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Culture juridique

INTRODUCTION

Chaque pays développe son propre droit. Il arrive même que plusieurs droits différents
s’appliquent au sein d’un même pays.
L’objet de ce cours n’est pas de présenter le droit de chacun des pays au monde. La tâche serait
impossible et inutile.
Def : L’homme est dans sa nature profonde un animal social, « zoon politikon », qui vit en
communauté. Dès lors, il est nécessaire d’avoir des règles afin de garantir l’ordre et d’assurer des
relations paisibles avec ses contemporains.
Dans nos mentalités européennes continentales, ces règles relèvent d’un phénomène
particulier, qu’on appelle le droit.
Il faut tout d’abord définir ce qu’on entend par le terme « droit ». Les définitions en sont
multiples mais il semble utile de rappeler ici les diverses fonctions qui sont attachées à cette notion.
Le droit, création de l’Etat, est à la fois :
- une norme d’organisation sociale et politique (« Etat de droit », droit public, procédure, droit
de la concurrence, règles impératives, lois de police…) ;
- une norme de comportement des sujets de droit (règles fixant ce qui est autorisé, interdit ou
obligatoire : droit pénal, code de la route, etc…) ;
- une norme de justice en vertu de laquelle les juges tranchent les litiges qui leur sont soumis.
Une seule règle peut parfaitement remplir ces trois fonctions en même temps.
Ex : la prohibition du vol organise la société autour du concept de propriété individuelle ; elle
oblige à respecter la propriété d’autrui et fixe la peine auquel le voleur sera condamné.
Ex 2 : Le droit des successions permet la transmission du patrimoine au sein de la famille, cellule
de base de la société ; interdit de déshériter ses enfants ; permet la résolution des litiges entre
héritiers.
Or, si des « règles » existent assurément partout dans le monde, dans tous les pays, il est rare
qu’elles soient perçues comme ayant partout ces trois fonctions. Il existe même de fortes réticences
à admettre qu’une œuvre de l’Etat puisse légitimement gérer l’une ou l’autre de ces trois fonctions.
Nous verrons en effet que pour les anglais et les anglo-saxons, le droit est assurément un mode
de résolution des litiges, d’où le rôle crucial de la jurisprudence.
Il est évidemment un mode d’organisation de la société, les anglais sont les inventeurs du
concept d’Etat de droit (Rule of law), mais ce concept d’Etat de droit vise justement à limiter le
pouvoir de l’Etat dont l’intervention n’est dès lors pas légitime dans l’édiction de règles de
comportement.
Pour les musulmans, le droit émane directement de Dieu. Le droit et la religion se confondent
(ou du moins, le péché et le délit ne se distingue pas) et le droit est dès lors éminemment moral.
Dieu intervient donc naturellement pour fixer les règles des comportements quotidiens, y
compris intimes (habillement, alimentation, sexualité), mais il n’a pas de vocation naturelle à à
organiser la société. Par ailleurs, l’Etat par ses frontières tend à diviser la communauté des croyants,
les règles qu’il édicte sont donc perçues avec une relative méfiance par les croyants.
Dans les mentalités asiatiques, l’individu s’efface devant la collectivité. Il est dès lors légitime que
l’Etat régisse ce qui est collectif et le droit existe naturellement dans sa fonction d’organisation
sociale.
Par contre, les règles de comportement personnel appartiennent avant tout à la bienséance et
l’idée de s’adresser à l’Etat pour les fixer ou les modifier suscite l’étonnement.
Quant à la résolution des litiges privés, il est contraire à la nature qu’elle relève d’un organe
public comme le sont les tribunaux. La culture chinoise confie l’équité et la justice à d’autres ordres
normatifs.
Dans une optique privatiste, nous privilégierons l’étude de la troisième fonction du droit pour
aborder les grandes lignes des systèmes de règlement des conflits qui peuvent exister à travers le
monde afin d’ouvrir l’esprit des étudiants aux conceptions étrangères qui peuvent être radicalement
différentes du droit français aussi bien par la structure même du droit que par sa place comme
facteur de l’ordre social dans la vie quotidienne.
Il faut tout d’abord noter que le concept même de droit tel que le Français du XXIème siècle le
comprend ne va pas de soi. Plus exactement, il n’est pas évident pour toutes les civilisations que la
société doive être régie par des règles de droit c’est-à-dire des normes élaborées par les organes de
l’Etat et appliquées par lui.
Face à un litige, par exemple lorsque deux personnes se disputent la propriété d’un même bien,
il y a deux solutions :

● - La négociation amiable. Chaque litigant renonce volontairement à une partie de ses


prétentions mais obtient une satisfaction partielle. Les deux parties consentent à la solution.

● - Le résolution judiciaire: une règle préétablie (la loi) mise en œuvre par un tiers
impartial (le juge) définit quelle prétention doit triompher ou succomber. La solution est
imposée par la contrainte, mais ce n’est pas la violence d’une partie, c’est celle que l’Etat
met au service de la paix sociale.

Le droit tel que nous, occidentaux, le connaissons peut donc être décrit comme une modalité de
résolution des litiges par lequel un tiers indépendant et impartial (le juge) impose aux justiciables une
décision qui lui est dictée par une règle préexistante et qui est susceptible d’être exécutée par la
contrainte étatique.
L’idée que la société doit être régie par le droit et que les litiges doivent être réglés devant les
tribunaux nous semble naturelle mais n’est pas pourtant universelle.
Elle avait même disparu en France entre la chute de l’Empire Romain et la renaissance du
XIIIème Siècle (qu’il faut distinguer de la Renaissance des XVème et XVIème Siècles). Au haut Moyen-
âge en effet, la pensée chrétienne pensait bâtir une société idéale sur l’idée de charité et de
fraternité plus que sur les idées de Raison et de Justice, propres au droit moderne.
On croyait que grâce à la charité chrétienne, au mieux on ferait disparaitre tout litige, au pire on
les résoudrait par la négociation.
Cette défiance à l’égard du concept même de droit (conçue comme une règle extérieure à la
volonté de celui à laquelle elle s’applique et dotée d’un caractère coercitif) est aujourd’hui encore
présente dans certaines civilisations comme les civilisations africaines et d’Extrême-Orient.
Il faut donc concevoir ce cours de droit comparé comme un élément d’approche des civilisations
étrangères.
De nombreuses classifications ont pu être proposées par la doctrine qui tend à regrouper les
droits étrangers en grandes familles partageant des traits communs, comme il existe des familles de
langues (latines, anglo-saxonnes, slaves, sémitiques…).
Fréquemment, le regroupement en famille juridique implique la recherche d’un ancêtre
commun. Ainsi, le droit de l’Europe continentale appartient à une même famille (romano-
germanique) dans la mesure où il est issu du droit romain et adopté par les barbares qui envahissent
l’Empire. De même les anciennes colonies britanniques appartiennent à la famille de common law
dans la mesure où elles sont toutes issues du droit anglais.
Ce groupement en familles juridiques peut paraitre arbitraire et est certainement critiquable.
Nous l’adopterons néanmoins pour étudier chaque famille, mais que je vous propose d’organiser
notre étude en revenant aux méthodes de résolution des litiges.
Nous verrons donc dans une première partie les systèmes dans lesquels le juge impose une
solution dictée par une règle préétablie, puis dans une seconde partie, les systèmes qui privilégient
une solution négociée.

PREMIERE PARTIE / Les systèmes privilégiant une résolution des litiges par la contrainte

Le type le plus fréquent de résolution des litiges tend à faire imposer une solution par un tiers.
La solution s’imposera certes par la contrainte, mais c’est une contrainte légitime dans la mesure où
il ne s’agit pas de celle de la partie adverse mais de celle d’un tiers impartial et indépendant qui tire
sa légitimité du pouvoir de juger que la société lui a confié.
Encore faut-il se prémunir contre l’arbitraire de ce tiers. Sa décision ne saurait être capricieuse,
mais doit découler de l’application d’une règle préétablie (la règle de droit).
La distinction au sein de ce système dépend alors de la source de cette règle de droit. Dans le
système romano-germanique, il s’agit de la loi, votée par le Parlement représentant le peuple
souverain.
Il existe d’autres systèmes dans lesquels la source de la règle appliquée par le juge est
jurisprudentielle (common law – Titre I). Elle peut encore être d’origine divine (L’exemple du droit
musulman – Titre II).

Titre I - LA COMMON LAW

On distingue en Europe deux grandes familles de systèmes juridiques, d’une part la famille de
tradition civiliste ou romano-germanique à laquelle appartient le droit français, qui emprunte ses
conceptions au droit romain et aux principes de la Révolution française, et d’autre part la famille de
la common law.
Le système romano-germanique est en place dans la plupart des pays d’Europe continentale
(dont la France). Au sens large, le terme common law désigne le droit en vigueur dans les pays dont
la tradition juridique est héritée du modèle anglais.
Ces deux systèmes ont eu une influence considérable dans l’ensemble du monde sur les droits
modernes de très nombreux pays non-européens.
La tradition civiliste s’est imposée dans une grande partie de l’Amérique du sud, et une partie de
l’Asie et de l’Afrique et a souvent été choisie par des pays qui n’ont pas été conquis par les
puissances européennes.
Le rayonnement de la common law est relativement moindre : aucun pays qui n’a pas été
autrefois une colonie anglaise n’a jamais adopté la common law et certaines anciennes colonies
britanniques ont choisi d’appliquer le droit de tradition civiliste.
Ces deux systèmes sont radicalement différents au point que, malgré la communauté de valeurs
que nous pouvons avoir avec les anglais, le droit anglais est, du moins par ses structures, plus éloigné
du nôtre que peut l’être le droit turc ou cambodgien.
Il conviendra donc d’étudier en premier lieu une présentation générale de la common law
originelle c'est-à-dire le droit anglais (Chapitre 1) avant de nous intéresser au rayonnement de la
common law hors d’Angleterre (Chapitre 2).
(Les développements relatifs au droit de tradition civiliste ou romano-germanique relèvent de
l’introduction au droit du 2nd semestre. certains éléments historiques seront néanmoins rappelés au
§-1 ci-dessous).

Chapitre 1 – la common law anglaise

Les principales différences entre la common law et le droit de tradition civiliste tiennent avant
tout au mode d’élaboration du droit (§-2) et à la conception de la règle de droit (§-3). Ces différences
résultent d’une histoire radicalement différente (§-1).
Le droit anglais est tellement différent du nôtre qu’il est très difficile de le comprendre si on ne
connaît pas l’origine de ces différences. Par ailleurs, ce droit tire sa légitimité et sa force de ses
traditions qu’on doit appréhender. Il convient donc de consacrer quelques développements à
l’Histoire comparée de l’évolution du droit en Angleterre et en France.

1 / Histoire comparée de l’évolution du droit en Europe continentale et en Grande-Bretagne

A/ Evolution du droit de tradition civiliste ou romano-germanique

Le droit de l’Europe continentale est schématiquement le produit de trois grandes influences


survenues au cours de l’histoire : l’Empire romain, le Christianisme et la Révolution française.

1)L’Empire romain

A l’origine, dans la Rome primitive, les litiges sont tranchés par les détenteurs du pouvoir
politique : d’abord les rois, puis les consuls ou encore les prêtres en fonction de décisions arbitraires.
Dans une société romaine divisée entre aristocrates (patriciens) et roturiers (plébéiens), les
consuls et les prêtres rendent des décisions très souvent favorables à la classe dont ils sont eux-
mêmes issus, les patriciens. Il en résulte un grand nombre d’abus. Le plus souvent les procès
opposent créanciers et débiteurs et les procès sont impitoyables : le débiteur doit payer et le
créancier dispose de moyens de contrainte drastiques : prison privée (vinculum), réduction en
esclavage,…
Tout ceci n’est pas choquant pour les mentalités de l’époque. En revanche, ce qui émeut
l’opinion c’est que dans les rares cas où un patricien doit de l’argent à un plébéien, l’arbitraire du
juge devient bien plus indulgent à l’égard du débiteur.
A l’occasion d’une guerre où Rome avait besoin des soldats fournis par la plèbe, les plébéiens,
lassés par les abus demandent qu’un terme y soit mis par une réforme de la justice : la plèbe se retire
sur l’Aventin, refuse de servir dans l’armée sans amélioration de son sort. Les plébéiens demandent
notamment et obtiennent en 450 av. JC que les solutions des procès soient désormais prises en
fonction de règles préétablies et dont le contenu sera fixé à l’avance dans un écrit. On rédige alors la
loi des XII tables.
Ces lois ne sont pas favorables à la plèbe dans la mesure où le sort du débiteur reste le même
qu’auparavant. Celui qui ne peut rembourser est traité comme un voleur. Cependant, il est ainsi mis
un terme à l’arbitraire du juge puisque la règle est connue à l’avance (les XII tables sont exposées sur
le forum) et qu’elle est la même pour tous (isonomie). On passe alors du concept de droit oral
d’essence religieuse (ius) à un droit écrit et voulu par les hommes (lex).
Le système est bien accueilli. Les lois se multiplient tant et si bien qu’il devient difficile de les
connaitre à moins d’en faire profession. Bientôt, on décide de confier la justice à des personnes
choisies en fonction de leur connaissance de la loi (les praetors).
Et c’est ainsi que sont posées les bases de notre système juridique actuel : des professionnels
rendent la justice en fonction de règles préétablies et consultables par tous.
L’Empire romain avait établi un droit très élaboré mais, avec les invasions barbares et la chute
de l’Empire au Vème Siècle, le droit romain n’est plus appliqué dans l’Europe du Moyen-âge. A cette
époque, la conception même de droit est profondément différente de celle que nous connaissons
aujourd’hui.
Le droit conçu comme l’expression de la justice n’est alors pas l’œuvre de la volonté du
souverain. Le roi n’ayant pas pour rôle d’édicter les règles de droit régissant les rapports privés
(contrats, mariages, héritages…), il n’intervient principalement qu’en matière pénale et procédurale.
Par ailleurs, dans l’ensemble de l’Europe à l’exception de l’Angleterre, le pouvoir central est
relativement faible par rapport aux seigneurs locaux. Dès lors, chaque région (voire chaque
bourgade) de chaque royaume développe sa propre coutume. Ces coutumes sont souvent arriérées,
irrationnelles, archaïques et font souvent appel au surnaturel (duel judiciaire, ordalies).
Le droit romain est redécouvert lors de la renaissance des XIIème et XIIIème Siècles par les
Universités qui répugnent à enseigner les coutumes archaïques. Les Professeurs n’ont pas l’intention
d’enseigner la multitude de coutumes locales, mais de proposer un idéal de justice : non pas le droit
tel qu’il est mais tel qu’il devrait être. A ce titre, le droit romain fournit un modèle rationnel et très
développé, qui jouit en outre du prestige du latin et de l’idée que l’Empire était un âge d’or.
Les Universités et les écoles de pensée qui s’y développent se consacrent alors à la transmission
du droit romain, non dans le contenu de ses règles concrètes, souvent inapplicables dans les sociétés
médiévales différentes des sociétés antiques (le servage a remplacé l’esclavage, apparition du lien
féodal, le divorce est impensable dans une Europe chrétienne…), mais au travers de ses structures et
de ces méthodes qui nous sont transmises.
Par le biais de cette redécouverte, l’empire romain nous transmet cinq héritages principaux :
- Le droit est l’œuvre de l’Etat.
Tout au long du Moyen-Age, les rois n’étaient pas législateurs. Ils intervenaient pour faire régner
l’ordre, donc en matière pénale et procédurale, mais n’avaient pas vocation à régir des rapports
privés, soumis à la seule coutume. La redécouverte du droit romain prépare le terrain à une
législation mise en place par l’Etat.
- Le droit écrit. L’empereur Justinien avait fait procéder à des recensements des règles de droit
regroupées dans des livres (Digeste, Pandectes,…). D’où la tendance à élaborer des règles cohérentes
en une seule fois, regroupées sous forme écrite dans des livres, les codes.
- Il nous donne également nos grandes branches du droit, notamment la division entre droit public
(relations des particuliers avec l’Etat) et droit privé (relations des particuliers entre eux). L’idée qui
préside à cette distinction est que les règles régissant les rapports entre les particuliers ne peuvent
pas toujours s’appliquer aux rapports entre l’Etat et les particuliers parce qu’intérêt général et
intérêts individuels ne peuvent être pesés sur le plateau d’une même balance.
- Surtout, il nous transmet nos concepts juridiques, les catégories à laquelle appartient le problème
qu’un tribunal doit régler (contrat, responsabilité, succession, divorce…), et qui sont pour la plupart
encore en vigueur aujourd’hui et constituent les chapitres des Codes.
- Ces catégories s’intéressent principalement aux droits subjectifs (prérogatives) et à la solution des
procès, plus qu’aux procédures pour parvenir à ces solutions.

2) Le Christianisme

La deuxième grande influence qui s’impose au droit romano-germanique est le Christianisme. Le


droit tend idéalement à la justice, mais cette notion de justice n’est pas universelle. Pour les
occidentaux, cette justice est pour une large part définie par la conformité aux valeurs et à la morale
judéo-chrétienne.
La France et nombre d’Etats de la famille romano-germanique sont certes des Etats laïques, mais
ils restent des pays chrétiens et le droit reflète cet héritage (respect de la vie humaine, monogamie,
responsabilité civile et pénale fondée sur l’idée de rétribution, dimanche chômé, calendrier
grégorien, rejet de la violence…)

3) La Révolution française

La Révolution Française constitue l’héritage principal de notre droit. Elle traduit en droit positif
les idées des lumières qui réclament que le droit soit au service de l’intérêt général et donc qu’il soit
élaboré par le peuple au travers de ses représentants élus et regroupés au sein du Parlement.
De ce fait, il appartient au législateur de fixer les règles qui doivent régir les rapports humains. La
loi est la source principale du droit. Elle fixe a priori des règles de conduite sous une forme abstraite
et générale en imaginant une situation type que l’on pourra appliquer à l’avenir aux cas qui entrent
dans le cadre de sa définition.
La règle de droit est ainsi très souvent présentée sous la forme d’une définition générale d’une
situation, suivie de la règle appliquée à cette situation.
(Ex : art. 221-1 du Code pénal : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un
meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle »).

Surtout, la Révolution envisage d’utiliser la règle de droit comme instrument de transformation


de la société. Les principes qui inspirent le législateur révolutionnaire sont traduits dans les règles
concrètes.
Par exemple, l’égalité des citoyens n’est pas seulement un principe politique, elle inspire aussi
les rapports de droit privé (Ainsi, en matière successorale, fin du droit d’ainesse remplacé par
l’égalité des héritiers).
La liberté n’est pas seulement la liberté de conscience et d’expression, c’est aussi la liberté
contractuelle.
Afin de donner à cette transformation toute son efficacité, il convient notamment de permettre
à chaque citoyen de se prévaloir de règles accessibles et faciles à connaitre, ce qui implique de les
regrouper dans des écrits cohérents : les codes. La révolution entreprend donc une vaste œuvre de
codification avec le Code civil de 1804, le Code de procédure civile de 1806, le Code de procédure
civile (1806), le Code de commerce (1807), le Code d'instruction criminelle (1808) et le Code pénal
(1810).
Surtout, cette codification ne se fait pas à droit constant mais implique que la présentation des
règles se fasse selon un plan cohérent. Le Code civil reconstruit donc l’ensemble de l’édifice juridique
sur une base rationnelle et logique (en reprenant les catégories du droit romain).
L’influence de la Révolution en Europe et les conquêtes de Napoléon permettent d’exporter ces
codes. Même après la défaite définitive de Napoléon en 1815, les idées législatives de la Révolution
et la codification du droit s’imposent en Europe continentale. Les différents Etats Allemands, italiens,
l’Espagne, la Belgique etc… se dotent de Codes qui influenceront également une grande partie du
monde via la colonisation (Afrique) ou le rayonnement culturel de l’Europe (Japon, Turquie…)
Donc nous avons ces 3 grandes influences : Rome, le christianisme et la Révolution française.

B/ L’Histoire du droit anglais est radicalement différente :

1) Le Christianisme est certes la religion pratiquée en Angleterre mais à la différence des pays
catholiques ou des autres branches du protestantisme, l’Angleterre anglicane n’a pas toujours les
mêmes conceptions de la justice et de la morale vers lequel doit tendre le droit.
Comme l’explique Max Weber dans L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme, il n’y a par
exemple dans pas de condamnation de la richesse et de l’argent. D’où légitimité du prêt à intérêt,
condition particulière des contrats à titre gratuit, perception du contrat comme un instrument de
profits qu’il faut préserver même quand une cause de nullité apparait, etc…

2) Faible influence du droit romain


La colonisation romaine de l’Angleterre est restée superficielle par rapport à celle qu’a connue
l’Europe occidentale. Seule l’Angleterre est colonisée, l’Ecosse ne l’est pas et les légions romaines
évacuent l’Angleterre au Vème siècle, c’est à dire avant les grandes codifications de Justinien qui dès
lors n’ont pas en Angleterre la même influence.
Ensuite le droit anglais est l’héritage des Normands qui envahissent l’Angleterre en 1066 et
appliquent le droit des vikings danois. Or, ces derniers n’ont jamais été colonisés par Rome et n’ont
dès lors jamais appliqué le droit romain. Leur droit est très rudimentaire, et basé sur les règles de
procédure plus que sur des règles de fond (le tribunal détermine quelle ordalie sera employée). Le
droit anglais en porte encore la marque aujourd’hui et tend à privilégier la procédure et réclamer une
très grande précision aux règles de droit.
Ensuite, au Moyen-âge, A la différence de ce qui se passe en Europe continentale, le roi parvient
relativement vite à imposer un pouvoir centralisé fort : les nobles se perçoivent comme les membres
d’une armée normande d’occupation dont le chef est le roi. Surtout, c’est l’aboutissement d’une
lutte entre les barons, seigneurs locaux, et le roi qui s’efforce de les maintenir sous son autorité. Et la
justice est l’une des armes de cette lutte : le roi soumet la population de ses barons à son pouvoir, y
compris son pouvoir de justice.
Mais le roi, Normand, ne se sent pas débiteur d’un devoir de justice à l’égard des Saxons, peuple
conquis et méprisé. Il ne rend la justice que pour assoir son pouvoir.
Le roi étend donc la compétence de ses tribunaux aux litiges seulement dans les domaines qui
lui permettent d’asseoir son pouvoir au niveau local. Donc, les tribunaux royaux ne s’intéressent pas
à tous les litiges mais seulement à ceux qui risquent de porter atteinte à la paix publique .
Ainsi, on peut saisir les tribunaux royaux pour demander une indemnité en cas de responsabilité
pour faute mais pas en cas d’inexécution d’un contrat.
Donc à cette époque, les tribunaux royaux ne peuvent donc être saisis que dans un nombre
limité de cas (52 puis 76), pour lesquels le plaideur doit obtenir une autorisation d’agir devant la
justice royale, un « Writ », et si le litige qu’il veut faire trancher par la justice ne correspond pas à l’un
de ces 76 litiges-types ou s’il s’est trompé de writ, les tribunaux royaux refusent de trancher et
renvoient le plaideur devant la justice seigneuriale.
Ce système de writs tend à renforcer le caractère procédural du droit anglais : quand une
personne saisit la justice du roi, le writ ordonne souvent au tribunal de trancher dans un sens, à la
condition que le plaignant apporte la preuve des faits selon une procédure fixée par le writ qu’il
délivre. Le juge ne s’intéresse donc pas aux règles de fond (le sort du litige est déjà fixé) mais à la
procédure sur laquelle il a une marge de manœuvre (preuves admissibles, possibilité de juger par
défaut, présence d’un jury, sanctions…).
Lorsqu’il n’existait pas de procédure précisément prévue contre une injustice, il est impossible
de demander la protection des tribunaux royaux qui agissent comme une administration
bureaucratique et sans aucune souplesse. Ensuite, ces procédures ne concernaient que les litiges
types d’une société médiévale largement agricole et rurale mais ne prévoyaient pas de recours
contre les injustices nouvelles qu’engendre une société commerciale et urbaine.
Normalement, lorsque les tribunaux royaux refusaient de trancher un litige, le plaideur pouvait
s’adresser aux tribunaux seigneuriaux. Le problème c’est que le roi va gagner son combat contre les
seigneurs et que les seigneurs locaux vont s’affaiblir au point de perdre tout pouvoir politique et
juridictionnel. Les tribunaux seigneuriaux dépérissent petit à petit. Il n’y a alors plus aucun tribunal
pour trancher les litiges non prévus par les writs, alors que l’évolution en une société commerciale et
urbaine aboutit justement à ce que ces litiges deviennent les plus nombreux.
Il en résulte de nombreuses injustices qu’aucun tribunal n’accepte de régler. Les justiciables se
tournent alors directement vers le Roi, qui confie à son Chancelier le soin de trancher ces litiges.
Celui-ci rend la justice en équité (equity). Peu à peu, les solutions en équité se répètent et
deviennent rapidement une nouvelle branche du droit qui subsiste aujourd’hui : l’Equity avec des
tribunaux chargés d’appliquer les règles d’Equity dégagées au fur et à mesure que la justice est
rendue.
Il convient tout de suite de préciser que l’Equity ne permet jamais de dire le contraire des règles
de common law mais peut seulement ajouter une solution imprévue (« Equity follows the law »).
Ensuite, le droit, c’est la common law. L’Equity n’intervient que de manière correctrice. Donc on
conserve l’idée que le plaideur qui demande au chancelier d’intervenir n’a aucun droit (right) en
dehors de la common law, il peut seulement demander en Equity la protection de ses intérêts
(interests ou equitable interests) et le tribunal d’Equity n’est jamais tenu de la lui accorder. L’Equity
intervient de manière discrétionnaire. C’est encore vrai aujourd’hui.
On pourrait penser que la résolution des litiges en Equity aurait supplanté aisément les règles
archaïques de la common law. Il n’en est rien pour une raison simple : l’Equity est soumise à la
subjectivité du chancelier, qui est quelquefois purement arbitraire.
De plus, les tribunaux de common law fonctionnent le plus souvent avec un jury populaire alors
que le Chancelier décide seul et les anglais restent attachés à une justice à laquelle ils participent
plutôt qu’à une justice rendue au nom des prérogatives royales, quelquefois perçues comme
tyranniques (particulièrement sur fond de guerres de religion).
Ce système archaïque et peu rationnel ne peut à l’évidence fonctionner dans un monde
moderne et au XIXe Siècle, sous l’influence des idées démocratiques et l’apparition des règles de
droit social, et avec la révolution industrielle, une réforme radicale du système se met en place avec
tout d’abord l’abolition en 1832 de la limitation des writs à 76 cas. On peut désormais agir en justice
dès qu’un droit a été violé.
Ensuite, les Judicature Acts de 1873 et 1875 fusionnent les deux systèmes juridictionnels et
tous les tribunaux sont désormais autorisés à appliquer aussi bien les règles de common law que
d’Equity.
On en arrive très tardivement, au milieu du XIXè siècle, à un droit moderne, qui porte toutefois
encore la trace du passé : la distinction entre Common law et Equity demeure, le droit conserve un
caractère procédural marqué et les droits subjectifs portent encore la trace des writs (ex : la
procédure prévue par les writs en cas de responsabilité contractuelle étant très peu efficace, les
créanciers insatisfaits avaient pris l’habitude d’agir sur la base de la responsabilité délictuelle, ce dont
le droit anglais conserve la trace).

3) Faible influence de la Révolution française

Bien que les idées anglaises de monarchie parlementaire et les philosophes anglais (Bentham)
aient largement influencé les idées des lumières (Montesquieu particulièrement) et les principes
politiques de la Révolution, l’Angleterre a refusé l’influence de la Révolution française qu’elle a
même combattue en se montrant l’ennemi le plus acharné de la France révolutionnaire puis
napoléonienne (guerre quasiment ininterrompue entre 1793 et 1815).
Paradoxalement, le Code civil français de 1804 est largement influencé par l’œuvre du juriste et
philosophe anglais Jeremy Bentham, promoteur de la codification, qui a une moindre influence dans
son pays natal.
Il résulte de cette évolution différente une opposition fondamentale dans les modalités
d’élaboration du droit.

2) Les différences dans les modalités d’élaboration du droit

La principale différence entre la common law et le droit de tradition civiliste ne tient pas au
contenu des règles de droit, mais à la méthode d’élaboration du droit.
Au Moyen-âge, en France comme en Angleterre, le droit est coutumier et pour le surplus
élaboré par les tribunaux (« arrêts de règlement »). Le droit privé qui régit les rapports entre les
citoyens n’est pas l’œuvre du souverain et n’est pas censé changer.

Lors de la Révolution française un changement radical se produit : le droit devient un instrument


au service de la transformation de la société selon les idées républicaines. Pour Rousseau, tout
pouvoir, donc celui de faire le droit, doit être un instrument au service de l’intérêt général déterminé
par la volonté du peuple qui s’exprime en élisant un Parlement.

La Révolution française s’analyse en termes sociologiques en une lutte de la bourgeoisie contre


la noblesse. Or, la bourgeoisie domine le Parlement alors que les tribunaux sont exclusivement
composés de nobles suspectés d’être les ennemis de la Révolution. Si on veut utiliser le droit comme
un instrument de l’édification d’une nouvelle société égalitaire (v. supra) On ne peut pas accorder
aux tribunaux le pouvoir d’élaborer le droit.
Comme la bourgeoisie l’emporte, elle accapare le pouvoir législatif et interdit aux tribunaux
d’élaborer des règles de droit (article 5 du Code civil : « Il est défendu aux juges de prononcer par
voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises »).

Le droit romano-germanique moderne est basé sur l’élaboration du droit par le Parlement élu.
La source principale du droit est la loi votée par le Parlement. La jurisprudence ne peut que venir
interpréter ou préciser la loi dans le respect de la volonté du législateur. Elle n’a, en théorie, aucune
force obligatoire pour les tribunaux, qui peuvent s’en écarter.

Au contraire, les révolutions anglaises (1642-1649 puis 1688-1689) consistent en une lutte de la
noblesse et la bourgeoisie ensemble contre l’absolutisme royal. Lorsqu’elles triomphent, personne
ne vient jamais contester le rôle des tribunaux dans l’élaboration du droit.

En common law, la source principale du droit reste la jurisprudence (case law), c'est-à-dire
l’ensemble des règles élaborées par les tribunaux à l’occasion des différents procès qui ont eu lieu
dans le passé. Le juge, non élu, est donc l’auteur principal du droit, ce qui est admis puisque la règle
de droit est conçue avant tout comme un instrument contentieux et n’est pas conçue comme une
ligne de conduite.

Le principe fondamental de la procédure de common law est la règle du précédent en vertu de


laquelle chaque juridiction est tenue par les décisions des juridictions supérieures : quand une
solution a été retenue pour une situation donnée, le juge est obligé de juger dans le même sens les
litiges semblables.

Cette règle s’applique que la solution soit donnée en common law ou en Equity, ce qui
contribue, du fait de sa stabilité, à faire de l’Equity une branche du droit à part entière.

Ces précédents ont valeur de loi.


Les tribunaux, sauf la Chambre des Lords (remplacée par la Cour Suprême du Royaume-Uni
depuis 2009) sont tenus par les précédents des juridictions égales ou supérieures.
La Chambre des Lords a assoupli l’autorité du précédent dans un Practice Statement de 1966,
elle affirme que : « Leurs seigneuries considèrent l’autorité des précédents comme la clef de voute
dans la détermination de ce qu’est le droit (…) ils reconnaissent néanmoins qu’une adhésion trop
rigide aux précédents risque de conduire à des injustices et que dès lors tout en en considérant
normalement les précédents comme obligatoires, ils s’arrogent le droit de s’en écarter lorsqu’il
apparait juste de le faire (…) Cette déclaration ne produit d’effet qu’au sein de la Chambre des
Lords ».
Dans la pratique toutefois, la Chambre des Lords (désormais Cour Suprême du Royaume-Uni)
n’opère que peu souvent des revirements de jurisprudence (contrairement à la Cour Suprême des
Etats-Unis).

Pourquoi les précédents ont-ils force de loi ? Quelle est la légitimité des juges pour créer le
droit ?
La première justification est la volonté d’assurer l’égalité devant la loi : les juges sont tenus de
juger chacun comme a été jugé le justiciable précédent, il n’y a pas deux poids deux mesures.
Ensuite, la règle du précédent évite l’arbitraire : le juge ne tranche pas selon son caprice, il est
tenu de conformer à une règle préexistante, comme l’est le juge de droit civil.
En fait, en déclarant que les juges sont liés par ses précédents, la Chambre de Lords ne s’arroge
pas le pouvoir de faire le droit. Bien au contraire, elle limite son propre pouvoir en s’interdisant
l’arbitraire. Dans la conception anglaise originelle, le juge ne dispose absolument pas d’un
quelconque pouvoir normatif, il ne fait pas le droit mais se contente de découvrir un principe
préexistant (théorie déclarative de la common law).
Ensuite vient la volonté d’assurer la sécurité juridique : il convient que le droit assure un
environnement stable pour permettre à chacun de régler son comportement sur des règles fixes.

Qu’est-ce qui lie le juge ?

C’est à la motivation des jugements et plus spécifiquement aux raisons qui ont inspiré la solution
antérieure qu’est attachée l’autorité du précédent.
Tout le talent des avocats consistera à convaincre la Cour que le cas en apparence similaire qui
leur est soumis est en réalité différent (distinguishing) ou au contraire que des faits différents doivent
se voir appliquer la solution d’un arrêt antérieur et que les motifs qui ont autrefois motivé la solution
(ratio decidendi) sont ou ne sont pas présents.

3) Les différences dans les conceptions fondamentales

On perçoit que si le système de l’élaboration du droit est à ce point différent, c’est que quand on
parle de « droit » anglais ou français, on ne parle en fait pas de la même chose. Le système du
précédent et le pouvoir donné au juge de fixer les règles de droit peut sembler choquant dans nos
conceptions parce que le rôle dévolu au droit dans notre société est différent de celui que lui donne
la société anglo-saxonne. La jurisprudence est une source légitime du droit, parce que ce droit a un
rôle plus modeste dans la société anglo-saxonne.

Nous avons vu que le droit a trois rôles principaux :


- une norme d’organisation sociale et politique
- une norme de comportement des sujets de droit
- une norme de justice en vertu de laquelle les juges tranchent les litiges qui leur sont soumis.

Il semble que si ces trois rôles sont présents, tous n’ont pas la même importance dans les
sociétés anglo-saxonnes et celles de l’Europe continentale. Le droit tel que les anglo-saxons le
conçoivent est assurément un moyen de trancher les litiges. Il est, dans une moindre mesure une
norme d’organisation politique et sociale, et encore moins une norme de comportement, ce qui n’est
pas sans influence sur les conceptions fondamentales de la règle de droit.

a. La place de la règle de droit dans la société.

Le droit romano-germanique est pensé a priori par le législateur, il tend à fixer des règles qui
s’imposent comme des lignes de conduite, dont on ne peut s’affranchir. La loi s’impose alors comme
une limite à la liberté.
La règle de common law nait a posteriori à l’occasion des litiges. Malgré l’autorité des
précédents, le rôle du juge n’est pas de fixer une règle de droit mais de trancher un différend.

De ce fait, la règle de common law est moins contraignante. Les comportements ne sont pas
spécifiquement interdits ou obligatoires (il existe comparativement peu de lois), mais si on porte
atteinte aux intérêts des tiers, on sera sanctionné lors d’un procès. On ne respecte pas la loi parce
qu’elle est la loi mais parce qu’elle fixe les intérêts d’autrui comme limite à la liberté de chacun.

De ce fait, comme le droit est conçu avant tout comme un mode de résolution des litiges, nous
verrons plus tard que le juge est l’auteur légitime de la règle de droit.
En tant que règle d’organisation politique, il ne fait pas de doute que la règle de droit joue un
rôle essentiel dans la société anglo-saxonne. Les démocraties anglaise et américaine sont basées sur
le concept de rule of law – le règne du droit et l’idée que la volonté politique doit céder à la
prééminence du droit : l’Etat n’agit pas à sa guise, il doit respecter les droits des individus. C’est une
idée très ancienne que l’on trouve dès la Magna Carta (1215)
Les anglo-saxons rejettent en général la règle de droit en tant que règle de conduite. Certes,
l’Etat peut interdire ce qui est strictement nuisible à la société (droit pénal), mais un certain nombre
d’obligations ou d’interdictions en vigueur en Europe continentale sont impensables dans les pays de
Common law.

En tant que règle d’organisation sociale, il est moins certain que la règle de droit joue ce rôle.
Les anglo-saxons, très attachés à la liberté individuelle, perçoivent les règles comme des immixtions
de l’Etat dans la sphère privée.

Ainsi, dans son arrêt du 17 avril 1905, Lochner v. New-York la Cour Suprême des Etats-Unis, était
interrogée sur la conformité à la Constitution d’une loi qui limitait la durée hebdomadaire du travail à
60 h. (Attention, la solution a évidemment évolué depuis, mais la motivation de l’arrêt est
éloquente).

La Cour estime qu’une telle loi est contraire à la Constitution : « il faut déterminer ce qui doit
l’emporter entre d’une part le droit de travailler et de contracter librement et d’autre part le pouvoir
de l’Etat de légiférer (…). L’Etat dispose certes du pouvoir d’interdire des activités nuisibles à la
société ou d’imposer des règles de santé publique (…) mais admettre qu’il puisse interférer dans les
heures de travail ferait de lui un superviseur ou un père de famille, pouvoirs qu’il n’a pas reçu de la
Constitution ».

b) Fond et procédure

Le droit français est fondé sur l’existence de droit subjectifs (prérogatives) : c’est parce que
l’homme est titulaire de droits qu’il existe des possibilités de les faire valoir devant les tribunaux.

Le droit anglais est basé sur l’existence de procédures judiciaires, héritages des writs. Les
anglais croient en effet que le fond du droit importe moins que le respect de la procédure et qu’au
terme d’une procédure équitable, la raison conduira toujours à une solution juste. C’est parce qu’il
existe une procédure pour les défendre qu’on a des droits (remedies precede rights).

c) Règles abstraites contre casuistiques.

Nous avons vu que la règle de droit anglais est rédigée par les tribunaux familiers de la
procédure (précédents) dans la perspective d’être lue à l’avenir par d’autres juges.
Au contraire, le droit français est destiné à être lu par le peuple afin que celui-ci se prévale de
ses droits (codification) ou connaisse les règles auxquelles il doit se conformer.

Ces deux conceptions vont considérablement influencer la façon dont la règle de droit est
rédigée et même conçue.
Le droit français est un droit abstrait conçu a priori, dans lequel la règle de droit prend la forme
d’une règle générale qu’on applique aux cas particuliers qui se présenteront dans le futur.
Ex : art. 1103 (ex. 1134 al. 1) du Code civil : Le contrat lie les parties.

La règle de droit anglais au contraire transforme la solution particulière en règle qu’on


appliquera à nouveau aux cas similaires. Donc c’est un droit concret, issue de la pratique des
tribunaux et fourni avec son mode d’emploi pour le juge.
Les anglais considèrent les règles de droit français comme trop vagues pour être appliquées
telles quelles à l’occasion d’un contentieux. Elles ne sont, ainsi formulées, que de simple lignes de
conduite pour les citoyens.

d) Grandes catégories

Le droit anglais présente deux systèmes de droit différents qui coexistent la common law et
l’Equity. Une telle division de règles de droit applicable aux mêmes personnes dans le cadre d’un
même rapport n’existe pas en dehors de la common law.

Il existe effectivement d’autres règles de droit que le droit civil en France mais ces règles
différentes sont justifiées par l’application à des rapports différents (droit commercial, droit social…).
La cohabitation de deux systèmes juridiques différents pour des rapports identiques est difficilement
compréhensible pour un juriste français.
Au contraire, le droit français divise le droit en fonction, non des procédures suivies mais en
fonction des droits substantiels : le droit public d’une part et le droit privé de l’autre.

Ensuite, au sein de ces grandes catégories, nous empruntons nos concepts au droit romain (droit
des obligations, droit des successions, droit de la famille,…).

L’apparition de règles au cas par cas dans la Common Law et le caractère procédural des actions
en justice n’a pas permis la naissance de ces catégories mais de concepts fragmentés, qui aujourd’hui
conservent encore la trace des forms of actions (writs).

Chapitre second : le rayonnement de la Common Law

Au travers de son gigantesque empire colonial, l’Angleterre a exporté son système juridique.
Nous étudierons deux exemples de cette adaptation de la common law : le droit des Etats-Unis
d’Amérique (Section I). et le droit de l’Inde (Section II).

Section I – Le droit des Etats-Unis d’Amérique

Le droit tient une place centrale dans la société américaine, beaucoup plus importante que dans
les mentalités françaises.
Pour comprendre l’importance et la spécificité du droit aux Etats-Unis, il convient à nouveau
d’étudier brièvement l’Histoire du droit américain.
Les Anglais s’établissent en Amérique à partir de 1607 et y établissent dans un premier temps 13
colonies qui n’ont entre elles que peu de rapport.
Lorsque se pose la question du droit applicable en cas de litige entre colons, la justice anglaise
répond qu’un anglais s’expatrie hors des « pays civilisés », il transporte avec lui la common law
« dans la mesure où ses règles sont appropriées aux conditions de vie régnant dans ces colonies »
(Calvin case, 1607).
Cet arrêt fondateur du droit américain indique dans cette courte formule les deux grandes idées
autour desquelles la common law se transposera à l’Amérique :
1. 1- la common law est en principe applicable ;
2. 2- elle doit être adaptée aux conditions locales.
A l’origine, c’est davantage la seconde idée qui importe : les problèmes auxquels sont
confrontés les colons n’ont rien de commun avec les litiges de la société anglaise.
Par ailleurs, les colonies ne sont pas exclusivement anglaises puisque, dès 1607`. Par la suite,
l’expansion des Etats-Unis vers l’ouest les confrontera à l’absorption de populations habituées et
attachées à des systèmes juridiques satisfaisants (droit français en Louisiane, droit espagnol en
Californie).
De ce fait, les juges appliquent un droit primitif basé sur la Bible. Pour éviter l’arbitraire des
juges, on va favoriser l’apparition d’un droit écrit.
Peu après l’Indépendance en 1782, les Pères Fondateurs élaborent un texte fondamental que
tous les Américains connaissent dès l’école : la Constitution (1787).
A l’époque, l’hostilité à l’égard de l’Angleterre, renforcée par l’arrivée massive d’immigrants non
anglais tend à écarter le droit américain de la common law pour l’orienter vers un système de droit
écrit. D’ailleurs, certains Etats envisagent l’élaboration de codes civils.
Ce recours au droit écrit (Codes, Constitution) tend à écarter le droit américain du droit anglais,
jurisprudentiel.
Le système de la common law persistera aux Etats-Unis grâce à l’immigration de juristes anglais
vers les Etats-Unis.
De plus, la doctrine anglophone avec des auteurs prolifiques comme Story ou Kent permettent
la diffusion de la connaissance de la Common law.
Toutefois, si le droit américain appartient sans conteste à la famille de la common law, il ne
s’agit en rien du droit anglais. Les droits anglais et américains sont aujourd’hui aussi différents l’un de
l’autre que l’Amérique diffère de l’Angleterre.

Pourtant, il persiste un fond commun aux deux droits anglais et américain.


Nous étudierons ces points communs et différences en étudiant successivement la structure du
droit américain (Sous-section I), avant de nous consacrer à ses sources (Sous-section II).

Sous-section 1 – La structure du droit américain


La structure du droit américain est comparable à la structure du droit anglais. C’est un droit
jurisprudentiel basé sur les décisions des juges plutôt que sur les lois votées par le parlement.
Pourtant une différence majeure existe : l’Amérique est un pays fédéral où chaque Etat a son droit
propre (§-1). Cependant, ces législations restent marquées par une unité relative (§-2).

1) La structure fédérale du droit américain


Le principe posé par le Xème amendement de la Constitution est que les Etats fédérés ont
compétence pour légiférer dès lors que la Constitution ne réserve pas expressément une matière au
Congrès (Congress, c’est-à-dire le parlement de l’Etat fédéral, composé du Sénat et de la Chambre
des Représentants). C’est donc en principe aux Etats fédérés qu’il appartient d’élaborer le droit, le
Congrès fédéral n’intervenant qu’à titre marginal et seulement lorsque la Constitution l’y autorise.
Même lorsque la Constitution prévoit que le Congrès peut intervenir, les Etats ne perdent pas
leur pouvoir de légiférer mais leurs lois ne peuvent contredire les dispositions du droit fédéral. Elles
peuvent donc y ajouter des dispositions ou combler ses lacunes.
Par contre, les Etats ne peuvent légiférer contre la Constitution fédérale, ni limiter le
commerce entre les Etats fédérés.
Mais cette compétence du législateur n’est qu’une partie du problème. Le droit américain,
comme le droit anglais, est un droit prétorien où les règles de droit ne résultent pas principalement
de la loi (fédérale ou non) mais de la jurisprudence.
Or, chaque Etat a ses propres tribunaux qui cohabitent avec les tribunaux fédéraux, et la
compétence de ces tribunaux ne recoupe pas les compétences respectives des législateurs fédérés et
du Congrès : les tribunaux des Etats peuvent trancher des litiges relevant du droit fédéral et
appliquer les lois votées par le Congrès et inversement, les juridictions fédérales peuvent appliquer
les lois des Etats (pour que les juridictions fédérales soient compétentes, il suffit que les parties au
procès résident dans des Etats différents).
Le danger serait donc de voir les juridictions fédérales et les juridictions des Etats donner une
interprétation différente des mêmes textes. Afin d’éviter cette situation, la Cour Suprême des USA a
jugé dans un arrêt Erie Railroad Corporation v. Tompkins de 1938 que lorsque les juridictions
fédérales appliquent le droit d’un Etat fédéré, elles doivent s’aligner sur l’interprétation de ce droit
donnée par les tribunaux des Etats fédérés et ne peuvent élaborer une common law fédérale
distincte.
Il existe une exception, importante en pratique : lorsqu’en vertu de la Constitution, une
matière relève de la compétence du Congrès, les juridictions fédérales retrouvent leur souveraineté
et peuvent développer une jurisprudence fédérale différente de celle des juridictions des Etats,
même si le Congrès n’a pas adopté de loi. Certaines branches sont ainsi régies par les précédents des
juridictions fédérales (brevets d’invention…), même en l’absence de lois (droit maritime…).

2) L’unité du droit américain malgré la structure fédérale


Chaque Etat fédéré a son droit propre. Au quotidien, c’est donc le droit des Etats qui régit la vie
des Américains.
Malgré cette diversité, il ne faut pas penser que ces compétences concurrentes créent une
disparité irréconciliable entre les différentes législations des Etats. Bien au contraire, celles-ci sont
caractérisées par l’absence de divergences fondamentales.
Le premier facteur d’unité est l’importance de la Constitution fédérale unique et
l’interprétation large de certaines formules (v. infra) par la Cour Suprême qui l’a conduit à élaborer
certaines règles et principes qui s’imposent à l’ensemble des législateurs et juridictions américains.
Par ailleurs, certains domaines relèvent de la compétence fédérale et c’est donc le droit
élaboré par le Congrès et les juridictions fédérales qui s’applique sur tout le territoire.
Les législateurs et les juges des Etats partagent souvent des principes et des valeurs
communes, ce qui conduit à ce que les règles de droit se ressemblent. La conscience d’appartenir à
une seule nation les incite également à s’inspirer des règles en vigueur dans l’Etat voisin.
Ensuite, la pratique elle-même joue un rôle unificateur. Les Universités américaines
n’enseignent pas le droit d’un Etat mais le droit américain en présentant les diverses règles de
manière synthétique en insistant sur les points communs.
Il faut à ce sujet évoquer l’importance du « Restatement of the Law » élaborée par l’American
Law Institute. Il s’agit d’une entreprise privée de présentation de la common law américaine qui bien
entendu s’attache essentiellement aux points communs des droits des Etats. Cette œuvre doctrinale
n’a pas d’autorité de droit auprès des tribunaux mais bénéficie d’une considérable influence de fait
et cette influence tend à unifier le droit américain en rendant aisément accessibles les points
communs des droits des Etats tout en taisant les différences.
Pour conclure, même si chaque Etat est souverain, les règles sont souvent comparables. Ainsi,
ce qui est interdit dans un Etat (vol, meurtre, escroquerie…) a de fortes chances d’être interdit
partout, inversement, un Etat sera réticent à interdire ce que ses voisins autorisent.
Enfin, l’unité du droit américain tient non seulement à ce contenu comparable des différents
droits mais à des sources identiques dans tous les Etats.

Sous-section 2/ Les sources du droit américain


Le droit américain est comme le droit anglais un droit avant tout jurisprudentiel. La loi n’a
qu’un rôle secondaire, même si ce rôle tend à s’accroitre avec la plus grande intervention de l’Etat
dans l’économie.
Surtout, au sommet de la hiérarchie des normes américaines se trouve la Constitution, absente
du droit anglais, mais qui a une autorité incontestée aux Etats-Unis, ce qui tend à renforcer le rôle du
droit écrit.

1) La jurisprudence et le rôle de la Cour Suprême

La jurisprudence est la source principale du droit américain tant en vertu du système du stare
decisis (A) qu’en raison de l’autorité de la Cour Suprême (B).

A/ Le stare decisis aux Etats-Unis

En apparence, la jurisprudence joue le même rôle aux Etats-Unis qu’en Angleterre. Dans les
deux systèmes en effet, les juridictions sont tenues par les précédents. Néanmoins, des différences
notables apparaissent entre les deux pays.
La règle du stare decisis est bien plus souple qu’en Angleterre. Pour les Américains, plus
tournés vers l’avenir que vers le passé, le précédent doit en principe être respecté mais il n’est pas
une règle immuable. Les Américains sont pragmatiques et quand une règle est mauvaise, il faut la
changer. Par ailleurs, il s’agit d’une société en évolution permanente et rapide, changements que le
droit doit accompagner. Une doctrine du précédent rigide serait un obstacle à la recherche de la
solution la plus adéquate et la plus juste, ce que constituerait une aberration dans l’esprit des
Américains.
Il existe aux Etats-Unis une double structure juridictionnelle : celle des Etats fédérés, chacun
ayant son organisation judiciaire propre, et celle de l’Etat fédéral.
Les tribunaux des Etats fédérés ne sont tenus de suivre que les précédents rendus par les
juridictions de leur Etat et ceux de la Cour Suprême fédérale. Les Cours suprêmes des différents Etats
et la Cour Suprême fédérale ne sont pas tenues par leurs propres décisions et peuvent donc opérer
des revirements de jurisprudence.
En outre, cette structure fédérale pousse le juge américain à des analyses de droit comparé. Si
un juge est tenu par un précédent archaïque de son propre état mais constate que la règle inverse
est appliquée dans les 49 autres, il a un argument solide pour écarter le mauvais précédent.
Il arrive en outre fréquemment que le juge soit élu, ce qui lui donne une légitimité personnelle
qui l’autorise à ne pas tenir compte de ce qui a été décidé par ses prédécesseurs. Les Américains
n’ont en outre jamais adoptée la théorie déclarative de la Common law. Ils conçoivent le juge comme
un législateur, et donc un réformateur.
En effet, le rôle crucial de la Constitution et le recours au droit écrit (Uniform Commercial
Code, etc) par les Américains implique qu’à la différence du juge anglais qui « découvre » la règle
« coutumière » et immuable (théorie déclarative), le juge américain interprète un texte et que cette
interprétation puisse changer en fonction des circonstances.
Vu le rôle crucial du pouvoir judiciaire, et notamment de la Cour Suprême, cette possibilité
d’opérer des revirements de jurisprudence permet d’introduire une grande souplesse dans
l’interprétation des textes et notamment de la Constitution, ce qui est particulièrement heureux
compte tenu de l’importance politique que cette interprétation peut revêtir.
Il ne faut toutefois pas en conclure que la Cour Suprême change d’avis comme une girouette.
Bien au contraire, il est indispensable à son autorité qu’elle maintienne une certaine cohérence dans
ses décisions. Opérer un revirement c’est admettre que la jurisprudence antérieure était erronée, et
donc affaiblir l’autorité de la jurisprudence. Par ailleurs, consciente de son rôle normatif, elle se doit
de maintenir ses précédents afin d’assurer l’égalité devant la loi, d’éviter l’arbitraire et de ne pas
remettre en cause la sécurité juridique (« la liberté ne trouve pas de refuge dans une jurisprudence
qui doute »).
Pour la Cour Suprême, le stare decisis est donc un principe mais non une règle figée. Elle a
donc mis en place des directives sur la mise en œuvre de la doctrine du précédent. La première
directive tient compte de la capacité du législateur à réformer une règle archaïque : si le précédent
intervient dans un domaine dans lequel le législateur peut agir, c’est à lui de le faire et la Cour
estimera que le précèdent doit s’appliquer. En revanche, si le législateur ne peut agir, il appartient au
juge de le faire et l’autorité du précèdent sera plus souple. Ainsi, comme la Constitution est très
difficile à réformer, la CS estime qu’elle peut s’écarter librement de ses décisions antérieures.
La seconde tient compte des prévisions légitimes des citoyens. Dans les domaines dans
lesquels, ils ont agi en conformité avec l’état du droit (droit des contrats, des biens, des sociétés, etc)
il convient de maintenir la sécurité juridique.

B/ L’importance politique de la Cour Suprême


Au sommet de l’organisation judiciaire fédérale se trouve la Cour Suprême des Etats-Unis.
Cette juridiction est composée de huit juges (associate justices) et d’un Président (Chief Justice)
nommés à vie par le Président des Etats-Unis avec l’accord du Sénat.
La nomination à vie a pour but d’assurer l’indépendance des juges : personne ne peut les
révoquer ni leur promettre une promotion (ils sont déjà au sommet de toute carrière juridique et
très bien rémunérés- 268 000 $/an- pour éviter tout risque de corruption). En moyenne les Justices
exercent leur fonction pendant 28 ans et les quittent (par décès ou démission) vers 76 ans.
Evidemment, la longue durée de ces fonctions assure une certaine stabilité à la jurisprudence.
Ces nominations sont très commentées par les media américains et la tradition veut qu’elles
s’efforcent de refléter la société américaine (par exemple, les postes précédemment occupés par une
femme ou un membre d’une minorité seront dévolus à une femme ou un membre de cette
minorité).
Par ailleurs, vu le rôle crucial que les Justices joueront dans la vie politique et juridique
américaine, on tend vers des personnalités incontestables au point que leur vie antérieure est
scrutée par les media (ex : Brett Kavanaugh).
La Cour Suprême décide elle-même des affaires dont elle entend se saisir, en fonction de
l’importance de celles-ci, qui doivent mettre en cause une loi fédérale ou la Constitution. Elle ne
traite qu’entre 80 et 100 cas par an soit environ 1% des demandes qui lui sont faites.
La Cour Suprême joue un rôle fondamental dans la vie politique américaine. Depuis une affaire
Marbury v. Madison de 1803, la Cour Suprême s’est arrogé le pouvoir de contrôler la conformité des
lois à la Constitution.
Ce pouvoir n’était pas expressément prévu par la Constitution, mais a été largement accepté
sans qu’on y voit un coup de force de la Cour suprême : héritier du système anglais, les Américains
croient en la rule of law, la prééminence du droit sur le pouvoir politique et il convient qu’il existe un
organe pour le faire respecter.
A l’occasion de ce contrôle de constitutionnalité, la Cour Suprême n’a théoriquement pas le
pouvoir d’annuler une loi contraire à la Constitution mais seulement le pouvoir de la déclarer
inapplicable dans l’affaire en cause.
En pratique cependant, comme toutes les autres juridictions sont tenues d’appliquer la même
décision (autorité du précédent), la loi déclarée inconstitutionnelle devient inapplicable dans tous les
cas similaires.
Depuis, la Cour Suprême a donné de la Constitution une lecture très extensive qui lui a permis
de confisquer une partie du pouvoir législatif.
Lorsqu’elle décide par son interprétation de la Constitution qu’un droit est garanti par la
Constitution, il n’appartient plus aux Etats ou au Congrès de légiférer en la matière puisque ce droit
ne relève plus du domaine législatif mais du domaine constitutionnel.
Il n’est plus alors possible de modifier ce droit par une simple loi mais seulement par une
révision constitutionnelle ce qui est très difficile en pratique et nécessite un très large consensus (la
révision doit être approuvée par les deux tiers de chaque chambre du Congrès et les trois quarts des
Etats). Cette situation donne à la Cour Suprême un rôle très important dans la vie politique
puisqu’elle est intervenue dans de nombreux débats centraux de la société américaine
Quelques exemples :
Le Dred Scott case de 1857 par lequel la Cour Suprême décide que l’Etat fédéral ne peut
interdire l’esclavage dans les territoires du Sud est à l’origine de la guerre de Sécession.
Un siècle plus tard, la Cour devient au contraire l’instrument de l’émancipation des noirs et le
soutien de la lutte pour les droits civiques. Ainsi, dans son arrêt Brown v. Board of Education (1954),
la Cour déclare la ségrégation dans les écoles (certaines écoles du Sud étaient réservées aux blancs)
contraire à la Constitution, ce qui aboutira à son interdiction en toutes matières en 1964.
Lorsqu’au cours de la crise de 1929, le Président Roosevelt décide de mettre en place le New
Deal, la Cour Suprême tente de résister et déclare certaines lois du New Deal inconstitutionnelles.
Les quatre justices réticents (surnommés « les quatre cavaliers de l’apocalypse ») sont finalement
contraints à la démission par la menace de porter de 9 à 15 le nombre de justices, ce qui diluerait
leur pouvoir (les 6 nouveaux membres auraient été nommés par Roosevelt).
La Cour Suprême a également aboli puis rétabli la peine de mort. (châtiments cruels et
inhabituels - Arrêt Furman v. Etat de Georgie 1972). Cette décision a donné lieu à un moratoire de
facto sur toutes les exécutions et condamnations.

Les Etats fédérés (qui, nous l’avons vu élaborent leur droit pénal) ont donc réagi en limitant la
peine de mort à certains crimes qualifiés (par exemple, homicide volontaire) et en redéfinissant les
procédures de condamnation pour éviter l’arbitraire. Cette fois, la Cour Suprême a estimé que la
peine de mort était décidée en application d’une procédure qui garantissait l’absence d’arbitraire et
que la peine de mort n’était pas en soi contraire à la Constitution (Gregg v. Georgie, 1976), ce qui
aboutissait à son rétablissement.

En 1973, la Cour Suprême a estimé dans son arrêt Roe v. Wade, que le XIVème amendement qui
garantit que les Etats ne peuvent pas porter atteinte à la vie privée interdit à un Etat de restreindre le
droit à l’avortement.

Récemment, c’est encore la Cour Suprême qui a introduit le mariage pour les personnes de
même sexe aux USA. Alors que les Constitutions de 27 états fédérés (donc une majorité) interdisaient
le mariage homosexuel et que deux référendums au niveau des Etats fédérés (Californie et Maine)
avaient confirmé ces interdictions, la Cour Suprême a décidé dans un premier temps que le mariage
homosexuel n’était pas contraire à la Constitution fédérale avant de juger en 2015 que l’interdiction
du mariage homosexuel était contraire à la Constitution (Obergefell v. Hodges), ce qui oblige en
pratique tous les Etats à célébrer ces mariages.
En France, de telles décisions (abolition de la peine de mort, légalité de l’avortement, politique
économique du pays, mariage gay…) ne peuvent être prises que par des lois votées par un législateur
élu et non par des tribunaux.
Mais la justice américaine n’est pas qu’un contre-pouvoir investi de la possibilité de bloquer les
lois ou les décisions de l’exécutif. En décidant que les interdictions législatives sont contraires à la
Constitution, elle autorise en fait certaines pratiques (avortement), ce qui lui confère un rôle de
législateur et non de simple contre-pouvoir. Par ailleurs, ce pouvoir va très loin puisque la Cour
Suprême confisque la matière législative sur laquelle elle se prononce.

On peut donc craindre un « gouvernement des juges » fort peu démocratique puisque ceux-ci
ne sont pas élus. Pourtant, nous avons souligné la souplesse de l’interprétation de la Cour Suprême
et la fréquence de ses revirements qui lui permettent de s’aligner sur l’opinion publique.

D’ailleurs, outre l’importance de la Cour Suprême, l’autorité du pouvoir judiciaire et son


respect par l’opinion publique sont renforcés par la participation du peuple à la justice. De nombreux
juges sont élus par les citoyens et la Constitution reconnait le droit pour tout citoyen d’être jugé, s’il
le demande, par un jury pour tout litige d’un montant supérieur à 20 dollars, c’est-à-dire même en
matière civile (alors qu’en Europe et même en Angleterre, le jury n’existe qu’en matière pénale, le
plus souvent pour les seuls crimes). Les tribunaux des Etats fédérés ont également souvent recours
au jury populaire.
Ces développements relatifs à la Cour Suprême nous ont permis d’entrevoir l’importance de la
Constitution et du droit écrit comme source du droit, que nous étudions désormais.

2) Le droit écrit - La Constitution des Etats-Unis

La Constitution est aux Etats-Unis un texte d’une importance capitale. Ce texte qui date de
1787 est une des plus anciennes constitutions du monde. Elle est en vigueur depuis 1789 alors que
dans le même temps, la France a connu 14 constitutions différentes.
Ce n’est pas seulement, comme en France, la norme suprême. C’est aussi l’acte de naissance
du Pays.
Cette Constitution n’est pas figée. Elle a fait l’objet de 27 amendements dont les dix premiers
consistent en une déclaration des droits. Par ailleurs, nous avons vu plus haut que les juges en
avaient quelquefois une interprétation très souple.
En effet, les juristes américains considèrent, comme il est de tradition en common law, qu’un
texte écrit posant des principes généraux est trop vague pour permettre de trancher les litiges et
qu’on doit l’interpréter pour chaque procès où il est invoqué.
De ce fait, certaines dispositions constitutionnelles font l’objet d’une interprétation souple,
d’autres, d’une lecture rigide.
Par exemple, selon les Ve et XIVe amendements, nulle personne ne peut être privée de sa vie,
de sa liberté ou de ses biens « without due process of law ». A l’origine, cette formule signifiait
qu’aucune condamnation ne pouvait être prononcée qu’en vertu de la loi et après un procès
équitable. La Cour Suprême l’a interprétée très largement de manière à exercer un contrôle sur toute
initiative des Etats restreignant les libertés individuelles ou la propriété privée.
Cette interprétation large n’est pas systématique. Les articles qui garantissent les droits de
l’Homme et les libertés publiques sont appréciés très strictement.
A titre d’illustration, on pourrait citer :

● - La liberté de manifester, reconnue même à un parti néo-nazi désireux de défiler en


uniformes dans une ville à forte population juive. NSPA vs Skokie (1977).

● - La liberté d’expression implique le droit pour une secte de se réjouir bruyamment à


la sortie des funérailles du décès de soldats américains tués en Irak Snyder v. Phelps (2010).

● - Même la préconisation « abstraite » de la violence ou d’actions illégales ne peut être


sanctionnée à moins que l’auteur de ces propos ait eu l’intention de provoquer des actions
illégales imminentes et que de telles violences soient probables (Brandenburg v. Ohio, 1993,
au sujet d’une réunion publique du Ku klux klan au cours de laquelle un orateur invitait à une
marche sur Washington (…) et à « la revanche contre les juifs et les n… »).

Section II / L’exportation de la common law en Inde

On peut donc être surpris de constater qu’aujourd’hui, le plus grand pays de common law au
monde est l’Inde.
- Premier facteur d’étonnement : l’Inde est un pays profondément différent de l’Angleterre à
tous points de vue.

- Le deuxième facteur d’étonnement c’est qu’aucune des puissances qui ont conquis l’Inde n’a
réussi à lui imposer sa culture.
L’Angleterre ne fait pas exception. Les traces de la présence anglaise en Inde sont rares et
superficielles à une exception, majeure : l’Inde est devenue un pays de common law.
C’est tout à fait surprenant puisque les spécificités de la Common Law s’expliquent
par l’Histoire spécifique de l’Angleterre, qui n’est pas l’Histoire de l’Inde.
Alors justement, pour comprendre la portée et les limites de l’adoption de la Common Law par
l’Inde, je vous propose de consacrer l’introduction à une étude historique.
L’exportation de la common law en Inde ne résulte pas d’une entreprise délibérée de la part de
l’Angleterre.
A la différence de la France révolutionnaire puis coloniale qui était animée d’une ambition
culturelle, qui voulait se livrer à une « œuvre civilisatrice » et prétendait donc imposer le Code civil,
l’Angleterre n’a pas eu pour but d’exporter son système juridique. L’Inde est devenue un pays
de common law sans que l’Angleterre le lui impose.
Au moment où commence la colonisation britannique, l’Inde était une mosaïque de royaumes
divisés et soumis pour la plupart à la domination Moghole. Il n’existait pas un système juridique
indien mais une multitude de systèmes juridiques dépendants aussi bien du territoire que de la
religion des justiciables (statut personnel).
La colonisation britannique en Inde débute en 1612 et se fait de manière très progressive.
Jusqu’en 1858, elle est l’œuvre, non pas de la Couronne britannique, mais de la Compagnie des Indes
Orientales qui a avant tout une ambition commerciale. Elle n’est pas animée par la croyance en une
quelconque mission civilisatrice.
Lors de leur arrivée, à partir de 1612, les anglais n’établissent que des comptoirs commerciaux.
Peu à peu, ils éliminent leurs concurrents portugais, hollandais, puis français et entreprennent
relativement tardivement une entreprise de domination politique du pays.
Leur volonté n’est pas d’imposer la culture ou le modèle juridique de l’Angleterre à L’Inde. La
domination politique n’étant qu’un instrument d’une domination commerciale.
Seulement, au sein de leurs comptoirs, les presidencies, la couronne anglaise crée
des tribunaux qui n’ont à l’origine que vocation à trancher les litiges entre colons anglais (et à faire
échapper les anglais à la justice pénale locale). Mais, peu à peu, les habitants indiensdes comptoirs
anglais prennent l’habitude de s’adresser à ces juridictions et celles-ci acceptent leur compétence,
mais tranchent les litiges conformément au seul droit qu’elles connaissent, c’est-à-dire le droit
anglais.
Cette application du droit anglais aux populations indiennes présentes au sein des comptoirs
pourrait passer pour anecdotique mais elle prend très vite une grande importance :
- Le premier facteur c’est que les comptoirs anglais attirent un grand nombre d’habitants (Calcutta,
Bombay, Madras).
- L’autre facteur d’importance c’est que ces presidencies sont les centres du commerce indien, donc
tout le commerce vraiment important de l’Inde est soumis de fait au droit anglais.

Peu à peu, la domination anglaise s’étend et la compagnie des Indes crée d’autres juridictions en
dehors des presidencies, y compris sur les territoires sous souveraineté nominale d’un dirigeant
indien. Mais ces tribunaux ne sont pas présidés par des juristes ou des magistrats professionnels. Ce
sont les administrateurs qui occupent une fonction judiciaire.
Dans ces territoires, les tribunaux de la compagnie des Indes s’efforcent de trancher les litiges
entre indiens selon ce qu’ils croient être le droit indien mais ils se trompent souvent de sources,
appliquant non pas la coutume hindoue mais les écrits traditionnels de la religion hindoue, alors que
ceux-ci ne sont plus appliqués depuis longtemps et qu’ils sont souvent très mal traduits. Un peu
comme si un étranger croyait trouver la teneur du droit français dans les pandectes voire dans les dix
commandements.
Lorsque la teneur de ce droit traditionnel indien est inconnu, obscure ou choquante, les juges de
la Compagnie reçoivent mission d’appliquer les principes « Justice, Equity and good conscience », et
les juges anglais finissent par considérer que cette formule « de justice, d’équité et de bonne
conscience » opère un renvoi sinon aux solutions du droit anglais du moins à ses concepts.
Et le même phénomène qu’au sein des presidencies se produit, malgré leurs défauts, ces
tribunaux de la Compagnie des Indes connaissent un relatif succès auprès des populations
locales tout simplement parce qu’en évinçant les monarques hindous et musulmans de leur pouvoir
politique, les anglais ont laissé un vide et qu’il n’y a plus personne pour rendre la justice. Ou, lorsqu’il
existe un souverain indien fantoche celui-ci peut encore prononcer des jugements mais n’a plus les
moyens de les faire exécuter.
Les indiens se tournent vers la juridictio britannique parce qu’elle détient l’imperium.
Évidemment cette domination anglaise n’est pas totalement acceptée et les indiens se révoltent
lors de la révolte des cipayes en 1856-1858, qui est écrasée.
Cette révolte est en partie motivée par les abus de la Compagnie des Indes Orientales. Afin de
mieux faire accepter la colonisation, le Gouvernement Britannique va évincer la Compagnie des Indes
et prendre directement en charge l’administration de sa colonie indienne.
Il s’agit d’éviter de nouvelles révoltes en évitant les abus des administrateurs précédents et en
assurant une meilleure gestion de la colonie. On crée notamment un Ministre de la Justice, alors qu’il
n’en existe pas en Angleterre.
S’ensuit un vaste mouvement de réformes de la façon dont l’Inde est gouvernée avec trois effets
principaux sur la justice et sur le droit : La codification, le développement d’une classe de juristes
indiens formée dans les Universités anglaises et suppression des tribunaux de la Cie des Indes
Orientales.
1er effet. A partir de 1858, les nouveaux administrateurs sont souvent des admirateurs de
Bentham qui le premier avait proposé une codification du droit anglais. Et ceux-ci se sentent cette
fois investis d’une mission civilisatrice.
Ils décident alors d’utiliser l’Inde comme terrain d’expérimentation de la codificationet
promulguent un certain nombre de Codes, modernes par rapport au droit anglais lui-même comme
le Code de Procédure civile de 1859, le Code Pénal de 1860, le Code d’instruction criminelle de 1861.
La doctrine qui préside à l’élaboration des codes peut se résumer à la célèbre formule de
Macaulay qui est à l’initiative de cette codification : « L’uniformité du droit quand elle est possible, la
diversité quand elle est souhaitable, mais dans tous les cas, la certitude ».
Donc, la certitude c’est le recours à un droit rendu accessible par la codification, l’uniformité
c’est l’application d’un même droit partout, dominé par le droit anglais et la diversité, c’est
l’adaptation aux spécificités de l’Inde.

Ces Codes ne font finalement que regrouper sous forme écrite les règles du droit
anglais ou s’inspirent d’autres projets comme les projets de Codes de certains Etats Américains. Il
s’agit donc de codes au contenu anglo-saxon, qui adaptent certaines solutions particulières à la
situation indienne.
Le jury populaire par exemple est exclu et on intègre dans les Codes anglo-indiens des règles
issues de la tradition indienne comme la notion de Dandupat, qui interdit que les intérêts d’une dette
excèdent le capital.

2ème effet : on associe de plus en plus la bourgeoisie indienne à l’administration de l’Inde, mais
pour ça, il faut la former, et on la forme évidemment dans des Universités anglaises où les jeunes
indiens vont apprendre le droit et les méthodes du droit anglais. Lorsqu’ils seront de retour dans leur
pays, c’est évidemment ce droit qu’ils appliqueront parce que c’est le seul qu’ils connaissent. Nehru,
Gandhi, Patel, Jinnah, Ambedkar, les pères de l’indépendance indienne, la future élite de l’Inde sont
des avocats formés en Angleterre dans les collèges d’Holborn.

3ème effet : Modification du recrutement des tribunaux de la Cie des Indes Orientales en 1861,
remplacés par des juristes professionnels anglais qui évidemment appliquent les codes mais selon
leur formation de juristes de common law.

La dernière étape de l’évolution du droit Indien c’est l’indépendance en 1947. Au moment de


son indépendance, l’Inde adopte un modèle de développement original qui consiste en une
autonomie sans rupture avec l’occident et un développement économique de type socialiste sans
pour autant renoncer à la démocratie.
L’indépendance donne lieu à la rédaction de la Constitution Indienne en vigueur depuis 1950.
Cette constitution est la plus longue du Monde avec 395 articles, très détaillés.
Cette constitution prévoit notamment l’organisation fédérale de l’Etat, le maintien en vigueur
des règles de droit antérieures à l’indépendance, donc le maintien des règles héritées du droit
anglais dès lors que leur application n’est pas en contradiction avec le statut d’Etat indépendant de
l’Inde.

A l’issue de cette évolution, on constate en premier lieu que le droit indien appartient sans
conteste à la Common Law (I), mais en second lieu, qu’il a désormais largement conquis son
indépendance vis-à-vis du droit anglais (II).
Sous-section I/ Le droit indien, avatar de la common law

Le droit indien appartient sans conteste à la famille de la Common Law. Son appartenance est
liée d’une part à l’importance de la règle de droit en Inde (§-1), et d’autre part à l’utilisation
des sources et des méthodes anglo-saxonnes (§-2).

1) Une conception partagée de la règle de droit

L’Inde est l’un des rares pays en voie de développement ou le droit compte.
Cette importance tourne autour de deux idées :
Il n’y a en Inde, contrairement à une grande partie de l’Asie, aucune réticence à s’adresser au
juge pour demander la stricte application de ses droits, y compris dans un rapport de droit privé (1).
Bien au contraire le juge assure l’effectivité des droits particulièrement face aux pouvoirs publics
(2).

1) Acceptation de la règle de droit par les mentalités indiennes

Le fait de confier à la justice le soin de régler les litiges en vertu de règle de droit n’est pas
étranger à la mentalité Indienne.

Il faut distinguer la civilisation indienne des autres pays d’Asie des pays sous l’influence
culturelle chinoise. La culture chinoise est très réticente vis-à-vis du droit, conçu comme
l’application coercitive d’une règle extérieure aux parties par un tiers : le juge.

En Chine, on ne s’adresse pas aux tribunaux. Ce n’est pas civilisé. Celui qui a besoin d’un juge
pour trancher ses litiges montre qu’il n’a pas la capacité de gérer ses propres affaires. Dans la
pratique, le litige se résoud par la conciliation.

L’Inde appartient à une culture tout à fait différente qui ne connait pas de réticence vis-à-vis de
la notion de droit c'est-à-dire l’idée qu’on peut demander la sanction de ses droits à un tribunal. On
n’en est pas à la conception américaine où chaque citoyen à un avocat et 2 procès en cours, mais le
fait de s’adresser aux tribunaux n’est ni une impolitesse ni un honte.

Il en va de même pour les normes privées comme le contrat. Le droit anglais des contrats pose le
principe fondamental de la force obligatoire des contrats, basé sur le respect de la parole donnée.
Ce respect de la parole donnée est une valeur fondamentale des mentalités hindoues. Il en
ressort que le contrat est doté d’une force obligatoire pour ce qui y est exprimé et non, comme en
droit français pour ce que les parties ont voulu.

Nous verrons tout à l’heure que cette réception des concepts occidentaux est loin d’être
absolue.

Le deuxième aspect de l’importance du droit en Inde, c’est le concept d’Etat de droit et


l’importance du pouvoir judiciaire

1) L’activité de l’Etat est soumise au contrôle des tribunaux

Un des concepts fondamentaux de la Common law est le concept de Rule of law : « le règne du
droit », l’idée que l’activité de l’Etat est soumise à la loi et au contrôle des tribunaux qui constituent
un véritable pouvoir judiciaire. C’est une notion très présente dans la vie politique indienne.
L’Inde est, depuis son indépendance en 1947 une démocratie et un Etat de droit ou, comme aux
Etats-Unis ou en Angleterre, l’activité des pouvoirs publics est soumise au contrôle du pouvoir
judiciaire.
Les pères de l’Indépendance indienne qui ont rédigé la Constitution de 1950 ont largement
favorisé le rôle éminent de la justice dans la vie politique.
Au cours de la lutte pour l’indépendance, ils avaient eu recours avec un certain succès à la
protection des tribunaux anglais contre les arrestations arbitraires et ils ont ainsi pu constater tout le
bénéfice qu’ils pouvaient attendre d’un pouvoir judiciaire fort et indépendant.
De ce fait, dans la Constitution indienne, les tribunaux se voient reconnaitre un rôle politique
important et effectif.

● - Premier facteur de force : l’unité du pouvoir judiciaire.

● - Le Constituant n’a pas voulu affaiblir le pouvoir judiciaire en le divisant. Il n’existe


donc qu’un seul système judiciaire en Inde, alors que l’Inde est un Etat fédéral.

● - Deuxième facteur de puissance : des pouvoirs réels.

De vastes prérogatives sont reconnues aux tribunaux qui ont le pouvoir d’annuler les actes
administratifs et de donner des injonctions à l’administration. Le non-respect d’une injonction peut
être sanctionné au pénal pour contempt of the court.
Surtout, ce système judiciaire est couronné par la Cour Suprême, institution très respectée en
Inde.
La Cour Suprême de l’Inde est composée de 31 magistrats. Elle joue aussi bien le rôle de Cour de
cassation que de Cour Constitutionnelle. Elle est seule compétente pour annuler les lois contraires à
la Constitution.
Au cours de son existence, la Cour a dû mener des luttes politiques contre le pouvoir législatif et
contre le pouvoir exécutif.
La Cour Suprême a triomphé du législateur.
Ex : réforme agraire des années 70. A cette occasion, la Cour Suprême a décidé qu’elle avait le
pouvoir d’annuler les révisions constitutionnelles lorsqu’elles portaient atteinte à la « structure de
base » de la Constitution, c’est-à-dire, un certain nombre de droits fondamentaux auxquels elle a
reconnu une valeur supra-constitutionnelle.

Face à l’exécutif, la Cour Suprême n’a pas toujours fait preuve de la même fermeté :

● - Pendant la période de l’Etat d’urgence (1975-1977), la Cour Suprême s’est inclinée


devant l’exécutif en refusant d’annuler les arrestations arbitraires de députés de
l’opposition.

Outre son rôle de contre-pouvoir, la Cour Suprême de l’Inde a une véritable œuvre législative
dans des domaines qui, en Inde, sont extrêmement politique.
C’est par exemple elle qui a réglementé l’adoption internationale alors que la minorité
musulmane était très hostile à toute forme d’adoption rompant les liens familiaux.
Très récemment (2018), la Cour Suprême indienne a dépénalisé l’homosexualité et l’adultère,
afin de moderniser le droit indien selon les standards mondiaux, ce que le législateur n’osait faire.
De même, alors que la Constitution prévoit de réserver des emplois publics aux basses castes, le
législateur n’a jamais fixé le quota qui leur était attribué. C’est finalement la Cour Suprême qui a fixé
ce nombre à 50 % des emplois publics réservés aux castes défavorisées. La Cour est allée au-delà de
ce que les élus pouvaient accorder parce que les juges sont très majoritairement issus des hautes
castes.
+ conflit relatif au site d’Ayodhya.

2) Les sources et les méthodes empruntées à la Common law

Le droit indien est resté très proche du droit anglais dans ses traits principaux :

● - l’importance de la procédure par rapport au fond

● - l’importance de la jurisprudence comme source du droit.

Ces deux traits sont présents en Inde comme en Angleterre.


Le droit indien étant hérité de la pratique britannique, on constate que le respect de la
procédure est fondamental et l’emporte sur l’existence des droits subjectifs. D’ailleurs, lorsqu’on
observe le mouvement de codification, on constate que les Codes anglo-indiens des années 1860
intéressent la procédure civile, l’instruction criminelle, le droit de la preuve, plus que les règles de
fond.

Le rôle normatif des tribunaux est reconnu par la Constitution elle-même. Aux termes de l’article
141 de la Constitution de 1950, les décisions de la Cour Suprême lient les juges « The law declared by
the Supreme Court shall be binding on all courts within the territory of India »

La Cour Suprême a eu l’occasion de préciser que, comme en droit anglais, cette autorité était
attachée à la ratio decidendi, c’est-à-dire les motifs décisoires et non aux faits.
La règle du précédent est généralisée et toute juridiction subordonnée est tenue par les
précédents des juridictions supérieures sous peine d’annulation.
Toutefois, les Cours ne sont pas tenues par leurs propres précédents.
Il est fréquent que les jugements indiens, même ceux de la Cour Suprême de l’Inde, fassent
référence aux précédents de la Chambre des Lords, désormais Cour Suprême du Royaume Uni. La
justice est rendue en anglais au niveau des cours supérieures.
L’autorité des précédents ne souffre pas de la concurrence des lois. Les magistrats et les avocats
indiens sont formés selon les méthodes de la Common Law et sont souvent mal à l’aise avec la loi
nue. L’usage qui a été pris est donc de ne pas invoquer un article de loi mais un précédent qui
applique cette loi.
Le droit indien reste enfin proche du droit anglais sur le fond du droit puisque l’article 372 de la
Constitution Indienne prévoit que les règles applicables en Inde avant l’indépendance restent en
vigueur tant qu’elles n’ont pas été abrogées par le législateur. Un « british statutes repeal act » de
1960 a ainsi abrogé globalement un certain nombre de lois de la période anglaise mais les textes
essentiels qui régissent l’activité quotidienne des tribunaux (Indian Contract Act - 1872, droit codifié,
etc…), sont maintenus.
Aujourd’hui encore, nombreuses références faites au droit comparé dans l’élaboration des
textes de lois.

Sous-section 2/ Le droit indien, indépendant du droit anglais

Le droit indien se distingue du droit anglais par des sources propres mais aussi par un contenu
évidemment différent.

1) Des sources propres au droit indien

Il faut tout d’abord souligner le rôle essentiel de la Constitution qui est extrêmement détaillée et
qui contient des dispositions qui ailleurs relèveraient du domaine de la loi même si elles ont une
importance politique vitale en Inde (l’interdiction des discriminations quant à l’accès aux puits, par
exemple).
Ensuite viennent les traités internationaux qui tendent à augmenter en importance avec
l’ouverture de l’Inde sur l’étranger particulièrement accrue depuis 1991.

Ensuite, viennent les lois (statutes), et le législateur indien a connu un phénomène d’inflation
législative renforcé par le fait que l’Inde est un Etat fédéral. Au niveau fédéral, la loi est votée par un
parlement bicaméral avec le Lok Sabha, chambre basse représentant le peuple et le Rajya Sabha
représentant les Etats de l’Union.

La Constitution prévoit des domaines de compétences relevant exclusivement de l’Union,


d’autres relevant des états fédérés. Il existe une liste de compétences communes.

Pour faire simple, la loi fédérale l’emporte sur la loi contraire des états fédérés.

Ensuite, certains concepts de la common law restent coutumiers ou d’interprétation coutumière


comme par exemple la notion de « reasonable man », l’équivalent du « bon père de famille du droit
français », or il est à parier que le comportement du reasonable man indien diffère de celui de son
homologue anglais.

2) Un contenu propre au droit indien

Si le système était sans conteste un système de common law, le droit anglo-indien a été dès le
départ différent dans ses solutions de fond. Surtout, certaines règles restent purement théoriques du
fait des mentalités indiennes et des difficultés d’accès aux tribunaux.

1. 1) Les différences de contenu


Une des différences majeures entre le droit anglais et le droit indien est qu’il n’existe pas de
distinction entre equity et common law. Le développement du droit anglais en Inde se faisant
justement à l’époque où les Judicature Acts de 1873-1875 opèrent la fusion entre les deux ordres de
juridiction.
Les remèdes d’Equity existent mais ils ne sont pas discrétionnaires, ils sont de droit. Ce qui est
considéré comme un simple interest en droit anglais sera un droit en droit indien.

● - La codification a entrainé une modification : modernisation et adaptation au


contexte indien : Population largement analphabète. Refus du jury, oralité de la preuve.
Ensuite des pans entiers du droit sont toujours restés soumis à la loi personnelle : tout ce qui
relève du droit des personnes et du droit de la famille au sens large (mariage, filiation, droit
patrimonial de la famille) reste soumis au droit du statut personnel : droit hindou, musulman,
chrétien.
Par ailleurs le droit pénal indien diffère lui aussi du droit pénal anglais : c’est un droit codifié. Le
droit pénal est donc régi par le principe de légalité des délits et des peines, qui ne s’impose pas avec
la même force en droit anglais (« common law offences »).
Le jury populaire auquel les anglais et les américains sont très attachés n’est pas dans la
tradition indienne. Les anglais n’en voulaient pas (risque de faire juger des anglais par des indiens),
puis nécessité de juger l’assassin de Gandhi. Puis supprimé en 1973 à la suite de divers scandales
d’acquittements en dépit de culpabilités évidentes (corruption des jurés misérables).
Quelques infractions spécifiques : le suicide ou l’homosexualité sont pénalement répréhensibles
(abrogé par Cour Suprême en 2018). Curieusement, l’assistance (incitation !) au suicide est plus
sévèrement réprimée (10 ans contre 1 an).
Quelques règles spécifiques de présomptions de culpabilité ou de preuves indirectes pour lutter
contre certains fléaux

● - corruption : train de vie d’un fonctionnaire sans rapport avec son traitement

● - cadeau accepté par un fonctionnaire fait présumer la corruption

● - proxénétisme : idem

● - Jeu d’argent : faisceau d’indices

● - Viol : présomption de non-consentement de la victime.

● - suicide d’une femme si mariée depuis moins de 7 ans et ayant préalablement été
victime de mauvais traitements : condamnation du mari pour complicité de suicide (on le
soupçonne en fait de l’avoir assassinée – phénomène du bride burning).

● - Détention de drogue fait présumer le trafic de celle-ci.

● - Détention d’explosifs fait présumer le terrorisme

● - Détention de matériel des chemins de fer ou du réseau électrique fait présumer le


vol

● - Détention d’espèces animales ou végétales protégées fait présumer la chasse ou la


cueillette illégales.

2) Un droit souvent inappliqué

Quelle que soit la source de la législation, certaines règles restent largement inappliquées du
fait soit des mentalités indiennes, soit des difficultés d’accès aux tribunaux

a. a) Difficultés d’accès aux tribunaux


Deux points marquants du système indien : le premier c’est la lenteur des tribunaux, le deuxième
c’est la misère de certains justiciables.
Les tribunaux indiens sont extrêmement engorgés. Il y a en Inde 12000 magistrats
professionnels pour plus d’1 milliards d’habitants. Il faut plusieurs années pour obtenir une audience,
un an de mise en délibéré, et si la partie adverse tente des manœuvres dilatoires ou un recours,
l’issue du procès peut prendre énormément de temps.
Pour vous donner un exemple, la Cour Suprême a rendu 24 000 décisions entre 1950 et 2010.
56000 affaires restent pendantes.

Mais, la Cour Suprême a une plénitude de juridiction et peut en fait se saisir de tout dossier
soumis à la justice, donc procédure accélérée.

Engorgement et délais de la justice sont des instruments de gestion non seulement de la


stratégie des avocats, mais plus gravement des entreprises. Comportement ne sera pas sanctionné
ou alors avec un retard qui permet pendant ce temps de conserver les fonds non restitués.
Face à ce constat, les solutions mises en place consistent à créer des juridictions alternatives et
une multitude de juridictions spécialisées.

● - Juridictions alternatives. Renaissance des Panchayats : une espèce de conseil


municipal investi d’un pouvoir judiciaire. Dans les années 50, ils ont connu une renaissance
sous la forme des Naya Panchayats distinct de l’exécutif municipal mais les Indiens s’en sont
détournés (corruption, partialité…).

● - Chambres populaires : chambres de conciliation présidées par un magistrat ou un


ancien magistrat assisté de membres de la communauté. Pas de pouvoir juridictionnel officiel
mais pouvoir de fait.
Tout d’abord l’aide juridictionnelle va quelquefois orienter le plaideur vers la conciliation et s’il
ne concilie pas, plus d’aide juridictionnelle. Ensuite un tribunal peut ordonner une conciliation
préalable. Si pas de conciliation, jugement dans 5 ans.

● - Au sein de villages et des castes, juridiction de fait des représentants de la caste ou


de décision des assemblées de castes avec sanction sociale : on risque d’être exclu du
groupe.

L’autre aspect du dysfonctionnement des tribunaux indiens, c’est les difficultés financières des
plaideurs qui n’ont absolument pas les moyens d’entreprendre un procès ou ne sont tout
simplement pas au courant de leurs droits.
Pour y remédier, il y a deux solutions :

● - contre l’impécuniosité des litigants, il y a l’aide juridictionnelle qui a été mise en


place (l’Etat aide les plaideurs à payer leur avocat).
● - le second c’est la doctrine des litiges d’intérêt public qui permet de saisir la justice au
nom d’autrui lorsque ses droit fondamentaux sont violés (travail des enfants, intouchables).
+ plénitude de juridiction.

a. b) Les mentalités indiennes

Certains droits restent lettre morte, qu’ils trouvent leur origine dans la loi ou la jurisprudence, ils
sont le produit d’une élaboration par une élite, largement coupée des réalités quotidiennes de la
grande masse des indiens ou qui veut transformer la société plus vite qu’elle en le tolère (un peu
comme Mustapha Kemal en Turquie).

Il y a une coupure entre ce droit importé ou conçu par une élite occidentalisée et les
aspirations de la société indienne.

Certaines réformes restent sans effet face aux conservatismes et aux nombreux facteurs
d’inertie.

Ainsi par exemple, la Constitution Indienne a-t-elle aboli le système des castes en général et
les discriminations. La société indienne reste évidemment très inégalitaire.

● - De même, le mariage tient une place capitale en Inde. Le droit indien prévoit la
liberté du mariage, la possibilité du remariage des veuves, la possibilité de divorcer et
interdit le versement d’une dot sous peine de prison et interdit la polygamie.

● - L’immense majorité des mariages donnent lieu au versement d’une dot, sont des
mariages arrangés par les parents, souvent très jeune, le divorce est sévèrement condamné
par la société indienne (c’est honteux d’être divorcé pour un homme et quasiment
déshonorant pour une femme).

● - 4000 demandes de divorces à Bombay en 2016 sur une agglomération de 21 millions


d’habitants, c’est la ville la plus occidentalisée de l’Inde et c’est une ville. Impensable dans les
campagnes (et ces divorces seront prononcés en 2022 si aucun des époux ne tente de
manœuvres dilatoires).

● - La polygamie de fait est relativement fréquente, notamment lorsque l’épouse ne


donne pas d’enfant mâle.
● - Quant à la dépénalisation de l’adultère et de l’homosexualité, il est probable que ces
comportements n’en continueront pas moins à être frappés d’opprobre pendant une longue
période.

● - En dehors de ces droits, politiques ou sociaux, certains concepts du droit privé sont
mal reçus ou mal compris. La notion de personne morale par exemple est difficilement
assimilée. Il existe en Inde de très grandes sociétés industrielles mais elles restent basées sur
un modèle de capitalisme familial.

Donc le contrat a une force obligatoire, certes mais seulement quand une personne s’engage en
son nom propre. Elle donne sa parole. Par contre, donner la parole d’une personne morale n’engage
pas vraiment. Le droit condamnera l’entreprise mais le dirigeant qui a violé ses obligations
contractuelles ne se sentira pas atteint dans sa réputation personnelle.

Titre II – Les droits religieux –


L’exemple du droit musulman

Note : Les références au Coran notées ainsi (II : 3) signifient Sourate II, verset 3)

L’Islam est une religion mais c’est aussi une civilisation et plus que tout autre religion, c’est un
droit. La Charia est en effet indissociable de l’Islam et être musulman consiste aussi à obéir aux
prescriptions de la loi islamique.
L’Islam ne distingue en effet pas les devoirs du musulman à l’égard de ses semblables de ses
devoirs à l’égard de Dieu. Le mot « Islam » vient de la racine SLM qui signifie soumission, allégeance
(à la volonté de Dieu). La même racine se retrouve dans « salam » : la paix (par capitulation,
reddition, soumission).
Au lieu de se contenter d’édicter certaines valeurs ou certains dogmes comme le font les
autres religions, l’Islam se veut une doctrine politico-religieuse qui a pour objet de régler le
comportement et les rapports sociaux des musulmans. Le coran commence d’ailleurs en se
présentant explicitement comme un guide pour les croyants (II : 2) L’islam a donc élaboré des règles
relativement précises, un droit complet et détaillé sur le fondement de la révélation divine.
Le droit musulman est un droit révélé. Il vient de Dieu et pas de l’Etat, ce qui conduit
normalement les musulmans à se méfier des structures nationales pour leur préférer des structures
claniques ou la communauté des croyants (l’oumma) que les Etats divisent par leurs frontières.
Ainsi, pour les musulmans, le droit étatique est perçu comme illégitime puisque seul Dieu peut
commander. Il convient donc de s’intéresser à ce que les musulmans reconnaissent comme sources
du droit (Chapitre I) avant de nous intéresser à la confrontation de ces sources aux problèmes d’une
société moderne (Chapitre II).
Chapitre I - Les sources du droit musulman

Dans un système où le droit vient de Dieu, plus la règle est proche de la parole divine plus elle a
d’autorité. Inversement, plus l’homme intervient dans son élaboration, moins la règle est légitime.
L’Islam pose le principe de la soumission de l’homme à Dieu, il invite donc à se contenter de la parole
d’Allah et à se méfier de la raison humaine.
Les sources du droit musulman sont à rechercher ailleurs que dans les institutions publiques.
Elles font l’objet d’une branche spécifique de la science juridique musulmane (ousoul al fiqh) qui
montre l’importance accordée par l’Islam à cette question.
Il s’agit en effet de déterminer ce qui dans la parole de Dieu a une valeur normative et de
déterminer parmi les comportements possibles ceux dont on peut estimer qu’ils sont conformes à la
volonté divine.
L’islam reconnait donc à certaines sources une légitimité normative qu’il refuse aux sources
auxquelles nous sommes habitués (loi, coutume, jurisprudence).
Les principales sources du droit musulman sont au nombre de quatre. Il s’agit du Coran, de la
sounna, de l’ijma et de l’ijtihad.

1) Le Coran

Le Coran qui regroupe l’ensemble des révélations faite par Allah au dernier de ses prophètes,
Mahomet entre 610 et 632 après J-C.
De son vivant, Mahomet enseignait les révélations de Dieu et ses compagnons les apprenaient
par cœur tandis que ceux qui savaient écrire en prenaient note. Après la mort de Mahomet, ses
successeurs et notamment Aboû Bakr, ont cherché à en établir la version définitive, diffusée sous le
Calife Othman vers 644, qui a fait détruire toutes les versions altérées.
Le Coran a une importance particulière qu’il faut distinguer de la Bible ou du Nouveau
Testament qui ne sont pour les Chrétiens que la parole des prophètes ou des évangélistes. Pour les
musulmans, le Coran est directement la parole de Dieu. C’est « le livre qui ne fait l’objet d’aucun
doute, c'est un guide pour les pieux » (II. 2).
C’est une dimension qui explique la place particulière du livre sacré dans l’Islam : le Coran est
une des manifestations de la présence divine, ce qui explique qu’il ne puisse en rien être altéré (et
donc pas traduit). Lorsqu’on voit des Afghans, des Pakistanais ou des Indonésiens apprendre par
cœur et réciter phonétiquement un texte auquel ils ne comprennent pas un mot (c’est de l’arabe du
VIIème Siècle), ça peut sembler absurde à un Chrétien, mais pour un musulman cette récitation rend
Dieu présent et la présence divine concrètement palpable : on entend Dieu parler.
Il ne faut pas le lire comme de la prose mais comme de la musique. D’où aussi l’absence
d’images de Dieu : c’est interdit, mais on n’a pas besoin d’images puisqu’on a déjà le son.
De ce fait, bien que la Bible et la Torah soient considérés comme des livres sacrés par les
musulmans qui se perçoivent comme les continuateurs du Judaïsme et du Christianisme, ils n’ont
aucune valeur prescriptive pour les musulmans, qui soupçonnent ces livres d’altération voire de
falsification partielle.
Une controverse assez cruciale divise les musulmans depuis le Xè Siècle ap. J.-C. sur le
caractère créé ou incréé du Coran. Cette question a une influence considérable sur l’interprétation
du texte sacré.
Pour les mutazilites, le Coran n’est que la parole de Dieu, il est donc créé par Dieu à l’époque
de la révélation. On peut donc placer l’enseignement du Coran dans son contexte, celui du VIIe Siècle
et penser qu’il est susceptible d’évolution si le conteste change. Par ailleurs, cette conception laisse
une part de libre-arbitre aux hommes.
Pour les hanbalites au contraire, le Coran est consubstantiel à Dieu. Il n’est pas seulement sa
parole, il fait partie de Dieu et donc partage ses attributs. Il est à ce titre incréé, c’est-à-dire
intemporel, éternel et inaccessible à la raison humaine. Il n’y a donc pas de libre-arbitre humain car
ce serait une entrave à l’absolue puissance de Dieu. Évidemment, un tel texte ne peut être
contextualisé et doit être pris à la lettre.
Pour tous, le Coran est unique et inimitable. Il n’y en a qu’une seule version (le Calife Othman a
fait détruire toutes les versions divergentes), divisée en 114 sourates (chapitres) et contient un
certain nombre de dispositions juridiques (environ 500 versets juridiques) relevant principalement du
statut des personnes, du droit de la famille, pénal, de la procédure…
Les juristes musulmans distinguent les versets dont le sens prescriptif est indiscutable et les
versets conjecturaux, soumis à interprétation. Tous sont cependant obligatoires pour les
musulmans.
Évidemment, ces 500 prescriptions sont insuffisantes pour régir tous les problèmes juridiques
qui peuvent se poser. Pour autant, l’islam entend régir tous les aspects de la vie des musulmans, qui
doivent chercher à se comporter conformément à ses préceptes. Les musulmans sont donc à la
recherche d’autres sources leur dictant un comportement conforme à l’Islam.
La difficulté tient au fait que l’Islam n’est pas monolithique et que Sunnites et Chiites
n’accordent pas la même autorité aux autres sources du droit. Pour les Chiites en effet, la révélation
ne s’éteint pas avec la mort de Mahomet dans la mesure où 12 imams, qui lui succèdent, sont
également guidés par Dieu.
Au sein l’islam sunnite existent également plusieurs écoles (Hanafisme, Malikisme, Hanbalisme,
Jafarisme…), qui se reconnaissent réciproquement comme légitimes. Celles-ci ont des points de vue
différents quant aux autres sources du droit musulman.

2) La Sounna
Au premier rang de ces autres sources figure la Sounna. C’est un terme qui en arabe signifie la
« conduite » ou la « manière » ou encore la « tradition ».
La Sounna relate la vie du Prophète (« Sîrah ») proposée comme modèle que tout musulman
doit s’efforcer de suivre.
La Sounna est composée de l’ensemble des hadiths c'est-à-dire les dires et agissements de
Mahomet, tels que rapportés par une série ininterrompue d’intermédiaires.
La Sounna vient souvent préciser ou expliquer les versets du Coran. Ainsi, le Coran prescrit de
payer l’aumône (zakat) mais ce sont les hadiths qui indiquent comment s’en acquitter. C’est le Coran
qui prévoit que la vente est licite et l’usure illicite, mais c’est la sounna qui indique quelles sont les
ventes licites et illicites. Le Coran permet d’avoir 4 épouses, mais un hadith vient préciser qu’on ne
peut avoir comme co-épouses une femme et sa tante (« ce qui est interdit par les liens du sang l’est
aussi par les liens créés par l’allaitement »).
Certains hadiths viennent ajouter une nouvelle règle sans lien avec une règle établie par le
Coran.
Le prophète est en effet guidé par Dieu et on observe que dans ses hadiths, il utilise souvent un
raisonnement par analogie en partant du texte divin.

Quelle est l’autorité des hadiths ?


Bien que l’Islam soit un très strict monothéisme, il reconnait au Prophète Mahomet un statut
spécial. Ce n’est qu’un humain, mais il est inspiré par Allah.
Le Coran ordonne en effet aux musulmans d’obéir au Prophète Mahomet (III : 3, V : 32
« Obéissez à Dieu et à son messager ») et met cette obéissance sur le même plan que celle qui est
due à Dieu (IV : 80 « Quiconque obéit au Messager obéit certainement à Allah »). Le Coran rejette en
effet la foi de ceux qui se détournent des enseignements du Prophète (IV : 65 : « Ils ne seront pas
croyants aussi longtemps qu'ils ne t'auront demandé de juger leurs litiges et qu'ils n'auront éprouvé
nulle angoisse pour ce que tu auras décidé, et qu'ils se soumettent complètement [à ta sentence] »).
Donc la Sounna est obligatoire, mais seulement quand on peut établir avec certitude que les
hadiths émanent effectivement du Prophète.
Ces hadiths ont été scrupuleusement recensés notamment par deux savants, El Bokhtari et
Moslem qui hiérarchisent les hadiths en authentiques, fiables et apocryphes.
Les hadiths authentiques sont ceux qui sont rapportés par les compagnons ou un grand
nombre de rapporteurs dignes de foi. Les hadiths fiables sont rapportés par un moindre nombre de
personnes. Il est toujours indispensable que la chaine de transmission soit ininterrompue et connue,
sinon le hadith n’a pas d’autorité
En principe, seuls les hadiths authentiques peuvent servir de base à l’élaboration d’une règle
de droit. L’autorité des hadiths diffère aussi pour les Sunnites et les Chiites, qui ne reconnaissent
comme source du droit que les hadiths recensés par les compagnons issus de la famille du Prophète.
Par ailleurs, les Chiites reconnaissent l’autorité d’une « sunna additionnelle » relatant la vie des 12
imams, guidés par Allah.
L’autorité des hadiths varie également en fonction des écoles.
Ensuite, le droit musulman considère que tous les dires et actes du Prophète n’ont pas de
valeur prescriptive. Mahomet n’était qu’un homme (XVIII : 110 : « Je suis en fait un être humain
comme vous. Il m’a été révélé que votre Dieu est un Dieu unique ») et il avait des besoins d’homme
indépendants de sa mission prophétique. Tous ses actes et faits relevant de son humanité n’ont pas
de portée normative.
Par ailleurs, quand un hadith contredit le Coran, c’est évidemment le Coran qui doit être
préféré. Mahomet a par exemple fondé certains jugements sur un seul témoignage alors que le
Coran en prescrit au moins deux. Le hadith ne doit donc pas être suivi.
Mahomet le reconnait lui-même : « je ne suis qu’un humain devant lequel vous portez vos
différends. Si je suis convaincu par une éloquence mensongère, et que je vous accorde ce qui revient
à autrui, prenez-le comme une poignée de braise ».
Ces sources originelles, proches de la parole originelle de Dieu bénéficient du Taqlid (terme
arabe signifiant « imitation » au sens de « ce à quoi on doit se conformer », principe d’autorité des
textes, considérés comme infaillibles car d’émanation divine) et tout musulman doit les observer
lorsqu’il est confronté à un cas directement régi par les textes.
Lorsque deux versets ou hadiths sont contradictoires, on doit appliquer le plus récent. Ce qui
pose d’ailleurs un problème grave pour l’Islam actuel puisque les sourates les plus tolérantes sont les
plus anciennes (période mecquoise) et qu’elles semblent avoir été abrogées par des sourates
ultérieures (période médinoise).
Mais une difficulté se pose lorsque survient un problème non spécifiquement visé par ces
sources principales. Il faut adapter les règles du Coran (rédigé au VIIème Siècle) au monde moderne
et aux évolutions de la technique.

Section 2 – Le droit actuel des pays musulmans

La plupart des pays arabes et des pays où les musulmans sont majoritaires ont affirmé leur
attachement à l’islam comme source du droit moderne. Par ailleurs, les Codes civils de l’Egypte, de la
Syrie de l’Irak et de l’Algérie invitent expressément les juges à combler les silences de la loi en suivant
les principes fondamentaux du droit musulman.

En Iran, qui se veut une théocratie, le gouvernement civil est même par principe soumis aux
Conseil des religieux qui détiennent la réalité du pouvoir politique (principe du Velayat-e faqih).

La population des pays musulmans représente à peu près un milliard d’habitants qui sont de
près ou de loin soumis aux règles du droit musulman, pourtant, même dans les pays les plus
rigoristes (théocratiques), on ne se pas contente de l’islam comme unique source du droit au droit
musulman.

C’est le cas du statut personnel, du droit de la famille et des successions (héritages). Ce sont en
effet les matières dans lesquelles on retrouve le plus de prescriptions dans le Coran. La religion
s’intéresse au rapport de l’homme et de son cercle intime avec Dieu, elle s’intéresse aussi à l’aspect
moral des relations humaines, mais assez peu au rapport de l’Homme avec ses semblables.

En principe, seules quelques matières sont intégralement soumises


Il y a donc des domaines dans lesquels l’Islam est totalement silencieux (droit fiscal).

Ensuite, le droit n’existe que s’il est assorti d’une sanction et en la matière il a toujours existé
deux ordres de juridictions à même de prononcer ces sanctions : les juridictions religieuses (Qâdis) et
les juridictions de l’Etat. Longtemps, les musulmans s’adressaient spontanément aux juridictions
religieuses et c’est seulement si celles-ci leur disait que l’Islam n’avait pas de prescriptions
particulières qu’on s’adressait aux juridictions spéciales de l’Etat (pour un type de litige particulier :
fiscal,...)

Ce rapport s’est inversé depuis le XIXème Siècle où le droit des pays musulmans a connu trois
phénomènes : l’occidentalisation du droit, la codification, la disparition des juridictions spéciales.

1) Occidentalisation
On a vu que les dirigeants n’avaient pas en théorie le pouvoir de faire des lois ; mais qu’ils
devaient veiller au bon ordre de la société.
Très longtemps, les dirigeants n’en ont fait qu’un usage modéré, mais depuis un siècle au
contraire, les législateurs ont largement emprunté les règles de droit civil ou de common law pour
régir les matières autres que le droit des personnes, de la famille ou des successions, matières qui
restent régies par le droit musulman.

2) Codification des règles musulmanes

En ce qui concerne les matières soumises aux règles de l’Islam, un mouvement de codification
est apparu.
Le problème en effet est que le Coran, les Hâdiths et les préceptes de l’Ijma sont rédigés en
langue arabe classique.

Or, tous les pays musulmans ne sont pas arabophones (Turquie,


Iran, Indonésie...) et que même dans les pays arabes, l’arabe littéraire n’est pas toujours
intelligible.
Donc un mouvement de codification est apparu comme nécessaire, qui n’avait pas pour but de
refondre le droit musulman mais juste de compiler les règles dans le respect d’une stricte
orthodoxie.

C’était l’intention de départ, mais la tentation inévitable est de moderniser les archaïsmes.
De ce fait, dans certains pays, la codification a fonctionné, dans d’autres au contraire, on a vu
dans la codification une trahison de la source originelle, la parole de Dieu.

3) Décadence des juridictions religieuses

Dans la plupart des pays musulmans, les juridictions religieuses ont disparu ou ont vu leurs
compétences extrêmement réduites.
Elles ont dans ce cas été remplacées par les seules juridictions officielles de l’Etat, chargées
d’appliquer le droit musulman.

Pourtant, les magistrats de ces tribunaux qui appliquent le droit musulman ne sont pas des
religieux, donc ils n’ont pas ou pas toujours envers la règle islamique la déférence qu’il convient
d’avoir envers les textes investis du Taqlid.
droit indépendamment de son origine sacrée ou légale et auront la même attitude à son égard
(souplesse dans l’interprétation, référence à l’esprit de la règle plutôt qu’à sa lettre).

Ce mouvement n’est pas vrai partout, au contraire, dans certains pays musulmans, ce sont les
tribunaux religieux qui ont remplacé les tribunaux laïques (Iran, rétablissement au Pakistan avec une
cour islamique fédérale).
Par ailleurs, ce sont des magistrats qui vont concevoir la règle

En conclusion, on ne peut que souligner la grande diversité des droits des pays musulmans,
diversité très ancienne avec des cultures très différentes (Indonésie/Maroc).

Diversité historique influence occidentale différente dans les anciennes colonies et les pays qui
n’ont pas été colonisés),

Diversité moderne avec des stades de développement très différents (Qatar/Mauritanie).


La montée en puissance des fondamentalistes est de nature à réunifier le droit musulman, mais
malheureusement pas dans le sens que l’on souhaiterait dans l’intérêt de ces pays.

Il importe de comprendre les raisons de cette montée en puissance, qui sont probablement très
éloignées d’un attachement sincère à la foi et à la religion qui est en fait instrumentalisée à des fins
politiques.

Au cours des quatorze siècles de son Histoire, l’Islam a, comme tout autre civilisation, connu des
périodes de prospérité et des périodes de décadence. La puissance majeure du monde musulman a
longtemps été l’Empire Ottoman, avec à sa tête le Calife, à la fois chef de l’Etat et Commandeur des
Croyants. Au sein de cet empire, qui regroupe une mosaïque de peuples et de religions, on pratique
surtout un islam modéré et relativement tolérant (les minorités religieuses peuvent pratiquer leur
culte malgré le statut de dhimmi – citoyens de seconde zone ; les révoltes sont néanmoins réprimées
par des massacres).

Au sein de cet empire et du monde musulman, les fondamentalistes, wahhabites et salafistes


ont longtemps été très minoritaires et considérés par la grande majorité des musulmans comme une
secte rétrograde en marge de l’islam traditionnel (un peu comme les mormons ou les témoins de
Jéhovah sont considérés par les chrétiens).

Après la défaite de l’Empire Ottoman en 1918, Mustapha Kemal « Ataturk » abolit le Califat en
1924 pour lancer la Turquie sur la voie de la modernisation par un gouvernement laïque. Cette
abolition est vécue comme un traumatisme par un grand nombre de musulmans (un peu
comme le serait la disparition de la papauté pour les catholiques, bien que l’Islam sunnite n’ait
pas de clergé). Une réaction notable est la création des frères musulmans en 1928 qui revendiquent
un islam politique visant à l’établissement d’une théocratie dans laquelle l’islam serait un principe de
gouvernement. Par ailleurs, la fin de la première guerre mondiale bouleverse les équilibres
géostratégiques et la disparition de la tutelle ottomane crèe un vide. Le vide du Califat est comblé par
les Saouds, désormais indépendants qui se présentent comme les nouveaux guides des croyants du
fait qu’ils règnent sur les lieux saints d’Arabie.

Lors de la décolonisation, l’idéologie qui fédère l’opinion publique


des pays musulmans est le panarabisme davantage perçu comme une lutte nationale des
arabes contre les puissances occidentales plutôt qu’une lutte des musulmans contre les chrétiens. Le
panarabisme est en outre dominé par des idées socialistes (alliance avec l’URSS dans le contexte de
la guerre froide) qui tendent à considérer la religion avec une grande méfiance. De ce fait, les
régimes en place combattent les islamistes.

Toutefois, le panarabisme échoue à réaliser l’unité du monde arabe puisque si elle est souhaitée
par tous, chacun veut en être le leader et craint qu’elle ne soit réalisée au profit de son voisin. Dans
ce contexte de rivalités et de divisions, les pays arabes subissent une série de défaites humiliantes
face à leur ennemi commun, Israël.

Suite à l’échec de l’unité sur une base nationale, l’autre idée fédératrice autour de laquelle les
pays arabes peuvent se regrouper, c’est l’islam : « nous sommes des musulmans unis contre l’ennemi
juif ». C’est donc dans un contexte guerrier que l’Islam réapparait dans l’échiquier politique, et on
voir renaitre les prémices du Jihad.

Le grand tournant, s’opère en 1979, année au cours de laquelle une série d’événements va favoriser
l’émergence de l’Islam politique et guerrier.

En février 1979, l’Iran subit une révolution qui renverse le Shah


pour le remplacer par une république islamique (Chiite).

La famille royale Saoudienne craint alors d’être à son tour renversée et prend peur, non parce
que la révolution iranienne est chiite, mais parce qu’elle est « républicaine » (prise d’otage de la
grande mosquée de La Mecque par des islamistes en octobre 1979). Les Saoud, kleptocrates et
contestés pour la dépravation de leurs mœurs et la corruption du régime décident de couper l’herbe
sous le pied de l’opposition islamiste en affectant d’être les défenseurs de la foi sunnite pour
restaurer la légitimité de leur règne.

A cette fin, ils vont utiliser leur immense richesse pour diffuser leur conception de l’Islam auprès
de l’ensemble des musulmans du monde entier. Et leur conception de l’islam est extrêmement
rigoriste (Wahhabisme)

Un événement leur donne en outre la possibilité de prendre la posture de défenseurs de l’islam :


l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques en décembre 1979. Les Saoudiens se jettent sur
l’occasion en finançant le jihad, qui leur permet à la fois de

- se débarrasser de leurs islamistes en les envoyant combattre au


Saouds chercheront à les renverser, v. Al Qaeda),
- de priver l’Iran chiite du rôle de leader de la résistance,
- de complaire à leur allié américain
- de renforcer leur influence par la diffusion sur place de leur conception fondamentaliste de la
foi.

Et on voit comment l’islam modéré de l’empire ottoman s’est vu peu à peu contaminé par une
version rigoriste dont l’archaïsme est aggravé
par un discours martial dû aux circonstances géopolitiques, sans lien avec des considérations
théologiques.

L’autre grand problème auquel le monde arabo-musulman est


confronté est que l’Islam n’accorde par nature pas de place à la liberté de l’homme. Le nom
même de cette religion renvoie à la soumission de l’homme à Dieu et être un bon musulman consiste
à obéir à ses commandements, sans place pour le doute. La liberté n’est donc pas une valeur
suprême dans le monde arabo-musulman, habitué et attaché à l’autorité de l’homme fort, chef de
famille, chef de clan, et inspiré par le modèle de Mahomet, chef militaire.

Cet affaiblissement de la liberté est aggravé par le fait que l’Islam a habitué les musulmans à ne pas
mettre en doute les directives de celui qui détient l’autorité. Alors que les avancées de la civilisation
occidentale sont largement dus à l’encouragement d’un esprit critique permettant à l’individu de
remettre en cause les croyances du groupe si celles-ci sont erronées (cf. notamment Descartes,
Discours de la Méthode, humanisme de la Renaissance, rationalisme des Lumières, etc.), l’Islam au
contraire voit dans le doute rationnel un risque d’affaiblissement de la foi, ou un péché d’hypocrisie,
voire d’apostasie (Coran, II : 3 « Voici le Livre qui ne fait l’objet d’aucun doute », II : 10 « Il y a dans
leurs cœurs une maladie (de doute et d'hypocrisie)

Ils auront un châtiment douloureux, pour avoir menti. 11. Et quand on leur dit: "Ne semez pas la
corruption sur la terre", ils disent: "Au contraire nous ne sommes que des réformateurs!"

12. Certes, ce sont eux les véritables corrupteurs, mais ils ne s'en rendent pas compte. 13. Et
quand on leur dit: "Croyez comme les gens ont cru", ils disent: "Croirons-nous comme ont cru les
faibles d'esprit?" Certes, ce sont eux les véritables faibles d'esprit ». Par ailleurs, débat contradictoire
est souvent perçu comme une source de division de le pluralisme des opinions et le l’Oumma.
De ce fait, si les musulmans rejettent la tyrannie, cette notion ne s’oppose pas, dans les
mentalités moyen-orientales, à la liberté, mais à la justice, elle-même conçue comme la conformité
aux commandements de l’Islam.

Le dirigeant autoritaire qui entrave la liberté de son peuple n’est donc pas perçu comme un tyran dès
lors qu’il arrive à convaincre l’opinion qu’il agit conformément à l’Islam (par exemple, relatif soutien
populaire à Erdogan ou au régime iranien,). Le Prophète, chef d’Etat et chef de guerre, s’est montré
un dirigeant certes pieux et vertueux, mais sans faiblesse ni considération pour la vie humaine,
conformément aux mœurs de l’époque (nombreux massacres de prisonniers de guerre, attaques de
caravane pour le butin, réduction des tribus soumises en esclavage, etc).

Ensuite, l’Islam est assez réticent aux influences extérieures. Les musulmans représentent « la
meilleure communauté, qu’on ait fait surgir pour les hommes. Vous ordonnez le convenable,
interdisez le blâmable et croyez à Allah. Si les gens du Livre croyaient, ce serait meilleur pour eux, il y
en a qui ont la foi, mais la plupart d’entre eux sont des pervers » (III : 110).

Les autres religions du Livre sont décrites comme des lectures erronées de la Parole de Dieu et
l’Islam au contraire comme la dernière mise à jour de cette parole (ce qui est chronologiquement
exact). De ce fait, se tourner vers la pensée des juifs ou des chrétiens est perçu comme un retour en
arrière (III. 118 : « Ô les croyants, ne prenez pas de confidents en dehors de vous-mêmes » ; Sourate
98 : 6 « Les infidèles parmi les gens du Livre, ainsi que les Associateurs (ceux qui croient à la fois en
Allah et d’autres divinités) iront au feu de l'Enfer, pour y demeurer éternellement. De toute la
création, ce sont eux les pires ». 98:7 « Quant à ceux qui croient et accomplissent les bonnes
oeuvres, ce sont les meilleurs de toute la création. »).

Cette idée s’est installée dans le monde musulman avec l’avancée scientifique et technologique
que le monde musulman a pu connaître par rapport à l’Occident, jusqu’à la Renaissance. Mais
lorsque le rapport à la modernité s’est inversé et que le monde musulman a accusé un retard
scientifique et technologique vis-à-vis de l’Occident, l’Islam n’a pas su s’ouvrir aux influences
extérieures qui l’auraient remis sur la voie du progrès (le mot « innovation » et le mot « hérésie »
sont identiques en arabe)

De ce fait, on conçoit que le monde musulman connaisse des difficultés pour mettre en place des
sociétés démocratiques animées par le pluralisme, le débat contradictoire, et rebelles à l’autorité
d’un chef unique, qui ne correspondent peut-être pas aux aspirations profondes des opinions
publiques.

Conclusion de la Première partie

Dans un très grand nombre de pays, comprenant la plus grande partie de la population humaine, la
résolution des litiges prend la forme de l’application par un juge d’une règle préétablie qui détermine
une solution imposée.

La justice trouve alors sa légitimité dans l’autorité de la règle qui conduit à l’acceptation par les
justiciables des solutions qu’elle dicte.

Dans le système romano-germanique, cette règle est la Loi, conçue comme l’expression de la
volonté du peuple souverain et dont l’application est le principe même de la démocratie.
Dans les pays de Common Law, les solutions jurisprudentielles trouvent leur légitimité dans les
enseignements de la pratique, la qualité des solutions techniques, et le concept de rule of law, le
règne du droit qui, en soumettant l’Etat au droit assure le respect des libertés individuelles.

Dans l’Islam, la règle préétablie s’impose parce qu’elle traduit la volonté de Dieu, quand elle n’est pas
directement la parole divine elle-même.

Pourtant, il existe des systèmes dont l’évolution historique n’a pas donné lieu à l’édiction de
règles dotées d’une telle autorité.

Certains pays n’ont en effet jamais connu la Démocratie ou l’Etat de droit, ou ont pour dieux
des figures auxquelles les croyances locales n’ont pas dévolu de rôle législatif.

Faute d’autorité unanimement acceptée d’une règle préétablie, la solution imposée par cette
règle risque de ne pas être considérée comme légitime par celui à laquelle on l’impose.

Dans certains systèmes en effet, les parties à un litige vont accepter une solution non parce
qu’elle reflète la volonté du Peuple ou la parole de Dieu mais parce qu’elle est intrinsèquement juste.
Or, ce qui est juste n’est généralement pas ce qu’on vous impose, mais ce que vous acceptez.

Même si notre système juridique ne partage pas cette conception, c’est sur cette base que
repose les fondements de notre économie : le « juste prix » n’est pas celui qui est fixé par d’autres,
mais celui que vous acceptez de payer.

Pour certaines cultures, il en va de même de la résolution des conflits : la justice ne saurait résider
dans l’application d’une solution imposée. La solution du litige est juste si elle est acceptée par les
litigants.

Titre II – Les systèmes privilégiant les solutions négociées

Parmi les systèmes favorisant les solutions négociées, on retrouve principalement les droits
asiatiques et les droits africains.

Chapitre I - Les droits asiatiques – L’exemple des droits chinois et japonais

Dans tous les systèmes que nous avons abordés jusqu’ici, la méthode de résolution des conflits
est la même : en cas de litige, on s’adresse au juge qui tranche en appliquant une règle de droit. La
différence tient à la source normale de cette règle appliquée par le juge : la loi pour le système
romano-germanique, la jurisprudence pour la Common Law, la parole divine pour le droit musulman.

Les droits de l’Extrême Orient sont radicalement différents de ce mode de fonctionnement. Le


juge et la règle de droit existent mais n’occupent pas la même place que dans notre civilisation.

L’Extrême Orient présente des droits très différents les uns des autres. Il semble pourtant qu’on
puisse leur trouver des traits communs qui permettent de les regrouper en une même famille.

La principale idée commune aux cultures asiatiques est que l’ordre social ne repose pas sur le droit.

L’Équité et la Justice reposent sur d’autres ordres normatifs. Les règles de droit sont même
perçues avec défaveur en raison du caractère coercitif dont elles sont assorties.
Ainsi, pour trancher un litige, on ne s’adressera qu’avec la plus grande réticence aux tribunaux
(qui imposent une décision) parce que l’intention du litigant n’est pas de contraindre la partie
adverse à une solution mais de la convaincre d’adhérer à celle-ci.

On ne cherche pas à gagner un procès parce que s’adresser aux tribunaux est en soi une défaite
dans des sociétés où la morale et la bienséance invitent à l’autocritique, à la modération et à la
recherche de l’apaisement.

De plus, les cultures asiatiques sont moins individualistes et la pression du corps social est
sensiblement plus importante qu’en occident. La réprobation du corps social est une sanction plus
redoutée que la condamnation par une juridiction ; or s’obstiner à réclamer son droit au mépris de
l’intérêt de la partie adverse est précisément une attitude réprouvée. Le mode normal de résolution
des litiges relève donc de la médiation et de la conciliation dans laquelle chacun renoncera à
l’application stricte de ses droits.

Pourtant, à l’aube du XIXème siècle, certaines société asiatiques se sont tournées vers l’Occident
et se sont dotés de codes, copiés sur les modèles européens (principalement français et allemand),
mais elles n’ont pour autant pas intégré la famille romano-germanique puisque les règles contenues
dans ces codes ne sont pas invoquées en pratique.

§ 1 – époque classique

Dans la culture chinoise traditionnelle et selon la philosophie

Section I – Le droit chinois

confucéenne il existe un ordre naturel entre les forces de la nature et les hommes. Il importe de
maintenir cette harmonie en cultivant les vertus naturelles.

Il doit également exister une harmonie entre les hommes qu’on ne doit pas rompre par des
conflits. On doit donc prévenir ces conflits en cultivant les vertus naturelles dictées par le li, au
premier rang desquelles on retrouve la piété filiale et le respect des supérieurs (la doctrine
confucéenne favorise le maintien des hiérarchies sociales).

Lorsqu’il existe un conflit, ce qui est inévitable dans un monde où tous ne peuvent avoir des
intérêts convergents, l’important n’est pas de trancher le litige comme on le ferait en occident avec
le recours aux tribunaux qui désigneraient un vainqueur du procès et un perdant. Une telle attitude
maintiendrait l’existence du différend voire l’aggraverait puisque le perdant perdrait la face du fait de
sa défaite (et dans une certaine mesure, le vainqueur s’exposerait aussi à la réprobation de son
entourage puisqu’il démontrerait à la société son inaptitude à trouver par lui-même une solution à
ses problèmes).

Il importe de mettre un terme au litige en recherchant une solution acceptée par tous même si
l’une des parties n’obtient pas la totalité de ce qui lui serait dû en droit strict.

L’élite chinoise de la période classique se sent investie du devoir de faire partager cette
conception au peuple au travers de l’éducation et des rites. Le pouvoir doit inspirer la vertu en se
présentant comme un modèle de comportement, mais pour le reste, les litiges privés n’intéressent
pas le pouvoir, qui s’occupe de la chose publique.

Confucius enseigne par exemple que « quand le gouvernement repose sur des règlements et que
l’ordre est assuré à force de châtiments, le peuple est certes obéissant mais demeure sans vergogne.
Quand le gouvernement repose sur la vertu et que l’ordre est assuré par les rites, le peuple acquiert
le sens de l’honneur et se soumet volontiers » (entretiens II : 3)

Dans cet enseignement, Confucius montre son refus des lois (les règlements, les châtiments)
pour régir le peuple. Il faut au contraire que l’élite l’inspire par son comportement vertueux.

Interrogé sur la manière de gouverner, Confucius répond « donnez- leur l’exemple » (XIII : 1)

L’instrument de résolution des litiges est donc l’éducation et la persuasion plutôt que l’autorité
et la contrainte. Un proverbe chinois affirme qu’une « société prospère est celle où les marches de
l’école sont usées tandis que celles du tribunal sont recouvertes de mousse ».

De ce fait, les chinois perçoivent avec une grande méfiance notre conception du droit, composé
de règles contraignantes édictées par l’Etat. Dans la mythologie chinoise, le droit est l’invention d’un
peuple barbare, les Miaos, que les dieux ont exterminé.

Par ailleurs, historiquement, la Chine a connu des périodes de paix et d’unité et des périodes de
guerres civiles. Or, justement la période des Royaumes combattants (Ve-IIIe Siècles av. J-C) coïncide
avec une époque où les dirigeants pensaient que la société devait être régie par des prescriptions
légales et des décisions judiciaires.

C’est l’empereur Qin Shi Huang qui met un terme à cette époque troublée en réunifiant la Chine
sous son autorité tyrannique (221 av. JC) mais il déteste la philosophie confucéenne au point
d’ordonner la destruction de tous les livres existants afin d’assurer l’éradication de cette pensée. Il se
tourne, lui aussi, vers la conception du pouvoir des légistes.

Contrairement à la philosophie confucéenne idéaliste, les légistes pensaient que les souverains
étaient rarement bons et que leur seul mérite incontestable était la force. Ils doivent certes assurer
la cohésion sociale mais comme rien ne garantit qu’ils soient vertueux, ils ne doivent pas s’imposer
parce qu’ils sont des modèles (contrairement aux préconisations confucéennes), mais parce qu’ils
sont puissants. Les légistes préconisent donc la mise en œuvre de règles dont l’autorité repose sur la
sanction. Elles sont semblables à nos lois en ce qu’elles sont abstraites et s’appliquent aux nobles
comme aux roturiers (ce en quoi elles contredisent également la doctrine confucéenne, inégalitaire).
La conception des légistes est très autoritaire : ils mettent en place des châtiments collectifs avec
l’idée que chacun surveillera son voisin pour empêcher la commission d’un délit. Par ailleurs, le droit
a une composante essentiellement pénale, même dans les litiges civils. Si on ne respecte pas un
contrat ou qu’on déshérite ses enfants, le juge n’ordonnera pas une sanction civile, mais un
châtiment.

On conçoit que cette conception n’a pas laissé un souvenir enthousiaste aux chinois qui se sont
tournés vers la philosophie confucéenne dès que le pouvoir central s’est affaibli.

La culture chinoise pousse chacun à l’introspection et à l’humilité. On doit rechercher l’origine


du conflit dans ses propres fautes, ce qui facilite une solution négociée.

Justement, lorsqu’une personne intente un procès, elle accuse tout naturellement l’autre de
tous les torts et s’attribue tous les mérites. Cette attitude est sévèrement réprouvée par la culture
chinoise.

Confucius (IV : 16) : « L’homme vulgaire envisage les choses d’après son propre intérêt » et (XV : 21)
« L’honnête homme est exigeant envers soi, l’homme vulgaire est exigeant envers autrui »
Les pouvoirs publics eux-mêmes considèrent que leur rôle est d’assurer l’harmonie et la paix
sociale et font tout pour éviter les procès :

- Dans la Chine traditionnelle, les tribunaux sont délibérément mal organisés, ce qui propre à
dissuader le plaideur d’entreprendre un procès : dans la société chinoise traditionnelle, il n’existait
pas vraiment de tribunaux indépendants dont la fonction unique était de juger. La justice était
rendue par des fonctionnaires représentants de l’Etat et dont le rôle est de maintenir l’ordre (police,
fiscalité, entretien des routes...).

Rendre la justice n’est pour eux qu’un aspect de cette tâche et elle ne se préoccupe
principalement de l’ordre, plus que de l’équité des solutions retenues. Par ailleurs, les fonctionnaires
sont recrutés lors d’un concours où ils sont évalués en fonction de leur connaissance de la
philosophie confucéenne, ils n’ont en revanche aucune formation « juridique » puisque le droit, tel
que nous l’entendons, n’existe pas. Seuls leurs secrétaires/greffiers sont formés au fa.

On pouvait s’adresser aux autorités administratives pour juger un litige mais cette justice va
recevoir le plaideur comme une personne qui n’a pas recherché ses propres torts, n’a pas fait preuve
d’humilité, etc... Ensuite, les fonctionnaires étant jugés par leurs supérieurs sur leur capacité de
maintien de l’ordre, il convient que les litiges, signes de désordre, ne soient pas trop nombreux.
Donc, ces fonctionnaires vont à leur tour décourager les procès.

La procédure est délibérément est lente, confuse, labyrinthique, la source d’innombrables


tracas. Ensuite, la justice de l’Etat n’est pas gratuite et donne lieu à la perception de lourdes taxes.
Enfin, l’issue du procès est toujours incertaine Le juge fonde d’ailleurs sa décision dans une optique
de maintien de l’ordre, pas d’équité. Il utilise à cette fin les critères éthiques du confucianisme plutôt
qu’une règle figée.

Confucius (IV : 10) : « dans les affaires du monde, l’honnête homme est sans parti pris, il se
range à ce qui est juste ». (XV : 37) « L’honnête homme est droit mais pas rigide ».

L’idée est donc qu’il faut trouver une solution juste au cas par cas, sans avoir recours à une règle
figée (le parti-pris)

Les litiges sont donc résolus sur la base du ch’ing (sentiment d’humanité), puis sur la base du li
(« rite » mais le terme renvoie aux notions de de gentillesse et de respect d’autrui), puis selon le lii
(raison) et seulement quand ils sont silencieux sur la base du fa.

Il faut s’attacher à cette notion de li. A l’origine, le terme désigne un rituel religieux puis devient
règle de comportement s’appliquant aux activités publiques. C’est donc la coutume des nobles et la
base de l’éducation aristocratique, qui de ce fait bénéficie d’un prestige et d’une autorité morale,
mais pas de force contraignante en tant que telle (aucune sanction officielle n’y est attachée). Le li
n’est pas l’œuvre d’un législateur et est conçu comme immuable.

Le li est en quelque sorte un idéal de comportement de parfait gentleman (junzi) qui pratique le
ren (bienveillance) et respecte les rites et

la moralité. Dans un monde parfait où chacun se comporterait ainsi, le droit contraignant est
évidemment inutile, mais on est conscient que ce li est trop idéalisé pour que le juge impose son
application.

Le but du li est la prévention de l’apparition des litiges, et si malgré tout il doit survenir, sa
résolution par l’apaisement.
Ex : la prohibition du mariage entre cousins n’a pas été édictée pour des raisons d’eugénisme ou
d’endogamie mais parce que les autorités
avaient constaté que ce genre d’unions donnait lieu à de fréquentes contestations sur les
héritages (prévention du litige par un li immuable qui semble refléter une loi naturelle).

Le li est en quelque sorte un idéal de comportement de parfait gentleman (junzi) qui pratique le ren
(bienveillance) et respecte les rites et la moralité. Dans un monde parfait où chacun se comporterait
ainsi, le droit contraignant est évidemment inutile, mais on est conscient que ce li est trop idéalisé
pour que le juge impose son application.
Le but du li est la prévention de l’apparition des litiges, et si malgré tout il doit survenir, sa résolution
par l’apaisement.

Ex : la prohibition du mariage entre cousins n’a pas été édictée pour des raisons d’eugénisme ou
d’endogamie mais parce que les autorités avaient constaté que ce genre d’unions donnait lieu à de
fréquentes contestations sur les héritages (prévention du litige par un li immuable qui semble
refléter une loi naturelle).

Le « Fa » s’approche au contraire de notre notion de droit. En chinois ancien, le terme signifie à la


fois « châtiment » et « modèle ». L’idéogramme ancien qui le représente comporte notamment le
symbole de l’eau (ce qui s’aplanit). Le « Fa » peut certes être utilisé dans le cadre d’un litige privé
de nature civile, mais il comporte une dimension pénale: en cas
d’inexécution d’un contrat, le juge prononcera une peine en plus (voire à la place) de la sanction
civile.

Le citoyen qui invoque un fa en contradiction avec un li s’expose à la réprobation de l’opinion


publique. De ce fait, il est déconseillé par la philosophie confucéenne d’élaborer des lois. Celles-ci
engendrent certes la crainte du peuple, mais elles diminuent le respect envers l’autorité. On craint
par ailleurs que ne s’éveille un esprit de chicane. Toutefois, le Fa
existe mais il est édicté pour les criminels, les étrangers (barbares) et le bas peuple inaccessible à
l’éducation raffinée de l’élite. D’ailleurs, les « juristes » ou du moins ceux qui connaissent le fa
occupe une fonction peu prestigieuse. Le mandarin lettré qui en définitive trancherait le litige
consacre son étude au li.

Confucius enseigne ainsi que « les li ne descendent pas jusqu’au peuple et que les châtiments ne
remontent pas jusqu’aux lettrés ».

L’homme civilisé et bien élevé ne réclame pas la mise en œuvre de ses droits mais doit faire preuve
de civisme et s’effacer dans l’intérêt commun. De ce fait le droit est mal vu puisqu’il protège des
droits individuels dont les citoyens sont tentés de demander l’application dans un but égoïste
contrairement à ce que réclament l’intérêt général et les vertus d’humanité et de modération.

Nous avons donc un cadre dans lequel le juge est défectueux, cher et ses solutions sont injustes. Le
droit par ailleurs est mal vu. Donc, quand il existe un litige, les parties se détournent naturellement
des tribunaux pour s’adresser à des personnes dont l’autorité repose sur la sagesse : le chef de
famille, l’aîné du village...

Mais comme ceux-ci ne disposent pas des moyens d’imposer leur décision (imperium), ils
recherchent une solution négociée ou au moins acceptable par tous. Et les parties vont s’y
soumettre, parce que l’alternative, c’est la justice étatique dysfonctionnelle.

§ 2 – Droit chinois moderne


Après 1850 suite aux défaites chinoises face aux puissances occidentales (Guerres de l’Opium,
époque des traités inégaux) et lors de l’avènement de la République (1912), un courant moderniste
demande une occidentalisation rapide de la Chine afin de lui permettre de lutter à armes égales avec
les envahisseurs.
Cette modernisation touche aussi le droit puisque la Chine adopte des Codes très largement inspirés,
voire copiés sur les Codes européens (Code de commerce 1903, Code pénal 1910, Code civil,
présenté en 1911 et
promulgué en 1929), les « six lois ». C’est une grande nouveauté puisque les litiges civils ne sont plus
assortis de sanctions pénales.

Par ailleurs, comme ces codes sont des copies partielles des Codes occidentaux, elles transposent
une conception individualiste du droit.
Ainsi la propriété est désormais individuelle et absolue et le père peut léguer ses biens à qui il
entend, au détriment de ses enfants. Le fils peut se marier sans autorisation du père, la femme et
l’homme sont égaux...

De ce fait, même si ces codes constituent officiellement les lois applicables, la réticence traditionnelle
à se prévaloir des règles de droit devant les tribunaux a persisté et s’est même renforcé en raison du
décalage entre le contenu de ces codes et les mentalités chinoises qui n’y voyaient pas là le reflet de
la justice.

Même en cas de procès, les juges avaient tendance à statuer d’après leur propre sens de l’équité ou
du moins bénéficiaient d’une large marge d’appréciation.

La révolution communiste de 1949 constitue une nouvelle étape dans l’évolution du droit. Dans un
premier temps, la Chine adopte une lecture marxiste du droit. Elle considère que c’est un instrument
au service de la bourgeoisie et de l’exploitation des classes populaires.

Pourtant, l’hostilité au droit n’est pas absolue: les marxistes estiment que dans un premier temps le
droit jouera un instrument d’intervention de l’Etat au service de l’édification d’une société nouvelle,
comme l’avait été le Code civil lors de la Révolution Française, mais ce n’est qu’un instrument
temporaire de la réalisation de la politique du moment.

Dans la conception marxiste l’Etat doit dépérir, une fois la révolution achevée et le stade du
socialisme atteint. Il n’est donc pas nécessaire de rédiger un monument législatif. Il n’est pas
nécessaire d’avoir un Code pénal puisque les criminels sont rééduqués par le Parti. Il n’est pas
davantage nécessaire d’avoir un Code civil, puisque la propriété privée est abolie. La politique du
Parti Communiste remplace le droit.

D’un point de vue juridique l’évolution du droit va être assez chaotique dans la Chine communiste.

- D’abord une inspiration soviétique teintée de légalisme socialiste avec une réglementation chargée
de faire appliquer la discipline communiste par des organes du parti (Constitution de 1954, qui copie
la Constitution stalinienne de 1936). Toute administration se reconnait le droit d’édicter des normes
de comportement (« documents normatifs »). Évidemment, dans ce cadre, l’État est soumis à la
discipline du parti et toute conception juridique est écartée comme un obstacle à la révolution
(l’indépendance des tribunaux, présomption d’innocence, légalité des délits et des peines, etc. sont
ignorées).
Dans ce cadre, les tribunaux qui avaient été mis en place par la République sont remplacés par des
fonctionnaires de l’Etat ou des « comités de médiations » et les recours contre l’administration sont
exclusivement des recours hiérarchiques.

A cette époque, le parti met en place un régime totalitaire qui contrôle l’ensemble de la société
chinoise et soumet la population à un contrôle et une propagande permanents auquel tous les
organes publics participent, y compris les comités de médiation mis en place pour résoudre les
litiges.

S’il existe un litige, les organes de l’Etat vers lesquels on peut se tourner n’ont pas pour but de le
résoudre. Leur rôle principal est de mettre en œuvre la politique du parti et de transmettre sa
doctrine. Ainsi tout litige est perçu sous l’angle idéologique et ses enjeux sont redéfinis par les «
médiateurs » qui cherchent à rééduquer les masses. Ainsi si un couple prétend divorcer, on leur
expliquera les droits des femmes dans la société nouvelle et la nécessité de maintenir la cohésion des
familles comme cellule de base de la société. Si un homme demande le paiement des sommes qu’il a
prêtées, on fera aux justiciables un cours sur la nécessité d’éradiquer l’usure et de payer ses dettes ;

Si un hommedemande l’exécution d’un contrat on s’interrogera sur l’utilité de cette exécution dans
le cadre de la réalisation du plan, etc. Face à ce déni de justice, les litigants, peu enclins par la culture
chinoise à se tourner vers les tribunaux, vont vite se détourner des « comités de médiation » qui les
laissent sans solution après une leçon de propagande. Cela ne fait que renforcer la tendance
naturelle des chinois à rechercher entre litigants une solution négociée.

Le contenu du droit est également concerné. Le droit des contrats enseigne par exemple que « le
contrat renforce les relations économiques entre les organisations socialistes et mettent en œuvre
concrètement le plan quinquennal ». On peut annuler un contrat pour « utilisation inadéquate des
moyens de production » et la liberté contractuelle est limitée (les prix sont fixés par l’Etat, les clauses
des contrats sont déterminées par l’administration, etc.).

C’est la période du « grand bond en avant » qui collectivise la société et l’économie et abolit la
propriété foncière. Il aboutit à un désastre total (1958 – 1960). Selon la volonté de Mao, la société
chinoise doit s’organiser en communes populaires dans lesquelles les paysans vivent au sein de
collectivités autonomes dotée de ses propres hauts fourneaux.

Le problème c’est qu’aucun de ces hauts fourneaux ne fonctionne parce que la production d’acier
requiert une industrie lourde qu’on doit concentrer dans de grosses unités et pas morceler par
villages. Malgré tout, les cadres du parti sont jugés sur la quantité de production d’acier dans leur
commune. L’effet est désastreux : les cadres du parti mobilisent les paysans pour extraire le minerai
d’acier et l’agriculture souffre d’une
pénurie de main d’œuvre.

Ils ordonnent également la saisie de tous les instruments métalliques qu’ils font fondre pour remplir
les quotas d’acier fixés par le plan. Le problème est qu’ils font fondre les instruments agricoles et la
production agricole est privée d’outils. L’acier produit est inutilisable et on a privé l’agriculture de sa
main d’œuvre et de ses outils pour ce piètre résultat.

Les cadres du parti sont également jugés sur la production agricole, et en la matière, ils se contentent
de mentir en avançant des chiffres très largement supérieurs à la réalité. Ils livrent donc au parti les
semences pour les prochaines semailles, qui sont distribuées aux habitants des villes.

Cette politique provoque une terrible famine (au moins 20 millions de morts, avec des cas de
renaissance du cannibalisme), la production s’est effondrée dans tous les domaines.
Face au désastre, le Parti (Liu Shaoqi et Deng Xiaoping) réagit en écartant Mao, mis à l’écart dans un
rôle honorifique.

Pour reprendre le pouvoir, Mao lance la Révolution Culturelle (1966-1969) par laquelle il jette la
jeunesse contre les cadres du parti qui l’ont écarté (slogan « bombardez les états-majors »). Cette
époque tend à rejeter toutes les valeurs de la société traditionnelle («les quatre
vieilleries » : idées, coutumes, habitudes, culture) et condamne à la fois les traditions confucéennes
et les influences étrangères.
- Les tribunaux populaires des gardes rouges donnent lieu à une parodie de justice et procèdent à de
véritables lynchages. L’élite intellectuelle est persécutée et souvent exterminée, la chine ne dispose
donc plus de techniciens qualifiés, de médecins, d’architectes et évidemment plus de juristes... et les
trésors culturels de la Chine sont détruits. C’est le chaos.

- C’est aussi une époque de recul du droit (la Constitution de 1975 est réduite à 30 articles qui ne font
aucune référence à une quelconque garantie des droits de l’Homme). A cette époque, aucune loi
n’est adoptée selon la procédure prévue par la Constitution : la volonté de Mao tient lieu de règle
unique.

Après la mort de Mao (1976), Le Parti réagit en éliminant son entourage (« bande des quatre ») et
donne un « coup de barre à droite » pour libéraliser l’économie. La nouvelle doctrine du parti est «
enrichissez-vous ». Il s’agit de mettre un terme aux lubies collectivistes pour relancer l’initiative
privée.

Ce vaste mouvement de réformes politiques et économiques aboutit à une transformation


profonde de la Chine et à une réhabilitation du droit afin d’assurer la sécurité juridique indispensable
dans une économie de marché : il faut des règles stables et connues de tous. Il faut des garanties de
respect de la propriété privée et de l’initiative individuelle. On attire des investisseurs étrangers en
sécurisant leurs investissements.

La législation se développe notamment en matière économique. A partir de 1979, la Chine connait


une véritable frénésie législative.

Une nouvelle Constitution entre en vigueur en 1982 et réaffirme le rôle du Parti communiste et les
principes socialistes de développement, mais l’article 18 autorise les entreprises étrangères à investir
en Chine et prévoit la liberté d’entreprendre. C’est donc la Constitution elle-même qui protège les
intérêts des entreprises étrangères !

Entre 1982 et 1990, la Chine élabore d’ailleurs des lois clairement tournées vers les investisseurs
étrangers : lois sur les brevets, les droits d’auteurs, les marques, sur les entreprises à capital
étranger, sur les entreprises en coopération sino-étrangères, etc.

L’indépendance des tribunaux par rapport au pouvoir politique est affirmée. Les citoyens ont le droit
de porter plainte contre les administrations et les fonctionnaires et les tribunaux reçoivent le pouvoir
d’annuler les actes administratifs illégaux.

On a longtemps pu penser que cette Constitution restait lettre morte (la Chine ne suit évidemment
plus une voie de développement socialiste) mais la situation tend à changer : en 1999, une révision
constitutionnelle prévoit que (art. 5 de la Constitution) « la République populaire de Chine gouverne
le pays en conformité avec la loi et construit un pays socialiste gouverné par la loi ».
Effectivement, la chine continentale connait depuis une quinzaine d’années, un vaste mouvement
législatif avec la production de nombreuses lois, quelquefois codifiées (Code pénal, basé sur les
concepts de occidentaux : légalité des délits et des peines, proportionnalité, égalité
devant le droit pénal, droits de la défense).

Le droit est donc l’œuvre de l’Etat, mais cet Etat est contrôlé par le Parti dont les structures
doublent les institutions à tous les niveaux.

Au sein du territoire de la République Populaire de Chine, la Constitution prévoit que le pouvoir


appartient au peuple qui l’exerce au travers de l’assemblée populaire nationale et des assemblées
locales.

L’Assemblée Populaire Nationale est une énorme assemblée de 3000 membres, élus au suffrage
universel plusieurs fois indirect (les villageois élisent des conseils de village, qui élisent des conseils
de province, qui participent à l’élection de l’APN).

En fait, l’APN est sous le contrôle du Parti Communiste. C’est théoriquement l’organe suprême de
l’Etat. Elle exerce le pouvoir législatif en commun avec le Comité Permanent de l’APN. En fait, En fait
l’assemblée, qui ne se réunit que quelques jours par an, vote les orientations fondamentales et le
Comité Permanent, exerce la réalité du pouvoir normatif.

Le comité Permanent est composé de 150 membres évidemment inféodés au parti. Il a le pouvoir de
faire et de modifier les lois dans les limites définies par l’APN.
Ce Comité permanent dispose également du pouvoir d’interpréter les lois.

Le pouvoir exécutif est exercé par le Conseil des affaires de l’Etat, présidé par le Premier Ministre, qui
dispose d’un pouvoir réglementaire considérable. Il est presque totalement contrôlé par le Parti.
C’est en fait en son sein que s’exerce l’essentiel du pouvoir puisque le Conseil des affaires de l’Etat
prépare concrètement les textes qui devront être adoptés par l’APN ou le Comité Permanent. Il n’y a
pas de séparation des pouvoirs.

Le système judiciaire est en principe indépendant. C’est vrai d’un point de vue organique, mais en
pratique, les juges sont des fonctionnaires qui n’exercent une fonction judiciaire que
temporairement, dans le cadre d’une carrière administrative dont l’avancement dépend de la
conformité de leurs décisions aux directives du Parti.

Par ailleurs, les juges reçoivent des instructions de leurs supérieurs sur le sort des procès. Les
tribunaux sont donc également contrôlés par le Parti. En outre, la jurisprudence n’a aucune portée
normative et s’il existeune hiérarchie des normes, on ne peut pas annuler une loi contraire à la
Constitution.

Dans ce système dictatorial qui réhabilite la loi et prétend accorder des pouvoirs aux tribunaux, que
reste-t-il de la tradition confucéenne de conciliation et de l’hostilité à la loi ?

La conciliation est en fait si profondément ancrée dans la tradition et les mentalités chinoises qu’il
n’est pas besoin d’une loi pour consacrer son existence. Les tribunaux sont en fait doublés par des «
conseils de conciliation » qui traitent 10 fois plus d’affaires que les tribunaux.
Par ailleurs, la loi sur la procédure civile met l’accent sur la nécessité de trouver un accord. La
conciliation est donc proposée à chaque étape de la procédure et même après chaque acte
procédural important (après l’assignation, l’instruction, le débat).

Mais à la différence de l’époque classique, la loi, historiquement perçue avec hostilité par les chinois
(fa) est désormais largement réhabilitée. Auparavant, l’élite rejetait la loi contraignante ; désormais,
le législateur est persuadé de la justesse de ses lois et encourage leur application. Les conseils de
conciliation suggèrent des solutions inspirées du droit écrit, tandis que les tribunaux encouragent les
parties à transiger.

Surtout, si la médiation reste majoritaire, elle est en recul par rapport à la résolution judiciaire des
différends dont la part augmente. Il semble désormais que l’essentiel des personnes qui demandent
une médiation soient des personnes âgées ou les milieux ruraux alors que les nouvelles générations
urbaines se tournent vers le droit et une résolution judiciaire des litiges.

Il faut encore dire un mot du Guanxi. On se souvient que pour Confucius, il faut respecter l’ordre
naturel. Celui-ci existe au sein de la famille dans un cadre hiérarchique de piété filiale : le fils doit
obéir au père, la femme au mari, le jeune à son aîné, ce qui permet de désamorcer le litige. Mais un
tel ordre naturel n’existe pas entre étrangers. Il convient donc de le créer en se rendant des services
qui feront naître un sentiment naturel de gratitude et de loyauté. Une relation ancienne permet de
demander un service en retour où la résolution du différend au profit de celui envers qui on est
redevable. De ce fait, le guanxi encourage à la fois le respect du contrat, mais aussi sa renégociation
en cas de difficulté d’exécution.

Section II : Le droit japonais

Le Japon est la troisième puissance économique mondiale. C’est un pays de 130 millions d’habitants.
Dans ses relations avec l’étranger, le Japon présente la particularité d’être resté très longtemps
totalement fermé aux étrangers (sakoku). La pensée japonaise reste donc très originale.
Un pays a néanmoins exercé une grande influence sur la culture japonaise : la chine.
Au Japon, les rapports sociaux ne sont pas encadrés par le droit ou du moins pas par notre
conception occidentale du droit (au sens « avoir des droits »). L’idée de droits subjectifs attachés à
l’individu n’existe pas dans des mentalités pour lesquels l’individu ne compte pas.

On ne peut donc pas parler d’organisation juridique au sens propre. Le droit existe en matière pénale
et de règles d’administration du pays (Codifiées sous le nom de Ritsu-Ryô), mais ce n’est pas le droit
qui régit les rapports sociaux.

Il ne s’ensuit pas que les japonais ne sont pas soumis à des règles. Bien au contraire, il n’existe
probablement pas de peuple dont le comportement est plus strictement encadré que le peuple
japonais. Mais ces règles de comportements ne sont pas des règles juridiques (sanctionnées par des
tribunaux), ce sont des règles d’ordre moral imposées par les structures traditionnelles de la société
japonaise et dont la sanction relève de la pression sociale (honte et isolement).
§1/ La société japonaise traditionnelle (Ere Edo : 1600-1868)

Notez bien la date de 1868. C’est encore très récent et donc, ces structures traditionnelles ont
encore une influence sur la société et le droit japonais d’aujourd’hui.
On étudiera les structures de la société (A) avant d’envisager les règles de comportement (B) dans
cette société.

A/ Les structures de la société japonaise traditionnelle :


La société japonaise est comme la société chinoise, bien moins individualiste que la société
occidentale. Chacun se perçoit avant tout comme le membre d’un groupe plutôt que comme un
individu.

A la différence de la société chinoise, la société japonaise reste encore aujourd’hui marquée par
l’idée de hiérarchie sociale : on définit les rapports sociaux comme des rapports entre supérieurs et
subordonnés. Au quotidien d’ailleurs, on s’adresse à chacun avec des suffixes (comme « san » ou «
chan ») à la suite du nom en fonction de la position hiérarchique de l’interlocuteur.
Cette hiérarchie est renforcée par deux phénomènes propres au Japon : ce pays est resté jusqu’à la
seconde moitié du XIXème siècle une
société féodale où les rapports humains étaient marqués par le lien suzerain-vassal. Ensuite, le Japon
est comme l’Inde une société divisée en castes (système shi-nō-kō-shō).

Attention, il ne faut pas confondre les castes japonaises avec les castes indiennes. Dans la société
indienne, les castes sont innombrables (une par métier) et la hiérarchie est mal définie (l’architecte
est-il supérieur au médecin ?) mais aucune mobilité n’est permise. Dans la société japonaise, la
hiérarchie est précise mais la mobilité est possible, même s’il est mal vu de chercher à s’élever
socialement - on doit être satisfait de son sort – (ex : Toyotomi Hideyoshi, né paysan, devint régent
de l’Empereur et l’un des trois Unificateurs du Japon).

Cette hiérarchie est considérée comme naturelle, découlant de la nature des hommes. Elle fait à ce
titre partie d’une harmonie qu’on ne doit pas troubler. C’est un des principaux apports du
confucianisme au Japon.

Au sommet de la pyramide, on trouve l’Empereur (Tenno ou Mikado : « sublime porte ») dont le


prestige pour un japonais est encore aujourd’hui supérieur à celui de la Reine d’Angleterre pour un
britannique ou celui du Pape pour un catholique : c’est l’incarnation du Japon. Quelques facteurs de
prestige :

- Il est de nature divine, descendant d’Amaterasu, la déesse Soleil. L’empereur est un dieu vivant,
mais il n’y a pas pour les japonais le même fossé entre un dieu et les vivants (le shintoïsme est
polythéiste et tout japonais mort peut devenir kami).

- Une seule dynastie a régné sur le Japon depuis le début de l’Histoire (depuis l’Empereur légendaire
Jimmu au VIIème siècle av. JC).

- Sur le drapeau Japonais, le soleil, c’est le symbole de l’Empereur (ou du moins son ancêtre
Amaterasu).

- L’Empereur a son propre langage officiel, le japonais ancien (un peu comme le Pape dont les
communications officielles sont en Latin).

- Traditionnellement, il n’a presque jamais fait de lois (risque de controverses ou d’opposition) mais
s’est contenté de publier des préceptes moraux incontestables. Le rôle de l’empereur n’est pas celui
d’un dirigeant politique mais d’un gardien des traditions.

Pour comprendre son importance et la soumission des japonais à l’Empereur, il faut songer que
lorsque le Japon a capitulé en 1945, une seule condition a été posée pour la capitulation : l’intégrité
de l’Empereur.
C’est l’Empereur qui a annoncé la capitulation et donné l’ordre de déposer les armes (en japonais
ancien !). On craignait une résistance des japonais susceptible de coûter la vie à 1 million de G.I.s. Il
n’y a dès lors pas eu un seul acte de résistance contre les soldats américains. Les militaires qui
n’acceptaient pas la capitulation se sont suicidés pour échapper au dilemme entre leur fidélité à
l’Empereur et leur devoir de protéger l’intégrité du territoire.

L’Empereur est divin. Tous les japonais sont liés à l’empereur par une relation personnelle
d’obéissance appelée le «chu», considérée comme une dette dont ils doivent s’acquitter.
Parmi les simples mortels, dans le Japon traditionnel, la caste supérieure est la caste des guerriers
(Bushis). Au sein de cette caste, le fonctionnement est marqué par un lien féodal très fort qui unit le
samouraï (guerrier sans terre) à son daimyo (suzerain).
Ce lien est essentiel. Le statut de samouraï est noble mais on est samouraï que si et parce que on
sert un daimyo. Si le daimyo meurt sans héritier que le samouraï puisse servir, le samouraï perd son
statut de noble et devient un ronin (v. infra). Le statut de noble ne dépend donc pas seulement de la
naissance mais de l’existence d’un lien personnel avec un suzerain, et cette importance du lien est
essentielle pour comprendre la conception japonaise du droit.

En dessous viennent les paysans agriculteurs (kogyo). Quelquefois riches, ils sont placés en second
dans la hiérarchie (mais très en dessous des bushis) parce que les mentalités japonaises respectent
ceux qui créent à partir de rien. Par ailleurs, ils sont essentiels à la survie de la collectivité
(nourriture).

Cette caste est suivie des artisans, qui transforment, puis des marchands, méprisés parce qu’ils ne
créent pas (attention toutefois, le riche marchand a une condition bien plus enviable que le paysan
pauvre).

Le bas de la société est la caste des burakamins (métiers liés à la mort ou à la saleté : fossoyeurs,
tanneurs, bouchers, bourreaux...) suivi des hinins (marginaux vivant aux dépends des autres :
mendiants, criminels, ronins-déserteurs, saltimbanques...). Contrairement aux autres castes ces
deux dernières ne peuvent pas changer de caste et ne peuvent vivre parmi les autres : ghettos).

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