’autorité judiciaire
épouse désormais la thèse selon laquelle Bernard Tapie serait
intervenu auprès de Nicolas Sarkozy pour obtenir un arbitrage
favorable et, une fois celui-ci rendu, pour que Bercy l’accepte. Le
tribunal arbitral aurait exécuté les consignes données en ce sens par le
chef de l’État. Pénétrés de ce scénario, trois juges d’instruction du
pôle financier de Paris (Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire
Thépaut) procèdent à des perquisitions aux domiciles des trois
arbitres, de Bernard Tapie, de Christine Lagarde, de son ex-directeur
de cabinet Stéphane Richard (devenu entretemps PDG d’Orange),
ainsi qu’au cabinet de Me  Lantourne et au domicile de Claude
Guéant, secrétaire général de l’Élysée  au moment de l’arbitrage.
Maurice Lantourne est placé en garde à vue en mai et en juin 2013,
puis mis en examen pour «  escroquerie en bande organisée  ». Pierre
Estoup est placé en garde à vue médicalisée, puis mis en examen lui
aussi pour «  escroquerie en bande organisée  ». Même chose pour
Stéphane Richard. Et, bien sûr, pour Bernard Tapie après quatre
jours de garde à vue. Une partie de ses biens est mise sous séquestre.
Ses comptes bancaires bloqués. En février 2015, dans le volet civil de
l’affaire, la Cour d’appel de Paris annule la sentence arbitrale de
2008, qu’elle juge frauduleuse.
Mettre en doute la neutralité de l’arbitrage signifie que les arbitres
sont « aux ordres ». Et la mise en examen d’un seul arbitre implique
que les deux autres sont ses marionnettes. Absurde pour qui, comme
l’auteur de ces lignes, peut témoigner de la vigueur intellectuelle et de
la rigoureuse moralité de Pierre Mazeaud et de Jean-Denis Bredin.
En  décembre  2017, au terme d’une instruction de plus de cinq
ans, les juges d’instruction renvoient devant le tribunal correctionnel
Bernard Tapie, Maurice Lantourne, Stéphane Richard, Pierre Estoup
et deux autres prévenus. Coup de tonnerre : le tribunal correctionnel
de Paris prononce une relaxe générale le 9  juillet 2018 estimant
qu’aucun élément du dossier ne permet d’affirmer que l’arbitrage ait
fait l’objet de manœuvres frauduleuses. Le procureur de la
République avait requis de lourdes peines. Aussi cohérent avec lui-
même que peu sensible à l’état de santé dégradé de Bernard Tapie, le
procureur fait appel. L’audience d’appel allait commencer quand le
décès de Bernard Tapie est survenu, mettant fin à l’action publique
en ce qui le concerne. Mais le procès n’est que différé. Pour certains
magistrats, la thèse de l’arbitrage truqué semble relever de la croyance
plutôt que des faits. Le 24 novembre 2021, la Cour d’appel, retenant
le détournement de fonds publics, condamne Pierre Estoup à trois
ans d’emprisonnement ferme et 300 000 euros d’amende et Stéphane
Richard à un an d’emprisonnement avec sursis et 50  000 euros
d’amende.

L’AFFAIRE FILLON

Considérant que la réalité de l’emploi d’assistante parlementaire


de Pénélope Fillon n’était pas établie, le ministère public a requis
contre François Fillon, outre dix ans d’inéligibilité et 375  000  euros
d’amende (une amende du même montant étant requise contre son
épouse), cinq ans de prison, dont trois avec sursis, soit deux ans de
prison ferme. Le jugement a été rendu le 29 juin 2020 : le tribunal a
suivi les réquisitions. Il a été même au-delà, puisqu’il a frappé d’une
inéligibilité de deux ans l’épouse de l’ancien Premier ministre, réélue
le 15 mars précédent au conseil municipal de Solesmes.
Est-il permis à un observateur qui veut avoir confiance dans la
justice de son pays de poser tout haut les questions que beaucoup se
posent tout bas sur ce jugement, comme sur toute la procédure suivie
jusqu’ici dans cette affaire ?
Et d’abord celle-ci  : le juge judiciaire est-il bien compétent pour
porter une appréciation sur les conditions d’emploi d’un assistant
parlementaire ? Le « détournement de fonds publics » (pour lequel ont
été mis en examen François Fillon, son épouse et son suppléant) ne
pourrait tenir qu’au fait que l’assistant parlementaire n’a pas apporté
un concours effectif aux activités qui sont celles d’un député. N’est-ce
pas, pour le juge judiciaire, dire ce que doivent être ces dernières  ?
Quels déplacements (accompagnés ou véhiculés par l’assistant) sont-
ils rattachables au mandat parlementaire  ? Quels contacts (préparés
par l’assistant) sont-ils inhérents aux fonctions de député ? Le public
auquel s’adresse tel discours (relu et corrigé par l’assistant) est-il de
ceux auxquels est susceptible de s’adresser un député  ? Les
informations (que glane l’assistant pour son député) intéressent-elles
un domaine relevant du champ de préoccupation normal d’un
parlementaire ? Quelles cérémonies (auxquelles prend part l’assistant
aux côtés du député) sont-elles de celles qu’un député honore
normalement de sa présence  ? Quels engagements sociaux ou
associatifs de l’assistant prolongent-ils l’action du député ?
Dire ce que doit être ou ne pas être l’exercice du mandat de
parlementaire, n’est-ce pas, pour le juge judiciaire, normer cet
exercice et, dès lors, s’ingérer dans le fonctionnement du pouvoir
législatif  ? Est-ce compatible avec le principe de la séparation des
pouvoirs ?
Autre interrogation, qui exprime le principal doute juridique que
l’on peut nourrir sur le bien-fondé de l’intervention du juge pénal
dans toute cette affaire : est-on dans le champ de l’article 432-15 du
code pénal, qui définit le détournement de fonds publics (et fonde les
poursuites)  ? Celui-ci peut-il s’appliquer aux conditions d’emploi
d’un assistant parlementaire ? Les fonctions d’un parlementaire sont-
elles (pour reprendre les termes dudit article) celles d’une « personne
dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service
public, d’un comptable public, d’un dépositaire public ou de l’un de
ses subordonnés » ? Certes, la Cour de cassation a jugé en 2018, dans
une affaire intéressant le Sénat, que les parlementaires étaient
« dépositaires de l’autorité publique ». Mais peut-on les qualifier ainsi,
comme le fait la Cour de cassation, du seul fait que, dans le cadre du
contrôle de l’activité gouvernementale, il leur arrive épisodiquement
de disposer de certaines prérogatives (visiter inopinément les lieux
privatifs de liberté)  ? N’est-ce pas prendre la partie pour le tout  ?
N’est-il pas gênant, au regard du principe de l’interprétation stricte
des dispositions répressives, de considérer que l’article  432-15 est
applicable à un élu, alors qu’il ne mentionne pas les élus et que le
code pénal, dans sa section relative aux manquements au devoir de
probité, lorsqu’il veut inclure les élus dans le champ d’une infraction,
le dit  toujours expressément  ? En interprétant extensivement
l’article  432-15, dans l’affaire des sénateurs de 2018, la Cour de
cassation a-t-elle eu à l’esprit l’affaire Fillon ?
Troisième interrogation : peut-on regarder comme fictif le travail
fourni par Pénélope Fillon au seul motif qu’il ne serait pas pleinement
attesté par des preuves matérielles, alors que deux assistants sur trois
travaillent non au Palais Bourbon, mais en circonscription, que leurs
tâches sont très diverses (répondre au téléphone, tenir des
permanences, suivre des demandes d’intervention, gérer des agendas,
accompagner et coacher leur député, etc.) et se réalisent le plus
souvent, comme en l’espèce, dans un cadre informel qui ne laisse
guère de traces tangibles du travail accompli  ? Est-ce d’ailleurs au
prévenu d’établir son innocence ? Et comment le ministère public a-t-
il pu récuser la validité des nombreux témoignages présentés par la
défense à l’audience, qui émanaient pourtant de personnes dignes de
foi, notamment de quatre préfets ?
Une autre interrogation porte, plus généralement, sur l’attitude
des magistrats. Et d’abord sur la célérité de l’enquête et de
l’instruction. Le contexte de l’élection présidentielle de 2017 ne
devrait-il pas inspirer la retenue plutôt que l’impétuosité ? Le parquet
financier s’est-il initialement autosaisi dans les limites de ses
attributions légales (traiter les dossiers d’une grande complexité
concernant la lutte contre la fraude fiscale, la corruption et les affaires
boursières)  ? Les pressions exercées sur le parquet financier par le
parquet général pour obtenir rapidement l’ouverture d’une
information, révélées en juin  2020 par Mme  Houlette devant une
commission parlementaire, sont-elles normales, alors qu’elles n’ont
laissé aucune trace au dossier et que le code de procédure pénale
(art.  36) prévoit en pareil cas des «  instructions écrites et versées au
dossier  »  ? L’information a-t-elle été délibérément ouverte pendant
une permanence du juge Tournaire, afin de confier l’instruction à un
homme dont la pugnacité s’était illustrée dans les affaires Sarkozy  ?
L’instruction a-t-elle été à charge et à décharge, comme le prescrit le
code de procédure pénale, ou essentiellement à charge, comme le
soutient la défense, qui assortit cette affirmation d’illustrations
troublantes  ? Comment se résigner aux violations répétées du secret
de l’instruction, portant sur les seules auditions à charge, au profit de
journalistes hostiles à François Fillon ?
La nécessaire distinction des temps judiciaire et politique est-elle
observée lorsqu’un candidat à l’élection présidentielle est mis en
examen quarante-huit heures après la clôture du recueil des
parrainages ?
Lors de l’audience, le ministère public n’a-t-il pas fait preuve
d’une animosité dérangeante contre l’ancien Premier ministre en en
faisant une sorte d’ennemi public  ? N’est-il pas disproportionné
d’avoir requis deux ans de prison ferme à son encontre, soit autant ou
plus que la peine à laquelle ont été condamnés quatre émeutiers qui,
pendant une manifestation de Gilets jaunes de décembre  2018, ont
incendié la préfecture du Puy-en-Velay et blessé une vingtaine
d’agents au cri de « Vous allez brûler » ?
Doit-on admettre sans broncher la thèse du parquet, selon
laquelle un candidat qui entendait mener une politique budgétaire
exemplaire doit être sanctionné de façon exemplaire ? La sévérité du
verdict doit-elle être indexée sur la rigueur du programme socio-
économique du prévenu  ? N’est-ce pas confesser la dimension
politique de ce procès ?
Comment comprendre enfin que le tribunal n’ait rien atténué, ce
qui est inhabituel, des peines requises  ? Qu’il ait réintroduit la
question du travail des enfants de François Fillon, pourtant écartée
par l’instruction ? Ne peut-on lire, dans cette sentence implacable, le
mouvement d’exaspération d’une corporation qui refuse de répondre
de ses biais idéologiques et de ses pratiques, après l’émotion
déclenchée par les propos de Mme  Houlette et la révélation d’un
espionnage prolongé de communications téléphoniques d’avocats par
le parquet financier, dans l’« affaire Bismuth » ? Qu’ont voulu prouver
les membres du tribunal avec un tel jugement  ? Qu’ils étaient
solidaires de leurs collègues du parquet financier  ? Que les faits
retenus contre François Fillon sont si graves que les poursuites à son
encontre ne pouvaient attendre la fin des opérations électorales ou,
s’il avait été élu, l’achèvement de son mandat présidentiel  ? Et que,
par conséquent, on ne peut reprocher aux magistrats d’avoir torpillé
une grande échéance démocratique ?
Tout cela va-t-il dans le sens de la sérénité et de l’impartialité de la
justice ? Et, si le jugement rendu est si sévère, n’est-ce pas parce que
la magistrature est juge et partie dans l’affaire Fillon ?
En condamnant François Fillon pour avoir employé son épouse
comme assistante, pratique courante dans le monde des artisans et
largement répandue sur tous les bancs de l’Assemblée nationale
jusqu’en 2017, ne juge-t-on pas le passé avec le regard du présent  ?
Ne fait-on pas de l’homme François Fillon un bouc émissaire, trois
ans après avoir escamoté le candidat François Fillon ?
Et que penser du fait que, à la fin de l’été 2021, à quelques
semaines du jugement d’appel, les médias soient informés (en
violation du secret de l’enquête et de l’instruction) de l’existence
d’une procédure visant François Fillon dans une nouvelle affaire
d’assistant parlementaire ? Cette révélation mijotait depuis quatre ans
puisque le Parquet national financier (PNF) avait ouvert une enquête
préliminaire en mars  2017. L’ancien Premier ministre est, cette fois,
mis en cause pour avoir employé un assistant parlementaire à
l’écriture d’un ouvrage politique (Faire). Il y aurait, là aussi, emploi
fictif et détournement de fonds publics. On se frotte les yeux.
N’entre-t-il pas dans l’exercice du mandat parlementaire de rédiger
des ouvrages de ce type ? Un livre, une tribune, un discours ne sont-
ils pas des moyens dont use normalement un parlementaire afin de
faire connaître ses vues, de justifier ses positions  passées, d’exposer
ses ambitions futures d’homme politique ? Comme l’indique Régis de
Castelnau  : «  Pour quiconque connaît un peu la sphère publique, il
s’agit là d’une évidence 1.  » Pas pour le juge judiciaire qui, sans
connaître cette sphère, prétend désormais la régir.

LES AFFAIRES SARKOZY
Avoir confiance dans la justice de son pays, ne pas critiquer
publiquement ses arrêts  : voilà des exigences démocratiques
auxquelles je me sentirais viscéralement tenu si certaines des choses
que j’avais apprises, quant au fonctionnement de la justice pénale
dans une société démocratique, avaient encore incontestablement
cours en France.
L’affaire dite des « écoutes », dite aussi « affaire Bismuth », survient
en 2014. Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog sont accusés
d’avoir voulu influencer un magistrat de la Cour de cassation, Gilbert
Azibert, pour qu’il les renseigne sur des procédures les concernant,
s’agissant notamment de la restitution d’un agenda présidentiel saisi
dans le cadre de l’affaire Bettencourt. Nicolas Sarkozy, Thierry
Herzog et Gilbert Azibert sont condamnés en mars  2021 à trois ans
de prison, dont deux ans avec  sursis, pour «  corruption et trafic
d’influence », ainsi que violation du secret professionnel et son recel.
Thierry Herzog cumule une interdiction d’exercer la profession
d’avocat pendant cinq ans. Les trois prévenus ont fait appel du
jugement.
On m’avait appris qu’une qualification pénale aussi infamante que
le trafic d’influence –  ou que la corruption  – devait reposer sur des
preuves solides. Ou, à défaut de preuves (on en chercherait en vain
dans ce dossier), que de telles qualifications, visant un ancien chef de
l’État, un haut magistrat et un avocat honorable, devaient se fonder
sur un faisceau d’indices graves, précis et concordants.
Où trouve-t-on ce faisceau d’indices à l’encontre de MM. Sarkozy,
Herzog et Azibert ? Comment se contenter d’une simple construction
intellectuelle rapprochant deux bribes de conversation, extraites de
sept mois d’interception cavalière de communications téléphoniques
entre un avocat et son client : la première sur l’état d’esprit (tel que
pouvait le percevoir M. Azibert qui n’était pas membre de la chambre
criminelle) du collège de magistrats de la Cour de cassation, qui
devait statuer sur la demande de M. Sarkozy tendant à la récupération
d’agendas saisis dans le cadre d’une affaire précédente  ; la seconde
évoquant, par la bouche de Me  Herzog, le souhait de M.  Azibert
d’occuper des fonctions juridictionnelles à Monaco  ? L’«  amitié
étroite  » relevée par les attendus du jugement entre MM.  Sarkozy
et Herzog, et entre ce dernier et M. Azibert, vaut-elle présomption de
culpabilité ?
On m’avait appris qu’un pacte de corruption ou qu’un trafic
d’influence se définissait par un échange de services (ou une tentative
effective d’échange de services) constituant une atteinte à l’autorité de
l’État (intitulé du titre du code pénal dans lequel ces infractions sont
définies). Où trouve-t-on ce pacte en l’espèce  ? Le service qu’aurait
rendu M.  Azibert en influant sur la délibération de ses collègues n’a
pas été esquissé, comme en attestent les membres de la formation de
jugement concernée, laquelle d’ailleurs a pris une décision
défavorable à M. Sarkozy ; la contrepartie n’a pas non plus été tentée,
comme l’affirme la défense sans être démentie par le dossier, et
comme en attestent les autorités monégasques. La chronologie
montre, en outre, qu’à l’heure où le pacte aurait dû être consommé,
M.  Azibert n’était plus intéressé par le poste, qui n’était d’ailleurs
considérable ni par le prestige, ni par la rémunération. Et où voit-on,
dans cette affaire, un préjudice subi par la collectivité ?
On m’avait appris que l’audience apportait au déroulement d’un
procès équitable une valeur ajoutée inestimable, tant pour le respect
des droits de la défense que pour la manifestation de la vérité. En
l’espèce, la défense a présenté une argumentation dont la solidité a
frappé tous les observateurs. Or les attendus du jugement rendu le
1er  mars en tiennent si peu compte qu’on les dirait rédigés avant
l’audience.
On m’avait appris que ni les réquisitions, ni les attendus d’un
jugement pénal ne devaient comporter d’éléments inutilement
désobligeants à l’égard des prévenus. Ce n’est guère le cas en l’espèce.
On m’avait appris que la peine devait être nécessaire et
proportionnée à la gravité des faits commis. Même en supposant
qu’un « échange de services » ait été un temps imaginé pour supputer
l’issue d’une procédure, la condamnation à trois ans
d’emprisonnement dont deux avec sursis (tempérée, si on ose dire,
par l’« aménagement de la partie ferme de la peine sous le régime de
la détention à domicile sous surveillance électronique », auquel, selon
le tribunal correctionnel, il convient de soumettre l’ancien président
de la République) est-elle nécessaire et proportionnée  ? Est-il
proportionné d’imposer pendant un an le port du bracelet
électronique à un ancien président de la République parce que celui-
ci aurait un moment envisagé de recommander à la principauté de
Monaco (pour effectuer des vacations mensuelles payées 350  euros)
une personnalité lui ayant donné son impression de magistrat
(étranger à la prise de décision) sur ses chances de voir aboutir une
demande de restitution d’un agenda ?… L’interdiction professionnelle
de cinq ans (équivalant à une radiation définitive, compte tenu de son
âge) de Me  Herzog est-elle nécessaire et proportionnée  ? La
déchéance frappant M.  Azibert, membre respecté de la Cour de
cassation, est-elle nécessaire et proportionnée ?
Si tout ce que j’avais appris n’est plus valable, n’est-ce pas parce
que la magistrature est juge et partie dans cette affaire, comme elle
l’est dans l’affaire Fillon  ? Qu’il s’agit pour des magistrats de
démontrer que d’autres magistrats, au parquet national financier ou
dans les cabinets d’instruction, n’en ont pas trop fait ?
Le calvaire judiciaire déjà ancien de Nicolas Sarkozy semble
arriver à son paroxysme en cette année 2021.
Le 30  septembre 2021, Nicolas Sarkozy est condamné, dans le
dossier Bygmalion, à un an de prison ferme (le maximum de la peine,
mais aménageable en détention à domicile sous surveillance
électronique) pour avoir dépassé, lors de la campagne présidentielle
de 2012, le seuil des dépenses autorisé par le code électoral. Un
principe cardinal du droit répressif, inscrit à l’article  121-3 du code
pénal, est qu’« il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le
commettre ». L’intention de dépassement est-elle établie en l’espèce ?
Compte tenu de l’emploi du temps du chef de l’État au printemps
2012, le suivi des dépenses était intégralement délégué à son équipe
de campagne. Le tribunal correctionnel a-t-il eu conscience du
tourbillon dans lequel évolue un candidat à une élection, à plus forte
raison lorsque c’est une élection présidentielle et que l’intéressé exerce
les accaparantes fonctions de chef de l’État ? A-t-il mesuré qu’un tel
candidat est entouré d’une meute de collaborateurs sur lesquels il
pense pouvoir aveuglément compter et qui se font fort d’aplanir tous
les problèmes  ? Ces considérations, pourtant essentielles pour
apprécier l’intentionnalité du dépassement, semblent peser de peu de
poids à côté de la découverte de deux notes appelant l’attention du
candidat sur le risque de dépassement. Mais les a-t-il seulement lues ?
Ce n’est pas établi. L’insouciance (en effet regrettable) du candidat
suffit-elle à en faire un coupable ?
Le 2  novembre 2021, l’ancien chef de l’État fait l’objet d’un
humiliant mandat d’amener pour témoigner devant le  tribunal de
Paris dans l’affaire dite des «  sondages de l’Élysée  ». Le tribunal le
contraint à comparaître pour répondre aux allégations d’un des
prévenus selon lesquelles c’est le Président lui-même qui avait décidé
de se passer d’appel d’offres. Comme l’a estimé à juste titre Nicolas
Sarkozy, ce témoignage, même s’il ne constitue pas une poursuite,
met en cause sa responsabilité pour un acte qui, s’il est avéré, a été
accompli dans l’exercice de ses fonctions présidentielles, alors que le
premier alinéa de l’article  67 de la Constitution écarte toute
responsabilité pénale du Président pour de tels actes.
Depuis la fin de son mandat, Nicolas Sarkozy a été inquiété, pour
ne pas dire soumis à la question, une douzaine de fois. En dehors des
affaires Bismuth et Bygmalion, les enquêtes et poursuites se sont
soldées par des non-lieux (abus de faiblesse aux dépens de
Mme  Bettencourt, vols en jet privé payés par la société de son ami
Stéphane Courbit).
Restent les poursuites en cours. Nicolas Sarkozy est mis en
examen dans l’affaire dite du «  financement libyen de sa campagne
présidentielle de 2007 » : pas de preuve, mais, selon l’instruction, un
«  faisceau concordant d’indices  ». Ledit faisceau repose pour
l’essentiel sur les dires confus et versatiles d’un intermédiaire douteux
qui est revenu plusieurs fois sur ses déclarations. Nicolas Sarkozy a
été placé sous le statut de témoin assisté dans l’affaire Karachi (rétro-
commissions sur des ventes de sous-marins et de frégates au Pakistan
et à l’Arabie saoudite qui auraient servi à financer la campagne
présidentielle de 1995 d’Édouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy était
porte-parole). Dans cette affaire, qui traîne depuis un quart de siècle,
Édouard Balladur a été relaxé en mars 2021 par la Cour de justice de
la République.
Au total, rien de probant dans cet interminable feuilleton
judiciaire. Mais l’opprobre jeté est irrémédiable  : pour la rumeur
publique, il n’y a pas de fumée sans feu.
Par leur caractère symptomatique, les affaires Sarkozy, venant
après d’autres, posent des questions sur l’état d’esprit qui, depuis une
cinquantaine d’années, gagne une bonne partie de la magistrature, y
compris au sommet de la hiérarchie judiciaire. Que cherche l’autorité
judiciaire en persécutant les responsables publics  ? À jouer les anges
exterminateurs ? À affirmer son pouvoir ? À prendre une revanche sur
ses conditions de travail et sur la dégradation de son image ? Tant au
stade de l’enquête qu’à celui de l’instruction, puis du jugement, la
rigueur des solutions retenues contre les détenteurs de l’autorité
légitime contraste avec la mesure dont bénéficient les auteurs
ordinaires d’infractions. Que gagne la justice à l’inversion de la
maxime : « Selon que vous serez puissant ou misérable » ?

L’AFFAIRE DUPONT-MORETTI

Comme il a été dit plus haut, alors que la lutte contre la deuxième
vague de la pandémie requérait, dans l’intérêt supérieur de la nation,
l’entière disponibilité du ministre de la Santé, la Commission de
l’instruction de la CJR dépêchait, en octobre 2020, une escouade
d’enquêteurs perquisitionner le domicile et le ministère d’Olivier
Véran. Pendant l’été 2021, c’est au tour du ministre de la Justice, Éric
Dupond-Moretti. Les principaux syndicats de la magistrature et
l’association Anticor l’accusent de «  prise illégale d’intérêts  » pour
avoir usé de ses fonctions ministérielles afin d’orienter le traitement de
dossiers dans lesquels il serait impliqué comme avocat.
En quoi consiste l’interférence dénoncée ? Essentiellement dans le
fait d’avoir confirmé, en septembre  2020, l’enquête administrative
(initiée par Nicole Belloubet) portant sur les méthodes utilisées par le
Parquet national financier dans l’affaire dite des «  fadettes  ». Trois
magistrats du PNF ont en effet exploité, sur une période
inhabituellement longue pour de telles investigations (six ans) et –
  comme le relève un rapport de l’inspection générale de la justice  –
selon des  modalités procédurales présentant des anomalies, des
factures téléphoniques détaillées, en vue d’identifier la «  taupe  » qui
aurait informé Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog qu’ils
étaient sur écoute (dans le cadre d’une précédente affaire). Or
nombre des communications téléphoniques ainsi exploitées
concernaient des cabinets d’avocats, et l’un de ces cabinets était celui
de M. Dupont-Moretti. Voilà toute l’infamie imputée à Éric Dupont-
Moretti.
Là encore, la Commission des requêtes de la CJR, censée filtrer
les plaintes contre les ministres, a jugé les plaintes recevables. Là
encore, la Commission de l’instruction de la CJR a décidé une fouille
des locaux professionnels, ce qui nous a valu, le 1er  juillet 2021, le
spectacle surréaliste et consternant d’une justice perquisitionnant le
ministère de la Justice. Dix heures au cours desquelles ont été saisis
les ordinateurs de la direction des affaires criminelles et des grâces et
les téléphones des membres du cabinet… Et –  détail ô combien
allégorique  !  – ont été ouverts au chalumeau de vieux coffres-forts
vides… Sans attendre les (improbables) résultats de cette perquisition,
la Commission de l’instruction a convoqué le garde des Sceaux, le
16  juillet, en vue de sa mise en examen. A été fort heureusement
enterrée par le chef de l’État, à cette occasion, l’imprudente « doctrine
Balladur », selon laquelle la mise en examen d’un ministre entraînait
son départ du gouvernement.
Ces outrances laissent sans voix la grande majorité des
commentateurs et de la classe politique. C’est que la seule expression
de « prise illégale d’intérêts », par ses relents sulfureux, suggère le pire
(le public comprend qu’il y a eu enrichissement illicite). Elle impose à
chacun un silence craintif, mais assourdissant.
Constitue une prise illégale d’intérêts, aux termes de l’article 432-
12 du code pénal, « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité
publique ou chargée d’une mission de service public ou par une
personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou
conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans
une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de
l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance,
l’administration, la liquidation ou le paiement ». C’est, on le voit, en
vertu d’une lecture bien extensive de ces dispositions que la
Commission des requêtes de la CJR, puis sa Commission de
l’instruction, emboîtant le pas aux syndicats de magistrats,
poursuivent le garde des Sceaux dans cette affaire des fadettes.
M.  Dupont-Moretti a entendu que soit menée à son terme une
enquête administrative justifiée et présentant toutes garanties
d’impartialité. Il s’est rangé à l’avis préalable de ses services. Il a par
ailleurs délégué au Premier ministre toute initiative qu’il y aurait
ultérieurement lieu de prendre (saisine du Conseil supérieur de la
magistrature, seule entité compétente en matière de discipline des
magistrats) au vu des résultats de l’enquête. Un décret a été pris en ce
sens le 23  octobre 2020 interdisant au ministre de connaître «  des
actes de toute nature […] relatifs à la mise en cause du comportement
d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été
l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué  » et transférant ses
compétences sur ces affaires au Premier ministre. Dès sa prise de
fonctions, Éric Dupont-Moretti s’était désisté du recours qu’il avait
auparavant formé contre les méthodes du PNF… Que lui fallait-il
faire de plus ? Enterrer ce dossier pour la seule et étrange raison qu’il
a été victime des agissements sur lesquels il porte ?
Un train peut en cacher un autre. En l’espèce, la prétendue prise
illégale d’intérêts, de la part du ministre poursuivi, fait apparaître le
véritable conflit d’intérêts du côté des poursuivants. Depuis son
entrée en fonctions, l’actuel garde des Sceaux est vilipendé par une
bonne partie de la magistrature, que celle-ci s’exprime par la voix de
ses syndicats, qui voient dans sa nomination une «  déclaration de
guerre  », ou d’une haute hiérarchie judiciaire qui ne craint pas de le
morigéner publiquement. Ces mêmes hautes autorités pèsent sur le
fonctionnement de la CJR et n’ont pas le réflexe de se déporter. Ainsi,
M.  Molins, procureur général près la Cour de cassation et, en cette
qualité, ministère public devant la CJR, a corédigé une tribune
critique, parue en septembre 2020 dans Le Monde, sur l’ouverture de
l’enquête administrative concernant les trois magistrats du PNF. Ni
cette tribune, ni l’avis favorable qu’il aurait officieusement donné au
ministre sur la poursuite de l’enquête administrative, ne l’ont
apparemment gêné, quelques mois plus tard, pour inviter la
Commission des requêtes de la CJR à recevoir les plaintes dirigées
contre Éric Dupont-Moretti. Quant aux magistrats de la CJR encartés
(le corps judiciaire est l’un des plus syndiqués de la fonction
publique), on attend de voir s’ils estiment déontologique d’instruire et
de juger les plaintes présentées par leurs syndicats.
Dans cette affaire encore, comment ne pas penser à un règlement
de comptes  ? Tout se passe, en effet, comme si, mécontente de son
ministre, la magistrature cherchait à s’en débarrasser par le biais
pénal. La partie parlementaire de la CJR renâcle, en revanche, à se
laisser ainsi instrumentaliser puisque deux de ses membres ont
démissionné, refusant de prendre part au « semblant de justice » que
constitue, à leurs yeux, la mise en cause du ministre de la Justice.
L’une d’eux dénonce «  le désir non dissimulé d’une poignée de
magistrats de réduire à l’impuissance politique un garde des Sceaux
disqualifié dès sa nomination ».
Rapprochées des affaires intéressant MM.  Fillon, Sarkozy et
d’autres, les procédures tonitruantes visant MM.  Véran et Dupont-
Moretti soulèvent deux interrogations relatives à la pénalisation de la
vie publique et, plus généralement, aux dérèglements de la séparation
des pouvoirs affectant la démocratie contemporaine.
La première concerne le projet de loi constitutionnelle déposé par
le gouvernement en 2018, qui (comme il a été dit plus haut)
rapprochait du droit commun la mise en cause de la responsabilité
pénale des ministres dans l’exercice de leurs fonctions, au motif que
les dispositions actuelles, relatives à la CJR, seraient trop favorables à
l’exécutif. Quand on voit à quelle brutalité et à quelle indifférence
à  l’égard du bon fonctionnement des pouvoirs publics conduit
l’application des actuelles dispositions, on n’ose imaginer ce que
produiraient des dispositions moins « complaisantes ».
La seconde interrogation est structurelle. La justice veut affirmer
son indépendance, fort bien. Mais a-t-elle besoin pour autant de
camper un contre-pouvoir purificateur et d’alimenter la crise de
confiance qu’éprouve notre pays envers son État ? L’indépendance de
la justice est aujourd’hui entière. Après le « mur des cons », c’est son
impartialité qu’elle devrait manifester. Quel bénéfice peut trouver la
magistrature à concourir au discrédit des institutions, au moment où
celles-ci devraient se montrer soudées face à la crise sanitaire,
économique et sociale, comme face à la violence civile, à la
délinquance et au terrorisme ?
Si, dans sa figuration symbolique, la justice a les yeux bandés,
c’est pour inciter le juge à tenir en équilibre les plateaux de la balance,
et non à les faire pencher dans le sens de son esprit de corps, de ses
préjugés ou de ses passions.

1. Revue politique et parlementaire, 4 septembre 2021.


CONCLUSION

Que faire pour restaurer une plus juste


séparation des pouvoirs ?

Que faire pour remonter la pente  ? Dénoncer, suspendre ou


renégocier traités et directives européennes  contraires aux intérêts
nationaux ; inscrire dans la Constitution une possibilité parlementaire
de «  passer outre  » aux jurisprudences incapacitantes des cours
suprêmes  ; supprimer la question prioritaire de constitutionnalité et
exclure le référé contre les règlements ; dépénaliser la vie publique en
abrogeant les infractions non intentionnelles des ministres ; séparer le
siège et le parquet  ; oxygéner le recrutement des magistrats  ;
permettre à un Conseil supérieur de la magistrature rénové de
connaître des atteintes au devoir d’impartialité ; rendre au garde des
Sceaux la possibilité de donner des instructions écrites au parquet
dans les affaires individuelles  ; réapprendre à assumer la part
régalienne, unilatérale, de l’action publique. Mais quel candidat à
l’élection présidentielle pourrait inscrire tout ceci à son programme
sans se faire accuser de vouloir instaurer une démocrature ?

LIBÉRER GULLIVER
Aujourd’hui, les pouvoirs publics issus de l’élection sont entravés
et tourmentés par le pouvoir juridictionnel, national et supranational,
comme Gulliver par les Lilliputiens. Comment faire revenir le pouvoir
juridictionnel à sa juste place (réguler, sans les inhiber, les fonctions
régaliennes) ?
L’idéal serait que le pouvoir juridictionnel se convertisse
spontanément à ce que les juristes anglo-saxons appellent le «  self
restraint  ». Rien d’autre ne serait alors à modifier dans notre
ordonnancement institutionnel et juridique… Mais c’est une vue de
l’esprit : les prétoires sont trop nombreux, l’entraînement mimétique
trop grand, les pressions sur le juge trop fortes, les jurisprudences trop
cristallisées. Il faut donc libérer Gulliver des liens qui l’étouffent.
Libérer Gulliver impliquerait d’abord de dénoncer ou renégocier
nos engagements internationaux pour s’affranchir du trop-plein de
tutelles juridictionnelles ou parajuridictionnelles supranationales. Il
faut notamment renégocier les traités européens pour passer d’une
Europe des institutions à une Europe des coopérations.
S’agissant du droit européen, les modifications doivent se faire à
l’unanimité (traités) ou à la majorité qualifiée (droit dérivé). Elles
exigent donc de nouer des alliances. Un certain nombre de directives
devraient être renégociées, par exemple celle prohibant les
«  discriminations indirectes  » sur les lieux de travail, qui interdit aux
règlements intérieurs de fixer des règles qui, même sans intention
discriminatoire, désavantagent objectivement certaines expressions
religieuses, ce qui est une prime aux religions les plus exhibitionnistes.
La France pourrait aussi suspendre unilatéralement l’application
de telle ou telle règle du droit européen ou l’observation de telle ou
telle jurisprudence de la Cour de justice de l’Union (par exemple, la
jurisprudence Digital Rights et celle relative au temps de travail des
militaires) pour un motif d’intérêt national impérieux ou pour
sauvegarder son identité constitutionnelle. Les deux attitudes
(recherche d’un accord et geste unilatéral) ne sont pas inconciliables :
la seconde peut être un catalyseur de la première.
S’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales, la France pourrait
suspendre sa participation. N’avait-elle pas fait initialement une
réserve (levée en 1981) au recours individuel devant la Cour de
Strasbourg ? Ou, plus simplement, y mettre fin.
S’agissant de la Cour de justice de l’Union européenne, les traités
européens pourraient être modifiés pour priver de valeur normative la
Charte européenne des droits fondamentaux et exclure sans
contestation possible la compétence de la Cour dans les domaines
régaliens.
Dans l’ordre juridique interne, la révision constitutionnelle permet
de restituer aux pouvoirs publics des marges de manœuvre dans des
domaines où existent des obstacles constitutionnels (ou surtout
résultant de la jurisprudence des cours suprêmes) à l’efficacité des
politiques publiques.
Une option serait d’inscrire dans la Constitution une possibilité
parlementaire de « passer outre » aux jurisprudences paralysantes des
cours suprêmes. On peut imaginer à cet égard de « forcer » le maintien
en vigueur d’une disposition législative déclarée inconstitutionnelle
par le Conseil constitutionnel, ou contraire au traité par une cour
supranationale, dès lors que le Parlement se prononcerait
expressément en ce sens par un vote de chacune de ses chambres, se
prononçant chacune à la majorité des membres la composant, dans
un certain délai à compter de la censure. 
S’agissant du droit international, une autre option, plus puissante
encore, serait de modifier l’article 55 de la Constitution (qui proclame
la supériorité du traité sur la loi) en limitant cette supériorité du droit
international aux lois antérieures. Serait ainsi rétablie la situation
juridique qui prévalait devant les juridictions nationales avant les
arrêts Jacques Vabre (Cour de cassation, 1975) et Nicolo (Conseil
d’État, 1989).
Ces changements seraient considérables, mais ils tendraient à
reconfigurer l’État de droit et non à y renoncer.
Ils auraient une portée utile, car, en l’état des jurisprudences de
nos cours suprêmes, seule une modification de  sa Constitution
permettrait  à la France, par exemple, de placer en rétention
administrative les radicalisés  ; de déchoir les djihadistes de la
nationalité française  ; de plafonner les flux migratoires  ; de donner
une portée normative à tout ce que la laïcité à la française comporte
de coutumier, notamment la discrétion religieuse dans l’espace public
et sur les lieux de travail  ; de maintenir dans des centres fermés les
demandeurs d’asile tant que leur dossier est en cours d’examen  ; de
faire pratiquer des contrôles d’identité par les forces de l’ordre sans
avoir à recueillir un agrément judiciaire préalable  ; ou de mettre fin,
au profit du juge administratif, à la double intervention des deux
ordres de juridiction en matière d’éloignement des étrangers.
Seule une modification du droit européen permettrait à la France,
par exemple, de rétablir des contrôles frontaliers  ; de placer
rapidement en centre de rétention administrative les étrangers en
situation irrégulière ne présentant pas de garanties de représentation
suffisantes  ; de prévoir une procédure d’examen accélérée des
demandes d’asile présentées pour la première fois sur le territoire de
la République ; d’édicter des obligations de neutralité religieuse sans
se voir taxée d’atteinte à la liberté religieuse ou de discrimination
indirecte.
Seule une dénonciation ou une modification de la convention de
Genève (ou du moins une suspension de sa participation à cette
convention) permettrait à la France de « faire le tri » en cas de trop-
plein de demandeurs d’asile.
Il conviendrait également  de dépénaliser la vie publique en
mettant fin aux infractions non intentionnelles des ministres, afin
d’éviter que la tentation d’ouvrir un parapluie pénal ne produise des
comportements inappropriés (évitement, dilution des responsabilités,
surréaction).
Il conviendrait, en outre, de supprimer la question prioritaire de
constitutionnalité et de revoir les procédures de référé administratif
dans un sens moins intrusif pour l’administration (au moins en en
excluant les actes réglementaires). La République a longtemps vécu
sans l’une ni l’autre. Les citoyens n’en étaient pas pour autant
opprimés, ni les libertés publiques pour autant bafouées.

RÉFORMER LA JUSTICE

En matière de justice, le «  rêve régalien  » ici caressé consisterait


particulièrement à ouvrir la magistrature aux expériences extérieures
en recrutant, hors École nationale de la magistrature, des personnes
expérimentées dans une proportion sensiblement supérieure à
l’actuelle, et à favoriser la mobilité des magistrats dans la fonction
publique de l’État et dans la société civile ; à permettre à un Conseil
supérieur de la magistrature rénové et moins corporatiste dans sa
composition, saisi par les chefs de juridiction ou par les justiciables au
travers de filtres appropriés, de connaître des abus dans la manière de
juger et notamment des atteintes manifestes au devoir d’impartialité,
abus qui bénéficient aujourd’hui d’une immunité choquante au
regard de l’article  15 de la Déclaration de 1789 (qui veut que la
société ait « le droit de demander compte à tout agent public de son
administration  »)  ; à rendre au garde des Sceaux, pourvu qu’elles
soient écrites et versées au dossier du contradictoire, la possibilité de
donner des instructions écrites au parquet dans les affaires
individuelles. La frontière tracée depuis 2013 entre politique pénale
générale (pour laquelle le ministre de la Justice peut adresser des
instructions aux procureurs de la République par voie de circulaire) et
affaires individuelles (dans lesquelles il ne peut plus intervenir) est, en
effet, trop ténue pour ne pas être artificielle.
Le rôle du parquet est non de juger, mais de poursuivre, de
requérir et d’administrer. Il défend l’intérêt de la collectivité et doit
dès lors rester dans une ligne hiérarchique ministérielle. Son
indépendance priverait l’exécutif de la capacité de conduire une
politique pénale. À terme, ce n’est pas l’indépendance du parquet
qu’il faut envisager, mais la séparation du parquet et du siège. Un
parquet pourvu de garanties statutaires, certes, mais clairement placé
sous l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux et recevant ses
instructions tant pour la conduite de la politique pénale générale que
dans les affaires particulières.
L’inconvénient de cette séparation est le risque accru d’enfermer
les juges du siège dans une tour d’ivoire, faute de se confronter aux
réalités du parquet en cours de carrière. D’où l’importance d’aérer le
siège en ouvrant son recrutement et en encourageant la mobilité.
D’où la nécessité aussi de sanctionner les abus manifestes dans la
manière de juger.
D’ici là, rien ne doit être fait qui rapproche trop le statut du
parquet de celui des magistrats du siège au sein de la magistrature.
C’est, au contraire, dans une plus grande participation des officiers de
police judiciaire à l’action publique qu’il faut chercher une riposte aux
formes contemporaines de délinquance.
RÉAPPRENDRE À ASSUMER LA PART UNILATÉRALE
DE L’ORDRE PUBLIC

Enfin, s’agissant de la question de l’ordre public en général, il


nous faut réapprendre à assumer la part régalienne, unilatérale, de
l’action publique. Nous devons retrouver la légitimité de contraindre
lorsque le bien public le commande. Ni le déni des réalités, ni
l’angélisme ne protègent l’ordre républicain. Au-delà des déclarations
martiales, nous devons combler l’écart entre les moyens de notre
police et de notre justice et ceux de nos voisins allemands, suisses ou
néerlandais. Cet écart est aujourd’hui honteux : de l’ordre du simple
au double, tant pour le nombre de magistrats que pour celui des
places de prison, rapportés l’un et l’autre à la population.
Toutefois, les moyens matériels, si nécessaires soient-ils, ne sont
pas suffisants. Il nous faut aussi restaurer l’autorité de l’État. Pour
cela, nous devons reconstituer les marges de manœuvre traditionnelles
de la police administrative et restituer aux forces de sécurité la
capacité d’action juridique qu’elles ont perdue depuis une
cinquantaine d’années.
Nous devons rendre effectives les peines de prison car le sentiment
d’impunité est plus criminogène que la prison. Au rebours de la
doctrine suivie depuis des décennies, les petites peines doivent être
exécutées et l’être rapidement après les faits. C’est en acceptant, dans
un premier temps, de remplir les prisons qu’on les vide dans un
second temps, du fait de la disparition du sentiment d’impunité. Ce
qui suppose bien entendu, là encore au rebours de ce qui s’est fait (ou
plutôt ne s’est pas fait) jusqu’ici, d’accroître le parc carcéral, d’y
rendre les conditions de vie plus décentes, de développer ses capacités
éducatives, et donc de recruter des personnels pénitentiaires
convenablement formés et rémunérés. Tout ceci a un coût pour la
collectivité, mais les bénéfices indirects qu’elle peut en attendre sont
grands.
Nous devons nous délivrer de nos vaines pudeurs relatives à
l’utilisation des technologies de l’information dans la lutte contre la
délinquance. Nous devons aussi assouplir les tâches administratives
des forces de l’ordre, très souvent alourdies par une conception
vétilleuse de la protection des droits de la défense.
Nous n’avons pas d’autre choix face à l’ensauvagement de
certaines franges de la société, pour ne pas dire (selon l’expression
d’Alain Bauer) face à la « trollisation » des mœurs. Ces mots choquent
les beaux esprits qui, comme le dit Michel Onfray 1, « ne voient que ce
qu’ils croient  ». Mais ils traduisent, mieux que les euphémismes
courants sur le sentiment d’insécurité, la réalité des choses telle que la
perçoivent nos concitoyens qui, eux, sont bien obligés de «  croire ce
qu’ils voient ».
Ni le cadre juridique actuel, ni l’état d’esprit des élites dirigeantes,
pensantes et sermonnantes ne sont propices aujourd’hui à cette
restauration de l’autorité de l’État. Les groupes de pression s’y
opposeraient farouchement et disposeraient, pour ce faire, de
puissants appuis politiques et médiatiques. Les instances européennes
feraient pleuvoir sur la France réprimandes et sanctions. Aussi ai-je
parfaitement conscience d’avoir décliné ci-dessus un programme
qu’aucun candidat à l’élection présidentielle n’oserait présenter (et
moins encore appliquer), de peur d’être accusé de vouloir instaurer
une démocrature plus détestable que celle de Victor Orban…
Il faut sans doute s’y résoudre : la pente dévalée depuis un demi-
siècle ne pourra être remontée que dans un contexte de crise aigüe.
Nous n’y sommes pas encore tout à fait.

1. Michel Onfray, « Le droit à la sécurité », Front populaire, no 6, automne 2021.
© Éditions Gallimard, 2022.
JEAN-ÉRIC SCHOETTL

LA DÉMOCRATIE
AU PÉRIL
DES PRÉTOIRES
DE L’ÉTAT DE DROIT
AU GOUVERNEMENT DES JUGES

Une fissure s’est ouverte, depuis une cinquantaine d’années,


entre juge et démocratie représentative. La montée en
puissance du premier anémie la seconde.
L’emprise du juge sur la démocratie revêt deux aspects
distincts  : le droit se construit désormais en dehors de la loi,
voire contre elle  ; la pénalisation de la vie publique est
croissante. Ces deux aspects sont liés car ils conduisent tous
deux à la dégradation de la figure du Représentant : le premier
en restreignant toujours davantage son champ d’action  ; le
second en en faisant un perpétuel suspect.
Le mal qui ronge aujourd’hui la démocratie paraît se situer
beaucoup plus là – c’est-à-dire dans l’abaissement du
Représentant, dans le rétrécissement de la souveraineté du
peuple, dans la rétraction de l’autorité publique – que dans les
réactions allergiques que provoque cet affaiblissement de
l’État : abstention, populisme, illibéralisme.
Cet ascendant croissant du pouvoir juridictionnel sur les
autres a-t-il amené davantage de rigueur et de transparence
dans le fonctionnement démocratique ? Il se découvre chaque
jour un peu plus qu’il n’a fait que remplacer le caprice du prince
par le caprice du juge. D’où la question  : que faire pour
restaurer une juste séparation des pouvoirs ?
 
Jean-Éric Schoettl a été secrétaire général du Conseil
constitutionnel de 1997 à 2007. Il est conseiller d’État honoraire.
T  

Couverture

Titre

Exergue

Introduction

Première partie. L'irrésistible ascension du juge

Genèse

Le droit contre la loi

La montée en puissance du contrôle juridictionnel

La politique investit les prétoires

Le rôle du juge judiciaire dans la judiciarisation de la vie publique

Des parlements d'Ancien Régime au Syndicat de la magistrature

Juge judiciaire et pouvoir juridictionnel

Procédés

Le contrôle de proportionnalité

La censure de la norme imprécise

La hiérarchisation implicite des principes constitutionnels

La valorisation des principes propres à restreindre l'action de l'État


La découverte de nouveaux principes supralégislatifs

L'État de droit

Une notion ambigüe

L'État de droit comme fondamentalisme

Les droits fondamentaux

L'avènement des droits fondamentaux

La répugnance à contraindre

Réformes internes et expansion du droit européen

Les révisions constitutionnelles

La question prioritaire de constitutionnalité

Le référé administratif

Expansion et hégémonie du droit européen

Une classe politique schizophrène

Deuxième partie. Du caprice du prince au caprice du juge

Le juge contre l'État régalien

Le juge à la rescousse des activistes

Acharnement judiciaire et guerre des juges

Le « mur des cons »

Laïcité et communautarisme

Le juge protecteur de chacun aux dépens de tous

L'affaire Mila et le blasphème

L'affaire Bensoussan

L'affaire Sarah Halimi

Le meurtre du père Olivier Maire


Le juge contre la loi sécuritaire

La loi « anti-casseurs »

La loi « sécurité globale »

La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République

La haine en ligne

L'emploi des technologies de l'information à des fins régaliennes

Le juge émetteur de normes

Le juge prescripteur de lois

Les réserves d'interprétation

La censure prescriptive

« L'affaire du siècle »

La souveraineté au péril des cours supranationales

Des secousses systémiques

Des zones d'inflammation multiples

La révolte polonaise

Troisième partie. La pénalisation de la vie publique

Le désir du pénal

L'exemple de la crise sanitaire

Les pouvoirs publics sont-ils masochistes ?

La responsabilité pénale des politiques

La responsabilité pénale des ministres dans l'exercice de leurs fonctions

Qu'ont en commun toutes ces affaires ?

Des motivations idéologiques et corporatistes

L'affaire Benalla
L'arbitrage Tapie-Crédit lyonnais

L'affaire Fillon

Les affaires Sarkozy

L'affaire Dupont-Moretti

Conclusion. Que faire pour restaurer une plus juste séparation des pouvoirs ?

Libérer Gulliver

Réformer la justice

Réapprendre à assumer la part unilatérale de l'ordre public

Copyright

Présentation

Achevé de numériser
Cette édition électronique du livre
La démocratie au péril des prétoires de Jean-Éric Schoettl
a été réalisée le 17 mars 2022
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782072984266 - Numéro d’édition : 440919)
Code Sodis : U44846 - ISBN : 9782072984273.
Numéro d’édition : 440920
 
Le format ePub a été préparé par PCA, Rezé.

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