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G a z e tte Sp é cia lisée

J u r i s p r u de n c e

à l’intérêt social, dans l’unique de dessein de privilégier parce qu’elle viserait à assurer l’engagement des associés
les majoritaires, c’est-à-dire un usage déloyal (5). Ici, au service de la société, le dessein réel du majoritaire était
l’argument ne pouvait emporter la conviction en ce que de favoriser son propre intérêt, par exemple en organi-
le minoritaire affirmait que l’exclusion visait à le priver de sant un montage qui conduirait le minoritaire à accroître
son droit de préemption auquel il avait en réalité renoncé sa contribution financière à la société pour éviter l’exclu-
précédemment et qui n’avait, selon les motifs de la cour sion, quand le majoritaire contribuerait dans une moindre
d’appel, aucune utilité économique. Mais il faut aller plus mesure. Si l’arrêt ne l’énonce pas clairement, le soin mis
loin  : alors qu’ici l’abus aurait été constitué parce que à justifier le rejet de l’abus invite à espérer que l’on ne
la décision d’exclusion aurait empêché l’associé exclu puisse, par le biais d’une clause d’exclusion trop générale,
d’exercer son droit de préemption, il faut affirmer que l’ex- apparemment conforme à l’intérêt social, soumettre les
clusion, en elle-même, peut constituer le préjudice né de minoritaires à une pression excessive des majoritaires.
l’abus. Il faudrait alors prouver que, en dépit de la confor-
mité de la clause d’exclusion à l’intérêt social, notamment

(5) Cass. ass. plén., 10 juill. 2007, n° 06-14768 : Bull. civ. ass. plén., n° 188.

C. Dirigeants

Dol de la société et faute séparable du dirigeant 401f5


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L’essentiel La reconnaissance d’un dol commis par la L’articulation entre droit commun des contrats et droit des
société, qui s’apprécie au travers de la personne de son sociétés était donc au cœur du débat.
dirigeant, ne permet pas ipso facto de caractériser l’exis- Rejetant le pourvoi, la chambre commerciale procède en
tence d’une faute détachable de ce dernier. deux temps. Le premier est fait de constats relevés par
la cour d’appel : constat d’éléments caractérisant un dol
Cass. com., 4 nov. 2020, no 18-19747, Époux S., Sté X et a. commis par la société cédante mais, au-delà, constat d’un
c/ Mme L., SCP Y et a., F-D (rejet pourvoi c/ CA Amiens, 8 févr.
certain nombre de comportements fautifs de celle-ci : le
2018), Mme Mouillard, prés. ; SCP Boré, Salve de Bruneton et
fait d’avoir fait « miroiter » au cessionnaire le maintien
Mégret, SCP Foussard et Froger, SCP Thouin-Palat et Boucard, av.
d’une clientèle, d’avoir cédé un carnet de commandes
« fallacieux » et dissimulé le départ prochain d’un salarié
« emblématique », alors que le « savoir-faire des ouvriers
Note par
Claire-Anne MICHEL
I
nédit, parce qu’intimement
lié aux circonstances de
l’espèce, l’arrêt rendu par
en place » faisait partie des éléments du fonds. Le second
temps tire les conséquences du premier et envisage le
Maître de conférences à sort du dirigeant : la cour d’appel est approuvée d’avoir,
la chambre commerciale
l’université de Grenoble « en l’état de ces constatations et appréciations, faisant
Alpes, Centre de de la Cour de cassation le
ressortir que [le dirigeant de la société cédante] avait,
recherches juridiques 4  novembre 2020 mérite
(CRJ)
en sa qualité de dirigeant de la société (…), commis des
néanmoins que l’on y porte
fautes intentionnelles, d’une particulière gravité et incom-
attention car les questions
patible avec l’exercice normal de ses fonctions », retenu
de droit des sociétés y côtoient celles de théorie générale
que « si seule la société (…) était partie à l’acte de cession,
des obligations.
la responsabilité personnelle [du dirigeant] devait être
En l’espèce, une cession de fonds de commerce est inter- retenue ».
venue entre deux EURL, lesquelles étaient toutes deux
Si l’arrêt aboutit à admettre la faute détachable du diri-
dirigées par leur associé unique. Une action en nullité
geant social (2), on ne saurait cependant faire l’économie
fut introduite par la société cessionnaire qui invoquait
de l’analyse du dol commis par la société, qui fonde l’ac-
l’existence d’un dol  ; ultérieurement, elle délaissa la
tion du tiers (1).
demande en nullité, préférant une simple demande de
dommages et intérêts, comme la jurisprudence l’y auto- 1. S’agissant d’abord du dol commis par la société
rise (1). Condamnés solidairement par les juges du fond à contractante. Afin de caractériser l’existence d’un dol,
réparer le préjudice matériel et moral de la société ces- la Cour de cassation relève la connaissance qu’avait
sionnaire, la société cédante et son dirigeant formèrent la société d’informations, qu’elle savait être détermi-
un pourvoi en cassation afin que la responsabilité civile nantes pour la société cessionnaire (diminution du chiffre
du dirigeant social soit écartée. Pour cela, deux argu- d’affaires du fonds de commerce). En filigrane, c’est la
ments étaient avancés : l’absence de caractérisation d’une connaissance par le dirigeant de ces informations qui est
faute séparable des fonctions et l’incompatibilité entre le en cause. En effet, si « seule la société [est] partie à la
dol, ayant « un effet dévastateur », et la faute séparable. cession », il est admis que « pour apprécier par exemple
l’existence d’un vice du consentement, (…) l’on se réfère
à la psychologie du représentant de la société, qui n’a pas
elle-même d’esprit en dehors de ceux qui agissent pour
son compte. Ainsi, la violence, vice du consentement,
(1) Cass. com., 24 mars 1972, n° 70-12659 : Bull. civ. IV, n° 90.

G A Z E T T E D U PA L A I S - m a r d i 3 0 m a r s 2 0 2 1 - N O 1 3 73
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Jurisp rud e n ce

réalisée par voies de fait, s’apprécie en la personne des s’agissant des circonstances supplémentaires évoquées,
dirigeants  » (2). Mais rares sont les arrêts à faire expli- indépendamment du dol, pour la caractérisation d’une
citement référence à cette singularité, qui tient non pas faute détachable. C’est alors le seul comportement du
tant à la théorie de la représentation qu’à celle de la per- dirigeant qu’il faut prendre en considération, l’écran de la
sonnalité morale (3). L’arrêt analysé n’y fait pas exception. personnalité morale étant alors hors de cause. Au-delà de
Le doute n’est cependant pas permis : l’existence du dol cette précision, l’arrêt éclaire les liens entre dol et faute
commis par l’EURL s’apprécie au travers du comporte- détachable : le dol commis par la société, dont le dirigeant
ment de son dirigeant, ce qui, en l’espèce, en présence est à l’initiative, ne constitue pas ipso facto une faute déta-
d’un gérant personne physique, ne soulève aucune diffi- chable ; toutefois, et contrairement à ce que considérait le
culté. Plus délicate sera l’appréciation en présence d’un pourvoi, le dol n’exclut pas systématiquement l’existence
dirigeant personne morale (4), dans les formes sociales où d’une telle faute. L’évocation de circonstances supplé-
cela est admis. Le dol ainsi caractérisé étant celui commis mentaires, après la caractérisation du dol, suffit à s’en
par la société, il faut en déduire qu’elle seule en supporte, convaincre. Une appréciation in concreto (10) prévaut pour
en principe, les conséquences (5) ; il ne s’agit là que d’une la caractérisation de la faute détachable.
application du droit commun. À cet égard, les critiques Ainsi, sauf circonstances particulières, l’écran de la per-
portées à l’encontre de la solution retenue en matière de sonnalité morale continue à jouer. Pour convaincants que
représentation, hors représentation légale des sociétés, soient les principes et l’application qui en est faite en l’es-
selon laquelle le représenté est responsable du dol com- pèce, une limite, une précision et une réserve doivent être
mis par le représentant (6), ne sauraient avoir d’écho. En formulées. La limite d’abord : la solution ne vaut que parce
effet, la critique se concentre sur le fait que l’action du que le tiers ne demandait pas la nullité du contrat. À dé-
tiers vise alors à sanctionner une faute du représentant  (7), faut, la caractérisation d’une faute détachable n’aurait été
laquelle doit être supportée, à défaut de régime spécial de d’aucun secours pour ce tiers ; seule la société aurait été
responsabilité du fait d’autrui, par son seul auteur, et non tenue au titre des restitutions : faute détachable et nullité
par le représenté. Mais l’écran de la personnalité morale sont incompatibles. En revanche, si outre la nullité, le tiers
s’oppose à la transposition de cette critique : la société avait demandé des dommages et intérêts  (11), la reconnais-
supporte les conséquences dommageables nées de l’ac- sance d’une telle faute aurait été de nature à restaurer
tion de ses organes, sauf faute détachable du dirigeant. l’utilité de l’action contre le dirigeant. Une précision en-
2. S’agissant ensuite de la responsabilité civile du diri- suite : quelle que soit l’origine des dommages et intérêts,
geant à l’origine du dol. Dans cet arrêt, la chambre l’admission de l’action du tiers contre le dirigeant est en-
commerciale réitère son attachement à la théorie de la cadrée. L’ouverture de cette voie au bénéfice du tiers doit
faute détachable du dirigeant (8) en reprenant le trip- être sans incidence sur le montant de la réparation qui lui
tyque (9) « fautes intentionnelles, d’une particulière gravité est due. La faute détachable n’est qu’une condition de re-
et incompatibles avec l’exercice normal de ses fonc- connaissance de l’action contre le dirigeant, mais elle est
tions  ». Mais pour la qualifier en l’espèce, après avoir sans effet sur le préjudice et sa réparation. Une réserve
caractérisé le dol, la Cour de cassation, approuvant les enfin. En l’espèce, les juges du fond avaient condamné
juges du fond, invoque des éléments qu’elle impute exclu- solidairement la société et son dirigeant. Le recours à la
sivement à la société (« la société (…) a faussement fait responsabilité in solidum aurait été préférable s’agissant
croire à la cessionnaire (…), lui faisant miroiter »…). S’il est d’une hypothèse où ni la loi ni une quelconque convention
justifié de centrer le raisonnement sur la société s’agis- ne prévoyait cette solidarité.
sant de la caractérisation du dol, on ne peut l’admettre

(2) P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 8e éd., 2019, LGDJ, n° 440.
(3) V. néanmoins Cass. soc., 8 nov. 1984, n° 82-14816 : Bull. civ. V, n° 423 : « le
consentement d’une société est exprimé par ses représentants légaux, personnes
physiques vis-à-vis desquelles la violence peut avoir effet ».
(4) V. M. Germain, S. de Vendeuil et R. Foy, « La personne morale dirigeant de
société », Actes prat. ing. sociétaires 2016, p. 5 et s.
(5) V. entre autres Cass. soc., 10 mai 1973, n° 71-12690 : « la responsabilité sociale
est la règle, tandis que la responsabilité personnelle des gérants est l’exception ».
(6) Cass. 3e civ., 5 juill. 2018, n° 17-20121, PB.
(7) F. Terré, P. Simler, Y. Lequette et F. Chénedé, Les obligations, 12e éd., 2019, Dal-
loz, n° 307 ; L. Leveneur, note préc. ss Cass. 3e civ., 5 juill. 2018, n° 17-20121 : (10) Pour l’exposé des principales hypothèses v. Y. Guyon et M. Buchberger,
JCP N 2019, 1168, spéc. p. 44. JCl. Sociétés, fasc. 132-10, « Administration – Responsabilité civile des diri-
(8) Comp. Cass. crim., 5 avr. 2018, nos 16-87669 et 16-83972. geants », 2016, n° 63.
(9) Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17092, Seusse c/ SATI : Bull. civ. IV, n° 84. (11) Cass. com., 4 mars 1995, n° 93-17969 : Bull. civ. IV, n° 206.

L’exercice gratuit de fonctions sociales n’est pas une cause d’atténuation


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de la responsabilité du dirigeant 401f6


L’essentiel La circonstance que le mandat exercé par le tuit est indifférente au moment d’apprécier la mise en
dirigeant d’une société en liquidation judiciaire soit gra- cause de sa responsabilité pour insuffisance d’actif.

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